Compte rendu

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements

– Audition de Mme Sylviane Giampino, présidente du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) 2

 


Mardi 6 février 2024

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 7

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Thibault Bazin,
président

 


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La séance est ouverte à dix-huit heures cinq.

La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné Mme Sylviane Giampino, présidente du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA).

M. le président Thibault Bazin. En tant que référent de la commission des affaires sociales pour le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), je suis très honoré de recevoir sa présidente, Mme Sylviane Giampino.

Créé en 2016 et placé directement auprès du Premier ministre, le Haut Conseil a pour mission d'animer le débat public et d'apporter aux pouvoirs publics une expertise prospective et transversale sur les questions liées à la famille et à l'enfance, à l'avancée en âge, à l'adaptation de la société au vieillissement et à la bientraitance, dans une approche intergénérationnelle.

Mme Giampino participe aux travaux du Haut Conseil depuis sa création, notamment en tant que présidente du Conseil de l'enfance. La présidence du Haut Conseil est une présidence annuelle tournante qu’elle a déjà exercée en 2018, puis en 2021, et qu’elle exerce à nouveau, depuis peu, pour l'année 2024.

Psychologue pour enfant de son état, Mme Giampino s’est vu confier par Laurence Rossignol, alors ministre de la famille, la réalisation d'un rapport sur l'accueil des jeunes enfants. Ce rapport, remis au printemps 2016, portait sur deux sujets essentiels : la conciliation, pour les parents, de la vie familiale et de la vie professionnelle et le bon développement de l'enfant. Le lien avec nos travaux relatifs à la politique d'accueil du jeune enfant de moins de 3 ans est évident et il sera intéressant de voir ce qui a changé – ou pas – depuis huit ans.

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale et l'enregistrement vidéo restera disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Sylviane Giampino prête serment.)

Mme Sylviane Giampino. Je vous remercie de me donner l’opportunité de présenter devant vous les travaux du HCFEA relatifs à la prise en charge du jeune enfant. Je suis comme vous l’avez dit la présidente du Conseil de l’enfance et de l’adolescence du Haut Conseil, les deux autres étant le Conseil de la famille et le Conseil de l’âge, et j’assure pour cette année la présidence de l’ensemble.

Parmi nos travaux, je voudrais mentionner le rapport du Conseil de l’enfance et de l’adolescence Qualité, flexibilité, égalité : un service public de la petite enfance favorable au développement de tous les enfants avant 3 ans et celui du Conseil de la famille Vers un service public de la petite enfance, publiés en 2023. Je citerai également le fameux séminaire « Premiers pas. Développement du jeune enfant et politique publique », que nous avons co-organisé en 2021 avec France Stratégie et la Caisse nationale des allocations familiales et qui a réuni pendant six mois, en plein confinement, cinquante intervenants et près d’un millier de participants

Cet événement a marqué un virage dans la conception de la politique publique de l’accueil du jeune enfant. Le comité scientifique, chargé de coordonner des travaux interdisciplinaires complexes, a en effet conclu que la finalité de l’accueil du jeune enfant est son bien-être et son développement. Il a souligné que la mise en place de services et structures permettant d’atteindre cette finalité conduirait mécaniquement à faciliter la conciliation par les parents de leur vie professionnelle et familiale, mais aussi l’accueil d’enfants dont les parents sont hors l’emploi. Les connaissances nous permettent d’affirmer qu’une expérience de socialisation précoce et progressive, accompagnée par les parents avant que l’enfant ne devienne autonome à son entrée en maternelle, est bénéfique à l’ensemble des enfants, quelles que soient leurs conditions de vie et même de santé, puisque cette socialisation favorise l’inclusion des enfants en situation de handicap.

J’en profite pour mentionner notre rapport de 2018 Accueillir et scolariser les enfants en situation de handicap, de la naissance à 6 ans et accompagner leur famille, commandé par la ministre des solidarités et de la santé et la secrétaire d’État auprès du Premier ministre chargée des personnes handicapées d’alors, qui traduit notre volonté constante de proposer un projet d’intérêt général s’adressant à tous les enfants.

