Compte rendu

Commission
des affaires économiques

 Audition de M. Florent Menegaux, président-directeur général de Michelin, sur la politique salariale, la productivité et la compétitivité en entreprise              2


Mercredi 18 septembre 2024

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 3

session de 2023-2024

Présidence de

M. Antoine Armand,

Président


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La commission des affaires économiques a auditionné M. Florent Menegaux, président-directeur général de Michelin, sur la politique salariale, la productivité et la compétitivité en entreprise.

M. le président Antoine Armand. Un salaire décent, telle est l’aspiration de nos compatriotes que nous rencontrons toutes et tous partout en France, qu’il s’agisse de familles monoparentales, de travailleurs indépendants ou d’agents publics. Quelle que soit notre sensibilité politique, ces situations nous interpellent quasiment tous les jours désormais. Il s’agit là évidemment de l’un des objectifs des politiques publiques, mais aussi d’une préoccupation que nous partageons tous au sein de la commission des affaires économiques.

Ces dernières années, beaucoup a été fait, à travers la revalorisation du Smic, les allègements de cotisations sociales, l’augmentation du point d’indice, la prime de partage de la valeur, la réduction des impôts de production et l’amélioration de la compétitivité des entreprises, préalable indispensable à une meilleure rémunération. Mais force est de constater que le résultat n’est pas encore atteint et que, partout en France, nous entendons la demande d’une meilleure rémunération et particulièrement d’une rémunération décente et juste de l’effort consenti par nos compatriotes. Alors qu’ils travaillent 35 heures, 39 heures, parfois plus, ils éprouvent les plus grandes difficultés à se loger, voire à se nourrir. Cette situation doit, aujourd’hui plus que jamais, nous interpeller.

C’est la raison pour laquelle vous êtes, M. le président, la toute première personne auditionnée par notre commission lors de cette législature. M. Menegaux, vous êtes président-directeur général du groupe Michelin. Vous êtes accompagné de Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques du groupe. Chez Michelin, vous avez mis en place un salaire décent pour faire en sorte – c’est votre formule – « que tous les employés du groupe puissent faire vivre une famille de quatre personnes avec un seul salaire ».

L’ambition de cette première audition consiste précisément – dans le cadre d’un cycle d’auditions consacré aux entreprises et aux salaires – à comprendre comment, à quelles conditions et dans quelle temporalité vous avez pu mettre en place cette pratique en France – mais pas seulement –, au sein d’une entreprise exposée à la concurrence internationale, pour laquelle la compétitivité est bien sûr absolument primordiale. Évidemment, le fonctionnement de Michelin ne peut sans doute pas être répliqué dans tous les secteurs, ni dans tous les types d’entreprises. Évidemment, la question des revenus interroge bien au-delà de la simple politique salariale, et nous avons déjà eu l’occasion de parler de partage de la valeur, au sein à la fois de cette commission et de la commission des finances. Évidemment, nous devons également aborder le cadre réglementaire et fiscal, ainsi que sa stabilité. Pour autant, nous souhaitons d’abord vous entendre pour comprendre comment vous avez fait, à quelles conditions vous avez réussi à aborder ces questions salariales, tout en préservant votre compétitivité. Quel est votre regard sur ces questions à la fois de productivité, de compétitivité et de rémunération ?

M. Florent Menegaux, président-directeur général de Michelin. Mesdames et Messieurs les députés, je suis très honoré d’être avec vous ce matin pour vous parler de ce que nous réalisons chez Michelin en matière de salaires décents et de compétitivité.

Michelin est un groupe international d’origine française, dont le siège est en France. Il réalise un chiffre d’affaires d’un peu plus de 28 milliards d’euros et emploie un peu plus de 132 500 personnes. Notre entreprise est très internationale : nous sommes présents dans 175 pays et disposons de 121 sites de production dans vingt-six pays.

Dans ce dispositif, la France est le pays du siège, le pays central de notre recherche et développement (R&D). C’est 9 % de notre chiffre d’affaires et plus de 15 % des effectifs du groupe, soit 20 000 personnes en France, dont 17 000 dans les activités pneumatiques. Le pays représente aussi 16 % des prélèvements fiscaux et plus de la moitié de notre personnel en recherche et développement. Nous avons ainsi investi un peu plus de 2,5 milliards d’euros lors des dernières années en France. Notre structure actionnariale est très particulière, puisque la plupart des investisseurs sont étrangers. Les investisseurs institutionnels français, y compris la famille Michelin regroupée dans une holding familiale, représentent 23 % de nos actionnaires, contre 25 % d’actionnaires européens hors de France, 30 % en Amérique du Nord et 10 % dans le reste du monde. Le personnel Michelin détient pour sa part 2 % du capital. Michelin est une entreprise « locale », à la fois une entreprise des territoires mais aussi une entreprise mondialisée, qui opère dans le monde entier, où elle fait rayonner la France au quotidien.

Comme l’a très bien résumé le président Armand, Michelin est attaché à un salaire décent, qui doit permettre de faire vivre une famille de quatre personnes et couvrir les besoins du quotidien : l’alimentation, le logement, la santé, l’habillement et le transport, l’éducation, mais aussi constituer une petite épargne de précaution. Cela comprend uniquement les éléments fixes de la rémunération, sans les primes variables et les avantages sociaux qui peuvent être distribués. Ce salaire décent a été mis en place dans le monde entier et il est effectif depuis le 1er janvier 2024, pour l’intégralité des salariés Michelin dans le monde.

En France, ce salaire décent est variable selon les localités dans lesquelles nous opérons. À Paris, il correspond environ à deux fois le Smic ; à Clermont-Ferrand – où le coût de la vie est très inférieur à celui de Paris –, il se situe à 20 % au-dessus du Smic. La part des salariés de Michelin rémunérés en deçà du salaire décent représentait 5 % des effectifs. Aujourd’hui, nous sommes à 100 %. Nous sommes certifiés par une ONG spécialisée dans cette question, Fair Wage Network.

Naturellement, la question du salaire ne peut pas être dissociée de celle de la compétitivité. C’est ce que j’ai bien rappelé à tous nos salariés : autant il est logique et normal que tout salarié puisse vivre décemment de son travail, autant nous ne devons pas oublier que nous opérons également dans un contexte de concurrence extrêmement intense et qu’il nous faut rester en permanence compétitifs.

De ce point de vue, je voudrais vous alerter sur un contexte français et européen très délicat. Depuis une vingtaine d’années, nous sommes confrontés à une arrivée massive des pneumatiques à bas coût en provenance de certains pays d’Asie du Sud (dont la Chine et Taïwan), qui nous a fait perdre des parts de marché de façon assez considérable. Ces pays ont ainsi vu leurs parts de marché passer de 5 % à 20 % durant ce laps de temps. Cette concurrence affecte non seulement Michelin, mais également nos grands concurrents, notamment japonais ou américains.

Cette situation ne peut pas être dissociée de la réalité de notre empreinte industrielle en France et en Europe. Notre compétitivité est aujourd’hui très érodée. Pendant de nombreuses années, nous avons pu compenser ce phénomène par des exportations mais aujourd’hui, nous ne sommes plus en condition d’exporter à partir de la France et de l’Europe. En effet, les coûts de l’énergie y sont aujourd’hui deux fois plus élevés qu’en Amérique du Nord ou en Asie : en 2024, le prix moyen de l’électricité s’établit à 133,50 euros le mégawattheure en Europe et à 127 euros en France, contre 70 euros en Amérique du Nord. Le prix moyen du gaz naturel est de 52 euros le mégawattheure en Europe, 54 euros en France, mais de 18,70 euros en Amérique du Nord. Or, dans notre industrie, nous transformons la matière afin de fabriquer nos produits et nous consommons beaucoup d’énergie. En conséquence, la part de l’énergie dans le coût de revient est importante. Exporter à partir de l’Europe devient très difficile.

Par ailleurs, nous sommes également confrontés en Europe et en France à un coût de la fiscalité très important, beaucoup plus important que dans d’autres pays du monde. En 2022, la part des impôts de production dans le PIB était de 4,7 % selon Eurostat et de 4,1 % selon l’Institut Montaigne, quand la médiane est de 2 % en Europe. Le niveau des impôts de production est de l’ordre du double. Or, au moment où la réindustrialisation est souhaitée, imposer la production est en réalité contre-productif.

