Compte rendu

Commission d’enquête
sur la libéralisation
du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir

 Audition, ouverte à la presse, de M. Dominique Bussereau, ancien ministre 2

 Audition, ouverte à la presse, de M. Luc Lallemand, ancien président-directeur général de SNCF Réseau 15

 Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques Rapoport, ancien président de Réseau ferré de France 24

– Présences en réunion................................32

 

 



Mardi 19 septembre 2023

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 7

session de 2022-2023

Présidence de
M. David Valence,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à neuf heures.

La commission procède à l’audition de M. Dominique Bussereau, ancien ministre

 

M. le président David Valence. Nous entamons nos travaux de la matinée par l’audition de M. Dominique Bussereau. Monsieur le ministre, au même titre que M. Jean-Claude Gayssot et Mme Anne-Marie Idrac, que nous avons entendus la semaine dernière, vous avez consacré beaucoup d’énergie au secteur des transports, quand le monde politique n’en faisait pas nécessairement une priorité.

Fils et petit-fils de cheminot, vous avez effectué une partie de votre carrière à la SNCF. Comme parlementaire au cours des années 1990, vous avez participé à l’examen de textes importants qui ont notamment consacré la création de Réseau ferré de France (RFF) en février 1997. Vous êtes ensuite devenu à deux reprises secrétaire d’État aux transports, d’abord sous la présidence de Jacques Chirac de 2002 à 2004, puis de nouveau durant celle de Nicolas Sarkozy, de 2007 à 2010. Vous avez ainsi connu trois présidents du groupe public ferroviaire lors de vos fonctions, Louis Gallois, Anne-Marie Idrac et Guillaume Pepy.

Cette commission d’enquête poursuit deux objets. Il s’agit, d’une part, d’étudier le secteur ferroviaire en tant que mode de transport de marchandises et de comprendre pourquoi la part modale s’est si fortement dégradée depuis les années 1970 en France en comparaison avec les autres grands pays du ferroviaire en Europe comme l’Allemagne, la Belgique ou la Suisse.

Cette commission s’intéresse d’autre part à la place spécifique de Fret SNCF dans le contexte de l’ouverture à la concurrence prévue par les premier et deuxième paquets ferroviaires. Ce dernier a été préparé puis adopté entre 2002 et 2004, lorsque vous étiez secrétaire d’État aux transports dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin.

Nous souhaitons donc vous interroger sur le déclin de la part modale du fret ferroviaire du fait de la concurrence du transport routier, mais aussi sur les effets de la libéralisation, avec en ligne de mire la solution de la « discontinuité » récemment retenue par le ministre des transports pour extraire la SNCF d’une procédure de la Commission européenne portant sur plus de 5,3 milliards d’euros d’éventuelles aides d’État.

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. Je vous laisserai la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes ; puis nous poursuivrons nos échanges sous la forme de questions et de réponses.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Dominique Bussereau prête serment.)

M. Dominique Bussereau, ancien ministre. Je vous remercie de m’auditionner dans le cadre de votre commission. J’ai moi-même été rapporteur d’une commission d’enquête sur la SNCF en 1995, qui avait conduit à la loi de 1997 et la création de Réseau ferré de France (RFF). Je suis très heureux que l’Assemblée nationale ait choisi cette procédure, qui me permet de revenir dans cette maison qui m’est chère depuis 1986.

Je commencerai en soulignant que l’activité de fret de la Deutsche Bahn (DB) connaît une procédure d’examen de la Commission européenne similaire à celle qui est ouverte sur les conditions de financement de l’activité de fret de la SNCF. Les faits reprochés portent sur des accords de transfert des profits et pertes, des coûts de fonctionnement supportés par l’entreprise centrale DB, des prêts internes à court et moyen terme et des paiements fédéraux de fonctionnaires affectés à DB Cargo. Le sujet concerne ainsi les aides d’État, les mêmes, précisément, qui sont reprochées à la France.

À en juger par ce qui a été publié au Journal officiel de l’Union européenne, la défense du gouvernement allemand est à mes yeux assez faible, avec peu d’attention portée aux arguments environnementaux. Dans le cas allemand, le plaignant est connu : il s’agit de Lineas, l’opérateur ferroviaire belge ; dans le cas de la France, il n’y a plus de plaignant.

En septembre 2004, le gouvernement français a notifié des mesures de restructuration et de viabilité concernant la structure qui allait devenir Fret SNCF. Le contexte était différent : il se situait après l’adoption des deux paquets ferroviaires et en pleine discussion du troisième paquet, alors que l’ouverture à la concurrence était en cours, du moins en France. Le plan que nous avions proposé était assez lourd et comportait une baisse de 12 % du volume de fret, la réorganisation des modes de production, l’amélioration de la productivité et une restructuration financière. L’effort portait ainsi sur 1,5 milliard d’euros, dont 800 millions d’euros à la charge de l’État et 700 millions d’euros apportés par la SNCF elle-même. Il s’agissait donc bien d’une aide d’État, mais le dossier a été accepté pour plusieurs raisons : le Gouvernement s’était engagé à avancer de six mois l’ouverture du marché ferroviaire ; à ne verser les nouvelles aides d’État qu’au fur et à mesure de la réalisation du plan ; à rendre un rapport annuel à la Commission européenne ; nous avions également affirmé qu’il n’y avait pas eu par le passé d’aides d’État à la restructuration, ce qui n’était peut-être pas très réaliste.

Nous avons été suivis par la Commission, qui a considéré que le fret ferroviaire méritait un traitement spécifique et que, puisque notre plan allait réduire la part de volume d’activité de la SNCF, les concurrents en profiteraient, ce qui permettrait in fine de développer le volume du fret. Pour être tout à fait franc, je dois dire qu’à l’époque, le vice-président de la Commission en charge des transports était Jacques Barrot, et celui-ci a usé de tout son poids au sein de la Commission pour nous permettre de notifier ce plan sans difficulté. Les reproches actuels ressemblent à ceux qui existaient à l’époque, mais nous avions pu à ce moment-là notifier en amont et éviter l’engagement d’une procédure. Des erreurs ont certainement été commises sur le plan juridique, ce qui a permis à la Commission d’engager un bras de fer avec notre gouvernement.

Le plan de discontinuité présenté par le ministre Beaune est classique. Il présente l’inconvénient de faire disparaître des lignes radiales – lignes de conteneurs, autoroutes ferroviaires – au profit de concurrents de la SNCF, mais il offre l’avantage de permettre la poursuite de l’activité de fret par la SNCF, dans un pays où la part du fret ferroviaire n’est que de 11 % contre 17 % en Europe.

Par ailleurs, je crois profondément que, sans la concurrence, la part du fret serait tombée à 5 ou 6 %. La concurrence a réveillé l’activité de fret ferroviaire et a permis à la SNCF de réaliser des progrès de compétitivité dans tous les domaines, même si la moitié de ce fret est réalisée par des concurrents de la SNCF ou des filiales de la SNCF comme Captrain. Sans la concurrence, le fret ferroviaire en France aurait une part résiduelle de 2 à 3 %, c’était la part du fret en Grande-Bretagne avant que la libéralisation, contrairement à l’idée reçue, ne revitalise le secteur.

Ensuite, la concurrence permet toujours d’améliorer le report modal. On l’a vu avec les opérateurs ferroviaires de proximité (OFP). Les opérateurs ferroviaires de proximité ont été développés par Jacques Chauvineau, ancien directeur de la SNCF et proche du parti communiste, homme remarquable à qui l’on doit la régionalisation ferroviaire. Sur le modèle des short lines américaines, ce type d’opérateur réalise du trafic sur du capillaire. Lorsque j’étais au Gouvernement, j’ai favorisé la transformation du port de La Rochelle en grand port maritime. Le port de La Rochelle a atteint une part de fret ferroviaire de 17,5 % grâce à l’installation d’un opérateur ferroviaire de proximité qui a contraint la SNCF à améliorer sa productivité. La part du ferroviaire en a presque été multipliée par trois. Je regrette que l’on n'accorde pas plus d’importance aux OFP, qui constituent un moyen formidable de développer le fret ferroviaire de proximité.

Enfin, nous n’en serions pas là si un gouvernement n’avait pas eu la fâcheuse idée d’interrompre l’écotaxe. Si l’écotaxe telle que nous l’avions conçue avec Jean-Louis Borloo était en vigueur, elle dégagerait tous les ans plus de 7 milliards d’euros au service du transport public, dont une grande partie pour le ferroviaire, mais aussi une partie pour le fluvial et le transport public urbain. Son abandon est dû aux protestations des Bretons, notamment d’un grand ministre breton à quelques mois des élections régionales… Tant que nous ne recréerons pas une ressource de cette nature, nous n’aurons pas les moyens financiers suffisants. À l’époque, nous avions calculé que le coût aurait représenté une augmentation de 2 centimes d’euro pour un kilo de tomates entre Paimpol et Rungis, coût qui aurait été supporté par les grandes surfaces et non par les producteurs ou les transporteurs.

Je continue de militer en faveur de cette écotaxe qui permet de taxer le transport routier, en particulier international. J’ai été pendant quarante-cinq ans élu d’un département traversé par la route nationale 10, un axe gratuit – contrairement à l’autoroute – où passe un poids lourd toutes les quinze à vingt secondes. Ces poids lourds, en provenance du Maroc, du Portugal et de l’Espagne n’apportent rien à l’économie française, ni à notre système de transports.

M. le président David Valence. La procédure d’enquête approfondie ouverte le 18 janvier dernier par la Commission porte sur une période prolongée – de 2006 à 2019 – d’aides publiques accordées à Fret SNCF. Au moment où vous échangiez avec le groupe public ferroviaire et où vous siégiez au conseil des ministres des transports de l’Union européenne, aviez-vous conscience que des difficultés pourraient voir le jour avec la Commission ? Avez-vous eu des échanges avec elle à ce propos ?

Ensuite, la part modale du fret a moins régressé depuis les années 1980 et 1990 dans les pays européens qu’en France. En Allemagne, en Belgique et en Suisse, le maintien de la part modale du fret serait dû à des politiques de soutien public plus précoces et plus affirmées, notamment à travers l’aide à la pince et aux péages. Ces aides permettaient de compenser le déficit de rentabilité des segments qui ne sont pas stabilisés par nature comme le wagon isolé. Plusieurs intervenants que nous avons reçus ont regretté que la France ne se soit pas engagée aussi tôt dans une dynamique équivalente. Quel est votre sentiment à cet égard ?

Vous avez évoqué ce premier plan mis en œuvre par Louis Gallois pour Fret SNCF lorsque vous étiez secrétaire d’État aux transports. Diriez-vous qu’il s’agissait d’un plan de gestion par les coûts ?

Enfin, vous étiez également secrétaire d’État au moment où la SNCF a lancé une offre publique d’achat (OPA) sur Geodis en 2008. À quelle stratégie répondait cette offre ? Estimez-vous que le résultat de cette opération a été véritablement à la hauteur des attentes ?

M. Dominique Bussereau. S’agissant des aides publiques, lorsque nous avons mené un nouveau plan fret avec Jean-Louis Borloo, nous avions le sentiment que nous agissions dans l’esprit de l’accord que Jacques Barrot nous avait donné au nom de la Commission européenne. À cette époque, la France présidait l’Union européenne et j’ai moi-même présidé pendant six mois le conseil des ministres des transports de l’Union. Le commissaire européen aux transports était l’actuel ministre des affaires étrangères italien, M. Antonio Tajani. Nous n’avons pas eu d’alerte de la part de la Commission et nous sommes restés dans l’esprit des accords conclus avec Jacques Barrot. Peut-être n’avons-nous pas été suffisamment attentifs ?

Ensuite, la SNCF n’a pas toujours été amoureuse de son fret. Mon parrain était conducteur de train quand j’étais enfant. Lorsqu’il conduisait un train de marchandises, il parlait d’un « train de patachon ». Les trains de fret étaient considérés comme une activité moins noble, même si les records de nos deux grandes gares de triage, Villeneuve-Saint-Georges et Saint-Pierre-des-Corps ont été atteints en 1974. Le déclin a commencé à cette période, qui a vu aussi l’achèvement du réseau autoroutier français.

J’ai toujours pensé que les aides à la pince n’étaient pas d’une efficacité absolue, mais nous y avons tous procédé. S’agissant des péages, j’ai été membre du premier conseil d’administration de Réseau ferré de France, que présidait le remarquable Claude Martinand. Nous avons mené dès le départ une politique de péages favorable au fret, mais en vingt ans les travaux ferroviaires sont devenus des travaux de nuit ce qui a cassé les sillons traditionnellement utilisés pour le fret. À titre d’exemple, sur la ligne classique Paris-Bordeaux, qui passe par Orléans, Saint-Pierre-des-Corps, Poitiers et Angoulême, une seule voie est en circulation la nuit. L’organisation du système de travaux ferroviaires n’a donc pas favorisé les choses.