Le Conseil de la famille et le Conseil de l’enfance et de l’adolescence travaillent sur certains dossiers ensemble et ont publié une dizaine de travaux, dont un avis, publié le 26 mai 2023, sur l'article 10 du projet de loi pour le plein emploi relatif à la gouvernance en matière d’accueil du jeune enfant. Je souhaite enfin souligner que nous participons, avec plusieurs administrations, assemblées consultatives et services de recherche, d’études et de statistiques, à la réflexion en cours sur le service public de la petite enfance.

La qualité de l’accueil est la garantie que nous puissions nous acquitter de notre devoir de faire entrer dans la société les petits humains qui la constituent déjà et qui la feront vivre. Elle recouvre des enjeux psychologiques, éducatifs et sociaux.

Un accueil de qualité doit d’abord permettre à l’enfant de se sécuriser en construisant une confiance de base et une sécurité affective. C’est une expérience indispensable. En s’occupant bien de lui, on lui apprend à prendre soin de lui-même et à développer progressivement une capacité d’autonomie. Ce processus passe par ce média central qu’est le corps : il demande de comprendre la relation au corps et de savoir lire les expressions des émotions et des besoins qui passent par le corps puis, progressivement, par des langages plus élaborés et par la parole.

Un accueil de qualité doit également permettre de se repérer et d’identifier le soi et l’autre, grâce aux portages, aux enveloppes, à la continuité. Peu à peu, l’enfant apprend à servir de repère pour autrui et, très tôt, la solidarité, la citoyenneté et l'attention à autrui se mettent en place : on le voit, dans les structures ou auprès des assistantes maternelles, lorsque de très petits enfants se portent au secours d’un autre, qui a perdu son doudou ou qui pleure l’absence de son papa ou de sa maman.

Un accueil de qualité doit enfin offrir aux enfants des opportunités de se déployer, d’expérimenter, de découvrir et d’apprendre. Tous les enfants viennent au monde dotés d’une vitalité découvreuse : les humains sont formatés pour apprendre. Cette appétence – à exercer, découvrir, communiquer, regarder et se faire regarder – est un bien très précieux et un enfant qui la perd connaîtra plus tard des difficultés.

Ces enjeux sont autant de responsabilités pour ceux qui pensent, organisent, financent et réglementent les trois premières années de la vie d’un enfant. Un accueil de qualité doit certes être stable et fiable et doit offrir une place à chaque enfant et à chaque famille, mais il doit aussi être prodigué par des personnes impliquées intellectuellement, affectivement et solidairement. Cette implication exige un certain niveau de formation, initiale et continue, des professionnels de l’enfance et de la petite enfance. Je peux témoigner que, dès les années 1990, nous pouvions anticiper, en observant la courbe des âges, une pénurie de ces professionnels.

L’action politique a besoin de prospective. La mission du HCFEA est justement de soumettre des propositions et des avis visant « à garantir le respect des droits et la bientraitance des personnes vulnérables à tous les âges de la vie ainsi que la bonne prise en compte des questions éthiques. »

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je vous remercie pour vos propos liminaires ainsi que pour la qualité de vos travaux, qui nous permettront de mieux évaluer les conditions d’accueil et d’éveil du jeune enfant en crèche.

Pensez-vous que l’accueil collectif du jeune enfant soit toujours pertinent ? Dans le cas contraire, quel est l’âge en dessous duquel il serait inopportun ?

Dans votre rapport remis à Laurence Rossignol en 2016, vous soulignez que l'amélioration des relations avec les familles est un axe majeur d'avancées. Quelles pistes permettraient de renforcer la coopération entre les parents et les professionnels de l’accueil du jeune enfant ?

Vous appelez dans ce même rapport à « forger une identité professionnelle commune de l'accueil du jeune enfant ». Pourriez-vous développer ce point ?

Pensez-vous que les modes de financement de l'accueil des jeunes enfants ont un impact sur la qualité de l'accueil, et si oui, dans quelle mesure ? Vous craignez notamment que la facturation à l'heure ait des effets pervers : j’aimerais que vous nous apportiez des éléments d’explication.

