Compte rendu

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil
des jeunes enfants au sein
de leurs établissements

 Audition de M. José Gonzalo, directeur exécutif de Bpifrance, en charge du capital-développement 2

 


Mercredi 10 avril 2024

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 48

session ordinaire de 2023-2024

Présidence de
M. Thibault Bazin,
Président


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La séance est ouverte à 16 heures.

La commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements a auditionné M. José Gonzalo, directeur exécutif de Bpifrance, en charge du capital-développement.

M. le président Thibault Bazin. Nous accueillons monsieur José Gonzalo, directeur exécutif de Bpifrance en charge du capital-développement. Comme il est apparu lors des précédentes auditions, Bpifrance a accompagné le développement de certains groupes privés de crèches à travers des prises de participation. Nous souhaitons, à cet égard, comprendre les logiques qui ont présidé à ces choix d’investissement, ainsi que les raisons ayant motivé, le cas échéant, le retrait de Bpifrance.

Je précise que l’audition de ce jour est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. J’invite d’ores et déjà les collègues qui souhaiteront intervenir et poser des questions à la suite de la rapporteure à se manifester auprès de l’équipe d’administrateurs qui nous accompagne.

Il me reste à vous rappeler, monsieur Gonzalo, que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

M. José Gonzalo prête serment.

M. José Gonzalo, directeur exécutif de Bpifrance, en charge du capital-développement. Bpifrance, banque publique d’investissement, a fêté son dixième anniversaire en 2023. Les investissements en capital-développement, c’est-à-dire les investissements dans les petites et moyennes entreprises (PME), les entreprises de taille intermédiaires et les grandes sociétés, cotées en Bourse ou privées, constituent la majorité de ses activités d’investissement. Le portefeuille dont j’ai la charge représente une trentaine de milliards d’euros d’actifs sous gestion dans 700 sociétés. Parmi elles, les sociétés de services sont souvent fortement créatrices d’emplois, ce qui explique notre volonté d’y investir. Notre philosophie d’investissement et d’intervention est portée par l’intérêt général, et nous investissons uniquement dans des sociétés françaises. Nous assurons ainsi un ancrage français au capital de sociétés, notamment lorsqu’elles sont cotées.

Bpifrance est toujours actionnaire minoritaire, et se positionne en partenaire de long terme des sociétés. Elle accompagne des entrepreneurs très souvent majoritaires au capital des sociétés dans lesquelles elle entre, et investit beaucoup dans les territoires, avec des équipes basées localement. Nous attachons une grande importance aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance dans les sociétés dans lesquelles nous intervenons. Ces paramètres font l’objet d’études approfondies préalables à l’investissement.

Nous demandons toujours à faire partie de la gouvernance, ce qui se traduit par l’obtention d’un siège au conseil d’administration ou au conseil de surveillance, selon la structure de la société. Ainsi, nous sommes en mesure d’exercer des droits de veto, notamment sur des délocalisations de sites, des niveaux d’endettement qui nous paraissent excessifs, ou bien sur des opérations structurantes lorsqu’il s’agit, par exemple, de rachat de sociétés en France ou à l’étranger. Nous intervenons de manière privilégiée lors des premières ouvertures de capital, notamment dans des sociétés familiales. Enfin, nous sommes toujours en position de co-investissement, c’est-à-dire que nous avons d’autres investisseurs à nos côtés, des fonds régionaux, des familles ou des fonds d’investissement classiques, voire des fonds de pension ou des fonds souverains.

Nous investissons toujours dans le cadre de grandes priorités stratégiques validées par nos actionnaires. Ces grandes priorités d’investissement sont actualisées en fonction des grands programmes gouvernementaux, tels que France 2030. À titre d’exemples, la transition environnementale et énergétique, le numérique, la réindustrialisation ou la santé font partie de ces grandes orientations stratégiques. Ces grandes thématiques sont proposées chaque année à la validation de nos actionnaires au cours d’un conseil d’administration dédié et d’un séminaire stratégique auquel participe l’État, représenté par l’Agence des participations de l’État (APE) et la Caisse des dépôts et consignations. Au quotidien, les dossiers d’investissement sont présentés devant un comité d’investissement où figurent des représentants de l’État et de la Caisse des dépôts et consignations, qui sont appelés à valider les dossiers que nous leur présentons.

