Compte rendu
Commission d’enquête relative à l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif ayant délégation de service public
– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean Lapeyre, directeur juridique de la Fédération française de football 2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Sauvé, président de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) 15
– Présences en réunion................................25
Jeudi
9 novembre 2023
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 43
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
Mme Béatrice Bellamy,
Présidente
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La séance est ouverte à onze heures quinze.
La commission auditionne M. Jean Lapeyre, directeur juridique de la Fédération française de football.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Nous accueillons à présent M. Jean Lapeyre, directeur juridique de la Fédération française de football (FFF). Monsieur Lapeyre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.
Nous avons entamé les travaux de cette commission d’enquête relative à l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif le 20 juillet 2023. L’Assemblée nationale a décidé de sa création à la suite de très nombreuses révélations publiques de sportives et sportifs et de diverses affaires judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations. Nos travaux portent sur trois axes : les violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport ; les discriminations raciales et sexuelles ; les problématiques liées à la gouvernance financière des organismes de gouvernance du monde sportif.
Monsieur Lapeyre, vous êtes entré à la FFF en 1994. Pouvez-vous préciser les différentes fonctions que vous y avez exercées ? À partir de septembre 2022, des articles de presse ont fait état de graves dysfonctionnements dans la gouvernance et le management de la FFF ; ils ont également rapporté des faits de harcèlement et de violences sexuelles et sexistes ayant eu lieu au siège de la fédération, ainsi qu’au Centre national du football de Clairefontaine. Un rapport de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) pointe quant à lui une gouvernance défaillante, souligne les « méthodes brutales » de la directrice générale et son comportement « erratique » et note que les dérives de comportement du président sont « incompatibles avec l’exercice des fonctions et l’exigence d’exemplarité qui lui est attachée ». Le rapport note également que la politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le réseau fédéral n’est ni efficace, ni efficiente. Dans un bref propos liminaire, pouvez-vous revenir sur ces dysfonctionnements, à propos desquels notre commission a déjà eu l’occasion d’entendre différents représentants de la fédération ?
Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Jean Lapeyre prête serment.)
M. Jean Lapeyre, directeur juridique de la Fédération française de football. Madame la présidente, ce n’est pas en 1994, mais en 1987, que je suis entré à la fédération. J’y ai donc une certaine ancienneté, mais mon expérience dans le milieu du football ne se limite pas à cela.
Avant d’arriver à la FFF, j’ai travaillé pendant cinq ans au service licences de la Ligue de Paris. Je m’enorgueillis également d’être licencié dans un petit club de l’Essonne depuis 1966, date de sa création par mon père et d’autres personnes. Je rappelle cela pour vous montrer que je ne suis pas seulement un technocrate fédéral, mais que je connais aussi, et que je pratique, le foot de base. Cette expérience m’a aidé dans mes fonctions au niveau fédéral.
Au sein de la fédération, je suis directeur juridique et directeur général. En tant que juriste, mon domaine d’intervention ne concerne que le cœur du métier, à savoir les compétitions nationales et ce qui va avec – incidents disciplinaires, réserve réglementaire, transferts internationaux, agents sportifs. Je ne suis pas le juriste de toute la fédération dans tous les domaines. Compte tenu de sa taille, la FFF a un certain nombre de juristes spécialisés : les ressources humaines (RH) ont ainsi des juristes spécialisés en droit du sport et en droit du travail.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Vous avez été décrit par de nombreuses personnes comme une personnalité incontournable à la fédération. Pouvez-vous nous présenter votre parcours au sein de celle-ci ?
M. Jean Lapeyre. Même si ce terme est flatteur, je ne suis pas sûr qu’il soit exact, car ce n’est pas moi qui décide à la fédé. Mon rôle est d’aider les commissions dont j’ai la responsabilité – commissions réglementaires et disciplinaires, commission des agents, commission de contrôle de gestion des clubs. Je fais en sorte que l’apport technique que nous fournissons aux membres ou aux instances dirigeantes soit le plus approprié sur le plan juridique, afin que les décisions prises, qui peuvent ensuite être contestées devant les tribunaux administratifs, soient le plus sécurisées possible.
Je suis le premier juriste à être entré à la fédération, au moment où celle-ci a compris qu’il fallait s’adapter à la judiciarisation croissante de notre société et sécuriser certaines procédures. J’avais à la fois les diplômes requis et une expérience à la Ligue de Paris. Mon travail, pendant des années, a consisté à construire la direction juridique, en m’entourant de spécialistes. Je suis entré comme chef de service ; j’ai par la suite été nommé directeur, puis directeur général adjoint. Je répète que je suis un salarié comme les autres directeurs. Dans la mesure où mon travail concerne le cœur du métier, il est vrai qu’il occupe une place centrale. Il est naturel que l’on parle plus d’un incident survenu au cours d’un match que d’un problème informatique survenu à la fédération. C’est la seule différence que je vois entre mes collègues directeurs et moi-même.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Pouvez-vous nous présenter les missions de la direction juridique ? Combien comptez-vous de collaborateurs ?
M. Jean Lapeyre. Nous sommes vingt au sein de cette direction, qui est scindée en trois services : le service de contrôle financier des clubs, qu’on appelle la direction nationale du contrôle de gestion (DNCG) ; un service juridique que je qualifierais de commercial, et qui s’occupe de la protection de notre marque et de notre logo ; enfin, le service qui gère l’organisation des compétitions. Ce dernier réunit la moitié des troupes et gère toutes les questions relatives à l’organisation des compétitions et des matchs : la qualification des joueurs, l’enregistrement de leurs contrats, les transferts internationaux, les questions relatives aux agents sportifs, les commissions disciplinaires et réglementaires.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Avez-vous déjà fait l’objet d’accusations de sexisme ou de machisme au sein de la fédération ? Comment y avez-vous répondu ?
M. Jean Lapeyre. On a pu lire dans la presse que j’avais eu, à une ou deux reprises, des propos plus que déplacés envers des femmes et j’ai toujours nié ce que l’on me reproche. J’ai été éduqué par un père qui a fait toute sa carrière dans la marine nationale, avec des valeurs très affirmées, que j’ai moi-même essayé de transmettre à mes enfants. Franchement, ce n’est pas du tout dans ma façon de faire.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Vous dites que vous avez pris connaissance de ces témoignages dans la presse. Vous n’avez jamais évoqué ces épisodes avec les personnes concernées ou avec d’autres personnes ?
M. Jean Lapeyre. Jamais les personnes prétendument concernées – ni personne d’autre – ne m’en ont parlé directement. Je vois deux situations où, n’étant pas d’accord avec quelqu’un, je l’ai dit franchement, mais mon langage n’a jamais dépassé les limites de la correction.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Pouvez-vous revenir sur ces deux situations et sur le langage employé ?
M. Jean Lapeyre. Le premier échange a eu lieu lors d’une réunion du comité de direction. À propos d’un programme informatique que nous étions en train de développer dans une ligue, une directrice a tenu des propos dont je savais, par d’autres sources, qu’ils étaient inexacts. Je me suis donc permis de le lui dire. Je n’ai pas souvenir d’autre chose et cela a duré quelques minutes, pas plus.
La deuxième scène qui a été rapportée a eu lieu lors d’une réunion du comité exécutif (comex). Il était question de nominations à des commissions et la secrétaire générale a dit qu’il y avait trop de vieux dans les instances dirigeantes et qu’il ne fallait nommer que des jeunes. Je me suis permis d’intervenir contre le jeunisme, Noël Le Graët a surenchéri et ça s’est arrêté là.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. En trente-cinq ou quarante ans au sein de la Fédération française de football, avez-vous été le témoin de comportements sexistes ?
M. Jean Lapeyre. Non, jamais.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Jamais ?
M. Jean Lapeyre. Jamais.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Pourtant, plusieurs des personnes que nous avons auditionnées et nombre d’articles de presse ont dénoncé le comportement de M. Noël Le Graët : Mme Henriques nous a parlé de blagues graveleuses en réunion et d’autres femmes ont dénoncé un comportement « inapproprié ». Vous confirmez que vous n’avez jamais été témoin de ces scènes ?
M. Jean Lapeyre. Je voyais Noël Le Graët pour parler de nos dossiers, une ou deux fois par semaine, parfois tous les quinze jours, pendant environ un quart d’heure, et je le voyais une fois par mois, au comex. Pendant ces moments-là, je n’ai jamais assisté à ce que vous décrivez.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. En 2022, trente-neuf signalements ont pourtant été faits à la cellule Signal-sports, pour des faits de violences sexuelles et sexistes au sein de la FFF. Le rapport de l’IGESR indique que Noël Le Graët et vous-même avez été désignés par les salariés comme participant au climat sexiste au sein de la fédération.
M. Jean Lapeyre. Je conteste avec véhémence ces propos.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Il est quasi unanimement reconnu que Noël Le Graët tenait des propos sexistes. Si vous n’avez rien vu, c’est donc que vous ne les perceviez même pas comme tels, ce qui est encore plus grave. Tout le monde le sait, même à Guingamp ! Vous ne pouvez pas ne pas avoir entendu les propos sexistes de M. Le Graët, ou alors c’est qu’ils ne vous semblaient pas sexistes.