Mme Sylviane Giampino. La question de l’âge idéal pour confier un enfant est une question classique. La manière dont un enfant vivra ce moment de transition entre l’enceinte familiale et une relation avec des personnes étrangères à la famille – que l’enfant se rende chez une personne, que cette personne se rende au domicile de l’enfant ou que l’enfant soit accueilli collectivement – dépend de l’adéquation entre le mode d’accueil de l’enfant et le souhait des parents. Le choix des parents est bien moins éclairé qu’on ne le pense. Au moment de ce choix, les parents ne voient pas beaucoup plus loin que la tétine : ils avancent dans leur projet avec des images, des modes, des représentations, et ils finissent par trouver ce qu’ils trouvent.

L’idéal dans notre pays est le libre choix des parents. Un bon mode d’accueil est celui qui correspond au mode de vie et à la sensibilité des parents. Il faut parfois en changer, si c’est indispensable, mais il faut savoir que très peu d’enfants ne s’adaptent pas. Cela dit, plus les enfants sont petits, moins ils disposent de modes d’expression de leur mal-être et plus ils sont adaptables, ce qui n’est pas sécurisant. Certains enfants manifestent leur désarroi ou leur refus d’être confiés à des personnes étrangères alors qu’ils sont en train de s’adapter et qu’ils vont très bien ; d’autres restent silencieux et donnent l'impression d'aller très bien. Il faut donc être très attentif. Face à la pénurie de modes d’accueil, si les parents trouvent celui qu’ils souhaitaient, cela facilite le processus ; dans le cas contraire, c'est une gêne, mais elle peut être dépassée car de très bonnes rencontres peuvent se faire dans un mode d’accueil qui n’était pas initialement voulu. Il ne faut donc pas réglementer, car il s’agit de rencontres singulières.

S’agissant de la participation des parents, les syndicats de parents d’enfants en crèche, dont on a vu se dessiner une ébauche dans les années 1990, n’ont pas fonctionné. On est parent d’enfant accueilli pendant une période très courte, deux ans et demi ou trois ans, et qui est tellement surchargée d'événements – parfois la naissance d’un autre enfant – et de soins à prodiguer qu’elle n’est pas favorable à un engagement syndical. Des sociétés savantes et des collectifs pouvant porter la parole des familles ont pris le relais. Il y a également des expériences de conseils de crèche au sein desquels les parents ont une place. Ces conseils fonctionnent, pourvu qu’ils soient voulus par des municipalités et des gestionnaires vraiment convaincus. La participation est un art recherché et un exercice difficile.

Plutôt que de coopération, je préfère parler d’un travail fil à fil au quotidien. On entend beaucoup dire que les professionnels de l’accueil doivent écouter les parents, mais l’écoute est un fourre-tout. On écoute bien quand on est formé, et quand on a soi-même le sentiment d’être écouté. Une chaîne de bienveillance s’organise entre l’enfant et les professionnels qui l’accueillent. Ceux-ci doivent pouvoir être soutenus et encouragés, mais aussi être remis en cause, au cours de réunions avec d’autres professionnels ainsi qu’avec les parents – les assistantes maternelles apprécient d’ailleurs beaucoup les relais parents enfants. Les moments d’échange d’inspiration réciproque, avec les parents et leurs enfants, sont également importants. Outre les réunions formelles, il se passe beaucoup de choses dans les couloirs et les échanges se font aussi grâce à du non-verbal : des sourires, la manière d’ouvrir une porte ou d’échanger des choses. L’accueil du jeune enfant demande de la subtilité et si les formats, les méthodes et les systèmes de communication standardisée peuvent être des appuis à l’exercice professionnel, ils ne suffiront pas. Au contraire, ils peuvent tellement formater les choses que la communication ne se fait plus et que chacun reste dans un rôle formel.