Le plan de Louis Gallois était ambitieux. Il a commandé un grand nombre de locomotives diesel. On lui reproche d’en avoir commandé trop et il est vrai qu’une partie de ce parc est aujourd’hui sous-utilisée. Mais il a fait le pari d’une politique de l’offre et, en matière de transports publics ou de transports longue distance, cette approche me semble toujours pertinente si l’on veut développer les trafics. C’est d’ailleurs la démarche adoptée par de nombreuses régions avec leurs TER.

L’OPA sur Geodis était nécessaire, même si l’activité TGV est désormais plus rentable que l’activité de Geodis. Dans le même ordre d’idée, j’ai toujours pensé que DB Cargo avait fait le bon choix en achetant Schenker pour disposer d’un grand logisticien et présenter une offre complète. Pendant douze ans, avec l’autorisation du déontologue de l’Assemblée nationale, j’ai été administrateur de CMA CGM. J’ai bien vu comment cette compagnie a mené ces dernières années une politique achats de logisticiens et d’entrepôts – rachat du suisse CEVA Logistics. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, un transporteur, qu’il s’agisse d’une compagnie maritime, ferroviaire ou aérienne, a tout intérêt à s’appuyer sur un groupe de logistique. La SNCF a certainement trop tardé à le faire.

Anne-Marie Idrac, alors présidente de la SNCF, et le président de la DB de l’époque avaient réfléchi à construire un système dans lequel la SNCF aurait repris l’activité voyageurs de la DB et où la DB aurait en contrepartie repris l’activité fret de la SNCF. Ce montage aurait permis d’avoir un seul opérateur franco-allemand sur les longues distances. J’avoue qu’il m’arrive de regretter que nous ne soyons pas allés plus loin. Par la suite, les relations entre les présidents des deux compagnies ferroviaires n’ont pas toujours été aussi bonnes. Cette opération franco-allemande aurait été intelligente, chacun mettant au service de l’autre les forces de son système ferroviaire.

M. le président David Valence. Je pense que mes collègues reviendront sur ce projet, dont nous avons entendu parler de manière un peu elliptique à plusieurs reprises et qui aurait pu constituer en quelque sorte l’Airbus du rail.

M. Dominique Bussereau. C’était également l’idée du rapprochement entre Alstom et Siemens.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Selon vous, sans la concurrence, nous aurions souffert d’un effondrement encore plus prononcé du fret dans notre pays. Vous avez évoqué un seuil de 2 à 3 %. Considérez-vous que la concurrence, telle qu’elle s’est développée à partir des années 2008-2010, est adaptée à un tel marché ?

Les personnalités auditionnées, mais également les commentaires d’un certain nombre d’économistes, y compris ceux ouverts au libéralisme, estiment que dans un cadre concurrentiel, ce marché ne dégage que des marges extrêmement étroites, voire négatives, compte tenu de ses spécificités, notamment en matière de charges d’exploitation.

Par ailleurs, les impétrants sortent et rentrent très souvent de ce marché, qui semble totalement atone. Hier encore, il nous était signifié que la question ne portait pas tant sur l’opérateur Fret SNCF et les multiples plans qui l’ont affecté, que sur l’immaturité du marché lui-même. En fin de compte, avec ou sans libéralisation, on peut avoir le sentiment que « la vérité est ailleurs ». Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Vous avez également indiqué que le plan de discontinuité était somme toute une sortie classique, mais qui comporte un grand nombre d’inconvénients pour l’avenir. Nous entamons une stratégie nationale de développement du fret ferroviaire depuis deux ans. Les enjeux de réseau sont considérables et nous sommes à l’amorce d’une réindustrialisation qui prendra du temps. Les acteurs de la filière craignent ce plan de discontinuité. Considérez-vous que nous sommes toujours en situation d’honorer l’objectif majeur de doublement du trafic de fret ferroviaire à l’horizon 2030 ?

Enfin, vous avez été l’un des rares à émettre une comparaison avec la procédure engagée à Bruxelles contre DB Cargo. Vous avez clairement indiqué que la trajectoire de l’opérateur allemand est comparable à celle de Fret SNCF. La défense du gouvernement allemand vous paraît assez faible pour le moment. D’autres échos qui nous parviennent semblent témoigner d’une confiance du gouvernement allemand et de la DB. Pouvez-vous développer votre point de vue ?

M. le président David Valence. Je précise que le ministre des transports a indiqué, en réponse à nos questions, qu’il ne souhaitait pas se prononcer sur une procédure ouverte à l’encontre d’une entreprise d’un État membre de l’Union européenne.

M. Dominique Bussereau. Je suis « un libéral qui se soigne ». Je suis conscient des inconvénients qu’une extrême concurrence peut entraîner et la Commission européenne nous a parfois habitués à un grand dogmatisme en la matière. Cependant, je constate aussi que, sans la concurrence, le transport aérien ne se serait pas démocratisé. À l’époque où Air France avait le monopole du transport vers les Antilles ou la Réunion, les tarifs étaient extraordinairement élevés, ce qui empêchait nos compatriotes ultramarins de venir en métropole. Cela n’est plus le cas désormais, les prix ont considérablement diminué. La concurrence présente donc malgré tout quelques vertus.

Sans l’ouverture à la concurrence, le fret se serait probablement écroulé. En effet, le fret ferroviaire n’était plus dans l’air du temps, compte tenu de la concurrence exacerbée du transport routier. La concurrence a donc permis de développer de nouveaux marchés, comme je le disais tout à l’heure avec l’exemple du port de La Rochelle.

Je me souviens d’un leader syndical très connu qui m’avait appelé un jour pour me dire qu’un train de fret allemand avait « brûlé le carré » en gare de Toulouse Matabiau, c’est-à-dire qu’il n’avait pas tenu compte des deux feux rouges. Il m’avait fait part de son indignation et avait conclu en disant : « Tu vois où ça mène, la concurrence. » Après enquête, j’avais rappelé le leader syndical pour lui donner l’information suivante : le conducteur du train était un ancien délégué de son syndicat au dépôt de Toulouse, qui avait été embauché à sa retraite par un exploitant allemand. Notre conversation s’était arrêtée là.

Existe-t-il réellement un marché ? Je le crois. Quand on observe le système portuaire français, les reports modaux sont ridicules, à part à Dunkerque grâce à la spécificité sidérurgique et à La Rochelle grâce aux OFP. À Fos-sur-Mer par exemple, où la voie est unique, les trafics sont très faibles. Quand nous voulions développer le fret modal au Havre, la ligne classique par la vallée de la Seine était occupée. À Mantes-la-Jolie, le problème sera réglé par le « saut-de-mouton », mais nous n’en étions pas encore là. Nous avons donc décidé de rouvrir l’itinéraire Serqueux-Gisors, un itinéraire plus au nord. Les régions ont également fait circuler des TER pour montrer que la ligne n’était pas seulement dévolue au fret. Mais les mêmes populations qui critiquaient le nombre de poids lourds circulant en Normandie ont hurlé à l’occasion de la réouverture de la ligne de fret.

La mondialisation aurait pu changer la donne : avoir des trains capables d’aller d’un bout à l’autre de l’Europe en surmontant les problèmes d’écartement de rails quand ils se posent offre une chance extraordinaire au trafic ferroviaire. Pourquoi les compagnies ferroviaires américaines sont désormais parmi les plus profitables alors qu’elles étaient complètement en faillite il y a vingt ans ? Parce que l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a établi un marché ferroviaire extraordinaire qui permet à un train d’aller de Vancouver à Mexico, de Montréal au sud de la Floride.

L’Europe est enfin redevenue un grand continent, malgré les problèmes de signalisation, d’écartement et d’alimentation en Ukraine. Jusqu’à la crise actuelle avec la Russie, quarante trains en provenance de Chine circulaient chaque semaine en France. Un importateur avait le choix entre l’avion, rapide mais très cher ; le bateau, lent – trois semaines à un mois – mais peu coûteux ; et une solution ferroviaire intermédiaire – quinze jours à trois semaines – avec des lignes partant de Lyon, d’Allemagne et d’Italie. Dans une Europe-continent, les capacités de développement du fret ferroviaire en France et sur l’ensemble du continent européen sont extraordinaires. Puisque certains axes routiers sont saturés, les seules solutions disponibles sont le transport fluvial et surtout le ferroviaire.

Le plan de discontinuité est certes « classique » mais il comporte un grand nombre d’inconvénients, notamment pour les personnels qui vont changer d’affectation au sein du groupe SNCF. Il est regrettable que Fret SNCF perde un certain nombre de liaisons d’autoroutes ferroviaires sur lesquelles elle avait commencé à obtenir de bons résultats. Fallait-il accepter une amende ? Fallait-il négocier ? Je pense qu’il fallait négocier. La Commission n’a peut-être pas suffisamment retenu les critères environnementaux et a trop privilégié les critères concurrentiels. Cela ne serait pas la première fois – ni la dernière, malheureusement !

La défense de DB Cargo me semble faible parce qu’elle ne joue pas suffisamment sur les critères environnementaux. Les infrastructures autoroutières allemandes sont très abîmées, malgré l’écotaxe en vigueur, la LKW-Maut. De fait, les Français s’aperçoivent que le réseau ferroviaire allemand est aussi abîmé que le nôtre et le réseau autoroutier plus fragile.

J’estime donc que les débuts de la procédure mériteraient une défense allemande mieux argumentée. Nonobstant la sempiternelle concurrence entre la DB et la SNCF, il aurait peut-être été envisageable de mettre en œuvre une défense commune des deux principales entreprises ferroviaires européennes. Pour l’avenir du rail en Europe, je souhaite que nos amis allemands trouvent également une solution. J’observe, monsieur le président, que dans votre plan de développement régional de la région Grand Est, vous envisagez des lignes transfrontalières. Vous avez amplement raison !

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Ma première question porte sur l’attribution des sillons aux trains de fret. Vous indiquez que les travaux de nuit ont conduit à la fermeture de certains axes.

Avant d’être député, je travaillais à la SNCF. J’ai vécu cette situation où des sous-traitants étaient utilisés dans le cadre d’opérations de travaux. Afin de réduire les risques, car ces sous-traitants ne bénéficiaient pas de la même formation que les cheminots, les voies étaient fermées en intégralité, afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’accidents.

Une des solutions promues par les organisations syndicales consiste faire réaliser les opérations de travaux exclusivement en interne, par des cheminots formés aux risques ferroviaires, ce qui permettrait de maintenir la circulation des trains sur des voies contiguës. Par le passé, on savait faire circuler des trains sur des voies en travaux. Qu’en pensez-vous ?

Ensuite, je souhaite vous interroger sur la situation de Geodis. Hier, nous avons interrogé Guillaume Pepy qui a lui-même reconnu que « le rêve de la complémentarité de nos modes de transport a été un échec ». N’est-il pas contradictoire que la SNCF ait en son sein une filiale de transport routier de marchandises, premier opérateur européen, qui concurrence l’activité de fret SNCF ? Dans de nombreux cas, des entreprises sollicitent la SNCF pour effectuer du transport de marchandises, mais Geodis finit par remporter le marché.

Enfin, vous avez évoqué la procédure que la Commission européenne a lancée à l’encontre de la DB et la faiblesse des arguments de type environnemental défendus par cette société. La France ne peut-elle pas, pour se défendre, mettre en avant la politique de transition écologique offensive de l’Union européenne et le risque de report modal inversé si l’on transfère vingt-trois flux de Fret SNCF comme le prévoit le plan de discontinuité ?

M. Dominique Bussereau. Lorsque j’étais enfant, il m’est arrivé de visiter des chantiers de renouvellement se déroulant en plein jour. Mais le vieillissement du réseau s’est accentué et la somme des travaux ferroviaires à réaliser aujourd’hui est bien plus importante qu’elle ne le fut. Mon département dispose d’un grand nombre de voies uniques, notamment à partir de l’étoile de Saintes, ouverte au trafic des TER. Dans ce cas, il est plus simple de fermer des voies pour conduire un chantier de rénovation ou de signalisation plus rapidement. En raison du vieillissement du réseau et des conflits de sillon, les travaux sont désormais exclusivement effectués la nuit.

Serait-il possible d’internaliser, en embauchant plus de personnels à SNCF Réseau pour conduire ces travaux ? Ce débat appartient aux gestionnaires de la SNCF. J’ai récemment visité des chantiers menés par Eiffage, Colas, Vinci ou Transalp. Ils demeurent malgré tout très encadrés par les personnels de SNCF Réseau. Les cheminots sont très attentifs à la restitution, pour que les premiers trains du matin puissent passer. SNCF Réseau est de fait très exigeante avec les entreprises sous-traitantes qui rendent les travaux avec retard. Il est certainement possible de faire mieux, mais je ne suis pas suffisamment spécialiste de ce sujet. Je ne connais pas bien le contenu des contrats de plan État-région (CPER) ni s’ils comportent encore beaucoup d’éléments relatifs au ferroviaire mais, si tel est le cas, il faudra gérer la question des travaux avec la plus grande attention.

