Compte rendu

Commission d’enquête
sur la libéralisation
du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir

– Audition, ouverte à la presse, de M. Luc Nadal, ancien directeur général de Fret SNCF, ancien président du directoire de GEFCO, directeur Europe de CEVA logistics              2

 Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer              12

 Audition, ouverte à la presse, de M. Daniel Bursaux, président du Tunnel euralpin Lyon-Turin, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer              21

– Présences en réunion................................27

 

 


Jeudi
19 octobre 2023

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 19

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. David Valence,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quatorze heures trente.

La commission procède à l’audition de M. Luc Nadal, ancien directeur général de Fret SNCF, ancien président du directoire de GEFCO, directeur Europe de CEVA logistics.

 

M. le président David Valence. Nous poursuivons nos travaux en accueillant M. Luc Nadal, ancien directeur général de Fret SNCF, ancien président du directoire de GEFCO, et directeur Europe de CEVA Logistics.

Monsieur le directeur général, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.

Après avoir été un an directeur des opérations chez Fret SNCF, vous avez exercé les fonctions de directeur général de l’établissement de juin 2008 à septembre 2010, c’est-à-dire à une période où le fret ferroviaire était touché de plein fouet par la crise économique.

Votre témoignage nous sera utile pour comprendre comment le groupe public ferroviaire a tenté de faire face à cette crise alors que le transport ferroviaire de marchandises s’était ouvert à la concurrence depuis peu. Cette crise affectait d’ailleurs tous les modes de transport de marchandises.

Nous serons également heureux d’entendre votre analyse sur l’évolution du marché des activités logistiques dans les années 2010, puisque vous avez rejoint l’entreprise GEFCO après votre passage à la SNCF et que vous en êtes devenu le président.

Vous êtes actuellement directeur Europe de CEVA Logistics. Cette entreprise fait partie, tout comme GEFCO désormais, du groupe CMA CGM, dont on sait qu’il souhaite développer une stratégie intégrée en matière de transports et de logistique et qu’il peut, à terme, devenir un acteur important du transport combiné en France.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Luc Nadal prête serment.)

M. Luc Nadal, ancien directeur général de Fret SNCF. Je vous remercie de recueillir mon témoignage sur une époque très complexe pour le fret ferroviaire. Avant de rejoindre Fret SNCF, j’ai eu l’honneur d’être président du directoire de la CNC Transports (devenue Naviland Cargo). Avant cela j’étais consultant et j’ai œuvré au sein de la SNCF à partir de 1998.

Je souhaiterais tout d’abord rappeler la situation dans laquelle se trouvait l’entreprise après la loi Pasqua du 4 février 1995 qui permettait l’expérimentation de la régionalisation et la loi créant l’établissement Réseau ferré de France (RFF). La SNCF ne tenait pas de comptabilité au sens ordinaire. Il n’existait pas de vision comptable globale des produits et des coûts des différentes entités de l’entreprise.

Lorsque j’ai commencé à travailler en tant que consultant au sein de la SNCF, ma mission consistait à développer le système de contrôle de gestion. Le directeur du contrôle de gestion était en train de déployer un système d’information comptable permettant à la SNCF d’appréhender ses coûts. C’était vital puisqu’il fallait faire face à la création de RFF. Beaucoup pensaient que ce n’était que la défaisance de la dette, mais il fallait quand même être capables de comptabiliser les charges d’exploitation et les dépenses d’investissement liées au réseau.

Ce chantier était considérable car il fallait comprendre comment chaque dépense pouvait être imputée entre les différentes activités. Les locomotives n’étant pas affectées, comment affecter les charges de maintenance ? Comment devait-on affecter le coût relatif aux conducteurs aux différentes activités ? Fallait-il les comptabiliser en fonction de la distance, de la journée de service ? Ce chantier a concerné en premier lieu l’infrastructure, compte tenu de la création de RFF, puis très rapidement les activités de voyageurs puisque M. Michel Delebarre, alors président de la région Nord-Pas-de-Calais, avait élégamment déclaré au président Gallois qu’il aimait beaucoup travailler avec la SNCF mais qu’il ne resignerait pas une convention pour les TER eu égard à l’opacité des comptes. Notre équipe de consultants a donc travaillé d’arrache-pied aux côtés des équipes de la SNCF pour doter cette dernière d’un système de comptabilité et de contrôle de gestion minimal lui permettant d’appréhender ces évolutions extraordinairement structurelles pour elle.

À cette époque-là, le fret n’était pas au cœur des préoccupations de la SNCF. En 1997, l’Assemblée nationale a été dissoute et M. Gayssot est devenu ministre tandis que M. Francis Rol-Tanguy a été nommé directeur de la branche fret. Celui-ci a fait appel à mon cabinet de conseil pour mieux comprendre la structure de coûts du fret. Ayant déjà réalisé un travail similaire pour le trafic de voyageurs, j’étais particulièrement bien placé pour comprendre les mécanismes internes de la SNCF. Nous sommes arrivés à une époque de schizophrénie où il s’agissait d’une part de doubler le trafic de marchandises – alors même que tous mes prédécesseurs dans cette salle ont expliqué que la désindustrialisation et la transformation de l’économie française étaient la première cause de la démassification du fret ferroviaire et donc de la perte de compétitivité de ce mode de transport par rapport à la route – et où, d’autre part, les dirigeants de la SNCF commençaient à mesurer l’écart béant qui séparait la structure de l’équilibre économique. J’ai moi-même expliqué à M. Marc Véron, le successeur de Francis Rol-Tanguy, que CNC Transports perdait 20 millions d’euros par an pour 160 millions d’euros de chiffre d’affaires et qu’elle en était réduite à vendre ses wagons pour se refinancer puis à les relouer. Outre ces pertes en propre, elle générait 40 millions d’euros de pertes pour sa maison mère dans la mesure où cette dernière ne lui facturait pas la traction au juste prix. C’est ainsi que Marc Véron et le président Gallois m’ont proposé de prendre la direction de CNC Transports. C’était en 2005.

Cette date correspond aussi à la publication du rapport de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) sous la présidence du professeur Rivier, expliquant le retard accumulé dans la modernisation et dans l’entretien du réseau. Alors même que la régionalisation était en cours et que toutes les régions de France manifestaient l’envie de développer le transport ferroviaire de voyageurs, le rapport Rivier mettait en exergue l’impérativité d’investir massivement dans le réseau faute de voir ce dernier devenir complètement inopérant. Le fret voyait alors disparaître toutes ses capacités de transport nocturnes.

J’ai pris la direction de Naviland Cargo. Cela a été douloureux. Cette entreprise possédait un réseau qu’elle appelait le « point nodal Île-de-France ». Pour voyager de Marseille à Limoges, une caisse mobile devait transiter par Villeneuve-Saint-Georges. Autant vous dire que ce système n’était pas crédible sur le plan économique par rapport à la route – je ne tiens pas compte ici des émissions de gaz à effet de serre.

Avant blanc-seing du président Gallois, j’ai fermé le point nodal Île-de-France, j’ai réduit la voilure de CNC Transports de 60 % de ses effectifs – le président Gallois proposait deux à trois offres d’emploi aux salariés qui devaient quitter la structure. La moitié des salariés concernés a rejoint la SNCF et l’autre a bénéficié du plan social. J’ai renommé CNC Transports Naviland Cargo. Au bout de deux ans, je l’avais remise à flot, c’est-à-dire qu’elle dégageait un résultat d’exploitation positif. En revanche, la circulation des trains était problématique puisque la fiabilité du tractionnaire Fret SNCF était insuffisante.

Louis Gallois a rejoint EADS et Anne-Marie Idrac lui a succédé. M. Marembaud a été nommé directeur général délégué en charge des marchandises. Son domaine de responsabilités recouvrait Fret SNCF et toutes ses filiales, notamment Naviland Cargo. Il a constitué une sorte de directoire avec Mathias Emmerich en charge de la branche et de la stratégie et moi-même en charge des opérations. Au cours de l’été, Anne-Marie Idrac m’a demandé de conduire un projet que j’avais proposé à Louis Gallois, consistant à louer des locomotives et à faire appel à des cheminots de la SNCF pour organiser la traction de Naviland Cargo de manière autonome. Elle a validé cette idée en m’accueillant au sein de Fret SNCF et, le 18 octobre 2007, les premiers trains opérés par des cheminots volontaires selon les règles sociales proposées par Naviland Cargo ont pu rouler. Nous avons atteint 98 % de régularité. Il ne fallait plus que deux conducteurs se relayant au lieu de trois pour traverser la France. Par ailleurs, compte tenu du niveau de l’activité, les cheminots pouvaient prétendre à une rémunération équivalente à celle d’un conducteur de TGV – qui est considéré comme un emploi de fin de carrière au sein de la SNCF.

Naviland Cargo est toujours profitable, dispose toujours de ses propres tractionnaires et est devenue une entreprise ferroviaire. La moitié de ses tractionnaires sont des cheminots, l’autre moitié ayant été embauchée selon des contrats de droit privé – du fait de la pénurie de conducteurs et non pour des raisons de moins-disant social. Le système fonctionne toujours seize ans plus tard. Je le souligne car la situation qui vous préoccupe ressemble à celle que j’ai rencontrée à l’époque.

Je vous ai déjà parlé du rapport Rivier de 2007 qui fermait les portes à un développement massif du fret ferroviaire. En 2007, un jeune ingénieur des ponts et chaussées, M. Julien Dehornoy, a produit un rapport sur la tarification de l’infrastructure. Tout le monde était alors très inquiet de voir que RFF ne parvenait pas à équilibrer ses comptes. L’idée était donc d’imaginer un mode de tarification alternatif qui permettrait de rétablir l’équilibre des comptes. Les bras m’en sont tombés : ce rapport préconisait une hausse significative des tarifs du fret. Ces derniers étaient effectivement très bas mais nous sortions à peine d’une négociation avec la Commission européenne qui avait conduit Marc Véron à vendre des locomotives en contrepartie d’une recapitalisation. Nous devions donc faire face à une transformation majeure chez Fret SNCF sans trésor de guerre, nous étions privés de l’infrastructure la nuit compte tenu des travaux et un brillant inspecteur des finances, M. de Saint-Pulgent, accompagné de brillants ingénieurs des ponts et chaussées, MM. Dehornoy et Chapulut, préconisait une augmentation des péages… C’est le deuxième épisode schizophrénique de la période.

Avec Olivier Marembaud et Mathias Emmerich, nous avons passé l’été 2007 à rédiger le Livre blanc du fret, qui se voulait raisonnablement ambitieux et qui annonçait qu’une partie significative de l’activité devait être réduite, notamment celle des wagons isolés. Nous parlions à l’époque de « multi-lots multi-clients ». Nous acceptions l’idée de réunir trois ou quatre clients pour constituer un train mais nous abandonnions l’idée du système de wagons isolés tel qu’il avait pu exister.