Au cours des dix dernières années, l’identité professionnelle commune a beaucoup progressé, notamment grâce à une multitude de rencontres – c’est incroyable, comme le monde de la petite enfance se rencontre depuis quelque temps. C’est qu’il ne va pas très bien : il cherche des solutions. Il existe également une plateforme, Les pros de la petite enfance, qui centralise de nombreuses informations et qui est très utilisée par les professionnels. La mission que j’ai eu l’honneur de piloter a réuni 130 gestionnaires, formateurs et autres professionnels pendant un an. Tout cela, ça laisse des traces. La reconnaissance des professionnels de la petite enfance, après la crise du covid, a aussi été un moment fort. On a adopté pour eux la même approche que celle du Ségur de la santé. C’est un métier qui se tient à la frange du social, du sanitaire et de l’éducatif, et qui fait l’objet de beaucoup de travaux en ce moment.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Quelles difficultés peuvent poser certaines modalités de financement, dont la tarification à l’heure, dans la bientraitance de l’accueil des jeunes enfants ?

Mme Sylviane Giampino. La tarification à l’heure est un progrès : il s’agissait de faire en sorte que les familles financent le service à concurrence de l’utilisation qu’elles en ont. Cette approche pertinente a été détournée de son objet, car elle a été adoptée alors même que les modes d’accueil étaient re-sanitarisés, dans le cadre d’une représentation de l’enfant zéro bobo.

Dans les structures d’accueil collectif, l’état d’esprit a progressivement changé. Les professionnels ont commencé à craindre que les enfants se salissent ou se blessent. Alors que les morsures, les bobos, les bleus, les chutes et les chaussettes pleines de la terre de la terrasse de la crèche faisaient partie du quotidien, depuis quinze ans, le travail s’est progressivement re-sanitarisé.

M. le président Thibault Bazin. Attribuez-vous cela plutôt à la protection maternelle et infantile (PMI) ou au financement assuré par la caisse d’allocations familiales ?

Mme Sylviane Giampino. Il s’agit d’une concomitance. La PMI n’y est pour rien. Elle a participé, dans les années 1980, à l’ouverture d’un maximum de liberté d’accueil dans les crèches, en encourageant leur développement. Elle a été un partenaire de la socialisation des enfants, ainsi que des mères, dans et par le travail.

La PMI, le rapport de Michèle Peyron l’a montré, est accusée d’être responsable de cette approche sanitaire, qui correspond en réalité à une baisse du niveau d’investissement dans ses activités et à la perte de sa dimension interdisciplinaire. Elle avait une longue histoire de service de proximité qui rassemblait divers métiers, avec des professionnels de l’éducation ou du soin et des travailleurs sociaux par exemple. Ses missions de contrôle, resserrées de surcroît sur ce qui se voit rapidement, ont progressivement pris le pas sur les autres.

Re-sanitarisation, peur de l’accident et aussi contexte d’attentats ont induit un renfermement sur eux-mêmes des modes d’accueil collectifs. Leur objet était au contraire d’emmener les enfants en ville, au marché, dans les squares et les équipements adaptés, et par ailleurs d’amener à eux des artistes, des créateurs, des expériences diverses. Ces modes d’accueil ouverts se sont refermés, selon une chronologie bien identifiée, et désormais les allées et venues sont très surveillées.

Ce qui me ramène, car c’est un ensemble, au paiement à l’heure, qui oblige à documenter les heures d’arrivée et de départ des enfants. Cette inévitable rigueur tend à rigidifier les relations entre les familles et les structures, sans même permettre de savoir exactement combien d’enfants sont accueillis pendant combien d’heures, si nous voulons connaître précisément les besoins. Nous avons l’information s’agissant des crèches collectives, mais les données manquent sur l’accueil individuel, et tout cela n’est pas figé.

Quoi qu’il en soit, le paiement à l’heure suscite l’envie de rentabiliser les équipements. Il a aussi permis d’augmenter le nombre d’enfants accueillis par un assistant maternel. Il fait entrer dans des jeux d’emboîtement entre les enfants présents et les heures libres qui doivent être occupées.

Il en est résulté un effet involontaire de standardisation et une perte de souplesse. La contractualisation avec les familles les lie à des horaires. Certes, il est bon d’établir une règle du jeu, mais certains bilans démontrent qu’une structure donnée a les mêmes charges si les enfants ne sont pas là, dès lors que leurs places et les personnels demeurent. C’est pourquoi nous préconisons une tarification à la demi-journée.

M. Thierry Frappé (RN). Il me semble qu’entre quinze et quarante-huit mois, le besoin d’apprendre de l’enfant se développe considérablement – c’est alors qu’il est le plus « appétent », avez-vous dit. Il faut alors pour s’occuper de lui des personnes impliquées dans ce qu’elles font. Comment en juger ? Existe-t-il des critères permettant de s’en assurer ? La formation des professionnels prévoit-elle des remises à niveau régulières ?

Mme Sylviane Giampino. La charte nationale pour l’accueil du jeune enfant couvre tous les modes d’accueil, en dix articles. Fruit du travail collectif mené dans le cadre de la mission que j’ai pilotée, elle a été rédigée par les services du ministère.

Plus un enfant est jeune, plus il est sensible à l’état intérieur des personnes qui l’entourent et à leurs façons d’être. Il sent s’il y a quelqu’un derrière un comportement, une attitude et une méthode de travail. Les professionnels de la petite enfance doivent donc avoir un certain plaisir à être là. Cela n’a rien d’un plaisir permanent : ce sont des métiers très fatigants, et émouvants. Mais des professionnels qui vont bien vont s’intéresser à ce qu’ils font et auront envie d’en parler avec les autres. La professionnalisation est une dynamique qu’il faut alimenter.

Mme Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NUPES). Dans votre rapport de 2016, vous avez écrit : « Il y a un coût humain et social lorsque des enfants ne peuvent être accueillis, tout comme lorsque les enfants sont accueillis de façon inadéquate ».

Les professionnels des crèches font état d’une dégradation de leurs conditions de travail, donc des conditions d’accueil des enfants. Ils décrivent le manque de personnel, les taux d’encadrement insuffisants, le recours à du personnel peu qualifié, voire l’accueil d’enfants en surnombre. Ils vivent une forme de précarité entretenue, qui provoque de l’épuisement et un turn-over élevé au sein des équipes.

Or vous avez rappelé tout à l’heure la nécessité d’assurer la sécurisation affective de l’enfant ainsi que de la continuité et de la stabilité du mode d’accueil. Les conditions que décrivent les professionnels sont-elles compatibles non seulement avec l’intérêt de l’enfant, mais aussi avec la construction du lien avec les familles ?

Dans votre rapport, vous avez également écrit que la multiplication des formes d’accueil et des opérateurs de l’offre crée du flou et renforce les attitudes commerciales ou consuméristes. Or, depuis sa publication, il y a huit ans, l’offre de crèches privées a augmenté de façon inédite. L’adoption, il y a vingt ans, d’un crédit d’impôt favorable aux opérateurs privés a facilité cette évolution. Au cours des dix dernières années, 80 % des ouvertures de berceaux ont eu lieu dans des crèches privées, dont la plupart appartiennent à des grands groupes adossés à des fonds d’investissement. Ces opérateurs privés raflent les marchés publics parce qu’ils ont des services juridiques adaptés, au détriment de structures associatives plus petites.

D’après le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales Qualité de l’accueil et prévention de la maltraitance dans les crèches, « la régulation insuffisante du secteur marchand peut laisser prospérer des stratégies économiques préjudiciables à la qualité d’accueil ». Ce rapport a révélé que l’entrée des fonds de capital-investissement dans les entreprises de crèches coïncidait avec une politique de compression de la masse salariale et d’économies sur les rémunérations et sur les embauches, sans doute pour maximiser les profits.

S’agissant des situations de maltraitance des enfants, les opérateurs privés mettent volontiers en avant des défaillances individuelles. Les journalistes qui ont publié Babyzness et Le prix du berceau, que nous avons auditionnés, évoquent pour leur part des négligences graves qui ne sont pas intentionnelles, mais dues au fonctionnement des structures. Ils livrent aussi des témoignages de directrices de crèche estimant que la privatisation du secteur n’est pas compatible avec le bien-être des enfants.

Quel regard portez-vous sur l’évolution du modèle économique du secteur de la petite enfance ? La recherche du profit est-elle compatible avec l’intérêt supérieur de l’enfant ?

