Compte rendu
Commission d’enquête
sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire
– Audition de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche 2
– Présences en réunion................................17
Mercredi
22 novembre 2023
Séance de 16 heures 35
Compte rendu n° 35
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. Frédéric Descrozaille,
Président de la commission
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Mercredi 22 novembre 2023
La séance est ouverte à seize heures trente-cinq.
(Présidence de M. Frédéric Descrozaille, président de la commission)
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La commission procède à l’audition de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche.
M. le président Frédéric Descrozaille. Nous achevons aujourd’hui nos auditions. Aussi, avant de souhaiter la bienvenue à Mme la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, je remercie les commissaires qui, pour certains avec une très grande assiduité, ont contribué à la réflexion de cette commission d’enquête, qui a travaillé de manière très dense : Anne-Laure Babault, André Chassaigne, Grégoire de Fournas, Jean-Luc Fugit, Laurence Heydel Grillere, Mathilde Hignet, Nicole Le Peih, Éric Martineau, Marie Pochon, Loïc Prud’homme, Mélanie Thomin, Nicolas Turquois. Je remercie aussi les services de l’Assemblée nationale qui nous ont accompagnés et dont le travail nous est indispensable.
Vous êtes, madame la ministre, la dernière des ministres que nous entendrons, puisque la politique publique qui nous occupe repose sur les administrations centrales de l’agriculture, de la santé et de l’environnement, outre celle la recherche qui vous concerne et dont le rôle est déterminant. Votre ministère ne pilote pas cette politique, mais son échec, puisqu’il y en a un, est pour partie l’échec de la recherche : a-t-elle commencé assez tôt ? Disposait-elle d’assez de moyens ? Est-elle convenablement coordonnée ? Est-elle bien orientée, sachant que ce que notre rapporteur appelle les « technosolutions » n’en sont pas ? Parce qu’il ne s’agit pas de remplacer une molécule qui devrait être interdite par une autre, une recherche agronomique multifactorielle doit être conduite visant à transformer les exploitations agricoles ; se pose donc aussi la question du transfert de la recherche et de son déploiement.
Vous nous direz comment vous appréhendez la contribution de la recherche à la conduite de cette politique et surtout à l’atteinte des objectifs fixés, et comment vous concevez la gouvernance des nombreux organismes de recherche concernés. Votre jugement critique sur la dimension interministérielle de cette politique publique nous intéresse particulièrement, qu’il s’agisse du fléchage financier ou de la gouvernance, car on constate un grippage et un manque de lisibilité dans la poursuite d’objectifs parfois partiellement contradictoires – par exemple, biodiversité et carbone.
Avant de vous laisser la parole pour une audition ouverte à la presse et transmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme la ministre Sylvie Retailleau prête serment.)
Mme Sylvie Retailleau, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je vous remercie de consacrer une partie de vos travaux aux enjeux de la recherche. L’approche de la France est fondée sur la science, et la recherche est une composante essentielle de la stratégie Écophyto. Réduire l’utilisation des produits phytopharmaceutiques exige la production de connaissances scientifiques pour identifier les innovations de rupture puis pour massifier ces outils et solutions. Par son implication dans le pilotage des projets et dans leur financement, en France dans le cadre du plan Écophyto et dans les appels à projets de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et de France 2030 comme au niveau européen, mon ministère est fortement mobilisé pour que notre pays atteigne ses objectifs.
Quelques mots sur la contribution de mon ministère à la stratégie Écophyto 2030 et sur sa place dans la gouvernance. Vous l’avez dit, la stratégie Écophyto est pilotée par les ministères de l’agriculture, de la santé, de l’écologie et la recherche. Nous collaborons donc étroitement avec le ministère de l’agriculture sur les volets recherche et formation de la stratégie Écophyto 2030 et nous avons contribué à la rédaction de l’axe « Recherche, innovation et formation » de cette stratégie, qui vise à définir les programmes de recherche et à intégrer les sujets liés à Écophyto dans la partie formation. Mon ministère collabore également avec le ministère de l’agriculture à la création de l’axe de recherche d’alternatives chimiques et non chimiques aux produits phytopharmaceutiques, composante majeure de cette stratégie.
J’en viens au financement de la recherche sur les produits phytosanitaires. L’axe du plan Écophyto II+ consacré à la recherche et à l’innovation est dirigé par le comité scientifique d’orientation « Recherche et innovation ». Composé de quarante experts, ce comité guide la recherche, supervise des projets cohérents et favorise la valorisation des résultats. Un budget annuel de 7 millions d’euros lui est alloué, qui proviennent des fonds Écophyto gérés par l’Office français de la biodiversité. Pendant la durée d’Écophyto II+, dix appels à projets ont financé quarante-et-un projets de recherche ; cela souligne le dynamisme de la recherche dans ce domaine. On notera que, pendant la même période, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a réalisé une expertise collective sur le thème des pesticides et de la santé.
La recherche dans ce domaine ne se limite pas à l’initiative Écophyto. L’ANR est un autre financeur important qui, de 2008 à 2022, a financé 251 projets de recherche sur les pesticides pour 108,6 millions d’euros, soit une moyenne de dix-sept projets par an avec un budget annuel d’environ 7,2 millions d’euros. Une hausse significative a été observée en 2022, en raison de l’appel à projets spécifique sur le chlordécone.
France 2030, en permettant une augmentation significative des financements de la recherche dans ce domaine, est également un levier important pour atteindre les objectifs fixés par le plan Écophyto. L’objectif « Investir dans une alimentation saine, durable et traçable » inclut ainsi diverses initiatives visant à réduire l’utilisation des pesticides : le grand défi « biocontrôle et biostimulant » ; le grand défi « Robotique agricole » ; le programme d’équipement prioritaire de recherche (PEPR) « Agroécologie et numérique » ; le programme prioritaire de recherche (PPR) « Sélection végétale avancée » ; le PPR « Cultiver et protéger autrement » ; le PPR « Outre-mer ». Ces programmes, pilotés par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et d’autres partenaires, couvrent des domaines tels que le biocontrôle, la robotique agricole, la transition agroécologique, la sélection végétale et l’agriculture sans pesticide. Le financement total est de 204 millions d’euros sur sept à huit ans. Des dispositifs tels qu’Astragal, financé dans le cadre de l’appel à projets maturation/prématuration de France 2030, favorisent également le volet « maturation » des résultats de la recherche.