Cette préconisation a fait consensus au sein des cadres de Fret SNCF mais a quelque peu embarrassé la direction des ressources humaines de l’entreprise, plus habituée aux compromis. Nous avons engagé des négociations dites « de compétitivité ». Je les ai conduites en personnes. Nous avons réuni les organisations syndicales à l’automne 2007 et au cours de l’hiver 2007-2008. Au cours de ces nombreuses séances de discussions, nous avons tenté d’imaginer un nouveau modèle qui donnerait une chance à Fret SNCF pour redresser ses comptes et se développer. Je fais référence ici à la réglementation RH0077, qui régit le statut des agents de la SNCF et qui a fait l’objet de nombreuses négociations au fil de l’histoire. Les arbitrages qui avaient été rendus nous avaient semblé particulièrement favorables au transport de voyageurs et donc au travail de jour, au détriment du fret ferroviaire.

Fort de mon expérience au sein de Naviland Cargo, et du modèle qui avait donné satisfaction aux conducteurs volontaires, j’ai négocié de nouvelles conditions d’emploi au sein de Fret SNCF. En mai 2007, les organisations syndicales – la CGT en tête – ont expliqué à Guillaume Pepy, le nouveau président de la SNCF, qu’elles n’accepteraient pas de renoncer au RH0077, ajoutant qu’elles étaient prêtes à lancer un mouvement de grève. Le dossier a alors été refermé. Je le regrette car je pensais que la fenêtre de tir était favorable : M. Sarkozy avait été élu assez récemment et même si nous n’étions plus dans les cent jours, nous étions toujours dans la première année de son mandat. Le président Pepy m’a demandé d’envisager d’autres options et au cours de l’été 2008, j’ai lancé un appel au volontariat à l’instar de ce que j’avais déjà fait chez Naviland Cargo. 923 conducteurs se sont portés volontaires à l’été et à l’automne. J’avais besoin d’un décret en Conseil d’État pour pouvoir déroger au RH0077 dans le respect du code du travail. Les discussions avec les services de l’État ont été compliquées et les organisations syndicales ont renouvelé leur menace de faire grève. Raymond Soubie, alors conseiller social du Président de la République, a été consulté, et il a été décidé de refermer le dossier également. Rétrospectivement, je dirais que c’est un rendez-vous manqué et que ce système aurait été profitable pour les cheminots.

J’ai lu attentivement les comptes rendus des précédentes auditions de votre commission avant de venir et j’ai constaté que certains avaient regretté que davantage d’initiatives n’aient pas été prises dans le domaine de l’internationalisation. Dès l’arrivée de Mathias Emmerich et de moi-même aux côtés d’Olivier Marembaud, nous avons considéré cette option dans la mesure où la concurrence nous ouvrait la porte des marchés voisins. Nous avons donc acheté une première entreprise qui opérait en Allemagne, une seconde qui couvrait les Pays-Bas et l’Allemagne, nous avons commencé à faire circuler des trains en Italie et nous avons développé notre propre entreprise ferroviaire dans le port d’Anvers.

Guillaume Pepy a été nommé en février 2008 à la tête de la SNCF tandis que la branche Transport et logistique était confiée à Pierre Blayau. Olivier Marembaud a quitté ses fonctions et je suis devenu directeur général des entreprises ferroviaires – aussi bien de Fret SNCF que des autres entreprises ferroviaires. À l’automne, la faillite de Lehman Brothers a ébranlé la planète. Nous avons été confrontés à un certain immobilisme au niveau de la réglementation du travail. Par deux fois, nous avions cherché à réaliser des avancées dans l’intérêt même des cheminots, puis nous devions faire face à une crise majeure. Je n’ai pas eu l’opportunité de déployer les entités avec les volontaires mais je dois avouer que le choc économique lié à la faillite de Lehman Brothers aurait pu mettre en péril l’initiative que je m’apprêtais à prendre. En d’autres termes, quand bien même ma proposition aurait été acceptée dans le périmètre de Fret SNCF, j’aurais eu des difficultés à obtenir suffisamment de trafic pour proposer du travail à l’ensemble des volontaires. J’ignore si j’y serais parvenu.

La situation actuelle était déjà écrite en 2007. Ce n’est qu’en 2016 que les plaintes ont été déposées auprès de la Commission européenne et il a fallu six ans pour que celle-ci entame son enquête. Je suis grandement surpris par ce délai. Nous savions tous que dans le meilleur des cas, il faudrait des décennies pour rembourser la dette qui avait été générée par les pertes cumulées de l’activité de fret au sein de la SNCF – sachant que Fret SNCF n’était pas une filiale de la SNCF.

En 2009, je gérais tant bien que mal la situation, étant conscient que je pouvais m’efforcer de réduire les pertes mais que je ne pouvais pas rétablir l’équilibre. J’ai été démis de mes fonctions au début de 2010, suivant le même sort que la plupart de mes prédécesseurs. M. Rol-Tanguy m’avait confié qu’il avait sa lettre de démission déjà prête dans un tiroir de son bureau.

Je vous livre à présent ma perception de la situation actuelle. GEFCO et CEVA Logistics transportent des voitures par rail sous la forme de trains entiers. Je crois fondamentalement à l’avenir du fret ferroviaire pour les trains entiers réguliers et équilibrés, de type transport combiné. Un opérateur de transport combiné a besoin de remplir ses trains à plus de 85 % pour générer des profits, et ceci dans l’hypothèse où il dispose d’un tractionnaire très efficace – ce qui était le cas de Naviland Cargo, qui employait ses propres conducteurs. Je pense donc que le transport combiné peut se développer. En revanche, amorcer une nouvelle ligne peut être très coûteux car avant de parvenir à remplir les trains à 85 % dans les deux sens, il faut un certain temps.

Les autoroutes ferroviaires avec les wagons Modalohr me semblent faire sens également, et ce d’autant plus que ces autoroutes ont pu être miraculeusement dotées de sillons de jour, ce qui est impossible pour le transport combiné. Sur la ligne Bettembourg-Perpignan, opérée avec des wagons Modalohr, le nœud lyonnais peut être traversé de jour, alors que pour le transport combiné, la circulation s’effectue exclusivement la nuit. Les locomotives et les wagons se retrouvent alors utilisables seulement la moitié du temps. À l’exception de ces autoroutes ferroviaires soutenues par une volonté politique, le développement du TER et la structure du réseau national en étoile autour de Paris me semblent être un obstacle à un développement plus avancé. Le problème est que si un train pouvait passer en heures creuses autour de Lyon, il se retrouverait en heure de pointe aux environs de Nîmes ou de Montpellier. Il est donc compliqué d’atteindre la même vitesse moyenne le jour par rapport aux trains combinés de nuit.

Je pense également que les trains entiers et déséquilibrés – avec des automobiles par exemple – peuvent être pertinents sur des longs trajets. Nous faisons circuler des trains entre Trnava, en Slovaquie, et Poissy sans aucune difficulté. Nous faisons face aux mêmes problèmes que tous les autres pour la qualité mais, sur le plan économique, ce système tient la route, et les clients sont satisfaits.

Je crois également à l’avenir des trains entiers irréguliers et déséquilibrés pour certains types de marchandises – je pense aux céréales et aux granulats. Par exemple, les ballasts de la SNCF sont constitués de pierres ayant des caractéristiques physiques particulières pour résister au passage des trains. Elles sont extraites de carrières près de Thouars. Leur transport par train est équilibré sur le plan économique. Je pense également aux trains que nous opérons pour le compte d’ArcelorMittal avec des marchandises très massives.

En revanche, je ne suis pas du tout convaincu que le wagon isolé ait un avenir, sauf pour des marchandises particulières impossibles à transporter par la route. Je pense par exemple aux matériaux nucléaires ou au transport de chlore – un camion chargé de chlore serait une bombe roulante. Je ne prétends pas qu’il n’existe pas des axes sur lesquels des regroupements entre plusieurs clients soient possibles, mais mes anciens collègues, y compris MM. Frédéric Delorme et Jérôme Leborgne que vous avez entendus, font face à une montagne avec la discontinuité : ils vont perdre les trafics les plus faciles à opérer, la transition sera très compliquée pour les clients et notamment les opérateurs de transport combiné – ce substrat qui leur permettait d’amortir leurs frais généraux et les coûts de leur système d’information – et ils vont devoir être confrontés à la situation la plus difficile : celle de devoir réunir plusieurs clients sur le même train. Je répète que je ne crois pas à l’avenir du wagon isolé, mais à l’époque, le concept « multi-lots multi-clients » nous semblait réalisable. Aujourd’hui, je souhaite bon courage à Fret SNCF !

J’aimerais évoquer pour finir le sujet de la décarbonation. Chez CEVA Logistics, nous prenons cette question très au sérieux et nous avons développé une vision sur ce que pourrait être la décarbonation du transport routier de longue distance.

À ce stade je vais faire une parenthèse sur l’industrie automobile : il y a suffisamment de camions qui circulent entre la France et Trnava – où se trouve une usine de Stellantis – pour remplir un train par semaine. Ce train n’existera malheureusement pas car Stellantis a besoin de recevoir un camion toutes les cinq heures tous les jours de la semaine. Elle fonctionne selon le modèle du « juste à temps » et a donc besoin d’être réapprovisionnée très régulièrement. Si un camion de GEFCO arrivait avec deux heures de retard, cela pouvait provoquer des arrêts de chaîne. PSA avait tellement confiance dans le système qu’il a réduit ses stocks à l’extrême dans son usine. Il nous est même arrivé, à la suite d’un accident de la route, de transporter des marchandises par hélicoptère ! Vous comprendrez aisément qu’il est impossible de répondre à une telle demande par le rail. En revanche, lorsque l’usine de Kaluga (au sud de Moscou) fonctionnait, nous opérions huit trains par semaine à partir de Mulhouse. Cela avait un sens économique car la construction de véhicules à Kaluga nécessitait l’acheminement de pièces en provenance de toute la planète, qui étaient regroupées à Mulhouse.