Ensuite, je pense qu’un opérateur ferroviaire doit pouvoir disposer d’une palette de métiers. J’ai été pendant onze ans administrateur puis censeur de CMA CGM. Après la période du covid, où la compagnie a gagné beaucoup d’argent, elle a acheté un grand logisticien, des terminaux, des entrepôts, des livreurs du dernier kilomètre… Un grand opérateur de transport, qu’il soit ferroviaire, aérien, maritime ou fluvial doit disposer d’une gamme complète à proposer – logistique, livraison, etc. – pour avoir plus de chances d’être retenu pour le transport principal que s’il propose juste une offre brute de wagon isolé ou de train complet. DB l’a bien compris en rachetant Schenker, qui a constitué un véritable atout pour prendre des marchés.

La procédure de discontinuité comporte effectivement un risque sur e report modal inversé et le ministre Clément Beaune l’a d’ailleurs dit publiquement. C’est la raison pour laquelle il me semble regrettable de ne pas penser à la remise en service de l’écotaxe. Sans une taxation raisonnable du transport routier français et international sur les autoroutes gratuites, sur les routes nationales, voire sur certaines routes départementales parallèles à des axes nationaux – une partie de l’écotaxe serait naturellement versée aux départements –, on n’y parviendra pas.

Le ministre Clément Beaune envisage de taxer l’aérien. Les gestionnaires d’aéroports publics ou privés français ou les compagnies aériennes estiment à juste titre être le système le plus taxé au monde. L’aérien ne peut pas être taxé à l’infini. Le secteur maritime est quant à lui un domaine complètement mondialisé. On peut améliorer sa décarbonation et l’Organisation maritime internationale (OMI) a enfin pris des positions courageuses en la matière. Il faut revenir à une écotaxe pour la route : c’est le seul moyen de trouver de l’argent et d’éviter un report modal sur la route. Contrairement aux propos des démagogues, les portiques visaient seulement à s’assurer que les camions embarquaient bien un petit terminal, comme c’est le cas en Allemagne. Les entreprises françaises sont d’ailleurs en pointe dans ce domaine et le système est compatible avec les autres systèmes européens.

Il faut également promouvoir le fluvial, car le fluvial et le ferroviaire représentent des modes de transport lourds parfaitement adaptés au XXIe siècle. Louis Armand disait que si le chemin de fer franchissait le XXe siècle, il serait le modèle d’avenir du XXI siècle. Or on construit aujourd’hui des lignes de train partout dans le monde, on développe des réseaux, notamment à grande vitesse en Asie et en Afrique. Le transport de voyageurs de la SNCF se porte bien en volume, je suis profondément optimiste sur le fait que le fret en bénéficiera également.

M. le président David Valence. Vous avez évoqué l’appétence des chargeurs pour des solutions logistiques complètes, qui combinent l’ensemble des flux de transport de leurs marchandises. Ces propos entrent en légère contradiction avec ceux tenus hier par M. Guillaume Pepy, qui nous indiquait que de nombreux grands comptes préfèrent s’adresser à des transporteurs différents.

Vous avez mentionné mon expérience régionale et le dialogue que nous menons avec les chargeurs. La région dont je suis élu est une des rares régions qui investit depuis longtemps dans le fret ferroviaire et l’infrastructure. Quand je discute avec des céréaliers, j’ai plutôt tendance à entendre ce que vous venez de dire, mais je peux me tromper.

Ma deuxième remarque concerne l’investissement dans l’infrastructure. Ce sujet n’a pas encore été évoqué dans cette commission, mais il constitue un véritable problème pour l’élaboration d’une stratégie européenne. Les montants consacrés aux infrastructures ont augmenté à partir de 2003, même s’ils demeurent insuffisants. Cette augmentation a permis d’enrayer le vieillissement du réseau, à défaut de permettre son rajeunissement.

Vous avez également mentionné les CPER. Les lettres de mission envoyées aux préfets à ce sujet contiennent un élément singulier : la part d’investissement réservée aux investissements dédiés au fret ferroviaire. Pour les prochains CPER, l’État annonce ainsi 930 millions d’euros d’investissements dans les infrastructures de fret ferroviaire, qui pourront concerner les lignes capillaires de fret, les gares de triage ou d’autres éléments de modernisation spécifiquement destinés au fret comme la digitalisation des gares de triage. L’État entend ici engager un investissement au moins à parité avec celui des régions.

M. Hendrik Davi (LFI-NUPES). Je ne suis pas cheminot, mais un chercheur qui a travaillé pendant vingt ans sur les conséquences du changement climatique sur les forêts. Le rôle du fret pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre m’intéresse donc particulièrement.

J’ai été frappé par votre discours sur la productivité. Le plan de discontinuité va ainsi entraîner une ouverture encore plus marquée à la concurrence, alors même que le fret est déjà très concurrencé par les transports routiers. Il n’est pas anodin que nos routes soient encombrées de camions en provenance d’Europe de l’est, dont les chauffeurs sont soumis à des rythmes épuisants.

Comment pourrait-on mieux réguler le transport routier ? Si cette régulation n’intervient pas, le fret continuera de subir une concurrence exacerbée. En réalité, la productivité peut être accrue de deux manières : soit par l’amélioration des process et de la technique, soit par l’intensification du travail, laquelle comporte des risques psychosociaux désormais bien documentés – voir le film sur le procès France Télécom.

Vous étiez ministre lorsque la mise en concurrence a été renforcée et a conduit à l’augmentation de la productivité, dont vous vous félicitiez. Quelles mesures avez-vous mises en œuvre pour limiter l’augmentation des risques psychosociaux au sein de la SNCF ? Que pensez-vous des risques associés au plan de discontinuité, qui va se traduire par la cession de 30 % du marché à la concurrence et par la suppression de 453 postes ?

Enfin, il me semble un peu trop facile de dire que vous n’avez peut-être pas été suffisamment attentifs. Soit la Commission a changé de politique de manière incohérente – dans ce cas, il aurait fallu désobéir –, soit des erreurs ont été commises par ceux qui étaient aux responsabilités. Quand un employé commet des erreurs, que ce soit dans le public ou dans le privé, il est sanctionné. Qui a été fautif ? La Commission en faisant preuve d’incohérence, ou les dirigeants français en faisant preuve de négligence ?

M. le président David Valence. Un des constats que nous faisons régulièrement est que le développement de la part modale du fret ferroviaire a été tardivement investi par ceux qui parlaient de transition écologique. Le lien ne s’est effectué que très progressivement : ce qui nous paraît évident aujourd’hui – développer le fret ferroviaire revient finalement à agir en faveur du climat – n’était pas aussi explicite dans le débat public au début des années 2000.

M. Dominique Bussereau. J’ai quitté le Gouvernement en novembre 2007. À l’époque, le plan fret élaboré avec Guillaume Pepy et Jean-Louis Borloo se situait encore dans l’esprit de l’accord passé avec Jacques Barrot. À la lecture de la presse allemande, on observe que le débat actuel autour de la DB porte sur l’équilibre entre concurrence et environnement. Pour ma part, j’estime que la Commission doit d’abord privilégier les critères environnementaux. Telle est la position de la France et je considère que le gouvernement allemand devrait également argumenter en ce sens.

Au-delà, ce sujet dépend également des rapports de force entre commissaires : à l’époque, Jacques Barrot n’était pas seulement commissaire chargé des transports, il était également vice-président de la Commission. Cela influe sur la manière dont les dossiers sont présentés au Conseil des ministres des transports.

Ensuite, la productivité ne consiste pas nécessairement à « faire trimer » davantage les salariés. Dans les buttes de triage, il y a trente ans, certains cheminots exerçaient un métier très dangereux, qui consistait à « caler » les wagons qui descendaient de la butte à l’aide de sabots. Par la suite, des freins ont été utilisés, commandés depuis le poste de débranchement de la butte. Aujourd’hui, le numérique permet une gestion moderne du fret, qui permet d’éviter les risques psychosociaux. Le fret pourrait très bien bénéficier de tous les acquis de l’intelligence artificielle. Je regrette que nous n’ayons pas développé en Europe un attelage automatique unique pour les wagons de marchandise. Il me semble donc possible d’améliorer la productivité grâce à la technologie, sans pour autant faire travailler plus ou plus dangereusement les opérateurs ferroviaires et leurs personnels.

Personne n’a encore prononcé le mot maudit d’« écotaxe », mais je répète qu’il est nécessaire de la remettre en vigueur si l’on veut éviter qu’une partie du flux ne s’oriente vers la route. Si un gouvernement n’a pas le courage politique de rétablir une écotaxe comme l’ont fait les Anglais, les Allemands, les Belges, les Slovènes ou les Autrichiens, les ressources manqueront. En l’absence d’écotaxe, le transport routier se trouve en quelque sorte subventionné. Le chauffeur routier espagnol passe par le sud de mon département, la Charente-Maritime, pour rejoindre Angoulême, où il bifurque ensuite à l’est pour rejoindre l’Allemagne par la route Centre-Europe Atlantique. En France il ne fait pas un plein d’essence, il n’achète rien du tout, il ne dépense pas un centime au profit de l’économie française et ne contribue donc pas aux dépenses afférentes à l’entretien des routes.

Tant que nous conservons un système aussi laxiste vis-à-vis du routier, nous ouvrons la porte au report modal et à une concurrence exacerbée. Les chauffeurs routiers de certains pays de l’Europe de l’Est sont en outre très mal payés. Dans ces conditions, les coûts de revient du ferroviaire demeureront nettement plus élevés que ceux du transport routier. Il faut donc avoir le courage d’instaurer cette écotaxe et son infrastructure. Tout était prêt : les personnels avaient été recrutés, le centre avait été installé à Metz, les matériels avaient été achetés et stockés. Mais la démagogie de certains élus locaux, de certains acteurs économiques et du transport routier a fait son œuvre. Je rappelle que nous avions accordé le 35 tonnes et la fin de la taxe à l’essieu en échange de l’écotaxe, mais tout le monde l’a oublié. Malheureusement, Mme Royal a tout arrêté.

Il y a eu là un immense gâchis, y compris juridique. Pendant plusieurs années, le Parlement a oublié de retirer la mesure législative qu’était l’écotaxe. On s’est retrouvé dans une situation qui porte un nom très compliqué en droit, mais qui relève en principe de la cour d’assises : les responsables publics n’ont pas perçu un impôt qui avait pourtant été voté par le Parlement. De fait, plusieurs années se sont écoulées avant que le Parlement ne retire cet impôt fictif.

M. le rapporteur Hubert Wulfranc. On entend souvent dire que la question climatique est arrivée assez tardivement dans le débat public, à la fin des années 2000 et au début des années 2010, à l’occasion du Grenelle de l’environnement. À la relecture de l’accord signé entre la France et la Commission européenne en 2005, j’ai malgré tout été surpris de constater que le changement climatique était textuellement mentionné à l’appui de la politique de revitalisation du rail. Le coût des externalités négatives y est en outre chiffré : il est estimé que le coût des externalités générées par le trafic routier est de 88 euros pour 1 000 kilomètres contre 18 euros pour le rail. Au total, 80 % des externalités négatives générées par l’ensemble des modes de transport – pollution, bruit, changement climatique – proviennent de la route.

Au sein de cette commission, nous sommes quelques-uns à nous interroger sur le bien-fondé du choix de la discontinuité. Vous pensez que les plaidoyers français et allemand auraient pu être davantage unifiés, notamment sur l’enjeu écologique. Les arguments écologiques auraient-ils vraiment pu permettre, à un moment ou à un autre, de « passer l’éponge » et d’éviter un plan de discontinuité aussi drastique ?

M. le président David Valence. Pour ma part, j’ai affirmé à plusieurs reprises que le lien entre le fret ferroviaire et la transition écologique était moins présent dans le passé. Une simple analyse lexicométrique des débats au Parlement entre 1997 et 2002 est éclairante. Jean-Claude Gayssot a dû employer deux ou trois fois le terme « environnement » au cours des dizaines et dizaines d’interventions qu’il a effectuées sur le fret ferroviaire.

De fait, jusqu’à récemment, on associait peu le report modal et la transition écologique. On pensait que la transition énergétique des moyens de transport actuels suffirait à porter l’essentiel de la décarbonation des transports, sans qu’il soit nécessaire de changer la répartition modale. Depuis peu, on s’aperçoit que le report modal sera nécessaire lui aussi.