En parallèle, d’autres programmes de France 2030, tels que PEPR « One Water », le PPR « Océan & climat » ou le futur PEPR « Santé des femmes, santé des couples » financent des recherches sur les effets des produits phytopharmaceutiques sur la santé humaine et l’environnement même s’ils n’en constituent pas l’axe principal.
Pour résumer, le financement total des actions de recherche liées à la stratégie Écophyto, englobant l’axe recherche d’Écophyto, les appels à projets de l’ANR et ceux de France 2030, s’élève à 45 millions d’euros par an environ. Toutefois, ce montant ne prend pas en compte le coût complet, estimé à quelque 135 millions d’euros par an si on inclut les salaires des chercheurs.
Enfin, au regard de la diversité des actions de recherche et des résultats qui en découlent, les expertises scientifiques collectives, dites « Esco », sont un outil précieux. Commanditées par nos quatre ministères et menées par l’Inserm, l’Inrae et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), elles permettent de dresser l’état des lieux des connaissances scientifiques disponible sur un sujet et de cerner de potentielles lacunes, de manière à programmer la recherche pour produire de nouvelles solutions et éclairer les décisions publiques.
Les programmes européens financent aussi des recherches sur les objectifs Écophyto. L’intégration de la protection des cultures comme priorité de recherche au niveau européen était l’une des recommandations relatives à la recherche figurant dans votre rapport de 2014, monsieur le rapporteur. Les ambitions européennes en matière de protection de la santé et de la biodiversité se matérialisent, par exemple, par la stratégie Biodiversité, l’axe « Zéro pollution » du Green Deal ou encore la stratégie « Farm to forks » (de la ferme à la fourchette) – de la ferme à la fourchette. Le programme Horizon Europe intègre les préoccupations liées à l’agroécologie et aux produits phytosanitaires et 2 431 projets ont été financés depuis son lancement. La France joue un rôle clé en coordonnant des projets majeurs visant à promouvoir des pratiques agroécologiques à l’échelle européenne.
Plusieurs partenariats engagés dans le cadre d’Horizon Europe sont alignés sur les objectifs Écophyto : le partenariat Agroecology et le partenariat pour l’évaluation des risques liés aux substances chimiques (Parc). Le partenariat Agroecology, prévu pour 2024, contribuera à la nouvelle politique agricole commune mais aussi à la stratégie « De la ferme à la fourchette » de l’Union européenne ; mon ministère y contribuera à hauteur de 14 millions d’euros sur sept ans. Le partenariat Parc, qui mobilise 200 partenaires de 28 pays, vise à évaluer les risques des substances chimiques de nouvelle génération ; il aligne ainsi ses objectifs sur la stratégie Écophyto 2030. Il est soutenu par la France par un financement estimé entre 3 et 4 millions d’euros. Ce partenariat s’inscrit dans une approche One Health visant à mieux comprendre la santé humaine et l’environnement et à les protéger de l’exposition aux substances chimiques.
Pour atteindre nos objectifs, il nous faut produire des connaissances scientifiques permettant des innovations de rupture, et la massification des solutions, fondées sur la science, par le biais des infrastructures de recherche mais aussi d’outils tels que le réseau Démonstration, expérimentation et production de références sur les systèmes économes en phytosanitaires, dit Dephy.
Deux infrastructures de recherche contribuent fortement aux objectifs d’Écophyto. La première, Phenome, consacrée à la phénomique végétale, caractérise des génotypes sous divers scénarios environnementaux, soutenant des progrès en imagerie pour la détection d’espèces et de symptômes de maladie. Accessible aux acteurs publics et privés, Phenome a été financée à hauteur de 29 millions d’euros par le programme d’investissements d’avenir entre 2012 et 2024. La deuxième plateforme est Elter-RZA (European long-term ecological research - réseaux des zones atelier). Cette infrastructure consacrée à l’étude des écosystèmes regroupe des sites instrumentés pour des observations à long terme. Certaines zones ateliers portent sur les impacts des produits phytopharmaceutiques : la zone atelier Seine, et la zone atelier « Environnements ruraux » qui regroupe plusieurs acteurs.
Pour les outre-mer, il est prévu que l’Observatoire de la pollution agricole aux Antilles (Opale), qui surveille la pollution agricole aux Antilles, reçoive un financement complémentaire de 2 millions d’euros dans le cadre du PPR « Outre-mer » piloté par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) afin d’explorer plus largement les transferts des polluants et l’impact sur la biodiversité.
Le réseau Démonstration, expérimentation et production de références sur des systèmes de culture économes en produits phytosanitaires (Dephy) pour la massification des solutions, essentiel au plan Écophyto, vise à tester, promouvoir et déployer des techniques agricoles réduisant l’usage des pesticides tout en favorisant des pratiques économiques, environnementales et sociales performantes. Il repose sur le réseau des fermes Dephy, 3 000 exploitations engagées volontairement dans la réduction des pesticides, et le réseau Dephy Expe, une expérimentation de quarante-et-un projets sur quelque 200 sites sélectionnés. Le réseau des 3 000 fermes Dephy a démontré une réduction de 26 % de la pression pesticides sans impact sur le rendement – c’est un des succès d’Écophyto. Le dispositif sera pérennisé avec un budget annuel d’environ 10 millions d’euros : la qualité de la diffusion des résultats sera prise en compte dans la sélection des projets.
Je conclurai en traitant des perspectives. L’élaboration de la nouvelle stratégie Écophyto 2030 vise deux objectifs : la réduction des usages des produits phytopharmaceutiques et des risques pour la santé humaine et l’environnement ; l’adaptation des techniques de protection des cultures pour ne pas laisser les agriculteurs sans solution.
Les principaux axes de cette nouvelle stratégie, proposés lors du comité scientifique du 30 octobre dernier, font l’objet d’une large consultation. L’un des cinq volets de cette stratégie porte spécifiquement sur les enjeux de recherche, d’innovation et de formation et prévoit un programme de recherche spécifique pour accentuer l’effort. À la veille d’un renouvellement des générations dans le monde agricole, le volet relatif à la formation a une importance particulière pour accompagner la transition agroécologique. La stratégie détaillée sera dévoilée début 2024, à l’issue de la période de consultation en cours. Je serai attentive à ce que les actions de recherche soient ambitieuses, réalistes et pleinement intégrées à cette nouvelle stratégie, afin que le potentiel des travaux de recherche soit pleinement exploité pour atteindre les objectifs de ce plan.