Par rapport au transport routier de longue distance en semi-remorque, nous sommes convaincus que la nouvelle génération de camions électriques avec jusqu’à 700 kilowattheures de capacité d’énergie est capable de remplacer les tracteurs diesel que l’on trouve actuellement sur les routes. Nous avons besoin pour cela que les pays produisent de l’énergie verte car il ne servirait à rien de faire rouler des camions électriques si l’électricité est elle-même produite dans des centrales au charbon. Il s’agirait également de pousser les constructeurs à s’orienter rapidement vers cette nouvelle génération de camions plutôt que de chercher à « faire durer le plaisir » en continuant à produire des camions au diesel. Enfin et surtout, les pays européens doivent se doter d’un réseau de terminaux pour permettre aux camions électriques de se recharger. J’utilise le mot « terminal » plutôt que celui de « station-service » car les camions électriques auront besoin de s’arrêter trois fois plus souvent que ceux roulant au diesel – tous les 300 à 400 kilomètres contre 1 000 kilomètres pour un camion au diesel. Cela me semble d’ailleurs cohérent avec le besoin de faire faire des pauses régulières aux chauffeurs. La France aurait besoin de se doter d’une soixantaine de terminaux. Ils devront se situer à proximité des nœuds autoroutiers. Nous pensons en effet que d’ici cinq à sept ans, ces camions seront autonomes sur les 2x2 voies et pourront donc circuler d’un terminal à l’autre sans chauffeur. Ces terminaux devront avoir la capacité de recharger un nombre significatif de camions simultanément. À l’inverse, nous ne croyons pas à la dissémination des capacités de rechargement en ajoutant deux postes de charge dans chaque station-service autoroutière. Je pense que tout ceci est réalisable d’ici cinq ans. Cela sera une solution élégante pour décarboner le transport routier de longue distance.

Pour décarboner le transport routier de courte distance, il s’agirait plutôt d’équiper les dépôts des transporteurs puisque les camions rentrent au dépôt le soir. Cela suppose donc d’acheminer une quantité importante d’électricité chez chacun des transporteurs des pays européens.

M. le président David Valence. J’aimerais que vous reveniez sur l’épisode des volontaires du fret. Ce projet revêtait-il un caractère d’expérimentation pour la SNCF en vue d’une possible généralisation ? Cet épisode a également été évoqué ce matin par le professeur Yves Crozet.

Vous évoquiez également la transition de la route. Comment évaluez-vous le coût de la décarbonation du transport routier ? De nombreux économistes pensent que ce coût est sous-estimé.

M. Luc Nadal. Le rôle du dirigeant d’une entité en situation périlleuse est de chercher à sauver le plus grand nombre de salariés d’une descente aux enfers progressive – même si le fait que nous nous trouvons à l’intérieur de la SNCF écartait le risque d’une fermeture brutale. Certains des conducteurs qui avaient accepté de rejoindre Naviland Cargo ont vu leurs pneus crevés pendant quelques semaines mais tout le monde a ensuite pu voir le succès de cette initiative. C’était la démonstration qu’un autre modèle était possible et que les salariés y trouvaient leur compte. Puisque la renégociation du RH0077 n’aboutissait pas et que le président Pepy m’avait demandé de trouver une autre solution, je savais que j’avançais sur un terrain plus dangereux car je m’apprêtais à créer un précédent au sein du « sanctuaire » de la SNCF, qui pouvait ensuite éventuellement inspirer les responsables des activités de transport de voyageurs. Ceux-ci auraient pu y voir un moyen d’accroître la productivité. J’ai considéré que la SNCF était le navire amiral et que nous allions créer des frégates au sein de Fret SNCF – je n’avais pas l’intention de filialiser ces entités. Pour le transport combiné, je proposais un dispositif similaire à celui de Naviland Cargo. Pour le trafic de céréales ou de granulats, j’avais besoin d’un autre type de souplesse. Avec les équipes de Fret SNCF, nous avons fait appel au volontariat. Nous avons ouvert un blog, où je pouvais y échanger avec les cheminots de la SNCF. Certains y laissaient des messages du style « Plutôt mort qu’à genoux ! » Étant moi-même petit-fils de cheminot, j’avais matière à débattre avec eux. Nous avons défini des règles, nous avons lancé un appel à candidatures et 923 volontaires y ont répondu.

Parallèlement, les responsables commerciaux de la SNCF qui cherchaient à défendre nos trafics se rendaient sur le terrain. En effectuant des négociations à bas bruit – ce qui n’était pas mon cas – il est possible d’obtenir un consensus. Ainsi par exemple pour les carrières de Thouars, l’équipe locale voulant conserver son emploi et les conducteurs du dépôt étant intéressés à conserver le trafic de ballast, des règles du jeu spécifiques ont été acceptées de part et d’autre. Je comprends que mener des négociations sur le RH0077 au niveau national puisse être vu comme une atteinte au sanctuaire mais, sur le terrain, les cheminots qui aiment leur travail et ont envie de le poursuivre comprennent parfaitement les propositions qui leur sont adressées. Notre idée était donc de trouver des accords locaux, partant du principe que tout l’écosystème prendrait conscience que la survie de Fret SNCF était en jeu. J’ai échoué à convaincre les délégués syndicaux nationaux. Je prends ma part de responsabilité dans ce que je considère comme une occasion manquée. Peut-être cherchais-je à obtenir gain de cause trop ardemment mais cela me semblait être la voie à suivre pour offrir un futur à Fret SNCF.

Les événements actuels sont terribles lorsque l’on repense aux efforts consentis par l’ensemble des salariés du fret. Sans porter de jugement sur les décisions du ministre, que je comprends parfaitement, je pense à ceux qui ont consenti à tant d’efforts depuis 2005 pour sortir la tête de l’eau aujourd’hui et assister au départ de vingt-trois flux. Cela représente 10 % mais c’est considérable. Dans ces flux, on ne tient compte que de la traction car les wagons n’appartiennent pas à la SNCF. Mais si le taux était mesuré en termes de trains-kilomètres, il serait beaucoup plus élevé. Ces flux auraient pu contribuer à reconstruire l’entreprise. Voir que les autres entités du groupe SNCF, telles que Captrain ou Naviland Cargo, ne peuvent même pas s’aligner pour proposer des services, cela fait mal au cœur.

Je pense que le sujet du RH0077 est toujours d’actualité au sein de la SNCF pour le trafic de voyageurs.

Pour en revenir à la décarbonation, je mets de côté la nécessité de produire de l’électricité verte. En effet, si l’on ne produit pas de l’électricité à base de nucléaire, d’éolien ou de photovoltaïque, cela revient à transposer le problème. Mon opinion au sujet de l’hydrogène est qu’à moins de trouver de l’hydrogène natif en sous-sol – des expérimentations existent dans ce domaine –, l’extraction d’hydrogène requiert tellement d’électricité qu’elle ne me semble pertinente qu’aux heures creuses, où toute la production électrique disponible n’est pas consommée. Je pense donc que la solution pour décarboner le transport routier passe par l’utilisation de camions électriques.

Le coût d’un camion électrique est aujourd’hui prohibitif par rapport à un camion classique mais cette différence de prix s’explique par les faibles quantités produites. D’ailleurs, le camion que j’appelle de mes vœux n’existe toujours pas. Comme nous l’avons vu pour les voitures, il n’y a aucune raison objective pour que le prix des camions ne baisse pas très significativement lorsque les usines de production de batteries tourneront à plein régime. La production du camion en lui-même est plus simple puisque le moteur thermique est remplacé par deux moteurs électriques. La décarbonation implique de permettre aux utilisateurs de recharger leur camion. Pour recharger une Tesla, un chargeur de 300 kilowatts de puissance est suffisant mais pour pouvoir recharger un camion en cinquante minutes, nous aurons besoin de chargeurs de 1 mégawatt. Les constructeurs y travaillent. Le sujet est relativement technique car un tel chargeur a besoin d’être refroidi.

Je pense qu’un terminal qui pourrait accueillir jusqu’à quatre-vingts camions pourrait convenir. Nous sommes en train de travailler sur un concept avec la SANEF et avec Engie pour tester un tel système sur une petite distance. Je pense que la puissance publique est capable d’organiser la construction de soixante terminaux de ce type à des endroits stratégiques du territoire français. RTE devra être mis à contribution afin de veiller au transport d’électricité jusqu’à ces terminaux – des lignes à 63 kilovolts seront suffisantes.

Au vu des émissions que nous pourrons ainsi éviter, je pense que le jeu en vaut largement la chandelle. Nous menons actuellement une étude de faisabilité. Nos hypothèses sont soumises à la validation technique de Carbone 4, la société de M. Jean-Marc Jancovici. Nous travaillons avec Engie sur le coût des terminaux. Ce n’est absolument pas à la portée d’une entreprise comme CEVA Logistics. Nous serons seulement des utilisateurs de ce système. Nous investirons dans des camions mais nous aurons besoin que la France et l’Europe se dotent de tels terminaux. Je pense que l’investissement se chiffre en centaines de millions d’euros mais pas en milliards. Cela nous semble accessible. Le véritable enjeu à nos yeux consiste à produire suffisamment d’électricité. Si vous le souhaitez, je pourrai vous présenter le projet dans un autre cadre.

Ce projet ne vise pas à avantager un quelconque acteur privé, quand bien même nous sommes une filiale de CMA CGM. En tant qu’utilisateurs, je pense que nous sommes en mesure d’expliquer au mieux ce dont nous avons besoin. Il ne s’agit pas de défendre une technologie plutôt qu’une autre.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. J’aimerais revenir à la période 2007-2010. Certaines des personnes que nous avons auditionnées considèrent qu’à partir de 2003, la logique industrielle de Fret SNCF s’est orientée vers le transport de point à point, ce qui représentait des marchés étroits et déjà disputés à l’époque, au détriment du wagon isolé et plus généralement de la massification artificielle du diffus. Les choix opérés à l’époque vous semblent-ils toujours pertinents rétrospectivement ? Ce choix a été en effet l’objet de critiques à l’époque et encore aujourd’hui.

J’aimerais revenir plus particulièrement sur le concept du « multi-lots multi-clients » développé à l’époque sur onze lignes, le reste étant laissé aux opérateurs ferroviaires de proximité (OFP) et aux réseaux ferrés portuaires avec une desserte camion. Pourriez-vous nous rappeler en quoi ce système consistait et quelles conséquences il a eues pour l’organisation territoriale de Fret SNCF ?

Vous dites également que vous n’êtes pas convaincu de l’avenir du wagon isolé et que vos collègues se retrouvent aujourd’hui face à une montagne, celle de la discontinuité, sachant que la nouvelle entreprise portera son attention sur la gestion capacitaire ? Pensez-vous qu’une alternative soit encore possible à la fermeture de ces vingt-trois flux, qui offre des perspectives assez désespérantes ?

M. Luc Nadal. Eu égard aux conditions d’ouverture du marché, je pense que le choix que nous avons fait de nous concentrer sur les trains massifs tout en gardant ouverte la possibilité d’opérer en « multi-lots multi-clients » sur certains axes était pertinent à l’époque. Si j’étais confronté à la même décision aujourd’hui dans une situation comparable, je ferais le même choix. Par situation comparable j’entends considérant qu’un choix politique a été fait pour ne pas considérer qu’il s’agissait d’un service public et tenant compte de la structure de coûts. Je n’ai pas évoqué la productivité mais des gains considérables ont été réalisés dans ce domaine par le transport routier, notamment à l’occasion de l’ouverture du marché aux pays de l’Est – qui s’est traduite par une baisse du coût des conducteurs – mais aussi à travers l’utilisation de tracteurs et de bourses électroniques d’échange de fret plus performants. Contrairement au transport ferroviaire, il est possible de transporter des marchandises d’un point A à un point B, d’autres marchandises du point B à un point C et d’autres marchandises encore de C à A. Beaucoup de wagons sont conçus pour un type de transport spécifique : il est possible d’acheminer un train de voitures produites à Trnava mais il est quasiment impossible de constituer un train complet pour acheminer des voitures d’Europe de l’Ouest jusqu’en Slovaquie. J’aurais adoré un monde où le wagon isolé aurait trouvé sa place mais la réalité est différente.