Mme Sylviane Giampino. Il y a dix ans, j’aurais répondu que la qualité de l’accueil ne dépendait en rien du statut public ou privé. C’est ce que je constatais. Aujourd’hui, la réponse – pas uniquement la mienne – est différente. Nous ne pouvons pas être aveugles aux constats convergents qui s’expriment.

Disons-le, rien ne garantit qu’un mode d’accueil à gestion publique est de qualité : cela ne suffit pas. Et rien ne dit qu’un mode d’accueil privé à but lucratif n’est pas de qualité. Toutefois, nous ne pouvons pas ignorer l’accumulation des constats qui indiquent que la machine s’emballe.

En 2012, lorsque notre pays a choisi d’ouvrir au secteur privé lucratif le partage de la charge d’accueil du jeune enfant, nous avons rencontré des porteurs de projets. Le choix a été fait de ne pas exclure l’accueil du jeune enfant du champ de la directive européenne relative aux services dans le marché intérieur, dite directive Bolkestein : nous avons considéré que ce n’était pas exclusivement une mission de service public, d’intérêt général, et qu’elle pouvait entrer dans les jeux de la concurrence libre et non faussée.

Il s’avère que la machine s’emballe. La croissance du parc d’accueil du jeune enfant est due pour l’essentiel au secteur privé, dont certains acteurs ont peut-être perdu de vue le caractère d’intérêt général de leur mission.

Le HCFEA a récemment publié un communiqué appelant l’attention sur les pratiques auxquelles incite le financement des crèches par la prestation de service unique et recommandant l’adoption de moyens d’observation permettant d’identifier le montant et l’usage des fonds publics dont bénéficie le secteur privé à but lucratif. Pour certains opérateurs, le profit et les manipulations qui ont été mis en lumière passent avant l’intérêt supérieur de l’enfant, ce qui est contraire à la Convention internationale des droits de l'enfant.

Mme Anne Bergantz (Dem). D’après votre rapport de 2016, l’excès de réglementation entrave parfois le bon développement de l’enfant, notamment sa progression vers l’autonomie, et complique considérablement le quotidien du personnel. Regrettant la tendance en cours, vous recommandiez « de passer du sécuritaire à la culture du risque mesuré ». Qu’entendez-vous par là ?

Nous avons appris qu’un référentiel commun est en cours de rédaction par les services du ministère. Comment y inclure cette notion de risque mesuré ? De quelles normes en particulier souhaitez-vous le retrait ?

Vous recommandez dans votre rapport l’enrichissement du CAP (certificat d’aptitude professionnelle) petite enfance, dont sont titulaires la plupart des professionnels, par des modules spécifiques. Quelle en serait la teneur ?

Enfin, quelles recommandations de votre rapport ont été appliquées ? Lesquelles doivent maintenant l’être en priorité ?

Mme Sylviane Giampino. L’excès de réglementation entrave notamment les activités de découverte. Les enfants ont besoin de découvrir une multitude de matériaux. Or beaucoup ont disparu dans les structures d’accueil – pas chez les assistantes maternelles, fort heureusement. Le bois est verni. Toute rugosité a disparu. Les sols intérieurs et extérieurs sont plastifiés. Dans les jardins des crèches, la terre et le sable ont disparu, privant les enfants de l’appréhension spontanée d’autant de notions scientifiques : la fluidité et la granularité, les mesures, le poids et le volume…

De même, les grands toboggans, qui étaient pourtant parfaitement sûrs, sont devenus de plus en plus petits. Or un enfant a besoin d’aller vers le plus haut, le plus loin, le plus fort, le plus différent. Dans les nouveaux environnements, les enfants s’ennuient. Heureusement qu’ils ont leurs camarades, et qu’il y a toujours quelque chose qui tombe quelque part ! Dans ce cadre, la table du repas est devenue le grand terrain d’exploration…

Un enfant qui ne peut pas se déployer va s’encoquiller. Soit il renonce à faire, soit il ne supporte pas et explose : il s’active toujours plus, provoquant sans cesse de nouveaux événements, parce qu’il faut bien s’amuser.

Les objets fabriqués par les éducateurs et les jeux qu’ils inventaient, qui étaient conformes à l’âge des enfants et à l’endroit où ils se trouvaient, et qui favorisaient la créativité, ont disparu aussi. J’ai fait la tournée des crèches de France : toutes sont construites à l’identique – mêmes matériaux, mêmes couleurs, même état d’esprit… Cette uniformisation est un appauvrissement culturel qui peut aller très loin.

La culture du risque mesuré suppose d’être assez nombreux, organisés et professionnels pour permettre à des enfants de grimper quelque part ou d’aller chercher des objets dans une autre salle. Désormais, la règle prévaut que les enfants doivent toujours être visibles : ils ne savent plus quoi faire pour se cacher ! De telles normes n’ont pas été pensées en connaissance des besoins des enfants.

La charte nationale pour l’accueil du jeune enfant est un document officiel. Les travaux en cours visent à déterminer les critères qui permettront d’évaluer le respect de ses dix articles dans les structures et services d’accueil du jeune enfant. Telle est la mission initialement confiée à Jean-Baptiste Frossard, qui a changé d’affectation, mais qui est poursuivie par une quarantaine de personnes.

S’agissant de l’enrichissement du CAP petite enfance par des modules complémentaires, la commission que j’ai présidée s’est demandé s’il fallait faire basculer les modes d’accueil du jeune enfant dans le tout éducatif. Si la dimension éducative est indispensable, la puériculture avec un grand P, compte tenu de l’importance accordée au bien-être corporel de l’enfant, doit être maintenue. Certains professionnels ont une formation sanitaire, par exemple d’aide-soignant.

Il s’agit de ne pas se contenter du CAP petite enfance, que nous avons considéré, en tout état de cause, comme un niveau de qualification insuffisant. Symétriquement, il faut inclure dans les formations d’aide-soignant et d’auxiliaire de puériculture un volet éducatif. L’accueil du jeune enfant exige plusieurs compétences juxtaposées.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez indiqué qu’il était important pour le jeune enfant de se sociabiliser et que les crèches devaient donc être ouvertes à ceux dont les parents sont chômeurs. Quid des autres, notamment ceux dont la mère ne travaille pas ?

Par ailleurs, vous dites qu’un enfant doit explorer et prendre des risques. Il me semble qu’il en prend chez lui. S’il peut rester chez lui, quel est l’intérêt de lui ouvrir les crèches, où selon vous l’uniformisation règne ?

Mme Sylviane Giampino. J’ai évoqué les parents hors l’emploi, sans précision. Un peu plus de la moitié des enfants sont accueillis dans des modes d’accueil, mais 76 % des enfants qui vivent sous le seuil de pauvreté entrent à l’école maternelle sans autre expérience de socialisation que celle acquise dans le cadre familial. La transition peut très bien se passer, dans la mesure où le milieu familial est un espace de socialisation en soi. Toutefois, il y manque le contact avec l’alter ego, tout ce qui permet à l’enfant par exemple de constater que ses copains sont aussi maladroits que lui.

Au HCFEA, nous ne disons pas que tous les enfants doivent être accueillis dans une structure d’accueil. Nous voulons des lieux d’accueil enfants parents, afin d’aider les familles qui le souhaitent à sortir d’un isolement qui peut être pesant, et ce dans tous les milieux. Il y a mille espaces qui permettent la rencontre avec des professionnels, lorsque la famille rencontre des difficultés ou a un doute au sujet du développement de l’enfant par exemple, ou encore qui permettent de faire des expériences, de pratiquer la danse ou la musique dans une ludothèque, de découvrir une activité nouvelle, ludique, progressive, choisie et non intrusive.

Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). Près de huit ans après la publication de votre rapport, considérez-vous que votre travail a été pris en considération par les gouvernements successifs ? Si oui, quelles recommandations ont été mises en œuvre ? Si non, quels freins ou quelles objections y ont fait obstacle ? Pourquoi ce que disent tous les experts et spécialistes n’est pas pris en compte, après huit ans passés à documenter la question ? J’espère que vous répondrez avec la franchise que vous avez eue jusqu’à présent.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Madame, vos travaux ont contribué à une prise de conscience et au changement de regard sur le secteur de la petite enfance. Ils ont notamment permis de comprendre que les besoins des enfants sont complexes et multiples, qu’ils ne se résument pas aux besoins primaires que sont l’alimentation, le sommeil et l’hygiène. S’occuper d’un enfant et l’accueillir correctement, c’est créer autour de lui un climat et un lien affectif sécurisants pour permettre son développement.

Compte tenu de la nécessité, pour l’enfant, de tisser un lien affectif avec les professionnels et d’avoir un point de référence, il n’est pas souhaitable qu’il trouve en arrivant le matin des personnes qui changent tous les mois ou toutes les semaines, voire chaque jour. D’après les indicateurs dont nous disposons, le métier se précarise et le turn-over des professionnels de la petite enfance est élevé, surtout dans le secteur privé à but lucratif.

Dans quelle mesure cette précarisation du métier est-elle un obstacle au lien de confiance et au besoin de référence des enfants dans l’accueil au sein des crèches ?

Mme Sylviane Giampino. La désaffection des jeunes pour ces métiers et la pénurie de professionnels affectent le secteur privé comme le secteur public. Certaines crèches municipales ferment une section ou diminuent leurs horaires faute de personnel. Le malaise est partout.

Dans le secteur public, les professionnels finissent par avoir des postes et des statuts stables, ce qui réduit le turn-over. Toutefois, des professionnels travaillant dans le secteur public ont eu envie d’aller dans le secteur privé pour découvrir d’autres façons de travailler. Ils y ont appris des choses, d’ailleurs, tout n’est pas noir ou blanc. Mais il est exact que le turn-over est plus élevé dans le privé et que les métiers y sont précarisés. Par exemple, les psychologues y travaillent sous le statut d’autoentrepreneur et passent d’un gestionnaire à un autre, de sorte que les équipes ne les voient pas assez souvent et les connaissent mal. C’est incompatible avec la volonté de sécuriser un enfant, autrement dit de lui assurer stabilité, continuité et permanence.

S’agissant des recommandations issues du travail collectif que j’ai piloté, la direction générale de la cohésion sociale a créé un indicateur partagé permettant d’en suivre la mise en œuvre. Une trentaine d’entre elles a prospéré, qu’elles soient amorcées ou entièrement réalisées.

La première était d’élaborer un texte cadre au niveau national sur la qualité d’accueil du jeune enfant : c’est la charte que nous avons évoquée. La création du comité de filière Petite enfance et la sensibilisation à l’importance de la formation des professionnels sont aussi le fruit du rapport, parmi d’autres travaux d’ailleurs, car les idées et les décisions n’avancent que dans le cadre d’un travail collectif – vous êtes bien placés pour le savoir.

La reconnaissance des métiers de l’accueil de la petite enfance est une bonne nouvelle, même si elle est due aux difficultés du secteur. Il ne m’incombe pas d’en dresser le bilan. Ce qui est sûr, c’est que l’écart est grand entre ce que l’on sait, que l’on voit et que l’on mesure d’une part, et d’autre part la décision politique et la mobilisation des moyens nécessaires. Chacun ici, me semble-t-il, en est conscient.

M. le président Thibault Bazin. Madame, au nom de la commission d’enquête, je vous remercie de vos réponses. N’hésitez pas à nous faire parvenir par écrit tout élément d’information complémentaire que vous jugeriez utile à nos travaux.

La séance est levée à dix-neuf heures dix.


Membres présents ou excusés

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements

 

Réunion du mardi 6 février 2024 à 18 heures

 

Présents. - M. Thibault Bazin, Mme Anne Bergantz, Mme Sophia Chikirou, M. Thierry Frappé, Mme Virginie Lanlo, M. William Martinet, Mme Béatrice Roullaud, Mme Anne Stambach-Terrenoir, Mme Sarah Tanzilli

 

Excusés. - Mme Élise Leboucher, Mme Isabelle Santiago