Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

–– Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées.

 


Mardi
27 février 2024

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 42

session ordinaire de 2023-2024

Présidence
de M. Thomas Gassilloud,
président

 


  1  

La séance est ouverte à dix-sept heures cinq.

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous auditionnons M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, pour faire un point d’actualité sur une situation internationale particulièrement riche. Nous avons achevé la semaine dernière un cycle d’auditions sur l’Afrique qui devrait nous aider à mieux cerner les évolutions souhaitables de notre relation avec ce continent. Nous publierons fin mars un recueil de ces auditions, avec une contribution de chacun des groupes parlementaires.

Nous venons d’entrer dans la troisième année de la guerre russo-ukrainienne – un anniversaire que le Président de la République a souhaité marquer en réunissant hier, à Paris, une conférence de soutien à l’Ukraine. Mon homologue ukrainien, le président Zavitnevych, que nous avons reçu en audition le 14 février dernier, exprimait sa confiance dans la capacité de l’Ukraine à résister aux attaques russes dès lors qu’elle pouvait compter sur l’aide de pays amis. De son côté, le président Zelensky a parlé de « l’année de la survie » pour 2022, de « l’année de la résilience » pour 2023 et de « l’année des défis » pour 2024.

Vous pourrez évoquer, Monsieur le Ministre, l’accord bilatéral de sécurité que la France a signé avec l’Ukraine il y a quelques jours, ainsi que l’organisation de la conférence et les annonces du Président de la République.

En ce qui concerne le Moyen-Orient, l’action militaro-sécuritaire d’Israël à Gaza, en réponse aux attaques terroristes du Hamas du 7 octobre, laisse pour l’instant de côté toute solution politique et crée une situation humanitaire très difficile, voire intenable, avec un risque d’embrasement régional – d’ailleurs amplifié par les attaques des Houthis en mer Rouge qui déstabilisent le commerce mondial. Dans quelle mesure, Monsieur le ministre, pouvons-nous espérer la libération des otages, notamment français, détenus par le Hamas ?

Enfin, l’Arménie, dont vous revenez Monsieur le Ministre, souhaite diversifier ses partenaires pour renforcer ses capacités de défense après la reprise du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan en novembre 2023. Quelle est votre analyse sur la stabilité de cette région du Caucase et sur les perspectives de renforcement de la coopération de défense entre nos deux pays ?

Compte tenu de cette dégradation de la situation internationale et de la nécessité de mieux soutenir nos alliés comme de nous prémunir contre les menaces hybrides, nous devons nous mobiliser collectivement pour renforcer nos capacités militaires.

À cet égard, nous avons remarqué que le ministère des armées contribuera de manière presque symbolique – à hauteur de 130 millions d’euros – aux économies budgétaires de 10 milliards prévues pour 2024. C’est un arbitrage dont on peut se féliciter et vous féliciter. Vous nous préciserez toutefois quels seront les secteurs affectés, ainsi que les contraintes qui pèseront sur la trajectoire de la loi de programmation militaire (LPM).

Au-delà de la question des capacités militaires, nous devons nous mobiliser en faveur du renforcement de la défense nationale, laquelle ne doit pas incomber aux seuls militaires. Nous entamerons donc dès demain un nouveau cycle d’auditions sur la défense globale en recevant un ancien Premier ministre. L’agression russe en Ukraine a en effet révélé que la puissance d’une nation ne se mesure pas seulement à ses capacités militaires mais à son aptitude à mobiliser l’ensemble de ses forces vives.

Ce sujet est, comme vous le savez, cher au Président de la République : après avoir fait de l’importance des forces morales l’un des thèmes principaux de son discours de Brienne, il a appelé, lors de ses vœux, à poursuivre le réarmement de la nation face au dérèglement du monde – sujet sur lequel vous insistez également souvent, Monsieur le ministre. Nous espérons apporter sur ce point une contribution utile et complémentaire à la LPM.

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Nous éviterons l’écueil, inhérent à l’objet de la présente audition, de faire comme si vous étiez membres de la commission des affaires étrangères et comme si j’étais ministre des affaires étrangères, pour nous concentrer sur la façon dont toutes les composantes du ministère des armées – la direction générale de l’armement (DGA), la base industrielle et technologique de défense (BITD), la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), et les forces armées en tant que telles – sont sollicitées dans les crises variées que nous rencontrons.

Lorsque, il y a plusieurs mois, nous avons conçu et débattu la LPM au sein de votre commission, certaines études de cas en matière de menaces étaient déjà pratiques, alors que d’autres n’étaient encore que théoriques ; elles sont devenues pratiques depuis lors.

Comme vous le constaterez lors de vos déplacements sur le terrain pour visiter les forces ou contrôler l’action du Gouvernement, et comme vous le vérifierez lors des auditions budgétaires, la succession des crises et les règles d’engagement des forces – en mer Rouge, notamment – laissent penser que la programmation militaire sera nécessairement vivante : des menaces nouvelles appelleront des mises à jour, en particulier sur les sujets spatiaux ou cyber.

Au risque d’être un peu académique, je commencerai par la situation en Europe centrale, en abordant les éléments d’actualité et les défis qui se posent aux équipes du ministère des armées, et je terminerai par le Proche et Moyen-Orient.

Il me paraît utile de rappeler la situation sur la ligne de front en Ukraine, compte tenu des approximations qu’on entend parfois et qui méritent d’être rectifiées devant la représentation nationale. La première phase du conflit débute, comme on s’en souvient tous, en février 2022, avec la guerre d’agression menée par la Fédération de Russie : les troupes russes entrent en Ukraine ; les Ukrainiens ayant vu en grande partie les choses venir, des plans de défense étaient prêts ; guerre de mouvement : les forces armées russes entrent jusque dans Kiev.

Comme les services de renseignement ont ensuite pu le confirmer, les soldats qui sont entrés dans Kiev à bord des chars russes portaient déjà leur uniforme de parade : c’étaient donc les mêmes unités qui devaient prendre Kiev et assurer les missions d’honneur et de parade. Quant à ce qu’on a présenté comme des forces de relève sur les images satellites des chaînes d’information, il ne s’agissait en réalité que de gardes mobiles destinées à assurer la garde statique des institutions ukrainiennes. Rien ne s’est donc déroulé comme la Russie l’avait prévu.

Il s’est ensuivi une guerre de mouvement importante, de février 2022 jusqu’à l’hiver 2022-2023, dans laquelle l’Ukraine a démontré sa capacité à assurer sa défense dans la profondeur. La ligne de front a commencé à se figer l’hiver venu, comme cela a pu être le cas lors de campagnes plus anciennes documentées par les livres d’histoire. Dès lors, la Russie a conduit la guerre d’une nouvelle façon, profitant de la maîtrise du ciel pour mener des frappes dans la profondeur, notamment sur des infrastructures civiles ou énergétiques.

La raspoutitsa a ouvert, en mars 2023, une seconde période dans la guerre, marquée par la contre-offensive ukrainienne. Cette dernière n’a cependant pas fonctionné aussi bien que l’Ukraine et nous l’aurions souhaité. De fait, la ligne de front est particulièrement longue et l’hiver a permis à la Russie de la faire « sécher », d’en assurer une défense très dure par des systèmes de mines et de herses.

L’armée russe demeurait par ailleurs fondamentalement désorganisée : les soldats n’avaient pas forcément à manger les jours où ils avaient des munitions, et inversement. C’est pourquoi la Russie a choisi d’adopter cette posture défensive, sur une ligne de front qui ne passe pas très loin de la centrale nucléaire de Zaporijjia, avec tous les risques que vous connaissez.

Toujours est-il que la contre-offensive ukrainienne n’a pas fonctionné et que la ligne de front s’est installée dans la durée. Mais la Russie n’a pas pour autant repris l’avantage sur le terrain : depuis le 1er janvier, elle a seulement grignoté l’équivalent du département des Hauts-de-Seine, ce qui constitue une surface relativement petite par rapport aux 900 km de la ligne de front. Nous sommes donc entrés dans un nouveau moment, un moment d’endurance dans lequel tout se recompose et se repositionne.

En même temps, le comportement de la fédération de Russie a évolué vis-à-vis de l’Occident et d’un certain nombre de pays du continent européen. Les informations que nous recoupons avec les services partenaires, comme les discussions que j’ai pu avoir avec mes homologues – d’abord allemand et britannique, mais également de Pologne, des pays baltes et d’Europe du Nord – révèlent que la Russie mène de plus en plus d’actions directes contre nos infrastructures.

Cela concerne au premier chef le cyber. La Russie a toujours eu une tradition d’agressivité en la matière, mais elle était plutôt le fait d’individus isolés. L’hybridité est de plus en plus assumée, en lien avec les différents services. Les cibles sont classiquement des entreprises liées au secteur de la défense ou des services publics, mais aussi, désormais, des collectivités territoriales ou des activités économiques et des administrations publiques plus éloignées du cœur régalien de l’État.

Face à cette posture cyber de plus en plus agressive, les services du ministère des armées, et en premier lieu la DGSE, prêtent main-forte aux différents services de l’État pour détecter, attribuer et contrecarrer les menaces. Je pourrai répondre à vos questions sur le sujet, que ce soit dans le cadre de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) ou dans un format ad hoc.

S’agissant des menaces hybrides, elles prennent la forme d’un chantage sur l’énergie ou les matières premières et agricoles, ou visent le domaine de l’information, comme le ministre de l’Europe et des affaires étrangères l’a longuement évoqué.

Le ministère des armées peut, lui aussi, être directement concerné par les menaces informationnelles. Le dernier épisode en est la liste de prétendus mercenaires français qui combattraient sur le sol ukrainien. Il s’agit en réalité d’une liste de personnels du ministère des armées qui se sont rendus en Ukraine, il y a dix ans, pour réaliser une mission de maintenance à l’ambassade, mais de fausses informations prétendent qu’ils se trouvaient actuellement en Ukraine pour mener la guerre. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Le défi, pour l’ensemble des sensibilités politiques réunies à l’Assemblée nationale, consiste dès lors à veiller à ce que le débat démocratique ne soit pas pollué, à l’approche des élections européennes, par des ingérences étrangères. C’est là aussi un sujet de taille.

Il m’a également semblé utile de rendre publiques les interactions de nature très agressive qu’ont eues les forces armées russes et françaises, ce qui est autrement plus préoccupant. C’est nouveau, dans la mesure où cela n’arrivait pas il y a quelques mois, encore moins il y a quelques années – quoique la nouveauté soit relative si l’on regarde ce qui avait cours pendant la guerre froide, avant la chute du mur.

Vous savez mieux que quiconque, en tant que commissaires à la défense, que nous conduisons beaucoup de missions dans les espaces internationaux libres. Dans ces milieux aériens et maritimes, tels que la mer Méditerranée, la mer Rouge, l’océan Atlantique ou la mer du Nord, la liberté de circulation doit être garantie conformément au droit international.

Or la Russie a opéré des tentatives de prise de contrôle de nos aéronefs ou de nos bateaux et des tentatives d’aveuglement des pilotes de nos hélicoptères ou de nos frégates. Un service de contrôle aérien militaire russe a même menacé directement un ensemble d’avions français de les abattre, alors qu’ils se trouvaient dans un espace aérien libre au regard du droit international. La Russie a donc désormais une posture agressive assumée. Il me semble important que les commissaires de la défense en soient avertis et je serai disponible pour en reparler, dans les limites inhérentes au cadre d’une audition publique.

Il en découle plusieurs questions. Tout d’abord, comment les « alliés » doivent se positionner dans l’aide qu’ils apportent à l’Ukraine ? Tout le monde a les yeux rivés sur la campagne américaine. Les débats sur l’exigence de l’Otan de consacrer 2 % du PIB à la défense ont repris cours dans les gazettes – cette question nous avait d’ailleurs longuement occupés pendant l’élaboration de la LPM, mais l’objectif a entre-temps été atteint, avec 2,03 % pour être précis.

Cela pose également des questions de valeur : est-ce que la victoire de la Russie ou sa défaite reviendrait au même pour notre architecture et notre environnement de sécurité en Europe ? Voilà ce qu’il faut demander à la commission de la défense. En fonction de la réponse que vous y apporterez, nous pourrons avancer sur un autre point : dans tout cela, que devons-nous faire ?

S’agissant de ce qui a été fait, je conteste la méthode retenue par le classement du Kiel Institute, qui n’inclut pas l’aide apportée dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix (FEP) et se fonde non sur les livraisons réalisées, mais sur celles qui sont déclarées. Or nous autres, Français, avons fait le choix de livrer tout ce que nous promettons. Pour l’image du pays à long terme, par-delà les opinions politiques des uns et des autres, mieux vaut opter pour cette stratégie.

Nous observons une stricte discrétion sur les armes en cours de livraison ou qui viennent d’être livrées, car nous savons que les services russes s’y intéressent de près. Toutefois, le Président de la République et moi-même avons estimé qu’il était temps de donner au Parlement le détail des armes livrées à l’Ukraine depuis le mois de février 2022. Je remets donc dès à présent au président de la commission, et à tous ses membres, par son intermédiaire, un document qui en dresse la liste. Il sera transmis à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, et rendu public sous quarante-huit heures.