Enfin, pour en venir au secteur de la petite enfance, Bpifrance a investi dans deux sociétés de crèches en 2016, Grandir et La Maison bleue. Le montant de ces deux investissements, qui s’élève à une soixantaine de millions d’euros, représente environ 3 % des montants annuels d’investissement de Bpifrance, qui sont de l’ordre de 1,5 à 2 milliards d’euros. Par ailleurs, lors de sa constitution, Bpifrance a hérité de l’investissement réalisé par la Caisse des dépôts et consignations dans People & Baby. Cette participation a été revendue en 2015. Aujourd’hui, Bpifrance n’est plus actionnaire que d’une seule société, La Maison Bleue. Le secteur de l’accueil de la petite enfance représente 0,2 % du portefeuille global de Bpifrance.

M. le président Thibault Bazin. Grandir et La Maison Bleue ont-ils sollicité directement Bpifrance ? Quelles conditions et quels critères ont été examinés avant de procéder à l’investissement ? Quels étaient les attentes de Bpifrance en tant qu’actionnaire ? Aviez-vous conçu une stratégie de revalorisation, ou bien, pour le dire d’une manière provocatrice, était-ce une forme de subvention déguisée ? Y a-t-il eu une revalorisation de votre participation lorsque vous avez cédé Grandir et People & Baby ? Le cas échéant, comment expliquer cette revalorisation ? Quelle est votre stratégie en termes de participation pour La Maison Bleue ? Avez-vous fixé un horizon en termes d’attente et de revalorisation ? Enfin, à la suite de la révélation d’un certain nombre de scandales touchant le secteur des crèches, Bpifrance est-elle intervenue dans les instances de gouvernance auxquelles elle participe ?

M. José Gonzalo. Bpifrance a été contactée par les fondateurs de Grandir et La Maison Bleue. Ce type de demande d’accompagnement est très fréquent. Bien évidemment, tout investissement de Bpifrance suppose l’examen de certains critères. Dans ce cas, nous avons examiné en priorité la qualité de l’accueil de la petite enfance et la pédagogie. Nous avons étudié le secteur, sa constitution, ses tendances et sa croissance. Le contexte, en 2016, était caractérisé par une courbe croissante du taux d’employabilité des femmes, et par un taux de fécondité assez élevé. Les perspectives étaient par conséquent encourageantes, d’autant qu’un déficit de l’offre par rapport à la demande était constaté. Aujourd’hui, on estime à 200 000 le nombre de places de crèches manquantes. En 2016, ce nombre était plus proche de 400 000. Dans ces conditions, et parce que l’intérêt général prévaut dans nos investissements, il nous a paru opportun d’accompagner ces sociétés.

Le secteur de l’accueil de la petite enfance est caractérisé par la cohabitation d’acteurs publics et privés, fruit d’une volonté politique. Cependant, tout y est in fine financé par de l’argent public. Dès lors, la question de la légitimité pour Bpifrance, acteur public, d’accompagner des entreprises privées était posée. À l’époque, en 2016, la part du privé dans ce secteur s’élevait à 8 %, contre 20 % environ aujourd’hui. Il ne nous revient pas de choisir nos investissements en réponse à des choix politiques. Bpifrance s’appuie sur des constats, en l’occurrence qu’il existe une cohabitation entre privé et public dans le secteur, comme il en existe dans de nombreux autres. Bpifrance a été créée dans le but d’aider au financement de l’économie française, et les crèches privées font partie de l’écosystème du secteur de la petite enfance. Elles créent des emplois et proposent des services aux familles. Dès lors, de même que nous avions investi dans la santé ou dans l’éducation, nous pouvions investir dans ce secteur, en cohérence avec nos missions et nos valeurs.

Il est évident que la qualité du service offert aux familles, la satisfaction de leurs besoins et la qualité de la pédagogie déployée, sont des critères qui ont prévalu sur l’espoir d’un retour sur investissement. Les fondateurs de Grandir et de La Maison Bleue nous ont présenté leurs projets pédagogiques respectifs, ainsi que leur offre aux familles. Bpifrance ne s’interdit pas d’investir dans deux ou plusieurs sociétés d’un même secteur. Au contraire, accompagner plusieurs acteurs d’un même secteur permet d’éviter l’émergence de monopoles ou de duopoles, et concourt à la variété et à la qualité de l’offre faite aux familles.