Enfin, s’agissant de l’organisation de la recherche en France, nous allons prochainement mettre en place des agences de programme thématiques. Nous visons ainsi à mieux coordonner l’ensemble des acteurs de la recherche dans un champ donné pour définir des stratégies claires, faciliter les réponses aux demandes sociétales et de politiques publiques et améliorer la visibilité de la recherche. Trois agences de programme contribueront à définir les priorités de recherche dans le champ des phytosanitaires. Elles seront présentées prochainement par le président de la République. Il faudra définir l’articulation de ces trois agences sur des sujets tels que les produits phytosanitaires ou One Health afin qu’elles continuent de contribuer efficacement aux objectifs du plan Écophyto 2030.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie, madame la ministre pour ce propos liminaire si complet que je devrai le décomposer pour me forger une vision éclairée. Avant cela, j’aimerais connaître votre réaction à chaud sur le rejet surprise par le Parlement européen de la proposition de règlement visant à réduire de 50 % l’usage de produits phytosanitaires au sein de l’Union européenne d’ici à 2030. Comment l’interprétez-vous ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Si vous le permettez, je réserverai ma réponse jusqu’au moment où je disposerai d’une information complète sur le vote qui vient d’avoir lieu et vous la ferai connaître.
M. Dominique Potier, rapporteur. Cette nouvelle est un terrible coup de tonnerre pour notre commission, puisque nous nous apprêtions à amender le programme gouvernemental Écophyto 2030 lui-même fondé sur la dynamique d’un règlement plutôt que d’une directive – c’était la grande innovation. C’est un bouleversement, et une immense tristesse à titre personnel.
D’autre part, des parlementaires écologistes français, relayés par des collègues de toutes sensibilités dont, je crois, le président de la commission du développement durable, demandent la révision du règlement européen Reach. Considérez-vous aussi cette révision comme une urgence pour les élus du prochain mandat européen, de nouvelles connaissances faisant apparaître de nouvelles menaces de pollutions chimiques ? Le Gouvernement français soutiendra-t-il cette demande ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Le Gouvernement examinera attentivement les conditions de cette évolution.
M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez indiqué que le financement total de la recherche liée à la stratégie Écophyto s’établit à 45 millions d’euros par an environ, mais précisé que cette somme n’inclut pas le salaire des chercheurs, mentionnant alors un montant de 135 millions d’euros annuels. Pourriez-vous expliciter ce propos ? À quoi correspondent les 45 millions d’euros s’il ne s’agit pas de dépense en ressources humaines ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Souvent, les coûts des projets de recherche sont donnés hors salaire des chercheurs permanents. Le coût complet du financement de cette recherche, 135 millions d’euros, englobe les salaires des chercheurs qui participent au projet et 45 millions d’euros correspondant aux coûts d’équipement, de fonctionnement et des contrats de doctorants. La différence entre 45 et 135 millions correspond aux salaires des chercheurs permanents.
M. Dominique Potier, rapporteur. On parle donc de 135 millions d’euros en tout, dont les deux tiers environ sont consacrés au versement des salaires des chercheurs. S’agit-il bien là de recherche entièrement publique, financée après appels à projets, ou aussi de financements par des instituts privés ou des fondations ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Les 135 millions d’euros représentent la somme des trois sources d’argent public que sont l’ANR, France 2030 et le plan Écophyto.
M. Dominique Potier, rapporteur. Toutes les inspections ont souligné la complexité du financement labyrinthique du plan Écophyto, nous demandant de relayer leur plaidoyer en faveur d’une simplification. Pourriez-vous à nouveau préciser la part de ce plan dans le financement global de ces projets de recherche ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Sur 45 millions de financement de coûts de fonctionnement et d’équipements de projets, la part Écophyto est de 7 millions d’euros.
M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous mettre ces sommes en regard du montant des recherches privées menées par les firmes phytopharmaceutiques, distributeurs et autres opérateurs concernés ? Quels moyens permettent de recomposer leur dépense ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Je ne saurais vous dire le montant total de la recherche privée dans ce domaine particulier ; le ministère ne peut le reconstituer, sauf quand le financement privé vient en complément d’un appel à projet public. Mais, globalement, la part de financement privé de la recherche en France est faible comparée à ce qui vaut dans les pays européens équivalents.
M. Dominique Potier, rapporteur. Quand vous comptabilisez la recherche d’une société privée, comptabilisez-vous les sommes investies dans la recherche relative au progrès de l’entreprise elle-même ou sa contribution à un programme de recherche national ?
M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous demanderai de bien vouloir nous communiquer les données à votre disposition concernant la recherche en phytopharmacie et les solutions qui nous permettraient de nous en affranchir. Je suis étonné que l’on ne mobilise pas le levier de connaissance qu’est le crédit impôt recherche (CIR). Cet indicateur ne permet-il pas de recomposer le montant de l’effort de recherche des principales firmes phytopharmaceutiques financées par la puissance publique ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Nous disposons de ces données, mais il faut définir la part de CIR liée à la recherche privée en agriculture. Nous vous transmettrons le bilan dont nous disposons.
M. Dominique Potier, rapporteur. C’est une information précieuse. Demain, je serai à Bercy où j’effectuerai un contrôle sur pièces et sur place sur ces questions et quelques autres relatives à l’industrie phytopharmaceutique. Nous pourrons donc croiser nos informations sur les chiffres d’affaires, les bénéfices, les taxes et l’ampleur des efforts de recherche financés par la puissance publique dans cette industrie, car on connaît mal les proportions respectives du financement public et du financement privé de la recherche à ce sujet en France même si, globalement, la puissance publique dans notre pays est plus investie dans la recherche qu’elle ne l’est dans des pays plus libéraux.
La Commission européenne est dans la phase d’évaluation du programme pluriannuel de recherche Horizon Europe ; une fois rendues les conclusions de cette évaluation viendront les nouvelles propositions des États membres. Avez-vous connaissance de travaux européens importants relatifs à l’accord One Health adopté par l’ONU ? La recherche sur ce plan est en cours en France et dans le cadre de l’ONU, mais l’Union européenne s’est-elle dotée d’un programme phare structurant utile à l’effort de réduction de la phytopharmacie ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Le programme Horizon Europe est effectivement en phase d’évaluation et, comme le font tous les États membres, nous commençons de préparer avec les acteurs académiques les propositions prioritaires et les orientations que nous soumettrons au milieu de l’année 2024. J’insiste sur le partenariat Parc. Mobilisant 200 partenaires issus de 28 pays européens, dont quinze acteurs français, il vise à évaluer les risques liés aux substances chimiques de nouvelle génération pour mieux protéger la santé et l’environnement. Les quinze partenaires français articulent ce projet avec le plan Écophyto. La part de la France dans le financement de ce partenariat européen se fait par le biais d’opérateurs tels que l’Inrae, pour un montant estimé entre 3 et 4 millions d’euros.