M. Dominique Bussereau. Vous avez raison tous les deux. L’Allemagne conduit des essais d’électrification des autoroutes via des caténaires, qui ressemblent finalement plus à des fils de trolleybus. Pour ma part, je considère qu’il est absurde de placer des caténaires au-dessus d’une autoroute : une caténaire au-dessus d’une autoroute, ça s’appelle une voie ferrée ! En outre, l’Allemagne rétropédale sur l’hydrogène, à juste titre, en raison des progrès réalisés dans le domaine des batteries. La batterie constitue ainsi une première réponse, plutôt pour le transport de voyageurs. De même, il est question d’électrifier des lignes que l’on ne pensait plus électrifier plutôt que de songer à l’hydrogène : dans certains cas, les vieilles solutions peuvent être les bonnes solutions.

Il est exact que l’assimilation entre la lutte contre le changement climatique et le développement du transport public, dont le ferroviaire, est assez récente. En 1974, il ne restait plus que trois lignes de tramway !

Le transport ferroviaire n’est plus considéré comme ringard aujourd’hui. Je me souviens ainsi d’une exposition de la délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) que j’avais visitée lorsque j’étais lycéen, en 1965. Elle présentait le mode de transport de la France prévu en l’an 2000, qui reposait sur le monorail, sur le modèle de la vallée de la Wupper en Allemagne. La même exposition faite dans les années 1990 par la même DATAR montrait une France couverte par un réseau d’aérotrains. On a quand même « pédalé dans la choucroute ». L’économiste et humoriste français Georges Elgozy avait eu le bon mot suivant : « L’aérotrain est une invention française de génie qui dessert à 430 kilomètres heure un champ de blé et un champ de colza au nord d’Orléans. »

L’aérotrain est mort en raison de la crise énergétique, mais dans ces années-là, le chemin de fer n’était plus moderne. Il a fallu l’arrivée de la grande vitesse, originaire du Japon, pour redonner une pertinence au transport ferroviaire. Les pays européens s’y sont mis et la régionalisation a permis aux régions de s’emparer à juste titre du transport ferroviaire. Aujourd’hui, le fret doit être au cœur du débat.

Monsieur le président, les chiffres que vous avez mentionnés au sujet des CPER constituent une bonne nouvelle. Jusqu’à présent, à part quelques lignes de desserte portuaire, les CPER mentionnaient peu le fret ferroviaire. Mais pour investir, il faut avoir de l’argent et aller le chercher là où il est. Il n’est pas question de ponctionner le contribuable, qui l’est déjà suffisamment. La contribution doit émaner du transport routier français et international et être affectée au transport public, en particulier au fret ferroviaire, mais aussi au fluvial, qui doit être envisagé de manière complémentaire.

M. Nicolas Ray (LR). La Commission européenne a lancé en janvier 2023 une procédure contre la France à propos d’aides accordées à Fret SNCF qu’elle juge illégales. Deux solutions sont envisageables : l’amende, qui n’est pas acceptable, et le plan de discontinuité, que vous avez déjà évoqué. Quelle est pour vous la meilleure solution pour sortir de l’impasse actuelle ?

Je connais votre attachement à l’Europe. N’êtes-vous pas comme moi désespéré par le choix de la Commission européenne de mettre en œuvre à marche forcée ce dogme de la concurrence, surtout dans un secteur qui ne s’y prête pas, compte tenu des montants importants d’investissement qu’il nécessite ? En définitive, la politique de la Commission européenne ne renforce-t-elle pas le sentiment anti-européen chez nos concitoyens ?

M. Dominique Bussereau. Vous avez bien posé les termes du débat : ici, il n’y a que deux mauvaises solutions : soit payer une amende excessive, soit mettre en œuvre un plan de discontinuité qui affaiblit dans un premier temps la SNCF, même si l’on peut espérer que l’on trouvera des opérateurs pour reprendre les vingt-trois liaisons dont Fret SNCF doit se séparer. Dans ce cadre, la solution de discontinuité retenue par Clément Beaune est la moins mauvaise, même si je ne vous réponds pas ceci de gaieté de cœur.

Si la relation franco-allemande actuelle est loin d’être parfaite, la relation entre la Deutsche Bahn et la SNCF a toujours été compliquée. Il a été difficile de diriger le Thalys vers les destinations allemandes et le projet de train de nuit Paris-Berlin a longtemps été ralenti. Alors que la coopération militaire avec l’Allemagne et la coopération dans le cadre d’Airbus fonctionnent bien, la DB et la SNCF, les deux « monstres » du transport ferroviaire européens, se sont toujours conduites comme des ennemis de classe. Dans le domaine aérien, la relation entre Air France et la Lufthansa est plus apaisée. Au niveau politique, la relation a malheureusement un peu perdu de la chaleur.

L’Europe a raison de développer la concurrence. Les régions peuvent en témoigner. Lors des premiers appels d’offres pour les TER des régions Pays de la Loire ou des Hauts-de-France, la SNCF a gagné parce qu’elle a été obligée de s’aligner et de proposer de meilleures conditions que celles qu’elle pratiquait au préalable en termes de fréquence et de continuité du service public. Sans la concurrence prévue dans ces appels d’offres, Xavier Bertrand et Christelle Morançais n’auraient certainement pas retenu la SNCF. Renaud Muselier a opéré quant à lui un autre choix.

En revanche, il n’est pas opportun de privilégier intellectuellement la concurrence face à la transition climatique. La concurrence est un outil au service des populations et non une fin en soi. La lutte contre le dérèglement climatique est une cause qui doit rassembler tous les citoyens européens.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Je souhaite revenir sur le cas de Geodis. Pour moi, il n’est pas question d’opposer le dernier kilomètre et le train. Simplement, d’expérience, nous avons constaté que des parties de transport de marchandises qui auraient pu être opérées par le rail ont en réalité été assurées par Geodis. Naturellement, il peut être intéressant d’avoir un opérateur assurant le dernier kilomètre et la logistique en amont. Mais ce système a été dévoyé pour instaurer in fine une concurrence en interne.

Vous avez insisté sur la question des ports et de l’intermodalité du transport de marchandises, en intégrant les ports, le transport fluvial et les nouvelles zones d’entrepôts logistiques qui se développent un peu partout à proximité des grandes villes. Selon vous, faudrait-il imposer à ces plateformes d’être reliées au réseau ferré ? On pourrait par exemple en faire une condition de l’attribution d’aides publiques ou de permis de construire.

Vous avez affirmé être « un libéral qui se soigne ». Depuis le début de nos travaux, nous entendons de nombreuses personnes auditionnées se féliciter de l’ouverture à la concurrence. De son côté, M. Jean-Pierre Farandou a estimé que cette ouverture n’avait pas fonctionné, chiffres à l’appui. Lorsque vous étiez secrétaire d’État aux transports, vous avez conduit différents plans, notamment sur Fret SNCF. En 2007, l’objectif de la réforme du fret avait pour objectif de diminuer de 25 % la part du transport routier en cinq ans. Vous avez mis en place un comité de suivi du plan de fret ferroviaire qui était intéressant, puisqu’il associait les organisations syndicales, les organisations environnementales et les acteurs du portuaire.

Aujourd’hui, dans le secteur du fret ferroviaire, ne sommes-nous pas arrivés au bout d’une logique ? La concurrence vendue comme libre et non faussée – ce qui n’est de toute façon pas le cas – n’est-elle pas un frein au développement de ces secteurs ? Ne faudrait-il pas changer de logique ? Le patron de la SNCF a plaidé devant nous en faveur d’un soutien et d’une grande politique publique d’État en matière de fret ferroviaire. Pour lui, il n’est pas possible de tout livrer au marché sans intervention publique. De fait, la concurrence n’a pas fonctionné, ni pour la SNCF ni pour les entreprises ferroviaires privées, dont certaines ont été détruites au bout de quelques années.

M. le président David Valence. M. Jean-Pierre Farandou a dit plus exactement que la concurrence pouvait fonctionner quand elle était accompagnée d’une politique publique et d’une stratégie claire pour le secteur.

M. Dominique Bussereau. Vous avez raison concernant Geodis, monsieur Portes : quand il s’agit de mettre un camion à la place d’un locotracteur, c’est absurde. En revanche, quand il n’existe pas de desserte terminale, l’utilisation d’un camion a sa justification.

Je partage votre point de vue sur l’embranchement des plateformes logistiques au réseau. J’observe d’ailleurs que le grand projet d’infrastructure du canal Seine-Nord Europe ne se réalise que grâce à l’implantation de ces plateformes embranchées tout au long de son parcours. La réalisation des plateformes permet de financer en partie ce canal, en plus des fonds européens. Les plateformes logistiques font souvent l’objet de multi-financements, de la part des régions, des départements, des communautés d’agglomération et des métropoles. Plus personne aujourd’hui n’aurait l’idée de réaliser une plateforme monomodale.

Dans le domaine du fret ferroviaire, tous les ministres de transport, et j’en ai fait partie, ont lancé de grandes incantations. Mais, à certains moments, la SNCF n’y croyait pas elle-même. L’organisation interne n’a pas toujours été bonne, la presse a rapporté des histoires de wagons perdus ou oubliés. À un moment donné, le fret était le parent pauvre du fonctionnement de la SNCF, car elle était obnubilée par le développement de la grande vitesse, du TER et du Transilien.

Je souhaite donc que votre commission, en dehors des préconisations qu’elle fera sur les problèmes actuels, adopte un langage très fort sur la place du fret ferroviaire dans notre pays. Il s’agit en effet d’une des politiques de transition écologique les plus faciles à mettre en œuvre, les plus évidentes et les plus saines.

 

 

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La commission procède à l’audition de M. Luc Lallemand, ancien président-directeur général de SNCF Réseau

 

M. le président David Valence. Nous accueillons maintenant M. Luc Lallemand, ancien président-directeur général de SNCF Réseau.

Monsieur le président, votre vie professionnelle a été consacrée en grande partie au ferroviaire. Vous avez participé à des cabinets ministériels en Belgique, puis avez présidé le comité de direction d’Infrabel, le gestionnaire du réseau belge, avant de prendre la tête de SNCF Réseau pendant trois ans. Nous serons donc intéressés par les éléments de comparaison que vous pourrez nous apporter sur les systèmes des réseaux de transport européens et la place qu’ils réservent respectivement au fret ferroviaire.

Vous dirigiez donc SNCF Réseau au moment de la crise du covid. Ce moment a marqué le début du retour en grâce du fret ferroviaire parce qu’on s’est rendu compte que cette activité pouvait revêtir un caractère stratégique.

Un des constats que nous avons pu faire au fil de nos auditions a été celui d’une relative désaffection des politiques publiques ou de la maison SNCF à l’égard de l’activité de fret, à une époque où l’intérêt du fret pour la transition écologique était moins évident. Cela n’est plus le cas aujourd’hui. Ces auditions ont également mis en lumière la question de la capacité du réseau français au cours des dernières décennies à continuer à accueillir du fret et à le développer. Les infrastructures dédiées au fret ferroviaire se sont plutôt dégradées, même si les investissements à destination de l’ensemble du réseau – sans viser spécifiquement le fret – se sont relevés à partir de 2003.

Depuis le début de nos auditions, nous avons également abordé le sujet des péages et de l’éventuelle compensation à SNCF Réseau, du faible niveau des péages pratiqués pour le fret en France par rapport au trafic voyageurs. Au sein de la SNCF, l’activité de transport de voyageurs semble avoir été privilégiée par rapport à l’activité de fret. Nous solliciterons également votre regard sur la procédure ouverte en janvier 2023 à l’encontre de Fret SNCF sur des aides publiques perçues entre 2006 et 2019 et regardées comme indues par la Commission européenne. À cet égard, les éléments de comparaison que vous pourrez nous apporter concernant la situation de Lineas en Belgique seront intéressants, de même que la manière dont la concurrence a pu s’exercer dans le fret ferroviaire belge.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Luc Lallemand prête serment.)

M. Luc Lallemand, ancien président-directeur général de SNCF Réseau. Comme vous l’avez indiqué, la période de trois ans durant laquelle j’ai dirigé SNCF Réseau a été marquée par la crise du covid. Cette période a également vu l’avènement d’un nouveau plan stratégique pour SNCF Réseau et les infrastructures ferroviaires françaises. Ces deux éléments m’amènent à dire que le fret ferroviaire n’a pas été négligé ou qu’il n’y a pas eu, comme je l’entends ou le lis parfois, une préférence accordée à la circulation de voyageurs.

J’ai eu l’immense chance de pouvoir accompagner le fret ferroviaire pendant le confinement. Durant cette période, on s’est rendu compte des implications de la circulation de trains de fret en l’absence quasi intégrale de trafic de voyageurs. Cette expérience n’avait jamais pu être menée auparavant. Durant cette période, SNCF Réseau a également promu et aidé la fameuse Alliance 4F. Plusieurs priorités ont été intégrées dans le plan stratégique de l’époque, qui présentait le fret ferroviaire comme un véritable projet prioritaire pour la France, mais aussi pour l’Europe. Nous sommes bien conscients que de nombreux secteurs économiques en France dépendent du fret.