Il permet d’identifier ce qui a été fait par capacités, des équipements individuels aux systèmes optiques et des systèmes antichars à l’artillerie et à la défense sol-air, en passant par les véhicules blindés de combat et de transport. Les canots Zodiac Futura y figurent aussi, car nous ne sommes pas restés inactifs en matière navale. L’Ukraine a enregistré de beaux succès en mer Noire, ce qui lui a permis de reprendre ses exportations de céréales. Cela illustre la difficulté d’analyser ce qui s’y passe de façon exhaustive, car la capacité de l’Ukraine à prendre l’ascendant dans une partie de la mer Noire n’était pas acquise. Le document que je vous transmets présente aussi les livraisons de munitions, de missiles et de drones.

Le Président de la République a annoncé des livraisons d’équipements pour un montant de 2,6 milliards en valeur. Comme tout le monde n’est pas spécialiste de ces questions, il importe de préciser que les valeurs de livraison ne sont pas exactement les valeurs de recomplètement, dans la mesure où livraisons et recomplètements ne sont pas simultanés, les uns relevant des autorisations d’engagement et les autres des crédits de paiement. À ces 2,6 milliards d’équipements en valeur livrés depuis le mois de février, il faut ajouter 1,2 milliard au titre de la FEP.

Nous avons conclu avec l’Ukraine un accord de coopération en matière de sécurité. Il ne s’agit ni d’un traité, dont vous auriez été saisis, ni d’un accord intergouvernemental, mais d’un accord-cadre politique, visant notamment à démontrer notre endurance dans le soutien à l’Ukraine. De nombreux pays se sont engagés à signer un tel accord en marge du dernier G7. L’Allemagne et le Royaume-Uni l’ont fait, nous aussi désormais, et plusieurs pays s’apprêtent à nous rejoindre.

Le Président de la République a demandé au Gouvernement d’inscrire à l’ordre du jour du Parlement un débat sur cet accord, au titre de l’article 50-1 de la Constitution. Il nous offrira l’occasion d’évoquer les diverses formes de l’aide que nous apportons à l’Ukraine, qui inclut, outre les équipements militaires, la formation des troupes et des aspects civils dont le ministre des affaires étrangères a la responsabilité.

Je vous dois quelques explications sur son volet budgétaire, sur lequel il est impensable que le Parlement n’ait pas le dernier mot. Nous travaillerons nécessairement avec l’Assemblée nationale et le Sénat dans le cadre de la gestion budgétaire en cours d’année. De surcroît, l’impact financier s’étalant sur plusieurs années, le projet de loi de finances pour 2025 nous offrira l’occasion d’aborder l’aide à l’Ukraine, qu’il incombera aux parlementaires d’avaliser. Le travail avec Bercy et les ministères concernés est en cours, sous la houlette de mes équipes.

Vous avez approuvé la création d’un fonds de soutien, puis son abondement, qui a permis de l’inscrire dans une nouvelle logique, celle de l’acquisition directe de matériels par le ministère de la défense ukrainien auprès des industriels français, destinée à remplacer les cessions. Nous avons été bien inspirés de nous engager dans cette voie dès le mois de septembre, lorsque je me suis rendu à Kiev avec plusieurs d’entre vous. Nous avons transmis à l’armée ukrainienne une culture d’achat, et à nos industriels une culture de vente dans un pays qui n’est pas membre de l’Otan et qui de surcroît est en guerre, ce qui nous a permis de faire évoluer nos capacités avec profit – le camion équipé d’un système d’artillerie (Caesar) en est le meilleur exemple.

Sur le travail budgétaire, trois points méritent d’être précisés.

D’abord, il faut identifier les cessions d’équipements en fin de vie dont le retrait était prévu par les lois de programmation militaire et qui devaient faire l’objet d’un recomplètement par des matériels neufs. La loi du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense, dite LPM 2024-2030, que vous avez débattue et, pour certains, votée, permet de retirer chaque année d’importantes quantités de matériels du parc de nos armées. Auparavant, nous les aurions cédés à divers partenaires ; nous les cédons en priorité à l’Ukraine, ce qui constitue une cible budgétaire significative.

Le meilleur exemple en est le recomplètement des véhicules de l’avant blindés (VAB) et des AMX-10 RC par des véhicules blindés multirôles (VBMR) Griffon et des engins blindés de reconnaissance et de combat (EBRC) Jaguar. La simple honnêteté intellectuelle et budgétaire oblige à dire que ces véhicules auraient été livrés à l’armée de terre française même si la guerre d’Ukraine n’avait pas lieu. Celle-ci a toutefois eu parfois pour effet d’accélérer le processus, dans le cadre de la programmation militaire.

Ensuite, il faut identifier les cessions de matériels dont la fin de vie est une forme de date de péremption. Certains systèmes de missiles complexes en font partie. Nous aurions pu les remettre sous cocon ou les remotoriser ; nous avons décidé de les donner à l’Ukraine, ce qui n’a pas le même impact budgétaire.

Quant aux matériels neufs, leur cession est la plus délicate du point de vue budgétaire. C’est pourquoi nous encourageons, grâce au fonds de soutien, l’achat direct auprès de notre base industrielle et technologique de défense (BITD).

Enfin, il faut rouvrir le débat, que nous avons eu à plusieurs reprises il y a un an, sur les marges de manœuvre que nous laisse l’inflation. Nous avons conçu la LPM 2024-2030 dans la crainte que les critères macroéconomiques dont elle dépend ne soient pas remplis. Les données récentes suggèrent que l’inflation nous offrira des marges de manœuvre importantes, même s’il est trop tôt dans l’année pour en être certain. Compte tenu du volume du budget des armées, ce paramètre est important. Ses agrégats peuvent subir – vous me l’avez souvent dit – des effets d’éviction si l’inflation est élevée. Cela signifie que, dans le cas contraire, ils bénéficient de grosses bouffées d’oxygène. Tout cela est en cours d’élaboration.

Il me semble de bonne politique, dès lors que nous ne touchons pas au physique de la programmation militaire, de réinjecter les éventuelles marges de manœuvre offertes par l’inflation dans le soutien à l’Ukraine. Cet argent ira aux industriels français et financera les armes et les munitions qu’ils livreront à l’Ukraine le cas échéant. Je travaille à ce sujet avec Matignon et Bercy et ne manquerai pas de vous tenir informés, d’autant que le Parlement aura le dernier mot.

J’en viens à l’économie de guerre, qui occupe aussi l’actualité, et qui est même le cœur battant du sujet. J’observe qu’elle passionne tout le monde désormais, même ceux qui ont largement accompagné la fonte musculaire de l’armée française et des industries de défense dans le passé. Tout cela va dans le bon sens. La vérité m’oblige à vous dire que la situation n’est pas homogène. On ne récupère pas la masse musculaire perdue en une journée à la salle de sport !

Il est certain qu’il faut faire plus. J’en prends ma part ; les industriels doivent prendre la leur. Tout cela a une empreinte sociale : une usine ne passe pas aux trois huit sans modifier l’organisation du travail. Ce que font les équipes de Nexter à Bourges et à Roanne est admirable. Il faut aborder l’économie de guerre non de façon globale, ce qui est assez ridicule à mes yeux, mais par segments.

S’agissant des Caesar, elle fonctionne. Il en sortira cette année soixante-dix-huit des usines de Nexter, soit plus que le parc de l’armée française. Le cas de MBDA est plus mitigé : si le temps de production des missiles sol-air de courte portée Mistral a été divisé par deux, le travail commence à peine sur les missiles Aster. J’ai décidé, en janvier 2023, d’en commander beaucoup, pour donner de la visibilité à l’industriel.

Sans préjudice des travaux de cette commission, qui incluront inévitablement des auditions de ministres sur l’innovation, j’indique qu’évaluer notre capacité à produire, la gestion des stocks et l’organisation de la supply chain a du prix. À ce propos, je rends hommage à Olivier Dussopt, qui a rejoint cette commission, et qui, lorsqu’il était ministre du travail, m’a aidé à maintenir le dialogue avec les partenaires sociaux pour concilier économie de guerre et droit du travail. Cette exigence nous distingue de certains pays avec lesquels je m’étonne que nous soyons comparés dans la presse. Il serait surprenant que nous prenions la Corée du Nord comme modèle d’organisation de notre industrie de défense. Qui se donne la peine d’observer notre modèle en détail constatera que les choses avancent.

Je vous inviterai à la pose de la première pierre, le mois prochain, de l’usine de production de poudres d’Eurenco à Bergerac. Enfin, nous relançons une production souveraine de poudres ! Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut produire plus de munitions ; encore faut-il avoir accès à la poudre dont elles sont faites. Quant à l’étude sur la relocalisation d’une filière de munitions de petit calibre confiée à la direction générale de l’armement (DGA), que j’ai promise à certains d’entre vous, elle devrait être livrée en avril ou en mai, ce qui nous permettra de prendre certaines décisions en la matière.

J’en viens aux réflexions que nous avons menées hier soir, à Paris, à l’invitation du Président de la République, avec nos partenaires, pour, en ce début d’année, réfléchir – en tenant compte de tous les paramètres, notamment la situation qui prévaut outre-Atlantique – à la façon de faire mieux et autrement concernant notre aide à l’Ukraine. Tel était, en substance, l’ordre du jour de cette réunion, qui s’est tenue après de nombreuses réflexions menées de chef d’état-major à chef d’état-major et de ministre à ministre. Il s’agissait, à l’occasion du triste anniversaire de deux ans du conflit, de faire le point et d’identifier les défis à relever.

Plusieurs décisions ont été prises pour faire mieux, s’agissant notamment du passage en économie de guerre des segments qui n’y sont pas encore. Tel est notamment le cas des frappes dans la profondeur, ce qui soulève la question du rythme de production du système de croisière conventionnel autonome à longue portée (Scalp) et celle du recomplètement du lance-roquettes unitaire (LRU), sur le modèle de ce qui a été fait en matière d’armement air-sol modulaire (AASM). Le Caesar, qui permet de frapper dans la pré-profondeur, à quarante kilomètres, démontre à quel point se positionner en matière d’artillerie peut changer la donne. Je rappelle que la France est coleader des coalitions artillerie et défense aérienne. Il faut à présent traiter la question des frappes dans la profondeur.

En matière de munitions, l’approvisionnement en obus de 155 mm est soumis à de fortes tensions. La République tchèque a proposé de s’approvisionner en commun auprès de fournisseurs éloignés de l’Europe. Le dialogue est engagé. Dans le cadre de la coalition artillerie, nous avions d’ores et déjà mené des réflexions et agi. Jusqu’au mois de février 2023, notre capacité de livraison d’obus de 155 mm était de 1 000 par mois. Elle était de 2 000 par mois en janvier 2024 et de 3 000 par mois à ce jour. La pente est bonne, mais encore trop faible, notamment en raison de la disponibilité de la poudre. Nexter fait son possible pour investir dans des machines et ouvrir une ligne de production supplémentaire pour nous permettre d’atteindre, d’ici à la fin de l’année, un rythme de production compris entre 4 000 et 5 000 obus par mois. La fonte musculaire des vingt dernières années ayant été spectaculaire, la reprise est longue.

Je crois utile de préciser une déclaration du Président de la République faite hier soir. Elle a été plusieurs fois abordée lors de la séance de questions au Gouvernement de ce jour, à laquelle je n’ai malheureusement pas pu assister car j’accueillais l’émir du Qatar aux Invalides, où les honneurs militaires devaient lui être rendus dans le cadre de sa visite d’État. Lors de la réunion, plusieurs pays ont formulé des propositions en matière de déminage et de formation, effectuée non sur le territoire polonais, mais sur le territoire ukrainien, en arrière de la ligne de front. Le Président de la République a dit qu’aucun consensus n’avait émergé à ce sujet mais que, par nature, il n’excluait rien. Ces précisions s’imposent compte tenu de la tournure médiatique des choses. Il ne s’agit pas d’envoyer des troupes en Ukraine pour faire la guerre à la Russie. Le Président de la République a été clair, en disant que nous ne sommes pas en guerre avec le peuple russe ni avec la Fédération de Russie.

Il n’en faut pas moins, dans une perspective plus globale, poser à chaque sensibilité politique la question de savoir comment faire mieux et autrement pour aider l’Ukraine, pour faire en sorte que la Russie ne gagne pas. Cette question mérite un débat démocratique, que nous aurons prochainement à l’Assemblée nationale. En tout état de cause, dire que l’on n’exclut rien, ce n’est ni être faible, ni être escalatoire, sauf à considérer que la Russie doit gagner. Il est assez naturel que des chefs d’État et de gouvernement rassemblés à Paris s’interrogent sur ce que leurs pays respectifs peuvent faire en plus de ce qu’ils font déjà. Nous réunirons, d’ici une dizaine de jours, les ministres de la défense et des affaires étrangères des pays concernés pour poursuivre le dialogue.

Que ces réflexions soient menées à Paris n’est pas anodin, au regard des attentes de la plupart de nos partenaires européens et des interrogations formulées par certains groupes politiques sur notre place dans l’Otan et notre rapport à Washington. Plusieurs pays européens attendent de la France qu’elle assume le leadership en matière de réflexion et d’initiatives. Nous pouvons tous, me semble-t-il, nous en réjouir.

Au Proche-Orient, les trois personnes encore retenues en otage ou disparues à Gaza font l’objet d’une mobilisation de chaque instant des services. Le Qatar, dont l’émir est à Paris pour une visite d’État, a été utile et efficace dans les négociations que nous avons menées pour obtenir la libération des autres otages.