Le coût salarial doit également être mentionné. Bien sûr, il faut rémunérer correctement les personnes mais il faut aussi avoir conscience des réalités. Sur une base 100 de rémunération brute versée par l’entreprise, le coût réel pour l’entreprise est de 120 en Allemagne et le salarié en touche 80 en net. Au Canada, le coût est de 115 pour l’entreprise et le salarié obtient 85 en net. En Thaïlande, le coût réel pour l’entreprise s’élève à 100 pour l’entreprise et le salaire versé au salarié est de 81. En France, il est de 142 pour l’entreprise quand le salarié obtient 77,5. On ne parle pas suffisamment en France de l’écart entre le salaire brut et le salaire net, ni de l’écart entre le coût pour l’entreprise et le net versé au salarié, qui représentent un frein direct à la rémunération des salariés et à la création d’emplois dans notre pays.

Ensuite, il convient d’y ajouter les couches de coûts administratifs et opérationnels, ce que l’on appelle la « complexité » administrative en France et en Europe. Elle y est énorme, beaucoup plus marquée que dans la plupart des autres pays du monde. Prenons par exemple le logo Triman qui figure aujourd’hui sur la facture, comme si le pneumatique était semblable à une bouteille jetable. En réalité, le pneumatique est démonté par des professionnels et plus de 95 % des pneumatiques usés sont réutilisés dans des filières de recyclage en France et en Europe. En conséquence, ce logo, qui est une spécificité française, n’a aucune utilité pour le consommateur, tout en induisant une complexité de fonctionnement élevée et complètement inutile, selon moi. À l’inverse, j’estime que la réglementation devrait soutenir la compétitivité.

Ensuite, Michelin est très engagé sur l’ensemble des questions environnementales et nous sommes tout à fait d’accord pour considérer que la question de la déforestation est cruciale. Cependant, inclure le caoutchouc naturel dans la réglementation sur la déforestation, revient à associer à tort le caoutchouc naturel à la manière dont sont produits le café, l’huile de palme ou à d’autres types d’exploitations géantes qui, elles, peuvent produire des effets de déforestation.

Pourtant, l’agroforesterie du caoutchouc naturel est opérée dans le cadre de petites exploitations. Ainsi, un million de paysans fournissent le caoutchouc naturel acheté par Michelin. Le fait d’être obligés d’assurer la traçabilité à la parcelle du caoutchouc va impliquer pour Michelin un surcoût de 200 millions d’euros. Naturellement, nous nous y conformerons à cette obligation – nous sommes de bons citoyens –, mais quasiment aucun de nos concurrents ne le fera. De plus, il n’y aura aucun contrôle possible, compte tenu des quantités en jeu, du nombre de conteneurs et du fait que certains produits fabriqués avec du caoutchouc naturel, dont la provenance ne sera pas tracée, arriveront en Europe. Nous serons donc confrontés à ces 200 millions d’euros de coûts supplémentaires, alors qu’il n’est absolument pas certain qu’ils permettront d’éviter la déforestation.

À l’opposé, nous estimons que des mesures efficaces ont pu être prises. Ainsi, les normes Euro 7 vont dans le bon sens. Elles s’attachent notamment au nombre de particules d’usure émises au kilomètre par les pneumatiques. Mais il nous a fallu dix ans, soit un délai beaucoup trop long, pour obtenir cette réglementation, qui commencera à entrer en application à partir de 2027 ou de 2028. C’est beaucoup trop long sur des sujets comme celui-là, où il existe un accord pour estimer que de telles mesures vont dans l’intérêt de la société et des entreprises ! C’est un facteur de complexité pour Michelin. Il convient en outre de mentionner la déclinaison des directives européennes, qui est réalisée de manière différente dans chacun des vingt-sept pays de l’Union européenne (UE). Quand une directive est transposée, Michelin doit en réalité s’adapter à 27 déclinaisons. Plus on trouve de variations entre pays, plus cela induit de la complexité dans le fonctionnement du groupe.

Un autre élément concerne les dispositifs de soutien à l’innovation, et notamment le crédit d’impôt recherche (CIR). Michelin touche 42 millions d’euros de CIR, sachant que le groupe dépense 1,2 milliard d’euros dans ce domaine. Ainsi, le CIR a permis de ramener le coût du développement à un niveau compétitif en France. Avant le CIR, nous étions sur une base 100 ; elle est désormais de 73 en France. Mais elle est de 63 dans d’autres pays européens et de 33 en Inde. La France est revenue dans le jeu. Nous avons ainsi pu rapatrier un grand nombre de nos effectifs de recherche et développement parce qu’ils se trouvent proches du siège et des infrastructures. Cette décision avait donc une logique. Revenir sur le CIR est toujours possible, mais cela nous conduirait à nous interroger, à l’échelle internationale, sur l’implantation de la recherche dans notre pays, dans la mesure où le coût de développement en France est beaucoup plus élevé que dans d’autres pays.

De plus, je souhaite évoquer l’évolution des coûts de production de Michelin entre nos implantations selon les zones géographiques. À partir d’une base 100 en 2019, nos coûts de production sont restés au même niveau en Asie en 2024. En 2019, face à cette base 100 en Asie, les coûts de production étaient de 127 aux États-Unis – mais nous pensions pouvoir compenser cette inflation par la valeur ajoutée de nos produits et des gains de productivité – et de 134 en Europe – soit 34 % plus cher qu’en Asie, mais nous étions également confiants dans notre capacité à surmonter cet épisode. En 2024, ils sont de 176 aux États-Unis et de 191 en Europe. Produire en Europe est donc aujourd’hui quasiment deux fois plus onéreux que de produire en Asie.

Enfin, je souhaite évoquer l’innovation, qui constitue le cœur de la performance des entreprises et probablement l’une des meilleures réponses aux questions fondamentales des transformations du monde, et notamment les questions environnementales. Le budget innovation de Michelin est supérieur 1 milliard d’euros, dont presque 800 millions d’euros de R&D « pure », à partir d’un vaisseau amiral à Clermont-Ferrand et de huit sites de recherche dans le monde. Nous déposons 269 brevets chaque année et avons 12 000 brevets actifs – ce qui est la meilleure manière pour nous de résister à la concurrence féroce de nos compétiteurs, de demeurer en bonne forme et de conserver un train d’avance. Michelin a pris des engagements très forts pour développer des offres de produits tout en conservant des conditions de production parfaitement compatibles avec les questions environnementales.

Nous investissons aussi massivement sur les nouvelles technologies, puisque Michelin a construit le leader mondial des composites, qui transforme la vie quotidienne des personnes, avec notamment les usines de fabrication de piles à hydrogène Symbio en joint-venture avec Stellantis et Forvia. Nous redéployons également certaines de nos anciennes usines vers des centres de matériaux et de développement de biotechnologie, en collaboration avec Danone et quelques start-up.

Pour conclure, le cash généré chaque année par le groupe est réparti de la manière suivante : près de 60 % sont consacrés à la masse salariale ; 7 % aux actionnaires ; 22 % à l’investissement et 8 % aux impôts. À cet égard, le salaire décent n’est qu’une des dimensions de la politique sociale du groupe qui, je l’espère, est très avancée et se traduit par un niveau d’engagement très élevé de la part de nos salariés.

M. le président Antoine Armand. Je vous remercie et cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Hervé de Lépinau (RN). Nous sommes extrêmement honorés d’auditionner un grand capitaine d’industrie. La manufacture emblématique que vous dirigez est un bel exemple du savoir-faire industriel français, du « made in France ». Celui-ci a pourtant beaucoup souffert ces dernières décennies, puisque la part du PIB générée par l’industrie manufacturière est passée de 17 % en 1995 à moins de 11 % aujourd’hui. On peut donc parler d’un véritable effondrement industriel français.

Le ministre de l’économie et romancier démissionnaire, Bruno Le Maire, n’a eu de cesse de nous affirmer, pendant la précédente législature, que la réindustrialisation du pays serait en marche du fait des mesures gouvernementales prises sous son autorité. Or, les retours de terrain et les statistiques officielles nous permettent pourtant d’en douter. Aussi pourriez-vous nous faire part de votre constat sur cette réindustrialisation supposée et que d’aucuns diraient fantasmée ? Votre statut de capitaine d’industrie vous rend légitime à formuler des propositions concrètes pour rendre effectif ce projet vital de réindustrialisation. Aussi, quelles sont-elles ?