Au-delà des mots, quelques chiffres sont importants à garder en tête. En 2021, première année pleine après la vague du covid, le trafic a été de 38,5 milliards de tonnes-kilomètres, à comparer avec les 31 milliards de tonnes-kilomètres de 2020. Une telle hausse n’avait pas été enregistrée lors des décennies précédentes. En effet, l’histoire du fret ferroviaire en Europe était jusqu’à ce moment-là marquée par un déclin structurel. La tendance à la hausse a été confirmée en 2022, puisque cette année s’est achevée avec un chiffre de 35,4 milliards de tonnes-kilomètres. Le fret ferroviaire a donc connu une forte croissance et sa part modale s’est établie à 11 % en 2022, à comparer aux 9 % enregistrés en moyenne les années précédentes. Avec l’ensemble de l’équipe de SNCF Réseau, nous avons mis à profit cette période pour accroître le trafic fret en France.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans des groupes de travail, des auditions ou des commissions, SNCF Réseau a été extrêmement mobilisée pour faire rouler les trains durant les confinements. Dès ma prise de fonction, la notion de service à la nation s’est imposée, notamment lors des saisons essentielles pour le secteur agroalimentaire – je pense notamment au transport de grains. À un moment où quasiment plus aucun train ne circulait, SNCF Réseau s’est mobilisée en faveur du fret de manière particulièrement active.

Par ailleurs, je souhaite vous fournir quelques détails sur le plan stratégique de SNCF Réseau concernant les priorités dans le fret. Tout d’abord, nous avons mis l’accent sur la qualité de service, non seulement pour le client, mais aussi pour les clients du client, acteurs essentiels dans le secteur de la logistique. Nous avons porté une attention particulière à la ponctualité des trains de fret, de la même manière que pour les trains de voyageurs. Comme tout gestionnaire d’infrastructure ferroviaire en Europe, SNCF Réseau vend le droit pour un train de circuler avec une longueur et un tonnage donnés sur un morceau d’infrastructure. Il s’agit donc d’un produit hautement périssable : quand le temps est passé, le produit est perdu. Afin que le sillon soit respecté il est évidemment essentiel de respecter la ponctualité au départ pour obtenir une discipline en matière de régularité. J’ai d’ailleurs très abondamment pratiqué ce sujet pendant les dix-huit ans où j’ai piloté des gestionnaires d’infrastructure ferroviaire. Plus globalement, nous nous sommes attachés à la qualité du sillon, c’est-à-dire au suivi correct du ou des trains concernés, afin d’offrir un accompagnement jusqu’à l’arrivée.

La deuxième caractéristique de ce plan stratégique concernait les propositions sur l’accélération des investissements en infrastructures ferroviaires spécifiquement dédiées au fret, notamment dans le cadre du plan de relance, à hauteur de plusieurs centaines millions d’euros en faveur d’un effort ponctuel sur certaines infrastructures ferroviaires spécialisées dans le fret.

Le troisième élément concerne l’attention accordée pour sauvegarder la maintenance d’un certain nombre d’installations de triage. En effet, le fret ferroviaire concerne des trains complets, mais aussi et surtout le wagon isolé pour desservir un réseau de dessertes fines. Je pense par exemple aux installations de triage de Miramas à côté de Marseille, de Woippy ou de Sibelin. Ces installations ont été maintenues grâce à des investissements importants.

Le quatrième point a trait à la satisfaction client et à la bonne circulation de l’information en temps réel, c’est-à-dire les services digitaux que SNCF Réseau a commencé à offrir et à perfectionner au bénéfice de ses clients.

Pour conclure, je tiens témoigner une nouvelle fois de mon admiration à l’égard des équipes de SNCF Réseau et du groupe SNCF. Ces équipes de milliers de cheminots ont travaillé dans des circonstances souvent très difficiles pendant la période du covid, en étant extrêmement attachées au service ferroviaire et, au-delà, au service de la nation. Elles ont obtenu d’assez bons résultats pour un réseau dont on sait qu’il a souffert d’un manque d’investissement chronique lors des trois ou quatre dernières décennies.

M. le président David Valence. Vous avez décrit votre passage à la tête de SNCF Réseau comme coïncidant avec le réveil du fret ferroviaire. Ce réveil correspondait-il à une mobilisation accrue des politiques publiques en France ? Vous avez semblé l’indiquer en évoquant à la fois la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire et le plan de relance. Certains de nos interlocuteurs ont parfois regretté une insuffisante mobilisation des politiques publiques dans la décennie 2000 en France vis-à-vis du fret. Avez-vous constaté que ce réveil était lié à une mobilisation plus forte de l’État, mais également des régions et plus globalement des collectivités territoriales ? Pendant très longtemps, les contrats de plan État-région (CPER) comportaient peu d’éléments sur le fret. Les régions n’ont en principe pas de compétences propres sur ce sujet, mais certaines d’entre elles comme Centre-Val de Loire ou Grand Est avaient une tradition d’intervention dans le secteur.

Avez-vous ressenti ce réveil du fret ferroviaire dans le monde économique, avec l’augmentation du nombre de demandes de rénovation d’installations terminales embranchées ? Les demandes d’investissement dans l’infrastructure ferroviaire se sont-elles adressées à SNCF Réseau pour opérer des flux plus denses ou nouveaux au bénéfice d’entreprises qui jusque-là faisaient peu ou pas du tout appel au fret ferroviaire ?

Enfin, avez-vous accompagné ou stimulé ce réveil du fret ferroviaire par une organisation plus commerciale, plus prospective et moins attentiste au sein des équipes régionales de SNCF Réseau ? Ce sujet a son importance, dans la mesure où certains segments du réseau ne sont pas complètement saturés.

M. Luc Lallemand. Je souhaite revenir sur le contexte global du fret ferroviaire. Le premier enjeu est la rentabilité. En Europe et peut-être dans le monde, je ne connais pas d’opérateurs de fret ferroviaire qui gagnent durablement leur vie. Quelle société de transport de fret ferroviaire rémunère le risque et le capital investi à un niveau suffisant ? De nombreuses initiatives ont été menées au niveau communautaire et dans les États membres, mais on ne se dit pas suffisamment les choses.

Comme pour les services postaux ou l’électricité auparavant, la Commission européenne a établi un choix pour le secteur ferroviaire en 1991, date de la parution de la première directive 91/440/CEE. Le secteur des chemins de fer demeure à la croisée des chemins en Europe, hésitant entre deux logiques. La première est celle d’un soutien national lorsque la rentabilité est insuffisante et qu’il existe une menace sur la cessation de certaines activités. La deuxième logique est celle des investisseurs privés en économie de marché, qui cherchent à réaliser un certain niveau d’EBITDA – bénéfices avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement – chaque année pour pouvoir rémunérer le capital investi, assurer la pérennité des investissements et distribuer un dividende censé rémunérer le risque. Il faut engager une réflexion sur la rentabilité et la capacité économique de ces sociétés à réaliser du profit, qu’il s’agisse d’anciens opérateurs publics ou non.

Le deuxième point est plus spécifique à de grands pays comme la France, l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne. On le dit peu publiquement, mais lorsque la rentabilité du capital investi est insuffisante, lorsque les pertes ou les risques sont excessifs pour ces opérateurs, il existe toujours, de la part de l’État, une velléité d’intervenir pour soutenir ces entreprises. Dans ce cas, l’État constate qu’elles ne sont pas viables économiquement et qu’il est nécessaire, notamment pour le wagon isolé, d’intervenir d’une manière ou d’une autre. Chacun jugera selon sa propre analyse et sa grille de lecture politique s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise chose.

Ce deuxième sujet mériterait d’être précisé. En effet, la situation de Fret SNCF est quand même très compliquée. D’une part, la société doit continuer vaille que vaille à assurer une espèce de service public économique à différents secteurs de l’industrie ; d’autre part, on lui demande aussi de gagner sa vie, sans subsides ou soutiens d’État. Or même les opérateurs purement privés éprouvent des difficultés à gagner de l’argent dans ce secteur.

Le troisième élément de réflexion générale concerne la traduction concrète du fameux pacte vert pour l’Europe. Le secteur des chemins de fer constitue un puissant levier industriel pour décarboner l’économie et donc freiner le changement climatique. Un travail avait été initié au sein de la SNCF pour mesurer quels investissements sont nécessaires et comment on se prépare pour prendre notre part dans la réalisation de cette grande ambition du Green Deal européen. Or peu de pays européens réalisent les efforts nécessaires pour préparer les secteurs de leur industrie à réaliser concrètement la décarbonation de l'économie, et en particulier dans le domaine des chemins de fer. Concernant SNCF Réseau, l’exercice a été rendu public après mon départ, avec le plan à 100 milliards d’euros pour le ferroviaire.

Certains réseaux connaissent un grand retard en matière d’investissement et de mise en ordre. La moyenne des composants industriels du réseau ferroviaire français se situe autour de trente ans, contre dix-sept à dix-huit ans en Belgique et en Europe. Au-delà des besoins bien connus en termes financiers, l’enjeu porte également sur la capacité à travailler. Lorsque des travaux sont menés sur des infrastructures, il est très rare que des trains puissent simultanément circuler. Les équipes de SNCF Réseau sont donc confrontées à la rareté du sillon. Des arbitrages permanents doivent être opérés entre la qualité des sillons voyageurs et celle des sillons fret.

Un troisième arbitrage, moins connu, doit être réalisé pour que les gestionnaires d’infrastructure puissent travailler sur leur outil industriel, partout en Europe. SNCF Réseau travaille de manière intense, notamment en Île-de-France, pour la remise à niveau d’une série de technologies. Les caténaires ont parfois plus de soixante-dix ans d’âge.

À la fin de l’année 2020, alors que SNCF Réseau avait perdu beaucoup d’argent en raison de l’arrêt du trafic, le gouvernement français – ça n’avait pas été le cas partout en Europe – avait fait le nécessaire pour assurer l’équilibre financier de SNCF Réseau. La mobilisation accrue des politiques de l’État en faveur du ferroviaire est donc réelle, mais elle n’est probablement pas encore suffisante.

Vous m’avez interrogé sur la mobilisation des régions en matière de fret ferroviaire. À l’époque, le trafic voyageurs avait la priorité et je pense qu’il faut l’assumer. Tous les jours, le groupe SNCF fait circuler plus de 15 000 trains et des millions de voyageurs. Ce n’est pas parce que le fret bénéficie d’une attention accrue que l’on devrait pour autant effectuer des arbitrages en défaveur des trains de tous les jours, dont des millions de Français dépendent pour leurs déplacements.

Ce réveil du fret a-t-il été accompagné par une activité commerciale soutenue afin d’aller rechercher les clients ? Ma réponse est clairement oui. Une dynamique commerciale avait été initiée avant mon arrivée, sous l’impulsion de la directrice commerciale de SNCF Réseau Isabelle Delon, que nous avons poursuivie et amplifiée, alors même qu’il faut en général disposer de marges d’exploitation importantes pour engager une démarche commerciale forte et que ce n'était pas le cas de SNCF Réseau. Nous avons fait en sorte de proposer un service commercial ambitieux même si les marges sont négatives.

M. Hubert Wulfranc. Vous avez insisté sur la séquence traversée lors de la crise du covid. Nous imaginons la collaboration étroite qui a dû intervenir entre le réseau et le fret durant cette période.

Pouvez-vous préciser ce que vous appelez à juste titre le « service public économique » rendu durant cette période exceptionnelle ? Pouvez-vous nous dire si vous avez disposé d’une commande d’État sur votre activité durant cette période ? Il a été souligné que Fret SNCF avait été tout particulièrement impliquée dans les « trains essentiels » qu’il convenait de faire circuler. De quelle façon cela s’est traduit dans la commande publique ?

Nous nous félicitons tous des résultats en hausse de 2021 et 2022 concernant les tonnages transportés. Pouvez-vous indiquer les nouveaux marchés qui ont été remportés ? Quelles filières ont été les principales contributrices ?

Vous évoquez à juste titre le mur d’investissements auquel l’entreprise est confrontée. En relisant quelques mesures de la stratégie nationale adoptée, tant sur la rénovation des lignes capillaires que sur la rénovation des installations terminales embranchées (ITE) ou des cours de marchandises, j’ai du mal à me dire que celles-ci ont été à l’origine des résultats enregistrés en 2021 et 2022.

Je suis député de la région de Rouen, une région industrielle marquée par une forte activité de raffinage pétrolier. Lorsque j’interroge mes amis cheminots de Rouen ou du Havre, je n’ai pas le sentiment de vivre une véritable révolution des investissements sur le terrain. Nous avons un complexe pétrolier et chimique très important du côté de Port-Jérôme-sur-Seine et de Notre-Dame-de-Gravenchon. Or seulement deux ITE fonctionnent sur la branche qui dessert l’ensemble de ce complexe, alors même que d’autres ITE sont disponibles.