Nos forces se consacrent à la maîtrise de l’escalade à l’échelle régionale. Vous êtes nombreux, de diverses sensibilités politiques, à vous mobiliser pour la sécurité du Liban, ce dont je vous remercie. Nous avons 700 soldats au sein de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), dont le mandat, c’est le moins que l’on puisse dire, est difficile à exécuter. Ils vivent le plus souvent sous protection. Nous maintenons un dialogue permanent avec les diverses sensibilités politiques libanaises et avec les autorités israéliennes. Je me suis rendu dans les deux capitales à de nombreuses reprises pour essayer de faire en sorte que l’escalade soit maîtrisée et demeure sous le seuil de l’engagement, mais nous nous inscrivons dans des problèmes plus globaux.

En mer Rouge, nous assurons la sécurité maritime dans le cadre de la mission Aspides. Le Président de la République n’a pas souhaité que nous participions à la coalition anglo-saxonne, qui procède à des frappes préventives sur le Yémen. Nous nous contentons d’une mission de sécurité maritime. Nos frégates agissent uniquement en légitime défense et en escorte de bateaux civils français. Par trois fois, elles ont dû engager des salves de missiles ou de drones tirés depuis le Yémen. Si cette capacité n’est pas nouvelle sur le papier, cela faisait longtemps que des frégates françaises n’avaient pas eu à faire feu dans ces proportions. Chacun doit être conscient que le tonnage transitant par le canal de Suez a diminué de 40 %, ce qui n’est pas sans conséquence pour notre économie, dont le budget de nos armées doit tenir compte, et pour celle de notre partenaire égyptien.

En Irak, le gouvernement souhaite tourner la page de l’opération Inherent Resolve, ce qui provoque des tensions avec les milices chiites. La lutte contre les groupuscules de Daech se poursuit. Je rappelle que nous y avons perdu trois soldats en août dernier, lors de missions de lutte contre le terrorisme.

Je rends hommage à l’action sanitaire de nos armées au Proche-Orient. Grâce au service de santé des armées (SSA) et à la Marine nationale, des patients – des enfants pour la plupart, victimes de pathologies lourdes exigeant des amputations ou ayant perdu leurs parents – ont été transférés sur le Dixmude depuis Gaza, où ils étaient inévitablement soignés de façon sommaire, mais sauvés. Avant d’être rejoints par notre partenaire italien, nous étions la seule nation ayant déployé des moyens militaires de cette nature pour soigner directement les populations civiles. Par ailleurs, nous menons des missions avec notre partenaire jordanien pour mettre à disposition des hôpitaux jordaniens de la bande de Gaza du fret sanitaire. Cette opération bilatérale est menée par l’armée de l’air et de l’espace (AAE). Si le Quai d’Orsay a pris la main dans le cadre du Centre de crise et de soutien, les forces armées resteront mobilisées aussi longtemps que nécessaire.

Avec l’Arménie, la France entretient une relation aussi ancienne que chaleureuse, riche en émotion – chacun se souvient des déclarations du président Chirac à ce sujet. En raison des choix d’alliances de l’Arménie au lendemain de la dissolution du Pacte de Varsovie, notre partenariat militaire n’est pas à la maille du partenariat civil. Il n’en demeure pas moins que l’Arménie doit pouvoir se défendre, que ses frontières sont internationalement reconnues et que notre devoir est de lui procurer un accompagnement de défense sous forme de conseil, de formation et de vente d’armements défensifs. Les systèmes de défense aérienne visant à protéger les civils d’Erevan n’ont pas vocation à servir si personne ne les agresse.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Yannick Chenevard (RE). J’adresse mes remerciements à nos forces armées en général et à nos marins déployés en mer Rouge en particulier.

Consacrer 2 % du PIB à notre défense : tel est l’objectif que nous nous sommes fixé. Depuis le général de Gaulle, la France n’a jamais interrompu la construction de sa défense, même si elle a parfois fortement décéléré – c’est ce que M. le ministre appelle la « fonte musculaire ». Elle est restée indépendante sans s’éloigner de la coopération avec ses partenaires. Nous n’avons pas à rougir, bien au contraire.

Nous avons même construit notre dissuasion nucléaire sans obtenir que son coût soit exclu du calcul des fameux 3 % de déficit budgétaire exigés par le traité de Maastricht. Cet effort a permis non seulement de conserver un potentiel scientifique et technologique essentiel à notre souveraineté nationale, mais aussi de maintenir une filière nucléaire civilo-militaire dont nous mesurons chaque jour l’importance.

Toutefois, à la table des alliés européens, tous n’ont pas fait le même effort. Plusieurs ont vécu sans investir, sous la protection du parapluie américain. Le réveil est brutal. En France, la croissance dynamique des sept dernières années nous permet d’investir massivement dans notre défense. Par ses choix, la France a un poids. Monsieur le ministre, pouvez-vous, sachant qu’une expression publique n’est jamais neutre, rappeler pourquoi nous avons atteint l’objectif de consacrer 2 % du PIB à notre défense en avance de phase ?

Par ailleurs, le budget n’est pas tout. Tandis que la guerre est de retour sur notre continent, nous devons aller plus vite et plus fort. Mais pour accélérer, ne faut-il pas lever l’embargo normatif ? Nous préparons nos forces de terrain au durcissement, mais prépare-t-on notre action publique à la haute intensité ? Je rappelle que les normes prévues pour les personnes à mobilité réduite (PMR) sont applicables à l’hébergement de nos commandos et que le maintien en condition opérationnelle (MCO) de nos aéronefs est réglé sur les normes de l’aviation civile, de sorte que nos drones militaires, dans leurs hangars, sont attachés avec des chaînettes en plastique, et ne peuvent survoler les routes lorsqu’ils en sortent.

Le service d’infrastructures de la défense (SID) doit faire des choix douloureux. Nous reconnaissons qu’un énorme effort a été accompli dans ce domaine. Toutefois, nous aimerions savoir s’il existe un calendrier de modernisation et de réarmement de notre bloc normatif au bénéfice de notre action publique.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Sur les questions budgétaires, la programmation est connue. Nous avons eu, dans le cadre de l’examen de la LPM 2024-2030, un riche débat sur l’objectif de consacrer à notre défense 2 % du PIB. Comme je l’ai indiqué alors, je ne cède pas au fétichisme des chiffres. Celui-ci intègre, pour tous les membres de l’Otan, les pensions. De surcroît, il n’a pas tout à fait la même signification avec ou sans dissuasion nucléaire. Surtout, augmenter les budgets de défense pour acheter du matériel qui est entreposé dans des hangars faute d’avoir une armée d’emploi ne sert pas à grand-chose. L’utilité de ce chiffre est surtout de mettre en évidence un sous-investissement s’il n’est pas atteint.

Par ailleurs, l’Otan en fixe un autre, dont on entend peu parler : la part d’investissements réels dans les équipements, dont l’Otan fixe le seuil à 20 % des dépenses de défense. En France, elle s’élève à 30 %. J’ai bien du mal à faire en sorte que les instances de l’Otan en prennent conscience et compte sur les membres de cette commission qui siègent à l’Assemblée parlementaire de l’Otan pour m’y aider. Une armée, comme une mairie, peut avoir un gros budget de fonctionnement sans toujours remplir son office.

Si nos dépenses de défense dépassent le seuil de 2 % du PIB cette année, c’est grâce à vous. D’abord, la LPM 2024-2030 offre des marges. Ensuite et surtout, la loi de finances de fin de gestion pour 2023 a ouvert des crédits de paiement à hauteur de 2,1 milliards pour la mission Défense. À l’issue du dialogue avec Bercy, les besoins d’achat du ministère bénéficieront de 1,5 milliard supplémentaire en 2024. En additionnant la première marche de la LPM 2024 – 2030 et les crédits ouverts en fin de gestion, le budget de la défense bénéficie d’une augmentation de 3,2 milliards, soit 2,03 % du PIB, sans préjudice du calcul de celui-ci en fin d’année.

Il faut continuer de faire vivre les 2 % du PIB utiles militairement plutôt que pour eux-mêmes. Je rappelle que nous avons atteint ce seuil pendant la crise du covid uniquement en raison de la diminution du PIB, ce qui illustre son caractère relatif : l’armée française est en bien meilleur état en 2024 qu’en 2020, grâce notamment à un budget bien plus important. De même, un pays créant beaucoup de richesses et dont le PIB est très dynamique verra la part relative de ses dépenses militaires diminuer. Telle est la limite de l’exercice.

S’agissant de la simplification des normes, j’ai demandé au SID et à la DGA d’y travailler. Dans le cadre de la LPM 2024-2030, vous avez adopté des mesures. Le chantier n’est pas achevé. Avant d’être légal ou réglementaire, il est culturel. Le délégué général pour l’armement (DGA), Emmanuel Chiva, a fait de la façon de pratiquer les contrôles sa priorité pour 2024. Quant au combat réglementaire, il est à ma main sous réserve que l’administration y prête la sienne, soit dit avec prudence et avec toute l’affection pour l’administration civile que je dirige, et pour laquelle je n’ai que bienveillance. Par le passé, ce ministère s’est construit sur les coupes budgétaires, donc sur la protection contre les risques. Faire autrement suppose un changement de culture.

Par ailleurs, Bruno Le Maire prépare un projet de loi de simplification plus global visant les pans de notre économie identifiés par les travaux en cours. Il ne faut pas s’interdire d’y insérer un titre, à tout le moins quelques articles, relatifs à la défense nationale, qui sont préférables à des mesures d’exception relevant de l’économie de guerre.

M. Laurent Jacobelli (RN). En affirmant qu’il n’excluait pas d’envoyer des troupes en Ukraine, le Président de la République a, hier, effrayé les Français. Envoyer des troupes, tout le monde sait ce que cela signifie. Cela ne signifie pas faire de la formation ou du déminage – c’est vous, Monsieur le ministre, qui êtes en opération déminage aujourd’hui !

Au demeurant, nos partenaires européens l’ont bien compris. L’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne, la Pologne et les autres pays d’Europe se sont désolidarisés, les uns après les autres, des propos du président. Même l’Otan a pris ses distances ! Cette prise de position solitaire, irresponsable et impulsive d’Emmanuel Macron est une folie que les Ukrainiens eux-mêmes n’ont jamais réclamée.

Non seulement il ne faut pas le faire, mais on ne peut pas le faire. Le Président de la République envisagerait d’envoyer les enfants de France mourir en Ukraine ? Mais ne lui avez-vous pas signalé que nos armées n’ont pas les moyens d’assumer cet excès de zèle présidentiel ? Effectifs insuffisants, armement lacunaire, manque de munitions : tout porte à croire que le locataire de l’Élysée n’a consulté ni ses partenaires ni son ministre des armées avant d’imaginer engager la France sur la dangereuse pente de la cobelligérance. Lui qui se rêvait grand architecte d’une Europe de la défense, il aura au moins réussi l’exploit de créer l’unanimité des nations européennes, mais contre lui !

Quelle folie d’imaginer que le rôle d’une puissance nucléaire est de jouer l’escalade avec une autre puissance nucléaire ! Décrédibilisé en France, le Président de la République tente d’exister sur la scène internationale. Force est de constater que l’accueil réservé à ses déclarations, partout dans le monde, est à peu près comparable à celui qui lui a été réservé par nos forces vives au Salon de l’agriculture : une débâcle. En braquant nos alliés et en exposant nos fragilités, Emmanuel Macron offre à Poutine un cadeau inespéré sans faire oublier le fiasco de sa politique intérieure.

Monsieur le ministre, vous qui êtes chargé de préparer l’éventuelle application de cette escalade aussi dangereuse qu’inutile, quelle traduction concrète pour nos armées envisagez-vous de lui donner ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Deux possibilités s’offrent à moi concernant le registre dans lequel inscrire ma réponse : partir du principe que la question s’inscrit dans le contexte de la campagne des élections européennes et faire campagne moi aussi ; m’en tenir, compte tenu de la gravité du sujet, à l’approche documentée qui a été la nôtre lors de l’élaboration de la LPM 2024-2030. Dès lors que chacun doit prendre ses responsabilités, je ne ferai pas de politique à ce sujet. Nos concitoyens n’ont pas envie, me semble-t-il, de nous voir faire campagne pour telle ou telle élection sur un sujet aussi grave.

J’étais hier à la réunion des chefs d’État et de gouvernement. J’ai souvent rencontré mes homologues à Bruxelles, lors de diverses réunions. Dans de nombreuses capitales, c’est une réalité, on se demande comment faire autrement, sans toujours formuler une réponse, moins encore des réponses identiques.

Entre ce que nous faisons et la cobelligérance, il y a une zone où nous pouvons faire davantage. Nous pouvons par exemple envoyer des conseillers militaires, comme d’autres pays l’ont fait depuis longtemps, et nous-mêmes dans d’autres pays, dans le cadre de partenariats. La question d’entretenir une présence militaire en Ukraine a été abordée hier soir, sans qu’un consensus n’émerge. Le Président de la République a uniquement dit que nous n’excluons rien. La présence militaire peut prendre plusieurs formes.

Le terme de « cobelligérance » appartient au narratif russe, qu’on le veuille ou non, et il mérite d’être interrogé juridiquement. Il n’est pas question de faire la guerre à la Russie, et le Président de la République l’a redit clairement hier soir. Chaque fois vous nous faites le coup de l’escalade : les frappes dans la profondeur étaient escalatoires, les Scalp étaient escalatoires. Votre présidente de groupe a dit qu’il ne fallait donner que des armes défensives. Mais qu’est-ce qu’une arme strictement défensive ?

