Compte rendu
Commission d’enquête
sur la libéralisation
du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir
– Table ronde sur la place du fret ferroviaire dans la logistique de grands acteurs économiques :
– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Gibelin, vice-président du conseil régional d’Occitanie, pour Régions de France 13
– Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Debaisieux, président-directeur général de Railcoop 23
– Présences en réunion................................32
Jeudi
26 octobre 2023
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 21
session ordinaire de 2023-2024
Présidence de
M. David Valence,
Président de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures.
La commission organise une table ronde sur la place du fret ferroviaire dans la logistique de grands acteurs économiques.
M. le président David Valence. Nous commençons cette journée d’auditions par une table ronde rassemblant de grands acteurs économiques de notre pays. Nous les interrogerons sur leur filière logistique, en sachant qu’ils sont peut-être moins spontanément engagés dans le fret ferroviaire, voire pas du tout, par rapport aux intervenants que nous avons reçus jusqu’à présent. Je ne doute pas que cet exercice sera instructif pour cette commission d’enquête.
Nous sommes donc heureux d’accueillir, pour le groupe La Poste, M. Philippe Dorge, directeur général adjoint du groupe en charge de la branche Services, courrier et colis et M. Christophe Baboin, directeur Transport et livraison. Nous recevons également M. Bruno Meneret, directeur national Transport du groupe Auchan, en visioconférence ; ainsi que, pour le groupe Amazon, M. Yohan Benard, directeur des affaires publiques France et Europe, et Mme Claire Scharwatt, directrice des affaires publiques France.
Cette commission a été lancée à l’initiative du groupe de la Gauche démocratique et républicaine, pour répondre à une double interrogation.
Nous souhaitons d’abord comprendre les raisons du déclin de la part modale du fret ferroviaire en France depuis le début des années 2000, et plus globalement d’ailleurs, puisqu’il était engagé auparavant, depuis la fin des années 1970. Nous cherchons également à cerner le rôle qu’a pu jouer dans ce déclin la libéralisation du marché sous l’effet des deux premiers paquets européens concernant le transport de marchandises appliqué en France à partir des années 2005-2006. Ensuite, la commission s’interroge sur la décision de discontinuité retenue par le ministre des transports pour protéger Fret SNCF d’une éventuelle condamnation à rembourser les aides publiques regardées comme suspectes par la commission européenne et qui ont donné lieu à l’ouverture d’une enquête approfondie en janvier 2023.
Le cycle d’auditions de cette commission d’enquête touche à sa fin. Il est important pour nous, après avoir reçu les principales associations représentant les chargeurs, d’entendre des entreprises jouant à divers titres un rôle majeur dans la vie économique de notre pays et dans l’évolution des pratiques de consommation des Français. Nous serons donc heureux de recueillir votre témoignage sur l’organisation de votre logistique et sur le rôle que joue ou que pourrait y jouer le fret ferroviaire. Quels modèles économiques et quels cadres juridiques permettraient, selon vous, de redynamiser le fret ferroviaire dans vos projets de décarbonation ? Dans quelles proportions vos infrastructures, notamment les plateformes logistiques que vous utilisez, sont raccordées au réseau ferré ou pourraient l’être, ou à d’autres modes lourds, notamment le fluvial ?
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »
(Mme Claire Scharwatt et MM. Philippe Dorge, Christophe Baboin, Bruno Meneret et Yohan Benard prêtent serment.)
M. Philippe Dorge, directeur général adjoint du groupe La Poste en charge de la branche Services, courrier et colis. La Poste est confrontée à un choc de transformation, tout d’abord en raison de la baisse massive du courrier traditionnel, de 18 milliards de lettres en 2008 à 6 milliards de lettres cette année et, certainement, 3 milliards en 2030. Dès lors, nous mutualisons au maximum nos activités dans nos organisations logistiques et de travail, avec le colis et les services. De plus, le colis ne compense pas en volume et en activité la baisse du courrier traditionnel. Aujourd’hui, 80 % des Colissimo sont distribués par nos facteurs. Notre modèle est donc finalement un modèle de transport en commun de la petite marchandise.
La spécificité du profil de nos flux les rend peu adaptés au transport par train de marchandises : il s’agit de flux très égrenés, très diffus à collecter et à distribuer, légers et qui sont destinés à parvenir très rapidement au client final, en J+1 à J+3. Ils ne se prêtent donc pas à du stockage intermédiaire. Cependant, le groupe La Poste est engagé dans une stratégie de décarbonation et dans une trajectoire de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre, conformément à l’accord de Paris. Nous avons pris un premier engagement de réduction de 30 % de nos émissions entre 2013 et 2025, et nous allons le tenir : cette année, nous sommes à – 27 % sur la branche Services, courrier et colis en France depuis 2013.
Nous avons également pris un deuxième engagement de « zéro émission nette » à l’horizon 2040. Il s’agit là d’un objectif extrêmement ambitieux de décarbonation et de réduction de près de 90 % de nos gaz à effet de serre à l’horizon 2040. Pour y parvenir, nous travaillons sur chaque maillon de nos activités. Dans ce cadre, le sujet ferroviaire a toute sa place. Les bâtiments représentent 12 % de nos émissions, contre 31 % pour le premier et le dernier kilomètre. L’électrification de nos véhicules constitue un enjeu majeur. Aujourd’hui, 33 % de nos véhicules pour le premier et le dernier kilomètre sont électriques, soit 18 000 véhicules, et nous cherchons à atteindre 80 % de nos kilomètres en décarboné en 2030, à la fois par l’électrification et par les vélos cargos et autres moyens vélo.
Le transport national représente 54 % de nos émissions. Nous utilisons très peu le fret ferroviaire : essentiellement pour les produits les plus les plus lents, c’est-à-dire les produits à sept jours, dont notamment le marketing direct. Nous effectuons dans ce cadre des liaisons avec des caisses mobiles. Avec la nouvelle gamme courrier dont nous disposons depuis le mois de mars, nous avons mis fin cette année aux trois liaisons quotidiennes aériennes que nous assurions dans l’Hexagone, pour un gain estimé de 9 500 tonnes de dioxyde de carbone par an. Nous travaillons également à la décarbonation de notre transport routier et il s’agit là d’un défi de taille, dans la mesure où les solutions énergétiques ne sont pas forcément disponibles sur des longues distances et de façon industrielle. Deux énergies de transition sont ici impliquées : le biogaz et les biocarburants. À la fin de l’année, cette solution nous permettra d’atteindre 4 % de décarbonation. Nous avons abandonné le diesel et nous travaillons sur deux énergies bas carbone : l’électrique et l’hydrogène.
Sur ce maillon national, il existe un fort intérêt à développer le fret ferroviaire pour nos activités. Nous avons présenté nos besoins à la fois aux filiales opérationnelles de SNCF, mais aussi dans un plan transport plus stratégique. J’ai bon espoir que nous puissions avancer dans ce domaine. Au premier semestre 2023, nous avons présenté à nos interlocuteurs, Naviland Cargo et VIIA, nos quatre cent trente lignes routières nationales, nos besoins et nos contraintes, à la fois pour le colis et pour le courrier, sur des distances supérieures à 500 kilomètres.
Techniquement, cette solution est possible, dans la mesure où nous disposons de caisses mobiles qui transportent à la fois le courrier ou le colis. Ces caisses mobiles peuvent être tractées sur des poids lourds, mais elles peuvent être aussi placées sur des wagons de fret. Surtout, le fret ferroviaire occasionne 60 % d’émissions de gaz à effet de serre de moins qu’une traction poids lourd thermique, soit un gain notable.
Pour aller plus loin, nous travaillons également sur un certain nombre de sujets. Je pense notamment à la nécessité de bénéficier de départs de trains plus précoces le soir. À l’heure actuelle, les arrivées sont trop tardives le lendemain matin pour permettre une distribution le jour même. Encore une fois, nous opérons des flux « chauds » et fluides, qui ne peuvent pas être confiés à des entrepôts de stockage. De plus, puisque le courrier diminue, nous ne pouvons pas affréter des trains complets. Il nous faut trouver des solutions à travers d’autres produits et travailler sur les aléas, pour délivrer nos produits dès le lendemain.
En conclusion, nous avons intérêt à développer le fret ferroviaire et nous avons bon espoir de progresser dans cette voie.
M. Bruno Meneret, directeur national Transport, groupe Auchan. Je suis directeur Transport national sur la partie B to C et le dernier kilomètre. Mon intervention se concentrera sur nos activités en France. À ce titre, nous sommes distributeurs et nous livrons les magasins grand et petit format à partir de quarante-cinq entrepôts sur le territoire national. Nous effectuons cette distribution dans des délais assez courts, « A pour A » et « A pour B », soit des livraisons en flux tendus. Environ 1 500 à 2 000 camions effectuent en moyenne 200 kilomètres tous les jours pour livrer les magasins.
Notre organisation de transport fonctionne sur le principe de juste à temps, avec une exigence de ponctualité extrêmement forte vis-à-vis des magasins, la qualité de service étant prépondérante dans nos organisations afin que l’ensemble de la chaîne logistique puisse acheminer les marchandises dans l’ordre, dans les délais, et surtout vers un certain nombre de magasins qui n’ont pas de stocks. Au sein de cette organisation, nous disposons néanmoins d’entrepôts nationaux pour le non-alimentaire ou pour livrer un certain nombre de flux qui proviennent de l’international, principalement des flux non alimentaires également. Nous utilisons de manière modérée le transport combiné, qui est adapté aux longues distances, quand il parvient à respecter nos exigences de ponctualité et de compétitivité économique.
Nous avons subi de nombreux aléas liés à la qualité de service des opérateurs, si bien qu’au fil des années, l’utilisation de ce mode de transport a été réduite, compte tenu des exigences auxquelles nous sommes soumis. Je pense notamment aux grèves, aux pannes ou aux travaux. Les principales problématiques concernent le manque de fiabilité et l’absence de réponses et de traçage sur les caisses envoyées en transport combiné. Les sillons de fret ne sont pas prioritaires en cas d’aléa et nous nous heurtons dans ce cas à de réels dysfonctionnements, sans disposer de l’information correcte pour avertir des problèmes rencontrés nos magasins ou les différents destinataires.
Pour autant, nous nourrissons des ambitions importantes en matière de décarbonation. Au sein du comité climat du groupe Auchan, nous avons inscrit des démarches de réduction de l’empreinte carbone. À l’horizon 2030, ces démarches doivent nous permettre d’obtenir une décarbonation de 80 à 90 % sur le fret. La distance moyenne de 200 kilomètres déjà évoquée se prête peu à l’heure actuelle à l’utilisation du mode ferroviaire et du transport combiné. Dès lors, l’essentiel de nos ambitions de décarbonation concerne surtout les carburants et les types de matériels. Pour parvenir à nos objectifs sur le dernier kilomètre pour des livraisons à l’intérieur des zones à faiblesse émission (ZFE), nous mettons en place des matériels électriques et des porteurs électriques – nous sommes d’ailleurs en test sur six porteurs en région parisienne. Nous équipons nos poids lourds pour le biométhane et le biocarburant B100.
Nous réfléchissons également à utiliser le combiné de manière plus importante, notamment pour tous nos entrepôts grandes distances. L’offre des opérateurs s’améliore et le niveau de qualité obtenue devrait nous permettre de basculer une part beaucoup plus importante de notre fret au départ de ces entrepôts nationaux vers du combiné. La réflexion portera donc sur la possibilité de fiabiliser ce transport, pour remplir notre objectif de décarbonation sans obérer les contraintes de qualité de service que nous devons à nos magasins. Une fois encore, il est impensable de ne pas pouvoir disposer d’une information en cas de retard, renseigner nos clients et trouver des alternatives rapidement. De même, si un opérateur manque un sillon, nous sommes obligés d’attendre quarante-huit heures supplémentaires, soit un délai complètement rédhibitoire dans nos métiers.
Nous avons repris des échanges avec les opérateurs de transport combiné, qui nous font part de certaines problématiques, comme la hausse des coûts des prestataires intermodaux ou des coûts de l’énergie. Mais les principaux problèmes concernent le retour d’information, le traçage et la qualité des opérations. Or cette qualité est notamment liée à la qualité du réseau et des infrastructures.
Au sein de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), nous avons travaillé sur la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, qui a notamment été réalisée par le ministère des transports. Nous sommes particulièrement intéressés, dans la mesure où nos préoccupations sont concentrées sur les trois axes consignés dans cette stratégie nationale. Les soixante-douze mesures répondent ainsi entièrement à nos besoins pour développer le fret d’une manière plus proactive.