Pour le projet européen Horizon 2020, à présent achevé, avaient été financés, pour 20 millions d’euros environ, une vingtaine de projets sur les pesticides auxquels participaient des équipes françaises. La consolidation des chiffres est en cours.
Dans le cadre de l’initiative One Health, le programme Prezode (Preventing zoonotic disease emergence), qui porte sur l’émergence des zoonoses, illustre la coordination que nous sommes capables d’assurer aux niveaux national, européen et international. En France, c’est un PEPR doté d’un financement de 30 millions d’euros sur cinq ans, piloté par l’IRD, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et l’Inrae. C’est aussi une initiative internationale issue du « One Planet Summit » lancée par le Président de la République et organisé en France en 2021 pour la première fois. Un point a eu lieu en mars 2023, et 210 partenaires internationaux issus du monde scientifique, associatif, académique et gouvernemental des vingt-cinq pays ayant signé une déclaration d’intention travaillent à ce projet à l’échelle internationale.
Les projets Parc et Prezode sont des exemples de ce qui peut être fait au niveau européen en matière de santé globale et d’impacts en agriculture. La santé globale suppose une vision holistique à décliner en de très nombreux projets scientifiques et c’est avec cette approche que mon ministère prépare les propositions françaises pour le prochain programme Horizon Europe.
M. Dominique Potier, rapporteur. L’approche de la recherche sur l’eau est certainement similaire à celle qui vaut pour la prévention des zoonoses : dans l’architecture de ces grands projets se font écho recherche onusienne, recherche européenne et recherche française. Une structuration plus claire ne serait-elle pas pertinente, ou faut-il, de manière pragmatique, prendre les sujets les uns après les autres ? Au fil des auditions, nous avons entendu que l’optimisation de la formation et de la performance permet d’obtenir un quart de réduction de l’usage de produits phytosanitaires, mais qu’aller plus loin suppose de revoir toute la conception des systèmes agricoles, ce qui met en branle la métrique d’ensemble, car tout est lié – par exemple, pour régler la question des produits phytosanitaires il faudrait aussi choisir un système d’élevage. C’est pourquoi je vous interpelle non seulement sur la prévention des maladies mais aussi sur les moyens d’engager une transition écologique sûre sur le plan sanitaire alors que l’on sait les dangers multiples d’un dérèglement climatique dont on a appris ces jours derniers l’accélération aggravée. Nous ne voulons pas faire de la communication mais proposer que l’Europe renforce un programme global articulé autour de l’initiative One Health pour prévenir les risques et en cohérence avec les transitions liées au changement climatique. La recherche, si fragmentée aujourd’hui, ne gagnerait-elle pas à être renforcée de la sorte ? Si vous n’estimez pas cette proposition judicieuse, j’hésiterai à la faire. Votre responsabilité est donc grande, madame la ministre…
Mme Sylvie Retailleau, ministre. L’objectif One Health dont le spectre est très large, exige une vision systémique déclinée en de très nombreux projets de recherche. On ne peut définir des priorités de projets au risque d’oublier les interactions et, pour cette raison, de ne pas traiter l’ensemble ; c’est pourquoi on ne peut être très directifs sur un grain trop fin. Je pense que ce sera l’orientation donnée aux prochaines discussions européennes.
Dans cette optique, il y a deux ans environ, cinq missions européennes ont été définies : Climat, Cancer, Océan, Ville, Sol. Cette approche nouvelle rejoint la vision transversale que nous appelons de nos vœux. L’étude reste à faire du niveau de granularité auquel se placer : pousse-t-on une vision One Health très large ou descend-on à un grain très fin sur des impacts particuliers ? Ce travail nécessaire demande l’articulation des priorités nationales, européennes et internationales. Prezode est un bon exemple d’articulation de la recherche entre l’échelon national et le niveau européen et d’autres projets de ce type concourent à One Health. Les agences de programme thématiques fonctionneront de la sorte : celle dont les projets traiteront fortement de la santé ne pourra travailler sans interactions avec les agences qui traiteront du climat, de l’agriculture ou de l’alimentation. Il faut à la fois des agences de programme pour animer les acteurs et assurer la coordination avec l’Union européenne, et un lien transversal ; c’est tout le travail interministériel de pilotage de ces grandes thématiques coordonnées entre l’État et l’Europe. D’interdisciplinaire, on est passé à « inter-thématique », dans une vision holistique et systémique très élargie. C’est cette vision du partenariat One Health que portera la France.
M. Dominique Potier, rapporteur. L’idée de notre commission de renforcer le savoir holistique sur la prévention des impacts des pesticides tout en se donnant les moyens de le décliner de façon opérationnelle n’est donc pas inutile. Nous pourrions poursuivre le dialogue après cette audition pour définir comment parvenir à cette convergence. Nos intuitions rejoignent les vôtres et nous nous en réjouissons.
Ma dernière question porte sur le lien entre recherche et développement. Je vous épargnerai une envolée sur la faillite du lien entre le développement et le conseil, dont je ne vous tiens pas grief ; il me semble plutôt voir là la traduction de l’incurie du ministère de l’agriculture, qui n’a pas réussi à massifier les solutions qui existaient. Mais, après avoir auditionné des instituts et plusieurs filières, nous nous interrogeons : a-t-on suffisamment mis la recherche fondamentale au défi de travailler pour le XXIe siècle et de fournir maintenant des solutions utilisables qui redonnent le moral ? Sur ce point, quelque chose a fait défaut. Prenez-vous en compte le fait qu’entre les instituts techniques il y a un dialogue mais que la compréhension n’est pas toujours suffisante ? Quel est le rôle de la ministre en la matière ? Que peut-on améliorer ? La recherche ne peut être entièrement orientée vers des solutions pragmatiques, sinon elle passera à côté des sujets de demain, mais il y a urgence. Le dialogue indispensable existe-t-il ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Pour moi et pour la majorité des chercheurs aujourd’hui, en tous domaines, répondre aux défis suppose de casser les « silos disciplinaires ». De même, un continuum s’impose entre recherche fondamentale et recherche appliquée, innovation et transfert. Déjà, dans certains laboratoires, on ne parle plus de recherche fondamentale d’une part, de recherche appliquée d’autre part. C’est une évolution de plus en plus marquée dans les organismes de recherche, les universités et les sites.
Ainsi, avons-nous lancé en juin dernier les pôles universitaires d’innovation, pour coordonner tous les outils permettant de faire le lien entre recherche académique et entreprise rendus disponibles par les Perp et France 2030 : incubateurs sur les campus, sociétés de transfert technologique vers l’entreprise, créations de start-up… Il s’agit de provoquer le réflexe, dans tous les laboratoires académiques, de sortir toute découverte scientifique en innovation et en transfert. Des gens qui savent ce qu’est le marché et qui y identifient des besoins vont venir chercher ce qui est fait dans les laboratoires et le valoriser. La cellule « Recherche, innovation, transfert » de l’Inrae qui vise à accélérer la transition agroécologique auprès des acteurs de terrain fonctionne bien. Elle permet soit d’accompagner les chercheurs ou les doctorants dans la création de start-ups, soit de sortir une découverte d’un laboratoire et de la transférer à une entreprise ou à une industrie. L’Inrae travaille énormément dans ce sens avec les instituts technologiques. On en est au continuum ; la culture, dans le domaine de la recherche, n’est plus à la séparation entre les chercheurs. Certains travaillent plus à la recherche fondamentale – et il en faut, il faut continuer pour le long terme, mais dans un même laboratoire, dans les mêmes organismes. Il faut se garder d’en revenir aux silos – recherche fondamentale d’une part, recherche appliquée ou transferts d’autre part – sauf à se retrouver dans la situation connue il y a des années, telle que les gens ne connaissent pas ce qui se fait, ne se parlent pas et n’ont pas une culture permettant ces échanges.
Aussi nous faut-il développer encore les bourses de conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre) de doctorat, ainsi que les Labcom PME/ETI, autrement dit les laboratoires communs des organismes de recherche publics, comme il en existe avec Thales, Sanofi et d’autres entreprises. Ces laboratoires communs, financés par l’ANR pour démarrer, permettront les transferts nécessaires. Dans le domaine dont nous parlons, ce rôle reviendra en particulier l’Inrae, un organisme de recherche fondamentale qui se consacre aussi au pilotage de la recherche. Assurer l’équilibre entre la définition et le déploiement des politiques publiques et la recherche fondamentale foisonnante qui alimentera le futur de notre stratégie : tel sera le rôle des agences de programme thématiques. Elles créeront des tuyaux entre le terrain et l’expertise scientifique pour alimenter les politiques publiques, après quoi le même tuyau servira à redéployer les résultats de cette recherche publique par transferts, grâce à un dialogue avec les entreprises mais aussi avec les usagers et les agriculteurs par le biais de l’IRD, du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) ou de l’Inrae. Ces agences thématiques devront développer la science participative, qui existe déjà. Ainsi, le PPR « Outre-mer » comprend un fort volet de science participative : on identifie le besoin avec les usagers, qui peuvent être les territoires d’outre-mer ou les agriculteurs, on accomplit la recherche puis on revient en donner le résultat aux usagers concernés, qui s’efforceront de bien l’utiliser et de le déployer. Ainsi va la massification : par transferts, par diffusion de la culture scientifique ou par la science participative. Ce sont les axes que nous étudions, et c’est ce que nous avons engagé en ce domaine avec l’Inrae. Nous devons pousser vigoureusement cette approche pour en venir à la massification systématique de la recherche.
M. le président Frédéric Descrozaille. Ces sujets sont ardus et je vous remercie pour cet éclairage. Comme notre rapporteur, je vous saurais gré de nous fournir tout ce qui peut aider à la rigueur de la rédaction de nos recommandations. Ma question porte sur la lisibilité de la politique publique en matière de recherche agronomique. La jugez-vous suffisamment établie ? Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’équation était claire : il fallait produire, sans plus de terres, avec moins d’actifs et pour moins cher. Telle a été l’orientation prise par tous les acteurs privés et publics, avec une convergence extraordinaire et, en l’espace d’une génération, des gains de productivité fulgurants ont eu lieu, qui ont largement conduit à la dépendance à la chimie que nous connaissons aujourd’hui. La sélection variétale a abouti à de bien meilleurs rendements mais avec des variétés plus fragiles. Aujourd’hui, les paramètres à prendre en compte sont nombreux et complexes ; quelle est la politique publique de recherche agronomique définie pour parvenir à la transition attendue ? Les organismes publics sont-ils alignés pour s’y conformer et y concourir ? La pensez-vous assez claire, ou faudrait-il prendre le temps de la cristalliser ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. En matière de science et d’orientation de la recherche, le mot « agroécologie » résonne particulièrement ; c’est une direction à déployer en recherche agronomique. J’insiste d’autre part sur la nécessité d’une vision transversale. Au niveau français, outre le comité scientifique et les ministères, la planification et la coordination reviennent au Secrétariat général à la planification écologique (SGPE). C’est de lui que dépend l’indispensable vision holistique, systémique : on doit définir des projets qui ont des périmètres, mais un pilotage assurant une vision transversale est nécessaire pour faire évoluer la science.
Enfin, les chercheurs comprennent-ils la politique publique, participent-ils à sa réalisation et la déploient-ils efficacement ? C’est ce à quoi nous avons réfléchi pendant près d’un an. La recherche française doit conserver un volet bottom up, mais cela ne rend pas moins nécessaire la coordination des acteurs sur les thématiques prioritaires qui définissent la stratégie nationale de recherche. La complexité de ces thématiques et leur imbrication imposent de définir l’organisation de cet ensemble. Pour moi, la réponse sera, au niveau académique, dans les six ou sept agences de programme, dont chacune correspondra à une thématique prioritaire de recherche. Ces agences seront coordonnées par un acteur interne qui réunira autour de la table tous les acteurs académiques. Ainsi, l’agence qui traitera de la recherche en santé sera coordonnée par l’Inserm, auquel une lettre de mission interministérielle confiera un mandat de coordination. On sait bien qu’en matière de santé, la recherche académique doit aller jusqu’à la recherche clinique avec les hôpitaux, si bien que le ministère de la santé jouera un rôle fondamental ; que cette agence devra aussi s’intéresser à l’impact de l’utilisation du numérique, puisque la santé n’est plus rien sans l’intelligence artificielle et la robotique ; qu’elle ne pourra davantage ignorer les impacts environnementaux des pesticides sur la santé. Une action interministérielle devra donc s’exercer dans les nouvelles agences de programme qui, je l’ai dit, serviront aussi à faire remonter les réflexions de tous ces acteurs pour préparer la suite : quand l’État aura défini sa politique nouvelle 2040-2050, elles serviront de tuyau, en sens inverse, pour déployer efficacement cette politique auprès des acteurs académiques, « jouer l’équipe France » auprès d’eux.
Bien entendu, les acteurs académiques formeront le cœur de ces agences de recherche. Mais, pour reprendre l’exemple de la santé, auront un rôle à jouer d’une part les industriels pour les transferts, la recherche clinique avec les hôpitaux et le médicament et d’autre part les patients et leurs associations. Nous réfléchissons aux moyens de diffuser cette vision interdisciplinaire et interministérielle de politique publique en coordonnant différents acteurs au sein d’agences à la mission académique.
M. le président Frédéric Descrozaille. Vous avez évoqué la science participative. Or, lors des auditions, la commission d’enquête a constaté l’ampleur inquiétante des doutes et même des suspicions relatives à la véracité de connaissances scientifiques, entraînant la remise en cause de la pertinence, voire de la probité, de la décision publique. Je vous sais, madame, spécialiste de physique quantique, un domaine abstrait, un langage mathématique à propos duquel on raconte vite n’importe quoi si on en parle en langage courant sans disposer à la fois d’une très solide formation académique et en quelque sorte d’une formation en matière de communication pour savoir adopter différents niveaux de langage sans être imprécis ou approximatifs pour se mettre à la portée de ses interlocuteurs. Quelle place les politiques publiques donnent-elles à la culture scientifique et à la vulgarisation – une place que nous, législateurs, jugeons centrale ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. La science participative n’est pas vraiment la culture scientifique : il s’agit de faire intervenir les usagers dans la définition des problématiques puis dans la restitution de la recherche et sa meilleure utilisation. Cette approche est de plus en plus fréquente, en particulier à l’Inrae dans nos domaines – en santé, par exemple, on s’attache à inclure les associations de patients dans la définition des projets de recherche. Vous avez mentionné la physique quantique ; je mentionnerai l’accès à l’intelligence artificielle, domaine dans lequel des écarts vont se créer très vite si l’on n’enseigne pas à l’utiliser au mieux. Nous devons à la fois encadrer la technologie et l’évolution scientifique en posant des limites éthiques à son usage, la rendre accessible et l’utiliser intelligemment ; c’est fondamental, et nous tentons de développer continûment le volet « science participative » dans les projets de recherche.
Parce que tous les citoyens, dont les politiques et les journalistes, ont besoin de culture scientifique pour comprendre le monde du XXIe siècle, nous travaillons avec le ministère de l’éducation nationale à rendre la culture scientifique naturelle dans l’éducation en France. La place que prendra la formation scientifique dès la formation de professeur des écoles permettra que, dès l’enfance, les écoliers s’habituent à la science et n’en aient pas peur.
Qui dit « science » dit connaissances, mais aussi méthode, et la méthode scientifique, manière d’appréhender les choses, de dérouler un raisonnement, d’ouvrir un esprit critique, peut être appliquée à n’importe quel sujet. Des citoyens éclairés doivent avoir une méthode scientifique. En ce sens, on peut entendre la science comme une excuse pour développer la méthode scientifique dans de nombreuses disciplines. Vous avez évoqué doutes, suspicions, contradictions. Or, le doute, la contradiction, l’évolution de la connaissance sont la base de la méthode scientifique. Les politiques, pour pouvoir être éclairés par la science, devront s’habituer à l’idée qu’elle ne peut pas leur fournir quelque chose de figé, ou en tout cas pas tout le temps ; en revanche, elle peut expliquer quels sont les doutes et les hypothèses de départ – la science est faite de doutes et d’hypothèses. C’est difficile à admettre quand on doit prendre des décisions mais, oui, la science peut vous donner une théorie à un moment, théorie qui aura évolué cinquante ans plus tard parce que l’état des connaissances aura évolué.
J’ai décidé qu’à partir de 2025, tous les étudiants en 1er cycle dans l’enseignement supérieur auront une formation globale aux transitions écologiques. Cette sensibilisation, en plus des formations spécifiques, est absolument nécessaire à tous les niveaux ; elle peut être incluse dans l’enseignement de toutes les disciplines. Cette mesure est en phase de montage par mon ministère ; elle l’est aussi par le ministre de la transformation et de la fonction publiques pour tous les cadres de la fonction publique.
La diffusion de la culture scientifique, nécessaire à la compréhension du monde et à la construction de l’avenir, dépend, vous l’avez fort bien dit, de la capacité des scientifiques à formaliser de la manière la plus simple et la plus juste possible des concepts difficiles. Aussi avons-nous consacré 1 % du budget de l’ANR à la diffusion de la culture scientifique. Nous avons aussi créé le label Science avec et pour la société (Saps) pour labelliser des projets correspondant aux critères retenus et des établissements ayant soutenu des projets de diffusion de culture scientifique. Enfin, pour les doctorants, nous développons des missions de diffusion de culture scientifique par le biais du financement complémentaire au contrat doctoral de recherche. Après avoir été formés à cet exercice – car, vous l’avez souligné, avoir des bases solides en sciences ne suffit pas et l’on ne s’improvise pas médiateur –, ils mènent des projets de diffusion scientifique du type La Main à la pâte auprès d’écoles, d’associations ou du grand public ; les festivals Arts et sciences proposés par les universités sont pour beaucoup conduits par des doctorants. Tels sont les multiples projets de diffusion de culture scientifique portés par le ministère.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je vous remercie, madame la ministre, de nous apporter la science dont nos sociétés ont besoin, puisque nous ne pouvons nous permettre de prendre une décision sans avoir été éclairés. Phytopharmacie, produits phytopharmaceutiques, pesticides, ces termes regroupent de nombreux produits ; peut-on distinguer, dans les chiffres d’affaires et les bénéfices, la part des pesticides dits chimiques et celle des pesticides dits naturels, des biocides, de la recherche sur des insectes stériles ? Il faut savoir de quoi on parle et il serait regrettable que l’on tire des conclusions hâtives de montants de chiffre d’affaires agglomérés. D’autre part, de nombreuses cultures, notamment l’arboriculture, sont affectées de maladies orphelines. C’est le cas pour la cerise et la noisette mais bien d’autres productions sont victimes de ravageurs sans que ces destructions ne trouvent de solutions. Certes, les producteurs sont très peu nombreux, mais pour ces filières comme pour les maladies humaines rares, la recherche est indispensable et le secteur privé ne s’y intéresse pas, faute d’un chiffre d’affaires potentiel assez élevé ; avez-vous des pistes ? Enfin, nombre de nos interlocuteurs ont évoqué l’inadéquation entre les travaux de recherche – ce que l’on fait sur une parcelle expérimentale – et ce qui se passe sur l’exploitation agricole où l’on est censé vivre de son activité en produisant suffisamment à la fois pour se payer soi-même, et payer ses intrants et salariés si on en a ; comment faire ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Je vois deux pistes pour mieux lier les exploitations agricoles et le monde de la recherche. La première, ce sont les agences de programme thématiques en voie de création, dont l’une des missions sera d’établir la cartographie des laboratoires et de leurs thèmes de recherche. Cette veille permettra d’agir de manière plus fluide et de donner de l’argent plus rapidement aux laboratoires de recherche tout en sachant précisément à quoi va cet argent. Il sera alors possible de se dire : « Je suis confronté à ce problème particulier, quelle recherche existe à ce sujet ? » ou bien : « À qui dois-je m’adresser pour développer une recherche qui peut m’apporter une solution ? ».
L’impact de l’installation des agences de programme sera d’autant plus fort que nous nous attachons, je vous l’ai dit, à développer la recherche participative. C’est le cas, en particulier, de l’Inrae, qui travaille d’une part à identifier les besoins des usagers, d’autre part à transférer, grâce aux outils dont je vous ai parlé, les résultats des recherches des laboratoires, pour permettre ainsi d’adapter les découvertes aux besoins de l’agriculture. La gouvernance des agences de programme comprendra des usagers et des industriels, qui auront mission de développer la recherche participative.
La deuxième piste, ce sont les 3 000 fermes Dephy. Des expérimentations auxquelles elles ont participé résulte une diminution de 26 % de la pression des pesticides, sans incidence sur le rendement. Il faudra continuer les expérimentations par ce réseau, en utilisant les agences de programme à cette fin.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Il n’est pas dit que les fermes Dephy travaillent sur les filières orphelines.
Mme Sylvie Retailleau, ministre. L’exemple du réseau Dephy montre que nous expérimentons avec les agriculteurs. Les agences de programme thématiques seront particulièrement utiles à la recherche sur les cultures orphelines en la cartographiant ; mais nous ne sommes pas sans rien faire. Pour le cerisier, nous avons entrepris de fournir aux agriculteurs des méthodes leur permettant de protéger efficacement et durablement leurs arbres des attaques de la mouche Drosophila suzukii. À cette fin, entre 2015 et 2021, l’ANR a financé neuf projets dont un projet Écophyto-Maturation visant à transférer des outils directement utilisables aux arboriculteurs concernés. Cet investissement en recherche a été supérieur à trois millions d’euros pour la cerise seulement et on en est à définir les moyens de massifier les insectes stériles ; le financement a été public pour la recherche fondamentale comme pour la maturation. Pour les noisetiers, les premiers travaux de l’Inrae de Versailles- Grignon ont porté, en collaboration avec l’Association nationale des producteurs de noisettes (ANPN), sur l’identification des phéromones responsables de l’attraction du balanin de la noisette. La recherche est plus aboutie sur le ravageur de la cerise que sur celui de la noisette, mais elle est en cours. C’est plutôt l’argent public qui finance les recherches sur les cultures dites orphelines.
Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Avez-vous le moyen de distinguer le chiffre d’affaires des productions de pesticides selon qu’il s’agit de pesticides dits chimiques, de pesticides dits naturels ou d’insectes stériles, ou n’avez-vous pas la réponse et devrons-nous en rester aux chiffres agglomérés ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. De fait, je n’ai pas la réponse à cette question.
M. Dominique Potier, rapporteur. Le président de la commission d’enquête et moi sommes sous le coup de l’événement majeur qu’est le rejet par le Parlement européen de la proposition de règlement sur l’usage durable des pesticides. D’évidence, il n’y aura pas d’autre proposition de la Commission européenne au cours du prochain mandat ; le statu quo va donc prévaloir quelques années encore et cette perspective nous désole.
Le plan français, tel qu’il a été établi avec vos collègues de l’agriculture, de la santé et de l’écologie, mise énormément sur les filières ; il est bon que les distributeurs, les transformateurs et demain les consommateurs soient associés à la valorisation des produits à bas intrants ; néanmoins toute la dimension agronomique territoriale paysagère ne doit pas en souffrir. Pouvons-nous veiller à ce que l’approche filière ne soit pas prédominante, puisque nous savons que ce n’est pas culture par culture ni molécule par molécule que se trouveront les solutions systémiques auxquelles appelle l’ambition française – si elle est maintenue – de diminuer de moitié l’utilisation des pesticides ?
Je remercie notre collègue Laurence Heydel Grillere d’avoir mis l’accent sur les cultures orphelines. Il y a des enjeux de territoires et de souveraineté alimentaire nationale dans certains secteurs. C’est un poids très fort et je note que dans des logiques de péréquation et de mutualisation, des efforts de recherche peuvent être faits dans les domaines où le marché ne répondra pas spontanément.
Nous sommes aussi certainement en retard dans un autre domaine : notre autonomie en protéines pour l’alimentation animale et l’alimentation humaine ; qu’en est-il ?
J’en viens pour finir aux néonicotinoïdes. Vous n’êtes pas responsable, ni donc coupable, mais en 2016, sous l’impulsion de Barbara Pompili, ces substances ont été interdites à l’horizon 2020. J’ai posé à Julien Denormandie une question à laquelle je n’ai pas eu de réponse – mais je l’aurai avant la fin de la commission d’enquête, je vous l’assure – : la recherche s’est-elle mobilisée pour éviter que nous devions consentir une dérogation en 2020 ? Je ne suis pas persuadé que lorsqu’on a décidé l’interdiction de l’usage de ces substances insecticides pour trois ans plus tard, on a visé des moyens de recherche. Quelles conclusions tirez-vous de cet échec patent, sachant que la dérogation est justifiée par le fait qu’il faut au moins trois ans pour organiser la transition ?