C’est la question des moyens de la paix qui se pose. Le président Bardella et la présidente Le Pen disent qu’il faut négocier ; mais soit on négocie avec le président Poutine dans un rapport de force, en considérant qu’il ne respecte que cela, soit on arrive à la table des négociations en étant faibles et en avalant toutes les exigences russes. On nous a largement reproché d’entretenir des relations directes avec les responsables politiques de la fédération de Russie en 2022. Le Président a eu le président Poutine de nombreuses fois au téléphone et j’ai moi-même échangé plusieurs fois avec Sergueï Choïgou. Nous sommes le pays occidental à avoir entretenu le dialogue diplomatique le plus long. Notre position est simplement lucide.

J’espère que nous serons capables d’avoir un débat apaisé, technique, laissant entendre ce que chacun propose. S’il ne faut pas donner d’armes trop dangereuses ou trop offensives ni réfléchir avec ses partenaires quand on les invite à Paris, que proposez-vous ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je voudrais faire remarquer en premier lieu que vous n’avez pas été auditionné par notre commission depuis près d’un an – sauf pour l’examen du budget –, ce qui pose un sérieux problème démocratique.

Nous allons faire l’exégèse des propos du Président de la République, ce dont nous aurions pu nous passer s’il avait été rigoureux. Il envisage l’envoi de troupes au sol en Ukraine, en disant qu’« en dynamique, rien ne doit être exclu ». C’est hallucinant ! « En dynamique », cela veut dire en cas d’escalade, escalade à laquelle il envisage donc de participer alors que, par définition, nul ne peut savoir où elle s’arrêterait entre deux puissances nucléaires. Il affirme également qu’« il n’y a pas de consensus pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au sol ». Est-ce à dire qu’il le souhaite ? Sous-entend-il qu’il y en aurait déjà officieusement ?

En Suède, le Président a aussi affirmé : « Pour nous, une partie de nos intérêts vitaux […] a une dimension européenne, ce qui nous donne une responsabilité particulière, compte tenu précisément de ce dont nous disposons et de notre capacité de dissuasion. » Je comprendrais qu’il ait mal maîtrisé son propos en parlant anglais, mais si tel n’était pas le cas, il aurait modifié gravement la doctrine de dissuasion française, qui repose sur la notion d’intérêts vitaux, antinomique de l’idée de responsabilité envers autrui. En outre, le principe du partage de dissuasion, agité ces derniers temps, est contraire au traité sur la non-prolifération. Pouvez-vous nous confirmer que la langue du Président a fourché ?

Par ailleurs, pourquoi la France continue-t-elle de livrer des armes à Israël, alors que la Cour internationale de justice considère comme plausible la commission d’un génocide envers le peuple palestinien ? Qu’on en livre un petit nombre, qu’elles soient défensives ou non ne changerait rien. Il faut cesser de livrer des armes. C’est ce à quoi nous oblige le Traité sur le commerce des armes. Combien y a-t-il eu de contrôles en Israël sur l’utilisation finale des composants livrés depuis le 7 octobre ? Pourquoi la commission parlementaire d’évaluation de la politique du Gouvernement d’exportation de matériels de guerre n’a-t-elle toujours pas été créée, alors que la LPM fixait une date butoir en janvier ?

Autre sujet : Les Forges de Tarbes, entreprise de souveraineté productrice de corps d’obus, est à l’arrêt depuis deux semaines. Cela fait pourtant des mois que je vous alerte sur sa situation.

Enfin, pourquoi avons-nous repris la coopération militaire avec la Guinée, comme me l’a confirmé ici le chef d’état-major des armées, Thierry Burkhard, le 31 janvier, alors que le pays est dirigé par un putschiste et que toutes les libertés publiques y sont progressivement abrogées ? À ce propos, je vous alerte sur la situation de Sékou Jamal Pendessa, un journaliste récemment emprisonné.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Quand l’on m’invite, je viens, Monsieur le député. Le président Gassilloud m’invite souvent et moi-même j’invite des parlementaires lors de déplacements. J’essaie d’être le plus possible à votre disposition, comme je pense vous l’avoir montré pendant la discussion sur la loi de programmation militaire.

Notre doctrine de dissuasion nucléaire n’a pas évolué. Je cite le Président de la République lors de son discours à l’École de guerre en février 2020 : « Les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne. » François Hollande l’avait déjà dit, à la suite du président Chirac qui avait parlé, en 1996, d’une « imbrication croissante de nos intérêts vitaux ». Il n’y a pas de parapluie nucléaire français, à l’image du parapluie américain pour l’Otan – mise à disposition d’ogives nucléaires et système de double clé –, et il n’en est absolument pas question. Le Président de la République est le seul à pouvoir définir ces intérêts vitaux. C’est d’ailleurs en partie parce qu’il savait que nous allions devenir une puissance nucléaire que le général de Gaulle a voulu, en 1962, que le président de la République soit élu au suffrage direct – soit dit en passant, on ferait bien, lors des campagnes présidentielles, d’interroger davantage les candidats sur leur rapport à la dissuasion nucléaire et aux intérêts vitaux. Des capitales européennes posent des questions, ce qui n’était pas le cas auparavant, et il est difficile de leur répondre, dans la mesure où la définition des intérêts vitaux est ambiguë.

Le président Sarkozy avait élaboré un scénario, qui était l’héritage de longs débats de doctrine avec les Britanniques. Comme vous le savez, les accords de Lancaster House ont permis aux gouvernements de nos deux pays de réaffirmer qu’ils n’envisageaient pas « de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’une des parties pourraient être menacés sans que ceux de l’autre le soient aussi ». Notre modèle reste un modèle souverain, et dans sa mise en œuvre, ce qui nous différencie de nos camarades britanniques, et dans sa doctrine, puisque la réintégration dans le commandement intégré de l’Otan, voulue par le président Sarkozy, ne s’est pas accompagnée d’une intégration dans le Groupe des plans nucléaires. Votre président de commission a été interrogé sur ce sujet lors de ses déplacements européens ; vous le serez également de plus en plus. Certaines capitales ont peur, parce qu’elles voient bien que l’Otan qu’elles ont connue peut changer du jour au lendemain – on en revient aux grands électeurs de Caroline du Sud. Il est important d’expliquer, autant que possible car ce n’est pas simple, cette notion d’intérêts vitaux ayant une dimension européenne.

En 2022, 15 millions d’euros de composants ont été transférés à Israël, ce qui représente 0,2 % des transferts globaux. Il n’y a pas de relation d’armement en tant que telle avec Israël – et pour cause, leur BITD est largement concurrente de la nôtre et, sur plusieurs marchés, ils sont même des concurrents très directs. Ce ne sont que des composants élémentaires qui ont été livrés : roulements à billes, vitrages, systèmes de refroidissement, potentiomètres, capteurs de pression. Ils sont principalement utilisés pour des armements destinés à l’exportation. Après le 7 octobre, j’ai demandé aux services représentant mon ministère à la CIEEMG – commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre – de redoubler de rigueur. Certaines licences ont concerné des composants des missiles du Dôme de fer, un système uniquement défensif. Mon ministère a dernièrement refusé de répondre à certaines demandes, afin de rester irréprochable en la matière. Tout cela se fait dans un dialogue très franc avec Tel Aviv.

C’est de la responsabilité du Bureau de l’Assemblée nationale d’installer la commission sur les exportations.

Si l’entreprise Les Forges de Tarbes a eu des difficultés, les choses vont mieux, puisque leurs carnets de commandes sont pleins et que leurs dirigeants se montrent plus optimistes qu’ils ne l’étaient. Je souhaite d’ailleurs me rendre sur place, afin de rencontrer les représentants syndicaux et les dirigeants. Mon cabinet et le préfet suivent la situation de très près.

Quant à la Guinée, un dialogue avait lieu sur des sujets de sécurité particuliers et réservés ; mais de là à parler de coopération… Mais j’étudierai plus avant la question et vous ferai un retour. J’ai bien le droit à un joker !

M. Loïc Kervran (HOR). J’ai déjà eu des mots dans cette salle pour nos soldats. Je tiens aujourd’hui à remercier les hommes et les femmes de l’industrie de défense et à leur faire part de toute notre estime. Je pense en particulier à ceux du Cher qui contribuent de manière exceptionnelle, à Bourges, chez MBDA ou encore Nexter, à l’accélération des cadences de production, dans le cadre de notre économie de guerre. Ils font notre fierté et celle du pays.

Monsieur le ministre, quels sont les sujets prioritaires et le calendrier pour faire mieux et plus vite en Ukraine ?

Je souligne votre disponibilité et votre coopération pour favoriser le contrôle parlementaire de l’action publique, qu’il s’agisse du document que vous avez remis tout à l’heure au président de la commission et qui nous sera transmis avant d’être rendu public ou des échanges que nous avons eus sur la situation en mer Rouge.

M. Sébastien Lecornu, ministre. La priorité est évidemment donnée aux munitions. L’attrition est forte, aussi bien pour les missiles que pour les obus. En janvier 2023, j’ai passé commande de 200 missiles Aster. Alors que MBDA nous donnait un calendrier de livraison pour 2026, je leur ai répondu que ce n’était pas soutenable, tant au regard de l’aide que nous apportons à l’Ukraine qu’au regard des nécessités de nos propres frégates, et qu’il nous fallait les premiers missiles pour la fin de cette année. Il nous faudra accompagner ce changement de rythme auprès de MBDA, en leur facilitant la tâche.

Le conflit ukrainien nous livre aussi des enseignements sur nos propres armes, que ce soit sur la manière de déterminer une cible pour le canon Caesar ou d’économiser des obus, en réussissant le premier tir. Nous aurons bientôt les premiers incréments, en matière d’intelligence artificielle, sur les canons Caesar pour aider l’artilleur à verrouiller sa cible. Un progrès spectaculaire devrait venir des munitions téléopérées, les drones kamikazes, sur lesquels nous avons lancé l’appel à projet Colibri avec la DGA et dont je souhaite que l’Ukraine soit le premier bénéficiaire. L’Ukraine nous offre un retour d’expérience sur une nouvelle gamme de munitions, qui participent à ce que sera l’artillerie de demain.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Il y a, dans cette salle, ceux qui choisissent de soutenir – à tout le moins de ne pas contrer – les puissances révisionnistes qui remettent en cause l’ordre international, la Russie, demain la Chine peut-être et l’Azerbaïdjan, et ceux qui souhaitent une conférence de la paix où arriver les mains vides, sans succès militaire, soit une capitulation – et pourquoi ne pas se retrouver à Munich ? Notre groupe a analysé les propos du Président de la République comme un signalement stratégique fort. Lorsque le président Biden avait annoncé qu’il n’y aurait jamais de troupes au sol, ce n’était pas la meilleure façon de se montrer dissuasif.

Mais cette dissuasion conventionnelle doit s’accompagner d’une crédibilité par les moyens et par le budget. Nous regrettons les propos du ministre de l’économie. Certes, le rabotage de la loi de programmation militaire est faible, mais nous n’y avions inscrit que le minimum, après un très beau travail des deux chambres. Voilà une légère anicroche, alors que les dernières LPM ont été exécutées à l’euro près – une fierté dont votre majorité peut se targuer. Faut-il être inquiets sur la programmation à plus long terme, dans la mesure où le signalement stratégique suppose des moyens ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Le rabot représente 105,7 millions d’euros d’annulation sur 56,75 milliards d’euros. Cette somme fait globalement l’objet d’une annulation sur les dépenses de titre 2 (T2), pour lesquelles nous avons de la souplesse compte tenu des difficultés de recrutement et des stratégies qui seront mises en œuvre tout au long de l’année 2024. La programmation physique de la LPM doit être respectée. On pourra toujours parler des 2 % de PIB consacrés à la défense, de l’inflation, du report de charges et de tout ce que l’on veut : il y a des tableaux avec le nombre de bateaux commandés et livrés, de chars rénovés, de véhicules remplacés, les volumes d’entraînement et ceux du MCO. C’est ainsi que l’armée française ira mieux.

L’inflation était un vrai sujet d’inquiétude. La désinflation va redonner des marges de manœuvre au sein de crédits qui seront réaffectés à l’aide à l’Ukraine. Ce seront autant de commandes que la BITD aura pour aider l’Ukraine en 2024, mais aussi pour réussir sa transformation en économie de guerre. Le dialogue est en cours avec Bercy et Matignon pour définir un plan de financement. Quoi qu’il arrive, le Parlement aura son mot à dire, puisqu’il y aura toujours un PLFR – projet de loi de finances rectificative –, un PLFG – projet de loi de finances de fin de gestion – et une loi de finances initiale pour 2024.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Au nom du groupe Démocrate, je tiens à vous remercier pour votre présence et ces échanges enrichissants et pertinents, Monsieur le ministre. L’ancien président américain, Donald Trump, a rappelé le 10 février dernier que l’équilibre des forces dans le monde ne devait être tenu pour acquis. Ces allusions aux attaques par la Russie des forces alliées de l’Otan, qui ne contribueraient pas suffisamment au budget de l’Alliance, laissent penser qu’une élection de M. Trump à un deuxième mandat pourrait avoir un impact déterminant sur l’alliance de l’Otan et l’Europe de la défense.