M. Yohan Benard, directeur des affaires publiques France et Europe, Amazon. J’évoquerai tout d’abord Amazon en France, avant de détailler notre stratégie en matière de développement durable et le rôle que joue le rail dans cette stratégie. Nous sommes présents en France depuis l’an 2000, avec l’ambition de fournir aux Français les produits dont ils ont besoin, au juste prix, partout sur le territoire. À cet effet, nous avons investi depuis 2010 plus de 20 milliards d’euros dans nos activités françaises. Nous avons aujourd’hui plus de 20 000 salariés et nous avons été peut-être le principal créateur d’emplois en France depuis 2010, en emplois nets.
Notre réseau logistique comprend aujourd’hui plus de trente-cinq sites sur l’ensemble du territoire, qu’il s’agisse des sites de stockage, des centres de tri ou des agences de livraison qui permettent justement de livrer ces produits dont les Français ont besoin, partout sur le territoire.
Nous sommes naturellement très engagés dans la réduction de nos émissions de dioxyde de carbone.
Nous avons pris cet engagement climatique à l’échelle globale dans le cadre du Climate Pledge, dont nous sommes le cofondateur et qui réunit aujourd’hui plus de quatre cents entreprises. Cet engagement nous conduit à mener un certain nombre d’actions. Notre modèle est celui du « transport en commun », un modèle intrinsèquement vertueux puisque, de la même manière que pour le transport en commun de voyageurs, le transport en commun de marchandises permet de réduire les émissions par la mutualisation sur laquelle il s’appuie.
Mais il nous faut aller plus loin, selon plusieurs axes de développement. L’un de ces axes concerne notre action sur le mix énergétique : nous sommes devenus le principal acheteur privé d’énergies renouvelables en Europe, avec plus de cent soixante sites solaires et éoliens. Nous sommes également très engagés dans un effort de réduction des émissions liées au transport : nous avons décidé de consacrer plus d’un milliard d’euros en Europe à l’électrification et à la décarbonation de notre flotte de transport, dont 250 millions d’euros pour la France.
Nous obtenons aujourd’hui des premiers résultats très encourageants : nous avons l’an dernier délivré plus de 20 millions de colis en France par le biais soit de vélos cargos, soit de véhicules électriques, soit de livraisons à pied. Ces modes de livraison représentent aujourd’hui à Paris plus des deux tiers de nos livraisons. Nous poursuivons dans cette direction afin d’augmenter cette proportion et de réduire notre empreinte carbone.
Le rail constitue un mode de transport extrêmement vertueux, dont la consommation de carbone est de 60 % inférieure à celle de la route. Le rapport du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) publié l’année dernière évoquait quant à lui un taux de 80 %. Nous privilégions donc ce mode de transport dans la mesure du possible. Nous opérons aujourd’hui plus d’une centaine de trajets par le rail en Europe. Il faut utiliser ce mode de transport là où il a du sens. Il permet notamment de réallouer les stocks et de réaliser des mouvements d’inventaires entre les différents entrepôts de notre réseau, de manière très efficace.
Nous avons développé le fret ferroviaire dans ce cadre avec un certain nombre de partenaires. Nous sommes par exemple partenaires de CargoBeamer, entreprise allemande, mais aussi de VIIA, filiale de la SNCF, pour des trajets sur l’axe nord-sud et pour des distances supérieures à 500 kilomètres.
M. le président David Valence. Je vous remercie de nous avoir montré que l’invitation que nous vous avions adressée était fondée. Le fret ferroviaire fait partie des modes de transport alternatifs pour vos stratégies de décarbonation, même s’il ne s’agit pas du premier levier que vous activez.
Monsieur Dorge, quel est votre regard sur le modèle de trains navettes pour le transport des colis que la poste suisse essaye de développer ? En Suisse, cette solution est présentée comme la véritable solution d’avenir et fait l’objet d’une expérimentation depuis l’année dernière. Elle se caractérise par des locomotives hybrides aux extrémités et six wagons qui peuvent transporter jusqu’à douze conteneurs. Ces wagons sont de plus facilement interchangeables. Que pensez-vous de cette expérimentation actuellement menée en Suisse, pays « idéal » du ferroviaire à la fois pour le transport de marchandises et pour le transport de voyageurs ? Ces solutions ne sont pas toujours duplicables, mais j’aimerais connaître votre avis.
Monsieur Meneret, pouvez-vous nous fournir plus de détails sur vos attentes en termes de fiabilité ? Quels sont les leviers que les diverses entreprises ferroviaires pourraient actionner pour gagner en fiabilité ?
M. Benard, vous avez évoqué les flux de marchandises d’Amazon à l’étranger. Pourriez-vous dresser une comparaison du fonctionnement du fret ferroviaire entre l’Allemagne et la France ?
M. Philippe Dorge. L’expérimentation menée en Suisse constitue un investissement technique pertinent qui doit contribuer à répondre aux besoins d’amélioration du temps de transit, afin de gagner ces deux heures essentielles. Nous privilégions toutes les solutions permettant d’éviter une arrivée très tôt ou très en amont avant le départ du train. Les gains de temps sont évidemment particulièrement recherchés et les solutions modulaires sont à ce titre pertinentes. Encore une fois, ces solutions sont de nature à permettre une mutualisation de nos volumes avec ceux d’autres chargeurs. Il importe également de viser le « zéro vide » dans une traction. Elles doivent également nous aider à limiter les aléas dont j’ai parlé.
M. Yohan Benard. Les problèmes de fiabilité résident principalement dans la gestion de l’information. En tant qu’utilisateurs du transport combiné, nous passons par des opérateurs qui, eux-mêmes, sont en relation avec le réseau ou les intervenants du ferroviaire. Nous déplorons qu’en cas d’événements de toute nature, nous ne disposions pas d’information descendante pour connaître la situation et la localisation de notre fret. La transmission de cette information est soit inexistante, soit tellement lente qu’elle en devient complètement incompatible avec le flux tendu autour duquel nous organisons nos transports.
Tous les opérateurs de la grande distribution ont mis en place des « plateformes d’interchange » et utilisent le traçage. Nous géolocalisons les véhicules : les cartes de géorepérage (geofencing) nous permettent de connaître l’emplacement de nos camions, d’anticiper les retards, de prendre des mesures alternatives en cas de problème et d’avertir nos magasins, puisque ces derniers sont connectés à ces plateformes de traçage.
Parmi les différents leviers d’amélioration, le principal concerne la mise en place de plateformes d’interchange, qui nous permettraient non seulement d’échanger des documents numérisés, mais également de disposer d’informations pour les clients et les opérateurs, afin de nous permettre de situer nos marchandises, de comprendre les problèmes et de réagir très rapidement. Il s’agit d’anticiper et de pouvoir dialoguer quasiment en temps réel avec les différents intervenants de la chaîne de flux. Ces technologies, parfaitement maîtrisées par les transporteurs et les chargeurs, sont essentielles dans nos domaines d’activité.
M. Yohan Benard. Le rail bénéficie d’avantages majeurs, qu’il convient de préserver, en termes de mutualisation, de compétitivité-coût et d’environnement. Au-delà, il est certainement possible d’améliorer ces avantages et d’en rechercher d’autres. Je pense notamment à l’intermodalité, dans la mesure où le réseau ferré actuel ne relie pas l’ensemble des points d’origine et de destination des marchandises. Il est essentiel d’intégrer la dimension intermodale dans les investissements réalisés en matière de conception du réseau.
Aujourd’hui, puisque le rail ne va pas d’un entrepôt à un autre, il est obligatoire de passer en partie par la route. Une intermodalité doit être organisée au niveau des terminaux ferroviaires. Des entreprises françaises conduisent très bien ce travail, dont l’entreprise alsacienne Lohr, qui fabrique des terminaux permettant aux poids lourds de monter directement sur les trains. Ces solutions concourent à concevoir le transport de bout en bout, d’une manière efficace à la fois sur le plan économique et sur le plan environnemental. Par ailleurs, je rejoins les propos des précédents intervenants : la prévisibilité et la fiabilité sont essentielles. Afin de conserver la confiance de nos clients, nous devons être sûrs à plus de 90 % que le chargement arrivera bien à bon port en temps voulu.
Tels sont, à grands traits, les éléments qu’il convient d’avoir en tête pour faire fonctionner le fret de manière satisfaisante.
M. le président David Valence. Pouvez-vous nous donner des éléments de comparaison entre la France et l’Allemagne ?
M. Yohan Benard. Nous opérons un réseau au niveau du marché unique européen ; nos investissements interviennent partout en Europe. Dans certains territoires, comme l’Allemagne, le fret ferroviaire est plus répandu. Cependant, je pense qu’il est tout à fait possible dans un pays comme la France, dont la place est centrale en Europe, de recourir davantage au fret. Amazon était associé en 2021 à l’année européenne du rail. Par rapport à 2022, notre activité de fret ferroviaire a augmenté de 50 % en France. Dès lors, il est parfaitement envisageable d’employer le rail, là où il est utile ; c’est-à-dire, pour ce qui nous concerne, dans les mouvements d’inventaires qui se déploient d’un site de stockage vers un autre site de stockage.
M. le président David Valence. Le plus faible taux d’émission qui est généralement accordé au rail dépend en réalité à la fois de la distance parcourue et de la définition retenue concernant ce taux d’émission. En effet, si l’on considère uniquement les émissions de gaz à effet de serre, le rail est trois fois moins émetteur que la route ; mais lorsque les particules fines sont intégrées dans le calcul, les émissions sont cinq fois moins importantes. Le mode ferroviaire présente en outre l’avantage d’être faiblement consommateur en énergie par rapport à la route, ce qui constitue un de ses intérêts pour la valorisation des stratégies de développement durable des différentes entreprises.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je m’adresserai successivement à chacun d’entre vous.
Monsieur Dorge, j’ai noté que pour le groupe La Poste, le fret ferroviaire constitue un outil intéressant pour les produits à J+7 par caisse mobile. Vous menez un travail avec les opérateurs pour surmonter des difficultés d’organisation, notamment pour un départ plus précoce des trains le soir. Vous avez également fait allusion à vos difficultés pour affréter des trains complets, qui vous incitent à privilégier la mutualisation. Pourriez-vous préciser la nature des flux, s’agissant des produits à sept jours ? Comment appréciez-vous la relation client que déploient vos différents interlocuteurs ? La dimension commerciale est-elle suffisamment développée chez les opérateurs pour vous permettre d’atteindre les objectifs que le groupe La Poste poursuit ?
Monsieur Meneret, un accord a été conclu dans les années 2010 entre un certain nombre d’enseignes – Auchan, mais également Conforama, Casino, Castorama ou Ikea – et le gestionnaire de réseau afin de lancer des études et examiner la mise en place de transport combiné différents axes comme Rennes-Lyon ou Dourges-Lyon. Ce travail, réalisé avec le concours de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) augurait effectivement d’un resserrement des liens entre le gestionnaire de réseau et les enseignes en développement sur notre territoire. Or vous indiquez que l’attirail du combiné concerne pour vous les flux non alimentaires à l’international. Vous invoquez donc à juste titre un certain nombre d’aléas techniques, qui se sont traduits par la réduction du recours au fret ferroviaire lors des dix dernières années. À l’échelle de votre groupe, voire à celle de la grande distribution, quel bilan dressez-vous de ces dix dernières années ?
Vous avez également évoqué de manière tout à fait intéressante la stratégie nationale pour le développement du fret. Parmi les soixante-douze mesures de cette stratégie nationale mises en œuvre depuis 2021, quelles sont celles qui vous semblent les plus significatives ? Cette question s’adresse aux autres intervenants, du reste…
Monsieur Benard, vous avez indiqué que le réseau logistique d’Amazon comprend aujourd’hui plus de trente-cinq sites sur l’ensemble du territoire français. Vous avez évoqué une progression de 50 % de votre trafic de fret ferroviaire entre 2022 et 2023. Sur quels types de trafic avez-vous réalisé ces gains ? Il semblerait que dans certains de ces sites, vous disposeriez de facultés de raccordement au rail relativement opportunes, par exemple à Brétigny-sur-Orge. Votre entreprise envisage-t-elle d’implanter ses futures installations de stockage à proximité d’installations ferroviaires ?
M. Philippe Dorge. Les produits « sept jours » ou J+7 concernent essentiellement tout ce qui peut être acheminé de façon lente. Il peut s’agir du courrier relationnel de grandes entreprises, mais également des courriers publicitaires. Cependant, le potentiel le plus important concerne les flux « chauds ». Je rappelle que, contrairement au groupe Amazon, La Poste ne possède pas d’entrepôts. Nous collectons le courrier et les colis chaque jour, nous les concentrons, puis nous devons les distribuer le plus rapidement possible dans les deux à trois jours suivants. En outre, nous devons répondre aux obligations de qualité de service sur ces flux « chauds », qui sont notamment établies par l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP). Nous travaillons avec la SNCF et ses filiales pour lever des freins et gérer correctement ces flux « chauds », surtout sur les axes nationaux et spécialement en nord-sud. Certaines de nos installations sont en outre raccordées, notamment la plateforme de Dourges au sud de Lille ou celle de Valenton en Île-de-France. Nos caisses mobiles et nos tractions routières sont capables de rejoindre des gares multimodales.
