Compte rendu
Commission d’enquête relative à l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif ayant délégation de service public
– Audition, ouverte à la presse, de M. Édouard Durand, président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise)
(en visioconférence).................................2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Fodil Dehiba, ancien entraîneur de haut niveau en athlétisme 12
– Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Astruc, procureur de la République de Rennes 26
– Présences en réunion................................44
Mercredi
18 octobre 2023
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 27
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
Mme Béatrice Bellamy,
Présidente de la commission,
puis de
M. Stéphane Buchou
Vice-président de la commission
— 1 —
La séance est ouverte à quatorze heures.
La commission auditionne M. Édouard Durand, président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise).
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Mes chers collègues, nous accueillons M. Édouard Durand, président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). Monsieur, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie pour votre disponibilité.
Nous avons entamé le 20 juillet dernier les travaux de cette commission d’enquête sur les défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du monde sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif. L’Assemblée nationale a décidé de sa création à la suite de très nombreuses révélations publiques de sportives et sportifs et de diverses affaires judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations.
Nos travaux se déclinent autour de trois axes : les violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport, les discriminations sexuelles et raciales et les problématiques liées à la gouvernance financière des fédérations sportives et des organismes de gouvernance du monde sportif bénéficiant d’une délégation de service public.
La Ciivise a été installée en mars 2021, à la suite notamment de l’émergence du mouvement #MeTooInceste, qui a mis en avant le caractère massif de ces violences. Elle poursuit deux objectifs : d’une part connaître et faire connaître l’ampleur des violences sexuelles faites aux enfants, identifier leurs mécanismes et sensibiliser la société et les professionnels en contact avec des enfants, et d’autre part formuler des recommandations afin de renforcer la culture de la prévention et de la protection dans les politiques publiques.
Vous avez recueilli plus de 27 000 témoignages et estimez que pas moins de 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année en France.
Pouvez-vous nous présenter les éléments que vous avez recueillis concernant les violences sexuelles sur les enfants dans le milieu du sport ? Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les spécificités de ce milieu, et quels cadres et structures existants permettent de prévenir, détecter, sanctionner et accompagner les victimes dans le milieu du sport ? Vous semblent-ils adaptés ?
Partagez-vous le constat fait par certains d’un milieu sportif marqué par l’entre-soi, favorisant ce que beaucoup qualifient d’omerta ?
Plusieurs personnes auditionnées ont appelé à la création d’une autorité indépendante dédiée, qu’en pensez-vous ?
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Édouard Durand prête serment.)
M. Édouard Durand, président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Je vous remercie de faire place à la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants dans vos travaux. Je copréside la Ciivise avec Mme Nathalie Mathieu, qui n’a pas pu être présente aujourd’hui et vous prie de bien vouloir excuser son absence. Je suis accompagné de ma cheffe de cabinet, Mme Alice Gayraud.
Je suis particulièrement heureux que vous nous entendiez aujourd’hui puisque la Ciivise publiera le 20 novembre un rapport qui aura pris trois années de travail.
Je suis juge des enfants depuis vingt ans, devenu en quelque sorte spécialiste des violences faites aux enfants, notamment les violences sexuelles commises dans le cadre familial, l’inceste. Le travail que mène la Ciivise nous permet de vous fournir des éléments sur les violences sexuelles commises dans le monde sportif. Cela dit, ni moi ni la Ciivise ne sommes spécialistes des institutions sportives et des règles qui s’appliquent au monde du sport. C’est donc en tant que connaisseur des dispositifs judiciaires, sociaux et sanitaires de protection de l’enfance que je vous parlerai aujourd’hui.
Vous me demandez, madame la présidente, si le monde du sport est un milieu fermé où règnent l’entre-soi et l’omerta sur les violences sexuelles commises en son sein. Je crois pouvoir vous répondre par l’affirmative sans hésitation, sans manquer au serment que j’ai fait prêter en tant que juge mais que je prête aujourd’hui pour la première fois. Ce milieu, comme tout milieu, fonctionne dans l’entre-soi et se protège du scandale du viol des enfants par l’omerta.
Je me trompe peut-être puisque je connais mal le monde sportif, mais la raison commande de dire que si les humains qui le dirigent sont les mêmes qui organisent la vie dans une famille, dans une école, dans un centre de loisirs ou dans une salle de catéchisme, quelle que soit la religion, alors il doit en aller de même là qu’ailleurs.
Le travail de la Ciivise met en évidence le fait que les violences sexuelles faites aux enfants ne font pas l’objet d’un interdit, mais d’un déni. L’interdit n’est pas de violer les enfants, mais de le dire.
J’ai souvenir d’une audience pénale que j’ai présidée il y a longtemps. Le tribunal pour enfants devait juger un enfant qui en avait violé un autre dans les douches des vestiaires après des activités sportives. Nous nous étonnions tous qu’aucun adulte ne fût présent dans les vestiaires pour surveiller les enfants. Le père de l’enfant victime avait lui-même répondu que s’il y avait eu un adulte, il aurait peut-être agressé les enfants : c’est une mesure de prévention contre les adultes qui avait fait qu’un autre enfant avait violé le sien.
Ce que je veux faire comprendre, c’est que les mesures de prévention que vous serez amenés à préconiser doivent tenir compte de la stratégie de l’agresseur. C’est l’un des éléments principaux de la doctrine de la Ciivise telle qu’elle a été conceptualisée par le collectif féministe contre le viol (CFCV). Car il y a des étapes du mode opératoire des agresseurs que l’on retrouve dans tous les témoignages des victimes. Si chaque témoignage est unique, le mode opératoire est toujours le même : l’agresseur recherche sa proie, il l’isole, il crée un climat de peur et de terreur, il passe à l’acte, il inverse la culpabilité, il impose le silence, il recherche des alliés – c’est-à-dire nous – et il assure son impunité. Vous devrez appliquer cette stratégie au milieu spécifique du sport pour discerner ce qui permettra de prévenir la perpétration de ces violences et de protéger les enfants qui en sont victimes.
L’une des missions de la Ciivise, en complément de celles que vous avez évoquées madame la présidente, est le recueil des témoignages des hommes et des femmes adultes qui ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance. Il s’agit même de sa mission principale : être l’espace de solidarité et de reconnaissance que ces personnes n’ont pour la plupart jamais trouvé dans leur existence. Chaque jour, mes collèges et moi-même recevons des témoignages, par téléphone, par écrit, à la commission, par le biais de notre questionnaire en ligne ou dans les réunions publiques que nous organisons chaque mois dans une ville de France, comme la semaine dernière à Clermont-Ferrand, où 150 personnes s’étaient réunies – j’espère que ce ne sera pas la dernière.
En cela, la Ciivise répond à un besoin vital pour les personnes qui ont été victimes de violences sexuelles, celui de faire l’expérience de la légitimité de leur parole, anéantie à la fois par le passage à l’acte de l’agresseur et par le déni auquel elles se heurtent au moment où elles révèlent les violences.
Après trois années de travail et l’audition des 27 000 victimes et de très nombreux experts de tous les champs professionnels, je crois pouvoir dire que les dispositifs élaborés par le ministère des sports depuis plusieurs années, notamment sous la conduite de la déléguée ministérielle à la lutte contre les violences dans le sport, Mme Fabienne Bourdais, sont parmi les plus aboutis, protecteurs et préventifs qu’il nous ait été donné de voir.
Vous allez recevoir M. Jean-Marc Sauvé, qui a présidé la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Vous savez que l’enquête qu’il a confiée à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a mis en évidence que 0,28 % des 5,5 millions de femmes et d’hommes adultes qui ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance l’ont été dans le milieu sportif, soit environ 150 000 personnes.
L’analyse des 27 000 témoignages confiés à la Ciivise, un nombre extrêmement important qui fonde sa légitimité, nous a permis de remarquer l’existence de constantes, mais également de spécificités propres au milieu du sport, notamment concernant le type de violences. En effet, les viols sont présents dans la moitié des témoignages, soit une proportion plus importante que dans d’autres milieux. 75 % des victimes font état aussi ou exclusivement d’agressions sexuelles, délits d’une extrême gravité.
Les violences sexuelles dans le monde du sport sont commises sur une durée longue, entre un et trois ans. Si, dans un tiers de l’ensemble de nos témoignages, le passage à l’acte sexuel criminel ou délictuel n’a été commis qu’une fois, ce n’est le cas que pour moins de 20 % des victimes dans le monde du sport : la répétition des faits est plus importante.
Quelque 60 % des victimes évoquent des violences et agressions sexuelles subies plusieurs fois par mois, contre 40 % dans les autres institutions. L’âge moyen des premières violences sexuelles dans les activités sportives se situe autour de onze ans, contre treize ans dans les autres institutions.
Une autre particularité réside dans le fait que les actes sont connus d’autres personnes. Cela se sait. De la même manière, il est connu que l’entraîneur, pour l’appeler ainsi, a fait d’autres victimes. Ainsi, la révélation des faits a pour motif principal la protection des autres enfants – je sais qu’il fait d’autres victimes, je parle pour protéger les autres enfants – en plus de la punition de l’agresseur. Ce motif se vérifie dans un tiers des témoignages des victimes du milieu sportif qui ont accordé leur confiance à la Ciivise, contre 20 % pour l’ensemble.
Il existe des traits assez constants, repris dans l’avis que nous avons publié le 21 septembre dernier et que nous vous remettrons. Nous appelons « soutien social » la réponse personnelle et institutionnelle qui suit la révélation du viol ou de l’agression sexuelle, qui permet d’analyser le fonctionnement de la chaîne de protection. Le soutien social peut être positif – je te crois et donc je te protège – ou négatif – je te crois, mais rien ne se passe. Il peut également être absent : je ne te crois pas, tu mens.
Dans le milieu sportif, dans 60 % des cas, le confident de l’enfant victime de violences ne fait rien. S’ils disent « après le match, Guillaume a fait quelque chose que je n’ai pas aimé », la plupart des enfants se heurteront au néant. Dans la moyenne globale, l’absence totale de soutien social est de l’ordre de 40 %.
Aussi, 43 % des enfants ne sont pas crus. Et lorsque le soutien social est positif, celui du « je te crois, je te protège », la réponse principale est l’arrêt de l’activité sportive. C’est en effet une garantie de protection. Dans seulement 14 % des cas, une plainte est déposée. Dans moins d’un cas sur cinq, les autorités judiciaires de police et de justice sont amenées à confronter le violent sexuel à sa responsabilité pénale. C’est pourquoi, dans nos témoignages, non soumis à la prescription, l’âge moyen au moment du dépôt de plainte est de trente ans.
Concernant le traitement judiciaire, je rappellerai quelques chiffres généraux : 73 % des plaintes sont classées sans suite, seules 3 % des plaintes pour viol sur mineur donnent lieu à la condamnation du mis en cause, et seules 7 % des plaintes pour les violences sexuelles sur mineur, quelle que soit leur qualification. Il s’agit donc d’un système d’impunité.
J’en viens aux mesures de protection et de soins. Comme le répète depuis trois ans la Ciivise, les violences sexuelles subies dans l’enfance ont un impact tout au long de la vie de la victime, jusqu’à sa mort – et chaque jour de son existence. Les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles, que nous appelons « présent perpétuel de la souffrance », se traduisent par l’impossibilité de sortir de chez soi, d’avoir une activité professionnelle et donc une retraite, d’avoir une vie affective, sentimentale, sexuelle, une famille, des enfants… Toutes les sphères de l’existence sont attaquées durablement par cette rupture existentielle radicale qu’est la soumission au pouvoir de l’agresseur.
Comme cette expérience quotidienne des victimes est parfois mal comprise, nous avons souhaité la formuler pour tous les types d’activité et en chiffrer le coût. Le coût économique annuel des violences sexuelles faites aux enfants est de 9,7 milliards d’euros, et 60 % de ce coût résulte des conséquences à long terme sur la santé physique et psychique des enfants violés. Ce coût auquel nous consentons est justement celui du déni et de l’omerta. Chaque groupe humain se protège en excluant les victimes. Cela est vrai pour la famille, pour l’Église, pour les fédérations, pour l’école, pour tout groupe humain – il en a toujours été ainsi.
Pourquoi y a-t-il des particularités dans le monde sportif ? De manière générale, l’agresseur est un homme et la victime, une fille ou une femme. La part des victimes de sexe masculin est plus importante chez les mineurs qu’à l’âge adulte. Il s’agit toujours d’une personne qui a une autorité et un ascendant sur l’enfant. Ainsi, la Ciase avait pu établir un rapprochement entre la figure du prêtre et la figure paternelle – le prêtre est d’ailleurs appelé « mon père ». Il est possible de penser que la figure de l’entraîneur est de cet ordre. Il détient en effet un pouvoir considérable sur l’avenir de l’enfant, et sur son corps. Il est aussi investi par les parents d’une autorité très élevée. Comme cela arrive aussi dans d’autres milieux, les parents eux-mêmes, eu égard à la gloire à venir de leur enfant, protègent les agresseurs.
Il y a une question préalable et fondamentale : qui a le pouvoir sur le corps de l’enfant, qui y a accès ? Ce n’est qu’après avoir trouvé la réponse que vous pourrez envisager des mesures de protection et de prévention. Un juge des enfants en audience est un professionnel qui n’a pas accès au corps de l’enfant – sauf s’il donne l’ordre aux forces de sécurité de s’en saisir, dans le cadre pénal. À l’inverse, les professionnels du milieu sportif y ont accès très facilement. Le risque est plus élevé, la prévention et la protection doivent l’être tout autant.
Comment prévenir ? Si l’on reprend le cas de l’enfant qui en a violé un autre dans les douches, la solution aurait été d’imposer la présence de deux adultes. C’est la mesure qui préviendra la commission et la répétition des violences.
Une autre mesure de prévention consister à contrôler les antécédents au moment du recrutement, s’agissant des bénévoles comme des professionnels.
La prévention et la protection, indissociablement, passent par le repérage par le questionnement systématique. Il ne s’agit pas de dire qu’il y a des enfants violés dans les clubs de sport, il faut savoir comment ils s’appellent. Le seul moyen est de poser la question à tous les enfants. C’est le questionnement systématique.
Lorsque j’étais juge, je questionnais les enfants : « Est-ce que quelqu’un t’a déjà fait du mal ? » « Cela t’est-il arrivé d’avoir peur ? » « Parfois, certains enfants me disent qu’on leur fait des choses qu’ils n’aiment pas. T’a-t-on déjà fait des choses que tu n’aimais pas ? » Chacun trouvera la question adéquate, l’essentiel est que les enfants se disent qu’ils peuvent parler, que cette personne va les croire et les protéger, qu’il ne fait pas partie des 92 % des enfants violés qu’on ne protège pas.
Pour finir, je souhaite rappeler, même si j’ai bien conscience que cela dépasse le cadre de votre commission, que le futur de la Ciivise est incertain. Au 31 décembre, elle devra peut-être arrêter ses travaux. Il me semble nécessaire qu’elle soit maintenue, pour tenir la promesse qu’il lui a été demandé d’adresser à de nombreuses personnes : celle de les croire et de leur assurer qu’elles ne seront plus jamais seules. Elle a différentes missions à poursuivre et propose d’en assumer de nouvelles, éventuellement en tant qu’autorité administrative indépendante. À la différence de la Ciase, la Ciivise n’a pas été créée en tant que commission d’enquête. Il faudra bien un jour pourtant que cela ait lieu.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Nous retrouvons dans vos propos des points qui ont déjà été abordés au cours de nos auditions et ne pouvons que les confirmer pour le domaine qui nous occupe. Sur la base des témoignages que vous avez reçus, et puisqu’on dit que les schémas doivent se répéter, quels seraient les points de vigilance que nous devrions avoir particulièrement à l’esprit au cours de nos travaux ?
M. Édouard Durand. J’insiste sur la compréhension de la stratégie de l’agresseur, qui est un outil à la fois de protection et de prévention.
J’ai dit que l’agresseur recherche sa proie, en raison de sa vulnérabilité, puis l’isole. Il faut donc organiser l’impossibilité de l’isolement. Il crée aussi un climat de peur et de terreur. Mais cela se voit, la peur d’un enfant, je peux vous le dire sous serment.
Nous avons donc créé un outil de formation, en lien avec le ministère des sports, mais aussi l’éducation nationale, la santé, les affaires sociales, l’intérieur et la justice, pour donner aux professionnels, à chacune de ces étapes, le moyen de procéder au repérage par le questionnement systématique, avec des points de vigilance et une manière de conduire l’entretien de l’enfant.
Il faut aussi se préoccuper de l’organisation des espaces. La Ciivise s’honore, grâce au travail d’une de ses membres, Mme Marie Rabatel, d’avoir, à partir de la situation particulière des enfants handicapés, dégagé des pistes de protection supplémentaires pour tous les enfants. Parmi elles, cette question de l’organisation des espaces et du respect de l’intimité. Ce n’est pas parce que les enfants sont petits que les cabinets de toilette ou les espaces sanitaires doivent être collectifs. Organiser les espaces permet de limiter les capacités d’agir des agresseurs.
Dans le registre de la prévention, je pense que ces deux éléments sont les points de vigilance les plus aboutis, aux côtés du principe central de la présence de deux adultes, toujours.
Ensuite, et cela vaut pour n’importe quelle institution, il est nécessaire de parvenir à organiser une mise en sécurité immédiate des enfants sans faire reposer cette lourde responsabilité sur les seuls parents. Autrement dit, il faut arrêter l’activité. Non seulement c’est une protection garantie, mais cela évite à l’enfant de retourner dans les espaces du traumatisme.
Toutes les mesures, notamment le dispositif Signal-sports, qui permettent que les enfants ne soient plus confrontés à la personne mise en cause doivent être renforcées et légitimées. C’est ce que nous avons défendu pour les cas d’inceste : la mise en sécurité immédiate de l’enfant, par la suspension des contacts avec le parent mis en cause. Cela va de pair avec l’obligation de signalement.
En synthèse, nous devons résolument cesser d’adresser aux enfants et aux adultes protecteurs des injonctions paradoxales – leur demander de parler et de protéger, mais sans donner de crédit aux témoignages, voire en les sanctionnant. Le repérage par le questionnement systématique, l’encouragement à témoigner et à révéler les faits signifient implicitement que si l’on accepte, on va être cru et protégé. Sinon, c’est un marché de dupes. Il s’agit du seul moyen raisonnable pour sortir de l’invisibilité les 160 000 enfants victimes de violences sexuelles chaque année. Il n’y en a pas d’autre.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Nous retrouvons dans vos propos énormément de points concordants avec les témoignages que nous avons entendus. Les éléments généraux que vous nous avez donnés mettent en relief les particularités du mouvement sportif.
Comment expliquez-vous que 43 % des enfants ne soient pas crus alors que « cela se sait », pour reprendre vos mots ? Témoignent-ils auprès de la seule personne qui ne soit pas au courant, ou s’agit-il d’une volonté délibérée de ne pas donner suite, d’étouffer le signalement déclenché par la victime ?
La question de la présence de deux adultes a déjà été abordée devant nous, par exemple avec la mise en place d’un binôme d’entraîneurs qui éviterait le phénomène d’ascendant total sur le jeune sportif. D’accord, mais pour tous les cas justement où « tout le monde savait », dans quelle mesure la présence d’un second adulte, ou même d’un troisième, aurait-elle permis d’empêcher ces actes ? Si les témoins ne dénoncent pas et ne sont jamais sanctionnés, que faire ?
Il me semble que la responsabilité du signalement et de la procédure repose sur la victime. Il n’est jamais question d’analyser ce qu’ont fait les personnes qui ont reçu le signalement, ni de sanctionner celles qui savaient mais n’ont rien dit. Ne faudrait-il pas des mesures plus adaptées ? Non seulement il y a des témoins qui ne font rien, mais il y a des personnes qui essayent d’agir et qui sont sanctionnées par leur fédération, mises à l’écart, voire poursuivies pour dénonciation calomnieuse. Quel est votre regard sur ce point ?
Enfin, je me suis rendu compte avec surprise que l’article 40 du code de procédure pénale était assez mal compris des dirigeants de fédération entendus ici. Il me semblait que dès lors qu’un responsable a connaissance d’un fait, il a l’obligation d’en aviser le procureur de la République. Dans les faits, cela ne semble pas si systématique, et cela peut prendre plusieurs mois après le signalement. La loi est-elle suffisamment claire sur la temporalité de la procédure de l’article 40 ?
M. Édouard Durand. Votre commission d’enquête se heurte au déni constant et massif de cette réalité par la société. Je ne suis donc pas étonné des obstacles auxquels vous êtes confrontés. Que les violences soient commises par un membre de la famille, par un « grand » à qui l’on a envie de ressembler, comme un entraîneur, par un autre mineur ou par toute autre personne, la réalité est toujours la même.
Quelles en sont les raisons ? Je ne peux que faire des hypothèses. La première est que la société ne sait pas vraiment si le viol des enfants doit être interdit ou autorisé.
La seconde, c’est que cela fait peur. Quand vous recevez la parole d’un enfant, qu’il vous dit ce qu’il a subi, vous avez la représentation de la violence sexuelle dans votre esprit et c’est effroyable. Il est beaucoup plus facile de dire que cela n’est pas vrai.
La troisième hypothèse, c’est que vous risquez des ennuis. Or les humains sont ainsi faits qu’ils ne veulent pas d’ennuis.
C’est pour cela que ce sujet relève essentiellement d’une politique publique, pas de la responsabilité d’une ou de quelques personnes – et d’une politique publique massive, résolue, avec une doctrine très claire. Toutefois, nous raisonnons souvent en termes de dispositifs plutôt que de doctrine : nous estimons que tout est dit lorsque nous annonçons un dispositif. Mais si l’on ignore la doctrine des personnes qui y travaillent, le dispositif est incomplet, son fonctionnement n’est pas certifié.
Concernant la réaction des tiers, il faut se rendre compte que les faits sont connus au sein du groupe, dans l’équipe, entre les enfants – ce qui les pousse à parler pour protéger les autres. Mais 90 % des adultes qui reçoivent la révélation sont les parents, qui sont pris dans des paramètres contradictoires. « C’est moi qui t’ai envoyé là-bas, c’est moi qui ai fait confiance pour que tu deviennes une championne ou un champion. Si je révèle ton témoignage, je sais que je prends le risque de me heurter à une institution très puissante à laquelle on accordera plus de crédit qu’à ta parole. »
Si la politique publique ne garantit pas la sécurité des adultes protecteurs, rien ne changera. Tant qu’une personne risquera des ennuis personnels, des sanctions disciplinaires, il n’y aura pas d’action. Il faut une protection intégrale et a priori.
Le juge des enfants que je suis rappelle que le message envoyé aux professionnels, y compris pour les institutions sportives, est de ne pas empiéter sur l’enquête pénale. Ils ne sont pas enquêteurs. Cette injonction repose sur un implicite : dans le doute, il faut poser la question au maillon suivant de la chaîne, sans quoi on s’érige en position d’enquêteur. La résolution de ce dilemme moral est tout simplement : « Après tout, qu’est-ce que j’en sais ? »
Après avoir protégé, après avoir insisté sur le signalement, un troisième élément de réponse consiste à avoir des outils qui permettent de légitimer par avance la parole de l’enfant. D’où l’idée, qui pourrait convenir au milieu sportif, d’espaces de confiance où les enfants pourraient rencontrer régulièrement des professionnels à qui ils pourraient se confier. Ils pourraient tout dire, « j’ai peur parce que je n’ai pas réussi la dernière compétition », « j’ai toujours mal à la tête et je ne dors pas », mais aussi « il me fait des choses que je n’aime pas ». Ces espaces pourraient être organisés assez facilement en réalité, dans ce milieu comme dans d’autres.
M. Stéphane Mazars (RE). Merci pour le travail remarquable que vous effectuez.
Les chiffres sont assez révélateurs du système d’impunité que vous avez décrit. Pourriez-vous revenir plus précisément sur le nombre de condamnations prononcées, dès lors que les faits sont parvenus entre les mains des services de police ou judiciaires ?
Par ailleurs, même si vous attachez beaucoup d’importance à l’établissement préalable de la doctrine, considérez-vous qu’à ce jour, nos dispositifs juridiques et nos procédures judiciaires sont adaptés ? Parvient-on à faire cohabiter le principe de la présomption d’innocence avec l’écoute de la parole de l’enfant et ses conséquences en termes de protection et de mise en sécurité ? Préserver la présomption d’innocence tout au long d’une procédure de ce type, qui est longue, tout en accordant beaucoup de crédit à l’enfant et à ses accompagnants est une réelle difficulté. Préconisez-vous un changement de la procédure pénale concernant la présomption d’innocence ? Est-il envisageable de renverser les choses, comme certains le demandent, en établissant une présomption de véracité de la parole de l’enfant lorsqu’elle est recueillie dans des conditions convenables ?
Quelle est votre compréhension des victimes de ce milieu particulier qu’est le sport ? Car ces enfants, s’ils connaissent comme les autres la terreur, l’inversion de la culpabilité, les menaces, se rêvent aussi tous en champion. Révéler les faits, c’est faire une croix sur leurs rêves et sur leur avenir sportif, sans compter le poids des parents, qui ont beaucoup investi dans ce champ-là. Ils seront perdants sur toute la ligne : ils devront renoncer à leur ambition, ils vont se retrouver dans une procédure contre un adulte et ils vont décevoir leurs parents. N’est-ce pas une situation vraiment particulière ?
Mme Claudia Rouaux (SOC). J’avais le sentiment que la situation s’était améliorée parce que beaucoup des témoignages que nous avons entendus étaient anciens. Or il n’en est rien.
Le chiffre de 7 % de personnes condamnées semble très faible. À l’occasion d’échanges que j’ai pu avoir avec des présidents de clubs, j’ai cru comprendre qu’une des difficultés était qu’ils travaillent avec un grand nombre de bénévoles, ce qui rend difficile de vérifier leur parcours. Pour recruter quelqu’un dans la fonction publique, l’employeur a accès au fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (Fijais) : pensez-vous qu’il faudrait étendre les possibilités de consultation, pour savoir plus aisément si une personne a commis des actes de délinquance sexuelle ?
Ce faible nombre de condamnations, lorsque les faits sont avérés, ne doit-il pas nous amener à nous interroger sur le fonctionnement judiciaire lui-même ? Des associations nous ont dit que les magistrats assortissaient très rarement les condamnations d’une interdiction de travailler à nouveau avec des enfants. Au risque de faire du sexisme à l’envers, ne faut-il pas considérer que les fédérations comme la magistrature sont des milieux largement masculins, qui ne prennent peut-être pas la mesure du problème ? Quelles seraient les pistes pour une prise de conscience ? Certains dirigeants que j’ai pu rencontrer découvrent complètement ce dont il est question dans nos auditions.
Enfin, les 160 000 enfants dont vous parlez ne sont pas tous de futurs champions – ou alors, s’ils font déjà partie de l’élite, cela suppose qu’il y a beaucoup plus de victimes au total. Confirmez-vous que les violences se produisent à tous les niveaux, du petit club au très haut niveau ?
Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). Je suis les travaux de la Ciivise depuis sa création et suis très heureuse de vous entendre aujourd’hui. Pourriez-vous revenir sur la question de la temporalité de l’article 40 du code de procédure pénale ?
Par ailleurs, que faire face à ce chiffre de 73 % de plaintes classées sans suite pour les mineurs, sachant que le chiffre s’agissant des violences contre des femmes est tout à fait semblable ? Il est clair qu’il n’y a souvent qu’une parole, sans preuves. Mais comment sortir de cette impasse, sachant que ces violences auront, comme vous l’avez décrit, des répercussions tout au long de la vie ? Avez-vous des préconisations ?
Je termine en disant que l’hypothèse de la prolongation des travaux de la Ciivise aura tout mon soutien. Elle est un outil vraiment indispensable.
M. Édouard Durand. Vos questions sont essentiellement centrées sur le traitement judiciaire de ces affaires.
Les 160 000 enfants chaque année dont je parle sont les victimes de l’ensemble des violences sexuelles, du sport à l’école en passant par le cadre familial. Deux chiffres effarants permettent de rendre compte de la réalité : 5,5 millions d’adultes ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance, dont environ 150 000 dans le milieu sportif, et 160 000 enfants en sont victimes chaque année. Ces derniers ne rêvent effectivement pas tous de devenir des champions sportifs, mais ils souhaitent tous devenir le champion de leur vie. Une question hante tous ceux qui témoignent auprès de la Ciivise : « Qui aurais-je été s’il ne m’avait pas violé ? » J’ai conscience du caractère sombre de mes propos, mais c’est la réalité.
Il y a toutefois des progrès et le ministère des sports peut s’honorer de compter parmi les institutions qui élèvent le combat contre l’invisibilisation des enfants victimes de violences sexuelles. Ce processus de signalement administratif et judiciaire défendu par la déléguée ministérielle à la lutte contre les violences dans le sport, Mme Bourdais, est un dispositif armé d’une doctrine, qui certes peut être consolidé, mais permet déjà une action résolue. Il permettra même peut-être, ou sans doute, la levée des scandales.
Les 3 % des plaintes pour viol sur enfant mineur donnant lieu à la condamnation de l’agresseur s’expliquent aussi par une sous-révélation massive : parmi les 160 000 victimes annuelles, toutes ne portent pas plainte. Le premier moyen de protéger et prévenir consiste à susciter la révélation des faits et la judiciarisation instantanée de ces crimes et délits graves.
Entre les 160 000 victimes annuelles et les 3 % de condamnations pour viol, 7 % si l’on prend en compte toutes les violences sexuelles, il y a le chiffre des classements sans suite. En tant que professeur à l’École nationale de la magistrature, je disais à mes élèves que la société n’attend d’eux qu’une chose : qu’ils tiennent sur leur siège. Pour cela, il faut s’accrocher aux principes fondamentaux du droit – tous les principes fondamentaux : la présomption d’innocence, la charge de la preuve, le contradictoire, l’impartialité, la protection. Protéger, c’est anticiper le risque et non pas attendre qu’il survienne. Mais tous les autres principes doivent aussi être scrupuleusement respectés. Le problème de la présomption d’innocence ne réside pas dans son principe, mais dans l’interprétation que nous en faisons.
Toute personne est présumée innocente jusqu’à ce qu’elle ait été reconnue coupable par un jugement définitif, même si elle reconnaît les faits. C’est un principe procédural prévu par la procédure pénale. Ce n’est pas un joker qui permet de suspendre temporairement le réel. Ce principe n’est en rien contraire à la protection des enfants. En tant que juge, chaque fois que je signe un jugement, je me pose la question : « À qui fais-je courir le risque ? » Lorsque la réponse est « à l’enfant », c’est que la réponse est mauvaise. Décider, c’est prendre un risque, mais ce risque ne doit pas peser sur les épaules d’un enfant. Ce n’est pas contraire à la présomption d’innocence, je crois, et cela est vrai de tous les autres principes. Nous parlons d’une parole contre une autre parole.
Le rapport que la Ciivise publiera le 20 novembre comprend de nombreuses préconisations sur le traitement judiciaire, l’audition de l’enfant, l’expertise, le visionnage par les magistrats, l’enregistrement de l’audition des enfants, les témoignages des professionnels et thérapeutes qui connaissent l’enfant, les mesures de protection avant la déclaration de culpabilité. Toutes ces mesures répondent à l’objectif d’une législation plus impérative, qui limite l’aléa dans son interprétation. Il ne me semble contraire à aucun principe de décider qu’une personne qui a été déclarée coupable de violences sexuelles sur des enfants soit automatiquement interdite d’exercer une activité qui la mette en lien avec des enfants. Cela n’est pas contraire à la présomption d’innocence, c’est conforme à la raison. Aucun principe n’est contraire à la raison. L’accès au Fijais pour contrôles les antécédents d’une personne doit être possible pour toute personne qui porte une responsabilité à l’égard des enfants des autres.
Votre interrogation n’était pas sexiste, madame Rouaux : dans la quasi-totalité des cas, les agresseurs sont des hommes. Et, quel que soit leur sexe, les agresseurs vont là où il y a des enfants. Ce n’est faire injure à personne que d’effectuer un contrôle de ses antécédents, avant et après. Et cela doit être fait au bon moment, pas trois mois après que le bénévole a quitté sa mission. Il faut organiser une accessibilité réelle et effective, quel que soit le statut, bénévole ou professionnel.
Concernant la charge de la preuve et le principe « parole contre parole », les humains estiment depuis toujours que si un enfant a ces mots-là, c’est qu’il a vécu ce qu’il dit. Les théories sur l’enfant menteur, séducteur, corrupteur, n’apparaissent qu’assez récemment dans notre histoire. Avant leur existence, le déni était le même, mais les fausses dénonciations sont tellement marginales que le risque que nous courrons n’est pas de surinterpréter des révélations, mais d’envoyer des enfants chez leur agresseur.
Faut-il leur dire « Tu comprends, nous voudrions bien te protéger, mais nous avons des principes » ? Parfois, je me demande ce que ces enfants pensent du monde des adultes. Ils savent déjà qu’il est très loin de leurs rêves, quels qu’ils soient.
Enfin, effectivement, l’article 40 impose à tout agent public de transmettre au procureur de la République les infractions dont il a connaissance. Il est fondamental que tout professionnel soit instruit d’une règle claire : dans le doute, on signale, sans délai.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Considérez-vous justement que l’expression « sans délai » inscrite à l’article 40 est suffisamment claire ? Nous avons connaissance de cas où la procédure a été déclenchée six ou sept mois après la connaissance des faits : était-ce conforme à la loi ?
M. Édouard Durand. Il ne s’agit à mon sens pas d’un délai acceptable. Six ou sept mois, dans la vie d’un enfant, c’est long et dans la vie d’un agresseur, c’est beaucoup d’opportunités. Nous parlons de viols et d’agressions sexuelles !
Vous pourriez bien sûr faire inscrire dans la loi un nombre de jours et d’heures à respecter, mais là encore, il faut raisonner en termes de doctrine et non de dispositifs. Il faut que les professionnels sachent quoi faire, et qu’ils soient sécurisés : il ne s’agit pas de dénoncer, mais de protéger, c’est-à-dire d’anticiper le risque.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Si vous souhaitez compléter ces informations, n’hésitez pas à revenir vers nous, par mail ou par téléphone. Nous vous remercions pour vos propos clairs, pédagogiques et sages.
M. Édouard Durand. C’est un honneur pour moi d’avoir été auditionné par votre commission. Je tiens à remercier ma collègue, Mme Gayraud, qui m’a aidé à la préparer, notamment au moyen de l’analyse statistique des témoignages.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Merci à vous, Madame Gayraud.
La commission auditionne M. Fodil Dehiba, ancien entraîneur de haut niveau en athlétisme.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Nous accueillons à présent M. Fodil Dehiba, ancien athlète et entraîneur de haut niveau en athlétisme. Monsieur, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de votre disponibilité.
Nous avons entamé les travaux de cette commission d’enquête le 20 juillet dernier. L’Assemblée nationale a décidé de sa création à la suite de très nombreuses révélations publiques de sportives et sportifs et de diverses affaires judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations.
Nos travaux se déclinent donc autour de trois axes : les violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport ; les discriminations sexuelles et raciales et les problématiques liées à la gouvernance financière des fédérations sportives et des organismes de gouvernance du monde sportif bénéficiant d’une délégation de service public.
Votre audition sera l’occasion d’aborder notamment la question du dopage. Vous êtes un ancien athlète français, champion de France dans la catégorie « espoirs » du 10 000 mètres. Vous avez également entraîné l’ancienne athlète de haut niveau Hind Dehiba, qui est également votre épouse. Championne de France à de multiples reprises, elle a obtenu la médaille de bronze lors des championnats du monde de 2015.
En 2007, vous êtes interpellé avec Mme Dehiba à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle par les douaniers qui découvrent des ampoules d’hormones de croissance dans vos bagages. Mme Hind Dehiba est contrôlée positive à l’EPO et suspendue deux ans pour dopage par la Fédération française d’athlétisme.
Vous êtes condamné à cinq mois de prison avec sursis pour importation non déclarée de marchandises prohibées et infraction au règlement relatif au commerce ou à l’emploi de substances vénéneuses.
En 2007, à la suite de votre condamnation, vous proposez à la Fédération internationale d’athlétisme de collaborer pour lutter contre le dopage. Toutefois, vous expliquez que les ennuis ont réellement commencé lorsque vous avez souhaité donner des informations à ce sujet.
Mme Dehiba s’est ensuite portée partie civile dans le cadre du procès de M. Lamine Diack, ancien président de la Fédération internationale d’athlétisme, condamné en 2020 à quatre ans de prison, dont deux ans ferme, pour son implication dans un réseau de corruption destiné à cacher des cas de dopage en Russie.
Pourriez-vous revenir sur votre parcours et nous communiquer les éléments en lien avec le champ de cette commission que vous avez pu rencontrer ? Pourrez-vous également nous expliquer en quoi précisément ont consisté les ennuis que vous dites avoir rencontrés après avoir proposé à la Fédération internationale d’athlétisme de collaborer dans la lutte contre le dopage ?
Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. ».
(M. Fodil Dehiba prête serment.)
M. Fodil Dehiba, ancien entraîneur de haut niveau en athlétisme. Je vous remercie de me permettre de m’exprimer devant cette commission et d’informer la représentation nationale de différents dysfonctionnements issus du comportement d’acteurs qui régissent le milieu du sport et d’institutions ayant délégation de service public. Je répondrai avec sincérité et honneur tout en prenant de la hauteur, sans aucune animosité ni rancœur. Je suis ici pour mon sport et pour contribuer à son intégrité.
J’ai une pensée émue pour feu M. Jean-Maurice Dradem qui fut un grand serviteur de l’État et avec qui j’ai travaillé en secret, dans l’intérêt du service public, au niveau de la délégation régionale académique à la jeunesse, à l’engagement et aux sports (Drajes) d’Île‑de‑France.
J’ai quarante-sept ans et j’enseigne à des étudiants de lycée en BTS en tant que professeur d’économie-gestion dans la filière « prévention sécurité ». Référent SNU et laïcité, fonctionnaire d’État de catégorie A, je suis marié et père de quatre enfants. Mes différentes expériences dans le sport, bonnes ou mauvaises, m’ont amené à découvrir des dysfonctionnements dans le milieu du sport, notamment dans l’athlétisme.
Les frontières sont souvent poreuses entre les sphères politiques et sportives et il existe des problèmes de gouvernance en l’absence d’un système honnête d’élection représentative. Cette porosité amène une multitude de dysfonctionnements, difficiles à énumérer tant ils sont nombreux.
Aussi, je suis devant vous pour évoquer différentes problématiques concernant le dopage et d’autres formes de dysfonctionnements telles que les représailles sur les lanceurs d’alerte. J’interviens secrètement depuis seize ans en tant que lanceur d’alerte dans le milieu du sport, au départ auprès de journalistes, puis auprès d’institutions qui sont venues progressivement solliciter mon aide et cela sans contrepartie financière.
J’ai accepté que mon image soit associée à celle d’un voyou afin de mieux me fondre dans les coulisses du sport. Je me suis ainsi camouflé pour ne pas être vu et être utile à la lutte antidopage.
Mon premier interlocuteur a été en 2007 Damien Ressiot, alors journaliste au quotidien L’Équipe, qui a rejoint ensuite en 2014 l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé du public (Oclaesp). Je continuais de travailler à ses côtés lorsqu’il a pris la direction des contrôles à l’Agence française de lutte antidopage.
En 2017, j’ai travaillé également avec l’Agence d’intégrité de l’athlétisme créée par la Fédération internationale, notamment aux côtés de M. Kyle Barber avec qui nous avons mené des enquêtes. J’ai mis à leur disposition mon réseau et mes contacts. J’ai également proposé des stratégies pour améliorer la lutte antidopage aux niveaux national et international.
Enfin, en 2018, M. Savarino, conseiller sport au ministère de l’intérieur et auprès de l’Oclaesp, m’a sollicité pour une enquête particulière qui a fait beaucoup de bruit dans le milieu du sport. Elle a provoqué des représailles à mon égard sur lesquelles je reviendrai.
Je contribue également au rapprochement entre l’Agence des contrôles de la Fédération internationale (AIU) et l’Oclaesp, dans le but de sceller un accord. Une convention les lie aujourd’hui. Comme je l’ai indiqué dans mes propos liminaires, M. Jean-Maurice Dradem a représenté ma porte d’entrée au ministère des sports par le biais de la Drajes. J’ai pu ainsi transmettre des alertes dès 2018. À l’époque, je n’avais pas confiance en beaucoup de monde au sein du ministère. M. Jean-Maurice Dradem est une personnalité atypique. Il m’a permis d’organiser un système d’aiguillage pour transmettre des informations préoccupantes qu’il relayait ensuite à la « commission Trafic » dont il assurait la présidence.
Du côté de la presse, bien que tous les journalistes sportifs me connaissent, certains n’ont eu connaissance de mon implication secrète dans la lutte antidopage qu’au bout de dix ans, à l’exemple de Mme Baudrier qui avait écrit des articles négatifs à mon égard sans savoir que je travaillais pour la lutte antidopage. Elle fut extrêmement surprise de cette révélation.
J’ai démarré une collaboration avec M. Vildary, journaliste à France Télévisions, en 2015, l’année même de l’affaire que vous avez citée avec la Fédération sportive internationale d’athlétisme (IAAF, devenue World Athletics). Nous avons travaillé sur de nombreux dossiers et j’ai été dans ce cadre consulté par des magistrats ou des gendarmes, des journalistes français et étrangers, des services d’enquête, etc.
Mon expertise est appréciée car je suis d’abord un technicien de haut niveau et je possède une connaissance approfondie de l’écosystème de mon sport. Mon engagement est fort, efficace et honnête. Au fil du temps, j’ai compris les mécanismes politico-sportifs qui génèrent une grande partie de ces dysfonctionnements. J’ai compris les liens extérieurs qui amènent des élus sportifs à prendre des décisions contraires aux intérêts des fédérations qu’ils dirigent. Ces décisions ont un impact sur la santé publique des sportifs, sur la vie démocratique, sur la protection des femmes et provoquent le fourvoiement des cadres techniques ayant une emprise sur mon sport. Le système est consanguin et sclérosé. Je tiens cependant à préciser qu’une partie des conseillers techniques sportifs (CTS) font très bien leur travail. Je ne les stigmatise donc pas tous. Je pourrai y revenir si vous le souhaitez.
Je me suis éloigné de cet environnement en me présentant le 21 juin 2019 au concours d’inspecteur de la jeunesse et des sports par la voie des bénéficiaires de l’obligation d’emploi (BOE), concours présidé par M. Lavaure, inspecteur général, que vous avez auditionné. Mon objectif était de contribuer à rendre mon sport plus propre en devenant inspecteur de la jeunesse et des sports.
Après avoir obtenu la première place de ce recrutement, j’ai finalement reçu une fin de non-recevoir quelques semaines après par le directeur des ressources humaines. À cet égard, M. Lavaure avait eu le courage de me signifier devant le jury qu’il présidait qu’il avait connaissance de mon statut de lanceur d’alerte et qu’il encouragerait la poursuite de mes actions si mon recrutement se réalisait. C’est au terme de la procédure que j’ai déclenchée auprès de la Défenseure des droits pour la reconnaissance officielle de ce statut que j’ai appris avoir été victime d’un détournement de pouvoir excluant ma nomination. Là aussi, je pourrai y revenir si vous le souhaitez.
Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions et pour développer les sujets que vous souhaitez aborder. J’ai aussi des pistes de réflexion à vous soumettre.
Enfin, je vous remercie de me donner l’opportunité de parler en public pour la première fois sous mon statut, non encore officiel, de lanceur d’alerte dans le milieu du sport.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Est-il facile aujourd’hui de se procurer des substances dopantes en France ?
M. Fodil Dehiba. En France, il s’agit essentiellement d’un détournement de l’usage thérapeutique. Dans les enquêtes que j’ai suivies, les substances dopantes viennent surtout de l’étranger.
Je peux également revenir sur mon cas personnel. Je tiens à préciser que j’ai été relaxé pour les faits de dopage, même si j’ai commis une faute. En 2004, j’étais le plus jeune entraîneur à qualifier un athlète aux Jeux olympiques. J’avais vingt-huit ans et je manquais de hauteur. J’ai été peut-être un peu manipulé et j’ai manqué assurément de discernement. J’ai donc souhaité me « racheter ». Cela était important pour moi et pour ma famille.
Effectivement, il est facile d’avoir accès à ces produits. Dans ces dossiers dont je vous ai remis une analyse, j’explique de quelle manière un président de club d’athlétisme tente d’acheter des produits dopants extrêmement lourds, le GW1516 et l’Aicar. Il ne s’agit même pas de médicaments, mais de substances. J’ai récupéré auprès d’une de mes sources un e-mail et, après m’être engagé sur ce dossier, j’ai connu de nombreuses complications. Cela concernait dans un premier temps l’anonymat, difficile à obtenir en tant que lanceur d’alerte, que j’avais demandé auprès des institutions à l’égard de ma source.
Beaucoup de médicaments viennent de l’extérieur par le biais d’internet. À l’inverse, très peu d’officines vendent des produits dopants. Sans vouloir stigmatiser un pays en particulier, je constate que les difficultés se concentrent autour de certains États. En France, nous pouvons trouver plus facilement de grandes quantités de produits dopants de l’autre côté des Pyrénées.
Souvent, les athlètes achètent les produits ou les font acheter par l’entourage en se rendant dans le pays où il est plus facile de se doper et de s’entraîner, car le dopage ne fonctionne que si l’on s’entraîne et que l’on suit le protocole. Il faut donc pouvoir se cacher. Cela explique les cas de no show qui concernent certains sportifs.
Une actualité de ce type concerne le champion de France du 100 mètres qui a été récemment contrôlé par les autorités. J’avais alerté l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) sur le cas de cet athlète qui effectuait des voyages fréquents à Abou Dhabi, plateforme du dopage des culturistes. Sa prise de masse avait été effectivement assez importante. L’AFLD avait certainement déjà des informations, mais j’avais transmis un avis sur ce cas.
Certains pays facilitent donc le dopage, tels que, par ordre croissant de facilité, le Mexique, l’Espagne, ou les pays de l’Est. Une solution de la lutte antidopage consiste donc à surveiller les allées et venues des sportifs.
En tant qu’entraîneur et possédant un large réseau à l’international, je reçois des alertes qui m’indiquent la présence d’un athlète dans un pays où il fait des approvisionnements en pharmacie.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Pourriez-vous nous dire quel regard vous portez sur l’Agence française de lutte contre le dopage ?
M. Fodil Dehiba. Il m’est difficile d’y répondre car j’ai travaillé avec elle en secret. Très peu de gens à l’Agence ont connaissance de mon travail auprès de l’institution. Je leur ai récemment adressé un dossier qu’ils n’ont pas encore traité. Je les sais également très occupés par les Jeux olympiques. Ils viennent de connaître par ailleurs un changement de gouvernance avec une nouvelle présidente. L’administration est réputée agir avec lenteur. Cependant, je l’ai vue s’accroître.
L’une des choses que je leur ai longtemps reprochées est d’avoir fait confiance aux fédérations, qu’ils ont crues fiables et capables de les aider. Or les fédérations les aiguillaient sur les éléments qui leur convenaient. Il y a une forme de protection et d’omerta dans le sport. Je pense que vous avez pu le constater au fil des différentes auditions que vous avez tenues.
Je souhaite évoquer également avec vous les autorisations d’usage thérapeutique (AUT), que j’ai découvertes assez récemment. Celles-ci sont extrêmement difficiles à obtenir en France, à l’inverse de beaucoup d’autres pays à l’étranger régis par le règlement de l’Agence mondiale antidopage. Dans notre système français très restrictif, j’ai pu observer les connivences de certains médecins fédéraux du système médical français, justifiant par exemple assez facilement l’absence d’un athlète à un contrôle, que l’on nomme no show.
En pratique, un athlète communique sa localisation pour le trimestre. Il doit donner chaque jour une heure et un endroit où il se doit d’être présent. Nous sommes les champions du monde du changement de localisation à la dernière minute de manière à déstabiliser les contrôleurs qui y attendent à un endroit pour effectuer le contrôle.
Les champions français ne sont pas épargnés. Sans avoir de données chiffrées, nous avons des athlètes qui, à chaque médaille, ont bénéficié d'autorisations d’usage thérapeutique leur permettant de prendre des médicaments, des corticoïdes essentiellement, en cas de blessure. Il s’agit donc d’une forme de dopage légalisé. Et cela pose un problème de santé publique, surtout lorsque l’équipe de France part à l’étranger où elle n’est plus soumise à la législation française.
Il n’est pas impossible que l’on approche les 100 % de cas où des champions médaillés étaient placés sous AUT au moment de leur exploit.
Un autre problème concerne le service médical réglementé (SMR), qui manque d’efficacité, ou le passeport biologique. Ce dernier permet de conserver des données en hématologie et de fournir un off-score, selon une formule mathématique qui permet de savoir si l’athlète a suivi une méthode interdite.
J’ai transmis cet après-midi même un document concernant les championnats du monde de 2006, qui permet de prendre la mesure de l’état de l’athlétisme à cette période et de comprendre comment on peut arriver à commettre des erreurs. Cette analyse porte sur les quatre premières athlètes des championnats du monde. N’importe quel médecin pourrait vous confirmer que les trois premières sont dopées. Il se trouve que la quatrième était justement mon épouse. Elle bat alors le record de France. À ce moment-là, je comprends qu’elle ne montera sur aucun podium aux Jeux olympiques, car l’ensemble du système est truqué. Pour comprendre l’existence d’un dopage sans disposer de données précises à cette période, il suffisait d’observer la prise de masse musculaire de certaines athlètes, leur manière de courir et de récupérer qui n’était pas compréhensible. Ce sont des traits que je retrouve par ailleurs chez les athlètes de l’équipe de France actuellement.
Je découvre plus tard, en 2015, à l’occasion de l’affaire Diack que vous avez citée, un document présentant 12 000 analyses sanguines. J’y relève alors les données des quatre premières athlètes de ces championnats du monde et je prends conscience de la supercherie au détriment de la France. La première y a par exemple un off-score de 139, la deuxième a un hématocrite à 54,7 % et la troisième un hématocrite à 51,5 %.
Lorsque l’on ramène en France la quatrième place alors que tout est truqué, ce résultat m’est reproché par le directeur technique national (DTN) car l’équipe de France n’avait rapporté aucune médaille. Je leur signale qu’il est très difficile de battre les athlètes russes. C’est à ce moment que l’on joue sur la sensibilité des entraîneurs, les poussant à franchir la ligne. Cela a été pour un moment très désagréable, marqué par une forme de dépression. J’étais jeune et je ne savais plus quoi faire. Je crois d’ailleurs avoir été à vingt-huit ans le plus jeune à remporter une médaille en championnat d’Europe en tant que coach.
Le système mis en place n’a pas pour objet de lutter contre le dopage. Il existe pour gagner des médailles sans se faire démasquer. Aussi, après avoir manqué de discernement, j’ai décidé de travailler pour réparer mon erreur et l’image que j’avais créée autour de mon épouse, plutôt que de m’arrêter. Cela fait désormais longtemps que j’y travaille et il m’importe toujours autant de le faire, car aujourd’hui le milieu manque de gens honnêtes.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je souhaiterais revenir sur le périmètre des dysfonctionnements du mouvement sportif. Bien que la question du dopage sorte de l’objet de cette commission, il est intéressant d’observer des similitudes dans ces dysfonctionnements. Vous avez évoqué un environnement qui encourage les erreurs au sein même de la fédération, à travers la chasse aux médailles. La fédération vous aurait poussé à commettre cette erreur. Est-ce bien ainsi que l’on doit l’interpréter ?
Je trouve également intéressante votre explication des mécanismes mis en place par la fédération. Pourriez-vous nous décrire les mécanismes qui vous semblent aujourd’hui poser problème dans une fédération comme celle de l’athlétisme et qui provoquent ces dysfonctionnements ? Je pense notamment au fait que des institutions telles que l’Agence nationale de lutte contre le dopage se reposent sur les fédérations pour réceptionner les informations nécessaires. C’est également le cas du ministère des sports, qui compte sur les fédérations pour transmettre les signalements concernant les violences sexuelles ou sexistes, les actes de racisme ou de discrimination. Quels sont ces mécanismes qui empêchent les signalements d’être faits correctement ? Se peut-il qu’ils ne soient pas pris au bon niveau et traités de la bonne manière, ou est-il question de cette omerta qui continuerait de régner dans le mouvement sportif ?
M. Fodil Dehiba. Je vais répondre à travers l’exemple concret d’un dossier sur lequel j’ai travaillé. En 2014, une personne a commis une faute que j’ai signalée et qui n’a pas été suivie. Ce n’est que lorsque j’ai passé le concours d’inspecteur en 2019 que j’ai reçu une écoute, qui je crois a été défavorable à mon recrutement.
Lorsque vous êtes médaillé, vous êtes pour ainsi dire protégé. En 2014, l’athlète Teddy Tamgho reçoit une suspension d’un an pour trois no show. En effet, lorsqu’un athlète n’est pas présent à trois contrôles, une sanction est prononcée entre un an et deux ans. C’est le mécanisme derrière qui est intéressant. Dans le code du sport, un sportif suspendu pour une infraction au code mondial antidopage ne peut participer à aucun rassemblement ni aucun entraînement avec l’équipe de France. Il n’a plus accès aux installations ni à l’Insep. Pourtant, en juillet 2014, trois ou quatre mois après le début de la suspension par ailleurs très peu médiatisée de ce champion du monde, star française de l’athlétisme, la fédération l’envoie entraîner l’équipe de France junior aux championnats du monde aux États-Unis. Elle a donc écarté un cadre de l’État pour qu’un athlète suspendu entraîne l’équipe de France, ce qui constitue une infraction au code du sport, un véritable délit. Vous recevez demain M. Yalouz, qui l’a autorisé. Je considère qu’il a commis une infraction pénale.
Une seconde infraction a été commise avec ce même athlète qui participe quelques mois après au stage national organisé à Saint-Malo avec de l’argent public. Là où un athlète moins gradé aurait été écarté, la star française de l’athlétisme est maintenue.
Une troisième infraction a lieu en décembre 2014 ou janvier 2015 lorsque M. Yalouz organise un stage national pour lui. J’en ai connaissance par des informations que je transmets à l’Agence antidopage de la Fédération internationale. M. Yalouz organise précisément un stage dans l’un des deux centres olympiques américains basés à Colorado Springs et Chula Vista, commettant ainsi, avec l’argent de l’État, l’infraction dans un centre olympique étranger. Il est pourtant autorisé par la suite à remettre des médailles à l’occasion des championnats de France des jeunes et des championnats de France de cross.
J’ai transmis à l’unité d’intégrité de l’athlétisme (AIU) une vidéo où l’on peut observer Teddy Tamgho entraîner les athlètes dans la zone réservée alors qu’il est soumis à une suspension. Il figure à deux mètres du vice-président de la Fédération française lors des championnats d’Europe. Des stages nationaux sont organisés pour lui. Ainsi, le DTN est totalement hors la loi. J’ai donc transmis un dossier concernant ces situations, que j’ai également porté à la connaissance de la Défenseure des droits. J’estime en effet que le refus de ma nomination a été lié à la révélation du dysfonctionnement de ma fédération.
Une enquête a par la suite été réalisée concernant cet athlète. Elle s’est soldée par l’ajout d’une suspension rétroactive. Il n’y a donc pas eu à mon sens de véritable sanction. En effet, l’annulation rétroactive de seulement deux ou trois compétitions ne rendait pas effective la sanction sur la totalité de la durée qui avait été décidée. Vous avez donc ici la preuve du dysfonctionnement complet du système qui protège les athlètes qui rapportent des médailles.
L’AIU n’a pas pu suspendre les cadres techniques pour des raisons de territorialité, le siège étant basé à Monaco. Ils ont pourtant connaissance du dossier et pourront facilement vous transmettre les preuves de leurs deux années d’investigation, quelque peu retardées par la crise du covid-19.
Je suis convaincu que j’ai été écarté du poste d’inspecteur de la jeunesse et des sports à cause de cette révélation. Je pourrais être en mesure de le prouver. À l’occasion du dépôt de mon dossier auprès de la Défenseure des droits, seule institution habilitée à donner le statut juridique de lanceur d’alerte, deux témoignages me sont parvenus. Le premier d’entre eux venait d’une personne qui travaillait avec le cabinet de la ministre des sports d’alors Mme Roxana Maracineanu. Selon son témoignage, elle a su que le cabinet avait subi des pressions pour que je ne sois pas nommé inspecteur. Ils ont en cela cherché à nuire à un candidat qui avait pourtant droit à un accès équitable concernant un concours de l’État.
Par ailleurs, une cadre technique avait écrit à la Défenseure des droits en lui affirmant que des jurys d’examen avaient été truqués. Elle avait témoigné avoir subi des pressions en tant que coordinatrice des formations pour ne pas valider mon DESJEPS, le diplôme le plus élevé pour un entraîneur, permettant de passer le concours de cadre technique d’État.
Ainsi, la direction technique nationale a aussi la possibilité de vous faire taire en rendant impossible votre accès à un diplôme. Elle l’a fait par deux fois et j’ai dû attendre le départ du DTN pour obtenir ce diplôme lors de mon troisième essai. Cette cadre technique a également témoigné avoir reçu des pressions pour ne pas valider le diplôme d’autres personnes et favoriser celui d’autres candidats qui ne le méritaient pas.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Nous n’avons plus de questions. N’hésitez pas à revenir vers nous pour nous transmettre des informations complémentaires.
M. Fodil Dehiba. Je souhaite ajouter que le dépôt de mon dossier auprès de la Défenseure des droits était motivé par le fait que ma famille avait fini par être atteinte. Mon épouse avait réussi un recrutement en tant que coordinatrice administrative et financière au pôle jeunesse de la Drajes. La cheffe de pôle lui avait notifié la date de démarrage de son activité en lui précisant les détails logistiques, la veille de sa prise de poste. Quelques heures plus tard, la responsable des ressources humaines a annulé son recrutement. J’estime que cette décision s’assimile à des représailles.
La cadre technique en charge de la coordination des formations avait également effectué un signalement à son inspectrice. L’article 40 n’a, là encore, pas été appliqué dans la mesure où il n’y a pas eu de suite. Une cadre d’État signale des faits de pression et une incitation à commettre des délits, elle dénonce des actes hors cadre du DTN et la seule réponse qu’elle obtient consiste en sa mutation au sein d’un autre service. Le système perdure en maintenant cette situation d’omerta.
La commission auditionne M. Philippe Astruc, procureur de la République de Rennes.
M. Stéphane Buchou, président. Nous accueillons à présent M. Philippe Astruc, procureur de la République à Rennes. Monsieur le procureur, je vous remercie de votre disponibilité pour répondre à nos questions.
Comme vous le savez, nous avons entamé les travaux de cette commission d’enquête le 20 juillet dernier. L’Assemblée nationale a décidé de sa création à la suite des très nombreuses révélations publiques de sportives et sportifs et de diverses affaires judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations.
Nos travaux se déclinent donc autour de trois axes : les violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport, les discriminations sexuelles et raciales et les problématiques liées à la gouvernance financière des fédérations sportives et des organismes de gouvernance du monde sportif bénéficiant d’une délégation de service public.
Lors de la quatrième convention nationale de prévention des violences dans le sport, le garde des sceaux a rappelé que « si de prime abord, on peut penser que la justice et le sport sont deux thèmes qui n’ont pas grand-chose en commun, il n’en est rien. La lutte contre toutes les violences dans le domaine du sport est une préoccupation majeure du ministère de la justice ».
Pourriez-vous nous présenter les orientations du ministère de la justice en matière de lutte contre les violences dans le sport ? Combien de plaintes, signalements ou dénonciations avez-vous reçus dans le champ du sport. De qui émanent-ils et quelles suites y sont données ? Quelle appréciation portez-vous sur le cadre existant pour prévenir, détecter, signaler et sanctionner les violences sexuelles et sexistes, les actes de discrimination et de racisme ou les infractions financières dans le milieu sportif ?
Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Philippe Astruc prête serment.)
M. Philippe Astruc, procureur de la République de Rennes. Je vous remercie de votre invitation. Je ne pourrais peut-être pas répondre pleinement à votre interrogation dans la mesure où je ne représente pas le ministère de la justice. J’apporte le témoignage d’un procureur de terrain, confronté comme les cent soixante-trois autres à ce type de problématique.
Je souhaiterais expliquer en préambule le lien avec l’environnement sportif, dans l’exercice de notre métier. Cette thématique figure aux côtés de nombreuses autres tout aussi prioritaires : la radicalisation, le harcèlement scolaire, les violences conjugales, les atteintes aux biens, les trafics de stupéfiants, etc.
Les problématiques rencontrées dans le cadre du sport relèvent de la sécurité des stades, du hooliganisme, des questions de dopage, mais également du transfert de joueurs, notamment dans les clubs professionnels de football. Il y a enfin, bien entendu, la question des violences sexistes et sexuelles.
Je ne pense pas que nous possédions de statistiques judiciaires sur ce sujet, ce que devrait pouvoir confirmer la direction des affaires criminelles et des grâces. La raison est liée à l’absence de circonstances aggravantes. En l’occurrence, il n’existe pas de violence sexuelle aggravée du fait de l’environnement sportif. Les circonstances aggravantes ont un intérêt statistique, car elles permettent d’identifier une problématique.
Les dossiers d’agression ou de viol commis en marge d’une activité sportive, qu’elle soit associative ou professionnelle, peuvent présenter des circonstances aggravantes lorsque les faits sont commis sur un mineur de moins de quinze ans ou par une personne ayant abusé de l’autorité que lui confèrent ses fonctions. Il n’est cependant pas possible de discriminer, à l’intérieur de ces circonstances aggravantes, celles qui sont liées au lieu de la commission des faits.
Le parquet de Rennes représente 40 000 à 50 000 procédures par an. Contrôle plus de 300 000 affaires par an liées aux amendes forfaitaires délictuelles.
Mme la députée a bien voulu appeler mon attention sur le cas d’une procédure concernant une ancienne sportive, liée à une affaire médiatisée. Il y a dans chaque parquet un référent sport, mais celui-ci prend en charge généralement les thématiques évoquées précédemment. La plainte déposée par cette femme concernant des faits commis en 2001 est intéressante en ce qu’elle pose la question de la libération de la parole, de sa réception et de son traitement. Ce dossier est assez édifiant si l’on analyse le suivi qui lui a été accordé. Ce cas particulier n’est peut-être pas isolé, d’autres situations ayant pu exister il y a vingt ans. J’ose espérer que cela se déroulerait aujourd’hui différemment, mais je n’y pose aucune garantie.
Je suis magistrat du parquet depuis trente ans et j’ai effectué quelques détachements, notamment en tant que directeur adjoint de l’École nationale de la magistrature, où j’ai eu la responsabilité du recrutement et de la formation des futurs magistrats. J’ai été conseiller pénal auprès d’un garde des sceaux. Je pense avoir une vision transversale des choses.
J’ai toujours été assez surpris de la faible quantité de signalements qui m’a été adressée depuis le milieu sportif, qui compte un très grand nombre de licenciés, mineurs et majeurs. Cela me semble dysharmonique.
Je considère le milieu sportif comme un environnement à risque. Il y a par exemple de nombreux déplacements avec hébergement à l’occasion de stages ou de compétitions. Il y a également un gisement lié à l’attirance pédophilique, à l’instar du milieu de l’enseignement.
Le statut particulier de l’entraîneur impose également un rapport de maître à élève doublé d’un rôle de sélection, ce que n’a pas l’enseignant. Il peut également bénéficier dans ce microcosme d’une notoriété importante. Cela fonde selon moi une situation atypique.
Ces facteurs de risques sont aggravés dans le cas de la compétition de haut niveau, car la sélection devient un aspect déterminant. Un rapport de domination fort peut facilement s’établir.
Malgré le peu de connaissance particulière que j’ai de ce milieu, je considère que celui-ci, qui met en avant la valeur de l’esprit d’équipe, fonctionne en réalité fortement sur l’entre‑soi.
La valorisation et l’expression du corps me semblent également constituer des facteurs très déterminants. Il s’agit d’un milieu où règne une importante promiscuité corporelle. Les enjeux d’un club d’échecs et ceux d’un club sportif n’ont rien à voir. C’est donc ce que je nomme les facteurs de risque.
Enfin, je considère que le milieu sportif est peu intégré dans les circuits institutionnels. En tant que procureur de la République, j’ai des contacts parfois très étroits avec de nombreux milieux. Cela n’est pas le cas avec le cadre sportif. Je n’ai par exemple jamais rencontré le milieu sportif depuis quatre ans que je suis procureur de Rennes. Ce milieu me paraît très émietté et n’offre d’ailleurs pas d’interlocuteur privilégié au niveau départemental. Il y a énormément d’associations sportives en régions qui ne bénéficient d’aucune structuration départementale. Or il m’est difficile de travailler sur ces sujets avec d’aussi nombreux interlocuteurs.
Pour prendre un autre exemple, deux cent soixante-cinq communes relèvent de mon ressort. Il a été nécessaire de signer des conventions avec deux associations représentatives d’élus locaux. J’y trouve des niveaux d’interlocuteurs qui n’existent pas dans les associations sportives. L’absence de structuration au niveau opérationnel constitue une réelle difficulté. Les fédérations ne mettent pas non plus à disposition ces contacts locaux et, par manque de temps, je ne peux en faire moi-même la recherche.
L’indépendance du monde sportif à l’égard de l’exécutif me questionne également. L’actualité a fait état à plusieurs reprises de difficultés entre les présidents de fédération et l’exécutif et il semble que ce dernier ne parvienne pas facilement et rapidement à faire évoluer la situation. D’une certaine manière, cela a un impact également sur l’échelon local, à l’égard des représentants de l’autorité publique que nous sommes, avec les préfets et d’autres acteurs. Il semble que le milieu sportif se considère comme à l’écart, en dehors de l’environnement institutionnel.
J’ai pourtant participé en trente années à de nombreuses réunions et je n’ai, en dehors de simples manifestations cérémoniales, jamais été en relation avec cet environnement. Cela est significatif.
Je pense pourtant qu’il existe des leviers d’action, généraux et spécifiques. Nous avons en Ille-et-Vilaine élaboré collectivement un schéma directeur départemental de lutte contre les violences faites aux femmes. De ce travail, engagé avant le Grenelle des violences conjugales, ont émergé environ trente mesures réparties en quatre sous-thèmes : la prévention, la prise en compte des victimes, celle des auteurs et celles des enfants en tant que victimes collatérales. Le point 1-6 de notre schéma prévoit de « diligenter des actions spécifiques d’éducation à l’égalité femme-homme et de prévention des violences faites aux femmes dans les milieux sportifs ». Ce travail a, je crois, précédé la révélation publique des violences subies par une célèbre patineuse.
Nous avons mis en place, aux côtés de l’association Colosse aux pieds d’argile, différents outils que je pourrai vous exposer.
Par ailleurs, nous nous attachons à développer une culture du consentement. Si nous avons beaucoup progressé en matière de traitement des violences conjugales, il reste un travail considérable à réaliser sur cette notion culturelle du consentement.
Je milite pour la réintroduction de la notion de consentement dans le code pénal, car elle n’y figure plus. Lorsque l’on souhaite former, éduquer, agir sur le monde culturel, il est nécessaire de formuler des notions simples, à l’instar des notions de vol ou d’homicide, que tout le monde connaît. Il est difficile de faire de la pédagogie alors que le mot même de consentement n’apparaît pas.
Je propose d’ailleurs l’amendement suivant : « Tout acte de nature sexuelle suppose un consentement donné librement. Il est spécifique et révocable à tout moment. » À l’exemple des droits fondamentaux issus de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ces principes simples résonnent et marquent les esprits. Si cette phrase peut résonner notamment chez les jeunes garçons, la pédagogie serait par la suite plus facile.
Cela nécessite des actions à grande échelle. Nous nous investissons de notre côté auprès du milieu universitaire de Rennes.
Les enjeux sont liés au repérage, au signalement, à la libéralisation de la parole et à la façon dont les institutions traitent par la suite le sujet.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Merci pour ces propos concrets qui amènent en même temps quelques interrogations. La situation que vous décrivez autour de l’absence d’interlocuteur précis au niveau local nous étonne assez peu tant nous éprouvons nous-mêmes des difficultés à comprendre l’empilement des strates de la gouvernance sportive, les rôles des uns et des autres et la hiérarchie de l’ensemble. Nous nous trouvons par exemple face à des agences qui financent les fédérations, mais qui n’ont pas de pouvoir sur elles. De la même manière, le Comité national olympique sportif français (CNOSF) présente des recommandations et propositions de formation sans que cela ait de force obligatoire.
Nous avons également parlé de la dialectique entre autonomie et indépendance des fédérations à l’égard du ministère des sports. Nous sommes face à une réelle complexité qui est un des enjeux importants de notre travail.
Votre propos sur la question du consentement nous semble d’autant plus pertinent que certaines personnes à des postes de responsabilité auditionnées ici semblaient mal en connaître la portée. Elles se sentaient responsables de l’évaluation de la pertinence du déclenchement de l’article 40 du code de procédure pénale après un signalement.
Un magistrat que nous avons auditionné dernièrement s’exprimait sur la portée de la mention « sans délai » concernant le déclenchement de la procédure prévue à l’article 40, à travers la fixation d’un nombre de jours ou de mois. Peut-être pourriez-vous nous partager votre point de vue à ce sujet ?
Par ailleurs, nous nous sommes trouvés régulièrement confrontés aux bornes de la présomption d’innocence. Lorsqu’un signalement est lancé, nous avons compris que trois procédures peuvent se mettre en place : l’enquête disciplinaire auprès de la fédération, la procédure administrative au niveau du ministère et l’enquête judiciaire. Une proposition a été esquissée : la mise à l’écart provisoire de l’auteur présumé suite au dépôt d’une plainte par le biais d’une procédure administrative ou disciplinaire. Nous avons pris conscience que le principe de présomption d’innocence ne le permettait pas forcément.
Dans quelle mesure selon vous est-il possible de faire cohabiter ces deux objectifs ?
M. Philippe Astruc. L’article 40 est effectivement d’un maniement complexe. Je suis à la disposition à mon niveau des personnes qui se questionneraient sur le déclenchement de cette procédure. J’ai instauré au sein de mon équipe une sorte de conseil technique. Par ailleurs, des conventions nous lient à d’autres institutions, telles que l’archevêché. Je mentionne toujours ma disponibilité à venir éclairer les doutes quant à la procédure.
Une grande évolution a été remarquée concernant les violences sexistes et sexuelles dans le monde de l’enseignement supérieur. Il est très fréquent aujourd’hui que le directeur d’une grande école ou d’une université m’appelle pour discuter d’une situation problématique. Lorsque j’estime que le signalement n’est pas nécessaire, nous formalisons à travers un échange de mails d’autres possibilités d’action, afin de couvrir la personne qui me dévoilait les informations.
Il y a des pratiques possibles, mais tous les procureurs n’y sont pas toujours favorables, notamment s’agissant les contacts préalables au déclenchement de l’article 40
À l’inverse, lorsque des faits portés à ma connaissance doivent prendre la forme d’un signalement, j’accompagne la transmission des informations qui en conditionnent l’action. J’assure les personnes qu’elles n’ont à apporter que des données brutes, des témoignages, sans faire de tri. Je ressens chez elle le besoin d’être rassurées quant à l’effet de cette procédure.
Il serait opportun de créer une sorte de vade-mecum de l’article 40 qui présenterait les étapes à suivre et préciserait que ceux qui sont soumis à cette obligation de transmission peuvent solliciter l’avis du procureur de la République.
Je sens les personnes fortement désemparées par l’enclenchement de l’article 40, y compris à de hautes responsabilités.
Il convient donc d’en faire un outil opérationnel et de le dédramatiser en faisant savoir qu’il ne constitue aucunement une condamnation pénale. L’article ne se suffit pas à lui-même, il convient d’accompagner son application.
Concernant l’articulation avec les enquêtes disciplinaires, ces enquêtes juridiquement indépendantes reposent sur un socle également solide, à savoir la violation d’un code de déontologie ou d’un règlement intérieur. Par ailleurs, le déclenchement de l’article 40 n’entre pas en contradiction avec le principe de la présomption d’innocence. Aussi, je conseille souvent aux auteurs d’un signalement la formule selon laquelle ils transmettent une information en application de l’article 40 « sans porter d’appréciation de son caractère bien-fondé ». Le dialogue avec la personne est profondément nécessaire pour assurer un positionnement juste et sécurisant.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Nous recevions juste avant vous le président de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) qui nous rapportait des chiffres inquiétants : 160 000 enfants sont victimes d’agressions chaque année ; 60 % des victimes ont subi plusieurs viols, notamment dans le milieu sportif ; une procédure judiciaire est engagée une fois sur cinq ; le classement sans suite des affaires s’élève à 73 % et seulement 3 % donnent lieu à des condamnations. Comment est-il possible d’avoir un aussi faible taux de condamnation ?
Par ailleurs, nous avons souvent entendu des victimes d’actes commis il y a vingt ans comme il y a deux ans témoigner avoir subi des tentatives de minimisation des faits au sein des fédérations. Ces personnes étaient alors doublement victimes en étant écartées de leur milieu d’entraînement. Certaines fédérations se portaient parfois parties civiles – mais pas toujours –pour aider la victime, nous semble-t-il. Cela concernait notamment le cas de deux athlètes au sein de la fédération d’athlétisme.
M. Philippe Astruc. Ces chiffres me semblent assez vraisemblables. Une faible partie est judiciarisée, car il y a encore de nombreux freins. Deux facteurs expliquent le classement sans suite. La prescription en est le premier. Dans l’exemple que vous suggérez, les faits datent de 2001 et ne sont révélés qu’en 2021 ou 2022. Cela pose la question de la difficulté pour la victime de porter sa parole.
Le second facteur est lié au fait qu’il s’agit souvent de huis clos. Comme pour les violences conjugales, il peut y avoir des témoins, mais cela reste assez peu fréquent. La personne mise en cause conteste le plus souvent les faits qui lui sont reprochés et le procureur a peu de raisons de douter a priori de la parole de la victime. Il est statistiquement très rare que la mise en cause repose sur une invention. En revanche, selon le régime de la preuve, je dois être en mesure en tant que procureur d’apporter des éléments de preuve significatifs lors de la traduction devant un juge. De nombreuses procédures sont classées sans suite parce que l’infraction est insuffisamment caractérisée.
Nous avons mis en place des classements notifiés par des associations d’aide aux victimes afin de faire une « pédagogie de la décision », car cela est difficile à vivre pour la victime. Mais il est question de réunir suffisamment d’éléments pour demander une sanction contre une personne devant le tribunal. Par ailleurs, porter une affaire soldée par une relaxe ou un acquittement ne rend pas vraiment service à la victime.
La disproportion entre le nombre de faits connus dans la société et les condamnations finalement prononcées témoigne effectivement d’une sous-prise en compte de ce fait.
Concernant la constitution en tant que parties civiles de fédérations que l’on sent peu sincères, nous appelons « fausses parties civiles » celles qui cherchent uniquement à avoir accès au dossier. Cette situation est bien identifiée sur le plan judiciaire dans des dossiers sensibles où parfois, la partie civile semble venir au soutien non pas de la victime, mais de la personne mise en cause.
M. Stéphane Mazars (RE). Je souhaite revenir sur la difficile articulation entre la procédure disciplinaire administrative et la procédure judiciaire. Si la première est à mettre en place rapidement afin de protéger les victimes, la seconde suit un rythme long et complexe. Certains acteurs souhaitant actionner cette procédure administrative se trouvent confrontés au sentiment que l’investigation leur demande des moyens qu’ils n’ont pas. Aussi, ils peuvent être poussés à ne pas prendre de mesures aux conséquences potentiellement lourdes – éloigner un entraîneur n’est pas anodin et peut, le retentissement médiatique aidant, le mettre définitivement sur le côté – dans l’attente de l’ouverture de la voie judiciaire. Comment mettre en place cette articulation ?
M. Philippe Astruc. Ce questionnement n’est pas propre à cette matière. Dans la pratique de mon métier, j’entame un dialogue avec les personnes déclenchant l’article 40 afin d’envisager toutes les possibilités d’articulation. Deux éléments encadrent ce travail : la présomption d’innocence et la protection des victimes. Ces approches peuvent s’articuler dès lors que ces entités communiquent.
Des circulaires nous invitent de plus en plus à sensibiliser les personnes concernées pour former des éléments objectifs tels que le placement sous contrôle judiciaire, une interdiction de contact avec des mineurs, une interdiction d’exercer, etc.
La procédure judiciaire et la procédure disciplinaire cheminent côte à côte et peu de passerelles institutionnelles existent, surtout en amont, lorsque la procédure en est à son étape embryonnaire. Établir dès le départ un contact avec la personne qui a le pouvoir de décider d’une sanction disciplinaire, telle qu’une mise à pied conservatoire, est extrêmement important. Il faut le prévoir institutionnellement afin d’offrir les meilleures conditions au dialogue.
Vous évoquez, monsieur le député, la situation dans laquelle l’enquête disciplinaire se retrouve dans l’attente des résultats de l’enquête judiciaire. À l’inverse, il existe des cas d’enquêtes disciplinaires extrêmement rapides où toutes les personnes concernées ont été auditionnées et qui doublent en quelque sorte la procédure judiciaire.
Lorsque des inspections sont diligentées par les ministères, je cherche à me coordonner avec eux pour réussir à travailler ensemble. C’est le cas à l’occasion d’accidents collectifs où chacun des acteurs participe à un travail commun. Ici, je pense qu’il manque, en amont et en aval de l’article 40, un dispositif permettant d’organiser la communication et la coordination entre les acteurs des procédures.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Un président de club qui effectue un signalement et estime qu’il existe un risque pour les enfants en cas de maintien du contact avec la personne mise en cause peut-il décider légalement d’une suspension ?
M. Philippe Astruc. La personne peut être suspendue en tant que salarié, mais cela nous met sur le chemin du droit commun avec la possibilité d’une mise à pied conservatoire. J’estime que l’essentiel réside dans le dialogue entre le signalant et le procureur de la République. Si le procureur considère une suspicion d’abus sexuel, nous nous situons dans le haut du spectre qui justifie alors une mesure conservatoire. Il peut y ajouter une directive de célérité auprès des enquêteurs. Un dialogue avec le responsable qui a déclenché le signalement devrait alors être engagé. C’est le cas dans ma pratique. Toutefois, il convient de noter que le président d’un club n’aura aucun lien naturel avec le procureur de la République. C’est donc tout l’intérêt de l’organiser à travers une structuration institutionnelle départementale.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Pourriez-vous revenir sur le cas de la sportive que vous avez évoqué plus en amont ? Vous avez parlé du caractère « édifiant » de la procédure.
M. Philippe Astruc. Sans évoquer la procédure dans ses détails, il s’agit d’une jeune sportive majeure victime d’attouchements de la part de l’entraîneur d’une autre structure venue à l’occasion d’un rassemblement sportif. Elle explique avoir partagé en interne le récit de son agression qui n’a pas été bien réceptionné. Par la suite, elle a été exclue du milieu local sportif auquel elle appartenait et estime avoir été victime du fait d’avoir dénoncé un entraîneur qui avait une certaine notoriété. Ce n’est qu’après la révélation d’une patineuse célèbre que cette jeune femme a trouvé le courage de porter plainte, bien que les faits fussent prescrits.
J’ai fait diligenter une enquête qui a permis d’accueillir son récit et d’entendre un témoin corroborant le récit de la victime. À titre personnel, je crois à la véracité de son histoire. Je fais par ailleurs entendre le mis en cause. Une telle procédure est devenue classique chez les procureurs même lorsque les faits sont prescrits, car elle permet parfois de révéler la situation d’autres victimes.
La presse s’en était fait l’écho et j’ai reçu un courrier de l’avocate du mis en cause marquant sa stupéfaction face aux accusations portées contre lui. La procédure sera in fine classée sans suite du fait de la prescription.
L’élément qui me semble édifiant est l’absence de signalement judiciaire à l’époque des faits, et l’éviction de la victime. Ce cas s’est déroulé il y a plus de vingt ans et j’ose espérer que la situation s’est améliorée depuis. C’est aussi pourquoi je parle d’entre-soi et de formes de protection des agresseurs que l’on retrouve dans d’autres milieux.
Il convient aujourd’hui de comprendre dans quelle mesure il est possible de parvenir à un stade de maturation institutionnelle qui permettrait de traiter ces situations convenablement. Lorsque cela sera le cas, la parole du président de fédération sera très importante et devra incarner cette volonté.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Nous aussi nous pensions que c’était le propre d’une époque ancienne et espérions qu’il en soit autrement. Cette commission d’enquête nous montre que ce n’est malheureusement pas le cas.
M. Philippe Astruc. Cela montre l’importance de vos travaux. Je suis de ceux qui estiment qu’il n’y a aucune fatalité. Il convient de mettre en place les structures et les outils nécessaires et d’affirmer une volonté politique. Ce sont ensuite des évolutions sociétales qu’il faut porter. Ces combats se mènent à l’aune d’une génération. Il ne s’agit pas d’adopter une circulaire ou une loi unique. Si l’on souhaite aboutir à des changements de comportement, le travail se réalise sur la durée.
Si la volonté se poursuit sur plusieurs quinquennats, il n’y a aucune raison que cela ne s’améliore pas. Il faut cependant agir sur le volet culturel et éducatif et inscrire dans l’esprit des jeunes garçons la notion du consentement.
Je fais partie de ceux qui ont connu l’émergence du sida. Ce sujet touche à la sexualité et des comportements ont pourtant été changés. La notion de protection, qui était absente, est devenue une évidence, même s’il faut continuer de la rappeler. Même en matière de sexualité, les comportements peuvent évoluer. Il faut parvenir collectivement à inscrire dans l’esprit des jeunes garçons trois questionnements basiques : « Est-ce que mon partenaire est consentant ; si oui, en quels termes ? », « Sommes-nous protégés ? », « Mon ou ma partenaire peut-il ou elle avoir du plaisir à cette relation ? ».
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Puisque vous avez évoqué le sujet des interlocuteurs, connaissez-vous la cellule Signal-sports ?
M. Philippe Astruc. La question est peut-être plutôt : « Est-ce qu’elle me connaît ? » L’important est que la situation me parvienne. J’ai connaissance des actions du ministère et c’est en cela que j’évoquais une volonté politique. Peut-être ce dispositif dont j’ignorais le nom est-il intervenu après le témoignage courageux de la patineuse.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Beaucoup d’acteurs nous ont parlé de l’accès au fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (Fijais). Pensez-vous qu’il serait souhaitable de le faire évoluer ? La question se pose dans le milieu particulier du sport, où des sanctions peuvent concerner des bénévoles qui échappent aux procédures disciplinaires.
M. Philippe Astruc. Nous nous situons ici dans l’aval puisque nous souhaitons nous assurer que les bénévoles recrutés ne sont pas des délinquants sexuels. Il est nécessaire de garder à l’esprit le facteur de risques lié à la mobilité, y compris à l’étranger, permettant à des auteurs de violences de se mettre à l’abri dans d’autres pays.
Il existe un cadre juridique méconnu permettant aux associations de saisir la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations qui peut en faire la vérification. Le dispositif existe et le ministère doit pouvoir préciser de quelle manière il est utilisé. La question ne relève donc pas de l’existence de l’outil, mais de son appropriation par les acteurs.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Nous avons reçu le témoignage de Centres de ressources d’expertise et de performances sportives (Creps) indiquant avoir fait une demande dont la réponse aurait mis plusieurs mois à leur parvenir. C’est la raison pour laquelle ils demandaient d’avoir un accès en amont de leur recrutement, mais j’entends parfaitement les éléments que vous avez fournis.
M. Philippe Astruc. L’ouverture de l’accessibilité à un fichier extrêmement sensible me paraît déraisonnable. Il convient de rendre l’outil plus opérationnel et rapide d’accès en identifiant la problématique avec l’administration concernée. Nous éprouvons la même difficulté concernant les concours d’accès à la fonction publique, où la vérification intervient après l’échéance.
M. Stéphane Buchou, président. Je partage avec vous la conviction qu’il n’y a pas de fatalité. Pour autant, nous souhaiterions que les choses évoluent plus rapidement que pour le sida qui sévit depuis plus de quarante ans. Depuis le début de cette commission, nous avons beaucoup entendu les mots d’omerta, d’entre-soi, de cloisonnement et de décloisonnement. Je salue votre enthousiasme et vos propositions concrètes et opérationnelles. Néanmoins, les situations de huis clos que vous avez décrites et qui justifient le faible taux de condamnations doivent être dépassées. Les personnes qui ont une forte notoriété et qui libèrent aujourd’hui la parole apportent beaucoup dans ce changement. Peut-être sommes-nous dans une forme d’injonction contradictoire à cet égard.
Par ailleurs, vous avez relevé une particularité de ces violences dans le milieu du sport que l’on a beaucoup entendue : celle liée à la quête de la médaille. Avez-vous personnellement été témoin de cela ? Nous avons par exemple entendu le cas de parents qui avaient fermé les yeux sur la situation, car la priorité était moins de protéger l’enfant que d’obtenir le titre convoité.
M. Philippe Astruc. À cela s’ajoute la recherche de notoriété, voire de richesse.
M. Stéphane Mazars (RE). Il existe aussi parfois des rivalités qui viennent ajouter de la difficulté à ces situations. L’estime de soi et la valorisation de soi se font alors au détriment des autres.
M. Philippe Astruc. Je pense que la plupart des plaignants sont pourtant d’authentiques victimes. La vengeance et la rivalité sournoise sont de ce monde, mais j’estime que l’on sait faire le tri du point de vue judiciaire.
Face à ces enjeux et au contexte familial poussant à la recherche de réussite, la réponse doit se trouver à travers l’institution, la volonté politique, mais surtout l’éducation et la formation. Il s’agit de traiter à la fois des passages à l’acte et de prévoir des actions de prévention dont la place du consentement sera centrale.
Parfois, les enjeux peuvent aller au-delà de l’intérêt de l’enfant. Pour autant, il existe encore de nombreuses possibilités. Il est nécessaire qu’un groupe humain puisse avoir la conscience de fixer l’intérêt de l’enfant au-dessus de celui de la notoriété du club. Beaucoup de groupes humains ont été confrontés à cette question et ont tenté de répondre par la protection et le huis clos. Il arrive un moment où la même entité rompt dans ses pratiques, à l’exemple de l’Église qui déclenche désormais les signalements. La commission Sauvet, mise en place par l’Église, a été certainement douloureuse pour l’institution mais elle représentait l’étape nécessaire d’un changement de la pratique, des comportements et des regards posés sur ces sujets.
Est-on parvenu dans le milieu sportif à ce degré de maturation où existe le désir de changer les pratiques ? Il n’y a pas de préjudice sur la réputation à prendre en compte. Ou celui-ci existe seulement dans le fait de ne pas signaler.
Le travail réalisé depuis quelques années est important pour aboutir à cette maturation lente. Je resterai optimiste, monsieur le président : continuons le travail, améliorons les outils et conservons pendant des années cette détermination dans ce domaine.
M. Stéphane Buchou, président. Je vous remercie très chaleureusement, car nous sommes parfois ressortis d’auditions éprouvés par des témoignages qui nous faisaient considérer que les solutions étaient difficiles à mettre en œuvre. Lorsque l’on échange avec vous, on reprend espoir. Je vous propose de conclure sur cet optimisme et sur cette note d’espoir.
La séance s’achève à dix-sept heures dix.
———
Membres présents ou excusés
Présents – Mme Béatrice Bellamy, M. Stéphane Buchou, Mme Pascale Martin, M. Stéphane Mazars, M. François Piquemal, Mme Claudia Rouaux, Mme Sabrina Sebaihi