Monsieur le ministre, onze membres de l’Otan sur trente et un ont déjà atteint l’objectif de consacrer 2 % de leur produit intérieur brut à la défense, quand ils n’étaient que trois en 2014. Que pensez-vous de ces déclarations ? Pensez-vous sincèrement qu’un second mandat de M. Trump puisse durablement fragiliser l’Otan ? À la suite de ces déclarations, plusieurs chercheurs et responsables politiques européens ont de nouveau soulevé le sujet de l’autonomie stratégique européenne. Que pensez-vous de l’autonomie stratégique actuelle ? L’Europe devrait-elle renforcer ses dépenses en matière de défense ? Que pensez-vous de l’idée de nommer un commissaire à la défense au sein de la Commission européenne, idée que semble soutenir Mme von der Leyen ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Les débats de positionnement vis-à-vis des Américains sont vieux comme les années 1960. Déterminer la part d’autonomie et de mutualisation a fait l’objet de débats homériques au sein de l’Assemblée nationale et du Sénat. Je vous renvoie aux excellentes pages du C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte : le général de Gaulle a eu des mots assez durs pour dire que nos amis allemands se trompaient en ne regardant que vers Washington et qu’il nous appartenait de le leur rappeler sans cesse.

Comme l’a excellemment demandé Jean-Yves Le Drian récemment, les Européens ont-ils envie de remettre leur sécurité et leur souveraineté entre les mains de quelques grands électeurs de Caroline du Sud ? Non. La LPM doit nous protéger. Il n’en reste pas moins que nous devons à tout prix travailler ensemble, entre voisins européens, dans certains domaines comme la production, au risque de disparaître.

La défense fait partie du très large portefeuille de Thierry Breton. Dès lors qu’il existe un marché intérieur sur les traités, une monnaie commune, des règlements relatifs à des organisations économiques de la production, il va sans dire que la BITD européenne, et donc française, doit pouvoir faire mieux : soit en coopération – la logique Ariane –, soit dans la standardisation, tout en défendant notre souveraineté. Vouloir être souverain, ce n’est pas vouloir être isolé. Voilà un beau sujet pour la campagne européenne : que voulons-nous faire à tout prix seuls ? Que voulons-nous mutualiser de manière réversible ? Qu’est-ce qu’il faut absolument faire à plusieurs pour ne pas disparaître ? La compétition dans le domaine de l’armement sera de plus en plus brutale et difficile, notamment contre les grands pays émergents. Il faut en tirer des conclusions, sans oublier le spatial.

M. Arthur Delaporte (SOC). Notre audition intervient dans un contexte singulier, deux ans après le début de la guerre en Ukraine et vingt-quatre heures après des propos polémiques du Président de la République sur le même sujet. Cela ne doit pas occulter les autres conflits : en Palestine, au Liban, au Sahel, au Yémen, en Syrie, en Éthiopie. Au-delà de la solidarité avec le peuple ukrainien, nous pouvons avoir une pensée pour toutes les femmes, les enfants, les hommes impliqués dans ces guerres.

Pour revenir sur la question des exportations, je rappelle que François Hollande avait refusé de vendre les deux porte-hélicoptères amphibies (PHA) Mistral à la Russie, après l’annexion de la Crimée, ce qui était un acte fort de notre politique internationale.

Thomas Gassilloud étant membre de la conférence des présidents de l’Assemblée il peut réclamer, au nom de notre commission, l’installation de la commission sur le contrôle des exportations.

Concernant les propos du Président de la République, au-delà de la question stratégique, se pose un vrai problème de méthode. Si ses déclarations sèment le trouble dans le débat public français, ce n’est pas de la pure politicaillerie franco-française. Il suffit de voir les réactions inquiètes ou consternées à l’échelle européenne et les désaveux de nos partenaires principaux, du chancelier allemand affirmant qu’il n’y aura jamais d’envoi de troupes de l’Otan au premier ministre grec qui regrette que cette discussion détourne l’attention de l’essence de nos efforts pour soutenir réellement l’Ukraine en ce moment. Quelle est cette essence ? Des besoins urgents en matériel : des munitions, des obus, des missiles. La question des liquidités et des avoirs gelés reste sans réponse. Il faut engager une concertation, afin que l’Ukraine puisse utiliser les liquidités des biens saisis.

Enfin, il faut assumer le danger du libéralisme de Poutine et y faire face. Nous devons, dans cette campagne européenne, être vigilants face aux menaces extérieures, notamment aux ingérences de l’extrême droite. Quel est votre avis ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Vous avez eu raison de rappeler la décision courageuse du président Hollande sur les PHA.

Le débat dans l’hémicycle nous permettra d’aller plus avant, y compris sur les sujets qui ne sont pas directement traités par mon Ministère – confiscation des avoirs, sanctions individuelles ou collectives, contournement des sanctions par la fédération de Russie. Vous avez entendu, lors de la conférence de presse d’hier, que des initiatives baltes voyaient le jour concernant la levée d’emprunts potentiels pour réfléchir à une autre manière d’aider l’Ukraine, à l’image de ce qui s’est passé pendant le covid. Il ne faut pas se focaliser, comme notre débat politique et médiatique peut malheureusement le faire, sur un seul élément. Sur beaucoup de sujets, nous devons nous demander ce que l’on peut faire de plus. Je prends ma part sur l’économie de guerre.

Qu’est-ce que l’on peut faire différemment ? Hier, l’idée que nos industriels pouvaient commencer à lancer des partenariats avec des entreprises ukrainiennes pour produire sur place a plutôt fait consensus. Produire et entretenir les matériels au plus près de la ligne de front présente un intérêt stratégique majeur. L’envoi de militaires fait débat, pas celui de salariés. Je pensais naïvement que ce serait le cas ! Je discute en ce moment avec les différents industriels. Tout cela se fera sur la base du volontariat. L’industrie de défense n’est pas une industrie comme les autres. Il est arrivé à de nombreuses reprises que des salariés d’entreprises françaises aillent dans des zones de grande tension, pour ne pas dire de conflit, pour faire du MCO sur des aéronefs ou des bateaux. En examinant le sujet d’une manière plus technique, on se rend compte qu’il reste de nombreuses pistes à explorer dans le cadre de notre collaboration. En cela, la réunion d’hier soir a été très fructueuse, car elle nous oblige tous à réfléchir différemment.

L’ingérence est une vraie question, qu’il va falloir traiter avec les différentes formations politiques. Il n’est pas possible de retrouver des narratifs étrangers dans certains médias. La notion de « cobelligérance », par exemple, n’a pas de réalité juridique claire : elle relève d’une perception russe. Il faut être très précis dans les mots que nous employons. Nous devons aussi repérer et dénoncer toutes les ingérences informationnelles.

M. le président Thomas Gassilloud. Une proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France sera examinée demain par la commission des lois.

Mme Cyrielle Chatelain (Écolo-NUPES). Monsieur le ministre, vous avez dit que vouloir être souverain, ce n’est pas vouloir être isolé. Où en sommes-nous d’une BITD européenne et du dialogue sur la mutualisation des moyens européens et de la prise de décision ? Nous avons besoin de ne pas être isolés. Or, à mon grand regret, le Président de la République a non seulement laissé volontairement planer de manière inconséquente une ambiguïté sur l’envoi des troupes en Ukraine et a pris une parole que ne lui demandait pas l’Ukraine, mais il s’est aussi retrouvé seul. Le chancelier allemand a clairement écarté son hypothèse et le premier ministre suédois a déclaré que : « La tradition d’engagement militaire française [n’était] pas la tradition suédoise. » Il s’est encore retrouvé isolé quand le premier ministre polonais a dit qu’ils étaient prêts à participer à toute initiative pour mettre fin à la guerre en Ukraine, sauf à l’envoi de troupes, qui serait une énorme escalade. C’est une faiblesse pour la France d’être à l’initiative de discussions et de se trouver dédite par l’ensemble de ses partenaires. C’est en cela que je pense que la prise de parole du Président de la République était une faute. J’entends vos clarifications et le déminage que vous et vos collègues tentez de faire. Il n’empêche que l’ambiguïté plane.

Enfin, je voudrais revenir sur la demande de M. Saintoul de l’arrêt immédiat des exportations d’armes à Israël au regard de la situation à Gaza et des crimes de guerre qui y sont commis. Il nous faut pour Israël la même indispensable transparence que sur les livraisons d’armes à l’Ukraine.

M. Sébastien Lecornu, ministre. J’ai déjà répondu très précisément au sujet d’Israël.

Le fait que nous puissions être isolés ne me fait pas peur : au cours de son histoire, la France s’est malheureusement retrouvée isolée à plusieurs reprises, mais il se trouve qu’à la différence de beaucoup de nos partenaires européens, nous n’attendons pas tout de Washington. Si l’on refait le film de ces deux dernières années, de l’Afghanistan à l’Ukraine, on s’aperçoit que les démocraties libérales n’ont pas envoyé que des signaux de solidité et de détermination à défendre leurs valeurs et le droit international. C’est ce que je pense à titre personnel, cela n’engage que moi. Vous connaissez par ailleurs mes convictions : elles n’ont rien d’escalatoire, ni de jusqu’au-boutiste. Je ne suis pas un va-t-en-guerre. Il se trouve que je fais partie des responsables politiques français qui ont parlé à des responsables russes de premier plan : il fallait le faire pour des raisons de sécurité, entre puissances dotées.

Il me semble utile de nourrir le débat, comme nous l’avons fait hier au soir, et ce n’est pas seulement pour déminer le terrain que nous parlons de déminage. Je vous pose la question : faut-il, oui ou non, mener des opérations de déminage et de dépollution en Ukraine ? Vous avez le droit de dire que vous êtes contre et je respecterai votre position, mais je crois qu’il faut avoir ce débat de fond. Il a été dit tout à l’heure que le président Zelensky ne demandait pas cela, mais les besoins de formation vont augmenter avec l’arrivée de nouveaux conscrits. Je vous prépare à ce débat, parce qu’il me paraît utile que chaque formation politique dise ce qu’elle pense. Vous attendiez une clarification de la part de l’exécutif et je suis là pour cela, mais il va bien falloir que nous réfléchissions tous à ce que nous pouvons faire de mieux.

Vous voulez que l’on parle de l’Europe de la défense : soit, mais encore faut-il que l’on dise ce que l’on entend par là. Je crois que nos concitoyens en ont un peu marre que l’on parle d’Europe de la défense à chaque élection européenne sans expliquer de quoi il s’agit. Il y a par exemple les opérations menées ensemble, comme Takuba, où chaque système d’armée est encore souverain dans sa capacité d’engager. En ce moment, nous menons une belle opération maritime en mer Rouge, qui n’est pas escalatoire mais ne fait que de la légitime défense : si l’opération est européenne et si l’on se soutient mutuellement, chaque pays reste maître de l’engagement du feu de chacun de ses bateaux. Voilà des choses qui fonctionnent et dont personne n’a connaissance. Si nous croyons à ces initiatives, il faut que nous en fassions un peu la publicité.

Il est évident que c’est sur la question industrielle qu’il y a urgence. Thierry Breton fait un travail remarquable pour développer les stratégies d’acquisitions communes et nous y avons intérêt, puisque notre industrie a besoin d’exporter en Europe. Certains groupes politiques me disent que nos exportations en Europe sont médiocres : quoi de mieux que des stratégies d’acquisitions communautaires pour faire gagner des parts de marché à l’industrie française ? Derrière les acronymes Edip – European Defence Investment Programme –, Edirpa – European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act – et Asap – Act in Support of Ammunition Production –, qui peuvent sembler un peu technocratiques, il y a des réalités concrètes qui témoignent de la transformation du marché commun de notre industrie de défense.

Il importe de préciser ce que l’on entend par Europe de la défense, parce que si on ressort l’éternelle brigade franco-allemande, les gens vont nous dire qu’on leur a déjà fait le coup à plusieurs reprises. Si on y croit, il faut donner des exemples concrets et je crois que l’exemple d’Ariane est le meilleur : c’est la même entreprise qui fabrique nos M51 pour la dissuasion nucléaire et notre lanceur européen civil. Des modèles existent : il faut les défendre et les expliquer, et faire preuve de plus d’ambition.

M. Yannick Favennec-Bécot (LIOT). La France a démontré son engagement au côté de l’Ukraine : la signature d’un accord de sécurité, l’annonce de 3 milliards d’aides supplémentaires et l’organisation d’une conférence cette semaine démentent les craintes d’une « fatigue occidentale ».

La Russie a un comportement de plus en plus agressif à l’égard de notre pays et de nos militaires. Nous ne sommes plus dans le registre des simples relations inamicales ou des tensions passagères. Un nouveau seuil a été franchi, puisque vous avez évoqué, Monsieur le ministre, près d’une centaine d’incidents dans les espaces aériens et maritimes internationaux avec les Russes. Concrètement, qu’est-ce qui se cache derrière ces « incidents » ? Relèvent-ils de la simple intimidation ou y a-t-il un risque réel pour nos militaires ? Quelle réaction devons-nous avoir ? Comment trouver le juste équilibre, c’est-à-dire éviter l’escalade, tout en défendant notre libre accès à ces espaces ?