Lorsque Bpifrance a vendu, aux côtés d’Eurazeo, sa participation dans Grandir, elle a reçu un peu moins de 50 millions d’euros, soit une somme légèrement inférieure au double de l’investissement initial de 25 millions d’euros.

M. le président Thibault Bazin. Ce doublement de la mise est-il un objectif, comme il peut l’être pour un fonds d’investissement ?

M. José Gonzalo. Non, il ne s’agit pas d’un objectif systématique. Le retour sur investissement lors de la vente de la participation au sein de People & Baby était approximativement de 1,5, soit un taux de rentabilité interne (TRI) inférieur à 10 %. Cependant, je ne considère pas cet investissement comme un échec, bien qu’il ait généré un TRI relativement faible. Il me semble plus important de considérer ce qu’est devenue la société. Lorsque nous procédons à un investissement, notre ambition est de bâtir des leaders d’un secteur, de préférence à capitaux français. Ainsi, lorsque nous avons cédé Grandir aux côtés d’Eurazeo, nous savions que le capital resterait majoritairement français. Par conséquent, nous considérons que nous avons joué notre rôle auprès de Grandir, et que la cession de notre participation était cohérente par rapport à nos missions.

Nous sommes toujours actionnaires de La Maison Bleue, ce dont nous nous réjouissons. Nous n’avons pas cédé notre participation parce que ce type de cession est une question d’opportunité. Et, à ce jour, nous n’avons pas reçu de proposition de rachat de notre participation au sein de La Maison Bleue, ce qui ne nous pose aucun problème tant nous sommes heureux d’être associés à cette société. Nous n’avons aucun désir de vendre à tout prix La Maison Bleue dans le but de réaliser un profit. Lorsque nous vendons une société, nous réinvestissons le produit de ces ventes et nous remontons des dividendes à l’État.

M. le président Thibault Bazin. Vous espérez tout de même que la participation soit revalorisée ?

M. José Gonzalo. Oui, bien entendu. De notre point de vue, la croissance d’une société est la meilleure manière de revaloriser cette participation.

M. le président Thibault Bazin. Les autres fonds tiennent un discours similaire.

M. José Gonzalo. Certes, mais à cette différence fondamentale qu’une partie de l’argent que Bpifrance récupère lorsqu’il cède sa participation dans une société est réinvesti dans d’autres sociétés. L’autre partie est remontée vers l’État sous forme de dividendes, susceptibles d’être réinjectés dans le secteur public.

M. le président Thibault Bazin. Les représentants de Bpifrance ont-ils initié des actions spécifiques à la suite du scandale des crèches ?

M. José Gonzalo. Nous avons naturellement été scandalisés en apprenant ce qui se déroulait dans certaines crèches. Immédiatement, les représentants de Bpifrance siégeant au board ont demandé au management des sociétés dont elle est actionnaire quelles mesures de qualité, de contrôle et de prévention ont été mises en œuvre afin de remédier aux dysfonctionnements constatés et d’éviter qu’un tel scandale se perpétue.

Nous accordons également une grande importance à la certification. À ce titre, nous avons insisté auprès de La Maison Bleue pour que les certifications de Bureau Veritas soient réalisées sur les process, et sur la manière dont les enfants sont accueillis et vivent leur expérience au sein de la crèche.

Mme Sarah Tanzilli. Il apparaît logique et légitime que la pertinence de l’investissement et la rentabilité de celui-ci prévalent quant aux choix que vous opérez. Toutefois, vous l’avez rappelé, le secteur des crèches est très singulier, parce qu’il s’agit d’un service public accueillant un public particulièrement vulnérable. L’enjeu de la qualité y est par conséquent prépondérant, non seulement par rapport à cette vulnérabilité, mais aussi au regard des enjeux de développement de l’adulte en devenir. Dès lors, je suis obligée de vous interroger sur le contenu des missions des sociétés dans lesquelles investit Bpifrance.