Enfin, il ne vous a pas échappé qu’une offensive des lobbies écologistes et décroissants a eu raison de l’industrie automobile européenne et à plus forte raison française, avec la disparation du moteur thermique, hybride compris, à l’horizon 2035. Je rappelle que 350 000 emplois chez les sous-traitants de la filière automobile sont aujourd’hui menacés.

Sachant que l’automobile représente le premier débouché pour Michelin, que la voiture électrique tant attendue est promue, entre autres, par votre illustre prédécesseur à la tête de la manufacture et aujourd’hui président du groupe Renault ; sachant que la voiture électrique est plus lourde et use donc davantage les pneumatiques, que les particules fines issues de cette usure seraient 1 000 fois plus nombreuses que celles émises par les moteurs thermiques au kilomètre – selon une étude de 2022 du laboratoire britannique Emissions Analytics –, ne craignez-vous pas que votre manufacture soit la prochaine victime économique de cette transition écologique, devenue l’alpha et l’oméga des politiques publiques ?

M. Florent Menegaux. Beaucoup d’éléments attachés à la politique de réindustrialisation récente vont dans le bon sens. Je pense d’abord à la baisse des impôts de production. Honnêtement, il s’agit d’un déficit compétitif pour la France qui pénalise la production sur notre sol. Ensuite, de nombreux efforts ont été menés sur l’apprentissage et il faut continuer ainsi. L’apprentissage fournit une très bonne transition entre la scolarité et la réalité de l’entreprise. Il faut rapprocher la sphère de l’éducation de celle de l’entreprise, car la barrière qui a séparé ces deux univers n’est absolument pas productive. Plus l’on valorise très tôt l’industrie dans la scolarité, plus l’on favorise l’émergence de talents pour les industries, qui en ont beaucoup besoin. Cependant, la réindustrialisation prend du temps. Il est nécessaire de travailler sur ces questions de compétitivité, de complexité administrative, de fiscalité, de coût du travail.

S’agissant des véhicules électriques, je pense que la réglementation ne doit pas tant porter sur les technologies, mais sur les objectifs en matière de CO2 et les impacts associés. Il faut laisser les industriels définir quelle est la bonne technologie.

Mme Agnès Pannier-Runacher (EPR). Dans le contexte géopolitique et concurrentiel mondial, Michelin représente un fleuron français qui fait notre fierté. Je vous remercie d’avoir évoqué la politique qu’a portée le gouvernement sortant. Il me semble en effet important de rappeler l’utilité de la baisse des impôts de production et de la politique menée en direction de l’apprentissage.

Je souhaite également évoquer les politiques d’achat et d’offshoring dans l’automobile. Vous le savez comme moi, la fonction achat est une fonction stratégique dans cette industrie, construite autour de filières de donneurs d’ordre et de sous-traitants. Si l’on s’interroge sur la manière de construire une rémunération décente des salariés – ce que vous faites dans votre groupe est remarquable – je voudrais savoir si vous avez-vous été conduit ces dernières années à externaliser des activités, sous la pression de la concurrence en France ou à l’étranger.

Deuxième question : comment prenez-vous en compte les politiques de rémunération chez vos sous-traitants ? Comment vos acheteurs sont-ils eux-mêmes rémunérés pour intégrer cette dimension – relevant plutôt de la responsabilité sociétale des entreprises – dans leurs pratiques d’achat ? Troisième question : comment réagissez-vous pour éviter qu’il y ait un système à deux vitesses avec, d’un côté, des groupes solides et capables de conduire des politiques sociales ambitieuses et, de l’autre, un réseau de sous-traitants qui ne disposent pas des mêmes moyens ?

M. Florent Menegaux. Nous sommes très vigilants et très attentifs à ne pas sous-traiter une forme de misère sociale chez nos sous-traitants et les fournisseurs que nous utilisons dans nos chaînes d’approvisionnement. Chez Michelin, le service achat n’a pas uniquement pour politique de minimiser le coût d’obtention des produits. Il doit également vérifier que l’ensemble de la performance est équilibré entre les dimensions environnementales, les dimensions salariales et les questions de rentabilité. Par exemple, pendant le Covid, nous avons soutenu l’ensemble de notre filière de fournisseurs : nous avons payé en avance et nous nous sommes assurés que nos fournisseurs ne subissaient pas des difficultés en rapport avec la crise sanitaire à cause de nous. Nous maintenons une grande solidarité.

S’agissant de la rémunération, nous incitons notre réseau de fournisseurs de rang 1 à passer à une politique de salaires décents et nous réfléchissons à la manière d’agir pour nos fournisseurs de rangs 2 et 3. Ce serait nous voiler la face que de nous en remettre à eux pour traiter ces questions-là. Nous sommes vigilants à cet égard. En conséquence, nous pouvons être amenés à restructurer : nous pouvons même être conduits à renoncer à produire ou à créer de l’emploi à un endroit, si nous ne sommes pas en mesure de le faire correctement au regard des trois dimensions que j’ai précédemment évoquées.

M. René Pilato (LFI-NFP). Michelin, leader mondial du pneu, se positionne sur les activités à très forte valeur ajoutée en France, en pratiquant une politique sociale qui se veut à la pointe. Chez Michelin, on parle de salaires décents, estimant qu’on ne peut pas vivre avec un Smic.

Monsieur le président, vous avez corrigé vos propos en parlant de rémunération décente, celle qui s’entend avec l’intéressement, les primes de nuit, d’ancienneté ou de production, qui ne sont pas garanties et peuvent varier d’une année sur l’autre. S’agissant de salaire, le taux horaire le plus bas est d’environ 12 euros brut, soit 0,7 % au-dessus du Smic horaire.

En conséquence, en l’absence de ces bonus et selon votre définition, cela signifie que les salaires seuls seraient indécents. Cette politique salariale, qui ne semble pas si mauvaise quand les bonus sont attribuables, ne parvient pas à masquer une injustice, que certains de vos salariés vivent mal. Si un agent peut éventuellement s’offrir une semaine de vacances grâce à ses bonus, un cadre de haut niveau peut lui s’acheter un appartement. Que pensez-vous du modèle de Stellantis, où la prime la plus faible est de 4 000 euros et la plus élevée de 6 000 euros ?

Ensuite, votre rémunération fixe, à laquelle s’ajoute la part variable, est 135 fois plus élevée que la fameuse rémunération décente. Que pensez-vous de notre proposition d’une échelle des salaires d’un à vingt ? Ces annonces sur la rémunération décente ne reflètent pas les inquiétudes, ni le stress de nombreux salariés qui ont besoin d’informations afin de pouvoir se projeter. En effet, les syndicats se montrent particulièrement inquiets pour le site de Cholet, où les effectifs passent sous la barre des 1 000 salariés, avec 300 CDI perdus en trois ans. Vos syndicats s’apprêteraient ainsi à déclencher un droit d’alerte sur les sites de Cholet, Vannes et Joué-lès-Tours, afin d’exiger de votre part des réponses à leurs questions.

Michelin a par ailleurs programmé en 2025 la fermeture de deux usines en Allemagne, entraînant la suppression de 1 530 emplois. Cependant, pour se rapprocher de ses clients, votre entreprise embauche en Chine, premier marché automobile mondial. Monsieur le président-directeur général, dans un monde mondialisé, pour rester numéro un, le prix à payer n’est-il pas toujours le moins-disant salarial, la flexibilité des horaires, des conditions de travail, avec un temps toujours plus contraint, qui pousse à être au plus près de la demande, à supprimer les stocks et, in fine, conduit les salariés au burn-out ?

Dit autrement, quand les salariés servent de variable d’ajustement, ils finissent usés, rincés et voient leur site fermer, car l’entreprise délocalise pour conserver un haut niveau de compétitivité et, surtout, de profits. Pour permettre une réindustrialisation du pays, pensez-vous que la taxe au kilomètre constitue un outil de protectionnisme pertinent, afin de développer des productions locales permettant des salaires plus élevés ?

M. Florent Menegaux. Tout d’abord, nous sommes très sensibles à la question de la répartition des résultats. La part variable ne fait pas partie du salaire décent. Bien entendu, distribuer des primes exige que nous dégagions des résultats. Mais nous sommes très sensibles à la question. Nous améliorons en permanence notre système de rémunération variable. Aujourd’hui, il est vrai ce système est plus favorable pour les cadres que pour les agents de production, lorsque les résultats dépassent les objectifs. Nous sommes en train de réajuster ces éléments.

Ma rémunération est très élevée, mais elle est plafonnée par rapport à mon salaire fixe établi par le conseil de surveillance – qui est, j’en conviens, important –, dans toutes ses dimensions, y compris la dimension variable indexée sur les résultats.

Enfin, vous avez évoqué le système d’une échelle de salaires allant d’un à vingt. J’estime pour ma part qu’il ne faut pas décourager les talents et cette échelle me paraît faible.

M. Karim Benbrahim (SOC). Monsieur le président-directeur général, les politiques menées depuis maintenant plus de sept ans par Emmanuel Macron ont eu pour effet d’accroître les inégalités et d’augmenter la précarité des plus faibles. Aujourd’hui, entre un et deux millions de personnes en France exercent un emploi mais vivent sous le seuil de pauvreté. Alors que le nombre de travailleurs pauvres ne diminue pas et que le pouvoir d’achat reste une préoccupation centrale pour les Françaises et les Français, il est urgent d’agir.

Vous avez annoncé cette année la mise en place d’un salaire décent pour l’ensemble de vos salariés dans le monde, estimant que « le Smic n’est pas un salaire décent ». Avec mes collègues socialistes, nous partageons évidemment ce constat, puisque nous défendons une augmentation du Smic et des plus bas salaires.

Quelques mois après l’annonce de ce salaire décent, je souhaiterais que vous nous fassiez part d’un premier bilan. Aujourd’hui, certains – sur les rangs à notre droite – pensent qu’augmenter les plus bas salaires serait dangereux pour notre économie. Pouvez-vous donc nous éclairer sur l’impact positif ou négatif d’une telle politique concernant la performance économique de votre entreprise ? Si une telle politique était généralisée, l’impact serait positif sur la consommation. En outre, les entreprises n’ont-elles pas un intérêt à voir leurs salariés être libérés d’une partie de leurs difficultés matérielles ?

Ensuite, Michelin, comme de très nombreuses autres entreprises industrielles, est amené à réaliser une mutation technologique pour répondre à l’impératif de la transition écologique. Mais simultanément, le groupe doit faire face à une concurrence internationale souvent rude et peut-être parfois déloyale. Dans ce contexte, pouvez-vous nous indiquer les axes d’amélioration que vous identifiez dans l’accompagnement de l’État à la transition écologique des grandes industries ?

M. Florent Menegaux. Votre première question a trait à la cohésion sociale. Je suis tout à fait d’accord avec vous : elle est effectivement centrale pour les entreprises, qui évoluent elles-mêmes au sein de la société. De fait, la question de la cohésion sociale dans la société est majeure.

Ensuite, la rémunération constitue l’un des éléments de la cohésion sociale mais il n’est pas le seul. Il faut certes raisonner sur la consommation et favoriser le pouvoir d’achat, mais il ne faut pas non plus oublier que l’emploi doit être au rendez-vous. Si tel n’est pas le cas, cela conduit à un déséquilibre de la balance commerciale, de notre cadre économique, ce qui constitue une équation impossible pour le pays. Il est nécessaire de trouver le bon équilibre, mais je reconnais qu’il n’est pas toujours aisé de le définir, entre la nécessité d’assurer la juste rémunération du travail des salariés et, en même temps, celle de ne pas détruire la compétitivité des entreprises dans les pays dans lesquels elles opèrent. Cet équilibre est vraiment délicat à obtenir. Michelin y parvient parce que nous sommes innovants et que nous essayons toujours de demeurer compétitifs. Mais en contrepartie, quand les conditions évoluent dans les pays où nous opérons, il nous arrive de devoir reconsidérer notre empreinte industrielle. J’en profite pour ajouter que Michelin n’exporte pas depuis la Chine vers l’Europe, mais nous importons d’Europe.

M. Guillaume Lepers (DR). Monsieur le président-directeur général, au nom du groupe de la Droite Républicaine, je tiens à souligner l’importance cruciale d’un équilibre entre la compétitivité et une politique salariale adaptée pour garantir la pérennité des entreprises françaises, notamment Michelin, acteur majeur de notre industrie. Concernant la politique salariale, il nous paraît essentiel de lier les rémunérations à la performance. Pensez-vous qu’un système de rémunération plus souple et fondé sur des objectifs de performance pourrait mieux répondre aux enjeux de productivité chez Michelin ?

En outre, nous constatons que l’écart brut net des rémunérations reste trop élevé. Cet écart constitue un frein à la fois pour la compétitivité des entreprises et pour le pouvoir d’achat des salariés. Nous avons pu entendre dans votre propos liminaire que vous partagiez largement ce constat. En matière de productivité et d’innovation, l’investissement dans les nouvelles technologies et la formation continue des salariés semblent indispensables pour rester compétitif sur la scène internationale. Vous avez également évoqué différents leviers pour renforcer la compétitivité de Michelin dans un environnement de plus en plus concurrentiel. Quelles sont les deux ou trois priorités à court terme ?

M. Florent Menegaux. Je pense qu’il convient de distinguer la partie fixe de la rémunération – qui constitue la contrepartie au fait qu’une personne se consacre au développement et à la production de l’entreprise – de la partie variable qui participe à la juste répartition de la valeur créée. Remplacer une part minimum de salaire fixe par du variable conduit à précariser. Il faut conserver une partie fixe qui correspond au temps consacré par une personne pour réaliser des tâches et, en surplus, disposer d’un système de répartition du résultat. C’est ce que nous faisons : Michelin distribue largement son résultat, d’abord entre les salariés, ensuite vers l’investissement, puis vers les actionnaires. La partie variable est nécessaire, et nous nous posons en permanence la question de la juste répartition du résultat. À cet égard, nos systèmes sont assez développés.

La deuxième question concerne le coût du salaire pour l’entreprise et le net versé au salarié. J’estime que la France doit traiter le sujet de l’efficacité de la dépense et de son niveau de la même manière que les entreprises sont conduites à le faire constamment. Nous n’y échapperons pas ! Il faut donc équilibrer les dépenses par rapport à ce que nous sommes capables de générer en recettes, mais aussi nous assurer que la dépense soit réalisée de la manière la plus efficace possible.

Par ailleurs, Michelin dépense en moyenne deux fois plus que ses homologues en formation. La formation est absolument indispensable ! Je considère que Michelin est d’abord une plateforme de développement des personnes chargées de fabriquer des objets très élaborés. Mais en réalité, une entreprise constitue d’abord une collectivité humaine qui décide ensemble de fabriquer, de créer. À ce titre, la formation représente le meilleur, le premier investissement qu’une entreprise doit accomplir. Tous les dispositifs qui permettent d’accompagner, de développer la formation et de la rapprocher de la réalité des entreprises sont vraiment nécessaires.

M. Charles Fournier (EcoS). J’ai la conviction profonde qu’il n’y aura pas de réindustrialisation sans un nouveau regard sur les salaires et la qualité du travail ; les deux sont intimement liés. Pourtant le mot « salarié » ne figure nulle part dans le projet de loi récent sur la réindustrialisation. Vous avez mis en place une politique du salaire décent – ce qui laisse à entendre qu’il pouvait ne pas l’être au préalable, ou qu’il ne l’est pas ailleurs. Cette notion de salaire décent a été forgée dès les années 1970 par l’Organisation internationale du travail (OIT). Malheureusement, nous n’y sommes toujours pas.

Au-delà de l’intention, je souhaiterais savoir qui évalue chez Michelin la décence du salaire. De quelle manière la discussion est-elle menée ? Dans la « décence », intégrez-vous l’écart des salaires, non pas simplement avec le vôtre, mais entre l’ensemble des salariés de l’entreprise ? La décence implique également de poser cette question-là ! Quand un salaire représente 1 400 fois le salaire moyen dans une entreprise française, sommes-nous dans la décence ou dans l’indécence ?

Un travail ne se limite pas à une rémunération : il concerne également la démocratie, la qualité de la vie et des relations au travail. Votre prédécesseur avait établi un rapport en 2018, dans lequel il évoquait la transformation de votre entreprise en une communauté. Seriez-vous favorable à renforcer la place des salariés dans les conseils d’administration, à aller beaucoup plus loin que la « loi Pacte » ? Seriez-vous favorable à ce qu’à l’échelle de l’atelier, il soit possible de décider des organisations de travail, de revenir sur les lois Auroux, qui ont malheureusement été un échec de ce point de vue, et de donner suffisamment de place pour que les salariés participent aux décisions ? Dans d’autres pays européens, à chaque fois que les salariés sont associés aux décisions à travers la codétermination, la pérennité de l’entreprise est au rendez-vous et les banques accordent leur confiance. Ce n’est donc pas du tout un frein ! Seriez-vous donc favorable, comme votre prédécesseur, à avancer sur ce sujet ?

M. Florent Menegaux. Le concept de « salaire décent » est en réalité la traduction du living wage défini par l’ONU, qui porte sur le niveau de vie acceptable pour un salarié. De notre côté, nous nous appuyons sur l’ONG Fair Wage Network, qui calcule pour nous les niveaux correspondants, et nous nous y adaptons.

Vous avez parfaitement raison d’évoquer la qualité de vie au travail et l’organisation du travail. Chez Michelin, nous surveillons et nous analysons l’engagement des salariés. Chaque année, les 132 500 salariés du groupe reçoivent un questionnaire sur ces sujets pour savoir comment ils vont, s’ils sont satisfaits de ce qu’ils font, des relations avec leurs managers, s’ils ont le sentiment d’être suffisamment responsabilisés dans leur travail. Nous étudions les résultats et pilotons nos activités en fonction des résultats de cette enquête.

Nous travaillons également sur la co-construction des solutions et donc des horaires au travail. La semaine dernière, je me suis rendu aux États-Unis pour voir comment se déroulait le travail de nuit dans trois usines et la manière dont les salariés arrivent à déterminer la meilleure organisation du travail, compte tenu des contraintes de production de l’entreprise. En conséquence, la codétermination et la co-construction sont essentielles. Enfin, à l’heure actuelle, deux salariés font partie de notre conseil d’administration, qui comporte dix personnes. Je pense qu’il s’agit d’une bonne proportion et les salariés s’expriment. Faudrait-il en avoir plus ? Je n’ai pas d’opinion sur ce sujet.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Au nom du groupe Les Démocrates, je tiens tout d’abord à vous remercier pour vos propos liminaires, qui sont éclairants et doivent collectivement nous interpeller sur les freins que vous rencontrez en France en matière de charges sociales et de soutien à la recherche.

Députée du Puy-de-Dôme, élue locale et enseignante à Clermont-Auvergne NP – une école d’ingénieur que vous connaissez particulièrement bien et que vous soutenez activement –, je peux témoigner auprès de la commission à quel point notre territoire a de la chance d’accueillir une entreprise du CAC 40, qui a conservé son siège à Clermont-Ferrand, un siège adossé à un grand centre de recherche et développement et à ses usines.

« Je ne regarde pas le chemin parcouru, mais au contraire celui qui reste à faire. Cela permet de garder les pieds sur terre ». Ces mots de François Michelin, justes et inspirants, illustrent la culture de votre groupe car l’histoire de Michelin est celle d’une famille et de 135 ans d’innovations, notamment sociales.

Aussi, je souhaiterais vous entendre plus particulièrement sur cette dimension humaine et sociétale. Quelles sont les actions concrètes que Michelin mène en France pour entretenir dans les territoires cette culture d’entreprise qui met l’humain au cœur de sa stratégie ? Au-delà du salaire, comment agissez-vous sur le volet de la qualité de vie au travail ? Comment accompagnez-vous la formation de vos futurs talents ?

Comment faites-vous émerger les métiers et les compétences de demain en lien avec les établissements d’enseignement, les instances nationales – je pense à la commission des titres d’ingénieur, à France Universités ? Au-delà des emplois, quelles autres actions mettez-vous en place dans les bassins de vie où vous êtes implanté ? Je pense notamment à votre fondation d’entreprise ou à d’autres dispositifs en faveur du volontariat et du développement économique.

Enfin, parce que vous êtes un acteur économique majeur et essentiel pour le Puy-de-Dôme, j’aimerais vous interroger sur la pérennité de votre engagement sur notre beau territoire, malgré les problématiques de mobilité rencontrées par vos salariés sur les lignes ferroviaires Clermont-Paris et la ligne aérienne, qui manque de dessertes.

M. Florent Menegaux. Il est effectivement dommage de mettre plus de temps à rallier en train Clermont-Ferrand depuis Paris que d’aller de Paris à Marseille, alors que nous sommes pourtant plus proches. Nous discutons avec la SNCF depuis un petit moment à ce sujet afin d’améliorer les choses. Notre attachement au territoire est réel et nous n’avons aucune intention de changer. Michelin est une entreprise des territoires mais aussi une entreprise mondiale. Nous sommes les deux à fois et très heureux de l’être !

La qualité de vie au travail constitue une préoccupation permanente. Nous y consacrons plus de temps car l’environnement de travail est indissociable du bien-être des salariés. Je viens d’évoquer l’enquête que nous menons chaque année et la qualité de vie au travail est abordée au travers des 80 questions posées aux salariés. Nous accordons également une attention toute particulière à la formation, à travers plusieurs initiatives. Je pense d’abord à la Manufacture des Talents, basée à Clermont-Ferrand, mais aussi présente dans différents endroits du monde. Elle crée des partenariats avec différentes universités, entreprises, grandes écoles sur ces questions de formation.

Bien entendu, nous entretenons tous les métiers et sommes très attentifs, en surveillant l’émergence des métiers de demain. Nous disposons à ce titre d’un grand pôle consacré à l’intelligence artificielle (IA) situé à Lyon, mais également d’un autre pôle de développement des métiers autour de la donnée, basé à Clermont-Ferrand. Nous sommes très sensibles à l’évolution de nos métiers et nous travaillons également en partenariat avec les collectivités sur ces questions. Nous sommes très fiers de contribuer à faire vivre, avec de nombreux acteurs dans différentes régions, l’écosystème local.

M. Thomas Lam (HOR). Vous avez évoqué la complexité administrative française et le CIR, qui représente une petite somme par rapport à vos dépenses en R&D. Dans un contexte budgétaire difficile, ne pensez-vous pas qu’il est plus pertinent de supprimer ces aides aux entreprises – qui par ailleurs, ne profitent qu’aux grands groupes, car les PME n’ont pas forcément les ressources pour les obtenir – pour réaliser des économies ou baisser la fiscalité des entreprises ?

Deuxièmement, quelle place occupe l’intelligence artificielle dans le groupe Michelin ? Peut-elle rendre le groupe plus efficient en R&D ou en compétitivité ? À l’inverse, représente-t-elle un risque de pertes d’emplois ?

M. Florent Menegaux. Tous les travaux en faveur de la simplification seront les bienvenus ! Il existe beaucoup de complexité inutile et Michelin sera toujours à votre disposition pour vous aider à déterminer dans le détail sur quoi cette simplification pourrait porter.

Si le CIR est supprimé, les coûts de recherche augmenteront mécaniquement et nous serons conduits à effectuer d’autres arbitrages. Il ne faut pas oublier que Michelin n’est pas l’unique bénéficiaire du CIR : nous travaillons au sein d’un écosystème de recherche, en collaboration avec des universités, des laboratoires, partout en France ou en Europe. Si nous sommes contraints de relocaliser certaines activités ailleurs, la France y perdra en innovation. Cet argent, très utile pour l’accélération de l’innovation en France, risque de migrer.

Michelin est très présent dans le domaine de l’IA, qui bouleversera de nombreux métiers. Nous employons ainsi près de 10 000 personnes dans des activités centrées sur la donnée. Les discours sur ce que peuvent faire ces outils sont aujourd’hui parfois trop simplificateurs, mais il est absolument nécessaire d’accompagner les individus qui vont les utiliser, à travers une offre enrichie de formations. Ces outils sont très puissants et mais ne constituent pas la vérité. Ils ne font que retracer des algorithmes qui ont été eux-mêmes définis par des personnes disposant de leurs propres biais, ce qui peut être très dangereux pour la démocratie. En conséquence, il faut faire très attention à la manière dont ces outils seront utilisés.

Chez Michelin, nous avons pour principe de toujours privilégier une décision humaine à une décision opérée par la machine, parce que c’est l’humanité qui est en question. Il faut accompagner le développement de l’intelligence artificielle par un flux de formations extrêmement intenses pour ramener du jugement et du discernement chez les individus. Il faut toujours former, afin que les individus se trouvent en mesure de déterminer si la machine propose une réponse cohérente par rapport à ce que l’on veut obtenir ou pas, et ne pas accepter par principe le résultat donné par la machine. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que l’on ne parle pas suffisamment de l’importance de ces formations humaines qui sont nécessaires, au-delà de la formation technique autour des outils.

M. Nicolas Sansu (GDR). Monsieur le président-directeur général, permettez-moi d’associer à mon propos mon collègue et ami du Puy-de-Dôme, André Chassaigne, qui ne peut être présent ce matin.

Vous nous parlez de salaires décents et j’ai bien relevé les chiffres que vous avez transmis concernant le partage de la valeur ajoutée, dont 60 % sont consacrés à la rémunération du travail. Vous savez que globalement en France, ce chiffre a reculé de dix points en trente ans, la rémunération du capital progressant au détriment de la rémunération du travail, qui elle a régressé.

Première question : vous avez lancé une stratégie de neutralité carbone en affichant une ambition zéro carbone pour l’horizon 2050. Est-elle compatible avec le fait que votre stratégie de fabrication se concentre sur les pneus dix-huit pouces et plus destinés aux SUV ? Quels sont vos investissements pour atteindre votre ambition ?

Deuxième question : quel est l’avenir de l’activité poids lourds pour Michelin, dans la mesure où l’objectif global consiste à diminuer le nombre de poids lourds sur les routes, dans un monde du transport structurellement pauvre ?

Troisième question : l’ensemble des organisations syndicales s’inquiètent de la perte de production sur certains sites (Cholet, Vannes, Joué-lès-Tours), mais aussi des réorganisations. À Clermont-Ferrand, une procédure de droit d’alerte a été engagée en juin sur le sujet. Pouvez-vous indiquer à la représentation nationale quelles sont vos intentions concernant cette réorganisation ?

Nous avons entendu le sempiternel couplet de la dichotomie entre le brut et le net. Mais il est essentiel de rappeler que les prélèvements permettent de couvrir des risques de la vie (maladie, perte d’emploi) et d’assurer des mécanismes de solidarité, de respect de la dignité pour les retraites ou le soutien de famille. Si ces risques ne font pas l’objet d’une couverture mutualisée, ce sera le règne de l’assurance privée !

Dernière question : même avec le salaire décent, combien le facteur travail représente-t-il dans la fabrication d’un pneu standard, si l’on prend en compte tous les intrants, comme les amortissements des investissements ou l’énergie, et que l’on soustrait les aides ?

M. Florent Menegaux. La part salariale représente environ entre 15 % et 16 % du coût total de fabrication d’un pneu. S’agissant du partage de la valeur, je suis le premier à regretter que l’équilibre ait dérivé et que la rente du capital soit trop élevée par rapport à la rémunération du travail et à estimer qu’il faut y apporter des corrections.

Vous m’avez questionné sur les pneus de dix-huit pouces. Nous ne déterminons pas la taille des véhicules et de leurs pneus. En revanche, nous fabriquons la meilleure technologie disponible pour éviter que ces véhicules ne consomment plus. Quand vous montez un pneu Michelin sur un véhicule, la consommation et le poids du véhicule diminuent, de même que la masse suspendue nécessaire. Mais ce n’est pas nous qui déterminons la taille des véhicules. Nous sommes capables de reproduire la technologie des pneus dix-huit pouces sur les pneus de dix pouces mais les consommateurs n’achètent pas de petits véhicules et des petits pneus. Cela nous échappe complément.

S’agissant du droit d’alerte concernant les sites de Vannes, Cholet et Joué-lès-Tours, il est exact que la situation est préoccupante sur ces sites, dans la mesure où ils travaillent pour des secteurs en difficulté. En revanche, laissez-moi discuter de ces questions avec les organisations syndicales, avec les effectifs salariés de ces sites ! La situation en France est bien sûr préoccupante.

M. Alexandre Allegret-Pilot (UDR). Les bouleversements qui touchent l’industrie automobile en matière de consommation, d’orientation stratégique et de compétitivité sont particulièrement importants, comme en atteste notamment la réduction des parts de marché de Michelin. À titre d’exemple, les véhicules électriques semblent exiger des pneus spécifiquement conçus pour supporter un poids supplémentaire, offrir une adhérence robuste face à l’accélération instantanée et minimiser la résistance au roulement pour prolonger l’autonomie.

Comment allez-vous faire évoluer votre offre au regard de l’impact de l’électrification prévue de la flotte automobile française, de la concurrence asiatique et de la surcapacité annoncée sur certains segments, comme cela semble être le cas pour les pneumatiques des poids lourds ? Quelle est la conséquence pour le positionnement de Michelin et quelles sont les conséquences pour l’équipement des véhicules français ?

Considérez-vous que votre entreprise dispose d’une vision suffisamment claire de la réglementation à venir pour sécuriser ses investissements tout en préservant l’emploi en France, sans prendre de risque inconsidéré ? Quelles orientations doivent être précisées selon vous ?

Enfin, vous indiquez que 60 % du résultat généré est alloué à la masse salariale. Disposez-vous d’éléments de comparaison avec vos concurrents implantés en France qui n’ont vraisemblablement pas mis en place la même initiative sur les salaires ? Le défi est ici de taille. Il s’agit d’innover rapidement pour maintenir la compétitivité dans le respect de la responsabilité sociale et environnementale, le tout dans un contexte industriel en pleine mutation.

M. Florent Menegaux. Ne connaissant pas en détail la situation de nos concurrents en France sur la part salariale, je ne peux pas répondre à votre question. Ensuite, une entreprise a besoin d’une réglementation stable pour réaliser ses investissements et se développer. Michelin se projette sur dix à trente ans. Dès lors, l’instabilité des règles constitue un vrai problème. Cela étant, je pense que nous disposons d’une bonne vision. Nous employons des personnes extrêmement compétentes pour surveiller cela en permanence. Si nous employons beaucoup de personnes à cette tâche, c’est sans doute qu’il y a un peu trop de réglementation qui s’applique à nos sujets...

Michelin a anticipé le phénomène des véhicules électriques et tiré les conséquences en matière d’outils de production il y a vingt-cinq ans. Nous avons anticipé depuis longtemps le fait que les énergies fossiles étaient amenées à décroître et que pour décarboner le transport, il fallait passer par des technologies électriques. La vitesse constitue une donnée variable. En conséquence, tous nos pneumatiques sont dès maintenant compatibles avec les véhicules électriques, même s’il peut y avoir des marquages spécifiques en fonction d’un véhicule. Intrinsèquement, un véhicule électrique sollicite plus ses pneus en raison de son poids supérieur. Sa dynamique de fonctionnement est différente. Il fonctionne notamment sous couple de manière permanente, puisque l’inertie est utilisée pour recharger les batteries. On est en couple à l’accélération, mais aussi à la décélération.

M. le président Antoine Armand. Je vous remercie, M. le président. Nous passons aux questions individuelles.

M. Charles Alloncle (UDR). Vous semblez dire que vous devez recruter de plus en plus de personnes en raison des excès de réglementation – ce qui pourrait expliquer que vous consacrez 60 % du cash à la masse salariale. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Dominique Potier (SOC). Monsieur le président, mon territoire dispose d’une expérience moins jubilatoire avec Michelin, puisque vous y avez fermé une usine il y a une quinzaine d’années. Cependant, les dynamiques de reconversion que nous avons bâties avec vous montrent qu’un avenir est possible pour l’industrie sur un territoire.

Vous avez été très en retrait dans vos réponses aux questions de Mme Pannier-Runacher sur l’off-shoring. Je considère que les questions de la sous-traitance et de la délocalisation de certaines fonctions sont vitales. Le rapport Draghi met en cause les directives sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D) et sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) qui, à notre sens, sont au contraire une garantie pour une saine compétitivité prenant en compte la responsabilité sociale et environnementale. Quelle est votre opinion sur cette question, pour éviter des sous-traitances sauvages ou des délocalisations qui brisent la valeur ?

Enfin, s’agissant de la codétermination, le groupe socialiste dialogue avec M. Sénard et Mme Notat. Nous accueillons favorablement la proposition consistant à ce que les conseils d’administration des entreprises de votre taille, les majors françaises, soient composées à 50 % de salariés. Partagez-vous le même élan que votre prédécesseur pour une vraie détermination qui vous affranchirait de tout risque de procès en paternalisme ?

M. Fabien Di Filippo (DR). L’un des problèmes majeurs auxquels nous sommes confrontés est lié à la décorrélation entre l’évolution de la productivité dans notre pays et l’évolution des salaires, notamment le salaire minimum, qui est maintenant augmenté de manière automatique. Par rapport à la tendance établie avant la crise Covid, il semble que notre productivité accuse un retard de 8,5 % par rapport à son potentiel. Quelles perspectives discernez-vous en la matière ? Ensuite, ne pensez-vous pas qu’il s’agit là du problème fondamental pour l’évolution des salaires dans notre pays et que la smicardisation est inévitable si l’on ne parvient pas à s’attaquer à ce sujet ?

Par ailleurs, depuis plusieurs mois, on sent monter des perspectives économiques moroses pour l’industrie, le commerce et l’artisanat, soit une récession qui ne dit pas son nom, bien qu’elle soit masquée au plan statistique. Comment inverser cette conjoncture à court terme ?

M. Stéphane Travert (EPR). Monsieur le président-directeur général, votre entreprise est un fleuron de notre industrie, une marque emblématique et, quelque part, une fierté française. Pouvez-vous nous rappeler quelques-uns de vos objectifs principaux en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), de ressources humaines et de décarbonation de vos activités ? Enfin, Pirelli est aujourd’hui le fournisseur exclusif de pneumatiques en Formule 1. Michelin envisage-t-il de revenir dans la compétition automobile – que nous aimons tous –, dans les années à venir ?

M. Frédéric Weber (RN). Michelin est aujourd’hui une entreprise solidaire. Votre décision de la mise en place d’un socle de protection sociale universelle d’ici fin 2024 constitue un exemple de votre aspiration à être une entreprise socialement responsable.

Depuis trois ans, le groupe Michelin avait considérablement réduit ses rachats d’actions, avec notamment deux années blanches, en 2021 et 2023. Lors de la publication des résultats, votre groupe a indiqué son intention de relancer les rachats d’actions pour un montant pouvant aller jusqu’au milliard d’euros sur la période 2024-2026. Ces montants sont inhabituellement élevés pour votre groupe. La rémunération des actionnaires, au travers des dividendes et des rachats d’actions, ne va-t-elle pas se réaliser aux dépens des investissements et affecter votre objectif de transformation environnementale et technologique engagée pour réussir votre stratégie Michelin in motion à l’horizon 2030 ?

M. Thierry Benoit (HOR). Vous avez exprimé une observation sur l’efficacité de la dépense qui me fait réagir. Du point de vue institutionnel, la puissance publique a créé un établissement public à caractère industriel et commercial, Business France. Nous connaissons aussi les chambres consulaires, les chambres de commerce et d’industrie. Chaque région dispose en outre de son agence régionale de développement économique. Pour une entreprise comme la vôtre, ce système institutionnel constitue-t-il un apport réel, notamment pour le développement international ?

En France, en matière d’application du droit du travail et du droit de l’environnement, la haute administration est-elle plutôt facilitatrice ou plutôt source de complexité ? Enfin, on ne peut pas vous faire grief de chercher des solutions pour mieux rémunérer vos collaborateurs. On ne peut que vous en féliciter !

M. René Pilato (LFI-NFP). Je souhaite revenir sur votre remarque à propos des cotisations sociales, qui sont souvent appelées les charges, mais qui permettent de financer le système de santé. Vous avez pris en exemple le Canada pour évoquer les coûts salariaux. Vous avez indiqué que sur une base 100, l’entreprise verse 115 et le salarié perçoit 85. Mais dans ce pays, une femme qui accouche doit débourser 50 000 dollars canadiens. Vous ne le dites jamais ! Il s’agit donc bien d’un modèle social différent, que l’on n’est pas obligé d’apprécier.

Enfin, pensez-vous réellement qu’une taxe au kilomètre – plus un produit est lourd, plus il voyage, plus il est taxé – permettrait de réindustrialiser et de recréer des industries locales offrant des salaires plus élevés ?

M. Stéphane Buchou (EPR). Je souhaite commencer mon propos pour vous féliciter pour la politique de reconversion qui a été menée à La Roche-sur-Yon il y a quelques années. J’ai quelques petites questions.

Quelles ont été vos motivations pour effectuer ce choix audacieux du salaire décent ? Quels sont les résultats attendus sur la productivité et la compétitivité de l’entreprise ? Quelles sont les conséquences sur le versement des dividendes et, par conséquent, de quelle manière les actionnaires ont-ils réagi ? Comment cette mesure est-elle accueillie par les autres grands patrons avec lesquels vous échangez ? Quels sont les freins à son extension à d’autres grandes entreprises ?

M. Charles Fournier (EcoS). Je souhaite insister à nouveau sur les enjeux de la qualité de vie au travail et de la codétermination. L’économiste Thomas Coutrot a montré le lien entre le sentiment d’impuissance dans l’entreprise et le sentiment d’impuissance au sein de la société dans son ensemble – et même une corrélation avec les votes, notamment l’abstention.

Interrogé sur le droit d’alerte sur différents sites, dont celui de Joué-lès-Tours situé à proximité de ma circonscription, vous avez indiqué vouloir réserver vos propos aux organisations syndicales. Pour autant, nous avons déjà connu un drame sur ces territoires et nous aimerions pouvoir anticiper – et surtout essayer d’éviter la fermeture du site, qui a déjà bien souffert.

M. Florent Menegaux. La réglementation part toujours d’une bonne intention, mais les effets collatéraux de son déploiement dans la vie réelle ne sont pas suffisamment appréhendés. Dans l’établissement d’une réglementation, il faut réfléchir aux conséquences. Nous parlions de codétermination. Il est donc nécessaire de solliciter les entreprises en amont sur ces sujets, comme nous avons pu le faire récemment. C’est toujours très utile !

Les directives CSRD et CS3D vont exiger un effort considérable pour un groupe de notre taille. De fait, des dizaines de personnes travaillent sur ces aspects depuis des mois. Mais en réalité, elles ne changeront en rien notre politique environnementale : elles n’auront pour seul effet que de nous faire remplir des papiers. Certes, certaines parties du reporting de notre document universel s’en trouveront simplifiées, mais il s’agit surtout d’une surcharge de travail administratif qui ne permettra pas de remplir les objectifs initiaux en matière environnementale, aussi légitimes soient-ils.

Vous m’avez interrogé sur les reconversions. Une entreprise est un organisme vivant, qui s’adapte en permanence à un environnement en perpétuelle évolution. Nos clients, nos fournisseurs, la société, la technologie changent en permanence et il va falloir nous y adapter. Dans ces conditions, il est malheureusement parfois nécessaire de reconvertir ou de restructurer un site, pour pouvoir maintenir l’entreprise dans son ensemble. C’est toujours une décision extrêmement douloureuse que l’on prend en dernière extrémité, quand on arrive dans une impasse, à un moment où l’on ne peut plus investir pour adapter l’outil de production. Lorsqu’il est conduit à réaliser une restructuration, le groupe Michelin prend toujours deux engagements fermes. Le premier concerne l’accompagnement de tous les salariés concernés jusqu’à ce qu’ils retrouvent un emploi stable équivalent – de préférence chez Michelin, lorsque cela est possible. Dans le cas de La Roche-sur-Yon, je suis fier de pouvoir dire que tous les salariés ont retrouvé un autre emploi stable dans la région. Notre engagement dure plusieurs années : si une personne trouve un autre emploi et que dans les deux années qui suivent, cela ne fonctionne pas, Michelin reprend en charge la personne, la paie et l’aide à retrouver un autre emploi.

Le deuxième engagement porte sur la revitalisation des territoires : dans tous les territoires où Michelin a opéré, nous recréons au moins autant d’emplois dans un rayon de cinquante kilomètres autour du site que nous avons dû fermer. Cet engagement s’applique dans toutes les régions, pour tous les secteurs, partout en Europe. Ce même engagement sera tenu en Allemagne, où nous étions en surcapacité de production, mais également dans tous les pays où nous intervenons.

Il a également été question de la représentation des salariés dans les conseils d’administration à hauteur de 50 %. J’estime qu’il est effectivement important de disposer de représentants de salariés dans les instances de gouvernance. Chez Michelin, 20 % des membres du conseil de surveillance sont ainsi des salariés, qui y sont très actifs et très écoutés. Si je n’ai pas d’avis particulier sur le nombre de salariés qui devraient figurer dans les conseils d’administration, je suis favorable à la coconstruction, à la codétermination et à l’implication générale des salariés. Par exemple, lorsque Michelin a construit son projet d’entreprise pour l’horizon 2050, nous avons interrogé les 132 500 salariés du groupe. À chaque fois que nous devons prendre une décision – heureuse ou douloureuse –, nous agissons en codétermination avec les salariés.

Le sujet de la productivité est effectivement essentiel en France et en Europe. La France souffre d’un grand retard en matière de robotique, de cobotique et de système d’information. Il ne faut pas avoir peur de ces évolutions. En surprotégeant l’emploi, on rigidifie et on ne permet pas aux entreprises d’être suffisamment agiles et dynamiques pour assurer leur vitalité économique. Nous devons réfléchir à ce sujet en France, mais aussi en Europe. Le rapport Draghi est éloquent sur ce point : la productivité en Europe est en très net décalage avec la situation en Asie du Sud-Est et aux États-Unis. Il ne faut pas se voiler la face ! Une entreprise doit évoluer en permanence, comme tout organisme vivant, car son environnement, lui aussi, évolue en permanence. Il en va de même pour ses salariés. Les attentes sont différentes d’une année sur l’autre, et l’entreprise doit pouvoir s’adapter.

S’agissant des perspectives économiques, la situation est difficile, partout dans le monde. Je rappelle qu’en six mois, la moitié de la population mondiale a été ou sera appelée aux urnes. C’est une bonne nouvelle, mais cela peut engendrer néanmoins des incertitudes, de l’instabilité et donc une forme d’attentisme au plan économique. À l’heure actuelle, l’économie mondiale est soumise à une forte volatilité. La Chine, moteur économique du reste du monde, est confrontée à des difficultés dans son redémarrage ; les États-Unis se trouvent dans une situation d’incertitude forte – même si cela va mieux que ce que l’on attendait. En Europe, l’Allemagne est en grande difficulté, la France et l’Espagne sont en difficulté et la situation en Italie s’améliore un peu. Le paysage européen est donc marqué par de nombreux facteurs d’incertitude et les constructeurs automobiles sont confrontés à de grandes problématiques.

Nous avons établi des objectifs en matière de RSE sur différents horizons : à l’année, à dix ans, à vingt ans et à trente ans. À chaque fois que je me rends dans un pays ou sur un site, je regarde toujours ce que nous faisons en ce qui concerne les personnels, l’environnement et la performance économique. En effet, ces trois éléments sont, de notre point de vue, indissociables.

Nous avons pris des engagements et établi des objectifs internes sur différents horizons (2028, 2030, 2040 et 2050). Nous veillons à l’engagement et à la satisfaction des personnels, car la performance du groupe y est directement liée. Ensuite, nous nous interrogeons pour savoir si nos salariés reflètent la diversité du monde, en termes de genre, d’orientation, de culture et de pays. De ce point de vue là, il nous reste encore des progrès à accomplir.

En matière environnementale, nous avons pris l’engagement de ne plus utiliser que des matières biosourcées ou des matières recyclées dans tous les objets que nous fabriquons, à l’horizon 2050. Aujourd’hui, notre contenu non fossile s’établit à 28 % et il reste donc beaucoup de chemin à parcourir. Nous avons également pris des engagements sur l’impact de l’usage de nos produits, pour diminuer constamment l’impact de la consommation d’énergie de nos pneumatiques sur les véhicules. Il faut en effet savoir que les pneus représentent à eux seuls 20 % de la consommation d’un véhicule. C’est la déformation du pneu qui consomme de l’énergie. Suivant les technologies utilisées, le pneu dissipe plus ou moins efficacement l’énergie, ce qui a un impact direct sur la performance environnementale du véhicule.

S’agissant de la Formule 1, tant que les règlements ne permettront pas de valoriser la performance pneumatique, nous n’y participerons pas. Nous prenons part à d’autres compétitions. Mais en formule 1, de notre point de vue, les règlements actuels sont absurdes.

Nous nous sommes engagés sur le socle de protection universelle. La France dispose d’un système de protection sociale très élaboré, dont nous nous félicitons. En revanche, cela n’est pas le cas dans d’autres pays dans le monde et nous avons donc souhaité y mettre en place un minimum de protection sociale.

Vous m’avez en outre interrogé sur les rachats d’actions et sur l’investissement. À partir du cash généré, nous rémunérons les salariés en parts fixe et variable. Ensuite, se pose la question de l’investissement, avant les dividendes. En tant qu’entreprise, nous nous demandons toujours s’il vaut mieux se désendetter vis-à-vis des banques ou restituer le cash aux actionnaires par des rachats d’actions. Aujourd’hui, Michelin est peu endetté et le coût de sa dette est faible. En conséquence, se désendetter plus vite à un moment où les taux d’intérêt sont plus élevés aurait signifié devoir réemprunter pour effectuer plus tard des investissements à un coût plus élevé. Nous avons donc préféré rendre cet argent aux actionnaires, ce qui constitue un bien meilleur rendement financier sur le surplus de cash disponible après avoir payé les salariés et les investissements.

En raison de son développement très international, Michelin est moins concerné par les dispositifs français comme Business France ou les agences de développement régional économique. En revanche, en tant que coprésident de l’agence Auvergne-Rhône-Alpes d’aide aux entreprises, je sais que pour de nombreuses PME, le mur de l’exportation et du développement à l’étranger est colossal. En conséquence, les différentes agences qui visent à les aider et faciliter leurs démarches sont réellement utiles pour les territoires et les entreprises.

Vous m’avez demandé mon sentiment sur l’idée d’une redistribution par la taxe au kilomètre, qui peut toujours être envisagée. Pourquoi pas ? Cependant, taxer en permanence ne permettra pas de générer plus de résultats. Le taux de prélèvements obligatoires en France se situe à 48 % du PIB, contre 41 % en Allemagne. Si l’on décide de continuer à augmenter les prélèvements obligatoires en France, on endommage la compétitivité relative de notre pays.

S’agissant de la répartition et de l’efficacité de la dépense, j’ai des idées personnelles, mais je ne fais pas partie de la représentation nationale. Ce travail vous appartient….

Enfin, notre annonce sur les salaires décents faisait partie d’une discussion avec des journalistes sur les innovations sociales de Michelin, qui se poursuivent depuis plus d’un siècle. Il s’est trouvé que cette partie de l’innovation sociale de Michelin a trouvé un écho particulier, à un moment où la société s’est intéressée à ce sujet. Nous n’avions pas pour objectif de mettre en exergue un élément parmi d’autres des innovations sociales qui ont cours dans le groupe. La résonance médiatique a été importante et plusieurs de mes collègues m’ont interrogé pour savoir comment nous avions agi techniquement et avec qui nous avions travaillé. Certains se sont déjà engagés dans ce chemin. J’espère que d’autres suivront, mais chacun est maître chez lui.

M. le président Antoine Armand. Je vous remercie pour vos réponses, votre lucidité et votre engagement.

 

 


Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mercredi 18 septembre 2024 à 9 heures

Présents. – M. Henri Alfandari, M. Alexandre Allegret-Pilot, M. Charles Alloncle, M. Antoine Armand, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Karim Benbrahim, M. Thierry Benoit, M. Stéphane Buchou, M. Inaki Echaniz, Mme Sophie Errante, M. Frédéric Falcon, M. Charles Fournier, M. Jean-Luc Fugit, M. Julien Gabarron, M. Antoine Golliot, Mme Géraldine Grangier, Mme Julie Laernoes, M. Thomas Lam, M. Pascal Lecamp, M. Guillaume Lepers, M. Hervé de Lépinau, M. Patrice Martin, Mme Sandrine Nosbé, Mme Agnès Pannier‑Runacher, M. René Pilato, M. François Piquemal, M. Dominique Potier, Mme Valérie Rossi, M. Stéphane Travert, M. Frédéric Weber

Excusés. – M. Xavier Albertini, Mme Delphine Batho, M. Benoît Biteau, M. Maxime Laisney, M. Laurent Lhardit, M. Max Mathiasin, Mme Louise Morel, M. Vincent Rolland, Mme Aurélie Trouvé

Assistaient également à la réunion. M. Fabien Di Filippo, Mme Delphine Lingemann, M. Nicolas Sansu, M. Stéphane Vojetta, M. Jean-Luc Warsmann