Je ne reviendrai pas sur le montant de nos aides à l’Ukraine, ni sur les annonces qui ont été faites : chacun sait que nous faisons beaucoup. J’invite d’ailleurs ceux qui en douteraient à consulter le rapport de notre collègue Christophe Naegelen sur le bilan du soutien à l’Ukraine. Les aides sont là ; tout l’enjeu est maintenant de procéder aux livraisons et de faire au mieux avec les moyens mis sur la table. Malgré la mobilisation des entreprises de notre BITD, les délais sont de plus en plus difficiles à tenir. La France dispose-t-elle, au niveau européen, de marges de manœuvre ou de mécanismes pour prioriser les livraisons à l’Ukraine ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Intimidation, interactions, escalade, liberté d’action de nos forces : ces questions sont sensibles, mais il est clair que nous ne céderons pas sur le principe de droit international qui veut que lorsqu’une mission impliquant un groupe d’aéronefs ou de bateaux a été notifiée et doit avoir lieu, elle aura lieu. Je vous remercie de votre question, parce que les commentaires sur la réunion d’hier soir nous ont presque fait oublier la vraie information du moment, à savoir que la Russie présente un niveau d’agressivité sans égal depuis deux ans. C’est une réalité qui s’impose à nous tous. On peut toujours avoir la tentation d’aller caresser la gueule du lion qui menace de nous manger pour essayer de l’adoucir, mais l’histoire a montré, avec la Crimée, le Donbass, la Syrie – dont on ne parle pas assez –, l’Ukraine et la tentation d’entrer en Transnistrie depuis Odessa, qu’il ne faut pas faire preuve de naïveté. La France a une histoire, une armée – qu’il faut certes réparer mais qui a tout de même des moyens d’action – et une diplomatie qui font que, sans être escalatoires, il n’est pas prévu que nous soyons faibles. Je crois important de le dire clairement et il me semble que mon travail, et peut-être aussi le vôtre, est de préparer notre opinion publique à ce nouveau moment de tension que la Fédération de Russie va faire peser sur nos démocraties.

Vous me demandez comment les militaires gèrent cette situation. Je vous réponds : l’entraînement, encore l’entraînement, toujours l’entraînement. On voit tout de suite la différence entre des armées qui sont durcies par l’entraînement et l’activité et les autres. Il y a des moments de vérité : quand vous êtes lieutenant, capitaine ou commandant, quand vous êtes pilote d’un avion de transport ou d’un avion de chasse et que vous vivez un moment de grande tension, ce n’est pas le chef d’état-major des armées ou le ministre qui va vous dire ce qu’il faut faire. C’est à vous de décider s’il faut engager ou non, dans le cadre des règlements préétablis. Je vous invite à aller voir nos forces armées et à interroger les chefs d’état-major à ce sujet quand vous les auditionnez : nous ne partons pas de rien, et c’est ce qui fait notre force. Enfin, ce n’est pas parce que nous patrouillons que nous cherchons les ennuis : je le précise, parce que je sens que certains pourraient être tentés de dire qu’il suffit de ne plus patrouiller pour ne plus avoir d’interactions négatives. Peut-être, mais nous ne serions plus la France.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Jean-Michel Jacques (RE). Un clivage se creuse entre ceux qui prétendent que l’armée française n’est pas prête à la guerre et ceux qui disent que la Russie ne doit pas gagner, que la France doit aider l’Ukraine et que notre armée est prête à le faire. Nous pouvons être fiers de notre armée et de notre loi de programmation militaire ambitieuse.

Nous apportons notre aide à l’Ukraine : c’est très bien et nous pouvons être fiers que le matériel que nous promettons soit effectivement livré, mais ne peut-on pas aller plus loin ? Fournir du matériel, c’est bien ; assurer des formations serait également une bonne chose ; mais ne peut-on pas aussi imaginer un MCO qui serait beaucoup plus proche du front ? Pour l’heure, le matériel qui doit faire l’objet d’opérations de maintenance part loin du front, ce qui constitue une perte d’efficacité. Si nous voulons que la Russie perde face à l’Ukraine, il faut donner à cette dernière les moyens de la victoire.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Ma question concerne les opérations menées par la marine nationale en mer Rouge en vue de sécuriser le passage maritime dans cette zone. Ce dernier est menacé par la rébellion des Houthis, qui visent directement certains des bâtiments de notre marine nationale. Les frégates Alsace et Lorraine ont abattu quatre drones lancés par les rebelles entre le 20 et le 22 février, au moyen de missiles Aster 15. Au mois de décembre, déjà, trois drones avaient été abattus par le Languedoc, au moyen de ces mêmes missiles.

Monsieur le ministre, comment envisagez-vous la reconstitution de nos stocks, compte tenu de la multiplication des attaques menées contre nos navires ? Pour rappel, le coût unitaire d’un Aster 15 s’élève à 1,5 million d’euros. Je m’inquiète également pour nos infrastructures : les tensions en mer Rouge ont particulièrement sollicité notre base de La Réunion, qui est l’un de nos principaux points d’attache. Ne vous semble-t-il pas pertinent de renforcer cette infrastructure ?

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Monsieur le ministre, dans le tableau que vous avez brossé du Proche-Orient, vous avez oublié nos alliés kurdes du nord de la Syrie, qui sont soumis à une très forte pression militaire de la part de la Turquie, qui multiplie les bombardements depuis cet été. Nos alliés sont en très mauvaise posture, alors qu’ils ont sous leur garde 12 000 à 15 000 combattants de Daech en prison, auxquels s’ajoutent, dans des camps, 50 000 personnes qui constituaient en quelque sorte la société civile de Daech. Vous avez évoqué l’opération Chammal : si nos alliés kurdes n’étaient pas soumis à la pression turque, ils pourraient continuer à nous aider.

J’ai interrogé à ce sujet votre collègue Stéphane Séjourné : il m’a répondu qu’on leur donnait 20 millions d’euros. Mais les chèques n’arrêtent pas les bombes turques. Il faut que nous soyons beaucoup plus énergiques, parce que si les Kurdes lâchent, nous aurons un problème à régler qui ne se limitera pas à quelques poches entre le nord de la Syrie et l’ouest de l’Irak.

Mme Josy Poueyto (Dem). Ma question porte sur le rôle de la Fédération de Russie dans l’océan Indien, plus particulièrement sur l’intervention du réseau diplomatique russe dans cette région du monde où la France a des intérêts, avec le département de Mayotte et les îles Éparses.

Le 17 février, le journal Comores Infos titrait : « La Russie se dit prête à aider les Comores à récupérer Mayotte » et présentait les arguments de l’ambassadeur russe en poste à Madagascar, également en charge des relations avec les Comores, qui s’était déjà exprimé dans un autre journal comorien, Al-Watwan. Cette prise de position faisait suite à de fréquentes rencontres entre les Russes et les Comoriens, qui semblent d’ailleurs avoir engagé une coopération bilatérale dans plusieurs domaines. En rappelant qu’il soutenait le droit des Comores à restaurer leur souveraineté sur Mayotte, l’ambassadeur de la fédération de Russie est intervenu dans un contexte particulier, puisqu’on parle beaucoup à Mayotte, depuis peu, de la création de nouvelles filières d’immigration clandestine en provenance d’Afrique, de nature à déstabiliser encore davantage la société mahoraise.

Monsieur le ministre, que pensez-vous de la déclaration de l’ambassadeur russe ? Avez-vous des éléments sur ce nouveau flux d’immigration ? Y a-t-il des raisons de penser qu’il est orchestré par la Russie ou l’un de ses satellites ? Pourriez-vous, enfin, répondre à la question de mon collègue Jean-Pierre Cubertafon sur l’opportunité d’avoir un commissaire européen à la défense ?

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Je maintiens que le fait de dire que « rien n’est exclu », à propos de l’envoi de troupes en Ukraine, est de nature à inquiéter inutilement et que cela nous détourne des vraies demandes ukrainiennes. Les Ukrainiens ne demandent pas l’envoi de troupes : ils demandent que nous tenions nos engagements. Je pense en particulier au million d’obus, dont le Président a dit hier qu’il s’agissait d’un engagement imprudent : si nous n’avons pas ce million d’obus, comment avons-nous pu le promettre ? Faire de fausses promesses, c’est le pire cadeau que l’on puisse faire à l’armée ukrainienne ! Ne devrions-nous pas plutôt répondre à sa demande de Mirage 2000 D et de radars pour moderniser ses avions ?

Je vous ai interrogé à deux reprises sur les biens à double usage et sur la possible violation de l’embargo et vous avez botté en touche à chaque fois, me renvoyant vers Bercy – qui ne répond pas. Je pense à des composants qui peuvent être utilisés dans des missiles ou des drones ou aux caméras thermiques qui ont empêché le déminage par les Ukrainiens sur le front cet automne. Vous avez indiqué que votre ministère prêtait une grande attention à ces questions au sein de la CIEEMG : c’était à propos d’Israël. Êtes-vous moins vigilants quant aux exportations vers la Russie ?

Mme Anne Genetet (RE). Le président tchèque Petr Pavel propose d’acheter un important stock de munitions qui se trouve en dehors de l’Union européenne. J’ai cru comprendre que le Président de la République s’était dit prêt à ce que la France participe à cette initiative : pouvez-vous préciser selon quelles modalités elle le ferait ? Par ailleurs, quelle est votre position face au refus de l’Allemagne d’envoyer des missiles Taurus aux Ukrainiens ? Ne pourrions-nous pas trouver une manière d’encourager nos amis allemands à le faire, en bonne intelligence ?

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Même si chaque pays reste maître de ses armées, comme vous l’avez rappelé, Monsieur le ministre, la conférence de soutien à l’Ukraine a permis qu’une discussion stratégique de haut niveau ait lieu et que soient envisagées les différentes options possibles face à la menace russe. Cette conférence ne préfigure-t-elle pas ce que pourrait être un conseil de sécurité européen, surtout dans le contexte actuel, marqué par l’incertitude du côté américain ?

M. José Gonzalez (RN). En 1918, le maréchal Foch avait l’habitude de dire que depuis qu’il avait mené une coalition, il admirait beaucoup moins Napoléon, marquant ainsi les difficultés mais aussi l’importance d’une entente entre les pays membres d’une coalition.

Le 18 janvier dernier, le général Jean-Michel Guilloton a pris la direction de la coalition « Artillerie pour l’Ukraine », lancée à votre initiative, Monsieur le ministre, dans le but de coordonner mais aussi de renforcer l’aide occidentale à l’Ukraine. Si nous comprenons parfaitement l’importance d’une mutualisation de ces livraisons à l’Ukraine, nous avons des réserves s’agissant de l’artillerie longue portée, car notre stock souverain reste limité, et nos capacités de recomplètement restreintes, dans un contexte de retour aux conflits de haute intensité. Malgré l’annonce de ces prochaines livraisons, pouvez-vous nous confirmer que le recomplètement de notre artillerie aura bien lieu cette année ?

M. François Cormier-Bouligeon (RE). Monsieur le ministre, cette audition intervient dans un contexte lourd de risques. M. Poutine fait tout ce qui est en son pouvoir pour être réélu le 17 mars : il est allé jusqu’à assassiner son principal opposant, M. Alexeï Navalny – auquel nous rendons hommage. Une fois réélu, nul doute qu’il poussera son avantage en Ukraine et, en cas de succès, plus loin encore, au risque de nous contraindre à appliquer l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Notre devoir est de tout faire pour soutenir l’Ukraine et pour repousser le dictateur russe à l’intérieur de ses frontières, mais aussi de nous préparer à cette autre éventualité. À cet égard, il faut saluer la conférence internationale qui s’est tenue hier à Paris et les propos du Président de la République, qui ont été forts et clairs. En réponse à ceux-ci, des voix se sont aussitôt élevées en France, inspirées par ce que j’appellerai l’esprit de Montoire. Mme Le Pen nous a dit en substance que c’est le cœur serré qu’elle nous demandait de cesser le combat. M. Jacobelli vient d’ailleurs de reprendre la même antienne.

Nous nous opposons de toutes nos forces à cet esprit de capitulation. Si nous ne sommes pas en guerre avec le peuple russe, M. Poutine, lui, est en guerre en Ukraine, c’est-à-dire en Europe et contre les démocraties occidentales. Plusieurs questions se posent donc : celle de l’interopérabilité des armées au sein de l’Otan, mais aussi celle de la mobilisation de la BITD dans le cadre de l’économie de guerre. Monsieur le ministre, comment pouvons-nous mieux faire travailler ensemble les BITD nationales des États membres de l’Union européenne, d’abord en soutien de l’Ukraine, ensuite au profit d’un pilier européen de l’Otan ?

M. Mounir Belhamiti (RE). La France et l’Ukraine ont signé un accord bilatéral de sécurité d’une durée de dix ans, dans lequel la France s’engage à apporter jusqu’à 3 milliards d’aides supplémentaires à l’Ukraine en 2024, avec l’objectif de renforcer la coopération entre les industries de défense des deux pays. Cet accord témoigne de la détermination de la France à soutenir l’Ukraine dans sa guerre contre l’agresseur russe. Dès lors, comment expliquer le classement du Kiel Institute, qui place la France au quinzième rang des pays contributeurs à l’aide à l’Ukraine, derrière la Norvège, la Lituanie et la Pologne ? Sur quels critères cet institut s’est-il appuyé ? A-t-il eu accès à l’ensemble des listes de donations ? Dans un contexte de désinformation permanente, alors que certains prétendent démagogiquement que nous sacrifions notre agriculture à la cause ukrainienne et que d’autres nous reprochent de ne rien faire, votre réponse, Monsieur le ministre, est attendue.

M. Laurent Jacobelli (RN). Monsieur Cormier-Bouligeon, il est facile, depuis les fauteuils rouges de l’hémicycle de l’Assemblée nationale, d’appeler les jeunes à aller en guerre. Je vous signale que ce n’est pas être pro-Poutine que de refuser cette alternative. Le Royaume-Uni a désavoué le Président de la République, tout comme la Finlande, l’Allemagne, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, l’Italie, la Suède, la Hongrie, les États-Unis, les Pays-Bas, l’Espagne et l’Otan. Or ce ne sont pas des pro-Poutine ! Vous êtes un va-t-en-guerre ; nous, nous voulons la paix. Gardez vos insultes pour vous et restez bien au chaud : c’est sûr que vous, vous n’irez pas faire la guerre !

M. François Cormier-Bouligeon (RE). Vous êtes pro-Poutine ! Vos propos sont consignés. Nous en reparlerons dans quelques mois.

Mme Caroline Colombier (RN). Au moment du lancement de notre mission d’information sur le recrutement et la fidélisation au sein de l’armée, j’aimerais vous interroger sur le défi majeur que représente, pour les armées, la bataille des ressources humaines. Si la LPM a amélioré la condition militaire, il est évident que le choix de s’engager, pour un jeune, dépend beaucoup de l’esprit de défense et du sentiment d’appartenance à la nation, dont la vitalité est en corrélation directe avec la bonne santé des effectifs des armées. Mais cet esprit ne se décrète pas et il est bousculé par certains modes de vie. Au-delà des trajectoires budgétaires et politiques, qu’envisagez-vous pour développer l’esprit de défense et l’amour de la nation et pour les diffuser dans l’ensemble des corps du pays, à commencer par la famille et l’école ?

Mme Lysiane Métayer (RE). Lors de sa rencontre avec le président ivoirien Alassane Ouattara le 21 février, l’envoyé personnel du Président de la République en Afrique. Jean-Marie Bockel, a évoqué un remodelage de la présence militaire française en Côte d’Ivoire. Certains de nos voisins européens cherchent, comme la France, à redéfinir les modalités de leur coopération avec les pays africains : c’est le cas de l’Italie, avec sa nouvelle stratégie en Afrique, dite plan Mattei, mais aussi de l’Allemagne, qui cherche à renforcer sa coopération militaire avec le Niger. D’autres puissances étrangères renforcent également leur présence en Afrique : ainsi, le Sénégal, la Somalie et le Burkina Faso ont de plus en plus tendance à se tourner vers la Turquie, la Russie et la Chine, qui se positionnent comme une alternative à l’Occident. Quel rôle la France compte-t-elle jouer dans le maintien de la paix et de la sécurité face à cette montée en puissance des présences étrangères et européennes sur le continent africain ?

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). Dans notre mission flash sur le bilan du soutien à l’Ukraine, Christophe Naegelen et moi-même avons appelé à perpétuer le soutien militaire français à l’Ukraine. Les annonces du Président de la République et la signature d’un accord bilatéral de sécurité entre la France et l’Ukraine au mois de février vont dans ce sens. Pouvez-vous nous dire comment l’annonce d’une aide supplémentaire de 3 milliards va s’articuler avec l’approfondissement des relations commerciales entre l’Ukraine et notre BITD – que vous aviez annoncé lors de notre voyage à Kiev ?

Dans notre rapport, nous appelions également à prêter attention à la traçabilité du matériel cédé. Or, dans la guerre informationnelle qu’elle mène, la Russie évoque le développement d’un trafic d’armes sur le continent européen. Quelle perception avez-vous de ce phénomène ?

Enfin, pouvez-vous nous dire où en sont les cinq coalitions capacitaires formées dans le cadre du format Rammstein : la défense sol-air, les blindés, les forces aériennes, la sécurité maritime et, depuis peu, l’artillerie ?

Mme Michèle Martinez (RN). J’ai été élue démocratiquement, je suis parlementaire comme vous tous et j’aimerais être respectée !

La Cour des comptes vient de publier un rapport sur l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan. Elle estime que l’état dégradé et vieillissant de ses infrastructures pèse sensiblement sur les capacités opérationnelles et le rayonnement de Saint-Cyr. Mon objectif n’est pas de dénigrer la maison d’excellence qu’est Saint-Cyr, mais les constats de la Cour interpellent !

Monsieur le ministre, au cours des débats sur la LPM, je vous avais déjà interpellé sur l’état des infrastructures au sein de nos armées, notamment sur le logement. Avec la publication de ce rapport, Saint-Cyr est sous le feu des projecteurs, mais c’est l’ensemble de nos armées qui est concerné par cet enjeu, qu’il ne faut pas sous-estimer dans un contexte marqué par le ralentissement du recrutement. Quel regard portez-vous sur le rapport de la Cour des comptes ? Quelles solutions comptez-vous apporter pour que nous puissions atteindre les objectifs fixés par la LPM ?

M. Jean-Charles Larsonneur (NI). À entendre le débat de ce soir, ce qui est le plus grave, c’est que le Président de la République ait dit « on ne peut rien exclure », et non qu’un dictateur ait envahi son voisin après avoir dit qu’il ne le ferait pas ! Je suis effaré ! Le message du Président de la République me paraît vraiment bienvenu, compte tenu de ce que vit l’Ukraine, et je l’en remercie très sincèrement.

Je ne reviens pas sur la consommation et le recomplètement des Aster 15 et des Aster 30 en mer Rouge, qui sont plutôt des missiles antinavires que des missiles destinés à intercepter des drones, mais j’aimerais vous interroger sur la suite. Envisagez-vous, dans le cadre de la revue des programmes, une refondation de cette lutte asymétrique et une adaptation de nos bâtiments – patrouilleurs hauturiers, bâtiment ravitailleur de forces – afin qu’ils puissent atteindre des cibles aériennes à des coûts plus acceptables, avec d’autres moyens ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Monsieur Jacques, le MCO est effectivement un enjeu essentiel pour l’Ukraine : avant même de parler de nouvelles cessions de matériel, il faut veiller à l’entretien de celui qui a déjà été cédé. Le MCO permet l’endurance ; il n’est pas sans intérêt pour nous puisqu’il nous offre un retour d’expérience sur un certain nombre de nos armes et il présente des opportunités. Je ne les communique pas là : ce sera l’un des points importants de la visite du Président de la République à Kiev et de la ministérielle que nous allons monter à Paris sur ces sujets. C’est une vraie question de savoir comment on peut entretenir ce matériel dans la durée. Nexter a fait du bon travail avec un certain nombre d’entreprises du monde agricole ukrainien : au fond, le système mécanique et hydraulique d’un canon Caesar diffère peu de celui de certains engins agricoles. Le MCO est vraiment une question clé et vous faites bien de demander ce que l’on peut faire de plus sur le terrain.

J’ai déjà répondu à la question de M. Boccaletti au sujet des stocks d’Aster. Pour les missions en mer Rouge, nos points d’attache sont plutôt Djibouti et les Émirats arabes unis.

Monsieur Mathieu, ce que vous dites au sujet du Kurdistan au Nord-Est syrien est juste. Nous suivons évidemment cela de très près, notamment dans le cadre de la lutte antiterroriste, mais je ne peux pas tout dire ici. J’ai eu des échanges avec Ankara sur ce sujet, mais pas très récemment. Je ne suis pas passé par le canal des affaires étrangères, mais par un canal de sécurité défense pure : nous avons appelé l’attention des autorités turques sur le risque d’une déstabilisation dans le Nord-Est syrien. Les prisons sont effectivement un enjeu essentiel. Nous parlons beaucoup aussi avec le Kurdistan en Irak : c’est pour cela aussi que je me suis déplacé à Erbil l’été dernier. C’est un sujet très suivi, mais je ne peux pas vous en dire davantage.

Madame Poueyto, il faut effectivement que nous ayons un débat sur les ingérences étrangères dans nos outre-mer. Je connais bien ces questions, du fait des fonctions ministérielles que j’ai occupées précédemment. La déclaration des représentants diplomatiques russes sur les Comores ne m’a pas échappé, pas plus que la présence de citoyens de Bakou à Nouméa, quand je m’y suis rendu à l’occasion du sommet des ministres de la défense du Pacifique Sud : des personnalités instrumentalisées par l’Azerbaïdjan se sont retrouvées au milieu du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) qui manifestait contre la tenue de ce sommet. Ce genre d’incident a toujours plus ou moins existé – et plutôt plus que moins en ce moment. Comme il s’agit du territoire national, c’est le ministre de l’intérieur, avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui est compétent pour traiter ces questions de contre-ingérence. Sachez en tout cas que tout cela est suivi de très près, de même que l’ingérence numérique et la désinformation, qui touchent aussi nos outre-mer.

Je crois avoir répondu qu’il y a déjà un commissaire européen de la défense et qu’il s’agit de Thierry Breton. Votre question renvoie plutôt à la manière dont sont définis les différents portefeuilles au sein de la Commission. Je ne pense pas que la nomination d’un commissaire dédié à la défense changerait fondamentalement les choses. Ce que je peux dire, c’est que les choses avancent avec Thierry Breton.

Monsieur Bayou, je vous prie de m’excuser si je ne vous ai pas répondu au sujet des biens à double usage et je vous confirme que c’est Bercy qui est responsable de cette question. Ce que l’on me dit, c’est que les sanctions sont respectées – même si vous savez qu’il existe deux exceptions, pour la sûreté des infrastructures nucléaires et la santé. Les licences sont délivrées au cas par cas par la CIEEMG et contrôlées par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Si votre question concerne une entreprise ou un sujet en particulier, je peux transmettre votre demande à Bercy.

Ce n’est pas une autorité française qui a promis le million d’obus. Ce chiffre est un agrégat, obtenu en additionnant des livraisons potentielles. Le Président de la République a eu raison de dire hier soir que cet objectif n’était pas atteignable, même si on peut le regretter. Et cela m’amène à la question des classements, qu’a soulevée Mounir Belhamiti. Depuis le début de la guerre, nous n’avons jamais été pris en défaut : il n’y a jamais eu de décalage entre ce que nous disons et ce que nous livrons. C’est moins spectaculaire que de faire du tam-tam avec des milliards, mais c’est notre façon de faire. Il est même arrivé au Président de la République d’attendre qu’une livraison de matériel ait eu lieu pour l’annoncer : nous sommes les seuls à procéder ainsi et cela nous vaut la réputation d’être des gens fiables à Kiev.

Au sujet des radars et, plus généralement, de l’aviation, nous cherchons là aussi à être utiles. Pour être transparent, nous avons peu de Mirage 2 000 et le MCO poserait des défis très compliqués. C’est pourquoi nous avons préféré la formation généraliste de pilotes, et nous ne nous sommes pas arrêtés là. Nous avons préféré mettre de l’argent et de l’ingénierie pour adapter les bombes AASM, dont nous disposons en grande quantité, aux générations d’avions soviétiques que possèdent les Ukrainiens – Soukhoï et Mig – plutôt que de faire un coup autour des seuls Mirage. Cela ne veut pas dire que nous sommes fermés sur la question des Mirage : le Président de la République a toujours dit qu’il n’y avait pas de tabou à ce sujet. Mais nous cherchons avant tout à être efficaces.

Sur tous les sujets – défense sol-air, artillerie, adaptation des bombes AASM ‑, j’essaie de faire des propositions susceptibles de constituer un game changer sur le terrain militaire. Or le fait de livrer chaque mois à l’Ukraine cinquante bombes AASM, qui sont normalement portées par des Rafale mais que nous avons rendues compatibles avec des avions de classe soviétique, voilà un game changer. Sans trahir de secret, le président Zelensky a reparlé récemment au président Macron des questions d’aviation, mais le Mirage n’est jamais au centre de ces discussions – il est plutôt question des missiles Aster pour le SAMP/T – système sol-air moyenne portée/terrestre – et des Crotale.

Madame Genetet, l’initiative tchèque est intéressante et mérite évidemment d’être étudiée. Des contacts sont en cours entre les deux ministères. Il s’agirait, je le rappelle, d’acheter des obus de 155 mm à des pays extra-européens. Il faut examiner la question et voir s’il est possible de créer un fonds pour financer ce projet. On examine encore sa faisabilité, mais il serait très compatible avec la coalition artillerie.

M. Jean-Charles Larsonneur (NI). Et les obus de 152 mm ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. En fait, nous avons moins de tensions sur les obus de 152 mm que sur ceux de 155. Dans la mesure où le canon Caesar fonctionne avec des obus de 155 mm, c’est notre priorité.

S’agissant des missiles Taurus, je n’ai pas à me prononcer sur l’organisation constitutionnelle allemande – pas plus que l’Allemagne n’a à se prononcer sur la nôtre. Mais, de fait, les frappes dans la profondeur sont des éléments différenciants pour les Ukrainiens. À cet égard, le Président de la République a eu raison de s’exprimer comme il l’a fait hier. Il n’est pas vrai qu’envoyer des Scalp à l’Ukraine, c’est être escalatoire et passer du côté de la cobelligérance. Les Britanniques ont livré des Storm Shadow avant nous ; nous avons livré des Scalp et nous ne sommes pas dans une logique d’escalade. Si l’on dépasse les débats politiques – j’ai bien compris que nous sommes tous plus ou moins en campagne – et que l’on s’en tient au volet purement technique, il faut bien admettre que ces frappes dans la profondeur sont utiles, car elles permettent de toucher des centres de commandement militaire, des centres logistiques et des entrepôts de munitions russes. Ce sont donc des technologies précieuses. Le Taurus serait précieux, parce qu’il offre des capacités comparables à celles du Scalp ou du Storm Shadow mais, une fois encore, l’Allemagne est souveraine en matière d’exportation d’armes – et nous comptons bien le rester aussi.

Madame Pouzyreff, vous me demandez si la conférence de soutien à l’Ukraine d’hier soir préfigurait un futur conseil de sécurité européenne. La liberté de ton dont ont fait preuve hier soir les chefs d’État et de Gouvernement tranchait avec l’ambiance des sommets ou des ministérielles de l’Otan. La force de l’initiative d’hier soir est d’avoir créé un espace de réflexion comme je n’en avais jamais vu depuis que je suis membre du Gouvernement : jamais je n’avais vécu un moment où un chef d’État ou de Gouvernement est capable de prendre son micro et d’interrompre son collègue pour lui dire : « Et si on faisait autrement ? », ou pour exprimer son désaccord. C’est une bonne chose que cette réunion ait eu lieu à l’Élysée, à Paris : nous avons certes constaté que tout n’était pas consensuel, mais nous le savions déjà. Avec Stéphane Séjourné, nous allons poursuivre cette initiative au niveau ministériel et je forme le vœu que vous fassiez de même, dans le cadre de la diplomatie parlementaire. Discuter avec les différentes sensibilités de la Chambre des communes ou du Bundestag, par les temps qui courent, me paraît essentiel : on ne peut pas parler d’autonomie stratégique, prêter attention à ce qui se passe au sein de l’Otan et ne pas en tirer des conclusions, en multilatéral ou en bilatéral. Ou alors on fait le choix de l’isolement et on ne parle plus à personne, mais je ne crois pas que ce soit la bonne solution.

Monsieur Gonzalez, les recomplètements attendus arrivent. Dans le cadre de l’économie de guerre, les efforts de Nexter ont permis de réincorporer six Caesar au 1er régiment de chasseurs d’Afrique, implanté sur le camp de Canjuers. Je me suis rendu à Varces au début du mois, où j’ai constaté que le recomplètement arrive. L’équation budgétaire est satisfaisante : nous avons livré des Caesar anciens aux Ukrainiens, qui en avaient un besoin urgent, et nous procédons, dans le cadre de l’économie de guerre, à un recomplètement rapide avec du matériel de dernière génération.

Monsieur Cormier-Bouligeon, l’esprit de capitulation est un bon débat. Dès lors qu’il y a une menace, comment la traiter ? Pour être plus fort, faut-il assumer le rapport de force ou faire profil bas ? Pour ma part, la réponse ne fait pas de doute. En posant ainsi les termes du débat, les choses seront plus claires qu’à d’autres périodes de notre histoire, où tel n’a pas été le cas. Il faut notamment être lucide sur le fait que la Russie de Vladimir Poutine de 2024 n’est pas celle de 2022, qui elle-même n’était absolument pas celle de 2001, dans laquelle il a accédé au pouvoir.

Les membres des commissions de la défense et des affaires étrangères de cette maison, ainsi que le ministre que je suis, doivent aborder la menace et la façon d’y faire face de la façon la plus technique, la plus clinique et la plus froide possible. Tel est le vœu que je forme. Pour ma part, je serai toujours disposé à débattre de ces sujets avec vous, car il faut avancer.

Sur l’interopérabilité au sein de la BITD européenne, des entreprises telles qu’Airbus et MBDA offrent un modèle européen reposant sur les coopérations nationales et non sur les institutions communautaires. Au demeurant, de nombreux pays ont manifesté un intérêt pour MBDA, qui est une magnifique entreprise. Un modèle laissant à chaque acteur national, italien, britannique et français, les clés de son organisation, est un bon modèle. L’enjeu est qu’il ne freine pas le basculement en économie de guerre. Les équipes de MBDA y travaillent.

Quant à KNDS, qui inclut Nexter, l’Italie a frappé à sa porte pour y participer comme elle participe à MBDA. Cela vaut-il le coup de rester concurrents sur des segments terrestres limités par nos capacités d’achat respectives, dans la mesure où aucun pays européen n’envisage d’entretenir une armée de terre dotée de milliers de chars ? Discuter avec l’Italie offre de prometteuses perspectives. S’agissant du système principal de combat terrestre (MGCS), je souhaite que les Italiens en soient, si possible. Nous avons tout intérêt à rassembler le plus grand nombre de pays, dans le respect des lignes rouges que j’ai évoquées.

Ainsi, les choses bougent, parfois par impulsion communautaire, parfois dans un cadre multinational. Je répète ce que j’ai dit tout à l’heure et que vous ne m’avez jamais entendu dire : prenez tout le temps qu’il faut pour discuter avec vos homologues des Parlements européens qui, dans la plupart des pays, ont un pouvoir d’impulsion supérieur à celui de notre Parlement, qui s’inscrit dans le cadre de la Cinquième République. Ce travail sera bénéfique à la BITD française.

Le pire scénario serait celui dans lequel la BITD européenne s’organise sans nous. Cela nous exposerait au risque que les autres s’organisent sur notre dos. J’exclus de laisser un tel scénario se produire. Nous devons continuer de cultiver l’excellence, tant dans le cadre des programmes communautaires que dans le cadre de nos relations bilatérales, en tenant compte du fait que les situations varient en fonction des segments – construire un avion de chasse n’est pas construire un char ou un navire.

Monsieur Belhamiti, le Kiel Institute se fonde sur des déclarations et ne tient pas compte de la différence entre les promesses et les réalisations. En outre, il n’inclut pas le financement de la FEP, au détriment des pays de l’UE, dont les contribuables ne financent pas moins des cessions de matériel militaire à l’Ukraine. Nous contestons les critères qui fondent son classement. Le document que j’ai transmis à la commission au début de cette audition offre un degré de transparence qui obligera le Kiel Institute à classer la contribution de la France au rang qui est le sien.

Il aurait été souhaitable que des think tanks français élaborent un classement. Le Kiel Institute est largement entre les mains d’un Land allemand où sont implantées de nombreuses industries de défense, dont il est normal qu’elles défendent leurs intérêts. J’ai demandé à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) d’étudier la possibilité d’élaborer d’autres classements, afin de disposer de données objectives, ce qui éviterait que le débat démocratique ne soit pollué. Nos concitoyens doivent disposer de plusieurs thermomètres pour comprendre comment tout cela fonctionne.

Madame Colombier, l’esprit de défense est un sujet de colloque. J’évoquerai deux sujets, que je laisserai Patricia Mirallès développer devant vous.

En cette fin de mois de février 2024, nous ne pouvons pas ne pas évoquer les commémorations qui nous attendent du début du mois de juin à la fin du mois d’août, lorsque nous célébrerons dans le Var le souvenir de l’armée d’Afrique, et qui se dérouleront dans de nombreuses communes. Nous abordons un moment mémoriel important.

Je laisserai Patricia Mirallès faire le point sur l’organisation des commémorations, qui inclut des sujets diplomatiques et des sujets territoriaux qui ne sont pas sans intérêt. L’enjeu est d’associer les collectivités locales aux commémorations, ainsi que la jeunesse, car les vétérans encore en vie ne sont plus très nombreux, ce qui fait de la transmission de la mémoire une nécessité spécialement impérieuse.

Par ailleurs, nous devons poursuivre nos efforts envers la jeunesse. La journée défense et citoyenneté n’est pas satisfaisante et doit être réformée.

J’aurai l’occasion d’aborder plus longuement ces sujets devant vous, car on ne peut pas appeler de ses vœux le développement d’un esprit de défense et ne rien faire à cet effet. Il faut toutefois cesser, comme vous m’avez entendu le dire à plusieurs reprises, de mêler les militaires à tout ce qui se passe. Le statut militaire inclut la gravité. On ne demande pas aux forces armées de faire n’importe quoi. Il importe de le dire au sein du débat public français.

Madame Métayer, la mission de M. Bockel a débuté. Il connaît bien l’Afrique et les armées, lui qui a été successivement secrétaire d’État chargé de la coopération et de la francophonie et secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants. Il était en Côte d’Ivoire il y a quelques jours. La situation évolue rapidement.

Depuis ma dernière audition par votre commission, l’évacuation de notre base au Niger a été réalisée, dans de bonnes conditions. Beaucoup de nos partenaires ont cru de bonne foi qu’ils y pourraient rester, que le problème ne concernait que la relation des Français avec les autorités nigériennes. Mais la base américaine va devoir fermer, sauf contrordre ; le repli de la junte est complet, et la volonté de se tourner vers la Russie évidente. Inversement, dans d’autres pays, une vraie stratégie de lutte contre l’influence russe et contre le terrorisme s’organise. On nous demande des partenariats en matière de lutte contre le terrorisme ou de coopération de défense, y compris pour l’armement. Jean-Marie Bockel remettra ses propositions au Président de la République au mois de juillet. L’idée est de moins exposer nos forces armées et d’aider plus directement les forces souveraines de chaque pays, dans un partenariat plus équilibré et mieux compris – c’est la grande leçon à tirer de cette séquence.

Monsieur Royer-Perreaut, pour la France, la question de la traçabilité relève du SGDSN. Au sein du format Ramstein, il existe des protocoles. Ce travail mobilise beaucoup de gens, car la gestion des armes dans le post-conflit représente un défi majeur.

S’agissant des coalitions, les Ukrainiens ont montré l’exemple en achetant six canons Caesar dans le cadre de la coalition artillerie pour amorcer les choses. D’autres pays du nord de l’Europe sont potentiellement intéressés. Je leur laisserai annoncer eux-mêmes leur décision de rejoindre la coalition. Il n’est pas impossible que les Ukrainiens décident d’aller plus loin dans leur décision d’achat, et cela se jouera bientôt. J’ai demandé que l’on boucle le paquet des soixante-dix-huit canons Caesar assez rapidement pour donner la visibilité nécessaire.

Madame Martinez, j’ai reçu le général de Courrèges il y a peu de temps sur la situation des infrastructures de l’école spéciale militaire. Ce n’est pas le seul endroit où les infrastructures sont en retard. La dette d’infrastructures du ministère est énorme. Si les effets de la LPM se font sentir sur le capacitaire, sur les infrastructures, il faudra beaucoup d’années pour que cela se voie, notamment sur les bases aériennes ou sur les très grandes emprises militaires, comme Cöetquidan. Vous avez des réponses dans la LPM. Il y a aussi des enjeux de simplification de normes pour permettre au SID d’aller plus vite. Le travail est en cours. Le rapport de la Cour des comptes est toujours bienvenu, en ce qu’il permet de mieux organiser les choix d’investissements. Quand on dit que l’on répare, ce n’est pas un slogan, c’est bien que cela a été abîmé. Les élus locaux savent que, lorsque l’on commence à ne pas entretenir un bâtiment, son état peut empirer très vite. Il ne faut pas oublier tous les enjeux de rénovation thermique, sur laquelle nous cherchons à être exemplaires.

Monsieur Larsonneur, l’adaptation de nos frégates est un vrai sujet. Tirer un missile Aster 15 ou Aster 30 sur un drone qui ne coûte que quelques dizaines de milliers d’euros crée un rapport de forces défavorable, tant le déséquilibre économique entre l’intercepteur et la munition est grand, même pour les Américains. Il existe une solution à court terme que nous sommes en train d’étudier et que les terriens connaissent bien : le retour à une défense sol-air (DSA) classique, que Jean-Louis Thiériot avait mentionné dans son rapport. Il conviendrait de la moderniser, en lui adjoignant un peu d’intelligence artificielle et des systèmes d’acquisition d’objectif. Les prix et les stocks des munitions de 40 ou de 76 mm n’ont rien à voir avec ceux des missiles. Mais c’est une pratique à réapprendre, ce qui est plus facile à dire qu’à faire. Nous devons offrir au commandant de bord et à son état-major la possibilité de choisir leur mode d’interception et leur faire confiance. Nous attendons tous avec impatience les nouvelles armes antidrones à énergie dirigée, qui permettront de durcir nos frégates. Les discussions ont commencé avec Naval Group.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie, Monsieur le ministre, pour vos réponses qui montrent l’étendue et la qualité du travail réalisé au ministère des armées. Nous espérons vous revoir fin avril.

 

*

*      *

 

La séance est levée à dix-neuf heures trente.

 

*

*      *

 

 

Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Julien Bayou, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Mounir Belhamiti, M. Denis Bernaert, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Vincent Bru, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Arthur Delaporte, M. Olivier Dussopt, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Jean-Marie Fiévet, M. Thomas Gassilloud, Mme Anne Genetet, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Gisèle Lelouis, Mme Patricia Lemoine, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, Mme Lysiane Métayer, M. François Piquemal, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, M. Julien Rancoule, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Aurélien Saintoul, Mme Nathalie Serre, M. Michaël Taverne, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye

 

Excusés. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Christian Baptiste, M. Xavier Batut, M. Benoît Bordat, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Steve Chailloux, M. Frank Giletti, M. Olivier Marleix, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Fabien Roussel, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon

 

Assistaient également à la réunion. - Mme Michèle Tabarot, Mme Mélanie Thomin