Aujourd’hui, Bpifrance n’est actionnaire que de La Maison Bleue. En visitant des crèches de ce groupe et en rencontrant longuement des membres du personnel, j’ai eu l’occasion de constater de réelles difficultés. Vous avez évoqué des critères environnementaux et sociaux requis pour vos investissements, ainsi que les garde-fous que vous établissez au sein du conseil d’administration pour réduire le risque de situations problématiques. Mais force est de constater que ces situations continuent d’exister. J’entends vos efforts en matière de certification, néanmoins j’estime que dans un certain nombre d’établissements, le mode dégradé de fonctionnement est devenu le mode normal.

Pour en avoir moi-même fait l’expérience, les visites en crèches se déroulent en général très bien. Tout a été préparé, l’on s’assure que tout se déroule dans les meilleures conditions, et que toutes les réglementations sont respectées. Néanmoins, lorsque la visite est terminée, la réalité de terrain reprend ses droits. Dès lors, comment pouvez-vous, en tant qu’actionnaire, vérifier que les engagements pris en termes de qualité sont réellement traduits sur le terrain ? Si demain Bpifrance constate des situations dégradées persistantes, sera-t-elle en capacité de prendre des mesures allant jusqu’à se désengager ?

Par ailleurs, notre commission a constaté, au travers des auditions, que le choix des grands groupes de recourir à des fonds d’investissement était motivé, évidemment, par la perspective de renforcer leur capacité financière, mais aussi par la possibilité de bénéficier du rôle de conseils de ces fonds d’investissement, en particulier pour le développement de l’entreprise. Bpifrance exerce-t-elle également cette mission de conseil ? Comment se traduit-elle concrètement dans l’exercice de ses prérogatives ?

M. José Gonzalo. Bpifrance apporte effectivement des conseils aux sociétés, et dispose d’ailleurs d’une direction de l’accompagnement. Celle-ci a vocation à fournir des outils permettant d’améliorer la qualité du service. Par exemple, elle exige la mise en place d’une hotline d’intervention pour les parents si un dysfonctionnement est décelé dans une crèche. Les sociétés agissant dans le domaine social nous font part des enquêtes de satisfaction annuelles qu’elles conduisent. Cette mesure n’est sans doute pas suffisante, et une hotline de prévention est un outil permettant de coller à l’instant présent. De même, Bpifrance joue un rôle sur la formation dans les crèches puisqu’elle dispose d’outils de formation adaptés.

À la différence d’autres acteurs, nous proposons ce type d’outils gratuitement, ou bien nous subventionnons nous-mêmes l’accès à ces outils ou à ces conseils, considérant que cela fait partie des attributions de Bpifrance. Plus profondément, demander le passage d’une société en société à mission, comme nous l’avons demandé à La Maison Bleue, permet un changement d’état d’esprit et de mettre la qualité au premier plan des préoccupations de la société.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Vous avez rappelé, monsieur Gonzalo, que Bpifrance est toujours actionnaire minoritaire des sociétés dans lesquelles elle investit, et qu’elle exige un siège au conseil d’administration, afin de disposer d’un droit de vote et d’un droit de veto. Dans le cas de La Maison Bleue, Bpifrance a-t-elle été amenée à contester des décisions allant dans le sens contraire de l’intérêt général, sans être suivie par les autres actionnaires ?

Par ailleurs, ma collègue Anne Bergantz m’a transmis deux autres questions. Un rapport rendu récemment par l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), préconise la suppression du crédit d’impôt famille (Cifam). De nombreux acteurs privés nous ont alertés quant au risque que cette suppression ferait courir sur l’équilibre du modèle économique du secteur, et sur le risque d’un désengagement des entreprises privées. Pensez-vous que les conséquences d’une suppression progressive du Cifam seraient délétères du point de vue de la participation des entreprises dans le secteur ? Estimez-vous qu’il convient d’associer cette mesure progressive à des mécanismes permettant d’éviter ce désengagement, et donc des suppressions de places en crèche ?

De façon plus prospective, nous avons compris que Bpifrance mise davantage que sur la rentabilité immédiate de l’activité, sur la croissance des sociétés et les gains consécutifs à la cession de ses participations. Or cette croissance n’est pas infinie, puisqu’il arrive un moment où un marché tel que celui des crèches arrive à maturité. Que se passe-t-il lorsque ce moment arrive ? De quelles garanties disposent les groupes quant à leur surface financière et quant à l’engagement des fonds d’investissement dans la situation d’un marché sans perspective de croissance ?