Protéines, absence d’une approche croisant filières-territoires, néonicotinoïdes… Ne sont-ce pas là autant de signes d’une forme d’incurie dans laquelle le ministère de la recherche ne peut être totalement innocent ?
Mme Sylvie Retailleau, ministre. Pour la recherche, les résultats obtenus dans une filière donnée ne signifient pas qu’ils soient cantonnés à cette filière, et une approche par filière ne signifie pas que la filière soit considérée indépendamment de l’environnement. Je vous en donnerai justement pour exemple celui du plan national de recherche et d’innovation (PNRI) lancé en 2021 et qui visait à identifier pour 2023 des solutions alternatives aux néonicotinoïdes efficaces contre la jaunisse de la betterave sucrière. Doté de sept millions d’euros sur trois ans, ce plan n’était pas que de filière, il avait une vision transversale. Il était conçu en quatre axes : compréhension globale de la situation sanitaire ; identification et démonstration des solutions à l’échelle de la culture ; identification et démonstration des solutions de régulation à l’échelle de l’environnement des plantes, des cultures et des paysages ; transition vers un modèle économique plus durable. Cet ensemble devait être envisagé globalement, car pour la recherche, considérer une filière et la considérer dans son environnement ne suffit pas, puisqu’il y a des sujets communs à diverses filières et des solutions communes ; ainsi, les résultats des recherches d’alternatives au désherbage chimique s’appliquent à différentes filières et les quatre axes du PNRI montrent l’ampleur du champ de la recherche par filière.
S’agissant des protéines, on sait que certaines légumineuses forment des associations symbiotiques avec des bactéries, ce qui permet de fixer l’azote atmosphérique au niveau du sol et de l’enrichir, réduisant ainsi le besoin de fertilisation azotée. Des recherches fondamentales sont menées pour comprendre le processus de fixation d’azote des légumineuses et trouver comment l’améliorer. Une équipe d’agroécologie travaille à Dijon sur l’écophysiologie des légumineuses, avec un spectre assez large.
Un mot, à ce sujet, des infrastructures de recherche associées aux laboratoires, singulièrement de Phenome. Elle a bénéficié d’un financement de 29 millions d’euros entre 2012 et 2024. Ouverte aux laboratoires et aux industriels, elle permet d’observer les interactions entre plantes et micro-organismes pour cette production et de caractériser tout ce qui est matières et matériaux végétaux. La recherche sur les légumineuses profite particulièrement de cette plateforme pour caractériser, comprendre et améliorer le fonctionnement de la fixation de l’azote atmosphérique par ce biais. C’est une des alternatives aux protéines que l’on peut apporter, et comme il s’agit aussi de trouver par ce moyen des réponses sur le plan de l’environnement et du dérèglement climatique, c’est un domaine de recherche fortement prioritaire. Nous pourrons vous transmettre une fiche complète sur les légumineuses fixatrices d’azote si vous le souhaitez.
Je n’étais pas membre du Gouvernement entre 2016 et 2020 au moment de l’interdiction des néonicotinoïdes mais je peux vous en dire quelques mots et d’abord que la recherche sur les néonicotinoïdes n’est pas spécifique : elle est incluse dans la recherche sur les pesticides, qui existe depuis très longtemps et qui est très développée en France. Au niveau européen, ce qui n’enlève rien aux problématiques capitales dont vous traitez, la France, avec l’Inrae, est leader dans la recherche en ce domaine. Rappelons-nous qu’entre 2008 et 2022, nous avons financé, pour 108,6 millions d’euros, 251 projets de recherche comportant le mot « pesticide » dans leur titre ou dans les mots-clés, soit dix-sept projets et 7,2 millions d’euros en moyenne annuelle. C’est loin d’être négligeable, et la recherche sur les néonicotinoïdes faisait partie de ces travaux et de l’axe de recherche Écophyto.
En 2020, en France les cultures françaises de betterave sucrière ont connu une infestation inédite de jaunisse, avec un fort impact sur les rendements. Cela a conduit à la définition du PNRI, un plan unique en Europe dont l’objectif était de trouver des solutions alternatives aux néonicotinoïdes. Cette fois, il fallait trouver une solution à un problème spécifique, ce qui a suscité l’élaboration d’un plan opérationnel pour prendre en considération les besoins nés du retrait des néonicotinoïdes. J’ajoute qu’en 2018 ou 2020, des recherches mentionnaient l’existence d’alternatives chimiques possibles, comme en témoignait un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en 2016, à l’époque où l’interdiction a été décidée. Mais si les chercheurs ne se sont pas, alors, focalisés sur les néonicotinoïdes comme cela fut le cas en 2020 avec le PNRI après l’apparition de la jaunisse de la betterave sucrière, les recherches continuaient sur les pesticides. Voilà comment on peut essayer de reconstituer l’historique des recherches sur les pesticides et dans le plan PNRI et de ce que l’on trouvait dans les rapports de l’Anses laissant penser qu’une alternative était possible.
M. Dominique Potier, rapporteur. Nos travaux s’achèvent, nous laissant avec une matière très riche. Je vais poursuivre quelques investigations dans les ministères concernés pour compléter notre documentation avant que nous rédigions nos propositions. Je vous remercie, madame la ministre, et je m’associe à notre président pour saluer l’engagement des commissaires et redire ma gratitude à tous ceux qui ont coopéré à cette commission d’enquête. Je ne saurais conclure sans répéter à quel point je suis dépité, et le mot est faible, par la décision que vient de prendre le Parlement européen ; c’est un mauvais message pour l’Europe, pour nos territoires, pour la santé, pour le Green Deal et pour la planète. Enfin, je me félicite de l’excellente coopération qui a prévalu entre le président et moi-même. Elle procède de l’exigence partagée de ne pas faire de la communication mais de chercher la vérité et d’être utile au pays.
M. le président Frédéric Descrozaille. J’ai été sensible, madame la ministre, à votre souci de précision et je vous remercie de vous être prêtée à cet exercice avec autant d’exigence. Vous nous avez apporté beaucoup. Je renouvelle mes remerciements à mes collègues et aux services et je me félicite à mon tour de la connivence intellectuelle qui s’est établie entre le rapporteur et le président pendant la conduite de nos travaux ; c’est un motif de fierté. Nous nous retrouverons le 14 décembre pour examiner le rapport.
La séance est levée à dix-huit heures quinze.
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Présents. – M. André Chassaigne, M. Frédéric Descrozaille, Mme Laurence Heydel Grillere, M. Dominique Potier