En revanche, je considère que le transport combiné, en particulier avec un post-acheminement en camion électrique, a de l’avenir pour peu qu’il ait sa place sur le réseau. Il avait sa place en Allemagne mais il commence à la perdre en raison des travaux. Peut-être le professeur Rivier est-il passé par-là, toujours est-il que les Allemands ont découvert qu’ils étaient confrontés au même problème qu’en France il y a vingt ans. Avec notre réseau en étoile et l’appétence des voyageurs pour le ferroviaire, faire circuler des trains de fret en pleine journée est très compliqué.

Peu de temps avant de quitter Fret SNCF, j’avais réalisé une étude sur le coût de la BB 27000 – une locomotive utilisée pour les trains de fret – par rapport à la BB 22200 des années 1970. Entre 1975 et 2016, le constructeur a augmenté ses prix selon le même rythme que l’inflation. La productivité de la BB 27000 est exactement la même que celle de la BB 22200. Il n’en est pas de même pour le prix des camions. Ni des voitures d’ailleurs. Ma première voiture était une Fiat Uno en 1987. J’aurais pu en acquérir une pour le même prix vingt ans plus tard. Cela signifie que les constructeurs automobiles ont quasiment effacé l’inflation. En 2015, pour le même prix, on pouvait acheter le même véhicule avec les mêmes fonctionnalités et les lève-vitres électriques. On peut le regretter mais il existe des raisons fondamentales au rétrécissement du domaine de pertinence du fret ferroviaire.

J’ai vécu comme vous l’épisode des Bonnets rouges, des portiques et de la taxe. Cette taxe aurait pu être mise en place mais je pense qu’elle aurait eu des conséquences pour le tissu industriel du pays. Elle aurait permis de renchérir le coût du transport, d’amasser des capacités de financement de nouvelles infrastructures ou de décarbonation, mais potentiellement au prix d’une désindustrialisation. On voit bien comment les industriels choisissent les lieux d’implantation de leurs usines : ils ont tendance à choisir les pays qui leur offrent les meilleures subventions. Nous avons malheureusement affaire à des sujets d’une complexité redoutable.

Cela m’amène à la question des choix d’investissement. J’appelle de mes vœux des investissements dans le ferroviaire et je souhaite en particulier que les ports soient accessibles et que les grandes villes puissent être contournées. Vous pouvez favoriser les secteurs où vous êtes certain que le fret ferroviaire aura durablement sa place. Les ports de Fos-sur-Mer et du Havre méritent d’être desservis. J’ai fait rouler des trains depuis ces ports et depuis Anvers quand j’étais chez Naviland Cargo. C’est ce qui contribuera à la compétitivité de notre pays.

Je ne peux guère porter un jugement sur le projet de Frédéric Delorme et du directeur du fret. Je comprends parfaitement leur situation. Je souligne simplement que la montagne à gravir est très haute. Les cheminots qui entendraient ces propos pourraient réagir vivement mais je pense qu’une alternative possible aurait pu être une prise de participation de 51 % de Fret SNCF – le groupe public ferroviaire conservant les 49 % restants – par un consortium de chargeurs. Il ne s’agirait donc pas d’un fonds d’investissement mais d’acteurs qui ont un intérêt commun à ce que le système réponde à leurs besoins. J’exclus également l’idée d’une prise de participation par un chargeur unique car ce dernier aurait tendance à privilégier ses intérêts propres. Je pense qu’avec une telle prise de participation, le cheminement aurait pu être facilité.

Mme Mireille Clapot (RE). Cette idée d’une prise de participation majoritaire par des chargeurs attire mon attention. Depuis le début des auditions de cette commission, j’ai toujours insisté sur la qualité du service, c’est-à-dire la satisfaction des clients par la ponctualité, les services associés, etc. Votre idée m’intéresse. J’ignore si elle a été évaluée. S’agit-il d’une idée personnelle ou est-elle le fruit d’une réflexion collective ?

M. Luc Nadal. Lorsque je suis arrivé à la tête du directoire de CNC Transports, la situation était dramatique : 20 millions d’euros de pertes en propre et 40 millions d’euros de pertes induites chez Fret SNCF. Beaucoup pensaient à l’époque que l’entreprise allait disparaître. Pour acheter du temps, j’ai réuni un groupe de six armateurs avec qui nous avons débattu, au siège de la SNCF, de l’éventualité d’une prise de participation collective de leur part. L’idée était que chacun d’entre eux avait un intérêt objectif à ce que le système fonctionne mais que si l’un d’entre eux devenait dominant, cela ferait fuir les autres. Or le transport ferroviaire de conteneurs, pour être rentable, suppose que les trains soient remplis au moins à 85 %. Il suffit d’aléas générés par des travaux pour que les trains qui n’ont pas circulé plombent les résultats.

Je conduisais donc ces discussions en parallèle de mes efforts pour redresser l’entreprise. Lorsqu’elle a été de nouveau à flot, il n’y avait plus réellement de raison de la céder.

Ayant quitté le secteur ferroviaire depuis un certain temps, j’ai lu de la documentation en amont de cette audition et j’en ai déduit que la situation serait très dure à gérer pour l’équipe qui serait en charge des flux résiduels et qu’une alternative comme celle que j’ai énoncée aurait pu être imaginée. À ma connaissance, aucun groupement de chargeurs n’a été constitué à ce jour. Il s’agit donc d’une idée strictement personnelle.

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La commission procède à l’audition de M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer.

M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous auditionnons à présent M. Marc Papinutti, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer et actuel président de la Commission nationale du débat public.

Monsieur le président, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre aux questions de notre commission d’enquête. Vous avez été, de mai 2017 à février 2019, directeur du cabinet de Mme Élisabeth Borne, alors ministre chargée des transports, puis, de mars 2019 à juillet 2022, directeur général des infrastructures de transport et des mobilités.

Vous avez en conséquence joué un rôle important dans l’élaboration de la loi d’orientation des mobilités en 2019 et de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire en 2018, mais aussi dans la rédaction de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire et dans sa mise en œuvre concrète jusqu’à une date récente, en tant que directeur de cabinet du ministre en charge de la transition écologique. Vous avez également joué un rôle dans le choix de constituer Fret SNCF en société anonyme plutôt qu’en EPIC – le statut du groupe public ferroviaire jusqu’à présent.

Votre témoignage sera également important en ce qui concerne la procédure engagée par la Commission européenne contre Fret SNCF. La Commission considère les aides durables perçues par l’établissement comme contraires à la qualité d’investisseur avisé. Nous aimerions à ce titre connaître le contenu de vos échanges avec la Commission, en tant que directeur du cabinet de Mme Borne puis au sein de la DGITM. De même, nous aimerions avoir des éléments sur vos échanges avec le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) à travers la représentation permanente à Bruxelles pour éviter le déclenchement de cette procédure. À partir de quel moment avez-vous perçu une intensification de la menace, sachant que les procédures avaient été lancées en 2016 et que nous connaissions l’existence d’un risque depuis 2005, au moment de la première réforme de Fret SNCF. À l’époque en effet, la Commission avait déjà pointé le soutien accordé à cette activité par le groupe public ferroviaire. Comment le risque de contentieux était-il évalué à l’époque, sachant qu’une étude concernant des scénarios de discontinuité a été commandée dès 2019 à un cabinet de conseil ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Marc Papinutti prête serment.)

M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer. Dans le cadre de mes activités professionnelles, j’ai de très nombreuses fois rencontré le sujet du fret ferroviaire, que ce soit avec le transport combiné ou les autoroutes ferroviaires. Au-delà de la désindustrialisation qui a été largement citée dans les auditions précédentes, des sujets bien connus de qualité de réseau et du service rendu par le fret, je souhaite ajouter deux points que j’ai peu entendus.

Tout d’abord, alors que la libéralisation du transport ferroviaire se prépare, je rappelle que celle du transport routier de marchandises a transformé le modèle économique des modes alternatifs à la route. De mémoire, la libéralisation des services de transport et la libre circulation des marchandises ont connu une accélération en 1993 du fait de la suppression des contrôles douaniers aux frontières. Par rapport au fret ferroviaire, le secteur a connu une uniformisation rapide des poids lourds : un tracteur se remplace tous les cinq à sept ans et une remorque tous les dix ans environ. Cela explique un premier saut très fort du transport routier de marchandises.

En second lieu, je n’oublie pas que de nombreux pays ont intégré l’Union européenne et que leurs conducteurs étaient pleinement autorisés à conduire en France et en Europe, ce qu’ils ont très rapidement démontré. Je considère donc que les conditions de la concurrence modale ont été profondément modifiées pour le fret ferroviaire, qui a conservé ses propres modes de production, ses règles nationales de sécurité et son réseau sous-entretenu. Un poids lourd peut se rendre jusqu’au client final sans nécessiter de manutention particulière, alors que la totalité du réseau est nécessaire, y compris les lignes fines, pour offrir un service de fret ferroviaire de qualité.

Il me semble donc que l’ouverture à la concurrence interne à un mode alors que son concurrent routier a transformé très fortement ses règles n’est pas sans expliquer l’écart qui est apparu, notamment au niveau des conditions financières et de la réalisation des trafics.

Je n’oublie bien évidemment pas la question des écotaxes. Je pense avec le recul que le système du fret ferroviaire a été profondément déséquilibré et c’est à ce moment que la volonté d’ouverture du marché s’est manifestée.

Pour en revenir à la période 2017-2022, nous avons connu des réformes successives comme vous l’avez rappelé. En février 2019, à mon arrivée à la DGITM, il fallait d’une part préparer les décrets du nouveau pacte ferroviaire et les sociétés pour 2020, d’autre part faire voter la loi d’orientation des mobilités (LOM), qui contenait l’article relatif à la stratégie du fret. En février 2020, j’ai été sollicité par le ministre car tous les opérateurs ferroviaires de fret ainsi que SNCF Réseau faisaient face à une grave crise sociale. La circulation des trains a été bloquée pendant des journées entières, ce qui a provoqué la perte de clients, voire des pertes commerciales considérables, pour les opérateurs. À l’époque, le chiffre de 60 à 70 millions d’euros de pertes avait été annoncé pour l’ensemble des opérateurs de fret. Cela a mis en péril l’ensemble du secteur. La crise du covid a frappé juste après.

Ces réunions ont également été l’occasion de se mettre en état de marche pour l’opération 4F – Fret ferroviaire français du futur. Il n’était pas envisageable de faire face à une nouvelle crise sans avoir des solutions collectives à notre disposition.

À l’automne 2020, un plan de relance a été déployé. C’est alors qu’environ 50 % des recettes de péage de SNCF Réseau ont été compensées, soit 63 millions d’euros. Une somme équivalente a été inscrite au projet de loi de finances (PLF) pour 2021. Une subvention était également prévue pour le wagon isolé, d’un montant de 70 millions d’euros. Des suppléments étaient prévus au titre de l’aide à la pince et de l’aide au démarrage pour les autoroutes ferroviaires. À l’époque, nous avions négocié pour que le dispositif perdure jusqu’en 2024 mais il a été prolongé depuis. C’était une nécessité pour l’ensemble des opérateurs. Ce dispositif est étendu à présent jusqu’à 2030 et il est question d’abonder le PLF à hauteur de 30 millions d’euros supplémentaires, toujours au titre du wagon isolé.

Dans le même temps, les opérateurs étaient en difficulté et nous avons donc accordé des avances au titre de l’aide à la pince. Les opérateurs ne pouvaient en effet pas se permettre d’attendre la fin de l’année pour la percevoir.

Nous avons ensuite lancé la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. Nous avions envisagé de le faire plus tôt mais la crise du covid nous avait retardés. Durant la crise, nous étions mobilisés à 150 % car il nous fallait à la fois nourrir les conducteurs, permettre aux transporteurs de rouler et établir les règles de circulation dans les transports. Nous avons organisé des réunions de concertations et dès l’installation du Conseil d’orientation des infrastructures (COI), j’ai présenté les grandes lignes de la stratégie.

Durant la même période, nous avons travaillé sur un plan de relance de la ligne Perpignan-Rungis. J’y ai participé directement, réclamant moi-même le sillon. J’ai travaillé avec les clients, les opérateurs, les marchés d’intérêt national de Rungis et de Perpignan, les régions Île-de-France et Occitanie, et même les organisations syndicales. Nous avons réussi à lancer le service en octobre 2021, en même temps que nous présentions le rapport de la stratégie nationale. Pour cette dernière, vous nous aviez d’ailleurs demandé d’effectuer des suivis réguliers. Ces derniers ont été mensuels jusqu’en juin 2022 et leur fréquence est trimestrielle depuis me semble-t-il. Pour une fois, tous les partenaires participent au suivi collectif.

À mon départ de la DGITM en 2022, nous avons dû faire face à une nouvelle crise chez les transporteurs de fret, cette fois en relation avec les surcoûts énergétiques.

Sans entrer dans le détail, le plan de relance est bien engagé et les moyens ont été déployés. J’insisterai sur les travaux : nous indemnisons SNCF Réseau pour que des travaux soient décalés afin de permettre à des trains de fret de circuler. Dans certains lieux, les travaux sont même organisés de jour.

La modernisation et la digitalisation ne sont pas oubliées. Un certain nombre d’investissements sont nécessaires à une réelle modernisation mais la capacité de recherche et développement est limitée. Or l’innovation est nécessaire face aux gestionnaires d’infrastructure concurrents.

M. le président David Valence. Vous avez également été conseiller technique au sein du cabinet de M. Jean-Louis Borloo entre 2007 et 2008, c’est-à-dire juste avant l’engagement national pour le fret ferroviaire. À cette époque, la place de la transition écologique dans le débat public est devenue bien plus large qu’auparavant. Avec le recul, comment évaluez-vous la manière dont un lien a été établi à l’époque entre le développement du fret ferroviaire et la transition écologique ? Ce sujet a déjà été évoqué durant nos auditions : visiblement, ce lien n’était pas du tout systématique jusqu’à une période récente. Ce n’était pas du tout le cas dans les années 1990 et au début des années 2000, et il semble que la prise de conscience se soit accélérée à la fin des années 2000.

Ma deuxième question est liée au changement de statut du groupe public ferroviaire avec la filialisation de Fret SNCF, en réponse à une demande ancienne de la Commission européenne. D’aucuns ont estimé que la transformation de Fret SNCF en société anonyme (SA) la rendrait plus fragile face à un risque contentieux, notamment parce que, contrairement à un EPIC, une SA peut faillir. Comment évaluiez-vous ce risque à l’époque et quelle place a tenu Fret SNCF dans le cadre des réflexions sur la réorganisation du groupe public ferroviaire ?

Enfin, de quelle manière vous évaluiez le risque de contentieux pour Fret SNCF, notamment dans le cadre des fonctions que vous avez occupées entre 2017 et 2022. Des procédures avaient été ouvertes par des opérateurs alternatifs à l’encontre de Fret SNCF devant la Commission européenne. L’enquête approfondie de janvier 2023 n’était pas encore ouverte mais le risque était déjà considéré comme sérieux à partir de 2018, comme plusieurs autres intervenants l’ont indiqué lors de nos auditions. Entreteniez-vous déjà des échanges nourris avec le SGAE et avec la représentation permanente à Bruxelles ? Et je devance une probable question de notre rapporteur en vous demandant de quelle manière vous rendiez compte de ce risque aux autorités politiques.

M. Marc Papinutti. Je vous rappelle que le Grenelle de l’environnement s’est tenu en 2017. Deux mesures phares ont alors été décidées : l’accélération de la régénération du réseau et l’écotaxe.

Je rappelle qu’à l’époque, nous régénérions environ 400 kilomètres de voies par an. Sachant que le réseau principal comptait 16 000 kilomètres de voies, un calcul rapide montre que l’âge moyen du réseau est de quarante ans. Il était question à l’époque, de mémoire, de passer de 400 à 1 000 kilomètres par an, l’objectif étant d’arriver à une moyenne de seize ans.

Il me semble que nous ne sommes pas encore parvenus à ces 1 000 kilomètres. Le système ferroviaire présente une certaine inertie. Lorsque je suis revenu dans le secteur en tant que directeur de cabinet de la ministre des transports, j’avais travaillé pendant sept ans dans un autre univers, celui du transport sur les voies navigables, où le réseau avait besoin d’être mis à niveau de manière similaire. Pendant ce temps-là les routes se sont améliorées et le réseau autoroutier concédé s’est développé.

La mise en place de l’écotaxe avait été votée à la quasi-unanimité lors du Grenelle de l’Environnement. D’autres mesures plus spécifiques avaient été décidées pour le fret mais je n’en ai pas un souvenir suffisamment net.

À l’époque, la question des émissions de gaz à effet de serre n’apparaissait pas aussi cruciale. Les rapports du GIEC – Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – commençaient à être alarmants, mais pas au même degré que le dernier en date. Les objectifs recherchés étaient de garantir le report modal et de faire en sorte que le réseau ferré tienne dans la durée. Une liste de grandes infrastructures avait également été établie, dont la ligne Lyon-Turin.

Le gouvernement de l’époque – pas seulement le ministère des transports car le ministère des finances est notamment impliqué – avait décidé de faire de Fret SNCF une société anonyme. Cela introduisait la contrainte de prendre des décisions d’investisseur avisé plutôt que de simplement se reposer sur le financement par la dette. Cela permettait aussi de clarifier aux yeux des autorités européennes, les interactions entre Fret SNCF, SNCF Mobilités et la structure de holding. Mais comme M. Jean-Pierre Farandou l’a très bien expliqué, il ne s’agissait pas de faire démarrer Fret SNCF en situation de faillite. Il a donc été décidé de la recapitaliser au moyen d’un transfert de la dette à la société de holding. Bien entendu, les autorités européennes ont été informées, aussi bien par l’intermédiaire du SGAE que par Bercy.

Les ministres étaient parfaitement informés des plaintes comme des retraits de plaintes intervenus en 2021. C’est le rôle d’un haut fonctionnaire que de fournir loyalement les informations que les ministres lui demandent. Mme Sylvie Charles et M. Jean-Pierre Farandou ont fort bien décrit comment la pression est remontée fortement fin 2019, dans le cadre des échanges entre la Commission européenne d’une part et Fret SNCF et les services de l’État d’autre part. La Commission a fait part de son insatisfaction sur ce que proposait Fret SNCF. Nous avons alors lancé une étude commune entre la DGITM et le ministère des Finances. Nous avons analysé les propositions formulées par la SNCF et nous avons étudié d’autres scénarios. L’étude s’est déroulée durant le premier semestre 2020 et nous avons abouti à des scénarios qui auraient entraîné une réduction de jusqu’à trois points de la part modale du ferroviaire. Pour le ministre, ces alternatives n’étaient pas acceptables. Vers septembre ou octobre 2020, il a rencontré à plusieurs reprises la commissaire concernée pour lui expliquer cela et lui indiquer qu’il maintenait la position sur le caractère avisé de la gestion de Fret SNCF.

Nous étions alors à la fin de la crise du Covid et avec mes services, nous avons surtout travaillé sur le plan de relance en continu et sur la préparation de la stratégie. Nous n’avons pas repris contact avec les autorités européennes dans la mesure où le ministre avait affiché une position claire.

Au début de 2022, nous avons sécurisé le plan de relance et nous avons observé un retrait progressif des plaintes compte tenu des échanges entre la SNCF et les plaignants.

M. le rapporteur Hubert Wulfranc. Vous avez indiqué qu’au vu de la montée en puissance des plaintes et des observations bruxelloises, vous aviez été conduits à effectuer des études dont la conclusion a été rendue entre février et mars 2020. Le scénario n° 1 prévoyait de poursuivre l’activité de Fret SNCF sans acter de discontinuité auprès des autorités européennes. C’était le scénario le plus « acceptable » sur le plan social dans la mesure où 75 % des emplois étaient sauvegardés. Dans ce scénario, aucun actif n’était cédé et l’ouverture de capital à des actionnaires privés se limitait à une part de 5 à 7 %. Les conclusions de l’étude indiquaient qu’un tel scénario ne serait pas compatible avec les critères de discontinuité énoncés par la Commission européenne et que la viabilité même de ce scénario était sujette à questionnement. Ce scénario permettait d’envisager un maintien de la part modale du fret ferroviaire à 10 %. Les deux autres scénarios, à savoir celui de la concentration autour d’un cœur dense et celui de l’éclatement total, s’accompagnaient d’une baisse du trafic de l’ordre de trois points.

J’ai le sentiment que ce scénario n° 1 a été utilisé par le ministre Jean-Baptiste Djebbari pour jeter la base du scénario de discontinuité qui a été rendu public ultérieurement. Dans la mesure où il a été jugé pertinent de continuer à explorer ce scénario ainsi que deux autres – voire un troisième, celui d’une coopération avec des opérateurs tiers –, pouvez-vous m’indiquer si les travaux sur le scénario n° 1 ont été poursuivis, éventuellement avec une pause pendant que M. Djebbari était ministre ?

Je conçois que la transformation d’EPIC en SA puisse apparaître comme n’ayant aucune corrélation avec la décision de la Commission européenne. Il n’en demeure pas moins que la dette des EPIC est garantie. Les sociétés anonymes, a fortiori en forme simple, portent leur propre dette. Il est impossible de démontrer l’existence d’un lien mais, considérant l’hypothèse qu’un maintien de la forme d’EPIC aurait abouti au même résultat – ce qui pose la question de qui doit jouer le rôle de garant final –, la question n’est-elle pas finalement de nature politique ? Prononcer une sanction à l’encontre d’un EPIC prend une autre dimension que lorsqu’il s’agit d’une société anonyme. Votre prédécesseur nous expliquait d’ailleurs que l’objectif était de permettre la faillibilité.

J’aimerais avoir votre opinion sur ces deux sujets.

M. Marc Papinutti. Ma réponse à votre première question sera très claire car j’ai effectué des recherches dans mes documents, allant même jusqu’à interroger certains collègues. Je suis en mesure de vous confirmer que pendant l’été 2020, nous avons retravaillé sur le projet de la SNCF avec le cabinet du ministre Jean-Baptiste Djebbari mais qu’à partir d’octobre, je n’ai plus entendu parler de ce sujet, ni même les membres de mes équipes. Je suis resté jusqu’en juillet 2022. Je ne voulais pas me livrer à des affirmations gratuites devant une commission parlementaire et j’ai donc pris soin de revérifier. Je n’ai retrouvé aucune trace de tels travaux. Je n’ai certes pas relu l’intégralité de mes mails…

Nous avons annoncé notre stratégie pour le fret ferroviaire, nous avons mis en place les conditions d’un meilleur exercice du fret ferroviaire. J’y ai cru sincèrement et j’y crois encore. Jusqu’en octobre 2021, nous pensions pouvoir sauver le wagon isolé et l’équilibre des opérateurs publics comme privés. Je pense très sincèrement que nous étions en train de montrer que nous faisions en sorte que le fret ferroviaire joue pleinement son rôle, dans un contexte de préoccupation accrue à propos des émissions de gaz à effet de serre. Je pense que la direction générale de la mobilité et des transports de la Commission comprend cela. Je suis un spécialiste des transports et non de l’économie de la concurrence et en cette qualité, je me dois de croire à un système qui permettrait d’assurer une poursuite du fret ferroviaire dans la continuité et dans la durée. Nous étions convaincus, dans les services, que le travail accompli dans le cadre de la stratégie nationale était un complément aux éléments préalables dont je parlais tout à l’heure. Notre position était d’ailleurs en accord total avec celle du ministre.

C’est d’ailleurs pour cela qu’entre juillet et octobre 2020, nous avons élaboré un premier train de mesures qui était destiné à nous assurer que nous pourrions déployer la stratégie plus globale à partir de la fin de 2021. Cela aurait été l’occasion de clarifier les déficits : si l’on accorde des subventions au wagon isolé, cela permet d’assurer une complétude de l’offre dans un territoire où l’étalement est plus important que dans d’autres pays européens. Le résultat est apparu dans la mesure où Fret SNCF ainsi que d’autres opérateurs ont gagné du trafic et où nous retrouvions l’équilibre.

Votre deuxième question est un peu plus complexe pour l’homme de transports que je suis. La vision que vous exprimez se traduit par l’idée qu’un EPIC peut générer de la dette indéfiniment. L’un des objectifs de la réforme était de clarifier l’identité de la SNCF. Nous avons déjà clarifié le fait que SNCF Réseau n’avait pas vocation à s’endetter sans jamais trouver son équilibre. Il s’agissait de donner à la SNCF les moyens de réagir comme une entreprise, c’est-à-dire de chercher à atteindre un équilibre de fonctionnement. C’est alors que nous avons commencé à voir Fret SNCF tendre vers l’équilibre, même si nous avons été frappés par la crise du covid et une nouvelle crise en 2022. L’idée de départ était simple : il s’agissait de donner à chaque entité une certaine lisibilité et de trouver le système de subvention adéquat. Je vais même plus loin : nous avons trouvé des subventions d’investissement pour prolonger des petites lignes et refaire des installations terminales embranchées (ITE). Les collectivités nous ont aussi aidés dans un certain nombre de cas. Nous savons en effet que des camions prendront la place des trains si l’équilibre est rompu. Il s’agit donc de trouver le système le plus équilibré possible entre le recours à la subvention publique et le processus décisionnel d’un investisseur avisé. Cela a permis de faire augmenter la participation de l’État à des opérations d’investissement ou de fonctionnement. Pour résumer et simplifier mon propos, l’idée était de constituer des ensembles équilibrés.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Deux logiques semblent coexister. La première logique est professionnelle : d’après les experts, le wagon isolé n’a pas d’avenir. D’autres expressions, comme la vôtre et celle des organisations syndicales, voient au contraire en lui un outil d’avenir capable de participer à la reconquête de la part modale.

Pourriez-vous évaluer, sur une échelle de 1 à 20, votre adhésion au choix capacitaire de la nouvelle entité ? Quelles sont selon vous les conditions majeures de réussite de ce choix à moyen terme ?

M. le président David Valence. Nous avons reçu MM. Crozet et Nadal juste avant vous et ils nous ont livré une vision très pessimiste de l’avenir du wagon isolé, considérant, conformément à la ligne déjà affichée dans les années 2000, que Fret SNCF devait se concentrer précisément sur les flux qu’elle va perdre, c’est-à-dire des flux réguliers avec des moyens dédiés et des trains entiers. Les opinions exprimées sur le sujet sont extrêmement diverses et il est logique que le rapporteur interroge l’homme de transports que vous êtes à ce sujet. Des représentants des chargeurs nous ont fait part de leur intérêt pour le wagon isolé.

M. Marc Papinutti. Ma réponse s’articule autour de trois points. Tout d’abord, l’offre de fret est avant tout destinée à des clients. Je ne suis pas commercial et je n’ai donc pas d’avis aussi tranché que certains sur le sujet.

Il est simple d’organiser des trains complets à partir de points émetteurs très forts. Pour des produits spécifiques comme les produits chimiques ou l’essence, nous n’avons pas toujours besoin de constituer des trains complets. La France n’est pas organisée comme la vallée du Rhin où les usines font directement face au fleuve. Les acteurs industriels sont relativement disséminés sur l’ensemble du territoire français. Du nord de la France jusqu’à l’est, on observe une certaine continuité du paysage industriel et on est capable de ramener en France des véhicules produits en Europe de l’Est. L’ouest de la France est un territoire beaucoup plus diffus. Enfin, nous avons un marché de transit assez exceptionnel. Mis à part les périodes de crise comme actuellement, nous avons développé avec succès des autoroutes ferroviaires – en utilisant certes des subventions. Je pense également à la liaison Perpignan-Rungis, même si le démarrage était compliqué.

D’ailleurs, la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire contenait une mesure qui a pu passer inaperçue : la relance d’enquêtes sur le transit. L’objectif est de connaître la typologie des marchandises qui transitent par notre pays et que nous pourrions éventuellement transférer sur le réseau ferroviaire. Les Belges ont mené ce genre d’études sur le trafic en provenance de leurs grands ports maritimes. Les volumes ne sont pas du même ordre en France car nous devons surmonter certaines difficultés. Les trains partant du Havre traversent la région parisienne tandis que ceux qui remontent de Marseille doivent traverser l’agglomération lyonnaise. Les Néerlandais ont construit des voies spéciales pour leurs ports.

Je pense que seul le client est capable d’exprimer ce dont il a besoin. Si l’équilibre est certainement plus simple à atteindre pour des trains massifs, on peut parfaitement imaginer qu’une rationalisation à l’extrême aurait concentré pratiquement toute l’offre autour des trains massifs. Or les besoins de certains clients ou des considérations d’équilibre de territoire peuvent justifier des trains non massifiés.

Comment peut-on organiser de manière optimale la logistique avec des wagons isolés ? Le transport combiné peut répondre à cet enjeu. On a ainsi pu voir des offres de transport combiné émerger là où les conditions de marché le permettaient, ou au contraire disparaître faute de trafic suffisant.

Le fret ferroviaire pourrait se voir favorisé par la décision de certaines entreprises de faire transporter leurs marchandises par le train pour des considérations de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). J’ai réalisé des expérimentations de même nature pour la grande distribution à l’intérieur de Paris. Il me semble d’ailleurs que le dispositif existe toujours et que l’entreprise bénéficie d’une subvention.

L’offre peut donc être assez diversifiée, pourvu naturellement que des clients soient présents et que les territoires soient demandeurs. Lorsque les wagons isolés disparaissent, ils laissent la place à des camions, et ces derniers ont alors tôt fait de se multiplier sur les routes au grand désarroi des riverains. Ce n’est pas non plus dans l’intérêt de la planète, tant que ces camions ne sont pas électriques.

M. le président David Valence. J’aimerais connaître votre position au sujet de l’alarme lancée au moment du renchérissement des prix de l’énergie et au sujet des tarifs auxquels SNCF vendait de l’électricité aux entreprises ferroviaires. Plusieurs nous ont confié que cela a perturbé la belle dynamique qui avait été initiée en 2021 et au premier semestre 2022.

M. Marc Papinutti. Ce sont nos collègues de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) qui sont en charge des prix de l’énergie. Les opérateurs rachètent leur énergie à SNCF Réseau. Il a fallu retravailler les décrets correspondants. SNCF Réseau n’est pas un distributeur d’électricité tout à fait comme les autres, il a affaire à des opérateurs qui ne sont pas électro-intensifs au sens classique du terme, et de son côté, en tant qu’opérateur avisé, la SNCF achète elle-même son énergie. Je ne sais pas comment cette affaire s’est terminée car j’ai quitté le secteur des transports entre-temps. Il me semble qu’un réglage tarifaire a été trouvé. Je pourrai me renseigner auprès de mes collègues et vous transmettre cela par écrit.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. J’ai envie de vous poser une question que je n’ai encore posée à personne. Supposons qu’il n’y ait pas de marché pour le wagon isolé – ce qui s’apparente au discours du ministre Djebbari. Ce n’est pas la SNCF qui est victime d’un dysfonctionnement en l’occurrence mais le marché lui-même. Le wagon isolé ne fonctionne qu’à coups de subventions publiques. On rejoint d’ailleurs le scénario n° 1. Les experts suggéraient de convaincre Bruxelles que le marché n’existait pas et qu’il fallait donc le subventionner. Si le wagon isolé rend service aux entreprises, pourquoi ne pas imaginer une forme de service public ? Après tout, la Commission européenne ne peut pas nous interdire de développer des services d’intérêt général. Pourquoi n’a-t-on pas exploré cette voie ?

M. le président David Valence. Une activité économique pratiquée quasi exclusivement sur un ressort territorial par une entreprise structurellement déficitaire et maintenue à l’équilibre uniquement grâce à des aides publiques ne serait pas très loin de ce que vous décrivez – et que nous ne pourrions pas décrire comme tel sans subir immédiatement les foudres de Bruxelles...

M. Marc Papinutti. Le secteur des transports publics urbains et celui des TER dépendent d’une autorité organisatrice. Aujourd’hui, la DGITM ne peut pas subventionner de la sorte. Elle lance des appels à manifestation d’intérêt et s’efforce de trouver un équilibre financier. Si l’on prévoit une subvention pour le wagon isolé, l’idée est de travailler avec les opérateurs pour que tous puissent en profiter. On quitte alors le secteur marchand. Le transport combiné fonctionne de la sorte : les plateformes sont subventionnées, ainsi que le service. L’aide à la pince est nécessaire. La logique pour le wagon isolé n’est guère éloignée, d’où l’idée d’une subvention pour tous.

Il n’y a pas qu’en France que le sujet se pose. C’est aussi le cas en Allemagne, qui a elle aussi un territoire étendu. Nous ne pouvons pas avoir que des trains complets, à moins de transférer tout le trafic hors trains complets sur la route.

L’idée que vous suggérez conduirait donc une super-DGITM à lancer des appels à manifestation d’intérêt tous azimuts. Nous l’avons fait pour Perpignan-Rungis : un appel à manifestation d’intérêt est une forme d’appel à la concurrence avec subventions. Je n’étais pas armé à l’époque pour lancer un appel d’offres de cette nature. L’idée est qu’un service soit subventionné – dans la limite de 30 % pour des services marchands – et que tous les concurrents puissent en bénéficier. Mais nous ne sommes pas en mesure aujourd’hui de proposer une délégation de service public pour les wagons isolés, avec des clients répartis dans toute la France. N’oublions pas que l’opérateur devrait gérer tous les aspects commerciaux. L’autorité organisatrice risque de voir ses usagers se plaindre. Je ne crois donc pas que nous soyons correctement équipés pour cela.

Je note au passage que le transport routier ne paie pas un certain nombre de ces coûts et qu’il émet des gaz à effet de serre. Sur certains trains complets, la concurrence existe. Des offres de transport combiné fonctionnent très bien. Grâce au regroupement des opérateurs, les trains partent complets et seulement le pic de trafic transite par la route. On a alors trouvé un équilibre économique entre la traction, l’infrastructure, etc. Les plates-formes voient leurs investissements subventionnés le plus souvent. Il est plus difficile de travailler sur des réseaux fins que lorsque les trafics sont concentrés.

 

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La commission procède à l’audition de M. Daniel Bursaux, président du Tunnel euralpin Lyon-Turin, ancien directeur général des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM).

 

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M. le président David Valence. Mes chers collègues, nous terminons notre journée d’auditions en accueillant un des prédécesseurs de M. Papinutti à la DGITM : M. Daniel Bursaux, actuellement président du Tunnel euralpin Lyon-Turin.

Monsieur le président, vous avez été directeur adjoint puis directeur du cabinet de M. Dominique Perben, ministre des transports, de l’équipement, du tourisme et de la mer, de 2005 à 2007 ; vous avez ensuite été, de 2007 à 2008, directeur général de la mer et des transports, puis, de 2008 à novembre 2014, directeur général des infrastructures, des transports et de la mer.

Pour les sujets qui occupent notre commission d’enquête, vous avez donc été le témoin de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire, vous avez participé à l’élaboration du Grenelle de l’environnement et à la préparation de la taxe poids lourds, dont on sait que l’abandon a singulièrement obscurci l’horizon des opérateurs de fret ferroviaire.

Vous étiez également à la manœuvre pour la réforme ferroviaire de 2014, et vous avez sans doute eu à connaître des échanges entre la France et la Commission européenne sur la question de la prise en charge des déficits de Fret SNCF par le groupe SNCF entre 2006 et 2019, prise en charge qui a conduit à l’ouverture de la procédure que l’on sait pour aides d’État illégales en janvier dernier.

À tous ces titres, votre témoignage nous sera précieux dans la mesure où vous avez été témoin de ces événements sur une durée relativement longue.

Enfin, vous présidez aujourd’hui un des plus grands projets d’infrastructure de notre pays, projet qui provoquera sans nul doute des modifications dans la géographie et dans l’économie du fret ferroviaire français.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Daniel Bursaux prête serment.)

M. Daniel Bursaux. Le sujet du fret ferroviaire a effectivement été évoqué à plusieurs reprises au cours de mon parcours professionnel. Le sujet majeur dont je me souviens et à propos duquel j’avais été conduit à rencontrer les organisations syndicales de la SNCF à plusieurs reprises concerne les mesures envisagées dans le cadre Grenelle de l’environnement, dont certaines ont mieux fonctionné que d’autres.

J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer au sujet de l’écotaxe poids lourds devant une commission d’enquête sénatoriale. Le texte avait été voté à l’époque à la quasi-unanimité dans les deux chambres. Cette mesure était très attendue. Elle poursuivait un double objectif : rendre le fret ferroviaire un peu plus compétitif et abonder les fonds disponibles pour financer les infrastructures. Au démarrage, cette taxe était censée rapporter de l’ordre d’un milliard d’euros par an, avec bien entendu la possibilité d’améliorer ensuite l’assiette ou le taux. Elle a été suspendue fin 2013 avant d’être définitivement abandonnée par Mme Royal en 2014, alors que le projet était presque prêt à démarrer sur le plan technique. De l’ordre de 200 000 poids lourds étaient enregistrés dans le système.

L’objectif du plan Borloo était de redynamiser le fret ferroviaire. Le premier axe consistait à développer des autoroutes ferroviaires. Lorsque j’étais au cabinet de M. Dominique Perben, nous avions lancé des toutes premières circulations sur l’autoroute ferroviaire alpine, qui est d’ailleurs malheureusement interrompue à cause de l’éboulement dans la vallée de la Maurienne. Deux autres projets majeurs étaient également prévus : Bettembourg-Le Boulou – qui a fini par fonctionner correctement – et l’axe Atlantique – qui n’a jamais pu démarrer pendant mon séjour à la DGITM en raison de difficultés qui n’avaient pas été appréhendées au démarrage, notamment des travaux complexes d’infrastructures. La LGV Tours-Bordeaux n’existait pas encore et emprunter la voie existante présentait des difficultés. Il s’agissait notamment d’adapter des tunnels au gabarit des trains. Nous avons donc assisté à une montée en puissance progressive du projet alpin tandis que la ligne Bettembourg-Le Boulou a fonctionné à partir de 2013. Je ne sais même pas si le projet atlantique a finalement démarré.

Le deuxième axe consistait à améliorer la desserte ferroviaire des ports. Il s’agissait notamment d’y créer des terminaux multimodaux. Un projet a été réalisé au Havre mais je n’ai pas eu de retours sur son fonctionnement et sur son économie. Un autre projet concernait le grand port maritime de Marseille au niveau du terminal de Mourepiane. Il était censé faciliter les transferts intermodaux entre les cargos et les trains. Un dernier projet significatif consistait à aménager l’axe Serqueux-Gisors pour faciliter le désenclavement du port du Havre.

Le troisième axe consistait à encourager le développement d’opérateurs ferroviaires de proximité. Quelques-uns ont été créés mais ces projets n’ont pas eu d’incidence significative sur le trafic global de fret.

Une aide au transport combiné a également été mise en place. Je n’ai pas le souvenir des taux exacts. Cette aide était censée faciliter l’intermodalité entre la route et le chemin de fer. Elle a été fort appréciée par les opérateurs de transport combiné. Tous les ans, des discussions assez fournies avaient lieu à propos des montants qui pouvaient être débloqués.

Un thème beaucoup développé visait à faire circuler des trains plus longs – plus de 750 mètres. Ce projet nécessitait de modifier certaines installations de signalisation, ce qui généré d’autres difficultés. Il me semble que quelques trains de 850 mètres circulent actuellement, l’objectif à terme étant de pouvoir les allonger à 1 000 mètres.

Enfin, des projets visaient à désaturer des nœuds ferroviaires. Le plus bel exemple que j’ai que j’ai en tête est le contournement ferroviaire de l’agglomération lyonnaise. À mon départ de la DGITM, la déclaration d’utilité publique était prête. J’étais convaincu que la branche nord du projet serait lancée dans les quelques années qui suivaient. Malheureusement, force est de constater que le projet n’a même pas encore démarré.

M. le président David Valence. Cela reste d’ailleurs une difficulté, y compris dans le cadre de vos responsabilités actuelles.

M. Daniel Bursaux. Effectivement. Les évolutions ponctuelles de services sont conduites assez rapidement mais les actions qui impliquent une adaptation des infrastructures sont beaucoup plus lourdes. Le dernier exemple que j’ai cité illustre peut-être le mieux les délais de réalisation parfois longs de ces projets.

Quelles sont les raisons pour lesquelles le fret ferroviaire ne fonctionne pas aussi bien que nous le voudrions ? Hormis les conséquences de l’abandon de la taxe poids lourds, on peut arguer que le fret ferroviaire est moins souple que le transport routier. Nos habitudes de consommation ont évolué, ce qui renchérit la problématique du dernier kilomètre. Indépendamment du coût, le fret ferroviaire est ainsi désavantagé hormis pour les matériaux pondéreux. Ces derniers étaient d’ailleurs le fleuron du fret pour la SNCF dans les années 1960 et 1970.

L’essor du trafic de trains de voyageurs a également pénalisé le fret ferroviaire. On peut se réjouir de voir les TER se développer alors que leur disparition était crainte au début des années 2000, quand la SNCF supprimait continuellement des lignes. Les trains de voyageurs occupent désormais davantage les voies, ce qui contraint les trains de fret à rouler de nuit. Le problème est que SNCF Réseau effectue ses travaux la nuit, ce qui perturbe le fonctionnement des lignes de fret. Certains trains rencontraient plusieurs zones de travaux sur leur parcours, ce qui allongeait les temps de parcours et pesait sur la fiabilité.

Le dernier élément de contexte est le fait que les charges sociales étaient plus élevées au moment du démarrage que chez les opérateurs privés qui ont accédé au marché.

En conclusion, je dirai que s’il existait une réelle volonté politique de développer le fret ferroviaire à la suite du Grenelle de l’environnement, des difficultés sont malheureusement apparues.

M. le président David Valence. Quel est selon vous le degré d’appétence des chargeurs pour le fret ferroviaire ? J’imagine que même si vous êtes plus spécifiquement en charge du projet de Lyon-Turin, vous échangez avec des chargeurs. Avec le recul, ressentez-vous un changement de paysage ? Les opinions à ce sujet ont été assez contrastées lors de nos auditions. Des intervenants ont notamment pointé le fait que la RSE était susceptible de pousser les entreprises à prendre en considération le transport de leurs marchandises par le rail ou à amplifier ce mode pour celles qui y avaient déjà recours. Le professeur Yves Crozet a cependant très fortement relativisé les potentielles augmentations de la part modale du fret ferroviaire.

Quel regard portez-vous sur la solution de discontinuité qui a été retenue par le Gouvernement pour éviter une possible condamnation de Fret SNCF avec des pénalités qui pourraient potentiellement dépasser les cinq milliards d’euros ? Quelle était votre appréciation de ce risque à l’époque où vous étiez en charge de ces questions ? Je pense notamment à la règle de l’investisseur avisé.

M. Daniel Bursaux. Je pense que le projet sur lequel je travaille est de nature à rendre les transports longue distance par le rail très compétitifs. J’espère qu’à terme, l’intégralité de la ligne Lyon-Turin sera modernisée et que les trains n’auront pas à gravir des côtes trop raides. Les chiffres qui circulent sont peut-être un peu optimistes mais il est question de faire circuler environ cent cinquante trains par jour sur cet axe. Je pense donc que le fret ferroviaire a toute sa place pour le transport longue distance et pour le trafic de transit – entre l’Espagne et l’Italie par exemple. Avec des infrastructures modernes, je n’imagine pas d’échec possible. Chaque année, autour de 40 millions de tonnes de marchandises transitent entre l’Italie et la France, dont seulement 3 à 4 millions de tonnes par le rail. Ce chiffre devrait pouvoir augmenter avec une infrastructure modernisée. On peut escompter une montée en puissance pour tendre vers 15 millions de tonnes sur l’axe Dijon-Modane et atteindre 25 ou 26 millions de tonnes une fois que le système sera entièrement opérationnel.

Je vous expose ici une analyse purement personnelle. Je pense que nous devrons nous interroger sur l’augmentation des péages routiers à travers les Alpes, avec des taxes de congestion et des taxes environnementales. Je lance également une idée à débattre, sur laquelle je n’ai pas d’opinion : ne devrions-nous pas envisager d’introduire des quotas pour le trafic routier, comme cela existe en Suisse et a existé en Autriche ? Dans la mesure où nous disposerons d’une infrastructure ferroviaire moderne et compétitive, nous pourrions peut-être déployer des mesures incitant à utiliser ce mode.

Quant aux risques de contentieux avec la Commission européenne, je n’ai pas le souvenir qu’ils aient fait l’objet d’une alerte particulière durant mon séjour à la DGITM. On pouvait imaginer qu’un tel risque puisse exister dans la mesure où la SNCF absorbait les déficits de Fret SNCF, mais ce sujet n’était pas jugé préoccupant. On peut regretter a posteriori de ne pas l’avoir mieux anticipé, et que des concurrents aient fini par déposer plainte. La SNCF a par ailleurs lancé des réorganisations et des plans de développement, contribuant à réduire le déficit annuel. Et effectivement, l’ampleur du déficit s’est réduite pendant quelques années.

M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Vous venez de formuler une proposition à débattre. Elle a visiblement été nourrie par votre vécu sur le territoire alpin. Une telle mesure aurait un caractère coercitif – n’ayons pas peur des mots. Avez-vous d’autres propositions de mesures qui seraient susceptibles de contribuer au rééquilibrage intermodal ? De telles mesures vous paraissent-elles possibles, nécessaires, urgentes ?

Vous avez souligné à plusieurs reprises que les investissements ferroviaires sont à la fois lourds et de long terme. Vous avez cité l’exemple du contournement ferroviaire de Lyon. Vous avez également fait allusion à un projet au niveau du terminal de Mourepiane à Marseille, qui n’est toujours pas d’actualité. Enfin, étant normand, je sais que la ligne Serqueux-Gisors vient à peine d’être livrée.

Compte tenu de la temporalité longue des investissements, pensez-vous que l’État ait été à la hauteur de ses responsabilités depuis le début du XXIe siècle ? Il se serait agi de garantir aux transporteurs de fret – en particulier de fret ferroviaire – un avenir plus apaisé que celui qui se dessine aujourd’hui.

M. Daniel Bursaux. Je ne fais qu’évoquer la possibilité que la question des quotas soit examinée. Ce n’est pas une position personnelle. Je pense simplement qu’il serait intéressant de pouvoir en débattre au cours des dix prochaines années.

S’agissant des possibles mesures complémentaires, plusieurs sont compatibles avec les règles fixées par la Commission européenne. Je pense par exemple à la majoration des tarifs de péage sur les autoroutes alpines pour des considérations environnementales. Les montants autorisés ne permettraient cependant pas de dégager des centaines de millions d’euros mais ils contribueraient dans une certaine mesure au financement des travaux d’infrastructures ferroviaires.

Je pense également que les sujets du Grenelle de l’environnement pourraient être de nouveau examinés voire réactualisés ou reformatés. J’ignorais que le projet de Mourepiane n’avait pas encore abouti.

On ne peut guère accuser l’État d’avoir fait preuve d’inaction. Lorsque je travaillais au cabinet de Dominique Perben, un premier audit de l’École polytechnique fédérale de Lausanne montrait déjà que l’état du réseau nécessitait une montée en puissance des investissements – ceux de régénération en particulier. Peut-être ces actions n’ont-elles pas été conduites avec l’intensité nécessaire mais force est de constater que des moyens ont été déployés pour permettre la modernisation du réseau ferré dans les conditions les plus acceptables.

J’en reviens à la réflexion qu’il est complexe d’organiser des travaux sur une ligne dont l’exploitation est maintenue. Il est prévu de consacrer 2,8 milliards d’euros par an à la régénération du réseau, ce qui nécessitera de gérer de nombreuses perturbations sur le trafic existant.

Il est fait état d’un projet de commande centralisée du réseau, ce qui permettrait de réaliser des économies sur la gestion du réseau. Je n’ai plus les montants en tête mais les coûts sont très élevés.

Aussi, même si je pense qu’il est encore possible d’améliorer le système, je ne pense pas que l’on puisse accuser l’État de n’avoir pas pris conscience du sujet et de ne pas avoir déployé des moyens dans la mesure de ses capacités budgétaires, ou à tout le moins assuré la montée en puissance de ces moyens.

M. le président David Valence. Les reproches adressés à l’État portent davantage sur le défaut de stratégie claire que sur le manque de moyens déployés. Par exemple, le président Farandou a déclaré devant nous qu’à son sens, l’ouverture à la concurrence n’a pas eu pour effet de dynamiser la demande de fret ferroviaire. Pour que la libéralisation produise des effets bénéfiques – comme on a pu le voir dans d’autres pays – une stratégie claire est requise. Effectivement, comme vous l’avez souligné, à partir de 2003, les montants consacrés aux investissements ferroviaires ont augmenté.

Mme Mireille Clapot (RE). Je suis députée de la Drôme et à ce titre le projet Lyon-Turin me concerne directement. De nombreux camions circulent sur l’autoroute A7. Ma question porte sur le degré d’acceptation de ces nouvelles infrastructures par la population. Par ailleurs, l’évolution des modes de consommation, notamment le commerce électronique, fait que nos concitoyens ont pris l’habitude de se faire livrer chez eux, ce qui les a rendus moins tolérants à l’égard des perturbations liées à des travaux et autres. Comment lever cette contradiction ?

M. Daniel Bursaux. Le projet de construction du tunnel dont j’ai la charge a suscité des oppositions chez les riverains. Au-delà du tunnel, l’infrastructure s’étend sur quelque 150 kilomètres. Nous ne pouvons malheureusement pas supprimer les nuisances du chantier du tunnel – bruit, poussière, etc. – mais l’acceptabilité du projet sur sa section internationale entre Saint-Jean-de-Maurienne et Suse progresse d’autant mieux parmi la population que celle-ci est de plus en plus excédée par le trafic de poids lourds. Cette infrastructure moderne et performante permettra un report significatif de la route vers le rail. Nous allons devoir transporter des millions de tonnes de matériaux pendant le percement du tunnel mais nous faisons en sorte que les nuisances pour les populations locales soient réduites le plus possible.

Au risque de me répéter, je pense que sans infrastructure moderne, nous ne pourrons pas voir de report modal au profit du rail entre la France et l’Italie.

Si le trafic augmente, comme nous l’espérons tous, à l’ouverture de la section internationale, nous devrions également voir le trafic de fret augmenter sur la ligne historique. Il n’est pas exclu que les riverains se plaignent de cet accroissement. D’où l’idée de créer une nouvelle liaison au nord de Modane avec toutes les insonorisations qui conviennent. D’ailleurs, une bonne partie de la section entre Lyon et Saint-Jean-de-Maurienne sera organisée en tunnels. Nous devrons également faire preuve de pédagogie en expliquant que des investissements sont nécessaires pour atteindre les objectifs de développement du fret ferroviaire entre la France et l’Italie. Il serait illusoire de penser que la moitié des 43 millions de tonnes qui circulent entre les deux pays pourrait transiter par le rail simplement avec le nouveau tunnel et sans rénover les autres infrastructures. Le tronçon entre Saint-André-le-Gaz et Chambéry comporte une voie unique. Il ne sera donc pas possible d’y faire circuler des trains de fret compte tenu du trafic de TER et de TGV. Cela ne semble pas évident non plus pour l’autre voie qui longe le lac du Bourget.

M. le président David Valence. Comment expliquez-vous que le débat sur la liaison Lyon-Turin se focalise sur les voies nouvelles d’accès alors que le premier des préalables est le contournement de Lyon ?

M. Daniel Bursaux. Depuis que le sujet du contournement de Lyon a été lancé, d’abondantes discussions ont eu lieu, notamment avec les collectivités. Je pense que le projet a fini par se stabiliser. Vu le niveau du trafic dans l’agglomération lyonnaise, nous voyons que pour développer le fret un tant soit peu, la priorité est la désaturation de ce nœud ferroviaire, ce qui nécessite des travaux.

M. le président David Valence. Le projet n’a guère avancé récemment…

M. Daniel Bursaux. C’est le moins que l’on puisse dire. Quoi qu’il en soit, le contournement de Lyon, notamment dans sa partie nord, apparaît comme totalement essentiel. Ce projet devra faire l’objet d’un avant-projet détaillé, dont j’espère que les études pourront démarrer rapidement. J’espère que nous pourrons alors communiquer sur l’intérêt du projet et contribuer avec les autres acteurs à sa meilleure intégration dans le site. En outre, il est prévu que la majeure partie de l’infrastructure sera constituée de tunnels. Cela engendre des coûts supplémentaires et complique le lancement du projet.

La séance s’achève à dix-sept heures quarante-cinq.

 

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Mireille Clapot, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc