Compte rendu

Office parlementaire d’évaluation
des choix scientifiques et technologiques

Audition publique sur l’avenir des réseaux électriques : perspectives scientifiques et technologiques 2

 . Les technologies existantes et à développer pour adapter le réseau aux nouvelles contrainte 3

 . Quelques perspectives de recherche sur les sciences et technologies clés 16


Jeudi 20 mars 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 205

 

 

session ordinaire de 2024-2025

Présidence

de M. Stéphane Piednoir,
président

 


Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

Jeudi 20 mars 2025

Présidence de M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Audition publique sur l’avenir des réseaux électriques : perspectives scientifiques et technologiques

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office – Je vous accueille à cette audition publique de l'Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) consacrée aux perspectives scientifiques et technologiques de l’évolution des réseaux électriques. Je remercie les personnes qui se sont rendues disponibles pour participer aux deux tables rondes de la matinée, dont l’objectif est d’informer l’ensemble de nos collègues parlementaires et nos concitoyens.

Le réseau électrique porte des enjeux importants, bien qu’ils soient moins connus que ceux liés aux infrastructures de production d’énergie. La prochaine programmation pluriannuelle de l’énergie doit entériner l’effort considérable qui devra être engagé pour adapter le réseau électrique français aux évolutions de notre mix énergétique. Depuis quelques années, la part des énergies intermittentes n’a cessé de croître, tandis que la construction de nouveaux réacteurs nucléaires a été annoncée. Une forte électrification des usages est souhaitée par le Gouvernement et divers acteurs. Cependant, il convient de prendre en compte les contraintes engendrées par ces évolutions, ainsi que les risques liés aux aléas climatiques et aux attaques cyber.

Le rapport Draghi souligne l’importance de cette question et estime que les investissements nécessaires pour mettre à niveau les infrastructures de réseau seront équivalents à ceux consacrés à la production d’électricité. L’enjeu principal reste la production d’une électricité bas carbone, un domaine dans lequel la France excelle déjà, puisque son électricité est décarbonée à 95 %.

Depuis sa création il y a 42 ans, l’Office suit attentivement les questions énergétiques et s’attache à approfondir leurs enjeux technologiques et scientifiques, afin d’éclairer le Parlement. La difficulté réside notamment dans le fait qu’il faut effectuer des choix structurants dont les conséquences n’apparaissent qu’à long terme. Par exemple, bien que la volonté d’électrifier les usages soit largement partagée, les résultats restent aujourd’hui insuffisants. Cette situation s’explique en partie par le report de décisions importantes, pourtant indispensables pour accompagner l’évolution du mix énergétique.

L’audition d’aujourd’hui s’inscrit dans le cadre de la note scientifique sur les réseaux électriques sur laquelle le député Jean-Luc Fugit et le sénateur Daniel Salmon travaillent actuellement. Ils présideront donc les deux tables rondes. Je rappelle que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et sur certains réseaux sociaux, et qu’elle sera disponible en vidéo à la demande sur les sites du Sénat et de l’Assemblée nationale. Les internautes peuvent poser des questions sur la plateforme dédiée dont les coordonnées ont été rendues publiques ; certaines seront relayées durant l’audition.

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Les technologies existantes et à développer pour adapter le réseau aux nouvelles contraintes

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l’Office, rapporteur – Merci, Monsieur le Président. Je souhaite à tous la bienvenue dans cette audition et remercie les intervenants de leur présence.

La première table ronde traitera des technologies existantes permettant d’adapter le réseau aux nouvelles contraintes. Elle s’inscrit dans l’étude sur les réseaux électriques que Daniel Salmon et moi avons engagée il y a quelques mois. Dans ce cadre, nous avons déjà entendu un bon nombre d’acteurs : opérateurs de réseaux, producteurs d’électricité, industriels, responsables institutionnels et membres de l’Académie des technologies. Aujourd’hui, trois acteurs français majeurs du réseau électrique interviendront pendant quinze minutes, avant que s’engage un échange avec les parlementaires de l’Office.

En premier lieu, Lucian Balea, directeur adjoint de la recherche et développement (R&D) de RTE, gestionnaire du réseau de transport d’électricité, va présenter les enjeux de transformation et d’adaptation du réseau et des systèmes électriques dans le cadre du plan R&D 2025-2028 de RTE.  Je rappelle que RTE joue un rôle essentiel dans l’acheminement de l’électricité à haute et très haute tension entre les producteurs d’électricité (centrales nucléaires, hydroélectriques, thermiques et renouvelables), les distributeurs comme Enedis et les grands consommateurs industriels.

M. Lucian Balea, directeur adjoint de la R&D, RTE – Dans un premier temps, je souhaite aborder le fonctionnement et la régulation de la R&D de RTE. RTE est un acteur régulé, financé par le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE). La R&D est régie par un mécanisme de régulation incitative, ce qui signifie que le budget alloué par période doit être consacré uniquement à des fins de recherche ou de développement. Les sommes non utilisées sont reversées aux clients lors de la période suivante.

L’année 2025 marque le début d’une nouvelle période de régulation qui s’étendra jusqu’en 2028, pour laquelle le budget de R&D s’élève à 240 millions d’euros, soit 60 millions d’euros par an. 40 % de ce budget est dédié au financement des équipes internes, constituées de 130 ingénieurs et chercheurs, tandis que 60 % sont alloués aux collaborations, prestations ou thèses réalisées avec des partenaires externes. La R&D de RTE bénéficie également de subventions institutionnelles, telles que celles de France 2030 ou d’Horizon Europe, qui représentent environ 3 % du financement total. La R&D de RTE est donc résolument tournée vers l’extérieur, avec environ 100 contrats engagés avec des acteurs externes.

Le plan R&D 2025-2028 devra répondre à trois enjeux stratégiques prioritaires.

Tout d’abord, il devra concourir à la réalisation du schéma de développement des réseaux (SDDR), dont le programme a été publié il y a un mois. Ce programme présente de forts enjeux, avec un investissement de 100 milliards d’euros sur 15 ans. La R&D a pour mission d’élaborer des méthodes scientifiques de simulation, d’optimisation et de modélisation des risques, pour affiner les trajectoires de développement du réseau et améliorer la gestion des actifs d’infrastructures. Par ailleurs, de nouvelles technologies seront conçues pour répondre aux défis du raccordement de l’éolien flottant offshore en grande profondeur, par exemple en imaginant des câbles dynamiques ancrés au sol mais capables de bouger avec la houle. Le développement d’automatismes logiciels permettra d’exploiter les infrastructures de réseau au plus près de leurs capacités techniques et physiques, générant ainsi des économies d’investissement significatives. Cette approche a déjà permis d’économiser 1,5 milliard d’euros. Des solutions d’inspection automatique des infrastructures sont envisagées, combinant drones, intelligence artificielle et imagerie satellite pour accroître l’efficacité des contrôles. Enfin, il faudra mieux comprendre les relations entre la société et les infrastructures énergétiques, dans un contexte où le développement des infrastructures soulève d’importants enjeux d’acceptabilité.

Deuxième enjeu stratégique, le plan devra accompagner la transformation du fonctionnement du système électrique, un impératif dicté par le développement massif des énergies renouvelables, dont une grande partie est intégrée à des réseaux qui ne nous appartiennent pas. Cette évolution nécessitera l’introduction de dispositifs de conversion à base d’électronique de puissance, permettant notamment la conversion du courant continu en courant alternatif. En effet, ces nouveaux moyens de production ne se comportent pas comme les infrastructures conventionnelles. Enfin, la R&D devra accompagner le développement massif de la flexibilité. L’étude du Bilan prévisionnel 2023 montre que le développement à grande échelle de la flexibilité sera un élément clé pour assurer un équilibre entre l’offre et la demande à moyen terme, dès 2035.

Le troisième enjeu stratégique prioritaire est la prise en compte des facteurs de risque exogène. Ainsi, le système électrique devra être préparé et rendu résilient face au réchauffement climatique. RTE travaille sur ce sujet depuis plus d’une décennie. L’étude Futurs énergétiques 2050 a montré que le réchauffement climatique aura des répercussions significatives sur l’équilibre du système électrique : une baisse de 3 gigawatt (GW) de la pointe de consommation du chauffage, avec une probabilité de 10 % en 2050, une hausse de 8 GW de la pointe estivale liée à la climatisation, avec la même probabilité, ainsi qu’une réduction de 6 GW de la disponibilité du parc nucléaire en raison des contraintes de refroidissement des centrales. Les connaissances sur le réchauffement climatique évoluant rapidement, il convient de les intégrer sans délai aux études. Au-delà de l’équilibre du système électrique, les infrastructures elles-mêmes seront affectées, notamment en termes de capacité de transit du réseau, de risque incendie et de risque de crue. Par ailleurs, l’évolution de la réglementation et la responsabilité sociale de l’entreprise conduisent à s’intéresser à la biodiversité. À cet effet, RTE conduit des analyses de cycles de vie pour atténuer l’impact environnemental de ses activités. Un troisième facteur de risque exogène s’est renforcé ces dernières années : les tensions géopolitiques et leur impact sur les chaînes d’approvisionnement. Ceci soulève la question de la disponibilité des ressources et des chaînes de transformation, d’autant qu’un grand nombre de pays et de gestionnaires de réseaux auront besoin des mêmes équipements pour mener à bien la transition énergétique. Les études prospectives devront ainsi s’inscrire dans un contexte d’incertitudes croissantes.

Je tiens à souligner trois problématiques concernant ce programme de R&D. La première concerne les technologies matérielles, telles que les câbles dynamiques, la supraconductivité ou les convertisseurs électroniques de puissance. RTE n’étant pas un équipementier, l’entreprise doit passer des marchés publics dans un contexte de concurrence mondiale. Cette situation est d’autant plus problématique que le budget de RTE n’est ni dimensionné pour financer des technologies très coûteuses, ni adapté au soutien de programmes institutionnels d’envergure. Il sera donc nécessaire de réfléchir à des modèles de financement alternatifs, comme un financement public plus massif ou la mise en place d’un cadre propice au capital-risque privé. Se profile également l’enjeu de souveraineté industrielle et technologique. Bien que la capacité de production industrielle dans le domaine du transport et de la distribution d’électricité soit assez importante en France et en Europe, des lacunes subsistent. Par exemple, le réseau aura besoin de convertisseurs de faible puissance basés sur des interrupteurs électroniques spécifiques : les transistors bipolaires à grille isolée (en anglais, IGBT ou insulated-gate bipolar transistor) qui ne sont pas le point fort de l’Europe.

Le domaine du logiciel – intelligence artificielle (IA), optimisation, hybridation, etc.  – requiert des infrastructures de collecte et des échanges de données massifs. En la matière, la France dispose d’un atout majeur : un tissu académique à la pointe dans l’intelligence artificielle et les mathématiques appliquées, porté par les IA-Clusters et les instituts de recherche technologique. Cependant, elle demeure dépendante des technologies Internet et cloud qui revêtent une importance croissante, ce qui soulève des enjeux de maîtrise technique et de souveraineté. RTE mise aujourd’hui sur un modèle de collaboration ouverte qui s’appuie sur des logiciels open source. Ce choix permet de démultiplier les capacités d’innovation, en exploitant les avancées en matière d’Internet, de cloud et de télécommunications, tout en favorisant l’innovation cumulative, la mutualisation des moyens et la mise en commun de compétences rares. Ce modèle propose également une alternative à une approche strictement souveraine, en favorisant une collaboration plus globale, bénéfique. Cette pratique est encore insuffisamment ancrée dans l’industrie des réseaux électriques en Europe.

Enfin, l’enjeu de conception et d’intégration systémique dépasse le seul périmètre de l’entreprise et appelle l’implication de différents acteurs. Par exemple, les sources d’électricité renouvelable sont majoritairement raccordées aux réseaux de distribution. Or, ces installations, ainsi que les convertisseurs qui assurent leur raccordement, doivent préserver la stabilité du réseau et la qualité de l’électricité. La flexibilité pose également la problématique de l’interopérabilité en aval du compteur. Par ailleurs, la cyber-sécurité concerne non seulement les infrastructures des réseaux électriques, mais aussi les équipements connectés. Il faut donc se mettre en mesure d’organiser une interopérabilité croissante entre les différents systèmes et acteurs, au-delà du périmètre de l’entreprise. Ici encore, le modèle de collaboration ouverte apparaît pertinent.

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l’Office, rapporteur –Pierre Mallet, directeur R&D d’Enedis, va maintenant nous expliquer comment cette entreprise prépare les réseaux électriques de demain. Enedis est le principal gestionnaire du réseau de distribution chargé d’acheminer l’électricité jusqu’au consommateur sur les réseaux basse et haute tension.

M. Pierre Mallet, directeur R&D, Enedis Je commencerai par rappeler les éléments de contexte qui ont permis de définir la politique R&D d’Enedis, puis j’aborderai nos priorités et nos principaux projets en donnant quelques exemples concrets. Je terminerai par une présentation de notre écosystème de recherche et d’innovation.

Comme vous l’avez compris, notre système électrique change énormément. Auparavant, il était organisé autour d’importantes centrales pilotables générant un flux prévisible, tandis qu’aujourd’hui il tend vers un système d'installations de production décentralisées et intermittentes, qui génèrent des flux bien plus variables dans le temps. Ces moyens décentralisés sont à 95 % raccordés au réseau de distribution d’Enedis, ce qui implique une modification dans l’agencement du réseau. De plus, le réseau doit s’adapter à la décarbonation des usages, notamment avec la mobilité électrique et les pompes à chaleur, qui viennent également s’y raccorder. Enfin, l’équilibre entre l’offre et la demande est complexe et nécessite une grande flexibilité du réseau. Ainsi, Enedis est au cœur de cette transformation.

Des changements sont déjà engagés : la dynamique du parc des énergies renouvelables (ENR) s’accroît : un gigawatt a été raccordé au réseau Enedis en 2013 mais plus de 5 GW l’ont été en 2023 et en 2024. L’autoconsommation s’accélère depuis 2022, avec 700 000 installations photovoltaïques en autoconsommation en service à fin 2024. Le parc de véhicules électriques, et donc le nombre de points de recharge, a été multiplié par dix en 10 ans.

Les prévisions anticipent un passage de 2 millions à 18 millions de véhicules électriques d’ici 2035, entraînant une augmentation de la consommation d’électricité de 4 à 40 térawattheures (TWh). Cette évolution nécessitera une flexibilité supplémentaire de 10 GW à la pointe en 2035. En parallèle, les capacités de production raccordées à Enedis passeront de 46 GW en 2025 – soit 30 % des 152 GW installés en France – à 100 GW en 2035 – soit 40 % des 230 GW qui seront présents en France à cet horizon. L’énergie produite injectée directement sur le réseau Enedis passera de 77,4 TWh en 2025 (sur 445 TWh au total) à 160 TWh en 2035 (sur 615 TWh au total). Ces augmentations auront un impact direct sur les infrastructures. Ainsi, la part des postes sources dimensionnés par la pointe de consommation, majoritaires aujourd’hui, diminuera au profit des postes permettant d’acheminer la puissance injectée par la production raccordée à nos réseaux. Cette transition nécessitera des investissements conséquents pour renforcer ces postes d’acheminement d’énergie.

Le réseau est soumis à des phénomènes climatiques de plus en plus extrêmes : tempêtes, inondations, incendies, canicules, etc. 16 événements majeurs ont ainsi été recensés en 2024. Il est nécessaire d’adapter notre réseau, son exploitation et la gestion des risques.

De nombreuses ruptures technologiques affectent notre métier. Notre radar technologique est actualisé annuellement pour recenser ces ruptures, leurs échéances prévisionnelles et leur impact sur Enedis. Ce document permet d’alimenter le programme de recherche et de préparer l’entreprise à ces évolutions. Les ruptures identifiées peuvent concerner le réseau lui-même : supraconductivité, courant continu, etc., ou le système électrique. Par exemple, le développement des batteries solides dans les véhicules électriques induira une réduction de la durée de recharge des véhicules, qui appellera des investissements spécifiques d’Enedis pour adapter le réseau à ces nouvelles exigences. De nombreux changements sont évidemment liés aux technologies de l’information, comme l’intelligence artificielle, notamment générative, ou la cryptographie post-quantique et ses défis en termes de cyber-sécurité. En matière de télécommunications, la 5G fait l’objet de nombreux travaux. Enfin, des ruptures technologiques générales, comme les drones, la robotique ou les imprimantes 3D, permettront d’adapter notre fonctionnement. Par exemple, les imprimantes 3D peuvent modifier la façon dont nous préparons nos composants, en développant le réemploi, ce qui peut réduire l’empreinte environnementale du réseau. Tous ces changements sont donc intégrés dans la conception de notre programme de R&D.

Dans ce contexte, deux priorités ont été définies. La première consiste à améliorer la performance industrielle au bénéfice des clients et des territoires, afin de réduire les coûts pour les clients domestiques et industriels. Pour cela, des solutions innovantes sont mises en œuvre, comme l’utilisation des données numériques pour améliorer la maintenance, ou le pilotage des réseaux avec l’intelligence artificielle, etc. La seconde consiste à transformer la gestion du réseau afin de contribuer à l’accélération de la transition écologique. Il s’agit d’intégrer massivement les énergies renouvelables, d’accompagner l’électrification des usages, de développer les flexibilités et l’intégration du stockage, de préparer de nouvelles optimisations locales et de consommer moins et mieux.

Ces deux ambitions s’appuient sur un programme-socle, articulé autour de l’exploitation des données et de l’accélération de la digitalisation, nécessaires à leur réussite.

Chaque axe se décline en actions concrètes. Par exemple, pour l’intégration des énergies renouvelables, il faudra estimer et publier les capacités d’accueil, faire évoluer les méthodes de planification, de conduite et de gestion du réseau, évaluer les potentialités des réseaux hybrides en courant continu et alternatif et apprendre à gérer les tensions hautes.

Le programme de R&D est structuré en 23 objets d’innovation. L’intelligence artificielle fait l’objet de travaux depuis sept ans déjà, qui ont permis de développer une quinzaine d’applications qui fonctionnent quotidiennement pour prévoir les productions et les consommations et optimiser les investissements.

Par exemple, un outil fondé sur un modèle d’apprentissage permet de cibler les besoins de renouvellement de câbles anciens sur les réseaux basse et haute tension.

De même, un outil de diagnostic des lignes aériennes, développé avec une start-up toulousaine, permet d’identifier par intelligence artificielle, à partir d’images capturées par des drones ou des hélicoptères, des signes de vieillissement nécessitant une intervention : câbles détournés, isolateurs fêlés, fuites sur un transformateur, etc. Une quarantaine de critères de dégradation permet de piloter la maintenance des lignes. L’IA est utilisée ici à la façon d’une radiographie qui renseignerait un médecin sur la gravité de la situation. De nombreux projets ont déjà vu le jour et d’autres vont être développés, notamment en mobilisant l’IA générative.

L’intégration des énergies renouvelables représente un défi en termes de raccordement. Pour y répondre, une solution innovante a été développée : un service en self care permet aux clients de simuler leur projet de production d’ENR ou de recharge de véhicule électrique et d’être informés sur la difficulté du raccordement. Par exemple, si un particulier souhaite installer des panneaux photovoltaïques de 4 kilowatt.crête sur sa maison, l’application peut lui indiquer si le raccordement est standard ou nécessite une étude plus coûteuse.

La définition des scénarios à prendre en compte dans la planification a également été approfondie, grâce au développement d’un générateur de scénarios à variables corrélées (température, nébulosité et vent) et à de nouveaux modèles de charge pour la basse tension, fondés sur les données collectées par les compteurs Linky.

La gestion de la tension haute a également été étudiée. Alors qu’auparavant, des investissements étaient nécessaires pour pallier une tension trop basse, nous connaissons maintenant des situations de tension trop haute. Pour y remédier, des outils de prévision des énergies réactives et d’interclassement des leviers ont été développés. Ils permettent de résoudre ces problèmes en installant de nouveaux composants, en changeant les chemins de réseau ou en activant des flexibilités.

Un partenariat a été conclu avec Orange, Nokia, le laboratoire de Marcoussis et Schneider, pour travailler sur l’application de la 5G à la télé-action. Celle-ci doit permettre la déconnexion des producteurs en moins de 80 millisecondes. Actuellement, le dispositif utilise la fibre optique, qui est très coûteuse. La 5G permettra de réaliser des économies notables.

L’innovation contribue également à la résilience du réseau. Par exemple, l’outil Windy permet de prévoir l’impact des tempêtes sur les ouvrages. Il s’appuie sur les prévisions de Météo-France pour anticiper des incidents et leurs impacts sur le réseau. Ainsi, les moyens nécessaires peuvent être mis en place quelques jours à l’avance : envoi sur place d'équipes, de groupes électrogènes, etc. Un outil similaire permettant d’anticiper les canicules et leurs conséquences est en cours de développement.

Des expérimentations sont conduites autour de microgrids pour réalimenter les réseaux en cas de panne, notamment dans les petits villages isolés. Un premier test en Corrèze, avec des moyens locaux, a donné des résultats probants. Cependant, les coûts restent faramineux, rendant l’investissement non rentable pour un client qui devrait engager des sommes considérables pour se protéger d’une panne lors d’une éventuelle tempête. Nos chercheurs, en collaboration avec Grenoble INP, poursuivent leurs travaux afin de baisser les coûts.

Les défis de la sobriété sont aussi pris en compte. Un service a été développé avec la Banque des territoires pour aider les collectivités à identifier les rénovations énergétiques prioritaires. Des groupes électrogènes « zéro émission » ont été développés, ainsi que de nouveaux transformateurs à faibles pertes. Enfin, l’IA générative est utilisée pour fournir 10 000 groupes de charges aux offreurs de services.

Concernant l’écosystème de la R&D, nous travaillons en open innovation, avec de grands laboratoires : Grenoble INP, le L2EP, le CEA et l’X, une centaine de start-up, de grands groupes industriels : Stellantis, Renault, Vinci et Thales, des fournisseurs de solutions : Engie, Total, Octopus et NW Joules, ainsi que le laboratoire d’EDF. Nous prenons également part à des projets européens.

En conclusion, ces innovations sont reconnues au niveau mondial : pour la troisième année consécutive, Enedis a été classé numéro un au Smart Grid Index 2024, réalisé par le Singapore Power Group, qui compare 92 opérateurs répartis dans 36 pays.

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l’Office, rapporteur – Merci de mettre en avant cette réussite. Philippe Rambach, responsable Intelligence artificielle de Schneider Electric, va à présent nous expliquer comment l’IA peut être mise au service de l’optimisation de la demande électrique. Je vous invite d’ailleurs à visiter le bâtiment IntenCity de Schneider Electric à Grenoble, qui est un concentré de technologies. Il a obtenu le titre de bâtiment le plus performant du monde, il est donc un exemple à suivre.

M. Philippe Rambach, directeur de l’IA, Schneider Electric – Je rappelle, dans un premier temps, que Schneider est numéro un mondial de l’énergie et de l’équipement électrique, avec 38 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 150 000 employés répartis dans 140 pays. Nous travaillons avec Enedis, RTE et leurs équivalents dans le monde entier. Notre mission consiste à fournir tout le matériel nécessaire à l’électrification du monde, et à aider nos clients et la planète, à s’électrifier et à se décarboner. Dans ce contexte, nous avons décidé il y a quatre ans de mettre l’intelligence artificielle au service de cette ambition.

Habituellement, quand on parle de décarbonation du courant électrique, on pense souvent à la production : panneaux solaires, éolien, barrages hydroélectriques, centrales nucléaires, etc. C’est bien entendu nécessaire, mais la gestion intelligente de la demande l’est tout autant. Si cette amélioration a commencé depuis vingt ans avec des solutions d’automatisme, l’intelligence artificielle apporte désormais des possibilités radicalement nouvelles d’optimisation de la consommation énergétique. Cette optimisation s’appuie sur trois piliers.

En premier lieu, il convient de rappeler le fait évident que l’énergie la moins polluante et la plus décarbonée est celle que l’on n’utilise pas. Nous sommes entourés de processus consommant de l’énergie : chauffer, climatiser, produire du verre, du ciment, etc. Il existe des leviers pour réduire la consommation de ces processus. Pour cela, il faut, dans un premier temps, créer un modèle, prenant des paramètres en entrée et donnant les pistes d’optimisation en sortie. Or, le meilleur modèle n’est pas celui de l’intelligence artificielle, mais un modèle physique, construit avec des équations différentielles. Cependant, il nécessite beaucoup de physiciens et d’investissements. À l’inverse, l’intelligence artificielle peut construire un modèle en s’appuyant sur un apprentissage automatique beaucoup plus simple. Prenons l’exemple de cette salle de réunion, dont la température est régulée par un thermostat. Si nous étions capables de construire des équations physiques permettant de calculer l’évolution de la température dans la pièce en fonction de l’apport d’énergie, de l’humidité, de la température extérieure, nous pourrions économiser entre 10 et 20 % d’énergie. Mais pour ce faire, un physicien devrait venir prendre d’innombrables mesures : pertes thermiques par les murs, par le plafond, etc., ce qui est pratiquement impossible. Au lieu de cela, il est possible d'intégrer une intelligence artificielle dans le thermostat. Elle va chaque jour associer des mesures de la température à différents facteurs et apprendre ainsi par elle-même la loi de comportement de la salle. Elle pourra alors optimiser les méthodes de chauffage et de climatisation pour économiser entre 10 % et 15 % d’énergie. L’intelligence artificielle permet donc, par un apprentissage automatique, de construire des modèles de nos processus de consommation de l’énergie pour réaliser des optimisations automatiques. Ainsi, la première application clé de l’intelligence artificielle est de réduire les besoins énergétiques grâce à son intégration dans les processus de contrôle.

Dans un deuxième temps, il est crucial de rappeler que les réseaux électriques n’aiment pas les pics de demande, pour deux raisons principales. D’une part, il est indispensable de dimensionner le réseau pour répondre à ces pics de demande, ce qui nécessite des investissements considérables, pour une utilisation partielle la plupart du temps. D’autre part, l’énergie utilisée lors d’un pic de demande est très carbonée, car il est souvent fait appel, par facilité, aux centrales thermiques, même si c'est moins vrai en France. L’objectif est donc de lisser la demande pour éviter ces pics. Imaginons un grand immeuble qui se veut durable, sur lequel des panneaux solaires, des batteries et des éoliennes sont installés. L’énergie verte produite est utilisée. Elle aide le réseau, ce qui est positif. Cependant, l’intelligence artificielle peut faire beaucoup mieux. Elle peut prédire la capacité de production de ces dispositifs et la consommation du bâtiment, et ainsi optimiser les choix à chaque l’instant, par exemple tous les quarts d’heure. Faut-il utiliser les panneaux solaires directement ? Faut-il vendre l’électricité au réseau car il connaît un pic de demande ? Faut-il stocker pour demain, etc. ? Ces microgrids peuvent être utilisés pour optimiser l’autoconsommation, réduire les pics de demande et maximiser la composante non carbonée de l’énergie utilisée. Or, une centaine de bâtiments seulement utilisent actuellement ces solutions, alors qu’elles bénéficient à la fois à l’environnement et à l’économie. En effet, elles permettent de réduire la consommation, donc son coût global pour les clients, tout en évitant d’utiliser une énergie carbonée et chère lors des pics de demande.

Enfin, pour avoir un impact à l’échelle, les solutions de réduction de la consommation et de lissage de la demande doivent être déployées massivement. C’est pourquoi il faut réduire leurs coûts d’adoption et de déploiement pour faciliter la transition énergétique. L’IA peut y aider, par exemple en optimisant la maintenance du matériel (transformateur, disjoncteur, etc.). L’IA générative permettra aussi de diminuer les coûts de déploiement en générant le code des automates. Son rôle est donc crucial dans le passage à l’échelle, en ce qu’elle réduira les coûts et remédiera au manque de techniciens de service, de maintenance, etc.

Pour résumer, l’IA permet à Schneider de réduire la consommation énergétique, de l’optimiser pour lisser la demande et de maximiser l’autoconsommation ainsi que la proportion d’énergie verte décarbonée dans le mix de ses clients. Ces leviers devront être utilisés pour passer à l’échelle à un coût acceptable, de manière industrielle. Cette approche se concrétise dans notre bâtiment IntenCity, qui abrite 2 000 ingénieurs et qui est aujourd’hui neutre en carbone, grâce à une combinaison de méthodes incluant l’intelligence artificielle, l’isolation, la construction, etc.

L’IA étant un sujet majeur pour Schneider, les investissements sont très importants, notamment en France. Il convient de penser l’intelligence artificielle sous un autre prisme que le cloud et les algorithmes, en abordant son aspect applicatif. La France et l’Europe ont un rôle majeur à jouer dans ce domaine, puisque nous disposons des meilleurs industriels de l’énergie, de l’eau et du recyclage, ainsi que d’un savoir-faire. La course au développement des applications permettant l’optimisation de l’énergie commence. Il faut se positionner rapidement.

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l’Office, rapporteur – Merci beaucoup pour ces exposés très riches. Vous avez souligné que des projets très intéressants ont déjà vu le jour, et rappelé qu’il est nécessaire de poursuivre le développement des outils d’optimisation pour réussir notre transition énergétique. Nous allons à présent ouvrir le débat : je donne la parole aux parlementaires pour leurs questions, et relaierai ensuite celles des internautes.

M. Maxime Laisney, député – Bonjour à tous et merci pour cette table ronde. Je salue les entreprises présentes, que j’ai eu l’occasion de rencontrer pour la plupart.

Monsieur Rambach a présenté le rôle que l’intelligence artificielle peut jouer dans la recherche de la sobriété énergétique. Il apparaît en effet important aujourd’hui de consommer moins et mieux pour éviter de surdimensionner le réseau. RTE et Enedis peuvent-ils développer cet aspect, car il a des enjeux politiques, budgétaires et énergétiques forts ?

Vous avez évoqué l’usage de la 5G et celui de l’intelligence artificielle comme leviers d’optimisation. Toutefois, ces deux technologies donnent lieu elles-mêmes à une consommation énergétique. Pouvez-vous préciser quelle part de la consommation leur sera imputable à l’avenir ?

Enfin, je crains que les choix actuels en matière de politique énergétique ne soient pas les plus judicieux. Un rapport de la Cour des comptes publié en janvier 2025 émet des doutes quant aux résultats du réacteur EPR de Flamanville, ainsi que sur le projet EPR 2. Pourtant, la France a annoncé vouloir s’engager dans la construction de six à huit nouveaux réacteurs, ce qui nécessitera de renforcer le réseau pour les intégrer. Ma question est donc la suivante : si ces réacteurs ne voyaient finalement pas le jour, le réseau serait-il en mesure d’accueillir à la place des moyens de production d’énergies renouvelables ?

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l’Office, rapporteur – J’invite tous les intervenants qui le souhaitent à exprimer leur point de vue. Notre objectif est d’enrichir le rapport que Daniel Salmon et moi-même préparons et qui a pour but d’apporter un éclairage pertinent à nos 900 collègues parlementaires. En tant que président bénévole du Conseil supérieur de l’énergie, je tiens à rappeler que l’adaptabilité du réseau repose essentiellement sur une bonne gestion du transfert d’électrons. À titre personnel, j’estime que nous n’avons ni le temps ni le luxe d’opposer les énergies renouvelables et nucléaire.

M. Philippe Rambach – La consommation électrique de l’intelligence artificielle est en effet une question importante. Dans un premier temps, il est crucial de développer l’IA frugale, en opposition à l’IA générative. De nombreuses technologies assez simples en termes de calculs peuvent consommer extrêmement peu. Il ne faut pas tomber dans le travers consistant à utiliser l’intelligence artificielle générative à tort et à travers. En effet, si Chat GPT et les large language models (LLM) peuvent faire des prédictions de séries temporelles, il est aussi possible d’en générer de manière plus traditionnelle, en consommant beaucoup moins d’énergie.

Dans un deuxième temps, il faut constamment s’assurer que les développements de l’IA visant à optimiser l’énergie présentent un bon retour sur investissement en termes d’émissions de carbone. Aujourd’hui, les ratios observés sont de l’ordre de 1 pour 300 à 1 pour 1000, ce qui signifie que les outils développés permettent d’économiser bien plus de carbone qu’ils n’en consomment pour fonctionner.

Enfin, à l’échelle mondiale, les centres de données (data centers) consomment 300 TWh, sur une consommation totale d’électricité de 120 000 TWh et l’intelligence artificielle représente 8 à 10 % de la consommation des data centers. Ainsi, même si la consommation électrique de l’intelligence artificielle explosait, elle atteindrait au maximum 0,2 % de la consommation électrique mondiale. Ceci n’apparaît pas rédhibitoire pour une utilisation destinée à optimiser l’énergie.

M. Pierre Mallet – L’intelligence artificielle frugale est l’un des sujets de recherche d’Enedis. Nous avons constaté que l’énergie nécessaire pour entraîner un modèle différait selon son niveau d’entraînement. Par exemple, pour entraîner notre outil de diagnostic des lignes aériennes, la consommation est maximale si l’on part de zéro, tandis qu’elle est moindre si le modèle a déjà été entraîné avec des images. Pour aller plus loin, un modèle déjà entraîné avec des images aériennes consommera peu, mais un modèle entraîné avec des images prises uniquement depuis le sol consommera plus. Nous optons donc pour une approche industrielle de l’IA en visant la frugalité. L’IA soulève également le défi particulier de son « maintien en condition », car les modèles peuvent dériver. Pour pallier ceci, des indicateurs de performance sont mis en place. Si nécessaire, l’intelligence artificielle est de nouveau entraînée.

M. Lucian Balea – Je souscris tout à fait à cette recherche de la frugalité dans l’usage de l’intelligence artificielle. Celle-ci recouvre un vaste champ de technologies. Si l’accès à des ressources peu coûteuses a permis son essor par la méthode de « force brute », cette démarche montre désormais ses limites. Il est aujourd’hui nécessaire de se tourner vers des approches alternatives plus frugales, comme le partage de modèles pré-entraînés grâce à la collaboration ouverte. C’est d’ailleurs ainsi que DeepSeek a pu défrayer la chronique. Il importe maintenant d’évaluer chaque cas d’usage à l’aune de la sobriété, en comparant les méthodes traditionnelles avec l’intelligence artificielle, qui apporte de la flexibilité et une mise en œuvre simplifiée, demandant moins d’efforts de spécialisation. Enfin, des approches hybrides sont également envisageables : elles combinent le machine learning avec des modèles physiques, ce qui permet de gagner en temps et en ressources d’entraînement.

M. Pierre Mallet – Nous travaillons également sur la sobriété de nos composants, avec par exemple des transformateurs à niveau de pertes réduits. Les données des compteurs intelligents Linky sont aussi une mine d’informations permettant de développer l’efficacité énergétique. L’outil PrioRéno qui a été mis à la disposition des collectivités locales permet d’identifier les bâtiments les plus énergivores et ceux pour lesquels une rénovation serait plus efficace. Il permet de prioriser la rénovation et d’augmenter l’efficacité énergétique du parc immobilier. Cet outil sera prochainement ouvert aux bailleurs sociaux. Les données sont également disponibles et utilisées par les acteurs de marché, qui peuvent établir des diagnostics et des bilans de rénovation.

Enedis publie son bilan carbone. Celui de 2024 est le premier à être certifié. Une baisse sur le scope 1 a été constatée entre 2023 et 2024 grâce à des actions spécifiques : développement de la flotte de véhicules électriques et réduction du bilan carbone de nos investissements par l’achat de composants moins carbonés, la décarbonation des chantiers, la réutilisation des matériaux sur place lors du déblai, etc.

M. Lucian Balea – Je souhaite apporter une réponse à la question portant sur l’adaptation des infrastructures qu’appellerait une évolution des politiques énergétiques. Effectivement, les plans programmes de développement du réseau reposent sur des hypothèses de mix, de production et de besoin en consommation, qui constituent autant de facteurs structurants de son dimensionnement. Ceci nécessite une stabilité des orientations politiques, car ces projets s’inscrivent dans le temps long. Un changement de politique n’impacterait pas seulement RTE et Enedis, mais aussi toute une chaîne d’approvisionnement. Néanmoins, je souhaite apporter une note positive : le réseau actuel a démontré sa robustesse et sa flexibilité, en intégrant de nombreuses évolutions, comme les nouvelles technologies, les énergies renouvelables, l’énergie nucléaire, de nouvelles interconnections avec le réseau européen, etc.

M. Hubert de la Grandière – J’ajoute que dans le cadre de l’étude Futurs Énergétiques 2050, RTE a analysé différents scénarios d’évolution du réseau. Or, dans tous les cas, certains emplacements du réseau devront nécessairement être renforcés, et le plan programme le prévoit.

M. Bruno Sido, sénateur – Les réseaux électriques consomment à eux seuls 4 % de l’électricité produite, ce qui n’est pas négligeable. Plus longue est la distance sur laquelle l’électricité est transportée, plus grands sont les pertes et les coûts. Ceci soulève une question essentielle : est-il préférable de décentraliser la production d’électricité en France pour réduire les distances parcourues ? De même, l’exportation d’électricité vers la Grande-Bretagne requiert une transformation du courant alternatif en courant continu, un processus énergivore qui ne semble pas cohérent avec la recherche d’économies d’énergie.

M. Lucien Balea – Je confirme que plus l’électricité est transportée sur de grandes distances, plus les pertes sont importantes. L’un des principaux facteurs influençant ces pertes est la tension de transport : la très haute tension permet de les réduire significativement. À une échelle large, il est pertinent de mutualiser différents aléas, afin de trouver un équilibre entre le coût du transport et les gains liés à l’évitement d’investissements de production. C’est sous ce prisme techno-économique que les réseaux sont optimisés.

Des avancées technologiques permettent de réduire les pertes. Par exemple, pour le raccordement offshore, les technologies supraconductrices permettraient d’éviter la transformation du courant alternatif en courant continu, ce qui générerait des gains intéressants.

Concernant les enjeux environnementaux, des arbitrages sont parfois nécessaires entre la réduction des pertes et la consommation d’autres ressources. Par exemple, pour des questions de sobriété, on pourrait être tenté de réduire la quantité de cuivre utilisée dans les transformateurs, mais ceci entraînerait des pertes électriques accrues. Ainsi, il est toujours nécessaire de placer le curseur de matière optimale.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office – Merci pour toutes ces interventions.

J’aimerais adresser une question à M. Philippe Rambach sur la gestion technique des bâtiments. Peu avant qu’Olga Givernet ne devienne ministre de l’Énergie, nous avions réalisé tous deux un rapport sur la sobriété énergétique. Celui-ci relevait que, bien qu’il fût obligatoire de doter les bâtiments publics d’un système de gestion technique opérationnel, la plupart des dispositifs de régulation thermique n’étaient pas du tout performants, tout comme les diagnostics de performance énergétique (DPE). Cette situation complique l’optimisation de la consommation énergétique.

Nous avons compris que les métiers liés aux réseaux électriques connaissent une profonde mutation. Le modèle centralisé évolue vers un modèle multicentré, ce qui nécessite de renforcer la flexibilité du réseau à grande échelle. En tant que parlementaires, nous nous devons d’orienter les choix technologiques et scientifiques du pays, ce qui ne peut se faire sans une évaluation économique. Par exemple, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) doit évaluer le coût total de production de l’électricité d’origine nucléaire. De la même manière, j’aimerais disposer d'éléments quantitatifs permettant d’estimer le surcoût dû au foisonnement de la production d’énergies renouvelables sur le réseau. Sans cette donnée, le débat sur le mix énergétique me semble biaisé. Je précise que cette estimation devrait inclure non seulement le coût matériel, mais aussi le coût humain. Ceci me semble important dans un contexte où la dette publique atteint 3 300 milliards d’euros.

L’optimisation des réseaux repose nécessairement sur une programmation. Or, actuellement, nous n’avons pas de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Cela vous fait-il défaut ? Sur quels scénarios vous fondez-vous actuellement ?

Enfin, j’aimerais aborder le sujet du stockage comme complément au déploiement des énergies renouvelables. Dans son dernier rapport, Vincent Berger, Haut-Commissaire à l’énergie atomique, alerte sur les risques associés à l’augmentation de la production d’énergies renouvelables. Celle-ci doublera le coût du réseau et entraînera des risques de surproduction ainsi que de tension trop élevée sur le réseau. Avons-nous aujourd’hui des moyens de stockage suffisants, permettant de réinjecter l’électricité au bon moment, afin de limiter ces risques ?

M. Philippe Rambach – Sans automatisation, l’intelligence artificielle est inutile pour la gestion des bâtiments. Il faut donc d’abord investir dans les automates et les capteurs. Une fois la gestion technique du bâtiment mise en place, l’ajout de l’intelligence artificielle représente un surcoût minime, tout en permettant une optimisation maximale. Les industriels comme Schneider proposent donc une offre complète, commençant par des thermostats, des contrôleurs, des logiciels et in fine de l’intelligence artificielle. C’est l’ensemble de ces quatre composants qui permet réellement d’optimiser la gestion.

S’agissant du stockage, l’une des réponses à l’accroissement des énergies renouvelable est l’optimisation locale de l’autoconsommation, pour limiter leur impact sur le réseau. Par exemple à IntenCity, nous pouvons prédire 48 heures à l’avance la consommation du bâtiment et la production des renouvelables. Je mets beaucoup d’espoirs dans la bidirectionnalité de la charge des véhicules électriques, qui pourraient représenter une puissance de stockage déconcentré significative.

M. Lucian Balea – Le stockage doit être considéré comme un élément d’un bouquet de flexibilité susceptible de se diversifier. Il s’agit de rechercher l’optimum techno-économique. Les besoins en stockage seront moindres si l’on parvient à flexibiliser la charge des véhicules électriques et à moduler la consommation des bâtiments grâce à leur gestion technique. La capacité à déployer doit également être prise en compte. À cet égard, le stockage est actuellement plus facile à mettre en œuvre que d’autres solutions. Le bilan prévisionnel 2023-2035 de RTE considère le stockage par batteries comme l’un des leviers de flexibilité pour équilibrer le système électrique.

Pour ce qui est du coût total du réseau et du système électrique, RTE a investi dans des études pour simuler plusieurs scénarios et en déduire les optimums techno-économiques. Nous avons pris en compte les coûts de production, l’interconnexion du système avec les pays européens, les solutions d’infrastructures dans le réseau et le développement des automates. Le schéma décennal de développement du réseau recense ces besoins en infrastructures et les gains apportés par les flexibilités. La PPE mise en consultation a permis de donner un cadre à nos recherches et de poser de premières hypothèses pour élaborer notre plan d’investissement. Mais il est vrai qu’une PPE définitive nous serait utile.

M. Pierre Mallet – En effet, les scénarios de la PPE et ceux de RTE sont consultés avec intérêt. Enedis en a également publié plusieurs. Concernant les besoins d’investissement, Enedis a publié un Plan 2040, ainsi qu’une préfiguration du plan d’investissement à 10 ans, comme le requiert la directive européenne. Sur 10 ans, nous prévoyons d’investir 100 milliards d’euros, répartis entre la fiabilité, le renouvellement des câbles et la résilience : aléas climatiques, intégration des énergies renouvelables et nouveaux usages. Ces informations ont été partagées avec le GIMELEC pour que les fournisseurs de composants puissent se préparer.

Il faut savoir que le stockage se développe rapidement : une capacité de 500 MW est déjà raccordée au réseau moyenne tension. Pour nous, le stockage est une méthode comme une autre permettant plus de flexibilité sur le réseau, pour limiter les besoins d’investissement. Ainsi, les appels d’offres sont ouverts, dans le sens où ils ne requièrent pas un stockage à un endroit et à un moment précis. L’important est la finalité, c’est-à-dire la flexibilité générale du système. Enfin, le septième tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (TURPE 7) prévoit des dispositions particulières pour le stockage, en définissant des zones aux tarifs incitatifs.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur – Merci à tous. Dans un premier temps, je souhaiterais aborder le thème de la biodiversité. Les réseaux ont des impacts sur l’environnement et les champs magnétiques ne sont pas sans conséquence sur la santé humaine. Où en sont les recherches sur ces sujets ?

Dans un second temps, nous savons que l’accès aux ressources, dans le cadre de tensions géopolitiques accrues, pourrait être compromis. Avez-vous pensé à des alternatives ?

Enfin, le stockage et la flexibilité me paraissent essentiels. Lors de la dernière audition, nous avons évoqué la possibilité de stocker davantage d’eau dans les barrages, afin d’augmenter leur capacité de production. Pouvez-vous nous éclairer sur ce sujet ?

M. Lucian Balea – RTE dirige un programme de R&D sur la biodiversité. Par exemple, nous avons travaillé sur le concept de ligne de vie marine, consistant à créer une structure favorable au développement de la biodiversité marine, tout en protégeant naturellement le raccordement de l’éolien offshore. Nous avons également mesuré l’impact des infrastructures linéaires sur la biodiversité, dans le cadre d’un programme de recherche européen. Des solutions de gestion alternative de la végétation ont été définies, par exemple planter des essences à la croissance moindre au lieu d’élaguer. En plus des études environnementales menées avant chaque projet, nous tentons d’identifier des leviers pour que le réseau ait un effet positif sur la biodiversité.

Des recherches sont en cours avec des laboratoires sur l’impact des champs magnétiques sur l’homme. Toutefois, je n’ai aucun élément à communiquer pour l’instant.

Le sujet des ressources est très complexe. Il implique de prévoir les besoins du réseau dans l’économie mondiale, mais aussi ceux de la concurrence, tout en prenant en compte les limites physiques en ressources et les limites des chaînes de production dans le cadre des tensions géopolitiques. Ce sujet est étudié avec différents partenaires, comme le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et l'Institut français des relations internationales (IFRI). Par exemple, nous réalisons une cartographie des points de tension. Nous travaillons également sur des solutions alternatives, comme la recyclabilité à haute valeur ajoutée des infrastructures de réseau, c’est-à-dire la réinjection des câbles en fin de vie dans la chaîne de production des câbles électriques.

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l’Office, rapporteur – Un internaute demande à connaître les difficultés spécifiques du raccordement de l’éolien en mer flottant.

Pour ma part, j’aimerais savoir comment vous intégrez la question de la cyber-sécurité sur les réseaux.

Enfin, j’aimerais savoir si vous rencontrez des difficultés particulières en termes de recrutement. En effet, de nouvelles compétences vont être nécessaires pour préparer les évolutions du métier. Il me semble pertinent de se rapprocher de l’enseignement supérieur pour l’anticiper.

M. Lucian Balea – Le raccordement de l’éolien en mer flottant soulève, dans un premier temps, des enjeux d’acceptabilité et d’impact sur le paysage. Pour y répondre, il est nécessaire d’éloigner les parcs éoliens des côtes. Cependant, les fonds marins français atteignent vite des profondeurs importantes, de l’ordre de la centaine de mètres, voire plus. Il faut donc considérer plusieurs alternatives : soit construire des plateformes capables de supporter des postes électriques de raccordement à ces profondeurs, soit opter pour des plateformes flottantes. Le choix entre ces options devra se faire en fonction des bénéfices techno-économiques. Dans un deuxième temps, le raccordement longue distance au réseau terrestre nécessite la mise en œuvre d’une technologie à courant continu, donc la construction de stations de conversion massives. Pour vous donner une idée, raccorder 2 GW d’éolien nécessiterait une station de conversion de la taille de l’arche de la Défense. Dans le cadre d’une plateforme flottante, il faut s’assurer que l’installation ne se dégrade pas avec les mouvements de l’eau, et investir dans des câbles dynamiques, adaptés à la nature flottante de ces structures. Ces technologies devront être développées d’ici 2040, pour permettre de prendre des décisions optimales à cet horizon.

M. Pierre Mallet – Concernant la cyber-sécurité, nous faisons preuve d’une grande vigilance et travaillons de concert avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), en toute confidentialité. Un volet de R&D est consacré à l’étude des nouvelles menaces, et un partenariat se développe avec le CEA.

Le recrutement est toujours un défi, car nous avons des besoins massifs. Actuellement, nous parvenons à trouver les compétences nécessaires, notamment grâce aux écoles des réseaux pour la transition énergétique, communes à la filière. Nous travaillons également avec un écosystème d’écoles d’ingénieur et avons recours à l’alternance. Il est vrai que de nouvelles compétences devront être développées et que nous aurons besoin d’étudiants en électrotechnique, une science ancienne un peu délaissée. Enfin, des compétences en données (data), intelligence artificielle et numérique seront nécessaires. Nous y travaillons avec les établissements.

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Quelques perspectives de recherche sur les sciences et technologies clés

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur – La seconde table ronde traitera de trois domaines de recherche cruciaux pour le développement des réseaux électriques du futur. Il en existe évidemment d’autres, comme les réseaux intelligents, le stockage d’énergie ou l’équilibrage du réseau. Ces exemples nous permettront de prendre la mesure des recherches en cours et de comprendre l’ampleur des difficultés rencontrées par les chercheurs français dans ce domaine hautement concurrentiel à l’échelle internationale. Pour commencer, Hubert de la Grandière, directeur général de SuperGrid Institute, va nous expliquer comment le courant continu est mis au service de l’intégration des énergies renouvelables et des nouveaux usages.

M. Hubert de la Grandière, directeur général de l’ITE SuperGrid Institute – Le SuperGrid Institute regroupe 150 spécialistes du courant continu. Il est issu d’un appel à projets du programme d’investissements d’avenir (PIA) et réunit parmi ses actionnaires des industriels, des établissement et laboratoires académiques, ainsi que l’État. Je vais aborder les défis des réseaux, les avantages et inconvénients du courant continu (DC) ainsi que les enjeux de la haute et de la moyenne tension.

L’intégration des énergies renouvelables oblige à renforcer le réseau de transport. Elle pose en effet des défis quant à l’adéquation entre la production et la demande, ainsi que pour la stabilité du réseau. Plus précisément, il faudra gérer l’augmentation des flux, les contraintes foncières liées aux nouvelles infrastructures et le besoin de sources de flexibilité. Plusieurs questions se posent en matière de transport : le raccordement de l’éolien en mer, l’intégration au réseau européen, le développement de nouvelles lignes aériennes et leur acceptation sociale, les limitations du transport en courant alternatif et les problématiques d’inertie. En matière de distribution, les enjeux portent sur la bidirectionnalité, les nouveaux raccordements d’énergies renouvelables et l’arrivée de nouveaux consommateurs, liés à la décarbonation. Cependant, l’apparition de nouveaux producteurs et consommateurs en courant continu, tels que le photovoltaïque, le stockage d’énergie, les ordinateurs, etc., pourrait constituer un atout.

Le courant continu présente plusieurs avantages : moins de pertes sur les grandes distances, la possibilité de contrôler les flux via les convertisseurs et l’aide à la flexibilité. Il présente aussi des limites : contrairement au courant alternatif, il ne s’équilibre pas seul dans le réseau et doit donc être piloté. Certes, un tel pilotage, ainsi que la densité de puissance plus élevée de ses équipements, peuvent être un atout pour les réseaux industriels en moyenne tension. Cependant, le coût de la conversion reste un enjeu, que ce soit entre différents niveaux de tension ou dans le transport, où le courant continu, non soumis à une limitation de distance, est utilisé pour les interconnexions, le raccordement offshore ou les grands corridors de puissance, ce qui permet de soutenir le courant alternatif (AC) en contribuant à la stabilité du réseau.

Je vais désormais centrer mon propos sur la haute tension en courant continu (HVDC). Bien que ce système ne soit pas nouveau, il est souvent utilisé en point à point, avant reconversion en courant alternatif. Or, dans un contexte de multiplication des parcs éoliens posés offshore, en mer du Nord par exemple, il n’est pas envisageable de multiplier les raccordements pour chaque éolienne. Il devient donc crucial de développer un réseau en courant continu permettant d’optimiser les câbles et le matériel. Le verrou technologique actuel consiste donc à passer d’un modèle courant continu en point à point à un modèle en réseau. Les enjeux de ce réseau portent d’abord sur la protection : il faut savoir détecter un défaut avant qu’il ne se propage et développer des dispositifs de coupure. Il faut également réduire autant que possible la taille de ces systèmes pour qu’ils puissent être installés sur des plateformes offshore. Enfin, il est nécessaire d’assurer l’interopérabilité entre les vendeurs. En effet, pour développer un réseau multinational, il faut non seulement mettre en place des interfaces entre les convertisseurs issus de plusieurs fabricants, mais aussi définir les responsabilités de chaque acteur afin d’assurer une organisation et une opérabilité efficaces. Une planification est indispensable pour que ce réseau en courant continu contribue au mieux à la stabilité des réseaux hybrides AC/DC. De premières applications multi-terminales existent déjà en Allemagne et, dans le cadre du Cluster 5, un projet européen de 70 millions d’euros est actuellement piloté par le Supergrid Institute pour lever les obstacles à l’interopérabilité.

Pour la moyenne tension en courant continu, les défis sont similaires à ceux cités en introduction. Aujourd’hui, de nombreux systèmes fonctionnent nativement en courant continu : photovoltaïque, électrolyse, charge de véhicule électrique, traction ferroviaire, centres de données, etc. L’enjeu est donc d’optimiser les architectures du réseau de courant continu pour éviter les coûts liés à la conversion « DC vers AC ». Ceci serait particulièrement utile pour le couplage entre production et utilisation industrielle, mais aussi pour faciliter le développement du photovoltaïque.

En effet, le courant continu permettrait un transport à très longue distance de la production photovoltaïque, ce qui rendrait possible des installations moins contraintes, par exemple sur des terrains agricoles, le long des voies ferrées ou des autoroutes. Une démonstration engagée le long du Rhône avec la Compagnie nationale du Rhône (CNR) teste la collecte en courant continu de l’énergie photovoltaïque linéaire à longue distance, actuellement à une tension de 10 kilovolts pour minimiser les pertes.

Les contraintes à prendre en compte restent liées aux convertisseurs – pour la moyenne tension, leur structure dépend de l’usage –, ainsi qu’à la bidirectionnalité et à la standardisation du système, pour en assurer une protection efficace et économique. L’objectif est de parvenir à un système « plug and play », suffisamment simple pour que cette technologie puisse être déployée à grande échelle.

Ce marché émergent représente une véritable opportunité pour la filière française, qui doit la saisir en s’appuyant sur l’expertise de ses chercheurs et sa compétitivité. Le SuperGrid Institute a un rôle clef à jouer, en collaboration avec les chercheurs académiques, pour développer ces technologies et les transférer aux industriels.

En conclusion, le courant continu est un levier pour le déploiement et l’intégration des énergies renouvelables, le renforcement des réseaux et la compétitivité industrielle. Si la haute tension DC est déjà déployée, notamment en Chine, la filière européenne doit se renforcer pour assurer une souveraineté sur ces systèmes, comme l’Allemagne et la Hollande l’ont fait pour l’éolien, et comme la France prévoit de le faire avec le premier éolien flottant de RTE.

La moyenne tension en courant continu sera structurante pour le réseau à l’horizon 2031. Pour réussir, la filière émergente a besoin du soutien de l’État, tant pour les projets industriels que pour le développement de la recherche technologique. La France possède des atouts face à l’Asie, puisqu’elle est au premier plan du développement technologique. Par exemple, l’institut a développé des convertisseurs DC/DC, des disjoncteurs DC moyenne tension et haute tension, ainsi qu’un limiteur de courant supraconducteur qui pourrait, dans le futur, servir de dispositif de coupure compact pour l’éolien.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur – Merci pour cet exposé passionnant qui montre que les énergies renouvelables peuvent susciter de l’innovation et nous mettre en position favorable sur les marchés mondiaux. Vincent Leclère, ingénieur en chef des ponts, des eaux et des forêts et chercheur à l’École nationale des ponts et chaussées, va aborder les défis mathématiques de l’intégration des énergies renouvelables sur le réseau électrique.

M. Vincent Leclère, ICPEF, chercheur à l’École nationale des ponts et chaussées – Merci pour cette opportunité de présenter le point de vue d’un mathématicien. Je conduis des recherches sur l’optimisation sous incertitude, et l’un des grands sujets d’application est la problématique des réseaux électriques. Je vais donc présenter les défis qui se posent dans ce domaine, en m’abstenant d’évoquer l’intelligence artificielle même si nous y faisons aussi appel.

Pour commencer, permettez-moi de vous présenter l’image du « canard californien », qui illustre l’évolution d’une demande de plus en plus décorrélée d’une production qui augmente grâce aux énergies renouvelables. Cette décorrélation est l’un des principaux défis posés par l’intégration de ces énergies. Auparavant, la production était maîtrisée et contrôlée. Désormais l’incertitude et l’intermittence engendrées par les énergies renouvelables nécessitent une flexibilité accrue du réseau. Celle-ci peut être obtenue par le stockage (batteries, eau, etc.) ou une flexibilisation de la demande et doit être accompagnée d’outils de prédiction.

D’autres éléments sont à considérer. Le réseau actuel sera sous-dimensionné ; il faudra donc prendre en compte la physique du réseau en courant alternatif ainsi que ses contraintes et investir dans le renouvellement des infrastructures. Les marchés historiques sont inadaptés à l’accroissement de la production d’énergies renouvelables, car les prix y sont définis par un coût marginal, qui est quasi nul pour ces dernières. La saturation du réseau remet également en cause le principe du marché centralisé et pourrait devoir conduire à définir des prix locaux, adaptés aux conditions locales de saturation, afin de compenser les inefficacités du réseau. D’ailleurs pour pallier les inefficacités du marché actuel, il a été nécessaire de construire ou d’envisager de nouveaux marchés de capacité, de flexibilité, de risque, etc. Enfin, les usagers devront être pris en compte, car ils tendent à devenir producteurs d’énergie, ce qui conduit à s’interroger sur la modélisation de leurs comportements, sans porter atteinte à leur vie privée.

Prenons un exemple pour illustrer la prise en compte de l’incertitude. Imaginons que vous allez jouer à la roulette avec un euro et que je vous donne un scénario de sortie des couleurs. La probabilité permet d’estimer un gain de 1 023 euros quel que soit le scénario. Cependant, la réalité est que vous serez perdant dans la plupart des cas, en raison de l’incertitude. Il ne s’agit donc pas de faire plusieurs scénarios et d’imaginer une optimisation pour chacun, mais de savoir prendre en compte l’incertitude au moment de la prise de décision. Or, ce n’est pas aisé. Prenons l’exemple de la gestion d’une vallée dotée d’un équipement hydraulique. Si le coût marginal de l’eau est nul, il convient de faire un calcul de coût d’opportunité : combien un hectolitre d’eau peut-il rapporter demain ? La méthode classique de calcul appliquée à une vallée dotée de sept barrages nécessiterait deux jours sur le meilleur supercalculateur. Pourtant, grâce à des outils de développement mathématiques plus pertinents, je parviens à résoudre ce problème en quelques minutes sur mon ordinateur, bien plus facilement qu’avec une approche de force brute.

Les impacts de ces incertitudes se manifestent à tous les horizons temporels.

Les investissements dans les infrastructures de production et de transport doivent s’inscrire dans le très long terme, à des horizons de 60 ou 80 ans. Ils doivent prendre en compte les incertitudes sur les choix technologiques et sociaux, telles que la pénétration des véhicules électriques, la prise en compte de la sobriété ou l’acceptation du contrôle de la demande énergétique. Pour inciter les acteurs privés à investir dans ces projets, il faut être à même d’évaluer leur rentabilité, ce qui implique de prédire l’évolution des prix de l’électricité ainsi que les conditions climatiques globales et locales. Par exemple, un projet de parc éolien construit dans un couloir venteux peut voir sa rentabilité altérée par une modification du régime des vents résultant du réchauffement climatique. L’exercice de prospective devient donc clé, même s’il est délicat, car parfois réalisé sur la base de modélisations simplistes. En effet, les scénarios sont en général construits en fonction d’objectifs techniques, sans prendre en compte la capacité de l’économie ou des industriels à les mettre en application.

À moyen terme, les aléas climatiques entraîneront des variations de la demande qui nécessiteront une maîtrise rigoureuse des stocks. Ceux-ci étant principalement hydrauliques, il convient de rappeler que la gestion optimale d’une vallée hydraulique doit être unifiée, sans concurrence entre les barrages. Les usages tiers, tels que la production, l’irrigation, le refroidissement des centrales, etc., complexifieront encore cette gestion.

À court terme, à l’échelle de la journée, voire de l’heure, la production solaire et éolienne conserve un aléa résiduel lié aux nuages et au vent, ce qui impose une gestion de la flexibilité pour maintenir l’équilibre entre l’offre et la demande. De plus, les injections des énergies renouvelables dans le réseau de distribution, beaucoup plus décentralisées, vont imposer aux différents acteurs, notamment RTE et Enedis, de gérer le réseau différemment et de bien communiquer entre eux.

Enfin, en temps réel, à l’échelle de la seconde, la stabilité de la fréquence est habituellement assurée par un couplage électromécanique. Or, les installations photovoltaïques produisent du courant continu et l’éolien est en général découplé. Avec la diminution du couplage électromécanique, maintenir la fréquence sur le réseau nécessite des outils de grid-forming ou d’inertie. De plus, comme les tensions sont moins fixées aux bornes du réseau, il faut faire un détour consistant à approximer un courant alternatif par un courant continu pour modéliser la répartition des flux. Ces pronostics sont cependant peu fiables, d’autant que la prise en compte de l’optimal power flow en courant alternatif ajoute de grandes complexités mathématiques.

Le stockage constitue un outil de flexibilité qui peut prendre plusieurs formes : l’hydraulique, les véhicules électriques, la maîtrise de la demande, les batteries, l’hydrogène, etc. Les questions scientifiques à résoudre portent sur la valorisation de cette flexibilité, le respect de la vie privée dans les dispositifs de contrôle de la demande, la gestion des marges pour le contrôle de la fréquence, ainsi que l’optimisation des stocks. Ce dernier point doit être vu en lien avec la propriété de l’outil de stockage, qu’il soit dans entre les mains d’acteurs privés ou intégré aux infrastructures de réseau.

De ces évolutions découlera une adaptation des mécanismes de marché. Il faudra repenser la définition des prix des énergies renouvelables, prendre en compte dans l’offre le stockage, la saturation du réseau et sa topologie, valoriser la flexibilité, intégrer le risque et construire un outil de compensation. Celui-ci doit permettre de produire au mieux, au prix global le moins élevé, tout en étant résilient, avec un prix reproductible, justifiable et juste, pour ne pas avantager un producteur.

En résumé, l’intégration des énergies renouvelables sur le marché pose de nombreux défis mathématiques. Nous devons en effet prendre en compte l’incertitude à différentes échelles de temps, construire la flexibilité, prendre en compte la physique du réseau et construire des mécanismes de marché efficaces et adaptés, notamment grâce à l’optimisation, aux outils de contrôle et à l’intelligence artificielle.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur – Merci M. Leclère, nous comptons sur vos modèles mathématiques pour obtenir des réponses à toutes ces incertitudes et anticiper au mieux. Pour conclure, Xavier Guillaud, professeur au laboratoire d’électrotechnique et d’électronique de puissance de Lille, va nous expliquer le défi majeur que représente l’électronique de puissance dans les réseaux.

M. Xavier Guillaud, professeur au L2EP/Centrale Lille – Dans un premier temps, je souhaiterais revenir sur le fonctionnement des réseaux à courant alternatif, qui continueront à jouer un rôle central encore pendant de nombreuses années. Ils forment un immense système interconnecté à l’échelle européenne, reliant des sources de production d’électricité à des consommateurs, au travers de lignes et de câbles. L’électricité peut être produite avec des turbines hydrauliques, des turbines à gaz ou des centrales nucléaires. Leur principe est toujours le même : convertir une énergie primaire en puissance mécanique, puis en électricité, à travers une machine synchrone : l’alternateur, inventé à la fin du XIXe siècle par Nikola Tesla, le père des réseaux à courant alternatif. Au XXe siècle, les réseaux ont connu des développements technologiques majeurs, qui ont permis de construire en France un réseau électrique parmi les plus fiables au monde. Cependant, les concepts sur lesquels il repose restent ceux hérités du XIXe siècle.

La machine synchrone joue un rôle fondamental dans la dynamique du réseau électrique. Elle assure un couplage entre la partie mécanique et la partie électrique. Son fonctionnement est régi par les lois de la physique, et donc immuable. Dans un réseau à courant alternatif, la fréquence est la résultante de l’équilibre instantané entre production et consommation. Sur le réseau européen, cela signifie que la puissance produite est en permanence ajustée pour correspondre à la demande. Si une centrale se déconnecte brutalement, la fréquence du réseau chute, mais cette variation est en grande partie limitée par l’inertie des machines synchrones. Cependant, le fonctionnement des énergies renouvelables est totalement différent. Par exemple, les panneaux photovoltaïques produisent du courant continu. Pour être injectée dans le réseau, l’électricité doit être convertie en courant alternatif grâce à l’électronique de puissance.

Pour illustrer le fonctionnement de l’électronique de puissance, prenons l’exemple d’une enceinte Bluetooth. Elle est constituée d’un accumulateur en tension continue qui va permettre d’entendre de la musique, c’est-à-dire une multitude de fréquences sonores provenant d’une membrane, pilotée par un actionneur, lui-même commandé par un convertisseur d’électronique de puissance. Ce convertisseur a besoin d’une commande, d’un signal, envoyé ici par Bluetooth. Le convertisseur doit reproduire le plus fidèlement possible le signal reçu. À l’intérieur de ce convertisseur, des transistors à commutation rapide modulent la tension et le courant afin d’assurer une reproduction sonore dynamique et fidèle.

L’électronique de puissance appliquée aux réseaux utilise cette même fonction continue et alternative, avec une fréquence de 50 hertz (Hz) pour le réseau électrique. La chaîne de conversion de puissance peut aller de la centaine de watts jusqu’au gigawatt. Aujourd’hui, nous sommes capables de convertir l’équivalent du courant généré par une centrale nucléaire avec un seul convertisseur de très grande taille. Cependant, la complexité réside dans le pilotage de ces convertisseurs. Par exemple, le pilotage d’un convertisseur d’éolienne nécessite de contrôler la vitesse de rotation des pales en fonction de la force du vent. La difficulté résulte de la maîtrise insuffisante de la façon de commander ces convertisseurs. En effet, ils sont développés par des manufacturiers concurrents qui ne partagent pas leur savoir-faire pour préserver leur propriété intellectuelle. C’est la raison pour laquelle les gestionnaires de réseaux de transport, réunis au sein du Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d'électricité (en anglais, European Network of Transmission System Operators for Electricity ou ENTSO-E), ont élaboré une convention de raccordement. Ce cadre réglementaire définit des spécifications (grid codes) visant à garantir la stabilité du réseau, tout en n’étant pas trop contraignant pour ne pas freiner l’innovation. Toutefois, ces grid codes particulièrement complexes et en constante évolution ne permettent pas de comprendre avec précision la manière dont ils sont effectivement transcrits dans les systèmes de commande des convertisseurs.

Le point de départ est donc un réseau en courant alternatif bâti autour de machines synchrones, dont le fonctionnement est bien maîtrisé. L’intégration des énergies renouvelables introduit de nouveaux systèmes encore mal connus, ce qui engendre de l’incertitude. Le couplage entre réseau alternatif et courant continu, évoqué par Hubert de la Grandière, soulève des problématiques similaires, inhérentes à l’électronique de puissance.

En pratique, les conséquences sur le réseau peuvent être nombreuses. Un exemple concret de difficulté technique est apparu récemment en Angleterre : des oscillations de quelques hertz – dites sub-synchrones, c’est-à-dire en dessous de 50 Hz – sont soudainement survenues, de manière brève mais incontrôlée. Leur origine reste inconnue. Une commission a été mise en place pour analyser le phénomène, ce qui nécessitera de nombreuses études approfondies.

L’enjeu principal de la recherche est d’améliorer la compréhension du réseau, afin de mieux anticiper les risques d’instabilité. Pour cela, il faut développer des indicateurs plus adaptés que ceux dont nous disposons aujourd’hui, afin d’identifier les mesures correctives à mettre en place, les dispositifs à ajouter, les règles à spécifier ; il faut également perfectionner les outils de simulation en s’appuyant sur des hypothèses plus représentatives de la réalité, etc. Tout comme le réseau de transport, le réseau de distribution, auquel la majorité des installations d’énergies renouvelables sont connectées, est fortement impacté. Il existe un risque de contradiction entre les attentes des réseaux de transport et de distribution. Enfin, les systèmes de protection actuels reposent sur les capacités considérables des machines synchrones, qui peuvent fournir jusqu’à six fois le courant nominal en cas de défaut, alors qu’un convertisseur n’a qu’une marge d’environ 20 %. Cette différence fondamentale impose de repenser les mécanismes de protection du réseau.

Pour accompagner cette transition, il est nécessaire de développer la relation entre le monde universitaire et les entreprises. Durant quinze ans, nous avons travaillé avec RTE, EDF et Enedis et ce fut très positif. Contrairement aux préjugés selon lesquels ces relations restreindraient la liberté académique, elles apportent en réalité de nouvelles problématiques qui peuvent être traitées de façon très autonome. De même, il est crucial de favoriser l’ouverture à l’international. À cet égard, il est regrettable que trop peu de chercheurs français participent aux conférences internationales et aux organismes internationaux tels que l’Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE).

Actuellement, le réseau subit une rupture complète avec le modèle précédent, notamment en raison de l‘intégration de nouvelles sources de puissance. Il est donc essentiel de mener des recherches, comme celles mentionnées précédemment, afin de préserver un grand réseau interconnecté et fiable.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur – Merci pour cet exposé de haut niveau. Je vais laisser la place aux questions.

M. Maxime Laisney, député – Indépendamment des débats sur le mix électrique, le nucléaire existe et les énergies renouvelables se développent, en particulier le photovoltaïque, ce qui soulève un certain nombre de questions dont certaines viennent d’être abordées. Dans cette perspective, deux modèles archétypaux peuvent être envisagés : l’un qui favorise l’autoconsommation, chacun consommant ce qu’il produit, l’autre qui s’inscrit dans une vision solidaire et économique où la production de chacun est réinjectée dans le réseau, au bénéfice de tous. Selon vous, quelle solution faudrait-il privilégier ?

M. Lucian Balea – Nous avons tout intérêt à tout mutualiser sur le réseau électrique, tant pour des raisons économiques que pour garantir la fiabilité de l’approvisionnement. S’en détacher accroît les risques de coupure et complique le dimensionnement des installations pour faire face aux pics de consommation.

M. Hubert de la Grandière – Deux points me semblent importants. Tout d’abord, sans principe de solidarité, il sera impossible de répondre aux enjeux de congestion du réseau ou d’équilibre entre l’offre et la demande. Ensuite, bien que des investissements soient prévus pour faire évoluer le réseau, il arrivera inévitablement des situations où le transport de l’électricité ne permettra pas de répondre à tous les besoins. Dans ce cas, la production et le stockage locaux chez les particuliers constitueront une source précieuse de flexibilité. Il est donc important, à mes yeux, d’accélérer les mécanismes permettant de mettre en œuvre ces flexibilités dont nous aurons besoin.

M. Pierre Mallet – Concernant la structure du tarif, la rémunération de l’achemineur contient une part fixe, une part variable liée à la puissance et une part variable liée à l’énergie. Si des personnes ont une forte autoconsommation, peu d’énergie sera acheminée par le réseau, mais il faudra une forte puissance pour pallier l’absence de photovoltaïque à certains moments. Ainsi, il sera nécessaire d’ajuster la structure du tarif en augmentant la part liée à la puissance, pour que le coût corresponde au service rendu.

M. Xavier Guillaud – J’aimerais aborder le sujet de la tension, qui constitue selon moi la première problématique à prendre en compte. Le réseau de distribution actuel repose sur une architecture très centralisée, et sa transformation ne pourra se faire du jour au lendemain. Actuellement, la régulation de la tension repose sur un point unique du réseau. Or, si de plus en plus d’acteurs injectent de la puissance sans qu’il y ait une consommation suffisante en face, cela créera des déséquilibres importants en matière de tension. Certes, cette problématique peut être partiellement gérée par des dispositifs de flexibilité, mais ceux-ci atteindront rapidement leurs limites en raison de la topologie du réseau. Une solution pourrait consister à créer des liens en courant continu entre différentes mailles du réseau de distribution, mais cela nécessiterait du temps.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l’Office – Vous avez mentionné la nécessité de renforcer et de densifier les lignes en courant continu, ce qui implique en aval des conversions en courant alternatif. Auriez-vous une estimation des pertes induites par ces opérations de conversion ? J’en profite d’ailleurs pour saluer l’avance technologique de la France dans ce domaine.

Je rejoins les propos de Xavier Guillaud : le développement des énergies renouvelables doit s’adapter de manière progressive au réseau existant. En effet, le maillage actuel n’a pas été conçu à l’origine pour accueillir ce type de production.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l’Office – Je souhaiterais connaître l’appréciation que vous portez sur l’articulation actuelle entre la politique publique et la stratégie industrielle. Avez-vous des pistes d’amélioration à proposer pour améliorer cette articulation ?

M. Hubert de la Grandière –On sait optimiser la performance des convertisseurs pour dépasser un rendement de 99 % sur leur point de fonctionnement. Or, l’enjeu est la performance hors de ce point de fonctionnement spécifique, qui est rarement aussi bonne. Les technologies avancées permettent actuellement d’atteindre un rendement de 98 %, notamment l’électronique de puissance dotée de composants en carbure de silicium ou nitrure de gallium. Ces composants commutent très rapidement et permettent ainsi de fabriquer des transformateurs moyenne fréquence, dont l’encombrement, la masse et les pertes sont réduits de façon très significative. Par exemple, ces technologies permettent de fabriquer des chargeurs de téléphone portable beaucoup plus petits et trois fois plus puissants qu’auparavant, avec cinq fois plus de rendement.

S’agissant des écosystèmes politiques et publics, le SuperGrid Institute souffre d’un manque de visibilité sur les fonds accordés par l’État à long terme, ce qui est très préjudiciable à l’investissement des industriels. Cette situation est spécifique à la période actuelle puisque le plan France 2030 touche à sa fin, notamment le dispositif des intérêts de dotation non consommables (IDNC), qui apportait des subventions aux instituts pour la transition énergétique (ITE) et aux instituts de recherche technologique (IRT). À ce jour, nous ignorons si des financements permettront de continuer des projets qui devraient s’engager sur le long terme, alors même que les industriels fixent leur budget pour les années à venir. Une meilleure visibilité serait bienvenue.

M. Xavier Guillaud – Avec la montée en puissance des énergies renouvelables, les financements publics se sont massivement portés sur les smart grids, pour la gestion de puissance du réseau. Or, il est impératif de financer également les recherches en électrotechnique, qui est au cœur du réseau historique et devra être développée. Actuellement, nous sommes principalement financés par RTE, Enedis, EDF et grâce aux projets européens. Un rééquilibrage de ces financements serait donc pertinent.

M. Lucian Balea – Je rejoins les propos d’Hubert de la Grandière : la visibilité et la stabilité des financements institutionnels sont importantes pour l’industrie. De plus, il est essentiel que l’industrie soit associée à la définition des programmes. Actuellement, nous nous appuyons beaucoup sur France 2030 et Horizon Europe, qui sont complémentaires et nécessaires. Les programmes nationaux pourraient sans doute s’inspirer du mécanisme très stable d’Horizon Europe, avec des processus de priorisation et d’anticipation du budget solides, associant l’ensemble des parties prenantes.

M. Philippe Rambach – En effet, les subventions à la recherche sont cruciales. Je vois également le levier de l’investissement dans les industries fortement capitalistiques, qui peuvent développer plus facilement la production. Le mode de tarification de l’électricité aura également un impact considérable sur le réseau, les comportements et les investissements. Enfin, la situation actuelle est intéressante car plusieurs blocs technologiques se développent en parallèle : transformation de puissance, hybridation AC/DC, applicatifs de l’intelligence artificielle, etc. Il faudra déterminer quand ces technologies pourront être appliquées au marché et comment celui-ci sera modifié.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l’Office – Peut-on avoir votre opinion sur les modèles de prix qui favoriseraient l’innovation ?

M. Philippe Rambach – Chaque modèle tarifaire présente des avantages. Des prix incitatifs peuvent encourager à consommer moins, mieux et à décarboner. Mais il faut aussi pouvoir garantir un financement pérenne des coûts fixes du réseau. Celui-ci continuera en effet à alimenter la plupart des foyers, tandis que les moyens de production individuels et renouvelables contribueront à son optimisation. Les deux resteront complémentaires.

M. Pierre Mallet – Enedis bénéficie du dispositif d’incitation à la recherche dans le tarif, ce qui nous donne une visibilité appréciable sur quatre ans. Nous participons par ailleurs à des projets bénéficiant du financement de France 2030 ou d’Horizon 2020, qui sont efficaces et permettent de croiser l’expérience de nombreux partenaires, mais dont les coûts administratifs sont assez élevés. Il faut convenir que les avances remboursables ne sont pas du tout incitatives. Le dispositif du crédit impôt recherche est en revanche efficace, en raison de sa simplicité. Les dispositifs destinés aux ITE fonctionnent bien, mais leurs processus devraient être plus stables et plus simples. Je constate enfin qu’il est difficile d’attirer des doctorants pour des thèses, notamment en électrotechnique et dans les données numériques, sans doute parce qu’ils bénéficient ailleurs d’offres d’emploi attractives.

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l’Office, rapporteur – En effet, l’accueil des doctorants est crucial pour conserver notre avance par rapport à l’Asie. Faudrait-il, selon vous, travailler de manière plus intégrée en Europe ?

Je souhaiterais également savoir si la recherche dans le réseau électrique se recoupe avec les travaux sur l’intégration des réseaux de chaleur dans le mix énergétique ?

M. Philippe Rambach – Les problèmes sont très similaires sur les réseaux de chaleur, en termes de gestion de la consommation et de la production, ainsi que d’optimisation de la demande. Il est également utile de prédire la consommation pour arbitrer la manière de chauffer l’eau. En revanche, les enjeux de stockage, de transport et de distribution diffèrent.

M. Hubert de la Grandière – J’ajoute qu’un institut de transition énergétique, Efficacity, partiellement financé par France 2030, travaille sur la décarbonation de la ville, ce qui intègre des recherches sur plusieurs types de réseaux, notamment les réseaux de chaleur. Il existe en France une recherche technologique sur les réseaux de chaleur partagée avec les industriels.

M. Vincent Leclère – Les réseaux de chaleur et les réseaux de gaz sont corrélés à l’électricité. Leur couplage augmenterait la complexité. Sur le recrutement des doctorants, il convient de rappeler que les bourses de thèse ne sont pas très élevées en France, comparé à ce qui se pratique à l’étranger. Dans le cadre des Conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre), la rémunération des doctorants est à la main de l’entreprise. Certaines les rémunèrent généreusement, ce qui facilite leur recrutement. Globalement, la recherche en mathématiques ne coûte pas très cher par rapport à la recherche en sciences expérimentales, et nous parvenons à avoir des interactions avec les entreprises dans le cadre de l’Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT), avec les thèses Cifre et le crédit impôt recherche. Le point à améliorer concerne le temps de traitement des dossiers Cifre pour les doctorants. Il peut être très long, d’au moins 4 mois à l’ANRT, ce qui implique de faire patienter à la fois les entreprises et les doctorants.

M. Lucian Balea – Il faut souligner que la Chine excelle dans plusieurs technologies, par exemple les câbles à courant continu et les énergies renouvelables, car elle parvient à une très forte intégration verticale entre l’amont, depuis la production des équipements, et l’aval, jusqu’à la fourniture d’électricité. La difficulté en Europe est de créer plus de synergies entre l’innovation et, dans notre cas, la commande publique, compte tenu des contraintes d’achat et de mise en concurrence.

M. Hubert de la Grandière – J’estime que le système européen et le système français sont complémentaires. Les financements de l’Europe sont pertinents car ils montent jusqu’à 70 % du coût du projet, et incitent à créer des consortiums multinationaux pour présenter des dossiers solides. Du côté national, il est nécessaire de mettre en place des appels à projet pour tenir les délais du passage à l’échelle. Par exemple, tenir l’objectif de 2031 évoqué par Enedis pour les liaisons en courant continu à moyenne tension implique de disposer dès à présent de financements pour mettre en place des démonstrateurs.

M. Xavier Guillaud – Je souligne que les procédures de recrutement des doctorants ont été alourdies avec la création des zones à régime restrictif (ZRR). Ce processus sécuritaire nécessite l’envoi d’un dossier au ministère de la Défense qui répond dans des délais non contraints, souvent très longs, ce qui entrave directement la recherche.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur – Plus de temps aurait été nécessaire pour traiter de ces aspects de financement de la recherche. Un internaute souhaite savoir jusqu’à quel niveau on peut incorporer des énergies renouvelables sur le réseau actuel. De plus, comment gagner en inertie ?

M. Vincent Leclère – Cela dépend énormément du degré de flexibilité du réseau. Si l’on augmente la taille du stockage, on peut pratiquement arriver à 100 % d’énergies renouvelables.

M. Lucian Balea – D’un point de vue purement technique, nous avons étudié des scénarios avec 100 % d’énergies renouvelables. Cependant, les choix à faire dépendront de la politique énergétique, de la stratégie industrielle et de l’économie.

M. Xavier Guillaud – Les réseaux insulaires constituent des laboratoires à ciel ouvert pour les mix 100 % renouvelables. Par exemple, le réseau électrique de Hawaï fonctionne parfois à 100 % avec des énergies renouvelables. Cependant, ces exemples insulaires ne sont pas nécessairement transposables en Europe. La mise à l’échelle posera en effet énormément de problèmes.

M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l’Office, rapporteur – Au nom de l’OPECST, je remercie l’ensemble des participants d’avoir pris du temps pour nous éclairer sur ce sujet complexe des réseaux électriques. L’Office cherche à avoir une approche transversale qui favorise le dialogue entre disciplines et permette de confronter les points de vue. Son rôle est d’être une passerelle entre la science, la technologie, les mondes académique et industriel, ainsi que les acteurs publics. Nous sommes convaincus que ces échanges sont des ressources précieuses pour informer nos collègues parlementaires et nos concitoyens sur ces sujets.

 

La réunion est close à 12 h 15.

 

 

Membres présents ou excusés

Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

 

Réunion du jeudi 20 mars 2025 à 9 heures

Députés

Présents. - M. Jean-Luc Fugit, M. Pierre Henriet, M. Maxime Laisney

Excusés. - M. Philippe Bolo, M. Joël Bruneau, M. Arnaud Saint-Martin, Mme Dominique Voynet

Sénateurs

Présents. - M. Stéphane Piednoir, M. Daniel Salmon, M. Bruno Sido

Excusés. - M. Arnaud Bazin, Mme Martine Berthet, Mme Alexandra Borchio Fontimp, Mme Florence Lassarade

 

 

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