J’estime que nos besoins sont bien compris par nos interlocuteurs. Il s’agit d’abord des opérateurs, notamment Naviland et VIIA, deux filiales de la SNCF. Au printemps 2023, nous avons mis à leur disposition nos cartographies, c’est-à-dire nos quatre cent trente lignes routières nationales pour le colis et le courrier, ces flux « chauds » que j’ai précédemment mentionnés. Ces informations ont été transmises afin d’étudier la manière dont les cahiers des charges et les horaires de départ et d’arrivée pourraient être améliorés.
Il faut également mentionner un deuxième niveau, plus stratégique, de nos relations avec la SNCF. Il concerne les sillons, en lien avec la direction Plan transport et ingénierie, qui travaille plutôt sur les infrastructures. Nous travaillons pour lever les freins concernant les horaires, mais aussi pour mutualiser les différents chargeurs et améliorer les connexions entre nos installations et nos routes.
M. Bruno Meneret. Vous avez évoqué l’accord de 2010 avec différentes enseignes de la distribution et les perspectives qui ont pu être ouvertes. Depuis 2010, le schéma de distribution et les organisations logistiques ont évolué chez les retailers. En 2010, le schéma des flux portait sur des distances plus longues que celles que nous connaissons aujourd’hui. Une phase de « retailisation » est ensuite intervenue : nous avons mutualisé dans nos entrepôts tous les stocks et tous les produits concernant l’ensemble des formats de magasins, qu’il s’agisse des « hyper », des « super » ou des « proxi ». En conséquence, nous avons encore raccourci la distance kilométrique entre nos magasins et nos entrepôts et nous avons massifié la charge dans nos camions.
L’ambition économique et de service consiste ici à obtenir une saturation des moyens proche de 98 %, et une utilisation des moyens pour diminuer les parcours à vide sous forme de flotte dédiée. Vous avez évoqué les lignes Rennes-Lyon ou Dourges-Lyon. Mais lorsque nous devons livrer Rennes, j’utilise mon entrepôt de Saint-Pierre-des-Corps, pour y concentrer 100 % des flux. Alors que nous avions hier des entrepôts nationaux, nous sommes passés à des entrepôts régionaux, bi-régionaux ou binationaux. Cette recomposition des flux a, in fine, contribué à restreindre l’utilisation du fret ferroviaire.
Le bilan que je peux dresser du mode ferroviaire, notamment du combiné, sur les dix dernières années est effectivement très mitigé chez Auchan, mais aussi plus largement chez d’autres distributeurs. Les raisons tiennent essentiellement au manque de compétitivité, de réactivité, d’agilité et de qualité. Ces points sont d’ailleurs bien mis en lumière dans l’état des lieux de la stratégie nationale pour le développement ferroviaire.
Même si ce mode propose des solutions extrêmement intéressantes, notamment pour l’enjeu de la décarbonation, le principe de réalité ne doit pas être perdu de vue. À chaque fois que nous avons voulu développer cet axe, nous avons été souvent très déçus et l’impact chez nos clients magasins a été extrêmement défavorable. Par conséquent, il est absolument nécessaire d’améliorer la concertation pour la mise en place de ces organisations. Elle ne doit pas concerner uniquement les opérateurs avec lesquels nous travaillons. Cette communication tripartite doit en outre être étayée par des outils technologiques qui n’existent pas à ce jour dans le rail.
J’ai relevé une dizaine de mesures essentielles dans la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. Il s’agit de la première mesure, « développer une plateforme d’information et de gestion en temps réel des capacités de transport disponibles » ; de la septième mesure, « atténuer l’impact des travaux sur le réseau sur la circulation des trains de fret » ; de la dixième mesure, « lancer la modernisation des outils informatiques de gestion de la capacité » et « définir une application permettant de fournir une réponse plus rapide, voire automatique, aux demandes de sillons » ; de la quinzième mesure, « mettre en œuvre la géolocalisation des trains » ; de la dix-neuvième mesure, « mettre en place une interface commune pour assurer une transmission de données standardisées » ; de la trente-sixième mesure, « accompagner financièrement les projets de création et de modernisation de seconde partie d’installation terminale embranchée (ITE) » ; de la quarante-deuxième mesure, « renforcer le dispositif d’aide au transport combiné en portant les moyens alloués à 47 millions d’euros par an » ; et de la soixante-cinquième mesure, « maintenir le niveau d’investissement dans la régénération du réseau à hauteur de 2,9 milliards d’euros par an en moyenne sur la période 2021-2029 ». Ce dernier élément constituerait pour nous une garantie et un fort encouragement pour mener des projets plus conséquents.
M. le président David Valence. Il faut néanmoins signaler que des annonces ont été réalisées sur les niveaux d’aide publique, notamment sur l’aide à la pince, et sont en cours de déploiement. Ensuite, l’accélération de la régénération, qui figurera vraisemblablement dans un avenant prochain au contrat de performance de SNCF Réseau, peut se traduire à l’inverse par une diminution des sillons de fret, dans la mesure où un grand nombre de travaux seront réalisés la nuit.
M. Bruno Meneret. Pour nous, l’intérêt de l’utilisation du fret ferroviaire doit être intégré dans la réflexion du « end-to-end », c’est-à-dire depuis le fournisseur jusqu’au magasin. Nos fournisseurs industriels doivent être associés, dans le cadre de nos conditions générales d’achat, à l’utilisation des moyens de transport décarbonés. Tant que nous resterons cloisonnés, nous raisonnerons par silos. Aussi bien pour la transition énergétique que pour l’utilisation de certains modes de transport je pense que nous, retailers, devrons réfléchir de manière élargie, « end-to-end ».
M. le président David Valence. Je dirais aussi qu’il faut surtout raisonner en termes de transition écologique et pas uniquement en termes de transition énergétique…
M. Yohan Benard. Monsieur le rapporteur, vous m’avez invité à répondre sur les mesures qui me semblent essentielles parmi les soixante-douze qui figurent dans la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire.
D’abord, je m’associe à ce qui a été dit sur la fiabilité et la disponibilité des sillons : il est absolument nécessaire que les sillons soient prévisibles, disponibles et fiables, afin que nous puissions les intégrer à notre schéma de transport, au même titre que nos partenaires. La deuxième priorité concerne la conception de bout en bout et donc de l’intermodalité : il est primordial de concevoir le transport de bout en bout et donc l’intégration de ces terminaux d’interopérabilité, notamment ceux qui interviennent entre le rail et la route, qui sont les plus importants. Ces derniers doivent être disponibles dans les zones à forte densité.
Par ailleurs, il convient de rappeler que le rail est compétitif sur la longue distance. Dès lors, il faut absolument intégrer le schéma national dans un schéma européen. Certes, des limites demeurent, comme la différence d’écartement des rails entre la France et l’Espagne. Cependant, le réseau ferré européen peut être valorisé à travers l’interconnexion, puisque les marchandises voyagent dans le marché unique européen. Le rôle du réseau ferré doit être conçu à l’échelle de ce marché unique européen.
Enfin, pour que le rail puisse être utilisé, des infrastructures de stockage doivent exister. L’utilisation et la croissance du fret ferroviaire vont de pair avec l’implantation du réseau logistique. Lorsque celui-ci est proche des consommateurs, il permet une mutualisation au plus près de ces derniers, selon le même principe que celui du transport en commun de voyageurs. À ce titre, lorsque nous implantons nos entrepôts, nous étudions naturellement la disponibilité de modes de transport à proximité. Vous avez cité Brétigny-sur-Orge, mais il existe également la plateforme de Valenton, à quelques dizaines de kilomètres, qui pourrait bien évidemment permettre un report modal ferroviaire.
M. Thomas Portes (LFI-NUPES). Monsieur Dorge, vous avez évoqué un certain nombre de préconisations et de demandes que vous avez transmises à Fret SNCF afin d’élaborer une stratégie conjointe. Notre commission d’enquête pourrait-elle avoir accès à ces demandes ? Cela nous permettrait de juger de l’état d’esprit actuel et de voir de quelle manière nous pouvons progresser en matière de fret ferroviaire.
Ma deuxième question s’adresse au groupe Amazon, dans le prolongement des propos de mon collègue Hubert Wulfranc. Sur les trente-cinq sites dont vous disposez en France, combien sont-ils reliés aujourd’hui au réseau ferré ?
Ma dernière question concerne l’ensemble des intervenants. Avez-vous en tête des exemples récents où, lorsque vous avez sollicité des opérateurs ferroviaires pour transporter des marchandises par rail, une réponse négative vous a été opposée ? Certains d’entre vous utilisent-ils l’entreprise Geodis pour transporter des marchandises sur la route et, si tel est le cas, sur quels segments et sur quels trajets ?
M. Philippe Dorge. Nous vous remettrons bien volontiers une synthèse des cartographies, des demandes particulières et des freins qu’il convient de lever ensemble.
M. Yohan Benard. Nos sites ne sont pas aujourd’hui reliés au réseau ferré ou en tout cas pas par des voies opérationnelles. C’est la raison pour laquelle je souligne l’importance de l’intermodalité : il est nécessaire de pouvoir « interfacer » la route et le rail. Ces plateformes intermodales permettent effectivement aux poids lourds, pour les longues distances de plus de 500 kilomètres, d’embarquer sur des trains et donc de parcourir cette distance en réalisant des économies considérables d’émissions de CO2.
M. le président David Valence. Au sein de la commission, personne ne pense que l’embranchement systématique représente la seule solution pour développer le transport de fret ferroviaire, même si dans de nombreux pays européens, l’aménagement de plateformes logistiques d’une certaine taille est conditionné au raccordement à un mode massifié. Je crois savoir qu’en Allemagne, l’obligation de raccordement est effective lors de la création de nouvelles plateformes logistiques d’une certaine taille. Nous sommes tous conscients qu’une des solutions pour le fret passera par la combinaison avec la route pour le dernier kilomètre.
M. Bruno Meneret. Généralement, les opérateurs nous répondent de manière qualitative et proactive. À chaque fois que nous avons essayé de monter des dossiers, nous avons toujours eu affaire à des interlocuteurs extrêmement professionnels, y compris sur des études en cours ou à venir, lorsqu’il s’agissait de dossiers prospectifs. Je pense notamment aux axes dans le Sud-Ouest.
Ensuite, le groupe Auchan travaille effectivement avec Geodis, principalement sur des lignes depuis Paris vers la région nîmoise. Je pense également que nous utilisons des lignes au départ du Nord.
M. Philippe Dorge. Pour sa part, le groupe La Poste ne travaille pas avec Geodis de manière contractualisée. Nous n’avons pas de relation d’affaires avec cette entreprise.
M. Yohan Benard. Je ne dispose pas de cette information, mais je peux vous indiquer que, de manière générale, Amazon travaille avec l’ensemble des transporteurs et des expressistes français et européens.
Mme Danielle Brulebois (RE). D’après vous, les contrats de plan État-région (CPER) accordent-ils une place suffisante au fret ferroviaire ?
M. le président David Valence. C’est une excellente question. J’ignore si vos entreprises disposent d’un retour d’information sur les CPER précédents.
Mme Danielle Brulebois (RE). J’élargis ma question à vos rapports avec les régions. Si elles constituent les autorités organisatrices du transport de voyageurs, elles s’intéressent également au fret ferroviaire. Disposez-vous de contacts avec les régions ?
M. Philippe Dorge. À ma connaissance, nous n’avons pas de contacts spécifiques, mais je prends note de votre question, que j’instruirai.
M. Bruno Meneret. Nous n’avons pas de liens directs avec les régions sur ces éléments.
Mme Danielle Brulebois (RE). Je dois vous faire part de mon étonnement et de mes regrets. En effet, les régions disposent de la compétence économique. Je pense qu’il serait utile que vous nouiez de telles relations.
M. le président David Valence. Ces réponses ne me surprennent pas. J’ai été vice‑président d’une grande région de fret ferroviaire pendant longtemps. Les régions ont généralement des échanges avec les acteurs les plus traditionnels, c’est-à-dire ceux qui utilisent le fret ferroviaire de manière très massifiée. La réponse aurait été différente si la question avait été posée aux grands comptes du fret ferroviaire – que nous avons d’ailleurs reçus lors d’une table ronde précédente – comme Vivescia ou ArcelorMittal. Ces derniers sont naturellement en contact avec les régions d’où partent et où arrivent leurs marchandises par le rail. Il n’en va pas de même pour les comptes plus discontinus, pour lesquels le recours au fret ferroviaire est moins massifié. Nous poserons la question à M. Jean-Luc Gibelin, que nous recevrons dans quelques minutes et qui s’exprimera au nom de Régions de France.