M. Jean Lapeyre. Lorsque je me retrouvais avec Noël Le Graët, nous parlions surtout des dossiers. En comex, l’ordre du jour était chargé. À vous entendre, je passais ma vie avec lui : ce n’était absolument pas le cas. Je m’entendais bien avec Noël Le Graët, comme je me suis bien entendu avec tous les présidents, mais je le voyais très peu.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Plusieurs articles de presse, dès 2020, évoquaient des propos et des comportements inappropriés de M. Noël Le Graët. Plusieurs femmes qui avaient des postes à responsabilité ont démissionné. Je vous rappelle que vous parlez sous serment. Maintenez-vous que vous n’avez jamais, en quarante ans, été témoin de propos sexistes ou de violences sexuelles ou sexistes, ni été informé de faits liés à des violences sexuelles ou sexistes ?
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Avez-vous, oui ou non, été témoin de faits de cette nature ?
M. Jean Lapeyre. Pour moi, être témoin, ce n’est pas la même chose qu’avoir entendu ou savoir. Il est vrai que j’ai su mais je ne dirais pas que j’ai été témoin.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je propose de ne pas nous attarder sur cette distinction : quand on est informé de faits de cette nature, il convient de faire un signalement et de prendre des mesures. J’aimerais que vous nous expliquiez de quoi vous étiez informés et ce que vous avez pu voir, puisque vous faites une distinction entre les deux.
M. Jean Lapeyre. Ce que l’on savait, c’est que Noël Le Graët était un peu formaté à l’ancienne et qu’il n’avait pas intégré les codes qu’il faut désormais intégrer sur les relations hommes-femmes. On peut dire qu’il était un peu lourdingue ou dépassé : voilà ce qui se disait.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Vous avez dit que vous étiez un passionné de foot : je ne peux pas croire que, compte tenu de vos fonctions au sein de la fédération, vous n’ayez jamais assisté à des matchs en présence de Noël Le Graët, que vous n’ayez jamais mangé avec lui. J’imagine que chaque comex était suivi d’un repas. Vous êtes sous serment et vous ne pouvez pas dire que vous n’avez jamais été témoin de blagues salaces de la part de Noël Le Graët. Par ailleurs, vous êtes quand même responsable du service juridique de la fédération ! Quel était votre rôle, si ce n’était d’entendre les trente-neuf personnes qui ont fait un signalement en 2022 ?
M. Jean Lapeyre. Ma direction juridique n’a pas compétence sur ces questions, qui sont déléguées à d’autres personnes au sein de la fédération. Je vous ai dit en préambule que je ne m’occupe que du juridique sportif. Les signalements et les faits de violences sexuelles ou sexistes relèvent soit des ressources humaines, soit de la direction de la ligue de football amateur. Il faut sans doute que la fédération évolue et Philippe Diallo souhaite pallier ces lacunes en créant une commission de l’engagement, réunissant toutes les personnes qui travaillent sur ces questions.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Avez-vous assisté à des matchs avec Noël Le Graët ?
M. Jean Lapeyre. Oui, mais nous n’étions pas côte à côte.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Après les matchs, il n’y avait pas des repas ?
M. Jean Lapeyre. En général, c’étaient des buffets, nous étions debout. Je n’étais pas lié à Noël Le Graët au point de passer mon temps avec lui dès qu’il était quelque part.
M. Stéphane Buchou (RE). Monsieur Lapeyre, si le sujet n’était pas aussi grave, vos réponses prêteraient à rire. Vous témoignez sous serment et vos propos sont invraisemblables. Vous étiez l’un des plus proches collaborateurs de Noël Le Graët et vous n’avez jamais rien vu ? Quand on vous pousse un peu dans vos retranchements, vous faites une distinction entre « être témoin » et « être au courant de », alors qu’en 2020, la presse faisait déjà état du comportement de M. Le Graët ! Nous attendons de vous des réponses précises. Qu’est-ce, pour vous, qu’un comportement inapproprié ? Vous avez parlé des valeurs que vous a transmises votre père. Quelles sont vos valeurs, monsieur Lapeyre ?
M. Jean Lapeyre. Le respect d’autrui.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Qu’est-ce qu’un comportement inapproprié ?
M. Jean Lapeyre. Un comportement qui va au-delà de ce qu’il est permis de dire à quelqu’un.
M. Stéphane Buchou (RE). Votre attitude devient très agaçante : nous ne sommes pas là pour entendre des phrases creuses de ce genre. Ni le président de la fédération, que nous avons auditionné il y a deux jours, ni le directeur juridique ne savaient rien et ne sont responsables de rien ? Qui prend des décisions ? Qui dirige ? Vous faites partie du comité exécutif, n’est-ce pas ?
M. Jean Lapeyre. Je n’en fais pas partie. Je suis l’un des administratifs qui aident le comex.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Qui aide juridiquement le service des ressources humaines ?
M. Jean Lapeyre. Le service des ressources humaines a, en son sein, des juristes spécialisés en droit du sport et en droit du travail.
M. Stéphane Buchou (RE). Nous voulons savoir comment se prennent les décisions. Or toutes les personnes de la fédération que nous avons auditionnées nous ont renvoyés vers vous. Et vous nous dites que vous ne décidez de rien.
M. Jean Lapeyre. Le directeur des ressources humaines et le directeur juridique sont des salariés. Nous ne sommes pas décisionnaires à 100 %. Selon les sujets, nous nous adressons, soit à la directrice générale, soit au président, qui en réfère au comex. Puis nous appliquons les décisions qui ont été prises.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Pour prendre un cas qui doit relever de votre champ de compétence, qu’avez-vous fait quand vous avez appris l’affaire Galletti ? On est bien dans le domaine sportif : un responsable de l’arbitrage d’une ligue très importante demandait à de jeunes arbitres des faveurs sexuelles. Le président de la ligue, M. Éric Borghini, en a été informé. En tant que directeur juridique, vous l’avez forcément été, vous aussi. Quelle mesure juridique avez-vous prise face à des faits aussi graves ?
M. Jean Lapeyre. Cette affaire concernait la Ligue de Paris. M. Borghini n’est pas le président de la ligue, mais il est membre du comex de la fédération et responsable de la partie arbitrage. Il se trouve que ce M. Galletti était à la fois à la Ligue de Paris et chez nous, dans la commission d’arbitrage. Dès que nous avons eu connaissance de ces faits, Éric Borghini a radié M. Galletti de la commission d’arbitrage.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Il a été radié, mais le motif de sa radiation n’est pas précisé sur le procès-verbal.
Mme Claudia Rouaux (SOC). Et il n’y a pas eu de plainte !
M. Jean Lapeyre. Éric Borghini, après avoir radié M. Galletti, s’est immédiatement rapproché du président de la Ligue de Paris, Jamel Sandjak, et lui a demandé de faire un signalement, au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Quand nous avons constaté que la ligue ne l’avait pas fait, nous avons fait un signalement, de notre propre chef.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Au bout de combien de temps ?
M. Jean Lapeyre. Je dirais un an. Mais nous pensions que la ligue l’avait fait.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Il a fallu plus d’un an pour se rendre compte que personne n’avait rien fait ! Pendant tout ce temps, où était M. Galletti ? Sa licence a-t-elle été suspendue ? Était-il toujours en contact avec des mineurs ? A-t-il continué à envoyer des SMS à de jeunes arbitres ? Avez-vous enquêté sur tout cela ?
M. Jean Lapeyre. Dès que la ligue a radié ce monsieur de sa commission, elle a immédiatement supprimé les deux licences qu’il avait chez elle.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Cela signifie-t-il qu’il pouvait reprendre une licence ailleurs ?
M. Jean Lapeyre. Non, le blocage était général.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Selon nos informations, la direction juridique se serait opposée à ce que la FFF prenne une décision de retrait de licence à l’encontre de Mme Angélique Roujas en application de l’article 85 des règlements généraux. Le confirmez-vous ? Et, si tel est le cas, comment l’expliquer ? Une action disciplinaire aurait permis de protéger de potentielles victimes.
M. Jean Lapeyre. Mme Roujas étant une salariée de la fédération, ce dossier a été traité par le service des ressources humaines. Dès que nous avons été avertis de cette affaire par la direction de l’institut de formation du football, en août 2013, Mme Roujas a immédiatement fait l’objet d’une mise à pied conservatoire. Une enquête a eu lieu et elle a été licenciée quelques semaines après, pour faute grave. Dès le mois d’octobre, nous avons fait un signalement au titre de l’article 40.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Elle avait pourtant toujours sa licence puisqu’elle a rejoint un autre club, où il y a d’ailleurs eu des plaintes par la suite.
M. Jean Lapeyre. Chez nous, elle n’avait pas de licence puisqu’elle était salariée pour encadrer des jeunes au moment des faits.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Qu’avez-vous mis en place, ou qu’auriez-vous pu mettre en place pour protéger d’éventuelles victimes du comportement de Mme Roujas ? Je viens de vous rappeler qu’elle est partie dans un autre club, où il y a eu des plaintes similaires, après son départ de chez vous.
M. Jean Lapeyre. On peut toujours dire qu’on n’en a pas fait assez et qu’il faut faire toujours plus. Il ne faut toutefois pas occulter le fait que, deux ans après notre signalement sur la base de l’article 40 auprès du procureur de la République, celui-ci a classé le dossier sans suite au motif qu’aucune infraction pénale ne pouvait être retenue à l’encontre de cette personne. Elle a donc été blanchie pénalement, ce qui est un élément important.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Pouvez-vous nous préciser pourquoi cela a été classé sans suite ?
M. Jean Lapeyre. Ce n’est pas, comme certains ont bien voulu le dire, pour une question de délai de prescription puisque, dans son courrier notifiant sa décision, le procureur n’y fait aucunement référence, indiquant seulement : « Je porte à votre connaissance qu’après le retour de l’enquête de la section de recherche de la gendarmerie de Versailles, aucune infraction pénale ne pouvant être retenue, j’ai décidé ce jour de classer cette affaire sans suite. » Certains ont prétendu que la fédération s’était réveillée trop tard, qu’elle avait malheureusement laissé passer le délai de prescription : c’est faux. Sachez aussi que le ministère de l’éducation nationale, qui avait également été prévenu, a mené une enquête administrative. Je n’ai pas connaissance à ce jour de suites qui auraient été données à cette enquête.
D’une manière générale, lorsque la justice pénale est saisie, elle se prononce. Mais tant que la personne n’est pas condamnée de façon irrévocable, elle est présumée innocente : c’est un principe inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui de ce fait a valeur constitutionnelle. Je ne cherche pas à m’abriter derrière cela pour ne rien faire ; toutefois, c’est un principe important dans le droit français, qu’il faut toujours avoir en tête. La preuve en est qu’il a été démontré pénalement qu’Angélique Roujas n’avait commis aucune infraction. C’est toute la difficulté de ces dossiers.
Depuis maintenant cinq ans, quand nous faisons des signalements sur la base de l’article 40, ou lorsque nous nous constituons partie civile si des plaintes ont déjà été déposées, notre avocat prend langue avec l’avocat des victimes et, si ces dernières en sont d’accord, avec les victimes elles-mêmes afin de discuter avec elles et de leur montrer que nous sommes auprès d’elles. Nous allons jusqu’à assister aux audiences devant les tribunaux, à leurs côtés, pour bien montrer que la fédération pense à elles. On parle toujours de celui qu’il faut condamner mais c’est bien aussi de parler des victimes et de les assurer que nous sommes présents à leurs côtés dans ces moments-là.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Pouvez-vous revenir sur l’élection de M. Yves Ethève à La Réunion en 2016 ?
M. Jean Lapeyre. Je suis content de pouvoir évoquer les élections à la présidence de la ligue de La Réunion car beaucoup de fausses informations ont circulé, confinant à la diffamation et dévoyant totalement l’histoire. Fin 2016, le climat politique n’était pas très apaisé et les candidats – aussi bien le président sortant, M. Noël Vidot, que ceux qui se présentaient contre lui – ont demandé au comex de la fédération d’envoyer une mission pour veiller au bon déroulement des élections, parce que tout le monde suspectait tout le monde.
Le comex a donc délégué une équipe composée d’un élu – M. Jean-Pierre Meurillon, un spécialiste de ces questions – et de trois administratifs – dont moi – pour l’aider à tout mettre en place. Dès que nous sommes arrivés là-bas, nous avons consulté toutes les listes et les règlements ; nous avons reçu chaque candidat pour qu’il s’explique et nous fasse part de ses doutes. Nous étions venus avec l’informaticien chargé des votes électroniques à la fédération afin de nous assurer de disposer d’un matériel certifié et d’éviter tout problème de ce côté. Nous avions vraiment blindé le dispositif. Certains dans la presse ont prétendu que tout le monde avait voté, parfois plusieurs fois. Je rappelle que les règlements et les statuts de la ligue de La Réunion, comme ailleurs en métropole, autorisent le système des pouvoirs. Concernant la ligue de La Réunion, en particulier, le représentant d’un club « peut représenter au maximum cinq clubs, y compris le sien ».
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. La question ne portait pas forcément sur les pouvoirs mais plutôt sur le fait que des personnes suspendues étaient présentes dans les listes. Par ailleurs, certains articles de presse ont indiqué que le procès-verbal (PV) de l’assemblée générale élective (AGE) n’avait pas été transmis. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
M. Jean Lapeyre. Je vais revenir sur tous ces points car tout ce qui a été dit est archifaux, à l’exception d’un élément que je vous indiquerai. S’agissant des pouvoirs, il est faux de prétendre que n’importe qui a pu voter : nous avons vérifié les pouvoirs dans un bureau spécial, avant que les votants n’entrent dans la salle de vote. Tous ceux qui avaient des pouvoirs passaient par ce bureau ; nous avons contrôlé les identités, les signatures, pour vérifier si tout était conforme. Il est arrivé que certains ne nous paraissent pas conformes : nous les avons supprimés. Tout était très clair ; cela a été fait en totale transparence et en application des statuts de la ligue.
Il a été affirmé qu’une personne avait pu voter alors qu’elle était suspendue : c’est vrai. Le problème, c’est que nous ne le savions pas : la ligue de La Réunion, qui avait prononcé la suspension, ne nous l’avait pas signalée. Néanmoins, nous avions publié sur le site de la ligue la liste des votants trois jours avant les élections, et personne ne nous a alertés sur ce point. Il est évident que si nous en avions été informés, nous n’aurions pas permis à cette personne de voter.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Il y a donc bien une personne suspendue qui a pu participer au vote, invalidant ainsi l’élection ?
M. Jean Lapeyre. N’allons pas jusque-là. Une personne qui n’aurait pas dû voter a en effet pris part au scrutin – je vous ai expliqué dans quelles conditions, qui ne nous ont pas permis de la détecter. Néanmoins, cette personne représentait 10 voix sur un total de 834 : à supposer même qu’elle ait voté pour M. Ethève, ce que nous ne savons évidemment pas, cela ne remettait pas en cause la validité de l’élection.
Par ailleurs, contrairement à ce qui a été dit, le PV de l’AGE a bien été publié sur le site de la ligue de La Réunion, le 28 décembre 2016 – j’ai conservé la copie d’écran. Il s’agit donc d’une fausse information.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Au moment de l’élection de M. Ethève, est-ce qu’une enquête ou des signalements de harcèlement sexuel étaient en cours ?
M. Jean Lapeyre. Je ne pense pas qu’il ait fait à l’époque l’objet d’une plainte. Il me semble que celle-ci est intervenue postérieurement.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Personne n’était au courant de ses agissements ? Vous n’en étiez pas informé au moment de l’élection ?
M. Jean Lapeyre. Non. Même sur place, personne ne nous en a parlé.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Lorsqu’une personne a voulu faire un recours contre cette élection, elle s’est rendu compte que le PV n’avait jamais été transmis. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ?
M. Jean Lapeyre. Il a été publié sur le site de la ligue le 28 décembre 2016, donc très peu de temps après l’élection. Le conciliateur du Comité national olympique et sportif français (CNOSF), qui avait été saisi par l’un des candidats perdants, n’a pas suivi le requérant, constatant que le procès-verbal transmis par la ligue le 2 juin 2017 avait été publié sur son site internet le 28 décembre 2016. Le conciliateur lui-même a donc disposé d’éléments confirmant que le PV avait bien été publié sur le site.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. J’ai sous les yeux un article datant du 9 août 2017 qui indique que la personne exerçant ce recours s’était rendu compte que le PV n’avait jamais été rédigé. À quel moment a-t-il été publié ? En 2017, visiblement, il n’était pas rédigé.
M. Jean Lapeyre. J’ai rassemblé tous les éléments sur cette affaire – PV de l’assemblée, publié sur le site le 28 décembre. Je ne peux vous en dire plus.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Nous avons interrogé M. Noël Le Graët pour savoir si M. Bachir Nehar était toujours l’intendant des Bleus. M. Le Graët n’a pas été en mesure de nous répondre précisément. Sur le site internet de la FFF, M. Nehar est mentionné en tant qu’intendant des Bleus. Confirmez-vous qu’il occupe toujours ce poste ?
M. Jean Lapeyre. Oui, je vous le confirme.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. M. Nehar exerce des responsabilités professionnelles au sein de VV Consulting, une agence de conseil et de management créée par un homme d’affaires russe, M. Vadim Vasilyev, par ailleurs ancien vice-président de l’AS Monaco. M. Nehar ne se trouve-t-il pas dans une situation de conflit d’intérêts manifeste ?
M. Jean Lapeyre. La direction juridique, sollicitée sur cette question, a rédigé une note juridique que je qualifierai de réservée. Le sélectionneur souhaitant le conserver, les RH ont rompu son contrat de travail et lui ont fait signer un contrat de prestation. Ce dernier comporte une clause très claire concernant le conflit d’intérêts, pour éviter qu’il puisse profiter de cette situation pour se livrer à ce qu’il ne doit pas faire.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Dans cette note, vous indiquez donc clairement qu’il y a conflit d’intérêts. Qui en avez-vous informé ? Qui était au courant : le président, la directrice générale, M. Didier Deschamps ?
M. Jean Lapeyre. M. Didier Deschamps, nécessairement, puisque c’est lui qui l’a choisi. Pour ma part, j’ai remis la note à la directrice générale puisque c’est elle qui m’avait demandé un avis juridique. Ensuite, je ne sais pas si cela a été réglé entre elle, le président et Didier Deschamps.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Malgré cette note juridique qui souligne le conflit d’intérêts, la décision est faite de garder M. Nehar. Qui prend cette décision ? M. Deschamps ?
M. Jean Lapeyre. Je ne suis pas au courant. Comme M. Nehar fait partie du staff de Didier Deschamps, je suppose que celui-ci a dû demander qu’il reste, mais je n’ai pas de certitude. J’ai remis une note sur la question et les RH ont essayé de régulariser tant bien que mal la situation. Qui a pris la décision in fine ? Je l’ignore.
M. Stéphane Buchou (RE). C’est intéressant, ce que vous venez de dire : les services des RH ont essayé « tant bien que mal » de régulariser la situation. Si l’on reprend le fil de l’histoire, il y a un possible conflit d’intérêts concernant l’intendant, qui est initialement salarié de la fédération. On remplace son contrat de travail par un contrat de prestation. À quel moment envoyez-vous votre note juridique ?
M. Jean Lapeyre. Nous l’envoyons dès que nous apprenons que cette personne travaille également dans une société de représentation d’agents.
M. Stéphane Buchou (RE). Est-il encore salarié lorsque vous obtenez cette information ?
M. Jean Lapeyre. Nous intervenons rapidement, dès qu’on s’aperçoit de la situation. Je n’ai pas les dates exactes donc je serai prudent sur ce sujet.
M. Stéphane Buchou (RE). Que préconisez-vous dans votre note juridique ? Que l’intendant ne travaille plus comme salarié pour la fédération ? Ou bien qu’avec un contrat de prestation, le conflit d’intérêts n’existe plus ?
M. Jean Lapeyre. Pour nous, la situation était claire : il y avait conflit d’intérêts. Cette situation ne pouvait perdurer.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Nous vous demandons de nous envoyer une copie de cette note juridique. Je ne comprends pas comment, malgré une note explicite du service juridique, on décide de maintenir quelqu’un dans une situation de conflit d’intérêts – car il suffit de consulter le site de la fédération pour constater qu’il est toujours intendant. Par ailleurs, vous avez indiqué que vous aviez fait signer des clauses pour empêcher ou encadrer ce conflit d’intérêts. De quoi parle-t-on ?
M. Jean Lapeyre. Personnellement, je n’ai rien fait signer puisque ce sont les RH qui s’occupent des salariés. En l’occurrence, M. Nehar passait du statut de salarié à celui de prestataire. On m’a demandé ce que je pensais de la situation et j’ai répondu qu’elle n’était pas acceptable dans la mesure où il y avait un conflit d’intérêts – point final. Cela vous démontre que, contrairement à ce que vous disiez tout à l’heure, je ne décide pas de tout à la fédération : je donne un avis, qui n’est pas toujours suivi.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Vous indiquez qu’il ne peut plus être salarié en raison du conflit d’intérêts. Le service RH décide de lui faire un contrat de prestation : cela fait-il disparaître le conflit d’intérêts ?
M. Jean Lapeyre. J’ignore quelle clause a été insérée dans ce contrat pour prévenir le conflit d’intérêts.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Vous avez fait une note juridique sur un risque de conflit d’intérêts. Les RH décident de rédiger un contrat avec des clauses qui tiennent compte visiblement de votre note puisqu’il n’est plus salarié et qu’il passe en prestation. Vous ont-ils demandé votre regard sur ce contrat ?
M. Jean Lapeyre. Non. La décision a été prise après que j’ai remis la note, par d’autres que moi.
M. Stéphane Buchou (RE). Si j’ai bien compris, le conflit d’intérêts était lié à l’autre activité de cette personne, et pas à la forme juridique de son contrat avec la Fédération française de football. C’est bien cela ?
M. Jean Lapeyre. Nous sommes d’accord.
M. Stéphane Buchou (RE). En votre qualité de directeur juridique, vous établissez une note indiquant qu’il y a conflit d’intérêts. Cette note n’est pas suivie : on transforme un contrat de salarié en contrat de prestations, ce qui n’éteint absolument pas, comme vous venez de le confirmer, le conflit d’intérêts. Or personne ne trouve rien à y redire. Qui fait quoi, au sein de la fédération ? Que se passe-t-il ?
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je suppose que les cadres d’État de la fédération sont informés de cette situation. Qu’en est-il du ministère des sports ? Nous ne comprenons pas comment cela peut être possible.
M. Jean Lapeyre. Je ne sais pas qui est au courant et qui ne l’est pas ; je ne peux donc pas me prononcer sur ce point. Je ne sais que vous dire de plus : j’ai rédigé la note que l’on me demandait car cela dépendait de moi ; il appartenait ensuite à ceux qui sont décisionnaires d’agir en conséquence.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. En octobre 2021, le Conseil de prud’hommes de Paris a condamné la FFF à verser 10 000 euros de dommages et intérêts à une ancienne salariée de la fédération qui avait porté plainte contre le directeur financier pour des faits de harcèlement sexuel et de tentative d’agression sexuelle. La FFF a été reconnue coupable de manquements à son obligation de lutte contre le harcèlement sexuel. L’avocate de la plaignante a déclaré qu’elle ne comprenait pas pourquoi la FFF avait pris à ce point le parti de son directeur. Nous avons interrogé M. Le Graët sur les faits et sur les raisons de la condamnation de la fédération. Il nous a répondu : « Aucune idée, vous demanderez à M. Lapeyre la semaine prochaine. » Nous vous posons donc la question : en quoi la FFF a-t-elle manqué à ses obligations ?
M. Jean Lapeyre. Je veux tout d’abord remercier Noël Le Graët pour ce cadeau qu’il me fait. Je ne cherche pas à esquiver mes responsabilités mais, une fois encore, cela concerne un salarié : il s’agit donc d’un dossier RH, traité directement et uniquement par les RH. Je n’interviens pas dans ce genre de dossiers. Je sais que je me répète mais il faut quand même avoir conscience que cela ne relève pas de ma compétence. Il y a une direction qui s’occupe de cela et qui a pris des décisions.
Ce que je peux vous dire, avec les éléments dont j’ai connaissance, c’est que l’attitude de ce directeur à l’égard d’une salariée a fait l’objet d’une plainte et d’une enquête interne des RH. Concernant cette dernière, elle a débouché sur un rappel à l’ordre pour les propos tenus, qui étaient largement déplacés. Concernant l’enquête pénale, le salarié a bénéficié d’un non-lieu.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Vous évoquez des propos « largement déplacés » qui auraient fait l’objet d’un rappel à l’ordre : de quels propos parle-t-on ?
M. Jean Lapeyre. Je suppose qu’il s’agit des propos qu’il a tenus envers la salariée. Encore une fois, ce dossier a été traité par les RH elles-mêmes. Pour ma part, je ne suis pas spécialisé dans ces questions à la fédération.
M. Stéphane Buchou (RE). Vous nous avez dit tout à l’heure que vous n’aviez jamais été témoin ou au courant de propos à teneur sexuelle ou sexiste.
M. Jean Lapeyre. Je maintiens : cela corrobore ce que j’ai dit. En l’occurrence, je n’étais pas témoin des faits.
M. Stéphane Buchou (RE). Témoin ou au courant !
M. Jean Lapeyre. Précisément, j’ai ensuite été mis au courant, parce qu’une affaire comme celle-là, dans la fédération, on en parle forcément.
M. Stéphane Buchou (RE). Nous vous avons posé cette question un peu plus tôt et vous nous avez répondu le contraire de ce que vous êtes en train de nous dire. Je rappelle que vous êtes sous serment ! Mme la rapporteure et Mme la présidente vous ont très clairement posé la question, à plusieurs reprises, et vous avez répondu par la négative. Et maintenant, vous nous dites le contraire : c’est insupportable !
M. Jean Lapeyre. Je ne vous dis pas le contraire : je vous répète qu’être témoin direct et être au courant sont deux choses différentes. Il y a des choses qu’on apprend parce qu’elles circulent, sans que l’on y ait assisté. En l’occurrence, je n’ai pas été témoin du comportement de ce directeur à l’égard de cette salariée. Mais étant donné le développement que cette affaire a eu au sein de la fédération, cela s’est su, on en a parlé et c’est comme cela que je l’ai appris : tel est le distinguo que je voulais faire. Je n’ai rien dit d’autre depuis le début et je répète que cet exemple corrobore tout ce que j’ai dit.
Pour répondre à votre question, avec les éléments dont j’ai connaissance, le directeur a reçu une sanction disciplinaire en interne, mais il a été blanchi pénalement, et la fédération a été condamnée aux prud’hommes, non pas directement pour le comportement de cet homme mais parce que les prud’hommes ont jugé que la fédération, en tant qu’employeur, ne prenait pas suffisamment de mesures préventives pour assurer la protection de ses salariés. Ce sont donc des choses différentes, certes liées par les mêmes faits, mais qui n’ont pas la même portée.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Avez-vous fait appel de cette décision ?
M. Jean Lapeyre. Il me semble que nous avons fait appel, en effet. C’est un point à vérifier.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Vous dites que l’information a circulé, au sein de la fédération, au sujet de cette victime. Mais quand nous vous avons interrogé sur M. Le Graët, contre lequel plusieurs victimes s’étaient manifestées, vous nous avez répondu que vous n’étiez pas au courant.
M. Jean Lapeyre. M. Le Graët n’a jamais tenu de tels propos en ma présence.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Ma question n’est pas de savoir si vous y avez assisté mais si des informations sur le comportement problématique de M. Le Graët avec les femmes circulaient au sein de la fédération ?
M. Jean Lapeyre. Ce qui circulait à la fédération concernait les textos qu’il aurait envoyés à certaines femmes.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. À quel moment ces informations ont-elles été connues ?
M. Jean Lapeyre. Essentiellement lors de l’inspection du ministère.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Depuis combien de temps cela circulait-il au sein de la fédération ? Je vous demande une réponse précise.
M. Jean Lapeyre. Je suis incapable de vous donner une date.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je ne vous demande pas une date : je veux savoir si cela faisait des mois ou des années.
M. Jean Lapeyre. Il est difficile de répondre à brûle-pourpoint. Oui, cela faisait sans doute au moins des mois.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Je rappelle que vous êtes sous serment. Je pense que vous savez exactement si cela faisait quelques années et combien d’années. « Des mois », c’est un peu trop vague.
M. Jean Lapeyre. Disons quelques années, sans doute, mais il est difficile de vous faire comprendre, puisque visiblement je ne peux pas être entendu…
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Ce n’est pas que vous ne puissiez pas être entendu, c’est que vous êtes trop vague dans vos réponses. On entend très bien une réticence dans vos propos – c’est mon ressenti ainsi que, j’imagine, celui de mes collègues.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je vais préciser notre interrogation parce que je sens qu’il y a un malaise. Notre rôle n’est pas de savoir si M. Le Graët est coupable ou non mais s’il y a eu des dysfonctionnements au sein de la fédération lorsque des femmes ont osé parler de ce qu’elles vivaient. Alors que ces informations circulaient au sein de la fédération, il ne s’est rien passé, manifestement pendant plusieurs années, raison pour laquelle nous vous demandons depuis combien de temps cela durait.
M. Jean Lapeyre. C’était dans le tempérament, dans le caractère de Noël Le Graët d’avoir des relations un petit peu « hors codes » avec les femmes : cela se savait depuis longtemps. J’ajoute tout de même qu’il se disait que cela ne dépassait jamais certaines limites.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Je vais vous demander de préciser ce que vous entendez par « hors codes » et « certaines limites ».
M. Jean Lapeyre. D’après ce que je sais, cela consistait en des invitations par texto à venir boire du champagne. Mais jamais personne n’est venu me dire : « Il est allé très au-delà, il s’est approché de moi, il m’a embrassée ». Son insistance était sans doute lourdingue et allait probablement au-delà de ce qui était acceptable, mais je peux vous assurer qu’il n’y a jamais eu aucun écho de Noël Le Graët qui aurait embrassé quelqu’un de force, ou pire.
M. Stéphane Buchou (RE). Vous confirmez donc que vous étiez au courant de ces pratiques ?
M. Jean Lapeyre. Oui, cela a circulé mais, encore une fois, cela ne présentait pas un caractère de gravité excessive.
M. Stéphane Buchou (RE). Vous conviendrez que ce n’est pas à vous d’en juger. Quoi qu’il en soit, ce que je voulais relever, c’est que tout cela est particulièrement ambigu. Il aura fallu très lourdement insister pour que vous admettiez qu’en effet, cette information circulait au sein de la Fédération française de football. Je vous rappelle que vous êtes sous serment. Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup ; en l’occurrence, il y avait un loup et nous l’avons levé. Mais cela laisse un goût amer et on se demande quel crédit on peut accorder à vos propos. Au début de l’audition, nous avons été très clairs : nous vous avons demandé si vous aviez été témoin ou au courant, en faisant bien le distinguo entre les deux, et vous avez répondu par la négative aux deux. Et maintenant, vous nous dites qu’en fait, c’était connu, vous étiez au courant, mais ce n’était pas allé très loin – or vous n’êtes pas juge, vous n’en savez rien ! Ces comportements ont donc bien eu lieu.
M. Jean Lapeyre. Je ne suis pas d’accord avec la façon dont les choses sont présentées. Je veux bien assumer tout ce que je dois assumer mais je pense que nous sommes partis sur une fausse idée. Peut-être ai-je mal compris ce qui m’était demandé : je pensais que vous faisiez l’amalgame entre être témoin et être au courant. Nous avons clarifié ce point en établissant un distinguo entre ces deux situations, qui sont différentes. L’ambiguïté est désormais levée.
M. Stéphane Buchou (RE). Je vous confirme qu’il n’y a aucune ambiguïté. Je ne peux pas vous laisser dire qu’il y avait un amalgame : il n’y en a aucun, les choses ont été dites très clairement, à plusieurs reprises, et à plusieurs reprises vous avez confirmé que vous n’étiez pas au courant. Je ne peux donc pas entendre cela. Vous avez été clair : vous étiez au courant, d’autres que vous étaient au courant, dont acte. Pour ma part, j’ai obtenu les informations que je recherchais.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Il aura fallu plus qu’une heure trente à cette commission d’enquête pour vous entendre dire que tout le monde savait – ce sont vos mots. Cela signifie-t-il que les cadres d’État savaient aussi ? Le ministère des sports a-t-il été informé ?
Je trouve dommage que nous n’ayons pas pu aborder la question des femmes qui ont dénoncé ces agissements. Vous prétendez que Noël Le Graët n’a pas dépassé certaines limites ; or ces femmes qui ont eu le courage de parler estiment, elles, qu’il avait dépassé ces limites puisqu’elles ont déposé des plaintes. Alors que des femmes ont démissionné en pagaille de leurs postes de directrices et collaboratrices de la fédération, leur sort n’a pas inquiété plus que cela puisque tout le monde savait mais que personne n’a rien fait. Cela nous laisse un goût amer.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Je vous remercie, monsieur Lapeyre.
La commission auditionne M. Jean-Marc Sauvé, président de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE).
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Nous accueillons à présent M. Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Monsieur, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de votre disponibilité pour répondre à nos questions.
Nous avons entamé les travaux de cette commission d’enquête sur l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du monde sportif et des organismes de gouvernance du monde sportif le 20 juillet 2023. L’Assemblée nationale a décidé de sa création à la suite de très nombreuses révélations publiques de sportives et sportifs et de diverses affaires judiciaires ayant trait à la gestion de certaines fédérations. Nos travaux portent sur les violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le sport, sur les discriminations sexuelles et raciales ainsi que sur les problématiques liées à la gouvernance financière des organismes de gouvernance du monde sportif.
Vous avez notamment été chargé par l’Église catholique de présider la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église. Cette commission avait pour objectif de mieux saisir l’ampleur des abus sexuels dans l’Église, de proposer des pistes pour les traiter et d’émettre des recommandations pour prévenir leur réitération et réparer leurs conséquences.
Votre nom est revenu à plusieurs reprises au fil de nos auditions. Le rapport rendu en octobre 2021 par la commission que vous présidiez comporte notamment des statistiques intéressantes sur lesquelles nous serions intéressés de vous entendre, s’agissant en particulier des violences sexuelles sur mineurs.
« N’avons-nous pas le devoir de recenser le nombre de victimes au sein du mouvement sportif et de voir comment nous pouvons contribuer à une réparation ? » a indiqué devant notre commission Mme Brigitte Henriques, ancienne présidente du Comité national olympique et sportif français, en se référant aux travaux de la Ciase.
M. Édouard Durand, président de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), a pour sa part comparé la relation qui peut s’instaurer entre un sportif mineur et son entraîneur à celle qui peut exister entre un prêtre et un mineur.
Notre commission pourrait-elle s’inspirer de certaines préconisations de votre rapport, pour libérer la parole et améliorer le cadre destiné à prévenir, détecter, sanctionner les violences dans le sport ?
Vous présidez également le comité d’éthique des Jeux olympiques de Paris 2024 et nous pourrons vous entendre sur l’activité de ce comité.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Jean-Marc Sauvé prête serment.)
M. Jean-Marc Sauvé, ancien président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, président du comité d’éthique des Jeux olympiques de Paris 2024. J’ai scrupule à m’exprimer sur le sujet de la gouvernance des fédérations sportives : je n’ai pas de légitimité ni d’expérience en la matière. Ma récente et temporaire mission de président du comité d’éthique des Jeux olympiques et paralympiques, chargé de superviser la politique éthique du comité d’organisation ainsi que de la Société de livraison des ouvrages olympiques ne m’a pas donné une grande connaissance de la gouvernance du mouvement sportif. Si je suis devenu familier, compétent et pointu sur les questions relatives à l’organisation des Jeux olympiques, je reste un peu novice sur celles relatives à l’organisation du sport. Ces remarques préalables étant faites, j’en viens aux questions posées.
Dans le domaine du sport, un risque doit être prévenu, celui des violences de toute nature, notamment des violences sexuelles et sexistes. Le premier risque que j’ai identifié est celui d’atteinte à la probité et à l’intégrité : ce sont les problèmes de conflits d’intérêts, qui peuvent déboucher sur des actes de corruption et, plus largement, sur des atteintes à la probité et l’intégrité.
Je ne suis pas de ceux qui considèrent l’école, le sport ou la famille comme pathogènes par principe, mais il faut être lucide sur le fait que 160 000 mineurs sont encore victimes de violences sexuelles chaque année, dans tous les milieux.
Selon l’enquête menée à la demande de la Ciase par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) avec l’appui de l’Ifop, près de 5,5 millions des personnes majeures résidant en France ont subi des agressions sexuelles pendant leur minorité entre le début des années 1950 et 2020 – depuis 2008, chaque enquête confirme et aggrave les résultats de la précédente, à mesure que la parole des adultes se libère. Plus de 10,5 % de la population majeure résidant en France, soit 6,4 % des hommes et 14,5 % des femmes, allèguent avoir subi des agressions sexuelles. La moitié de ces violences ont été commises dans un cercle familial et amical, comme l’illustre par exemple le film Les Chatouilles, d’Andréa Bescond. Celles commises par des personnes en lien avec l’Église catholique représentent 6 % du total : 216 000, plus ou moins 50 000, par des prêtres, des religieux et religieuses ; et 330 000, plus ou moins 65 000, par des prêtres, religieux et religieuses auxquels s’ajoutent des laïcs en mission pour l’Église.
Mais le sport, comme l’école publique, la protection de l’enfance et les accueils collectifs de mineurs – colonies de vacances, centres aérés, etc. – ne sont pas absents de ce bilan et figurent expressément dans notre rapport remis le 5 octobre 2021. Dans la population majeure en France, environ 180 000 personnes ont été victimes d’agressions sexuelles dans l’école publique et plus de 100 000 respectivement, dans le sport et dans les accueils collectifs de mineurs.
On peut certes soutenir, comme l’ont fait certains cercles catholiques conservateurs – encore récemment, en Espagne –, que les chiffres de la commission que j’ai présidée ont été délibérément et artificiellement gonflés « pour mettre à genoux » l’Église catholique et lui imposer l’agenda de réformes de la commission. Mais les expertises externes que nous avons commanditées, notamment auprès de l’Insee et de l’Institut national d’études démographiques (Ined) sur nos travaux, ont confirmé leur validité. Aucune autre étude n’est venue en invalider les résultats depuis plus de deux ans. Les quelques articles contestant nos analyses que j’ai lus sont pétris de complotisme, de vérités alternatives et de déni. Au demeurant, les chiffres produits par la commission que j’ai présidée sont significativement inférieurs à ceux de la commission Dietman aux Pays-Bas (2011) et à ceux récemment révélés par le Défenseur du Peuple en Espagne.
Ce qui constitue un désastre social majeur ne peut pas rester sans réponse. Il est par conséquent indispensable, dans toutes les instances accueillant des mineurs, de déployer des dispositifs de recueil des signalements, d’écoute et d’enquête interne pour les actes de maltraitance. De tels dispositifs semblent déjà exister dans le domaine du sport, si j’en crois les comptes rendus d’auditions que j’ai pu lire dans la presse.
Pour des raisons de simplicité pour les appelants et de crédibilité de ces dispositifs, ceux-ci devraient, s’ils n’existent pas encore, être instaurés à un niveau fédéral, interfédéral, voire au niveau du ministère des sports. Si la question des violences sexuelles est la plus sensible et la plus urgente à prévenir et régler, l’écoute des personnes et le recueil des signalements doivent s’étendre aux situations de harcèlement, aux violences sexistes et à tous les actes attentatoires à la dignité des personnes.
Ces dispositifs doivent non seulement exister mais aussi être visibles, aisément accessibles, aptes à écouter avec tact et professionnalisme les appelants, et capables de déclencher des réponses rapides, notamment des enquêtes internes indépendantes, que la justice pénale ait été saisie ou non. La prévention et le signalement des mauvais traitements actuels ne sauraient cependant suffire. Eu égard aux conséquences de long terme de ces actes, en particulier des violences sexuelles, il semble nécessaire de mettre en lumière ce qui s’est passé au cours des décennies écoulées et d’instituer des mécanismes de reconnaissance et de réparation des violences subies lorsque la justice ne peut plus être saisie, en raison de l’ancienneté des faits et de la prescription des infractions. Les victimes des maltraitances et des violences du passé devraient être écoutées, reconnues, et recevoir une forme de réparation adaptée. Cette étape semble indispensable à la reconstruction de personnes qui ont été profondément blessées par ce qu’elles ont vécu.
Or, contrairement aux attentes qui étaient les miennes lorsque j’ai rendu public le rapport sur les violences sexuelles dans l’Église catholique, absolument rien de sérieux n’a été engagé sur le thème des violences sexuelles passées dans l’ensemble des structures d’accueil de mineurs, qu’il s’agisse du sport, de l’école, de la protection de l’enfance, des mouvements de jeunesse, de l’éducation artistique, des accueils collectifs de mineurs, et même des autres cultes, alors que, selon les enquêtes que nous avons menées, les conséquences de ces violences pour les mineurs qui les ont subies ont été et, dans plus de la moitié des cas, restent graves ou très graves.
Mon sentiment est que l’inaction dans ce domaine s’est doublée d’une forme d’hypocrisie car à chaque révélation de violences passées, on assiste au même jeu de rôle, interprété à la perfection. On prend des mines éplorées ; les pouvoirs publics affichent leur indignation, leur réprobation dans les termes les plus sévères et aussi leur compassion pour les victimes. Avec le plein appui de l’opinion, ils désignent à la vindicte quelques boucs émissaires, le plus souvent des entraîneurs sportifs ou, plus rarement, un président de fédération particulièrement défaillant. Ce jeu de rôle évite de se confronter au véritable problème et de mettre à plat un passé bien plus sombre que les quelques affaires révélées ici ou là par les rares victimes capables de parler publiquement de ce qui leur est arrivé et de s’adresser à l’opinion. Il permet aussi de se voiler la face sur l’ampleur du mal et de ses conséquences, ainsi que sur des défaillances systémiques qui ont pu se produire dans les milieux concernés, qu’il s’agisse du sport ou d’autres instances d’accueil de mineurs.
Enfin, les actions actuellement menées n’apportent pas de réponse pertinente aux problèmes et aux souffrances qu’un très grand nombre de victimes de violences sexuelles vivent sur une longue période. Seule une commission d’établissement des faits dans chaque grande institution publique ou privée d’accueil des mineurs serait à la hauteur des problèmes posés. Cette étape est indispensable pour engager une démarche de reconnaissance et de réparation des conséquences des abus commis. Je forme le vœu que votre commission d’enquête, notamment, puisse prendre position sur ces questions.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Le ministère des sports a créé des outils, notamment Signal-sports, pour recueillir les signalements des victimes dans le mouvement sportif. Lors des auditions de notre commission d’enquête, on a parfois le sentiment que le sport ou, du moins, les fédérations, auront du mal à se réformer elles-mêmes pour avancer sur ces questions. Il a parfois été proposé de charger une entité indépendante de traiter des violences dans le mouvement sportif. Est-ce une solution pour traiter au bon niveau ou de la bonne manière toutes ces affaires de violences dans le mouvement sportif ?
M. Jean-Marc Sauvé. Il y a deux enjeux de niveaux différents. D’une part, dans toutes les structures d’accueil des mineurs, il faut disposer de dispositifs d’accueil et d’écoute continus de tout ce qui peut dysfonctionner. On a vu le besoin d’une telle écoute, par exemple en matière de harcèlement scolaire. Ce service minimum s’impose avec une particulière urgence, si cela n’a pas été fait. Je ne suis pas très au clair sur l’existence ou l’absence et l’efficacité de ce type de dispositif dans le mouvement sportif.
D’autre part, il y a une impérieuse nécessité de faire face au passé. Dans le cadre de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique depuis les années 1950, une personne m’a écrit ce qu’elle avait subi dans un pensionnat des Yvelines pendant l’Occupation, entre 1941 et 1944. Il y a un passé qui ne passe pas. Ce passé, il faut savoir le regarder et en tirer les conséquences. Ma seconde proposition est donc de créer un dispositif d’enquête sur le passé.
Ces deux dispositifs doivent être indépendants. Naturellement, ils doivent être financés, selon les cas, par les mouvements sportifs, les cultes ou l’école publique. Mais « être financé par » ne signifie pas « dépendre de », au jour le jour. Les deux dispositifs – le dispositif d’écoute au fil de l’eau de toutes les alertes sur les violences qui peuvent être commises et le dispositif d’enquête et d’état des lieux sur le passé – doivent être indépendants, comme l’était notre commission. Bien que j’aie été nommé par la Conférence des évêques de France et par la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), des instances catholiques, j’ai pu, d’ailleurs pour la seule fois de ma vie, travailler à budget ouvert, sans plafond, et je me suis organisé comme je le souhaitais. Il faut que les instances à créer soient maîtresses de leur ordre du jour, de leurs méthodes de travail, sans qu’un quelconque pouvoir hiérarchique, fédéral, interfédéral ou ministériel n’interfère.
Si la commission ou les commissions sont conduites à faire des constatations, soit dans la mise à jour du passé, soit dans l’écoute quotidienne de ce qui se passe, il faut non seulement remédier à chaque cas individuel, mais aussi établir un diagnostic et, le cas échéant, proposer des solutions qui soient présentées publiquement. Si des commissions indépendantes s’expriment et font des recommandations publiques, le mouvement sportif en tirera les conséquences, comme en ce qui me concerne l’Église catholique tire ou non les conséquences des recommandations que nous avons faites. Tout cela se fait au vu et au su du public : les pouvoirs sportifs, comme tous les autres, retrouvent alors pleinement leurs responsabilités. Les commissions indépendantes, c’est bien ; mais, à un moment, il faut redonner la main aux institutions concernées et à leurs organes de gouvernance.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Comment agir juridiquement à l’encontre de ceux qui savent mais n’ont rien dit ? Comment protéger ceux qui parlent et qui peuvent être sanctionnés ?
M. Jean-Marc Sauvé. Le code pénal permet de poursuivre et de sanctionner pénalement des personnes qui, informées de mauvais traitements sur des mineurs ou des personnes vulnérables, se sont abstenues de tout acte utile. Il institue aussi un délit pour les personnes qui, connaissant un crime, ne l’ont pas dénoncé, alors que celui-ci pouvait être réitéré. On a plutôt surabondance qu’insuffisance de bases juridiques pour poursuivre les personnes qui ont été informées, qui ont su et qui n’ont rien fait.
Faut-il prévoir des règles particulières, notamment de prescription ? En 2018, le législateur a prorogé le délai de prescription du crime de viol, le portant de vingt à trente ans à compter de la majorité de la victime. Une personne ayant subi des crimes sexuels pendant son enfance peut donc, jusqu’à l’âge de 48 ans, dénoncer un agresseur et provoquer des poursuites.
Faut-il aller plus loin ? Nous y avons réfléchi dans le cadre de la Ciase et nous sommes arrivés à la conclusion, en dépit de l’avis quasi unanime des associations de victimes, qu’il fallait s’abstenir de créer une imprescriptibilité pour ce type de crime. En effet, il est très difficile – nous en avons fait l’expérience –, plusieurs dizaines d’années après les faits, d’établir leur matérialité et d’obtenir une condamnation. L’intime conviction de la commission que j’ai présidée – et la mienne, également – est que de tels dispositifs d’imprescriptibilité ne peuvent qu’ajouter de la souffrance à la souffrance, notamment pendant les enquêtes pénales. Bien que plus adaptées qu’il n’y a dix ou vingt ans, les enquêtes pénales menées par la police judiciaire, puis le juge d’instruction et les procédures devant la juridiction de jugement sont une épreuve insoutenable pour de nombreuses victimes. En outre, le risque est élevé que l’on ne puisse pas rapporter la preuve d’agissements qui, par leur nature même, ne laissent pas de trace, à la différence des coups et blessures ou des crimes de sang.
Nous avons pris la même position pour les délits, qui sanctionnent l’absence de dénonciation des auteurs d’infractions, de crimes ou de mauvais traitements sur des enfants ou des personnes vulnérables.
Il nous est apparu plus adapté de déployer des dispositifs autonomes de reconnaissance et de réparation – cela nous a été reproché avec une grande vigueur par les milieux catholiques conservateurs et des conférences épiscopales étrangères. De cette manière, on sort des débats sur la prescription, et on peut reconnaître la qualité de victime, – sans pour autant désigner un coupable – et proposer une réparation dans un esprit de justice restaurative. Ce travail ne constitue pas une évaluation ou une enquête judiciaire ayant pour but de caractériser une infraction et de condamner son ou ses auteurs. Dans la majorité des affaires dont je me suis occupé, les auteurs avaient disparu ou étaient hors d’état de répondre des actes qui leur étaient reprochés. La question n’est pas de condamner pénalement des nonagénaires très diminués, à supposer qu’on le puisse, du fait des difficultés liées à la prescription ou aux preuves, mais d’apporter une réponse pertinente aux victimes et de faire en sorte qu’elles soient reconnues comme telles.
J’ai lu des propos d’une mauvaise foi inouïe, disant que la Ciase avait recommandé à des organes non juridictionnels de déclarer des personnes coupables de crimes ou de délits. Nous n’avons proposé de condamner personne. Nous n’avons demandé de nommer aucun coupable ; nous avons en revanche proposé de reconnaître que des personnes ont été victimes d’agressions sexuelles. Nous pouvons faire ce travail sans nous heurter au parcours du combattant des dispositions du code de procédure pénale et, le cas échéant, des règles de la prescription civile, qui ne commencent à courir qu’à compter de la consolidation des dommages. En la matière, le point de départ du délai de prescription civile n’est pas toujours aisé à fixer et il est souvent très tardif.
Outre les poursuites pénales contre des personnes qui ont eu connaissance d’abus et n’ont rien dit, ni fait, poursuites qu’il faut se garder de considérer comme inutiles ou inexistantes, nous avons tous une responsabilité civique et sociale. Il n’est pas interdit, dans des affaires déterminées, de créer des commissions d’enquête internes pour évaluer ce qui s’est passé et, notamment, la responsabilité de ceux qui ont contribué à une omerta. Les dispositifs indépendants d’écoute des victimes peuvent dans certains cas déboucher sur des enquêtes internes, qui peuvent elles-mêmes très bien mettre à jour des défaillances graves de personnes qui savaient et qui n’ont rien fait.
On peut en tirer des conséquences de différentes manières. Il n’y a pas de prescription pour les fautes disciplinaires. On doit pouvoir sanctionner des errements anciens. Tout le monde doit répondre de ses actes.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. La plupart des victimes entendues ici sont des personnes qui ont subi des violences sexuelles lorsqu’elles étaient très jeunes et qui n’ont pu témoigner que très longtemps après les faits. Certaines d’entre elles en avaient parlé au moment où les faits s’étaient produits mais elles n’avaient pas été entendues et il ne s’était jamais rien passé.
Ma première question concerne les personnes qui étaient au courant mais n’ont pas dénoncé les faits. Peuvent-elles être poursuivies, même en cas de classement sans suite pour prescription ou autre ? Le délai de prescription s’applique-t-il ou non à elles ?
Ma deuxième question porte sur la reconnaissance de l’amnésie traumatique, qui fait l’objet d’une autre proposition de cette commission et qui a été évoquée notamment lors du débat sur l’imprescriptibilité des viols sur mineur. Qu’en pensez-vous ?
M. Jean-Marc Sauvé. Pourriez-vous me préciser votre première question ?
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Depuis plusieurs semaines, nous entendons des responsables du monde sportif – présidents de fédération ou autres – nous dire « ça se savait », « tout le monde était au courant », « il y avait des bruits », mais ils n’ont pas déclenché d’enquête interne ou entrepris d’autres démarches comme un signalement au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Dans certaines affaires, la victime a fini par aller porter plainte mais le dossier a été classé sans suite. Même dans le cas d’affaire classée sans suite, peut-on poursuivre pour non-assistance à personne en danger les personnes qui n’ont pas signalé les faits ou diligenté une enquête interne alors qu’elles en avaient la responsabilité ?
M. Jean-Marc Sauvé. Vos propos font tellement penser à ce qui s’est passé dans d’autres contextes institutionnels – « cela se savait », « il y avait des bruits », « les enfants en parlaient entre eux » – mais il n’y a pas eu d’enquête interne et personne n’a réagi. Et une procédure pénale ultérieure aboutit souvent à un classement sans suite parce que les éléments constitutifs de l’infraction sont extraordinairement difficiles à établir.
Dans ce contexte, on se heurte à une impasse. Après le classement sans suite de faits pouvant être constitutifs d’infractions, comment pourrait-on poursuivre sur le plan pénal des personnes au motif qu’elles savaient ? Que savaient-elles ? Qu’il y avait des infractions ? Si infractions il y a, elles doivent être constatées. Si elles ne sont pas constatées, je ne vois pas comment on pourrait poursuivre pénalement des personnes qui savaient, sous réserve de cas d’espèce que je n’arrive même pas à concevoir. On ne peut pas poursuivre, en ayant une chance sérieuse d’obtenir un renvoi devant une juridiction de jugement et une condamnation, une personne qui a entendu des bruits qui n’ont débouché sur la condamnation d’aucun coupable.
En revanche, des conséquences peuvent être tirées en dehors du champ pénal sur les responsabilités confiées à une personne. Pour des faits remontant à trente ans et plus, tous les acteurs sont, si vous me permettez cette expression triviale, « rangés des voitures » – c’est terminé. Pour des faits plus récents, n’ayant donné lieu à aucune condamnation pénale mais ayant fait l’objet de rumeurs ou de dénonciations sans suite, on peut tout de même en tirer des conséquences sur les responsabilités qui peuvent être conférées aux personnes concernées. Je vise ici des faits impliquant des personnes toujours en responsabilité. On n’est pas obligé de les faire passer par le box du tribunal correctionnel. Même en l’absence de condamnation pénale, on peut tout de même regarder les faits, les signaux adressés, l’existence d’une forme de carence généralisée et en tirer les conséquences, surtout si les personnes concernées jouent encore un rôle actif, notamment dans le monde sportif qui vous occupe. Il me semble que, dans nombre d’institutions publiques ou privées, on ne ferait pas autrement. Dès lors qu’il ne s’agit pas de condamner pénalement ou de sanctionner disciplinairement, on peut tout de même écarter de leurs responsabilités des personnes dont le management a été défaillant.
S’agissant de l’amnésie traumatique, je n’ai aucun doute, même si je n’ai pas de compétence dans le domaine médical, psychiatrique ou psychanalytique : elle existe, c’est une évidence, spécialement dans cette matière. L’une des raisons qui ont poussé le législateur à reporter la prescription de vingt à trente ans à compter de l’âge de la majorité, c’est le constat que nombre de personnes, en particulier des femmes, revivent ou se réapproprient leur passé au moment où leurs propres enfants ont l’âge qu’elles avaient lorsqu’elles ont été agressées. Autrement dit, une femme de 40 ou 45 ans peut retrouver, au moment où sa fille a 10, 13 ou 14 ans, le souvenir de ce qu’elle a vécu au même âge.
Est-ce que cela doit conduire à un allongement du délai de prescription au-delà de trente ans, ce qui revient à l’imprescriptibilité ? Je ne le pense pas. Dans notre rapport, nous avons vraiment pesé tous les arguments. En conscience, je crois que ce serait un mauvais choix. J’ai complètement assumé cette position devant les associations de victimes et ce que nous avons appelé le groupe « victimes » de la Ciase, qui était notre interlocuteur, avec lequel nous débattu en amont toutes les questions intéressant les victimes et auquel j’ai présenté notre rapport avant qu’il ne soit rendu public.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Nous réfléchissons aussi à la notion de réparation, que vous avez évoquée pendant votre propos liminaire et qui est revenue dans les propos des victimes auditionnées. Ces dernières ont souligné le manque d’accompagnement et de soutien de la part de leur mouvement sportif, de leur fédération ou de leur club, ainsi que de grandes difficultés à obtenir une aide psychologique pour se reconstruire et aller de l’avant. Quelle forme cette réparation pourrait-elle prendre pour les victimes ?
M. Jean-Marc Sauvé. En la matière, sans vouloir me référer sans cesse aux propositions de la commission que j’ai présidée, je pense qu’il faut faire du neuf et créer quelque chose ex nihilo, car n’y a rien sur étagère. La première chose dont les victimes ont besoin, c’est d’être reconnues comme victimes.
À la Ciase, nous menions toujours les auditions en binôme – un homme et une femme. Lors de ces nombreuses auditions, dont je ne me suis pas complètement remis, je terminais souvent par cette question : « Qu’attendez-vous aujourd’hui, notamment de la commission qui vous a entendu ? » Il y a eu des réponses très touchantes et bouleversantes comme celle-ci : « Ce que j’attendais – et je croyais que c’était inaccessible –, c’était de pouvoir parler, d’être entendu et visiblement cru. Cela, vous me l’avez donné. » Ces auditions duraient deux heures ou deux heures et demie. Il faut prendre le temps et faire preuve d’un minimum d’empathie, mais, même quand on a fait l’École nationale d’administration, on peut être capable de ce mouvement d’empathie. Les victimes ont d’abord besoin d’être crues et reconnues.
Outre les auditions que nous avons faites, cette reconnaissance est actuellement en cours de déploiement par les deux commissions indépendantes mises en place par l’Église catholique : l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr) pour les violences sexuelles commises par des prêtres diocésains; et la Commission reconnaissance et réparation (CRR) créée par la Corref pour les victimes des membres des congrégations. Créées en novembre 2021, ces instances ont commencé à travailler au printemps 2022 et elles ont reçu plus de 2 000 demandes de reconnaissance et de réparation.
Au-delà de la reconnaissance, se pose la question de la réparation. Dans une approche de justice restaurative, en ligne avec les recommandations de notre commission, nous avons considéré que la réparation ne devait pas exclure l’argent, mais ne pouvait pas non plus se limiter au versement d’une somme d’argent. À partir de récits et d’une prise de conscience des conséquences des violences sexuelles, une grille d’évaluation transversale pour l’ensemble des victimes de l’Église catholique a été établie pour tenir compte des conséquences dommageables des actes commis. Ce barème est plus favorable que celui du Fonds de garantie des victimes qui intervient lorsque l’auteur des faits est insolvable ou inconnu. Le Fonds de garantie des victimes n’a pas vraiment de barème, mais on peut se référer aux indemnisations moyennes qu’il verse pour des délits ou crimes sexuels.
J’ai été frappé par la disproportion, l’absence de connexion entre les actes commis et leurs conséquences. Quand on a été formé à la rude discipline du code pénal, on a une hiérarchie des infractions en tête : contravention de cinquième classe ; délit puni de trois, cinq ou dix ans de prison ; crime. Si les conséquences d’un crime sont en général bien plus graves que celles d’un délit, tout n’est pas automatique et il faut aussi prendre en compte la question des soins. En mai 2020, le pape François a d’ailleurs émis un document, le motu proprio Vous êtes la lumière du monde sur les obligations de réparation pesant sur l’Église catholique, qui insiste sur le soin. Quand on sait ce que coûte la prise en charge psychiatrique et psychothérapeutique des victimes d’abus sexuels… À mes détracteurs, qui prétendaient que la Ciase avait présenté des propositions irresponsables visant à ruiner l’Église catholique, j’ai répondu qu’ils devaient s’en prendre au pape parce que nous étions en-deçà de ses recommandations. La CIASE a en effet été moins radicale que le Pape en proposant une indemnisation qui ne soit pas forfaitaire, sans pouvoir être intégrale. Car elle n’ignorait pas le coût des dépenses de soins des victimes de violences sexuelles.
Dans notre rapport, nous avons donc proposé que la réparation ne soit pas forfaitaire, ce qui signifie que l’on ne doit pas se contenter d’un barème et d’un chèque. Certaines personnes victimes nous ont d’ailleurs dit : « Si l’Église catholique croit pouvoir s’en sortir en signant un chèque, on aura vraiment l’impression que c’est le prix d’une passe. » De toute façon, ce type de préjudice est irréparable. Les compensations doivent tenir compte, autant que possible, des dommages et des conséquences des agressions sexuelles, dans le cadre d’un barème qui peut aller jusqu’à 70 000 ou 80 000 euros.
Aucune de nos recommandations et rien de ce qui a été décidé en aval de notre rapport ne s’imposent à qui que ce soit, mais cela peut être une base de réflexion et de discussion pour des structures publiques ou privées qui voudront bien prendre en considération ce sujet. Mon intime conviction est que l’on ne peut pas ne rien faire.
Mme Sabrina Sebaihi, rapporteure. Cette grille d’évaluation est-elle publique ? Peut-on y avoir accès ?
M. Jean-Marc Sauvé. Je le pense. En janvier dernier, une émission de télévision sur le thème « l’Église catholique ne veut pas payer » a donné lieu à quelques controverses où il était question du plafond d’indemnisation. Il faut demander à la présidente de l’Inirr ou au président de la CRR la communication de ce document qui ne me semble pas avoir un quelconque caractère secret.
Quant à moi, je ne suis plus président, mais ancien président de la Ciase. La commission n’a plus aucune activité depuis le 5 octobre 2021 et la remise d’un rapport dans lequel nous avons pris soin d’écrire que notre mission s’arrêtait. Elle n’est pas chargée du suivi de ses recommandations. En revanche, nous avons un suivi de nos archives, qui ont été versées aux Archives nationales et qui font l’objet de demandes d’accès. Nous conservons aussi une sorte de droit moral sur nos travaux, qui nous conduit parfois à prendre collectivement position.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. M. Édouard Durand, président de la Ciivise, souhaite que sa commission indépendante soit pérennisée. Qu’en pensez-vous ?
M. Jean-Marc Sauvé. La proposition d’Édouard Durand est contre-intuitive, mais elle répond à un besoin. La Ciivise a entendu près de 30 000 victimes d’agression sexuelle dans tous les cadres, essentiellement celui de la famille – rappelons que 50 % des agressions sont commises par des membres ou amis de la famille.
Ce travail doit être poursuivi. Il est important que les victimes soient accompagnées, comme il est important que la mise en œuvre des recommandations de la Ciivise soit suivie et appuyée par cette commission. La question des violences sexuelles sur mineurs est tellement grave, elle a été tellement occultée puis sous-estimée, qu’il n’y a pas de commune mesure entre le coût du maintien de cette commission et les bénéfices qu’elle peut apporter. Ces bénéfices ne sont pas politiques. Ils sont réels et à la fois visibles et invisibles, y compris pour nos comptes publics et sociaux. Cette affaire des violences sexuelles n’est pas seulement la constellation ou la juxtaposition de malheurs individuels. Elle est un désastre collectif aux lourdes conséquences sur la vie d’une part significative de nos compatriotes et, accessoirement, sur notre système de santé. Même s’il existe un ministère de la santé et de la prévention, des agences régionales de santé (ARS) et un système d’assurance maladie, pour un séisme de la nature et de l’ampleur des abus sexuels, il est nécessaire de maintenir cette structure pendant quelque temps, peut-être cinq ans. Je suis par conséquent totalement d’accord avec la proposition d’Édouard Durand.
Mme la présidente Béatrice Bellamy. Nous vous remercions de votre participation à cette commission d’enquête. N’hésitez pas à revenir vers nous si vous avez des compléments d’information ou des propositions concrètes à nous transmettre.
M. Jean-Marc Sauvé. Je vous transmettrai mon exposé liminaire.
La séance s’achève à treize heures trente-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Béatrice Bellamy, M. Stéphane Buchou, Mme Pascale Martin, Mme Claudia Rouaux, Mme Sabrina Sebaihi