M. José Gonzalo. Bpifrance exerce son droit de veto de manière classique, par exemple en cas d’endettement excessif ou de délocalisation de sites. En revanche, elle ne dispose pas d’un droit de veto concernant directement la qualité du service.

De manière générale, si Bpifrance considère qu’elle n’est plus en phase avec les managers et les fondateurs d’une société, et que les pratiques d’une société ne correspondent pas à ses attentes, elle est disposée à se désengager de cette société. Mais nous tentons, avant d’envisager une telle issue, de remédier aux éventuels dysfonctionnements et d’exiger la mise en œuvre de solutions. Se désengager relève de l’ultime recours, en cas d’impasse ou d’entêtement du management de la société à ne pas suivre les préconisations. Ce désengagement peut être effectué à n’importe quel prix si Bpifrance estime que sa réputation est en jeu.

Concernant la suppression du crédit d’impôt famille, il me semble que tout ce qui fait peser un risque sur le financement d’un secteur, dès lors que ce financement est mixte entre le public et le privé, pose évidemment question. Nous considérons, naturellement, qu’il convient de minimiser le risque de ne plus trouver d’investisseurs privés dans des secteurs ayant des besoins structurels. Le secteur des crèches en fait partie, puisque 200 000 places de crèches manquent encore aujourd’hui. Dès lors, il faut se garder de toute mesure qui découragerait des acteurs disposés à financer ce secteur.

Bpifrance sert souvent de catalyseur, ou d’effet de levier d’investissements. Ainsi que je l’ai rappelé, Bpifrance a investi quelques dizaines de millions d’euros, quand l’investissement des fonds d’infrastructure s’est compté en centaines de millions d’euros. Notre capacité d’action sur l’économie française suppose d’injecter le moins d’argent public possible, mais de créer un effet de levier pour d’autres types d’investisseurs. Nous parvenons ainsi, avec des investissements modestes, à siéger au conseil d’administration et à influer sur la politique des sociétés. Nous nous efforçons de minimiser le coût pour l’État, tout en mettant l’accent sur des critères qui nous semblent essentiels, en l’occurrence la qualité du service et l’accueil. Cette politique fait la réputation de Bpifrance.

Notre thèse d’investissement consiste à aller vers des sociétés au moment où la croissance du secteur est en accélération. C’est la raison pour laquelle nous avons procédé à ces investissements en 2016, avant de céder notre participation à des fonds d’infrastructures au moment où la croissance du secteur décélérait. Ces fonds disposent d’un plus grand nombre d’années pour assurer la rentabilité que leur réclament leurs souscripteurs. Ainsi, l’acteur qui a suivi l’intervention de Bpifrance a pour horizon plus lointain la pérennisation de la société. Lorsqu’il y parvient, les sociétés ont généralement atteint une taille suffisante pour permettre la distribution de dividendes.

Autrement dit, lors de la phase de croissance, la distribution de dividendes se fait à l’encontre de la croissance et des investissements. Mais dès lors que la société a atteint une taille suffisante et une rentabilité permettant, par exemple, d’absorber des coûts fixes, la distribution de dividendes devient possible, et de nouveaux acteurs sont en mesure de prendre le relais des fonds d’infrastructure. Je pense en particulier à des familles ayant un objectif patrimonial, qui pourront obtenir des dividendes lorsque la société aura atteint une taille importante et ne sera plus en phase d’accélération.

Néanmoins, il me semble que les durées de détention dans les fonds d’infrastructure deviennent de plus en plus longues. Dès lors, la typologie des acteurs qui reprennent les participations de ceux qui avaient été présents pour financer l’accélération de la croissance tend à changer. Ils sont de plus en plus nombreux à inscrire leur participation dans le long terme.

Mme Sarah Tanzilli, rapporteure. Je souhaite revenir sur la suppression du Cifam. J’entends la volonté de Bpifrance de produire un effet de levier auprès des autres investisseurs, et il semble que ce mécanisme fonctionne bien. Cependant, il s’avère que l’effet de levier ne fonctionne pas avec le crédit d’impôt famille, parce que le niveau de financement public engagé derrière l’acquisition de berceaux par une entreprise est considérable. L’IGF et l’Igas estiment que, à chaque euro d’argent public investi, correspond 0,44 centime d’argent privé.

Dès lors, il convient de s’interroger sur la pertinence du Cifam, en tenant compte de ce que vous avez rappelé, à savoir de se prémunir du risque de se priver d’une source de financement importante. Cependant, on parle de 80 millions d’euros sur 7 milliards d’euros, et d’autres solutions peuvent peut-être imaginées.

M. José Gonzalo. Je suis d’accord avec votre analyse.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Votre audition, monsieur Gonzalo, complète utilement d’une certaine manière le puzzle de l’aide publique aux grands groupes privés de crèches, qui bénéficient par ailleurs des financements de la Caisse d’allocations familiales (CAF), du Cifam, et des collectivités à travers des Délégations de service public (DSP) ou des achats de berceaux.

Je m’étonne que la participation de Bpifrance dans les entreprises ne réponde pas à une consigne politique concernant l’aide au développement de ces groupes, mais soit consécutive à une sollicitation initiée par ces groupes. Pourriez-vous détailler la manière dont l’État, à travers Bpifrance, a répondu à cette sollicitation ?

Par ailleurs, pourriez-vous décrire plus précisément l’effet de levier que représente l’investissement de Bpifrance ? Pensez-vous que des fonds d’infrastructure seraient entrés au capital de ces groupes si Bpifrance ne l’avait pas fait au préalable ?

M. José Gonzalo. Nos plans stratégiques sont validés par l’État, par l’intermédiaire de l’APE et la Caisse des dépôts et consignations. Ces plans s’étalent sur trois ou cinq ans et sont très détaillés, par secteur. Dans les années 2015-2016, nous y avions inscrit ce que nous appelions des « investissements dans les infrastructures essentielles de services », et l’accueil de la petite enfance figurait parmi elles. Annoncer un tel plan et de tels axes stratégiques a attiré des fondateurs de sociétés privées dans ce secteur, qui nous ont sollicités et ont déclenché notre investissement.

L’effet de levier est primordial dans notre stratégie. Les principaux groupes actifs dans le secteur de l’accueil de la petite enfance ont pour caractéristique commune la présence de leurs fondateurs à leur capital. Je pense en particulier à Jean-Emmanuel Rodocanachi à Grandir, ou au fondateur de La Maison Bleue, qui dispose encore d’une confortable majorité de droits de vote au conseil d’administration. Lorsque la majorité passe entre les mains d’un autre acteur, je considère que Bpifrance rassure les investisseurs, notamment les investisseurs français, dans un secteur où la réglementation est susceptible de varier assez rapidement.

L’investissement de Bpifrance est aussi un gage de sécurisation et de pérennité, et j’estime que nous avons contribué à la venue d’acteurs français, ce dont nous nous enorgueillissons. Ainsi, si La Maison Bleue compte un actionnaire britannique, TowerBrook, la plupart des autres acteurs du secteur sont français, à l’image d’Antin Infrastructures Partners chez Babilou ou InfraVia chez Grandir.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Les représentants d’Antin Infrastructures Partners nous ont expliqué lors de leur audition que les souscripteurs du fonds qui a investi dans Babilou étaient à 80 % des souscripteurs étrangers. Il me semble, par ailleurs, qu’Antin n’est pas côté à la Bourse de Paris.

Par ailleurs, vous avez déclaré qu’un investissement de Bpifrance dans des secteurs où la puissance publique propose le même service que des groupes privés, posait une question de légitimité. Vous ajoutiez que cela concernait les crèches, mais aussi d’autres secteurs comme l’éducation et la santé. Les investissements de Bpifrance dans ces secteurs sont-ils courants ? Bpifrance est-elle, par exemple, actionnaire d’établissements scolaires privés sous contrat avec l’État, ou d’autres entreprises équivalentes dans le domaine de la santé ?

M. José Gonzalo. Bpifrance est en effet actionnaire de cliniques privées, dans lesquelles nombre d’actes médicaux sont financés par la puissance publique. Notre présence est conforme à la logique de cohabitation et de complémentarité entre le public et le privé. En effet, dès lors qu’un manque structurel est identifié, il nous appartient de tout mettre en œuvre afin de proposer des services à nos concitoyens. La finalité de nos investissements consiste, je le souligne à nouveau, à trouver les financements nécessaires à des services et des prestations utiles aux Français, y compris dans les secteurs financés par la puissance publique.

Dans le même ordre d’idées, et pour aborder le secteur de l’éducation, je pense à la taxe apprentissage, c’est-à-dire une manne publique injectée dans des écoles qui vont en bénéficier pour former des apprentis. Bpifrance a investi dans des écoles privées selon cette même logique consistant à combler des manques. Ainsi, nous avons investi dans des écoles formant des infirmières dans le contexte du manque de personnels soignants et d’aides-soignants en France.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Cette complémentarité dont vous parlez mérite d’être questionnée. Nous entendons les représentants de collectivités locales expliquer les difficultés qu’ils rencontrent pour monter un projet de crèche sur leur territoire. Ils sont soumis à des contraintes économiques et cherchent à remplir des berceaux pour trouver des financements. Puis, du jour au lendemain, ils voient apparaître une micro‑crèche privée qui accapare douze berceaux et met en péril leur projet de crèche publique. Il existe bien une interférence et une forme de concurrence entre le public et le privé sur l’ouverture des établissements d’accueil de la petite enfance. Dès lors, il est légitime de s’interroger sur le soutien que Bpifrance apporte à des groupes privés, dont les crèches pourraient générer un effet d’éviction des crèches publiques.

M. José Gonzalo. De tels cas d’éviction peuvent survenir localement, j’en conviens. Cependant, il me semble que, globalement, le bilan est positif, c’est-à-dire que la complémentarité entre le public et le privé concourt à résorber le déficit des places en crèche.

M. William Martinet (LFI-NUPES). Ma dernière question concerne la responsabilité sociale des entreprises. Lorsque Bpifrance entre au capital d’une entreprise, en l’occurrence une entreprise de crèches, porte-t-elle une attention particulière à la rémunération de ses dirigeants ? De même, les plus-values considérables réalisées à la faveur de cession de parts de capital à des fonds d’investissement, entrent-elles dans vos critères d’évaluation ? En somme, le caractère raisonnable des rémunérations et des plus-values des fondateurs conditionne-t-il l’entrée de Bpifrance au capital d’une entreprise ?

M. José Gonzalo. Nous accordons une attention toute particulière à cette question. L’un de nos modes d’action privilégiés est de rentrer en augmentation de capital afin de financer des développements, plutôt que racheter des parts d’actionnaires qui sortiraient du capital. Notre priorité, lorsque nous intervenons dans une société, est d’y injecter des liquidités servant à des investissements ou à des rachats de société dans la perspective de faire grandir le groupe.

Toutefois, il nous arrive aussi de réaliser des investissements dits secondaires, c’est-à-dire de financer la sortie d’autres acteurs en rachetant des parts de capital. Nous nous efforçons cependant d’établir une thèse d’investissement dans laquelle les investissements primaires, c’est-à-dire des investissements consacrés au développement, sont supérieurs à ces investissements secondaires.

La rémunération des dirigeants est, il est vrai, souvent relativement raisonnable, parce que la véritable création de richesse ou de valeurs, pour eux, intervient à la vente des sociétés. Le caractère raisonnable des plus-values est défini par le marché et la valeur des sociétés. Nous en bénéficions d’ailleurs, puisque, ainsi que je l’ai indiqué, nous avons réalisé une plus-value importante en revendant notre participation à Grandir. Et j’insiste à nouveau sur le fait que cet argent gagné est réinvesti par Bpifrance dans la perspective de satisfaire l’intérêt général. J’ajouterai que nous investissons souvent à des périodes risquées pour les sociétés, et la rémunération d’une intervention risquée est supérieure à celle d’une intervention réalisée dans un marché mature.

M. le président Thibault Bazin. Je vous remercie, et je vous rappelle que vous êtes invité à nous transmettre une contribution écrite afin d’apporter des réponses aux questions qui n’en auraient pas trouvé en séance. En outre, si vous souhaitiez apporter des correctifs aux réponses que vous avez apportées en séance, vous avez l’obligation de le faire dans les heures qui viennent.

La séance est levée à 17 heures.


Membres présents ou excusés

Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements

 

Réunion du mercredi 10 avril 2024 à 16 heures

 

Présents. - M. Thibault Bazin, M. William Martinet, Mme Béatrice Roullaud, Mme Sarah Tanzilli