Puisque de plus en plus de régions disposent de stratégies régionales de développement du fret ferroviaire et globalement de décarbonation du transport de marchandises, peut-être faudrait-il ouvrir le spectre et ne pas s’adresser seulement aux cimentiers, aux céréaliers, à l’industrie chimique et à l’industrie sidérurgique, lesquels constituent des utilisateurs très captifs du fret ferroviaire, mais aussi à ceux qui peuvent être des nouveaux entrants ou à ceux qui l’utilisent un peu, mais qui pourraient l’utiliser beaucoup plus et qui se posent la question.
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La commission procède à l’audition de M. Jean-Luc Gibelin, vice-président du conseil régional d’Occitanie, pour Régions de France.
M. le président David Valence. La deuxième audition de cette matinée sera consacrée au rôle que les régions peuvent jouer ou décident de jouer en matière de fret ferroviaire. Ce rôle a été souvent évoqué depuis le début de notre commission d’enquête, avec des niveaux d’intervention en matière de fret ferroviaire plus ou moins marqués selon les régions, et plus ou moins récents. Les régions n’ont en principe pas de compétence explicite dans ce domaine des politiques publiques, même si certaines interviennent au titre de ce qu’elles conçoivent comme leur responsabilité économique au regard de la transition écologique.
Les contrats de plan État-région (CPER) sont en cours de discussion sur la base des lettres de mission qui ont été adressées aux préfets et préfètes de région. Ce rôle est amené à croître puisque, du côté de l’État, les enveloppes mobilisées spécifiquement pour le fret ferroviaire sont à un niveau jamais atteint jusqu’à présent. Elles s’élèvent à un total de 930 millions d’euros et l’engagement des régions est attendu au moins à parité, et même légèrement au-dessus. Il était donc naturel que nous sollicitions Régions de France pour intervenir devant cette commission, afin de nous exposer la manière dont les régions s’engagent dans les investissements sur les infrastructures de capillaires fret, sur les plateformes, mais aussi dans le dialogue avec les chargeurs et les entreprises ferroviaires présents sur leurs territoires.
Nous souhaitons également que notre invité revienne sur les différences d’intervention entre les régions puisque, encore une fois, les pratiques sont extrêmement contrastées et toutes les régions n’interviennent pas de la même manière et selon le même calendrier.
Nous accueillons donc M. Jean-Luc Gibelin, vice-président du conseil régional d’Occitanie, pour Régions de France. M. Gibelin est un des vice-présidents les plus engagés en faveur du ferroviaire au sein de Régions de France. Nous nous sommes vus à de très nombreuses reprises et je crois pouvoir dire que, nonobstant des différences politiques, nous partageons une certaine complicité.
Monsieur le vice-président, vous nous direz également le regard que jette Régions de France sur la solution de discontinuité qui a été retenue par le Gouvernement après la procédure d’enquête approfondie qui a été ouverte par la commission européenne à l’encontre de Fret SNCF en début d’année. J’imagine que vous le ferez d’abord pour Régions de France et puis, peut-être, à titre plus personnel si vous le souhaitez. Vous nous indiquerez également quelles implications cette décision pourrait avoir, notamment sur le soutien que les régions apportent de manière indirecte à la politique du wagon isolé, à travers l’investissement sur les infrastructures.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure. »
(M. Jean-Luc Gibelin prête serment.)
M. Jean-Luc Gibelin, vice-président du conseil régional d’Occitanie. Régions de France est l’institution qui regroupe l’ensemble des régions et qui, de ce fait, leur permet de prendre des positions en leur nom. Bien évidemment, chaque région conserve l’autonomie de ses décisions, mais pour autant et déjà depuis longtemps, les régions partagent l’objectif d’établir une position commune. Il en va ainsi des mobilités en général et du fret en particulier.
Les mobilités représentent le premier budget des régions. Les différentes lois ont confirmé leur rôle d’autorité organisatrice de la mobilité et de coordination de l’ensemble des collectivités. Dans le cadre du premier comité national État-régions, lors du congrès de Régions de France à Saint-Malo le mois dernier, en présence du ministre délégué, les présidents de région ont insisté sur le fait que les régions tenaient à assumer ce rôle de chefs de file. Simultanément se posent la question du financement pérenne et dynamique pour ces mobilités et celle de la gestion de l’infrastructure. Les régions sont ainsi chargées de la gestion du ferroviaire, du routier, du portuaire et de l’aéroportuaire.
À ce titre, de multiples politiques sont menées. Plusieurs régions, dont l’Occitanie, ont par exemple choisi d’accompagner des entreprises et de cofinancer leur embranchement terminal dans le cadre du fret ferroviaire. L’embranchement terminal peut concerner des distances très courtes, mais aussi des distances très respectables. Les régions jouent également un rôle d’aménageur du territoire, qui concerne notamment le fret et la logistique du dernier kilomètre. Elles sont sollicitées sur différents aspects, compte tenu des enjeux de la continuité et de la forte volonté politique en la matière.
Sur le plan plus global du fret et de la logistique, les régions ont en grande partie axé leurs budgets régionaux de ces dernières années autour des questions de la transition écologique et énergétique. Dans ce cadre, la question du fret ferroviaire est évidemment très importante. Il en va de même pour les régions qui connaissent une forte articulation entre les ports et l’infrastructure ferroviaire. Les transporteurs essaient en effet de faire en sorte que l’impact carbone des marchandises transportées soit le plus faible possible. De fait, les régions investissent de manière importante sur le verdissement du matériel, mais aussi sur l’évolution de l’offre. En ce sens, elles sont sollicitées régulièrement pour intervenir sur la question des infrastructures, même si ce sujet ne relève pas directement de leur compétence.
Ensuite, je souhaite insister sur trois points particuliers dans cette première intervention. Le premier concerne la demande d’un « choc d’offre ferroviaire », qui a été appelé dans le cadre d’une tribune des présidents de région il y a plusieurs mois. Ceux-ci appelaient de leurs vœux la mise en place d’un plan de 100 milliards sur dix ans. Permettez-moi d’insister sur cette durée, dans la mesure où un engagement fort est nécessaire lors des deux prochains plans État-région. La décision gouvernementale a entériné ce montant de 100 milliards d’euros d’investissements, mais d’ici à 2040, soit un pas de temps bien plus élargi.
Dans ce même cadre, les présidents et présidentes de région ont insisté sur la question des péages, à la fois pour le trafic voyageurs et pour le fret. Permettez-moi une anecdote. À l’initiative de Jean-Claude Gayssot quand il était ministre des transports, la région Occitanie a connu l’ouverture du contournement de Nîmes et de Montpellier. Il s’agissait du premier contournement à grande vitesse mixte, avec le trafic voyageurs mais aussi le fret. Les premières démarches entreprises par l’autorité de régulation et SNCF Réseau ont entraîné un doublement du coût du péage par rapport à la ligne traditionnelle. Ce doublement constituait un obstacle rédhibitoire à l’utilisation de cette ligne, qui avait pourtant fait l’objet de cofinancement par les collectivités. De nombreuses actions, notamment de la part de la région, ont été nécessaires pour rétablir le prix du péage au même niveau que sur la ligne classique.
La question du coût des péages est essentielle : lorsque l’offre s’accroît, le poids des péages dans les budgets augmente mécaniquement. Monsieur le président, une région qui vous est chère a pris l’initiative d’une expérimentation pour faire en sorte que le coût des péages évolue. À cet égard, nous serons attentifs à la feuille de route que le Parlement donnera à SNCF Réseau. Nous sommes nombreux à encourager le développement de l’offre de fret ferroviaire, mais il faut veiller à ce que ce développement n’entraîne pas mécaniquement une augmentation des coûts de péage.
Si le rôle des régions en matière d’investissement est variable, elles témoignent globalement de leur volonté d’être des partenaires, en particulier lorsqu’il s’agit de capillaires fret, à la fois pour des raisons environnementales, pour des raisons de sécurité concernant le transport de matériels et de produits dangereux et pour des raisons d’aménagement du territoire. De ce point de vue, les régions se sont très nettement engagées.
Par ailleurs, les régions sont désireuses de porter simultanément le développement du fret ferroviaire et le développement du train express régional (TER). Celui-ci nécessite une bonne collaboration avec les services de la SNCF Réseau, de nombreux échanges et des adaptations de la part des uns et des autres, mais nous sommes convaincus du besoin de ce double développement. Il n’est pas question de créer les conditions d’un antagonisme entre les deux types de transports qui sont aussi nécessaires l’un que l’autre. De ce point de vue, la démonstration a été faite que des avancées avaient déjà pu avoir lieu. Désormais, il nous faut nous assurer de la poursuite de ces actions dans la durée, ce qui pose la question des travaux, dans toutes leurs dimensions : travaux de nuit et de jour ; travaux impactants ou non. Encore une fois, j’insiste sur la nécessité de développer simultanément le fret ferroviaire et le TER.
Monsieur le président, vous avez également mentionné le sujet du wagon isolé, lequel représente un enjeu déterminant pour demain. Si nous voulons élargir l’offre disponible et si nous voulons inciter les entreprises à choisir le fret ferroviaire, il nous faut en effet revenir sur le wagon isolé. À ce titre, nous avions collectivement apprécié la prise de position sur cette question du Premier ministre Jean Castex. Nous notons que ses déclarations n’ont malheureusement pas été suivies de véritables concrétisations. De fait, nous n’avons pas assisté à la remise en place de lieux de triage majeurs. Or nous sommes convaincus que cet élément important peut permettre aux entreprises d’opter pour ce choix sans être obligées de mettre en place des volumes trop importants. Le wagon isolé peut également constituer une réponse très adaptée pour des zones d’activités où plusieurs entreprises peuvent mutualiser leurs volumes.
M. le président David Valence. Vous avez évoqué le manque de politique de soutien au wagon isolé de la part l’État. Des actions ont été malgré tout conduites, dans les CPER ou par des investissements spécifiques, par exemple pour la plateforme de Miramas ou pour le triage de Woippy. Par ailleurs, l’aide au wagon isolé a été pérennisée jusqu’en 2030, celle-ci devant augmenter après la mise en œuvre du plan de discontinuité pour éviter qu’on n’en fasse le reproche à Fret SNCF.
Je partage avec vous l’idée que les régions font part de leur préoccupation croissante sur la nécessité d’une compatibilité des circulations entre le TER et le fret ferroviaire. Il y a là un changement notable par rapport à la période précédente, qui avait débuté avec la régionalisation en 2002. Cette préoccupation se manifeste notamment dans le cadre du dialogue bisannuel organisé sous l’égide de l’État, dans le cadre des plateformes de service d’infrastructures. Ce dialogue met face à face les différents utilisateurs du réseau ferroviaire pour essayer de trouver des solutions de compatibilité à trois ans.
Vous avez évoqué des politiques d’intervention très différenciées entre les régions. Ainsi, même si des annonces sont depuis intervenues en matière de plan d’investissement, une région avait publiquement déclaré qu’elle ne souhaitait pas investir dans le réseau, donc a fortiori dans le réseau dédié au fret ou partagé entre le fret et le voyageur. Pourriez-vous détailler un peu plus les politiques d’intervention que les régions, et notamment la région Occitanie, mènent en la matière ? Dans quels compartiments les investissements se concentrent-ils ? Portent-ils plutôt sur les voies ? Sur les installations terminales embranchées (ITE) ? Dans quelle mesure les ports sont-ils concernés ? La région Occitanie dispose de grands ports, notamment celui de Sète. Ces investissements concernent-ils l’aide au transport combiné ou les plateformes de transport combiné ?
Je pense que différents types d’intervention sont possibles. Mon expérience dans d’autres fonctions me permet d’indiquer que la région dans laquelle je siège intervient de façon assez marquée sur les voies, mais selon des clés de répartition qui sont peut-être différentes de celles d’autres régions. Jusqu’à présent, elle ne le faisait pas sur les ITE, sauf exception, ce qui est en revanche le cas en Occitanie. En ce qui nous concerne, nous intervenions et nous intervenons toujours pour la qualité du raccordement des ports fluviaux au rail. Les différentes interventions dépendent naturellement du type d’infrastructures dédiées au fret, lesquelles sont différentes en fonction de l’histoire industrielle de chaque territoire.
Ma deuxième question porte sur le dialogue que certaines régions organisent avec les chargeurs, c’est-à-dire l’initiative qu’elles peuvent prendre d’elles-mêmes ou en articulation avec SNCF Réseau, comme l’organisation d’assises régionales du fret ferroviaire. Je sais que plusieurs régions se sont engagées dans ce type de démarche. Pouvez-vous partager avec nous les conclusions qu’elles en tirent ? Ces initiatives sont-elles répandues ? Si vous vous êtes lancés en Occitanie dans ce type de démarche, pouvez-vous également nous préciser le type de chargeurs que vous cherchez à mobiliser ? Nous avons auditionné des chargeurs moins massifiés et moins traditionnels que les acteurs habituellement présents sur le fret. Ils nous ont indiqué avoir le sentiment d’être peu associés aux démarches régionales de concertation sur la définition de la politique de fret ferroviaire. Je pense à Amazon, à La Poste ou à Auchan. Lorsque les régions animent ce type de réunions, elles ont tendance à associer les acteurs traditionnels que sont l’industrie chimique, les céréaliers ou la sidérurgie.
M. Jean-Luc Gibelin. À ce stade, les voies concentrent la part la plus importante des interventions, en particulier les capillaires fret, selon la terminologie de SNCF Réseau. Les entreprises sont sollicitées et elles font régulièrement appel aux régions pour obtenir des cofinancements sur ces capillaires fret. Il peut s’agir de l’électrification ou du remplacement des rails. Globalement, les régions prennent de tels engagements, notamment dans le cadre du développement économique.
Je n’ai peut-être pas suffisamment insisté sur ce point : les régions disposent de la compétence du développement économique et sont les interlocuteurs du monde économique. Dès lors, la région est évidemment l’interlocuteur principal pour des entreprises qui ont déjà recours au fret ou de celles qui s’orientent vers le fret ferroviaire. De fait, elle a tout intérêt à accompagner ces entreprises et à valoriser ce travail qui réduit leur impact carbone.
Nous le constatons fréquemment auprès des chargeurs, qui sont très attentifs à la valorisation de la voie maritime, de la voie navigable et du ferroviaire. Toutes les régions qui gèrent l’aménagement de ports maritimes ou fluviaux sont très actives pour assurer la liaison entre le port et le ferroviaire. Elles interviennent sur les voies et les plateformes afin d’assurer une continuité directe pour les marchandises.
Les situations sont différentes selon les plateformes. Certaines sont anciennes et nécessitent une modernisation. D’autres régions sont concernées par la question des terminus des autoroutes ferroviaires, comme les régions Nouvelle Aquitaine, Occitanie, Provence‑Alpes‑Côte d’Azur, Hauts-de-France et Grand Est. Elles poursuivent de nombreuses actions autour de l’adaptation de ces plateformes et de leurs liaisons.
Dans la région Occitanie, une des vallées de l’Ariège comprend à la fois une entreprise de production de talc à Luzenac et une entreprise de production d’eau. Cette eau est véhiculée en train à partir d’un des centres à côté de Toulouse, mais elle n’est pas encore prise en charge directement à la production. Avec les services de la préfecture de l’Ariège, nous travaillons à la mise en place d’une plateforme commune à la production de talc et à la production d’eau. Demain, cette base pourrait également être un point de rendez-vous pour la principauté d’Andorre, qui connaît une saturation importante de son réseau routier. Cet exemple illustre bien la possibilité d’avancer sur ce type de situation.
Le dialogue avec les chargeurs est lui aussi différent selon les régions. Les régions mènent actuellement la phase de concrétisation des schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET). Dans de nombreux cas, la perspective d’assises et de rencontres voit le jour, à la fois dans le cadre de la logistique, du développement industriel et de l’aménagement du territoire.
Les régions s’adressent aux entreprises qui interviennent sur leur territoire et qui sont directement intéressées. Il conviendrait probablement de mener des actions auprès des chargeurs qui souhaitent venir s’installer, mais le travail s’effectue d’abord à partir des réalités du territoire, des zones industrielles qui existent ou de celles qui sont en développement.
Je prendrai pour exemple une action menée de concert entre la région Occitanie et la région Nouvelle Aquitaine. Nous avons demandé le transfert de la ligne Auch‑Agen, qui passe à proximité de trois coopératives de céréaliers et qui peut ensuite desservir le port de Bordeaux ou celui de Port-la-Nouvelle pour les exportations mondiales. Depuis très longtemps, il était question de rouvrir cette ligne au fret ferroviaire. Les deux régions ont mis en place un syndicat mixte. Nous avons ouvert la perspective d’une société d’économie mixte à opération unique (SEMOP) et nous avons financé une étude de faisabilité. Mais actuellement, le coût du fret ferroviaire est tel que les chargeurs potentiels, dont les céréaliers, ne prennent pas d’engagement de chargement pour les cinq ans à venir. Il nous semble donc important de pouvoir bénéficier d’un accompagnement, ce qui renvoie naturellement à la question du péage. En l’état, le fret ferroviaire ne peut concurrencer le fret routier en matière de coûts. À l’heure actuelle, les deux régions craignent de ne pouvoir faire aboutir le projet, en dépit de la volonté politique.
Il est absolument nécessaire de faire évoluer la situation. Il n’est pas imaginable de continuer à utiliser des semi-remorques lourds et dangereux alors qu’une voie existe et permet d’aller jusque dans les ports embranchés. Pour le moment, nous nous heurtons à une difficulté concrète, d’ordre économique.
M. le président David Valence. Les capillaires fret sont évidemment le lieu d’intervention le plus classique des régions. Il convient également de préciser qu’elles ne sont pas seules : il arrive que les départements et les intercommunalités participent également au tour de table. Les discussions en cours sur le volet fret des CPER en attestent. Certaines intercommunalités, y compris des communautés de communes, s’engagent parfois sur des montants importants pour sauvegarder des circulations de fret. S’agissant du coût, tout dépend du mode de calcul retenu. Pour un trajet court, de moins de 400 kilomètres, le fret demeure toujours plus cher que la route. Sur la longue distance, en revanche, il est généralement moins coûteux.
Vous avez évoqué les autoroutes ferroviaires et la région Grand Est. Dans cette région, les points d’aboutissement, notamment celui d’une grande autoroute ferroviaire, se situent juste de l’autre côté de la frontière, à Bettembourg, précisément parce qu’il y a une dizaine d’années, nous n’avons pas su aménager des plateformes de façon assez dynamique en France. La plateforme de Bettembourg permet ainsi à la ligne Metz-Thionville-Luxembourg d’être la première ligne de fret de France en tonnage transporté, tout en étant l’une des lignes de TER les plus fréquentées de notre pays. La concurrence de circulation y est donc extrêmement forte et parfois difficile à opérer pour les agents du gestionnaire d’infrastructure.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Lors de la discussion du projet de loi sur les services express régionaux métropolitains (SERM), on a évoqué la nécessité d’intégrer le fret dans les nouveaux systèmes de déplacement. De quelle manière les régions appréhendent‑elles la difficile articulation entre le voyageur et le fret dans les projets de SERM ?
Votre exemple de petite plateforme en Ariège, à partir de deux entreprises, est extrêmement intéressant. Demain, cette plateforme pourrait également s’ouvrir à d’autres chargeurs. Pourriez-vous nous présenter de manière plus détaillée le montage financier, mais aussi « relationnel » avec les chargeurs ? Cela permettrait d’illustrer comment de petites plateformes peuvent émerger et faire vivre la gestion capacitaire à l’échelle régionale. Vous savez fort bien que les avis sont partagés quant à l’avenir de la gestion capacitaire et de la nouvelle entité centrée sur ce trafic.
Enfin, vous avez évoqué l’incertitude qui pèse sur l’équilibre économique de la ligne Auch-Agen. Quel type de soutien pourrait être apporté à l’exploitation de ces lignes adossées à des activités agricoles, afin de pérenniser leur relance ?
M. Jean-Luc Gibelin. En matière de capillaires, il s’agit bien de cofinancements, monsieur le président, lesquels peuvent représenter des efforts très notables pour certaines collectivités, notamment les intercommunalités. Nous pourrons vous faire parvenir, à l’issue des négociations sur les CPER, un récapitulatif consolidé de l’ensemble des régions. Pour le moment, la part financée par les intercommunalités et les départements demeure inférieure à 10 %.
Monsieur le rapporteur, les services express régionaux métropolitains illustrent la nécessaire cohabitation entre le TER et le fret ferroviaire. Les métropoles, notamment celles de la région Occitanie, Toulouse et Montpellier, sont très attentives à la logistique urbaine et à la question du « dernier kilomètre ». Il reste évidemment beaucoup à accomplir dans ce domaine. L’articulation entre le SERM et le fret suppose l’adaptation des horaires de travaux, mais aussi probablement les initiatives en cours chez SNCF Réseau pour mener un plus grand nombre d’expérimentations. Le ministre l’a d’ailleurs rappelé au sujet de la ligne Paris‑Orléans-Limoges-Toulouse et a évoqué le lancement de travaux en maintien de ligne.
Nous devons veiller à ce que les services express régionaux métropolitains puissent opérer à partir de l’existant, tout en favorisant la réflexion et l’imagination collectives pour la nécessaire mise en place d’infrastructures nouvelles. Il serait réducteur de penser que nous pourrons nous exonérer d’une réflexion sur les infrastructures. Ce sujet est particulièrement difficile, mais peut-être devons-nous imaginer pour demain des infrastructures plus faciles à mettre en œuvre, notamment dans le cadre de la logistique urbaine.
Il me semble également important de faire vivre et cohabiter de grandes plateformes. Un projet est en cours pour accueillir à Rungis le « train des primeurs » en provenance de Perpignan. Ces grandes plateformes sont nécessaires, à l’instar de celles de Bettembourg ou de Dunkerque. Les investissements se poursuivent pour les moderniser et faire mieux cohabiter différents modes techniques. Je me permets d’insister sur cet aspect, car il nous faut accroître la diversité des chargements possibles afin de fluidifier les trafics.
Dans le même temps, notre expérience en Ariège montre qu’il est possible de faire avancer un projet à partir de deux entreprises et je pense qu’elle est réplicable ailleurs. Douze à quinze kilomètres séparent les deux sites mentionnés. Le talc est un produit particulièrement compatible avec le transport ferroviaire. De son côté, l’usine de production d’eau n’est pas embranchée, alors même qu’une ligne SNCF passe à proximité. En collaboration avec SNCF Réseau, nous avons lancé des études pour imaginer un embranchement, mais nous nous sommes rapidement aperçus qu’il était plus pertinent de créer une plateforme certes modeste, mais qui articule les deux sites et qui permettra peut-être de proposer à d’autres de l’utiliser, notamment en mettant en œuvre la dimension du wagon isolé.
Nous avons donc rencontré les entreprises et nous avons sollicité les services de l’État. La préfecture du département, en lien avec la région, a mis en place un comité de pilotage – dont nous sommes évidemment partenaires – avec les entreprises Fret SNCF et SNCF Réseau, pour co-construire ce projet. Celui-ci progresse plutôt bien et une nouvelle réunion est prévue à la fin de l’année. Les autorités d’Andorre ont fait savoir qu’elles étaient intéressées par ce type de projet. C’est un exemple type de réalisation permettant de mobiliser les entreprises d’un territoire. Depuis le début, celles-ci sont pleinement parties prenantes de la réflexion. Nous les avons rencontrées et leur avons proposé de s’investir dans la réalisation. Ce type d’opération pourrait devenir emblématique et illustrer la possibilité de travailler ensemble et d’agir sur les territoires, ici et maintenant.
La liaison Auch-Agen illustre quant à elle l’enjeu du fonctionnement, qui renvoie aux questions des péages et des coûts associés. Monsieur le président, vous avez raison de souligner que l’avantage compétitif du fret se révèle sur des distances plus longues. Mais comme vous le savez, les entreprises s’attachent au coût direct, et aujourd’hui les entreprises de transport routier sont capables d’afficher des coûts directs beaucoup plus faibles de ceux du fret ferroviaire, même s’il faut en réalité intégrer des coûts supplémentaires, qu’il s’agisse du carburant ou des péages d’autoroute. De plus, il faut prendre en compte des coûts qui ne sont pas toujours affichés, comme celui de l’infrastructure routière ou autoroutière, directement liés à la fréquentation importante des poids lourds.
Nous avons besoin de proposer des réponses concrètes aux entreprises dans les mois à venir. À ce stade, une comparaison rapide des coûts affichés par les deux modes de transport dissuade les entreprises de faire appel au fret ferroviaire et les partenaires annoncés au départ ne nous ont pas rejoints. Les difficultés demeurent, alors que nous sommes vraiment convaincus que ce type de production céréalière est parfaitement adapté au rail. De plus, l’utilisation du fret ferroviaire est bien plus pertinente pour alimenter les ports de Bordeaux et ceux de la Méditerranée. Il faut passer à une nouvelle phase du fonctionnement de ces lignes et, plus largement, du fonctionnement du fret ferroviaire.
Mme Danielle Brulebois (RE). La Première ministre a annoncé un plan massif d’investissement de 100 milliards d’euros en faveur du ferroviaire, initié par l’excellent rapport du président du Conseil d’orientation des infrastructures (COI). Une part importante de ce plan est dédiée au fret ferroviaire. L’ambition affichée consiste à doubler la part modale du fret ferroviaire à l’horizon 2030, pour la faire passer à 20 %.
Dans nos départements ruraux, de nombreuses entreprises envisagent d’adopter le fret ferroviaire, mais elles sont parfois démunies pour agir et y parvenir. Dans un département comme le mien, le Jura, le fret ferroviaire est développé, mais il concerne surtout les gros chargeurs que sont les industries cimentière, céréalière et chimique, avec des entreprises comme Solvay qui disposent de terminaux ferroviaires arrivant au cœur de leurs sites industriels.
Le fret ferroviaire constitue ainsi un enjeu majeur pour le développement industriel de départements par ailleurs très ruraux. Les CPER étant en phase de finalisation, une concertation vraiment affirmée est-elle à l’œuvre avec les communautés de communes, les chambres consulaires et les acteurs industriels ? En raison de sa double compétence en matière économique et de transport, la région est au cœur du développement économique de nos départements. Quels sont les moyens attribués dans les CPER pour l’aide au wagon isolé ? J’ai pu consulter le CPER de la région Bourgogne-Franche-Comté et il ne me semble pas que le fret ferroviaire y occupe une part en progression.
M. Nicolas Ray (LR). Une de mes questions rejoint celle de ma collègue Danielle Brulebois sur les CPER en cours de négociation. Estimez-vous que le montant proposé par l’État sur le volet fret de ces CPER est satisfaisant ? La part demandée aux régions est-elle trop importante, dans la mesure où elles n’ont pas de compétence directe en la matière ?
Ma collègue a également mentionné le plan de 100 milliards d’euros annoncé par la Première ministre. Avez-vous plus de visibilité sur la déclinaison de ce plan et la répartition entre les différents acteurs ?
Par ailleurs, estimez-vous que les régions sont satisfaites de la manière dont SNCF Réseau gère l’attribution des sillons ? Ne pensez-vous pas que le transport longue distance soit trop favorisé ? Naturellement, il s’agit du transport le plus rentable, mais il profite finalement peu aux territoires traversés.
Enfin, comptez-vous utiliser le dispositif introduit par la loi relative à la différenciation, la décentralisation et la déconcentration (loi 3DS), qui instaure des écotaxes régionales pour favoriser le report modal ?
M. le président David Valence. La question de Mme Brulebois met à juste titre l’accent sur le caractère diffus de l’industrie française, qui est une spécificité par rapport à l’Allemagne ou le nord de l’Italie. Cette singularité explique parfois les difficultés ou la spécificité de l’organisation des flux logistiques ferroviaires en France. Dans notre pays, le « chevelu » ferroviaire doit être beaucoup plus fin qu’en Allemagne pour organiser des flux logistiques.
S’agissant de la déclinaison du plan à 100 milliards d’euros, celui-ci présente un certain paradoxe, dans la mesure où le fret ferroviaire y fait l’objet d’une plus grande attention par rapport aux demandes initiales du COI. Une annonce portant sur 4 milliards d’euros a été faite par le ministre des transports jusqu’aux prochains CPER, soit le montant exact demandé par le COI. L’État a d’ailleurs affiché une première déclinaison, à hauteur de 930 millions d’euros. Par conséquent, il existe déjà une traduction dans les lettres de mission rédigées par l’État. Pour le reste, le débat demeure ouvert.
M. Jean-Luc Gibelin. Il faut d’abord souligner l’enjeu du calendrier retenu. La feuille de route des CPER a été adressée aux préfets de région au mois de juin. Initialement, il était envisagé une signature à la fin du mois de juin. Compte tenu du délai retenu, la possibilité de concertation avec l’ensemble des collectivités était inexistante.
Lors de son intervention au congrès de Régions de France il y a deux semaines, la Première ministre a indiqué qu’elle avait pour objectif de parvenir à un accord sur les CPER avec la moitié des régions d’ici à la fin de l’année. Le calendrier s’en trouve naturellement modifié. Et une moitié des régions ne disposeront pas d’un accord signé avant la fin de 2023. Cela pose évidemment un certain nombre de questions.
M. le président David Valence. Dans quelle catégorie pensez-vous vous situer ?
M. Jean-Luc Gibelin. Il me semble que la région Occitanie figurera dans le deuxième paquet.
Quoi qu’il en soit, l’association des collectivités est une démarche partagée par les régions. Comme je l’ai indiqué les régions mènent actuellement la phase de concrétisation des schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires. Elles sont donc en relation étroite avec les autres collectivités. Nous ne pouvons pas d’un côté conduire des réunions de finalisation du SRADDET et d’un autre côté ne pas évoquer les sujets portant sur le fret ferroviaire. Ils comportent en effet une traduction concrète des objectifs des collectivités en matière de transition énergétique, qu’il s’agisse des régions ou des intercommunalités. De ce point de vue, la situation s’améliore.
Je partage les propos du président Valence sur le montant des enveloppes spécifiques pour le fret dans les CPER. Auparavant, ces enveloppes étaient inexistantes. D’après les échos qui me parviennent, ces montants sont reconnus comme une étape importante. C’est un progrès significatif.
Monsieur Ray, je reprendrai, pour vous répondre, les déclarations effectuées et les positions prises publiquement. Les présidents de région ont eu l’occasion de dire qu’ils n’étaient pas satisfaits de la proposition. À l’heure où nous parlons, seules deux régions ont avancé et ont indiqué que des solutions commençaient à voir le jour. La région PACA a signé une lettre d’intention et se trouve actuellement dans une phase de concrétisation. De son côté, le président de la région Bretagne a annoncé qu’il avait abouti.
Il n’en va pas de même dans les onze autres régions métropolitaines. Les problèmes de calendrier demeurent, comme en atteste l’intervention de Mme la Première ministre au congrès de Régions de France à Saint-Malo, au sujet des 100 milliards d’euros. Les présidentes et présidents de région avaient publié une tribune et avaient confirmé leur demande de 100 milliards d’euros en dix ans, soit sur deux CPER. Comme l’annonce a porté sur une période de dix-sept ans, soit sur quatre CPER, une déception s’est évidemment fait jour. À ce stade, il n’existe pas de concrétisation des 100 milliards d’euros ou d’une partie de cette somme sur les CPER. Nous ne disposons d’aucun élément tangible sur la répartition de ces montants. Diverses informations circulent, mais il semble que sur les 100 milliards d’euros, la part du financement gouvernemental ne serait pas majoritaire – je précise toutefois que cette information n’a pas été officiellement annoncée lors du congrès de Saint-Malo.
S’agissant des sillons, les informations dont je dispose montrent que la concertation a été plus effective qu’auparavant. Un temps plus important est consacré aux échanges. Naturellement, comme dans toute concertation, l’ensemble des demandes ne peut être satisfait. Cependant, les sillons font l’objet d’un partage plus intéressant. Dans plusieurs régions, le travail d’anticipation est plus prononcé. Les difficultés apparaissent sur les questions interrégionales, notamment au sujet des grandes liaisons ferroviaires, compte tenu du nombre plus élevé de contraintes, particulièrement en matière de TER. Cependant, par rapport à la période 2018-2019, je constate une amélioration dans nos relations avec SNCF Réseau.
Vous m’avez également demandé si le transport longue distance est trop favorisé. Le président Valence a rappelé à juste titre qu’en matière de fret ferroviaire, la très courte distance implique plus de démarches sur le wagon isolé. Certes, des investissements spécifiques ont pu être réalisés, par exemple pour la plateforme de Miramas dans la région PACA, mais ils demeurent limités sur le plan national.
Surtout, les propositions des entreprises ferroviaires de transport sur des distances plus courtes demeurent peu nombreuses. Une illustration en est fournie par les multiples réunions tenues au sujet du « train des primeurs » entre le marché Saint-Charles à Perpignan et le marché de Rungis en Île-de-France. Nous avions par exemple évoqué la possibilité d’un arrêt long permettant de charger à Avignon. Malheureusement, cet arrêt ne figure pas dans le modèle économique actuel, dans la mesure où cette liaison est aujourd’hui uniquement envisagée par la route. Cela ne signifie pas que le sujet ne doit pas faire l’objet d’un travail approfondi, mais les réflexions ne sont pas suffisamment avancées à ce stade.
À l’inverse, les plateformes de dimension plus modeste ouvrent des perspectives intéressantes. De ce point de vue, nous sommes plutôt à la croisée des chemins. Les deux démarches ont encore du mal à trouver leur place. Naturellement, les distances plus courtes irriguent mieux le territoire et correspondent plus aux intérêts des entreprises.
Enfin, vous m’avez interrogé sur l’écotaxe. Au sein de Régions de France, trois régions anticipent actuellement la mise en œuvre de la loi 3DS dans le cadre de la reprise des routes : la région Grand Est, la région Auvergne-Rhône-Alpes et la région Occitanie. Pour cette dernière, le volet budgétaire n’est absolument pas réglé et la reprise ne se concrétisera peut-être pas. Il me semble que la région Grand Est est la plus avancée en la matière.
M. le président David Valence. Je confirme que la région Grand Est est en passe d’activer le mécanisme permettant de lever l’écoredevance. Si toutes les régions qui ont demandé une rétrocession pour huit ans – une période malheureusement très courte – du réseau routier national ont la capacité de le faire, seulement trois d’entre elles s’étaient engagées dans cette démarche. Pour le moment, la situation semble effectivement plus avancée en Auvergne-Rhône-Alpes et dans la région Grand Est que dans la région Occitanie.
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La commission procède à l’audition de M. Nicolas Debaisieux, président-directeur général de Railcoop.
M. le président David Valence. Nous accueillons Nicolas Debaisieux, président-directeur général de Railcoop. Monsieur le président, je vous remercie de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.
Railcoop a été créé en 2019 sur un modèle original – pour ne pas dire atypique – puisqu’il s’agit d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Elle s’est employée à introduire ou à réintroduire des activités de transport de fret ou de voyageurs à une échelle très locale. Votre siège est à Figeac, dans le Lot, et vous avez déployé votre activité sur un nombre assez restreint de lignes. Cependant, vous visez à terme à devenir un opérateur alternatif de poids sur d’autres segments transversaux. Vous êtes aujourd’hui confronté à des difficultés financières importantes, puisque l’entreprise a été placée le 16 octobre en redressement judiciaire pour une période de six mois, à un moment où le paysage du fret ferroviaire s’apprête à connaître d’importantes modifications en raison du plan de discontinuité appliqué à l’opérateur historique, sur décision du ministre des transports. Ce plan a pour objectif de protéger cet opérateur historique d’une éventuelle condamnation par la Commission européenne.
Votre témoignage nous sera d’une grande utilité pour déterminer quelles peuvent être les actions à mener au niveau du Parlement, du Gouvernement et des exécutifs régionaux pour permettre à des sociétés comme la vôtre de trouver leur modèle économique. Il me semble d’ailleurs que trois collectivités participent à votre capital.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Nicolas Debaisieux prête serment.)
M. Nicolas Debaisieux, président-directeur général de Railcoop. Railcoop est née d’une initiative citoyenne il y a quatre ans, le 30 novembre 2019. C’est une société coopérative d’intérêt collectif. Son ambition consiste à associer les citoyens, les collectivités locales, les entreprises, c’est-à-dire tous les bénéficiaires de la mobilité ferroviaire, à l’émergence d’offres nouvelles. Notre projet phare est en effet le développement d’un service voyageurs. Mais nous avons également débuté, en novembre 2021, un service fret que nous avons dû arrêter au mois de mai 2023. Ce service fret répondait à l’objectif de Railcoop, qui consiste à essayer d’amener le ferroviaire sur certains territoires où il n’existait plus. Tel était le cas du territoire de Figeac-Decazeville, à l’intersection du Lot, de l’Aveyron et du Cantal, où depuis un certain nombre d’années, il n’existait plus de fret ferroviaire pour relier ce territoire à la métropole toulousaine.
Ce développement du fret devait nous aider à renforcer notre système de gestion à la sécurité et nous permettre d’aborder le service voyageurs de façon plus sereine. Il est clair que le développement du fret ferroviaire a considérablement pesé sur la trajectoire financière de l’entreprise et a contribué aux difficultés que Railcoop connaît aujourd’hui : comme vous l’avez indiqué, Railcoop est placée en redressement judiciaire depuis le 16 octobre, avec la possibilité de proposer un plan de continuation dans les six mois à venir.
Pourquoi nous sommes-nous positionnés sur le segment du fret ferroviaire ? Nous avions identifié l’existence d’une attente et d’un réel besoin de fret ferroviaire dans des territoires qui ne sont plus desservis. À titre d’exemple, nous avons ouvert quelque quarante et un dossiers pour un territoire qui comprend à peu près six cents entreprises : ces entreprises nous ont contactés pour essayer de voir si nous pouvions développer le fret ferroviaire. Mais la plupart de ces prospections ne se sont pas matérialisées et la montée en puissance a pris du temps.
La première raison de ce délai est liée à un aspect culturel. De mon point de vue, le transport de marchandises par rail constitue un monde à part : le ferroviaire n’est pas intégré aux flux logistiques. Par exemple, pour une société ayant des flux réguliers entre le nord de la France, à côté de Douai, et Decazeville dans l’Aveyron, la complexité du système ferroviaire nous contraignait à proposer des délais d’une semaine pour faire descendre les trains de Douai à Decazeville alors que les échéances logistiques étaient à J+1.
J’ai également pu observer la spécificité du ferroviaire au sein du monde des transports à travers les mécanismes d’aide qui sont mis en place, par exemple pour le wagon isolé. À titre d’illustration, nous desservions des cours de marchandises et non des installations terminales embranchées (ITE). Or le mécanisme d’aide au wagon isolé qui a été notifié à la Commission européenne prévoit qu’au minimum l’un des deux bouts de la connexion doit desservir une ITE. Comme 99,9 % des entreprises ne sont pas embranchées au réseau ferroviaire, le mécanisme d’aide ne peut pas, de facto, s’appliquer à des flux de wagons isolés qui desserviraient ces sites non embranchés. Ceci témoigne d’une conception où le ferroviaire, sur un segment de marché, ne se pense pas forcément comme un maillon d’une chaîne logistique globale.
Un autre élément culturel que j’ai pu relever concerne les politiques des collectivités. Une trentaine de collectivités locales sont sociétaires de Railcoop, dont deux régions – la région Grand Est et la région Bourgogne-Franche-Comté –, les départements de l’Allier et de la Creuse, mais également un certain nombre d’établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Nous avons constaté que la question ferroviaire est souvent traitée à part dans les politiques d’aménagement du territoire. Quand une nouvelle collectivité ou un EPCI développe une zone logistique, la question de l’embranchement ferroviaire n’est pas systématiquement considérée.
La même remarque vaut pour l’État. Il y a quelques semaines je regardais le plan « France 2030 », qui liste des sites industriels prêts à être commercialisés au niveau français. Parmi les critères de sélection, il n’est pas possible d’identifier les sites industriels embranchés. Cette donnée n’est pas aisément disponible. Encore une fois, j’ai le sentiment que le ferroviaire est à part dans le monde des transports.
Simultanément, il me semble que la situation est en train d’évoluer. Dans ce domaine, Fret SNCF fait preuve d’innovation, puisque l’entreprise a notamment lancé l’initiative Rail Route Connect (2RC), qui répond à un certain nombre de problématiques que nous avons pu rencontrer. La première d’entre elles concerne la coopération avec les transporteurs routiers. Sur le territoire de Figeac et de Decazeville, nous avons éprouvé de grandes difficultés à trouver des transporteurs partenaires pour parcourir le dernier kilomètre, de la cour de marchandises jusqu’aux sites industriels. Cette défaillance explique en partie pourquoi notre service n’a pas fonctionné.
Fret SNCF travaille en outre en partenariat avec des entreprises ayant des entrepôts embranchés qui permettent de disposer d’infrastructures « tampon » pour stocker des marchandises et pour établir la jonction entre le train et la route. Cet élément est essentiel : un des autres éléments de blocage dont nous avons souffert avec l’entreprise du nord de la France que je mentionnais précédemment était lié au fait que la rupture de charge devait se faire sous abri. Or les cours de marchandises n’étaient pas équipées pour protéger effectivement les chargements, ne serait-ce que de la pluie.
Un des autres freins au développement du fret ferroviaire dans les territoires concerne les infrastructures, et plus précisément leur qualité, ainsi que la nature des cours de marchandises. En mai 2022, nous avons débuté des flux de bois pour desservir une papeterie. Nous avons dû les interrompre un an plus tard. Nous aurions pu être plus performants si le point de chargement ferroviaire était au plus près des massifs forestiers. Par exemple, dans le Cantal, il n’existe plus aucune cour de marchandises. De plus, lorsqu’elles existent, les cours de marchandises sont dans un état de délabrement assez avancé. À Gignac, dans le Lot, nous avions initialement prévu d’opérer six wagons de bois par semaine. Mais compte tenu des limites techniques de la cour, nous ne pouvions in fine en charger que deux. À la cour de marchandises de Capdenac, les voies étaient en charge C et non en charge D. Ce niveau ne permettait pas de charger les wagons à leur pleine capacité. La charge était de 20 % inférieure à ce que nous aurions pu réaliser, affectant directement le prix et le coût du transport. En résumé, ces aspects techniques limitent les possibilités en matière de fret conventionnel.
Un autre frein concerne les sillons de circulation. La construction horaire organisée par SNCF Réseau est structurée pour favoriser le trafic voyageurs, ce qui rend très complexe la construction de plans de transport. Nous devions démarrer un flux de produits de carrière, mais il nous a fallu trois mois pour arriver à construire un plan de transport économiquement intéressant. Ce flux partait du nord de Cahors jusqu’au port de Bordeaux. Deux itinéraires étaient possibles : un itinéraire sud par la ligne Montauban-Agen et un itinéraire nord par Brive et Périgueux. Ce dernier axe aurait été plus facile pour accéder au port de Bordeaux, mais il était impossible de trouver des sillons de circulation entre Brive et Périgueux, en raison notamment des contraintes liées au temps de latence entre les différents trains.
Enfin, nous avons coopéré avec Fret SNCF sur un flux de bois à papeterie qui descendait en direction de Saint-Gaudens. Le temps de calage était assez long. Je constate que dans le ferroviaire, il existe beaucoup de normes, mais finalement peu de standards : de nombreuses règles s’appliquent, mais il y a peu de dispositions communes, par exemple pour l’échange de wagons. Sur des questions techniques, nous avons eu des divergences avec la SNCF au sujet de l’interprétation des normes.
M. le président David Valence. Votre exposé était particulièrement éclairant, notamment sur le « monde à part » que constitue le fret ferroviaire et l’insuffisante insertion dans des chaînes logistiques. De fait, les logisticiens n’ont pas l’habitude d’inclure le ferroviaire parmi les solutions proposées.
De quelle manière le monde ferroviaire, et singulièrement le groupe ferroviaire public, a-t-il reçu votre initiative de construire une offre alternative sur un modèle coopératif, à la fois pour le trafic voyageurs et pour le fret ? Je vous parle d’expérience, car la région Grand Est avait décidé d’ouvrir le secteur à la concurrence et de récupérer la gestion d’une infrastructure ferroviaire en propre pendant une vingtaine d’années pour engager des travaux et la rouvrir. Or, de toutes nos initiatives, celle qui a fait l’objet des critiques les plus violentes sur les réseaux sociaux a été l’entrée au capital de Railcoop. J’ai toujours trouvé cela surprenant, puisqu’il s’agit d’une société coopérative que l’on ne peut taxer d’être une représentante du grand capital.
M. Nicolas Debaisieux. Le groupe ferroviaire public fait preuve une attitude très ambivalente à l’égard de Railcoop. Les relations sont bonnes avec les équipes en charge du processus capacitaire de SNCF Réseau. Les débuts ont été difficiles, car nous les avons bousculés, nous avons proposé des offres qu’ils n’avaient pas l’habitude de voir.
En revanche, nous avons clairement subi des campagnes de dénigrement de la part des syndicats, et très récemment encore. Des publications sur les réseaux sociaux présentent un caractère diffamatoire et nous nous sommes même posé la question d’intenter des recours devant la justice. Nous avons constaté qu’un certain nombre d’agents disposaient d’informations qui, de toute évidence, provenaient des systèmes internes de SNCF Réseau. Ils publiaient des données destinées à nous dénigrer. Des « fuites » de nos discussions avec le gestionnaire sont intervenues. Je rappelle que nous avons obtenu de la part du ministère une licence d’entreprise ferroviaire et un certificat de sécurité qui attestent de notre sérieux. Malheureusement, les syndicats de cheminots ont fait preuve d’une attitude très hostile envers notre société. Des manifestations contre Railcoop ont par exemple eu lieu à Montluçon et à Figeac. De son côté, le groupe SNCF n’a pas non plus agi pour faire cesser ces attitudes.
Quand nous avons lancé Railcoop, nous ne pensions pas concurrencer la SNCF mais bien nous associer avec des collectivités locales, des citoyens et des entreprises pour essayer de produire quelque chose de différent. Nous aurions pu être un laboratoire d’idées de la SNCF. J’estime que le groupe SNCF a eu une attitude assez ambivalente à notre égard et que les syndicats ont été carrément hostiles.
M. le président David Valence. D’expérience, je n’ai jamais reçu de messages aussi violents vis-à-vis d’une initiative prise par une région que ceux qui ont porté sur l’entrée de la région Grand Est au capital de Railcoop. La somme de 300 000 euros qui a été investie a pu être qualifiée de « pharaonique » et perçue comme une manifestation d’hostilité à l’égard de SNCF Mobilités. Ce montant doit être rapporté aux 540 millions d’euros que la même région verse chaque année pour le service de TER.
Je confirme donc vos propos. De la même manière, quand la nouvelle du redressement judiciaire de Railcoop a été publique, des « hourras » et des applaudissements ont émané de certaines forces syndicales, ou plutôt de personnes syndiquées. Je tenais à apporter ces éléments au débat, puisque je ne doute pas que cette audition sera très regardée et peut-être qu’elle sera commentée. Je n’ai pas compris qu’un acteur du monde coopératif qui essaie de développer des liaisons voyageurs longue distance qui n’existent pas ou de tester des offres sur du fret courte distance là où elles étaient absentes depuis des décennies ait pu susciter une telle hostilité. Les autres entreprises ferroviaires alternatives n’ont pas subi une telle violence.
M. Hubert Wulfranc, rapporteur. Je souhaite revenir sur votre travail d’identification des besoins en matière de fret. Vous nous avez indiqué avoir suivi une quarantaine de prospects sur un bassin d’environ six cents entreprises. Quel a été votre travail de prospection, pour des entreprises et des trafics potentiels de quelle nature ? Pourriez-vous également évoquer les obstacles rédhibitoires qui n’ont pas permis la mise en œuvre opérationnelle après ce travail de prospection commerciale ?
M. Nicolas Debaisieux. Les prospects étaient essentiellement des PME industrielles. Très rapidement, nous avons été confrontés à des volumes insuffisants et des problématiques de coût pré- et post-acheminement. Par exemple, nous avons réalisé quelques flux de palettes pour l’entreprise Molenat, qui produit des menuiseries industrielles. Il est vite apparu que le modèle n’était clairement pas viable. Nous avons également opéré quelques petits flux agroalimentaires avec Ethiquable. Ici aussi, la problématique du transport routier était assez complexe ; nous n’étions pas suffisamment compétitifs, ni en délais ni en coûts.
Nous nous sommes donc orientés vers des flux lourds et moins contraints par les délais, notamment le bois. Les wagons étaient stationnés à demeure à Capdenac et les forestiers venaient charger les trains au fur et à mesure. Le train partait une fois par semaine, en fonction du niveau de chargement. Cette activité a globalement bien fonctionné ; le flux était en croissance, mais il n’était pas suffisant pour atteindre l’équilibre économique. Nous avons également travaillé sur des produits de carrière, avec un flux orienté vers le port de Bordeaux. Ce flux a également plutôt bien fonctionné.
Avant de démarrer l’activité, nous avions recensé les flux entrants et sortants sur le bassin, qui s’établissaient à environ sept cents camions entrants et sortants par jour. Nous avions calculé que si nous prenions 5 % de ces flux, nous pourrions atteindre l’équilibre économique. Mais nous n’avons pas été en mesure d’atteindre ce volume.
M. Hubert Wulfranc. Vous avez évoqué le bois. Il me semble que dans les années 2000, la SNCF a abandonné la desserte bois. Lorsque vous vous êtes lancés dans cet acheminement, le marché était-il potentiellement important ? L’est-il toujours ?
M. Nicolas Debaisieux. Même après l’arrêt du fret, nous avons continué à échanger avec notre client. Pour le bois, nous avions pour objectif de traiter cinq cent soixante-seize wagons durant l’année 2022. En réalité, nous en avons traité à peu près soixante-dix.
Nous avons été confrontés à un problème sur les wagons. Nous nous appuyions sur Fret SNCF pour le dernier kilomètre, mais cette entreprise a considéré que les wagons n’étaient pas suffisamment sûrs et a demandé à Ermewa, qui nous louait les wagons, d’apporter des modifications sur ces derniers en ajoutant des parois de chaque côté. Nous avons donc connu des problèmes au démarrage. Se sont surajoutés des problèmes conjoncturels, comme l’interdiction de l’accès aux forêts en 2022 en raison des feux, puis une tension sur le marché du bois, qui empêchait nos clients de s’approvisionner.
Structurellement, je considère que ce marché peut être porteur, à condition d’être plus près des massifs forestiers. Il faut travailler bien plus en amont avec les forestiers, afin qu’ils prennent l’habitude de s’appuyer sur le ferroviaire. Un forestier indépendant avait d’ailleurs bien compris l’utilité du ferroviaire. Le potentiel existe donc, mais les infrastructures ferroviaires doivent être bien positionnées. De plus, il faut pouvoir proposer des zones tampon pour constituer des stocks.
Vous m’avez également interrogé sur les volumes. Au maximum, nous opérions huit wagons, qui n’étaient pas chargés intégralement, quand il aurait fallu en charger une douzaine ou une quinzaine chaque semaine pour assurer un modèle économique pérenne.
M. le président David Valence. La question de la compétitivité entre la route et le rail s’apprécie selon les types d’activités économiques et leur capacité à internaliser un surcoût sur une distance courte. Or la grande caractéristique de l’industrie du bois est qu’elle présente des niveaux de rentabilité très faibles, en dehors d’opérations exceptionnelles ; il s’agit d’une industrie de coûts.
Du point de vue des exploitants forestiers – je ne parle pas de la seconde transformation –, le niveau de marge est extrêmement faible. Dès lors, le positionnement sur une distance courte s’avère objectivement encore plus difficile que pour d’autres secteurs économiques.
M. Nicolas Debaisieux. L’évolution du prix de l’énergie en ce moment change également la donne. L’impact du prix du gasoil sur la rentabilité des transports routiers est réel et accroît par contraste l’intérêt du ferroviaire. Plus globalement, le transport ferroviaire redevient compétitif dans certains secteurs en raison de l’augmentation du prix de l’énergie. L’équilibre économique est plus facilement atteignable.
Mme Sylvie Ferrer (LFI-NUPES). J’ai souhaité la tenue de cette audition, dans la mesure où l’activité de Railcoop a effectivement suscité l’émotion des représentants syndicaux. Railcoop est une société privée de transport. Historiquement, l’apparition de sociétés privées dans le ferroviaire n’a pas donné les résultats escomptés, entraînant le retour à un pôle public du transport, avec la SNCF en transporteur unique. Le rail n’est pas propice à la concurrence. Les syndicats sont attachés à ce pôle public du transport ferroviaire, puisqu’ils y ont contribué.
Compte tenu de l’investissement nécessaire pour assurer le fonctionnement du fret ferroviaire, la puissance publique doit prendre en compte les besoins que nous avons pu mettre en avant quant aux changements de méthode rendus obligatoires par le dérèglement climatique. Je rappelle que le transport représente 30 % des émissions de gaz à effet de serre.
Ma question concerne les axes de travail que vous avez mis en place avec différents transporteurs. La question du transport des déchets vers les centres de tri se pose. La tendance est aujourd’hui à l’utilisation de grands centres de tri centralisés pour deux ou trois départements différents, mais le transport s’effectue principalement par camion. Avez‑vous un avis à ce sujet ? Avez-vous pris en compte ce marché ?
M. Nicolas Debaisieux. Le sujet des déchets rejoint la problématique que j’ai mentionnée précédemment. L’implantation des centres de déchets prend rarement en compte la localisation des embranchements ferroviaires. Dès lors, les enjeux du premier et du dernier kilomètre ne cessent de se renouveler. Sauf erreur de ma part, des expériences très intéressantes sont menées par Captrain dans l’Oise : cette société a mis en place des flux assez intéressants de traitement des déchets moyennant une conteneurisation.
Un de nos sociétaires nous avait signalé que les déchets du Cantal partaient vers Montauban. Par conséquent, sur une bonne partie du trajet, ces déchets suivaient l’itinéraire de nos trains. Mais une analyse assez simple a démontré que ce flux n’était pas viable en réalité, puisqu’il aurait fallu disposer de deux points de chargement et de déchargement, l’un à Figeac et l’autre à Toulouse, pour pouvoir accéder à la mise en décharge qui se trouvait du côté de Montauban.
Permettez-moi de revenir sur vos propos concernant la nature des opérateurs, publics ou privés. La création de Railcoop ne s’inscrit pas dans une telle vision binaire. Railcoop est une société coopérative d’intérêt collectif. Certes, il s’agit d’une société privée, avec des objectifs de rentabilité. Cependant, nous sommes une société à lucrativité limitée. De plus, notre société dispose d’un fonctionnement démocratique sur le modèle « une personne, une voix », quel que soit le capital détenu. Ce modèle permet d’associer les différentes parties prenantes à un projet, notamment les collectivités locales, qui portent un fort intérêt au ferroviaire.
De plus, au minimum 57,5 % des résultats doivent être gardés en réserve pour la mission de l’entreprise. Dans l’hypothèse où nous touchons des subventions publiques, les 42,5 % restants doivent être déduits et ne peuvent être redistribués. En résumé, cette structure d’entreprise est constituée pour atteindre un équilibre économique profitable, mais la richesse créée ne doit pas servir à rémunérer des actionnaires de façon individuelle ; elle doit servir à construire un projet commun. Pour nous, cette brique coopérative est indispensable dans le monde ferroviaire, au même titre que des acteurs publics et des acteurs privés.
Dans le ferroviaire, l’action publique est souvent considérée comme une subvention d’exploitation qui est donnée à une entreprise. Pour ma part, je pense que l’action publique mériterait d’être beaucoup plus précise et beaucoup plus fine. Il existe par exemple des enjeux concernant le financement du matériel et la performance de certaines infrastructures. Dès lors, il m’apparaît nécessaire de mettre en place des actions plus ciblées de mise à disposition d’infrastructures rail-route performantes, lesquelles permettront au ferroviaire de se développer.
Je pense que l’action publique gagnerait en efficacité si elle était beaucoup plus fine dans cet accompagnement plutôt que de se concentrer sur la simple subvention d’exploitation.
M. Nicolas Ray (LR). Je souhaite revenir sur les difficultés que vous avez rencontrées. Je m’interroge notamment sur leur pondération : sont-elles essentiellement d’origine interne ? Sont-elles liées au secteur français du fret, aux difficultés d’obtention des sillons auprès de SNCF Réseau ? Sont-elles liées au coût important d’acquisition du matériel roulant, même si je sais que vous avez pu obtenir la cession d’anciens matériels de la région Auvergne-Rhône-Alpes ?
Vous avez subi un taux de remplissage assez faible. Comment l’expliquez-vous ? Cette faiblesse provenait-elle de votre offre, qui n’était pas assez attractive ? Était-elle liée à la difficulté de remplissage que vous mentionniez, à une trop faible fréquence des liaisons ? N’était-elle pas tout simplement liée à l’arbitrage rail-route, qui demeure trop défavorable au rail, en tout cas pour les entreprises ?
Ma dernière question sera d’ordre plus général : au regard de tous ces éléments, le modèle coopératif est-il pertinent dans le secteur ferroviaire, et notamment dans le secteur du fret ?
M. Nicolas Debaisieux. Je pense que le modèle coopératif reste pertinent. En revanche, j’ai pu constater un « choc des cultures » dans le ferroviaire, entre une culture ferroviaire qui est extrêmement pyramidale et normée et une culture de l’économie sociale et solidaire qui est très horizontale. Ce choc engendre, il faut le reconnaître, des incompréhensions. Il faut également admettre que ce choc a pu générer des difficultés en interne dans le développement de notre projet. Nous avons eu quatre présidents en un an, ce qui n’a pas permis de stabiliser la gouvernance. Enfin, la construction d’une entreprise ferroviaire coopérative est complexe.
Mais, une fois encore, je demeure convaincu que le modèle de la SCIC est pertinent pour le ferroviaire parce qu’il permet d’associer des acteurs différents, dont des collectivités locales, qui ne sont pas forcément dotées de compétences en matière de transport. Quand un département comme celui de l’Allier nous rejoint, il cherche avant tout à s’assurer que le territoire est bien connecté et nous pouvons apporter une réponse, notamment une réponse ferroviaire.
M. Nicolas Ray (LR). Existe-t-il des exemples de SCIC ayant réussi ?
M. Nicolas Debaisieux. Non, dans la mesure où Railcoop est la première. En Europe, il existe une coopérative belgo-néerlandaise, European Sleeper. Il ne s’agit pas d’une entreprise ferroviaire : elle possède ses trains, mais elle s’appuie sur des entreprises ferroviaires. Railcoop a choisi une autre voie puisqu’elle possède sa propre licence et son certificat de sécurité.
M. le président David Valence. L’entreprise que vous mentionnez loue-t-elle du matériel ferroviaire ?
M. Nicolas Debaisieux. Je ne connais pas le détail de la structuration, mais il me semble bien qu’elle loue le matériel, tout en vendant directement des billets.
Vous avez mentionné les difficultés. Je rappelle néanmoins qu’en quatre ans, Railcoop a réussi à créer une communauté de près de quinze mille sociétaires, dont une trentaine de collectivités locales et deux cents entreprises. L’existence même de Railcoop démontre le besoin d’un certain nombre de nos concitoyens d’être impliqués dans cette question ferroviaire. Le ferroviaire intéresse un très grand nombre de gens. Nous sommes aujourd’hui l’une des plus grosses SCIC de France, malgré une durée d’existence relativement courte.
Le modèle coopératif est extrêmement puissant mais il manque encore d’outils pour être accompagné dans un passage à l’échelle. Nous avons fait évoluer notre schéma de financement pour aller vers le voyageur en scindant schématiquement le projet en trois. Railcoop est restée une entreprise ferroviaire capable de produire des trains, mais nous avons créé deux structures différentes : une société de portage du matériel roulant voyageurs et une société de portage du risque commercial, en s’associant avec d’autres fonds d’investissement. Nous n’avons pas réussi à réaliser cela dans le cadre intégré coopératif. En effet, lorsqu’un sociétaire souhaite se retirer de la coopérative, cette dernière rachète la part sociale à la valeur adoptée en assemblée générale. Or les sociétés de capital-risque se rémunèrent notamment sur l’augmentation de la valeur de l’entreprise ou sur les dividendes. Dans notre cas, l’augmentation de la valeur d’entreprise est plafonnée et les dividendes sont encadrés. Aujourd’hui, il n’existe pas de mécanisme alternatif permettant de soutenir des initiatives fortement capitalistiques dans le domaine de l’économie sociale et solidaire.
M. le président David Valence. Une des questions récurrentes qui s’est posée dans votre projet portait sur la possibilité d’un financement public structuré de type Caisse des dépôts. Mais cette possibilité s’est avérée être une voie sans issue.
M. Nicolas Debaisieux. Nous avions obtenu une lettre d’intention de la Banque des territoires, qui conditionnait son intervention à la participation d’autres investisseurs, lesquels ne sont finalement pas venus. La question de la structuration est propre au passage à l’échelle des structures de l’économie sociale et solidaire. Si l’on veut développer ces modèles dans des secteurs fortement capitalistiques, il faut envisager d’autres chemins.
Ensuite, la performance du système ferroviaire français est très mauvaise, notamment sur le réseau classique. Il n’y a quasiment pas de circulation sur une partie non négligeable de ce réseau en raison de sa très mauvaise performance sur certains segments. Dans l’Allier, par exemple, le temps de parcours entre Gannat et Limoges est identique selon que l’on passe par Montluçon ou par Vierzon et Bourges, car les lignes sont vieillissantes.
En outre, l’arbitrage rail-route demeure bien souvent défavorable, même si des mécanismes, comme celui des certificats d’économies d’énergie, sont censés favoriser le report modal. Ces mécanismes se heurtent à des limites. Par exemple, nous disposions d’une demande pour un flux de produits de carrière. L’aide que nous pouvions obtenir correspondait uniquement à 2,86 % du montant facturé, ce qui n’était pas suffisamment incitatif.
Par ailleurs, ce mécanisme de certificats d’économies d’énergie ne s’applique que pour des flux routiers existants. Il n’existe pas de mécanisme d’aide pour des flux nouveaux correspondant à de nouveaux marchés.
M. le président David Valence. La mauvaise performance du réseau ne concerne pas uniquement les circulations de fret, mais aussi le trafic voyageurs.
Je vous remercie pour ces échanges. Vous nous avez exposé le regard d’un nouvel entrant sur un écosystème que nous avons appris à bien connaître. Ce regard assez neuf a convergé avec certaines des remarques que nous nous faisons.
L’audition s’achève à treize heures.
Présents. – Mme Danielle Brulebois, Mme Sylvie Ferrer, M. Thomas Portes, M. Nicolas Ray, M. David Valence, M. Hubert Wulfranc, M. Jean-Marc Zulesi