M. Dominique Bussereau, que nous venons d’entendre, se félicitait des résultats du port de La Rochelle en matière de transport de céréales. Dans ma région, il suffirait de refaire à neuf quelques dizaines de kilomètres de lignes électrifiées pour que les céréales de La Rochelle aillent à Rouen, où la rénovation des infrastructures de fret n’est pas particulièrement dynamique. Si un travail a bien lieu sur ces infrastructures, j’ai le sentiment que celui-ci est très ciblé. On entend beaucoup parler de Miramas ou de Woippy, mais à Sotteville-lès-Rouen nous ne le constatons pas. Je rappelle que nous nous sommes engagés à porter le fret à 18 % de part modale à l’horizon 2030.

M. le président David Valence. Dans la région Grand Est, des investissements importants ont été réalisés ces dernières années, y compris dans des capillaires fret. Je pense notamment à la ligne Oiry-Esternay, qui a rouvert il y a quelques années.

M. Luc Lallemand. Vous m’avez interrogé sur la commande d’État. Que ce soit en France ou en Belgique, je n’ai jamais connu qu’une interaction très dense entre l’État et les gestionnaires d’infrastructure ferroviaire, sociétés publiques à 100 % et qui fonctionnent en grande partie sur des fonds publics. Le système de tutelle y est à la fois très organisé et très contraignant. M. Frédéric Delorme, président de Rail Logistics Europe à la SNCF, pourrait sans doute mieux vous répondre sur la commande d’État. En effet, ce poids s’exerce essentiellement sur les opérateurs de fret, qui sont à la croisée des chemins entre la contrainte politique « noble » et la contrainte commerciale de rentabilité.

Pendant la période où j’avais la charge de SNCF Réseau, j’ai ressenti une immense mobilisation pour sauvegarder les intérêts de la population et de l’économie françaises lors des deux confinements. J’ai bénéficié d’une collaboration exceptionnelle sur les plans professionnel et humain avec M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre des transports, mais aussi avec l’administration des transports dans son ensemble.

Cette mobilisation a concerné à la fois le groupe SNCF en interne et les interlocuteurs avec lesquels nous avons été conduits à travailler. Nous avons beaucoup appris à cette époque, car nous avons été confrontés à des situations financières, opérationnelles et techniques inédites. J’estime que le système ferroviaire dans son ensemble s’en est sorti par le haut.

S’agissant des nouveaux marchés remportés, je ne peux pas vous en fournir les détails, car je ne les ai plus en tête. La croissance qui a été initiée en passant de 31 milliards à 38,5 milliards de tonnes-kilomètres est néanmoins éloquente. En presque trois ans, j’ai dû effectuer deux à trois fois le tour de France. Lors de chacune de mes visites de terrain avec les équipes commerciales, nous nous efforcions de rencontrer les clients localement, mais aussi les autres gestionnaires d’infrastructure ferroviaire. Je me souviens d’une première visite réalisée après le premier confinement, à la fin du mois de juin 2020. À Rennes, nous avons rencontré un client important, fournisseur des voussoirs en béton qui sont acheminés par wagon jusqu’en périphérie parisienne pour la construction de la nouvelle ligne RER E.

Je crois m’être expliqué sur la notion de service public économique. Certains secteurs économiques français – je pense en particulier aux grains – sont tellement importants que l’on ne peut tout simplement pas imaginer arrêter les trafics. Or quand une entreprise « normale » est confrontée à des déficits ou à une activité dont elle ne pense pas pouvoir assurer l’équilibre économique, elle envisage naturellement de l’arrêter. Cela n’est pas le cas du groupe SNCF, ce qui rend la situation particulièrement complexe pour lui.

Enfin, vous avez évoqué la collaboration avec les ports maritimes, qui porte essentiellement sur le secteur du fret. Nous les avons tous rencontrés lorsque je présidais SNCF Réseau. Cette collaboration avec les gestionnaires d’infrastructures maritimes et fluviales est extrêmement importante. Mon prédécesseur a mis en place une bonne organisation : les grands ports français ont la mission d’exploiter le « last mile », ce qui permet une gestion plus fine de la rupture de charge dans le flux logistique entre le maritime et le ferroviaire.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Le sujet des sillons revient régulièrement lors de nos auditions. Les trains de fret circulent majoritairement la nuit. Un grand nombre de personnes reconnaissent un sous-investissement massif dans la régénération depuis des années, lequel eu pour conséquence d’accroître les travaux la nuit et donc la fermeture des voies à la circulation des trains de fret SNCF. Compte tenu de l’urgence de rénover le réseau, ne serait-il pas possible de revenir aux travaux de jour, qui permettaient la circulation des trains, certes à vitesse limitée, notamment sur les voies contiguës ? Les cheminots étaient formés pour cela.

Je m’interroge également sur la stratégie commerciale adoptée. Vous avez évoqué un tour de France pour aller à la rencontre des acteurs. Pouvez-vous détailler cette stratégie commerciale ? J’ai déjà posé cette question à M. Jean-Pierre Farandou mais je n’ai pas obtenu de réponse. J’espère qu’il la communiquera. Historiquement, Fret SNCF disposait de commerciaux qui démarchaient les entreprises et proposaient un service. Ce dispositif a été en partie supprimé. Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelle est la stratégie commerciale ?

Enfin, je partage l’avis du rapporteur sur la différence entre les annonces en matière de rénovation des infrastructures de fret et la réalité du terrain. De mémoire, il existe aujourd’hui 2 800 ITE potentielles sur le réseau, mais, selon les dernières données, 40 % sont en mauvais état et 35 % sont inutilisables. Existe-t-il un état des lieux de ces ITE qui permettent de desservir des entreprises de proximité, de faire du wagon isolé et de relancer une activité auprès d’entreprises demandeuses ?

M. le président David Valence. L’insuffisante rénovation du réseau freine la circulation voyageurs comme la circulation fret. Certaines considérations sociales ont-elles pu jouer dans les arbitrages en faveur de cette modernisation ? Je pense notamment à la mise en place de la commande centralisée du réseau (CCR), qui entraîne des effets sur les effectifs salariés de SNCF Réseau.

M. Luc Lallemand. N’étant plus responsable de SNCF Réseau, je ne pourrai pas vous donner de chiffres détaillés et à jour.

S’agissant des travaux de jour, je pense que seul SNCF Réseau peut aujourd’hui répondre avec précision. Mais je connais le problème dans ses moindres détails et je peux assurer que les arbitrages sont extrêmement complexes, car ils concernent des sillons déjà saturés. De fait, s’ils entraînent des frustrations, seuls les mécontents se font entendre.

Le mouvement que j’ai observé et que j’ai encouragé concerne la massification. Tous les gestionnaires d’infrastructure en Europe agissent de la sorte. Historiquement, SNCF Réseau a mis au point les fameux trains-travaux, dont la longueur varie entre 750 mètres et 1 kilomètre. Il s’agit de véritables usines roulantes qui permettent de rénover complètement une voie – rails, ballasts, traverses –, les trains avançant de quelques dizaines de mètres par heure, exclusivement de nuit. Je vous encourage d’ailleurs à réaliser une visite de nuit. Lorsque le dernier train est passé, la chaîne de rénovation industrielle se met en place sur un espace horaire qui ne dépasse pas quatre à cinq heures. Ensuite, tout doit être remis en état pour les premières circulations du matin, vers cinq heures. Grâce à ces trains-travaux, SNCF Réseau parvient à rénover le réseau, mais il faudra encore huit à dix ans pour pouvoir rattraper le sous-investissement des dix ou vingt dernières années.

En matière de stratégie commerciale, je ne peux malheureusement pas vous fournir de détails. Cependant, je peux vous indiquer que SNCF Réseau est organisé en directions régionales et que les directeurs sont extrêmement engagés auprès des présidents et des vice-présidents de régions, sur tous les sujets. Il peut s’agir de la mise en place d’une nouvelle offre ou de nouveaux moyens de travailler, comme ce fut le cas avec vous, monsieur le président, dans la région Grand Est. En effet, la loi d’orientation des mobilités de 2018 permet à certaines régions de faire appel à d’autres entreprises que SNCF Réseau pour effectuer un certain nombre d’opérations de maintenance, voire de reprise de certaines infrastructures par la région. Ces opérations ont été conduites avec dynamisme et bonne foi, même si cela a représenté un risque de perte de financement pour SNCF Réseau.

Les deux grands éléments de cette stratégie sont donc, d’une part, les directeurs régionaux qui ont d’une excellente connaissance des réalités régionales et infra-régionales ; et, d’autre part, une équipe commerciale compétente et nombreuse, qui coordonne l’ensemble et met en place les politiques et les stratégies commerciales pour aller chercher des clients et faire transporter plus de tonnes-kilomètres en fret.

Je n’ai plus les détails sur les embranchements ferroviaires et la situation a certainement évolué depuis mon départ. Simplement, les plans de relance successifs ont comporté des enveloppes dédiées pour les réseaux. Il n’a pas non plus fallu attendre dix ans pour agir. Il a été possible de faire le nécessaire en faveur des freins de voie automatiques de Miramas à Marseille. Un certain nombre d’enveloppes ont été rapidement mises en œuvre et se sont traduites par des résultats observables.

Quand j’ai quitté sa direction, SNCF Réseau consacrait 2,8 à 2,9 milliards d’euros pour la « régénération », c’est-à-dire la remise en état du réseau existant. Sur la base d’une étude indépendante menée par l’École polytechnique de Lausanne en 2017-2018, nous savions que le besoin en régénération annuelle s’élevait à environ 3,5 milliards d’euros, plutôt 4 milliards d’euros aujourd’hui avec l’inflation.

Ces 4 milliards d’euros par an correspondent au montant nécessaire uniquement pour stabiliser, et non pour améliorer, l’âge moyen des composants industriels. Si l’on voulait faire mieux et réduire l’âge moyen des composants, cela prendrait au moins quinze ans. Il faudrait en outre engager des montants supérieurs, mais aussi pouvoir disposer d’espaces de temps suffisants pour travailler. Je le redis : la massification est le meilleur compromis entre le temps que l’on prend sur un réseau – temps qui empêche la circulation d’une partie du trafic voyageurs – et l’efficacité nécessaire pour remettre une infrastructure digne des attentes de la clientèle.

La CCR constitue une déception. Durant les quinze ans pendant lesquels j’ai piloté Infrabel, nous sommes passés de 365 à 11 postes d’aiguillage. Dans cette même période, les effectifs se sont réduits, passant de 15 000 à moins de 10 000 équivalents temps plein entre 2004 et 2019. À SNCF Réseau, nous avons proposé un programme CCR accéléré pour ramener le nombre de postes d’aiguillage de 2 200 à une quinzaine de postes très concentrés.

Je peux affirmer que la composante sociale n’a pas posé de problème. Lorsque l’on met en œuvre un programme d’une telle ambition, on ne le fait pas contre le personnel ou les syndicats, mais avec eux. En Belgique, je n’ai jamais été confronté à des grèves générales. Dans ces circonstances, il importe de mettre en place suffisamment tôt un programme d’accompagnement des ressources humaines.

La véritable contrainte est d’ordre financier : cet investissement est de l’ordre de 11 milliards d’euros à l’horizon 2038, dont la valeur actualisée nette, sur la totalité du projet, représente un peu plus de 1 milliard d’euros.

Les gestionnaires d’infrastructure ferroviaire sont confrontés aux mêmes difficultés partout en Europe : en 2017, Eurostat, organisme de comptabilisation et de vérification des comptes européens a décidé que ces gestionnaires – quelles que soient leur organisation et leur forme juridique – seraient consolidés avec leur actionnaire étatique. Jusqu’à 2017, si vous investissiez et que vous obteniez un retour financier pour la société au bout de quelques années, les résultats étaient séparés des comptes de l’État. Il était donc possible de conduire une logique d’entreprise. Il s’agissait d’un endettement sain, car la rationalisation industrielle génère des cash-flows qui permettent de rembourser la dette d’investissement initial. Aujourd’hui, puisque tous les gestionnaires d’infrastructure sont consolidés, l’investissement initial est directement consolidé avec les comptes de l’État. Les ministres des finances et du budget sont donc confrontés à un problème : si cette société est gérée comme une véritable société anonyme, ils se retrouvent, par effet de consolidation mécanique, avec plusieurs milliards d’euros supplémentaires de dette.

Il est donc regrettable que le programme de CCR n’ait pas été réalisé à l’époque où cette consolidation des comptes n’était pas appliquée. Cela ne signifie pas qu’il ne puisse plus être conduit, mais des précautions supplémentaires doivent être prises. Lorsque j’ai quitté le groupe SNCF fin octobre 2022, ce programme d’accélération de la commande centralisée du réseau n’était pas mis en œuvre, faute de financements.

 

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La commission procède à l’audition de M. Jacques Rapoport, ancien président de Réseau ferré de France.

M. le président David Valence. Nous accueillons maintenant Jacques Rapoport, ancien président-directeur général de Réseau ferré de France (RFF) puis de SNCF Réseau. Monsieur Rapoport, vous avez vécu ce retour dans le giron du groupe public unifié sous forme d’établissement public industriel et commercial (EPIC). Vous avez consacré une grande partie de votre carrière aux transports publics, d’abord à la RATP puis à la tête du gestionnaire d’infrastructure, après avoir également travaillé dans les cabinets ministériels.

Notre commission d’enquête s’interroge d’une part sur le déclin de la part modale du fret ferroviaire en France jusqu’à un redressement récent, sur la manière dont les politiques publiques ont accompagné ou non le fret ferroviaire et sur la manière dont Fret SNCF et les opérateurs alternatifs se sont mobilisés au service du développement de la part modale à partir de l’ouverture à la concurrence effective en 2005-2006. D’autre part, nous cherchons à comprendre les effets de la libéralisation du fret ferroviaire sur l’entreprise Fret SNCF, ainsi que la décision prise par le gouvernement français de retenir une solution de discontinuité dans l’évolution de Fret SNCF pour parer au risque d’une condamnation par l’Union européenne à la suite de l’ouverture d’une enquête approfondie le 18 janvier 2023.

Nos questions concerneront surtout la manière dont SNCF Réseau opère, la qualité des sillons et l’arbitrage entre les sillons fret et les sillons voyageurs, ainsi que les investissements dans les infrastructures dédiées. Certaines personnes auditionnées nous ont ainsi indiqué que le regard est plus bienveillant sur l’attribution de sillons voyageurs que sur l’attribution de sillons fret, pour des raisons financières évidentes.

Nous vous interrogerons sur l’ensemble de ces sujets, en nous concentrant notamment sur les effets de la séparation entre RFF et SNCF, sur l’activité du fret en général et plus largement sur l’activité ferroviaire en France. Puisque vous avez été celui qui a ramené l’« enfant » RFF dans le giron du groupe public unifié, nous vous questionnerons également pour savoir si ce modèle est plus à même de soutenir Fret SNCF.

En tant que président de SNCF Réseau, vous étiez membre du comité de direction du groupe SNCF. Vous entendiez évidemment parler du fret dans ces instances. Nous vous interrogerons donc sur les aides publiques qui ont pu être apportées à Fret SNCF pendant de longues années et qui font l’objet de l’enquête approfondie ouverte par la Commission européenne.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jacques Rapoport prête serment.)

M. Jacques Rapoport, ancien président de Réseau ferré de France. J’ai quitté mes fonctions de président de SNCF Réseau en 2016, il y a sept ans. Je ne suis donc pas certain que mon propos sera parfaitement à la pointe de l’actualité.

La réforme de 2014 avait pour objet de mettre un terme au conflit permanent entre RFF et la SNCF et de créer ce qui existait partout en Europe, à savoir un gestionnaire d’infrastructure unifié. Le fondement de la réforme de 2014, conservé dans celle de 2018, consistait donc à unifier RFF, structure complètement indépendante de la SNCF, SNCF Infrastructures, structure complètement intégrée à la SNCF, et la direction des circulations, structure à mi-chemin entre les deux depuis une loi de 2012.

Tous les observateurs le constatent : nous disposons désormais d’une organisation pertinente et « normale » en matière ferroviaire, laquelle allie un gestionnaire d’infrastructure qui maîtrise tous les métiers de l’infrastructure – un tiers des effectifs de cheminots –, un transporteur qui maîtrise tous les métiers du transport – deux tiers des effectifs de cheminots – ; le tout étant regroupé dans une entité de tête dont la mission consiste à veiller à la cohérence d’ensemble. Le ferroviaire est le seul moyen de transport où le guidage entre l’infrastructure et le moyen de transport est continu. Il existe donc une intégration technique entre l’infrastructure et le transporteur.

La réforme de 2018 a introduit deux éléments innovants : la fin du statut des cheminots et le renforcement de l’autorité de la structure de tête, qui est depuis cette date une société anonyme (SA) et peut donc juridiquement disposer de filiales. Selon moi, le débat sur l’organisation est clos et il n’y a pas lieu de mener une grande réforme institutionnelle. Aucun système d’organisation ne peut être pleinement satisfaisant, parce que le gestionnaire d’infrastructure et l’exploitant n’ont pas la même logique – concurrence pour le premier, logique commerciale pour le second –, mais quand les structures sont séparées on critique à juste titre un manque de cohérence. Quelle que soit l’organisation il y a aura toujours des mécontents, mais nous avons atteint un système qui est désormais la norme en Europe.

La réforme de 2014 était nécessaire : après les grandes grèves de 1995, une organisation a été mise en place, essentiellement pour alléger la SNCF de sa dette. Nous avons vécu une quinzaine d’années de confrontations permanentes, sobrement appelée le « désalignement des intérêts » entre RFF et la SNCF. Par conséquent, j’estime qu’il convient d’envisager avec beaucoup de prudence d’éventuelles réformes fondamentales de l’organisation. D’autres actions me semblent plus essentielles.

Vous avez évoqué la qualité des sillons et le poids des sillons fret par rapport aux sillons voyageurs. Nous avons en France un réseau en étoile depuis Paris, comme cela est également le cas en Angleterre. Les autres pays européens ont un réseau maillé qui leur permet de proposer presque toujours des voies de contournement au cas où une voie ne pourrait pas être empruntée en raison de travaux. Le réseau en étoile complique le traçage des sillons fret, qui sont généralement des sillons de longue distance. Or ces sillons risquent d’être plus fréquemment confrontés à des travaux. Ce problème est essentiel, il n’existe pas en Allemagne.

Certes, il existe quelques voies de contournement en France, notamment la grande ligne le long de la frontière nord-est, qui peut être empruntée lorsque des travaux interviennent sur des voies radiales, ou la tangentielle sud Bordeaux-Marseille. Mais elles sont très rares. Pour cette raison, il est plus compliqué de tracer des sillons fret.

Depuis la fin des années 2010, nous avons repris des travaux de gros entretien et de renouvellement. Le rythme demeure insuffisant, notamment pour la commande centralisée. Dans le domaine ferroviaire, il existe une seule véritable priorité : la sécurité. Nous avons besoin de renouveler, de moderniser et d’entretenir nos infrastructures en commençant par l’élément le plus stratégique en matière de sécurité, la voie. Nous sommes donc conduits à effectuer des travaux de manière perpétuelle, et surtout la nuit pour ne pas nuire aux trains de voyageur.

Il est souvent dit que SNCF Réseau donne la priorité au trafic voyageurs sur le fret. L’objectif n’est pas de gagner de l’argent, mais de répondre à des priorités. Par exemple, la ligne C du RER transporte 500 000 voyageurs chaque jour et il est donc prioritaire d’y refaire une caténaire de cent ans d’âge. Comme il n’est pas possible de fermer la ligne, les travaux ne peuvent être effectués que lorsque le trafic de voyageurs est plus faible, par exemple de la mi-juillet au 31 août, lors des longs week-ends, notamment les longs week-ends de printemps, ou la nuit. J’ajoute que la nuit, il y a en réalité seulement quatre heures de travail utiles : à l’issue des quatre heures, les trains doivent pouvoir rouler à nouveau.

On peut donc avoir le sentiment que le gestionnaire d’infrastructure privilégie les sillons voyageurs par rapport aux sillons fret. De fait, dans la journée, la priorité est accordée aux sillons voyageurs et je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Il est certes possible de s’en exonérer sur les petites lignes qui connaissent peu de trafic, grâce à des cars de remplacement. Mais cela n’est pas possible sur les grosses lignes, notamment les lignes franciliennes, qui nécessitent d’importants travaux et où le nombre de passagers est passé de 200 millions à 800 millions par an. La tenue des Jeux olympiques de Paris à l’été 2024 ne permettra pas d’accomplir un grand nombre de travaux.

Vous avez soulevé en outre la question de la concurrence. Je suis convaincu que le véritable enjeu ne porte pas sur la concurrence, mais sur les fondamentaux du métier du fret. Ces fondamentaux sont assez simples à résumer : le modèle économique est difficile ; que l’on soit une entreprise publique ou une entreprise privée, on ne s’enrichit pas à mener une activité de fret. Les marges sont trop étroites, puisque le matériel roulant est souvent vieillissant. Certes, il existe des matériels modernes beaucoup plus performants, notamment en matière de freinage. Mais les systèmes de freinage sur les trains de fret sont tels qu’il est nécessaire de respecter de grands intervalles entre les trains. Sur la ligne à grande vitesse (LGV) Paris-Lyon, des trains circulent toutes les trois minutes et des travaux ont été lancés pour pouvoir encore abaisser ce seuil, augmenter la fréquence des trains et ainsi rentabiliser le capital.

Il faudrait donc moderniser le matériel roulant de fret, mais les marges dégagées ne permettent pas de le faire. Par exemple, les péages fret rapportent environ 150 millions d’euros par an contre 6 milliards d’euros pour les péages voyageurs, payés essentiellement par le TGV et le TER Transilien. Or ces 150 millions d’euros, qui représentent une toute petite partie des péages encaissés par le gestionnaire d’infrastructure, constituent 15 à 20 % des coûts pour le transporteur fret. Du point de vue de SNCF Réseau, ces revenus sont dérisoirement faibles, mais, pour les transporteurs de fret, ils représentent une part importante de leurs coûts.

En résumé, nous sommes confrontés à un modèle économique fragile dans le fret. Cela ne signifie pas pour autant que nous ne pouvons rien faire. Depuis une quinzaine d’années, nous avons mis en place les autoroutes ferroviaires, le ferroutage, qui consiste à placer des camions sur des trains. Ce dispositif fonctionne bien, notamment entre Calais et Perpignan et vers Bassano en Italie. Il existait un projet d’autoroute ferroviaire ouest et il existe un projet de contournement de Lyon.

Cependant, les autoroutes ferroviaires entraînent des coûts de travaux considérables pour disposer d’infrastructures performantes dédiées au fret. Par exemple, lorsque vous mettez un camion sur un train, même si le wagon est surbaissé, la hauteur totale est plus élevée que celle d’un train de fret classique. Par conséquent, il est nécessaire de raboter tous les tunnels, sinon ça ne passe pas.

Quoi qu’il en soit, la quasi-totalité des trains de fret circulent sur les mêmes infrastructures que les trains de voyageurs. Il ne peut s’agir que de trains de nuit et non de trains de jour ; or il est très difficile d’allouer des sillons la nuit, en raison des travaux que j’évoquais précédemment.

Lorsque j’étais président de RFF, nous avons dû faire face à un conflit avec un opérateur breton de fruits et légumes qui opère des trains depuis la Bretagne vers Vénissieux. Nous éprouvions de nombreuses difficultés pour lui donner des sillons et nous ne pouvions pas lui garantir tous les jours qu’il arriverait à faire rouler son train. En effet, sur ce trajet, il est nécessaire de passer par des voies radiales, dont une sur deux est en travaux la nuit.

Une fois encore, l’enjeu stratégique pour le fret n’est pas la concurrence, mais la capacité de disposer d’investissements qui rétablissent l’attractivité de l’offre ferroviaire. J’imagine que M. Jean-Pierre Farandou vous a tenu le même discours, car la politique de la SNCF consiste à aider le réseau à se moderniser.

Il faut en outre mentionner les zones de chargement et de déchargement et les gares de fret. La difficulté que nous rencontrions pour tracer une autoroute ferroviaire ouest tenait au fait que nous n’arrivions pas à trouver une zone permettant de réaliser les opérations de chargement et de déchargement à proximité de la frontière espagnole. Compte tenu de la densité de la population, les riverains s’y seraient opposés. M. Alain Vidalies, le ministre des transports de l’époque, avait échangé avec l’Espagne pour essayer de trouver une zone de chargement et de déchargement sur le territoire espagnol, mais j’ignore ce qu’il en est advenu.

M. le président David Valence. Quelle est votre opinion sur le niveau des investissements dédiés au fret ? Estimez-vous qu’ils ont été suffisants au moment où vous étiez président de RFF, puis PDG de SNCF Réseau ? Comment jugez-vous la stratégie nationale de développement du fret ferroviaire lancée en 2021 et complétée récemment par les annonces du ministre des transports ?

Dans sa volonté de soutenir le fret ferroviaire, l’État avait pris la décision de diminuer par deux le prix des péages sur le fret ferroviaire, avant votre arrivée aux responsabilités. Cette moindre tarification était-elle compensée par l’État ? Si tel était le cas, à quel niveau ?

Enfin, pouvez-vous nous donner des indications sur le développement du fret ferroviaire dans les différentes régions françaises ? De mémoire, la part du fret ferroviaire doit être de 3 à 4 % dans la plupart des régions de l’ouest de la France, mais de 18 % dans les régions frontalières.

M. Jacques Rapoport. Le niveau des investissements dans le fret ferroviaire n’était pas suffisant en valeur absolue. Mais la situation est moins simple en réalité. Mon prédécesseur et moi-même avons été confrontés à un besoin d’investissement très élevé qui concernait la sécurité sur le réseau. Nous ne pouvions pas considérer que des investissements n’ayant pas d’impact immédiat sur la sécurité puissent être prioritaires.

Nous avons également mis l’accent sur la commande centralisée et nous disposons aujourd’hui de postes de commande dans chaque gare. Je reconnais avoir proposé au conseil d’administration de différer des investissements très importants parce que nous devions donner la priorité aux investissements sur la voie, sur la caténaire et les ouvrages d’art. De même, un très grand nombre de ponts construits dans les années 1970 commençaient à nécessiter des maintenances lourdes. Encore une fois, nous ne pouvions pas faire autrement que de donner la priorité aux investissements ayant un impact immédiat sur la sécurité.

Ensuite, les péages sont faibles en valeur absolue, mais forts en valeur relative, compte tenu du fait que le chiffre d’affaires du fret est faible. Est-il pertinent de les diminuer ? Je ne sais pas. Lorsque j’étais président, le fret était plutôt en léger déficit. Fret SNCF a d’ailleurs accumulé une dette dont la reprise est présentée par Bruxelles comme une aide d’État.

Le niveau faible des péages est-il compensé par l’État ? Ici aussi, la situation est plus compliquée. Le gestionnaire d’infrastructure enregistre des charges et des recettes. Si le solde est déficitaire, il devrait normalement être financé par l’actionnaire. En réalité, dans notre système, il était financé par de la dette. Je présentais au conseil d’administration des budgets qui étaient à l’équilibre en comptabilité – parce que les investissements de long terme s’amortissent comptablement –, mais ne l’étaient pas en trésorerie.

De fait, les conseils d’administration de RFF et de SNCF Réseau approuvaient des budgets déficitaires en trésorerie. Ces déficits étaient financés par de la dette : j’ai eu le triste privilège d’augmenter la dette de 10 milliards d’euros en trois ans, époque à laquelle on construisait quatre LGV, ce qui n’était jamais arrivé au préalable. Ces LGV étaient subventionnées partiellement, les collectivités et l’État étant réticents à financer leur part. En résumé, le besoin de financement était couvert par de la dette.

À un moment donné, l’État a pris conscience qu’il s’agissait en réalité d’une dette d’État, la responsabilité du gestionnaire étant d’être efficace techniquement pour la sécurité et d’optimiser les charges. L’insuffisance de recettes intervient parce que nous finançons des dépenses et des investissements qui ne dégagent pas d’autofinancement suffisamment rapidement. En 2018, 20 ou 30 milliards d’euros ont été repris par l’État.

Le « pot commun » de la dette arrange tout le monde à court terme. Le gestionnaire d’infrastructure est surtout intéressé par la responsabilité des infrastructures et la garantie d’un bon état du réseau ferroviaire. De son côté, l’État n’a pas à payer immédiatement : en réalité, la dette est en quelque sorte une subvention à paiement différé.

Enfin, je ne dispose pas de l’information sur la part modale par région.

M. le président David Valence. Vous avez souligné que la préoccupation première d’un gestionnaire d’infrastructure est la sécurité. L’accident de Brétigny-sur-Orge est survenu pendant que vous étiez président de RFF, le 12 juillet 2013. Cet accident a été un traumatisme pour la SNCF et la société française en général.

Par ailleurs, le niveau de reprise de la dette s’est élevé en réalité à 35 milliards d’euros à la suite de la loi portant pacte ferroviaire.

M. Jacques Rapoport. Cette reprise de dette prouve bien que la dette accumulée par le gestionnaire d’infrastructure est une dette d’État. En revanche, la dette accumulée par le transporteur, qui a pour source exclusive le financement du matériel roulant, n’est pas une dette d’État mais une dette commerciale qui doit être amortie par les recettes de la tarification. Il existe donc bien une différence de modèle entre l’infrastructure et le transport. Le transport répond plus à une logique commerciale et économique classique, quand le gestionnaire d’infrastructure répond à un modèle économique de monopole public.

En matière de sécurité, permettez-moi de vous raconter une anecdote. Lorsque je suis arrivé à la RATP, j’avais des idées très « modernes » sur la transformation du management, les délégations de responsabilités et la liberté de l’encadrement. On m’a alors expliqué que le conducteur devait « obéissance passive à la voie et aux signaux ». J’estimais que ceci était contradictoire avec le management moderne, mais j’en suis très vite revenu.

L’accident de Brétigny-sur-Orge a naturellement renforcé les priorités, mais la contrainte de sécurité est complètement intégrée dans tous les fondamentaux du métier ferroviaire. Elle impacte l’ensemble du fonctionnement de l’entreprise. Il faut que cette contrainte soit encore plus présente. Cet impératif de sécurité doit être présent partout, dans toute l’organisation et le système ferroviaire.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je souhaite revenir sur la question de la sécurité. Pour l’avoir régulièrement entendu dans la bouche de mes amis cheminots de Sotteville-lès-Rouen, je partage vos propos sur le fait que la sécurité est partout, tout le temps, intrinsèquement liée au métier de cheminot. À ce titre, la polyvalence n’a-t-elle pas constitué un élément de fragilisation des métiers du réseau ? Quel est votre point de vue sur la sécurité du réseau à l’heure actuelle ?

Ensuite, vous avez indiqué que le véritable enjeu ne porte pas sur la concurrence. Vous avez confirmé que l’on ne s’enrichit pas dans les métiers du fret dans la mesure où les marges y sont médiocres, voire négatives. Il n’en reste pas moins que cette commission d’enquête travaille sur le sujet de la libéralisation et des conséquences pour l’avenir de l’ouverture à la concurrence. Diriez-vous que cette libéralisation a été neutre ? Comme certains l’ont laissé entendre, a-t-elle été neutre en générant des effets pervers ? A-t-elle été neutre en évitant malgré tout que le report modal du fret ne s’aggrave un peu plus ?

M. Jacques Rapoport. J’insiste à nouveau sur le fait que la sécurité est bien la priorité. Cette ligne de conduite existait avant l’accident de Brétigny-sur-Orge et elle n’a fait que se renforcer depuis. Après cet accident, nous avons pris, Guillaume Pepy et moi-même, un certain nombre de dispositions qui nous ont permis d’enregistrer, année après année, une baisse du nombre « d’incidents de sécurité remarquables ». La situation s’est grandement améliorée. Cependant, ces incidents de sécurité remarquables n’étant pas au niveau zéro, l’objectif n’est pas rempli.

Cet objectif n’est pas seulement celui de la SNCF, il doit être partagé dans tous les pays. En effet, des accidents interviennent partout. L’opinion publique sait que la route provoque des morts tous les week-ends, qu’un avion ou deux s’écrase chaque année dans le monde. En revanche, elle n’accepte pas la survenue de morts dans un accident ferroviaire. Et tant mieux.

En résumé, le niveau de sécurité est aujourd’hui bon, voire très bon, mais il demeure perfectible. En outre, nous connaissons tous les ressorts de la nature humaine : quelque chose qui fonctionne bien perd de son intérêt. On court toujours le risque d’habitude, ce que l’on appelle également le « délit d’habitude ». La sécurité représente une mécanique permanente. À mes yeux, nous nous situons à un niveau très bon et nous pouvons être fiers de nos résultats, mais il n’en faut pas moins être attentifs en permanence et ne pas oublier les fondamentaux.

Vous m’avez ensuite interrogé sur les effets de la concurrence. J’estime qu’ils ont été positifs. Lorsque j’ai dirigé RFF et SNCF Réseau, j’ai pu observer les efforts de productivité importants entrepris à Fret SNCF. Le personnel a consenti des efforts très élevés et la productivité s’est accrue pour faire face à la concurrence et éviter d’accumuler des dettes.

Je ne crois pas que l’arrivée des concurrents ait fait peser un risque sur la sécurité. L’Établissement public de sécurité ferroviaire (EPSF) est très attentif au respect des règles de sécurité des entreprises privées. La concurrence a constitué un aiguillon positif mais, encore une fois, la priorité des priorités est la sécurité du réseau. La performance économique est importante, mais l’on ne mobilise pas les cheminots avec des EBITDA. On les mobilise autour de la sécurité et du respect de l’horaire. Depuis des décennies, le respect de l’horaire représente une fierté pour la SNCF. Avec Guillaume Pepy, nous avons d’ailleurs lancé le programme « H zéro », visant à ce que tous les trains partent à l’heure.

En résumé, la sécurité et la régularité sont les deux mamelles de la France cheminote. Elles font la fierté légitime de ce corps social, mais aussi le respect que les dirigeants lui portent.

M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Vous avez mentionné l’accident de Brétigny-sur-Orge, qui a eu un retentissement considérable bien au-delà de la SNCF. Vous faites valoir à juste titre que la sécurité est la priorité dans le transport ferroviaire. Mais ne sommes-nous pas malheureusement engagés dans une dérive qui affecte la sécurité ? Je pense ici à la sous-traitance des travaux, que j’ai vécue en tant que cheminot.

Auparavant, il était question de maintenance préventive, qui visait à anticiper les problèmes. Mais, dans une logique de réduction des coûts, nous sommes passés à une maintenance corrective, qui est en réalité une maintenance réactive, une maintenance d’urgence. N’est-il pas urgent de réinternaliser au maximum les travaux de SNCF Réseau, pour rehausser le niveau de sécurité et permettre aux trains de fret de circuler pendant les périodes de travaux ? Aujourd’hui, y compris dans les chantiers qui ne relèvent pas de la massification, l’ensemble des voies sont fermées parce que les entreprises sous-traitantes travaillent sur les voies sans être formées au risque ferroviaire.

M. Jacques Rapoport. Le débat sur la sous-traitance est aussi vieux que la SNCF. À mon avis, il sera sans fin. Le modèle traditionnel de la SNCF consiste à disposer en interne de l’ingénierie et de la maintenance courante, et à sous-traiter les travaux, qu’il s’agisse des travaux neufs ou des travaux de gros entretien ou de renouvellement. La sous-traitance des travaux a toujours existé. Le cadre est donc permanent et n’implique pas de changement radical de politique.

Je rappelle d’ailleurs que la direction de l’ingénierie de SNCF Réseau, qui réalise l’ingénierie de maîtrise d’ouvrage et l’ingénierie de maîtrise d’œuvre, est le plus gros bureau d’études de France, puisque plus d’un millier d’agents – ingénieurs et techniciens – y travaillent.

Je me souviens de discussions conduites avec Bouygues, Vinci et Eiffage, entreprises spécialisées dans les travaux ferroviaires. À un moment, nous nous sommes demandé s’il ne fallait pas leur sous-traiter la sécurité du site sur un chantier donné. Mais elles ne souhaitaient pas élargir leur périmètre car elles étaient conscientes des limites en matière de sécurité, de surveillance des chantiers et d’autorisations associées. Il me semble donc que le système est globalisé et qu’il n’est pas véritablement remis en cause. Je ne crois pas que nous soyons dans une dynamique d’augmentation massive de la sous-traitance.

Vous m’avez interrogé sur les règles de maintenance. Je ne suis pas ingénieur, j’ai été recruté à l’époque pour réaliser la réforme de la SNCF et de RFF. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité quitter mon poste une fois la réforme effectuée. Durant mon mandat, j’ai toujours fait confiance aux ingénieurs et j’ai eu le privilège d’en fréquenter de très qualifiés.

La SNCF était en effet un vivier de grands ingénieurs et il faut que cela dure. Je crains que les difficultés de recrutement n’entraînent des pertes de qualification. Les travaux électriques sur le réseau sont particulièrement exigeants : il faut travailler la nuit, le week-end, l’été sous la chaleur, l’hiver dans le froid. Dans ces conditions, il est difficile pour la SNCF de demeurer attractive. En matière de ressources humaines, le souci ne porte pas tant sur le renouvellement des compétences en tant que telles que sur la capacité à faire entrer des jeunes et à leur faire intégrer les métiers.

Du reste, ces difficultés ne concernent pas uniquement la SNCF. On constate le même phénomène dans les entreprises privées, mais également au sein de l’administration de l’État, où l’on déplore une baisse continue du nombre de candidats aux concours. Nous sommes confrontés à un problème général de renouvellement des générations. La DRH et le président de la SNCF sont bien conscients de ce sujet, qui me semble essentiel.

 

La séance s’achève à douze heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Sophie Blanc, M. Hendrik Davi, M. Pascal Lecamp, M. Thomas Portes, M. Nicolas Ray, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc