Compte rendu
Commission
des affaires sociales
– Audition, conjointe avec la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, de représentants du Collectif de victimes de Joël Le Scouarnec : Mme Manon Lemoine, Mme Alexandra Moricet et M. Gabriel Trouvé, membres, et Me Marie Grimaud, avocate du Collectif 2
– Présences en réunion.................................30
Mardi
1er juillet 2025
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 100
session extraordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Frédéric Valletoux,
président,
et de
M. Florent Boudié,
président de la commission des lois, puis de
Mme Elsa Faucillon,
membre de la commission des lois
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La réunion commence à seize heures trente-cinq.
(Présidence de M. Frédéric Valletoux, président, et de M. Florent Boudié, président de la commission des lois, puis de Mme Elsa Faucillon, membre de la commission des lois)
La commission auditionne, conjointement avec la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, des représentants du Collectif de victimes de Joël Le Scouarnec : Mme Manon Lemoine, Mme Alexandra Moricet et M. Gabriel Trouvé, membres, et Me Marie Grimaud, avocate du Collectif.
M. Frédéric Valletoux, président de la commission des affaires sociales. En ouvrant cette audition conjointe, je veux d’abord m’adresser à vous, victimes et familles : votre présence est un acte de courage. Vous portez depuis des années, souvent dans le silence, le poids d’agressions commises par un praticien qui aurait dû incarner la confiance. Je tiens, au nom de la commission des affaires sociales et de l’ensemble des parlementaires présents, à vous exprimer toute notre considération et tout notre soutien.
J’ai souhaité vous recevoir une première fois le 10 juin, aux côtés de Mme Sandrine Rousseau et de Mme Anne Le Hénanff, afin de vous écouter et de tenter de comprendre l’incompréhensible. La présente audition, organisée avec la commission des lois – je remercie son président, Florent Boudié, d’en avoir accepté le principe – vise à identifier les dysfonctionnements dans cette sombre affaire et à y remédier afin que de telles situations ne se reproduisent jamais.
L’affaire Le Scouarnec n’est pas seulement celle d’un individu. C’est l’histoire d’un enchaînement de dysfonctionnements révélateurs de défaillances systémiques : des signalements restés lettre morte malgré des soupçons dès les années 1990 et une condamnation en 2005, que nul employeur ne s’est vu communiquer, pour détention d’images pédopornographiques ; l’absence de communication entre hôpitaux, chaque établissement ayant travaillé en vase clos, ce qui a permis au chirurgien de poursuivre ses actes abjects ; le silence institutionnel, assourdissant, et l’inertie disciplinaire, ni l’Ordre des médecins ni les autorités sanitaires n’ayant déclenché d’alerte alors qu’il aurait fallu protéger les patients ; des carences flagrantes en matière de coordination entre la justice et la santé – faute de base de données partagée, les éléments d’enquête n’ont jamais été croisés à temps. Ces manquements ont laissé des enfants sans défense pendant près de trente ans ; notre rôle est désormais de comprendre pourquoi et d’y remédier.
Cette réunion n’est pas un simple exercice formel. Elle doit d’abord nous permettre d’entendre votre expérience – la violence des faits, mais aussi celle du parcours judiciaire et administratif que vous avez dû affronter. Cette audition doit aussi nous aider à identifier précisément les failles : qu’est-ce qui, dans les maillons du contrôle médical, de l’action judiciaire et du signalement, a cédé ? Enfin, votre audition doit nourrir le travail législatif que mèneront conjointement nos deux commissions pour qu’un tel drame ne se reproduise pas.
Sans préfigurer nos conclusions, plusieurs orientations se dessinent déjà et nous nous engageons à publier un compte rendu au plus vite. Nous travaillerons en lien avec les ministères de la santé et de la justice et avec les ordres professionnels afin de transformer rapidement nos recommandations en textes législatifs ou réglementaires. Enfin, nous suivrons l’application des mesures qui seront prises car, sans contrôle, la meilleure des lois reste lettre morte.
Mesdames, monsieur, votre parole sera la clé de notre action. Nous vous devons l’écoute, la vérité et des changements concrets. Vous n’êtes plus seuls : la représentation nationale est résolue à tirer toutes les leçons de ce drame et à restaurer la confiance qui doit lier soignants, patients et institutions.
Je vous remercie d’avance pour vos témoignages. Ils nous guideront dans notre exigence : faire en sorte qu’en France plus aucun enfant ni aucun adulte ne puissent être exposés à de tels crimes et qu’aucune alerte ne se perde jamais dans les méandres administratifs.
Nous serons contraints de suspendre cette réunion quelques minutes, un peu avant 17 heures 30, afin que chacun puisse prendre part aux votes solennels sur les projets de loi relatifs à Mayotte. Je vous prie de bien vouloir nous en excuser. Ces modalités, qui tiennent également compte des contraintes horaires et de transport qui sont les vôtres, étaient les moins mauvaises possible. Elles nous donneront davantage de temps que si nous avions choisi de commencer la réunion après les votes, à 17 heures 45.
M. Florent Boudié, président de la commission des lois. Monsieur le président, je me joins à vos propos. Vous avez parlé de soutien, de vérité et d’écoute : c’est évidemment dans cet état d’esprit que nous vous accueillons, mesdames, monsieur. Je vous remercie de votre présence devant nos deux commissions réunies.
Il nous a semblé très important de rencontrer les représentants de votre collectif, pour entendre le désarroi des victimes et le sentiment d’abandon qu’elles ont eu parfois, pendant le procès et à l’issue de celui-ci.
Vous dénoncez, dans cette affaire, des failles à plusieurs niveaux et c’est notre rôle de législateurs de les identifier avec vous – d’où l’importance de votre parole – et de tenter de les combler, d’une manière transpartisane. Je remercie la députée Rousseau qui, avec le Président Valletoux, a fait en sorte que vous puissiez être là cet après-midi. Trois points méritent tout particulièrement, me semble-t-il, l’attention des membres de la commission des lois.
En 2005, le chirurgien Joël Le Scouarnec a été condamné à quatre mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Vannes pour consultation de sites pédopornographiques, à la suite d’une alerte déclenchée par un paiement sur de tels sites. Pourquoi aucune obligation de soins ni restriction d’exercice professionnel n’ont-elles été prononcées à l’époque ? C’est là une faille.
Après l’arrestation de Le Scouarnec en 2017 pour le viol d’une voisine, âgée de 6 ans, l’ampleur des agressions commises a été mise au jour et leur auteur a été jugé. S’agissant du volet familial, la cour d’assises de Saintes a rendu un jugement en 2020.
Le procès concernant les patients s’est déroulé de février à mai 2025, devant la cour criminelle départementale du Morbihan, à Vannes à nouveau. Les modalités, comprenant une salle déportée pour les parties civiles, ont été critiquées. Selon vous, comment mieux accompagner les parties civiles dans des procès de ce type, qui sont particulièrement lourds, notamment sur le plan psychologique, lorsque les victimes sont aussi nombreuses ?
La cour a condamné Le Scouarnec à vingt ans de réclusion criminelle pour viols aggravés et agressions sexuelles sur 299 victimes, avec deux tiers de peine de sûreté mais, il faut le noter, aucune rétention de sûreté. Comment expliquer l’absence de mesures de rétention, qui permettent de placer une personne condamnée dans un centre socio-médico-judiciaire de sûreté, à la fin de la peine privative de liberté ? Autre question et, peut-être aussi, autre faille.
Votre témoignage nous sera précieux, car il permettra aux membres de la commission des lois et à l’ensemble de nos collègues de réfléchir aux modifications juridiques qui s’avéreraient nécessaires. La possibilité, défendue par votre collectif, d’une prise en compte de multiples circonstances aggravantes a déjà été ajoutée à l’article 5 de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, dans la rédaction modifiée par le Sénat, après la première lecture du texte à l’Assemblée nationale.
Cette réunion doit nous permettre de vous écouter. Nous avons besoin d’entendre votre parole pour exercer notre rôle de représentants de la nation. Votre parole doit permettre d’éclairer nos débats, d’une façon transpartisane, je l’ai dit, et de trouver des solutions efficientes et de longue durée.
Je devrai malheureusement vous quitter afin d’assister non seulement aux votes solennels mais aussi aux explications de vote sur les projets de loi relatifs à Mayotte. Elsa Faucillon me remplacera, ce dont je la remercie par avance.
Mme Alexandra Moricet, membre du Collectif de victimes de Joël Le Scouarnec. Je suis la première victime déclarée de JLS – puisque c’est ainsi que j’appelle Joël Le Scouarnec, dont je suis également la nièce. Je suis une victime prescrite dans le premier volet – familial – de l’affaire. Je suis entrée dans le Collectif après le verdict rendu par la cour criminelle du Morbihan.
Quelques chiffres pour contextualiser : 160 000 enfants par an sont victimes d’agressions sexuelles, soit un enfant toutes les trois minutes. Leur âge moyen est de 8 ans, ce qui correspond au CE2. Que connaît un enfant en matière de sexualité à cet âge ? Par ailleurs, 5,5 millions d’adultes déclarent avoir été victimes d’agressions sexuelles dans leur enfance, à 81 % dans un contexte incestueux. Il faut également savoir qu’une personne en situation de handicap a trois fois plus de risque d’être victime d’une agression sexuelle.
Dans l’affaire de JLS, il y a plus de 300 victimes hospitalières, qu’il a connues dans son milieu d’activité quotidien, et une dizaine de victimes issues du cadre intrafamilial et de sa sphère amicale. Par ailleurs, il est apparu au détour de l’enquête que plus de trois ans des carnets que JLS tenait ont été détruits en 1996. Il reste donc des victimes à retrouver. Le constat est effroyable. On ne peut plus nier ni minimiser. Ce sujet doit cesser d’être tabou.
Les éléments caractéristiques d’un pédocriminel tel que JLS sont la manipulation, laquelle lui a permis de gagner la confiance de son entourage et d’enfants, et le fait qu’il est très sociable et abordable. C’est un prédateur hors pair, qui cherche à avoir accès aux enfants. Il minimise ses actes : il me disait qu’il ne faisait rien de mal et, pour acheter mon silence, que c’était notre secret.
Les agresseurs sont souvent des hommes, mais il peut également s’agir de femmes. Des études montrent que cela peut aussi être des mineurs. Il n’y a pas de stéréotypes : c’est monsieur et madame tout le monde.
Les conséquences des violences sexuelles sur les victimes sont multiples et leurs mécanismes de défense sont inconscients, comme l’amnésie traumatique, le déni, la culpabilité, la honte et la dissociation. Les conséquences post-traumatiques nuisent à l’architecture du cerveau des victimes, à leurs défenses immunitaires, à leur métabolisme. Des études montrent qu’elles laissent des séquelles visibles par IRM – imagerie par résonance magnétique.
Ce n’est plus aux victimes de se taire, de se cacher, de supporter, de fuir. La libération de la parole est un élément déterminant pour qu’elles puissent entamer leur reconstruction. Mais qui est là pour nous aider ? Les professionnels sont très peu formés et submergés – il est question de 160 000 enfants. J’ai trouvé, personnellement, que les associations n’étaient pas à l’écoute. Le 119 – Allô enfance en danger m’a dit que les faits étaient prescrits, sans m’avoir fait parler. Les autres associations nous ont prises pour des folles, considérant qu’une telle affaire n’était pas possible – elles n’étaient pas au courant de son existence. Je leur ai pourtant dit qu’une instruction était en cours. Seule Mme Homayra Sellier, d’IED, Innocence en danger, a bien voulu nous entendre.
La justice nous a réduites au silence en nous donnant le statut de victimes prescrites. Cependant, une avancée a eu lieu après le premier volet de l’affaire : la prescription glissante. La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a également été créée, ce qui a permis de révéler de nombreuses infractions sexuelles dans différents milieux. La Ciivise a reçu plus de 30 000 témoignages en trois ans.
Notre avocate lors du procès devant la cour d’assises de Saintes, Me Nathalie Bucquet, dans le cadre du premier volet – en raison du covid, après une journée d’audience tenue au mois de mars 2020, le procès avait été renvoyé et n’avait repris qu’en octobre pour quatre jours – a réussi à nous faire constituer parties civiles, car j’apparaissais en ce qui me concerne sur des images à caractère pédopornographique du dossier. Sans cela nous aurions été des victimes prescrites, nous n’aurions pas eu accès au dossier, donc à cette information, et nous n’avions pas été préparées. C’est l’injustice faite aux victimes prescrites. Alors que JLS a été protégé pendant des décennies par le silence, l’impunité et les failles du système judiciaire, les victimes sont condamnées à la souffrance, au traumatisme, à être invisibilisées et reléguées au rang de témoins.
J’ai été invitée à témoigner de mon propre viol, non reconnu par la justice car prescrit, sans avoir d’accompagnement, puisqu’une victime prescrite n’y a pas droit, et sans avoir eu accès au dossier. Nous n’y avons eu accès qu’une fois reconnues parties civiles dans le cadre de la détention d’images à caractère pédopornographique. C’est la double peine : subir le crime et être invisible aux yeux de la justice, à la différence de l’ex-femme de JLS, Marie-France Le Scouarnec, qui s’est posée en victime lors du procès, alors qu’elle a été un témoin muet et une complice passive.
Nous sommes un symbole que la société ne veut pas voir, pour ne pas avoir à affronter ce que vivent les enfants victimes de sévices sexuels. Me Bucquet travaille activement sur le statut des victimes prescrites, afin qu’elles aient un droit malgré les principes propres à la procédure pénale. La justice et JLS ont ainsi refusé notre expertise psychologique, parce que nous n’étions que des victimes prescrites.
S’agissant de la détention d’images à caractère pédopornographique, que JLS a pu consulter pendant plus de trente ans, , la justice estime notre préjudice à 5 000 euros. Sans l’aide d’IED, nous n’aurions jamais pu être parties civiles, car nous ignorions que nous apparaissions sur ces images. Aucun rapprochement n’avait été fait, puisque nous étions des victimes prescrites et oubliées. Il ne devrait jamais y avoir de différences entre les victimes, parce qu’il n’en existe pas de grandes et de petites et que nous ne sommes pas interchangeables.
Mme Manon Lemoine, membre du Collectif de victimes de Joël Le Scouarnec. Partie civile, moi aussi, je vais être un peu crue – je vous prie de m’en excuser. Qu’est-ce qu’une image pédopornographique ? C’est un enfant qui se fait violer par un adulte, sans son consentement. C’est un pénis d’adulte dans la bouche d’un enfant. Maintenant que vous avez bien l’image en tête, pensez à Joël Le Scouarnec, qui se masturbait sur ces images d’enfants violés par des adultes. Confieriez-vous vos enfants, vos neveux, vos nièces, vos petits‑enfants à un médecin qui se masturbe devant des viols d’enfants, qui prend du plaisir à les regarder ? Peut-on dire qu’il n’y a pas de passage à l’acte ? Alexandra a été sur de telles images, comme beaucoup d’autres enfants.
Pendant les trois mois du procès, on a pu voir ce qu’il y avait de plus sordide, de plus ignoble. Et l’une des violences supplémentaires que nous avons subies, c’était peut-être de voir, presque de la part de chaque témoin médical, l’indifférence, la lâcheté, l’absence de remise en question.
Je travaille simplement dans les RH, mais c’est à moi que l’on demande de démêler, d’exposer devant vous les défaillances des institutions. Le procès a permis de mettre au jour tous les problèmes qui se posent en matière de responsabilité dans le milieu médical. L’Ordre des médecins, c’est une réalité, n’a rien fait et pourtant c’était à lui d’agir. Il a eu plusieurs années pour le faire. Chaque excuse mise en avant est fausse. On n’aurait pas pu prendre acte des faits reprochés à Le Scouarnec car ils concernaient son milieu personnel. Il n’aurait pas été possible de le juger, parce qu’il était passé de Vannes à Quimperlé. Or l’Ordre pouvait saisir, au niveau départemental, la chambre disciplinaire régionale et on peut juger les actes du passé. Autre excuse avancée, il n’aurait pas été possible de juger Le Scouarnec parce qu’il était devenu fonctionnaire au 1er août 2006. Or c’est faux : on peut juger quelqu’un en cas de faute détachable du service public, et cette personne était inscrite à l’Ordre des médecins. Les conseils départementaux de l’Ordre du Morbihan, du Finistère et de la Charente-Maritime sont fautifs dans cette affaire. Ils n’avaient pas à surseoir à statuer : ils ne sont pas censés attendre une condamnation pénale ou correctionnelle, ni se calquer sur elle. Ils pouvaient agir sur le plan de la déontologie. J’ai appris tout cela il y a peu de temps car, je vous l’ai dit, ce n’est pas mon métier.
Ce qu’on constate dans cette affaire, c’est une lâcheté générale. Et pourquoi ? Parce que, pour protéger un hôpital contre sa fermeture, à Quimperlé, il fallait absolument garder le chirurgien. Par ailleurs, on ne porte pas plainte devant la chambre disciplinaire quand on n’est pas sûr de gagner, car cela passerait assez mal. Et de toute façon, on a réussi à écarter Le Scouarnec de la Bretagne : ce n’est plus l’affaire de celle-ci puisqu’il part en Charente-Maritime. Les RH se sont assurées qu’il ne resterait pas en Bretagne par un petit coup de téléphone au directeur de l’hôpital de Pontivy, pour lui dire qu’il ne fallait surtout pas recruter ce chirurgien après la fermeture de l’hôpital de Quimperlé.
Aujourd’hui encore, des fautes restent inavouées : tout le monde se renvoie la balle, aucun process n’a été établi, aucune remise en question n’a eu lieu, la déontologie des médecins demeure méconnue et l’Ordre, je l’ai dit, ne saisit la chambre disciplinaire qu’à partir du moment où il est sûr de gagner, parce qu’il ne faudrait pas qu’il y ait un scandale. Plusieurs médecins, d’anciens collègues de Le Scouarnec, des membres des conseils départementaux de l’Ordre des médecins (Cdom), du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) et des agences régionales de l’hospitalisation (ARH) ont été entendus à la barre. Ils ont dit qu’ils referaient la même chose. Aucune mesure n’a été prise, aucun retour d’expérience n’a été organisé dans les cliniques et les hôpitaux. Là où Le Scouarnec est passé, on le sait depuis 2019, mais aucune clinique n’a décidé de devancer le procès pour agir. Rien ne s’est produit. Et l’Ordre des médecins ne s’est pas dit qu’il allait regarder un peu ses process internes sans attendre le procès. Là encore, rien n’a été fait, depuis cinq ans.
Autre absurdité du dossier, JLS ne pourra plus exercer la médecine, mais seulement parce qu’il a été condamné – il a donc un casier judiciaire – et que des mesures de sûreté ont été prévues pour sa sortie de détention. En revanche, il n’a jamais été radié de l’Ordre des médecins. En 2017, le Cdom de Charente-Maritime était présent lors de la perquisition menée à l’hôpital de Jonzac. Tout est sorti dans la presse, mais le Cdom n’a rien fait. Si JLS n’avait pas été condamné, il pourrait continuer d’exercer. De sa condamnation en 2005 à son arrestation en 2018, il a fait trente-huit victimes supplémentaires, âgées de 3 à 20 ans, et des centaines de personnes n’ont pas été prises en charge. On aurait pu ne pas attendre vingt ans pour lever le voile sur ce qui nous est arrivé.
Mme Annie Podeur, qui était à ce moment-là haut fonctionnaire à la DHOS, la direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins, au ministère de la Santé, a fini sa prise de parole en tant que témoin en disant que les patients devaient avoir confiance dans le système de santé, les comportements déviants étant des exceptions. Madame Podeur, vous avez tort. Plusieurs collègues, parfois évoqués dans le dossier, on fait l’objet de condamnations, et des témoins l’ont confirmé lors du procès, pour détention d’images pédopornographiques et récidive, viols ou agressions sexuelles.
Nous avons mis en avant plusieurs mesures au sein du Collectif. Le ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins, qui nous a reçus le 18 juin, a dit réfléchir à une inclusion des patients dans son plan contre les violences sexuelles et sexistes dans le milieu médical. Monsieur le ministre, ce n’est pas une option. Nous souhaitons aussi qu’il soit obligatoire de motiver les choix de recrutement et celui de garder un soignant s’il a un casier judiciaire. Les process doivent être clairs dans chaque cas, pour que tout le monde sache quelle est sa responsabilité et quel est son rôle. Les casiers judiciaires doivent être accessibles. Il faut agir et prévoir des moyens efficaces, même si on apprend tard les choses. Il est indispensable d’arrêter de réduire la qualité des recrutements faute de disposer des informations. Le code de déontologie médicale et celui de la santé publique doivent s’imposer à toutes et tous. Il faut que chacun sache ce qu’il a à faire. Enfin, ceux qu’on appelle des lanceurs d’alerte doivent être protégés et il faut un process clair pour la remontée des informations. Nous avons, à cet égard, une pensée particulière pour M. Thierry Bonvalot et M. Jean-Marc Le Gac.
La réunion est suspendue de dix-sept heures cinq à dix-sept heures trente.
Coprésidence de Mme Elsa Faucillon, membre de la commission des lois
M. Gabriel Trouvé, membre du Collectif de victimes de Joël Le Scouarnec. En tant que partie civile au procès, j’évoquerai les nombreux dysfonctionnements de l’accompagnement des victimes. Le manque d’accompagnement général que nous avons enduré trouve sa source dans le traitement supporté par les professionnels chargés de l’enquête et de l’instruction du procès eux-mêmes. Ils ont notamment subi des traumatismes vicariants. Cela illustre un problème de fond.
Le ministre de la Justice a annoncé que les victimes avaient été accompagnées « avant, pendant et après le procès ». Il faut plutôt parler d’un manque d’accompagnement à chacune de ces étapes, aux niveaux judiciaire, psychologique et social. Je procéderai de manière chronologique, pour que vous constatiez dans quelles affres nous avons été plongés.
Pour annoncer les faits aux victimes, les gendarmes ont procédé de façon chaque fois différente. Certaines ont été alpaguées sur leur lieu de travail ; d’autres ont été convoquées à la gendarmerie, sans autre précision. Alors que certaines victimes souhaitaient être accompagnées, des gendarmes le leur ont refusé, sans que l’on sache pourquoi. Au vu de la difficulté à intégrer ces épisodes pour les victimes, c’est difficile à comprendre.
Les victimes, qu’elles se souviennent ou non des faits, se sont trouvées seules dans une pièce, plus ou moins proches de la sortie, face à un gendarme – la question du genre se pose –, une figure d’autorité qu’elles n’avaient pas choisie, qui leur a annoncé : « Je ne sais pas comment vous le dire, vous avez été victime d’un viol. » La situation était d’autant plus compliquée que de telles annonces donnaient lieu à un procès-verbal, dans lequel les gendarmes devaient indiquer si la victime requérait une prise en charge particulière. Or les gendarmes concernés ne disposaient pas du tout des compétences pour comprendre les mécanismes de sidération généralement à l’œuvre chez les victimes. Aucun professionnel de l’accompagnement psychologique n’a pu équilibrer les choses.
Le lien entre les gendarmeries et les associations d’accompagnement des victimes s’est révélé ténu. Dans le cadre d’expérimentations locales, quelques victimes ont toutefois pu bénéficier d’une prise en charge. Nous aimerions que les bonnes pratiques en la matière, tout comme les nombreuses défaillances, soient documentées.
Les discours des victimes montrent que les associations France Victimes, notamment France Victimes 56, ont été largement défaillantes – vous ne serez pas surpris de l’entendre, nous l’avons indiqué maintes fois. Les membres de ces associations ont répondu à certaines victimes que, puisqu’elles avaient déjà vécu avec les faits avant leur annonce, ils ne voyaient pas où était le problème. Certains parents qui souhaitaient être présents pour accompagner leurs enfants, soit en tant que tels, soit en tant que covictimes, en ont également été empêchés , dès lors que ceux-ci avaient atteint l’âge adulte.
D’un territoire à l’autre, les compétences en matière d’accompagnement sont très hétérogènes, ce qui pose la question de la formation. Toutes les victimes n’ont pas eu accès aux mêmes informations concernant l’accompagnement judiciaire. L’éclatement des faits, avec une multitude de victimes, a rendu difficile la compréhension de ce qui se passait. Parce qu’elles avaient été privées d’interlocuteurs, les victimes ont créé des groupes sauvages sur Facebook.
D’ailleurs, notre collectif a noté que certains avocats n’ont pas aidé leur client à comprendre quels étaient les ressorts et les étapes de la procédure – très vite, il n’y avait plus de son ni d’image de leur part.
C’est aussi un problème financier. Pour payer les frais d’accompagnement psychologiques, par exemple, les victimes doivent accomplir des démarches spécifiques, mais leurs avocats ne le leur proposent pas forcément, car tous ne sont pas suffisamment compétents pour les accompagner. Cela pose un problème d’accès aux soins et à la réparation.
L’instruction a été longue. C’est le danger de la médiatisation : certaines victimes ont été harcelées – parfois jusque chez elles ou à leur travail. Nous avons été dissuadés de préparer le procès. Certes, il était possible de se rendre sur les lieux du procès pour s’en imprégner, mais uniquement en semaine et à nos frais. Surtout, la présence des médias sur place jouait un rôle dissuasif, tant pour la préparation des victimes que pour leur accompagnement. C’est problématique.
Au vu du nombre de victimes et des conséquences psychologiques de cette affaire, on aurait pu attendre qu’une cellule d’urgence médico-psychologique soit créée. Cela n’a pas été le cas et il n’y a toujours rien. Le 18 juin, nous avons été reçus par le ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins, qui nous a promis la création d’un dispositif d’accompagnement des victimes et des covictimes avant la trêve estivale. Je profite de cette audition pour rappeler cet engagement.
Les accompagnements psychologiques sont très divers ; l’accès à de nombreuses thérapies, notamment l’EMDR – intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires – suppose un certain capital culturel ; or, comme vous l’imaginez, celui-ci est inégalement réparti entre les quelque 300 victimes. Chacun a son expérience et ses ressources propres.
Le jour où le procès a commencé, les victimes étaient souvent désorientées. Elles devaient passer par France Victimes et se frayer un chemin au milieu des journalistes agglutinés devant le tribunal, pour rejoindre un amphithéâtre en retrait, nommé de manière assez indigente « salle de déport ». C’est le lieu qui nous a été assigné pour suivre le début du procès.
Même s’il y a eu, je tiens à le préciser, des aspects positifs, les victimes ont subi pendant le procès les conséquences de nombreux impensés et des erreurs de conception. La principale réussite a été de faire de la salle de déport un sas d’adaptation, mais on la doit aux victimes, qui ont su créer un climat sécurisant – ce lieu n’avait en aucun cas été conçu pour cela.
Pendant le procès, les victimes n’avaient pas accès à une place de parking, ce qui a compliqué la venue de celles qui avaient besoin de leur voiture. Un vade-mecum nous a été distribué pour le remboursement des frais, mais les démarches étaient contraignantes et impliquaient des vérifications au jour le jour.
L’accès au procès à distance a posé problème, faute de webradio ou de live tweet. Ainsi, les parties civiles ont été éloignées de leur propre procès, ce que symbolise d’ailleurs leur assignation à la salle de déport. La question de l’accès doit donc être repensée.
Passer à côté de son procès cause d’immenses frustrations. En outre, dans le parcours de réparation d’une victime, il est important que celle-ci dispose d’un espace où se rapprocher des autres victimes. Il faut favoriser ce rapprochement plutôt que la concurrence victimaire, mais aussi permettre aux victimes de choisir les moments où elles sont actrices de leur procès, sans subir les contraintes professionnelles ou familiales.
Beaucoup s’attendaient à ce qu’une peine de rétention de sûreté soit prononcée lors du verdict, afin d’ajouter un garde-fou, d’éviter que Joël Le Scouarnec ne s’adonne de nouveau à ses perversions. Même si nous remercions par ailleurs la cour criminelle d’avoir été à l’écoute et d’avoir fait preuve d’un certain humanisme, les juges savaient donc que l’annonce du verdict serait problématique, d’autant que l’émotion transparaissait dans la voix des victimes. Pourtant, rien n’a été prévu pour cette annonce. Aucun numéro cristal n’a été créé, alors que le procès suscite de nombreuses reviviscences traumatiques, des frustrations. Beaucoup d’entre nous sont fatigués d’être surresponsabilisés et de subir l’inaction d’un système et les victimisations secondaires.
En matière d’accompagnement, beaucoup de choses doivent être revues. Nous demandons la création d’un parcours d’accompagnement renforcé pour les victimes de violences sexuelles et sexistes, qui inclurait un soutien judiciaire, psychologique et social. Ce soutien ne devrait d’ailleurs pas être réservé aux victimes puisque, comme l’a indiqué Mme Moricet, de telles problématiques sont transgénérationnelles. Leur impact est à la fois d’ordre génétique et social, comme le montre la recherche. L’accompagnement doit donc être envisagé de manière systémique.
Il faut garantir l’accès aux ressources et aux soins et réaliser un diagnostic national, en s’inspirant de l’existant, notamment de ce qui a été fait pour les attentats. Le Centre national de ressources et de résilience a été inauguré en février 2019. Il aurait donc pu être sollicité, notamment en qualité de coordinateur, pour éviter les manquements dans le parcours d’accompagnement que nous avons constatés.
La création d’un numéro cristal permettrait de répondre aux besoins puisque les victimes sont dispersées sur tout le territoire français – certaines résident même à l’étranger. Il faudrait également créer une fédération nationale de cellules d’urgences médico-psychologiques, avec des antennes au niveau local.
Dans certains cas, l’annonce des faits a conduit au suicide. Ces sujets ne sont pas légers ; ils peuvent faire du mal. Les chercheurs doivent avoir les moyens de poursuivre leur réflexion sur les parcours d’accompagnement, notamment, pour les hommes, sur la problématique spécifique de l’alexithymie, soit la difficulté à reconnaître ses propres émotions et à les verbaliser. Lors du procès, les experts ont indiqué que moins un individu est en mesure de verbaliser ce qui lui arrive, plus il lui est difficile de le gérer et plus le risque de suicide est élevé.
Le problème est général : ce ne sont pas seulement peu d’hommes, mais peu de victimes qui ont pu témoigner lors du procès, par manque de ressources, certainement. Les victimes se sentent parfois coupables.
C’est très bien de nous entendre, mais il faut maintenant un accompagnement réel – c’est-à-dire qu’il faut « faire avec », plutôt qu’« à la place de » et construire de manière intelligente. Nous sommes là pour vous aider à saisir des éléments d’amélioration, mais il faudra également allouer des moyens, ne serait-ce que pour récolter les récits des épisodes traumatiques qu’ont été, pour certaines victimes, l’annonce des faits et le verdict.
Il faudra en outre éviter de nous surresponsabiliser, c’est-à-dire de nous demander de trouver nous-mêmes les moyens de notre guérison, alors que ces questions devraient être assumées par l’État. Nous subissons à tout point de vue. À bien des égards, on nous empêche d’aller aussi loin qu’il le faudrait. Certaines victimes ne se reconnaissent pas comme telles, parce qu’elles vivent dans le déni. D’autres, après avoir franchi cette étape, sont coincées dans un cycle de victimisation. Nous subissons tous aussi une victimisation secondaire.
Me Marie Grimaud, avocate du Collectif de victimes de Joël Le Scouarnec. Je connais ce dossier depuis 2019. J’ai été avocate d’une des parties civiles au premier procès en 2020, puis de quarante parties civiles, pour le second volet de l’affaire. Je continue aujourd’hui, en tant qu’avocate du Collectif de victimes de Joël Le Scouarnec.
Monsieur le président, dans votre propos introductif, vous évoquiez « la violence du parcours judiciaire ». Cette violence est exercée par les professionnels du monde judiciaire sur les victimes – c’est la victimisation secondaire – mais elle est aussi subie par les professionnels eux-mêmes, qui connaissent des traumatismes vicariants. Je reviendrai sur le parcours judiciaire sous ces deux prismes.
L’enquête sur le deuxième volet de l’affaire a essentiellement reposé sur les épaules d’une brigadière, Mme Nadia Martineau. Cela m’a marqué. Cette femme a assuré seule la retranscription de milliers de pages du journal de M. Le Scouarnec, de milliers d’heures d’images à caractère zoophile ou pédopornographique, d’une violence et d’un sadisme qu’il serait indécent de détailler ici. Elle n’a pas pu déposer au mois de février dernier devant la cour criminelle départementale du Morbihan. Au bout de quelques minutes, elle s’est effondrée en pleurs. À mon sens, elle n’était pas loin du malaise. Elle est en arrêt maladie depuis plusieurs années ; je ne sais pas qui s’occupe d’elle aujourd’hui. L’ensemble des victimes l’ont remercié pendant le procès et lui ont apporté leur soutien. Voilà ce que des victimes sont capables de faire, quand l’institution fait défaut.
L’enquête a été menée par la gendarmerie – elle a été dirigée par la section de recherche de gendarmerie de Poitiers, qui s’est appuyée sur la brigade de Jonzac. Toutefois, mes propos valent aussi bien pour l’autre force habilitée à mener des enquêtes sur notre territoire, la police judiciaire.
L’enquête a donc reposé sur une femme, sur les quelques OPJ – officiers de police judiciaire – qui ont mené les investigations et sur les experts informatiques. Très rapidement, le travail de ces derniers a été empêché, car le parquet a été obligé de limiter les retranscriptions à un fichier sur deux, pour des raisons budgétaires. L’enquête a bien été menée, mais avec des bouts de ficelles.
Pendant l’enquête, les offices centraux compétents, à savoir l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP) puis l’Office mineurs (Ofmin) – n’ont jamais été sollicités – il aurait fallu une initiative en ce sens du procureur. Nous épuisons au quotidien des hommes et des femmes, au cours d’enquêtes extrêmement violentes et difficiles. Cet épuisement crée, en bout de chaîne, des situations à risque pour les victimes qu’ils reçoivent, car un professionnel épuisé ou en situation de traumatisme est susceptible de restituer la violence.
Les conditions n’étaient pas meilleures pendant l’instruction. Alors que ce dossier concernait 300 victimes et portait sur trente années de sévices exercées par M. Le Scouarnec, dans toute la région Ouest, son instruction a reposé sur une seule juge, à Lorient, une greffière et un procureur. C’est un miracle que le cabinet d’instruction ait réussi à tenir le dossier jusqu’au bout, sans que la procédure ne soit frappée de nullité.
J’ai en mémoire mes échanges avec la greffière, qui travaillait bien au-delà des horaires prévus. Il faut reconnaître le travail et l’humanité de la juge d’instruction, qui a lu seule l’intégralité du dossier, sans jamais être épaulée. Elle a mené seule plus de cinquante heures d’interrogatoires et a répondu à toutes les demandes d’acte, en plus de traiter les autres affaires dont son cabinet avait la charge.
Une fois l’instruction terminée, lors de la préparation du procès, la violence de l’institution a atteint son comble. Ce procès a été labellisé « procès sensible » par le garde des sceaux. Un comité de pilotage a permis de réunir la soixantaine d’avocats des parties civiles deux fois exactement. Ensuite, la présidente de la cour criminelle a mené trois des réunions préparatoires prévues par le code de procédure pénale. Nous n’avons connu la date de début du procès – le 24 février 2025 – qu’à la fin du mois de novembre 2024. Avant que le procès ne commence, son calendrier a changé cinq fois. Pendant sa tenue, il a été modifié quatre fois. Il s’est finalement achevé le 28 mai.
La phase des travaux préparatoires est très violente pour les victimes, qui n’y ont accès que par l’intermédiaire de leurs avocats, lesquels n’ont eux-mêmes connaissance que des éléments qu’on veut bien leur fournir, si bien qu’ils en sont souvent réduits à leur faire part des incongruités qu’ils observent. Parce que je n’ai pas pu expliquer à mes clients certaines choses, les informer avec certitude d’une date, du remboursement de leurs frais, de la manière dont les médias seraient gérés et les débats organisés – huis clos ou non, accompagnement ou non –, j’ai été un artisan de cette violence. Le mois de janvier a été terrible pour les parties civiles ; nous avons assisté à des effondrements psychiques majeurs. De fait, aucun accompagnement psychologique n’avait été prévu durant cette période. France Victimes a, certes, été mobilisée, mais elle n’a été présente qu’à compter de l’ouverture du procès.
En tant qu’avocats nous étions seuls pour accompagner nos clients : tous ne peuvent pas bénéficier du secours d’une équipe pluridisciplinaire ou faire appel à un réseau de professionnels. Notre formation et nos capacités d’accompagnement sont très en deçà des attentes des victimes.
Parmi les nombreux professionnels qui ont participé au procès, les plus invisibles sont parfois les plus importants pour les parties civiles. Je pense notamment aux huissiers audienciers, dont la mission est de s’assurer que les témoins sont présents ou que le public se lève à l’arrivée de la cour, d’apporter un verre d’eau à la barre lorsqu’une personne dépose… On oublie trop souvent ces personnes qui contribuent à humaniser l’audience.
Qu’il s’agisse de l’organisation ou de la compréhension du procès, la cour criminelle manquait d’une véritable expérience. Les quinze premières journées d’audience ont été intégralement consacrées à l’examen de la personnalité de M. Le Scouarnec et des éléments du dossier. Au cours de cette phase du procès, on pouvait identifier deux groupes de victimes : d’un côté, celles qui étaient accompagnées d’avocats et entourées ; de l’autre, celles qui n’avaient pas constitué avocat et qui ont découvert l’horreur du dossier. Elles se sont vu imposer, sans que nous ayons eu le temps de les prévenir, des images à caractère pédopornographique diffusées sur l’écran de cinéma de la salle de déport, ont dû écouter la lecture d’extraits de journaux intimes d’une monstruosité que je n’avais jamais rencontrée en quinze années d’exercice… Certains de ces hommes et de ces femmes devaient déposer à la barre ; plusieurs y ont renoncé.
La violence de ce procès n’a pas été anticipée, non plus que la nécessaire présence d’experts, en particulier d’un psychiatre ou psychologue à même d’analyser non seulement les déclarations de l’accusé, mais aussi tout ce qui relève du non verbal : ses attitudes, ses regards, notamment lorsque les victimes déposaient. Aucun d’entre nous n’avait la capacité d’analyser ce qui se déroulait sous ses yeux, de prendre du recul. Lorsque la présence d’un tel expert a été réclamée, on nous a rétorqué que la justice manquait de moyens.
Enfin, la clôture du procès pénal, le 28 mai, a marqué l’ouverture de la période dite indemnitaire : le procès sur les intérêts civils se tiendra au début du mois de novembre. Nous avons là affaire à un impensé considérable de la part notamment du fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions. À aucun moment il n’a été envisagé que des centaines de victimes allaient soit solliciter la commission d’indemnisation des victimes d’infractions, soit former des demandes dans le cadre de l’audience sur les intérêts civils, et que des expertises à visée indemnitaire devraient être réalisées.
Aucune leçon n’a été tirée des procès des auteurs d’attentats. Le Collectif étant en lien avec des victimes des attentats, je puis affirmer sans crainte d’être démentie que les victimes de Joël Le Scouarnec sont des victimes de seconde zone. Le fait est que l’on place les victimes dans une situation de concurrence et que certaines d’entre elles sont discriminées, notamment sous l’aspect indemnitaire.
Les victimes des attentats ont accès à un numéro cristal. Leur trajectoire est suivie par une commission ad hoc. Des réunions préparatoires ont été organisées entre les avocats et le fonds de garantie. Des budgets ont été adoptés en vue de leur indemnisation. Leurs déplacements dans le cadre des expertises ont été pris en charge, tout au long des procès. Pour les victimes de Joël Le Scouarnec, rien de tout cela : pourquoi ? Expliquez-moi ! Peut-être le fait de consacrer des moyens à ce procès procure-t-il un bénéfice secondaire moindre, sur le plan de l’image nationale.
Quoi qu’il en soit, les mesures d’expertise sont en cours. Certaines victimes, qui vivent à Londres, en Suisse, à Toulouse, doivent dépenser jusqu’à 600 euros en frais de déplacement. Et l’on n’a même pas pensé qu’il pouvait être difficile, pour ces hommes et ces femmes victimes d’un médecin, de se soumettre à un examen médical sans bénéficier d’un accompagnement spécifique.
En fin de compte, ce dossier se caractérise par de multiples impensés. Considérez‑le comme un laboratoire, car mes remarques valent pour des centaines d’autres affaires de violences sexuelles faites aux enfants. Les manquements, les défaillances, les violences assénées aux victimes et aux professionnels que je viens de décrire sont le quotidien de ceux qui travaillent à ce type de dossiers. Nous sommes au bord du naufrage : les enquêtes ne se font plus, les professionnels sombrent et, in fine, ce sont les victimes qui souffrent.
Monsieur le président, vous avez déclaré, dans votre propos introductif, que plus jamais un tel drame ne devait se reproduire. Mais ce n’est pas une formule magique. Cela fait quinze ans que, d’affaire en affaire, j’entends : plus jamais ça !
Les mesures préconisées par le Collectif sont de quatre ordres.
Il convient tout d’abord de repenser en profondeur les méthodes d’enquête en matière d’infractions sexuelles pour que, à l’instar de ce qui se fait dans les pays anglo-saxons, elles intègrent des analyses criminologiques et comportementales. Car, voyez-vous, dans ce dossier, il manquait certaines personnes sur le banc des accusés : l’ex-épouse de M. Le Scouarnec, certains des médecins de l’hôpital où il exerçait, des membres du conseil départemental de l’Ordre des médecins... Si cela n’a pas été possible, c’est parce que les enquêtes n’ont pas été pensées convenablement dès le départ, parce que les analyses n’ont pas été les bonnes, faute de psycho-criminologues.
Il faut également repenser le temps de la garde à vue. En matière d’infractions sexuelles, elle dure au maximum quarante-huit heures. Comment voulez-vous que des enquêteurs perquisitionnent, analysent, auditionnent dans un tel délai ? C’est impossible ! On a pu le constater à l’occasion de la perquisition du 9 décembre 2004, qui a conduit à la condamnation de M. Le Scouarnec en 2005. En matière de trafic de stupéfiants et de terrorisme, la durée de la garde à vue peut atteindre soixante-douze, voire quatre-vingt-seize heures. Maintenir une durée aussi brève, c’est se priver de la possibilité d’analyser correctement une situation et, surtout, d’identifier, le cas échéant, l’ensemble des victimes.
S’agissant des victimes, précisément, M. Le Scouarnec a été condamné, le 28 mai dernier, à vingt ans de réclusion criminelle, soit quatorze jours de détention par victime… En France, que vous violiez une personne ou trois cents, vous encourez une peine maximale de vingt ans de réclusion. C’est une aberration ! La catégorie des infractions sexuelles est la seule pour laquelle le cumul de circonstances aggravantes n’a pas pour effet une augmentation du quantum de la peine. L’enjeu est important, car une peine de trente ans peut être assortie de mécanismes de sûreté qui n’existent pas pour une peine de vingt ans.
La sérialité, la pluralité des victimes, est reconnue dans le code pénal comme une circonstance aggravante, mais elle est très mal définie, car elle est constituée lorsque le viol « est commis en concours avec un ou plusieurs autres viols commis sur d’autres victimes ». Cette disposition mériterait d’être mieux écrite, sachant que la notion de gravité est inhérente à la sérialité.
Enfin, s’agissant de la dangerosité de la personne condamnée, la cour criminelle a tenu compte de la réalité : il existe un seul centre de rétention de sûreté et la durée moyenne de la rétention est de six mois. Nous manquons cruellement de moyens. Les politiques ne mesurent pas combien les lois sont inefficientes sur le terrain. Je vous invite donc toutes et tous à assister aux procès, à rencontrer les greffiers, les présidents, les huissiers, pour être en prise directe avec la réalité de la justice, qui se paupérise comme jamais. Les victimes ne pourront jamais obtenir la reconnaissance qui leur est due et les générations futures être protégées, en raison d’un manque de moyens et de fautes humaines.
Mme Manon Lemoine. Notre collectif, qui compte une soixantaine de membres, ne prétend pas représenter l’ensemble des victimes. Parce que nous pensions que la société se saisirait de cette affaire, nous l’avons créé tardivement, le 7 mai, après avoir entendu le ministre chargé de la santé indiquer des choses fausses sur le procès, en réponse à une question au Gouvernement de Mme Le Hénanff. Avec les associations notamment vannetaises, présentes dès le début du procès, qui ont dénoncé les dysfonctionnements, nous avons voulu porter la voix des victimes en dehors du tribunal où elle était confinée, car les médias refusaient de parler de nous si nous ne nous exprimions pas.
M. le président Frédéric Valletoux. Nous allons à présent entendre les représentants des groupes.
Mme Marie-France Lorho (RN). Je tiens à vous remercier pour vos témoignages et votre courage, qui nous oblige.
À l’été 2006, un collègue de Joël Le Scouarnec alerte la direction de l’hôpital de Quimperlé en remettant en doute la capacité du médecin « à garder toute sa sérénité au contact des jeunes enfants ». Transmis au conseil départemental puis au conseil régional de l’Ordre des médecins, le dossier ne connaîtra pas de suites auprès de ces instances ; il remontera progressivement dans la hiérarchie hospitalière, à l’échelon départemental puis régional, et jusqu’au ministère de la santé.
Condamné, le coupable n’a pas été radié. Une note blanche, non datée et non signée, qui apparaît en copie de mails échangés par différents responsables du ministère de la santé soulignait que sa condamnation « aurait certainement justifié que [l’administration] ne procède pas à sa nomination de praticien hospitalier », qu’il avait plus tôt obtenue, mais qu’il apparaissait après coup « difficile d’envisager d’annuler la nomination de ce praticien ». Il ne fera l’objet d’aucune plainte et, en 2015, le ministère va lui permettre de prolonger son activité professionnelle au-delà de l’âge légal de départ à la retraite.
Selon vous, maître Grimaud, l’Ordre des médecins et le ministère auraient-ils pu, techniquement parlant, intervenir malgré la nomination de Joël Le Scouarnec ? À votre connaissance, la plainte envisagée contre lui devait-elle être émise par le ministère ou la direction de l’hospitalisation de l’agence régionale de santé de Bretagne, et comment expliquer que, même après sa condamnation, certaines structures aient accepté de l’embaucher ?
Mme Pauline Levasseur (EPR). Au nom du groupe Ensemble pour la République, je vous remercie du fond du cœur pour votre présence. Nous sommes ici pour vous écouter, vous entendre et, surtout, faire écho à votre combat.
Je prends la parole avec gravité, en tant que députée de la nation, en tant que femme et en tant que citoyenne profondément préoccupée par la protection de nos enfants. C’est votre parole, votre courage, votre dignité que nous voulons mettre à l’honneur. Le collectif que vous avez fondé, né de la douleur mais animé avec une détermination admirable, fait jaillir une lumière crue sur un drame longtemps ignoré. Ensemble, vous avez su briser le silence, nommer l’indicible ; vous avez exposé ce que tant d’autres ont préféré taire et, pour ceux-là, vous êtes un exemple. Votre force est une source d’inspiration et votre combat un cri de justice que la République ne peut plus ignorer.
Car les faits sont insoutenables. Ce que cet homme a commis dépasse l’imaginable : des décennies d’abus, des centaines de victimes présumées, des vies détruites dans le huis clos des hôpitaux, derrière le masque d’une autorité médicale détournée. Ce n’est pas seulement un homme qui a trahi l’humanité, c’est un système tout entier qui a failli : un système judiciaire, institutionnel, professionnel, qui n’a pas su ou pas voulu vous protéger.
Oui, en 2005 déjà, Joël Le Scouarnec avait été condamné pour détention et importation d’images à caractère pédopornographique. Il était identifié comme pédophile. Pourtant, il a continué à exercer, à avoir accès à des enfants. Fallait-il vraiment attendre qu’il ait fait plus de 300 victimes pour que, enfin, la justice agisse ? Combien de signaux d’alerte ont été ignorés ? Combien d’enfants ont été réduits au silence ? Combien de carrières, de réputations ont été protégées au détriment de leur innocence ?
Cette affaire ne saurait être reléguée au rang de simple fait divers : elle est un miroir de nos défaillances collectives. Elle révèle nos lenteurs, nos lâchetés, nos aveuglements.
Il n’appartient pas à un parlementaire de commenter une décision de justice, mais je partage le sentiment d’incompréhension que vous exprimez. Eu égard à l’ampleur des faits, à leur gravité, au traumatisme collectif qu’ils provoquent, la décision rendue ne semble pas à la hauteur. Elle laisse un sentiment d’inachevé, d’injustice persistante. Et cela nous oblige encore davantage à repenser nos réponses et nos lois.
Oui, il nous faut des réformes, une justice plus rapide, plus attentive, plus protectrice. Chaque signalement, chaque plainte, chaque doute doit être pris au sérieux. Il faut que les murs du silence tombent enfin.
Ce combat, c’est vous qui l’avez engagé, et c’est à vous, collectif, victimes, survivantes et survivants, que je veux m’adresser. Merci pour votre courage, merci de défendre la mémoire et la vérité, de nous rappeler à notre devoir de vigilance, à notre responsabilité collective et à notre obligation d’agir.
M. Hadrien Clouet (LFI-NFP). Je ne crois pas exprimer un sentiment personnel en disant que nous sommes saisis à la fois d’écœurement, face à la situation décrite, et d’admiration, devant le courage qu’il vous a fallu pour venir nous en parler.
Le Scouarnec me semble être le nom d’un système sidérant. Un système criminel, dans lequel la destruction des enfants n’a pas d’autre raison qu’elle-même. Un système qui repose sur une connivence de classe puisque, par déférence à l’égard d’un notable, on a enterré des soupçons et dissimulé des faits accablants, au sein de la sûreté publique et de l’Ordre des médecins, parmi des psychologues et des confrères, au sein de l’administration ou de la famille. Un système construit autour d’un appareil d’État en voie de démantèlement avancé, qui prive les professionnels des moyens d’agir jusqu’à ce qu’ils craquent, le cas échéant, et qui méprise et maltraite les victimes au nom de l’instruction. Cela fait beaucoup ! La conséquence de tout cela, c’est l’omerta.
Des témoignages parus dans la presse ont évoqué des victimes oubliées. En tant que collectif, vous êtes, je suppose, les premiers interlocuteurs de ces personnes. Pourriez-vous nous dire ce qu’il en est, afin que nous nous fassions une idée du nombre total des victimes ?
Quant au Gouvernement, après avoir échangé avec vous le 18 juin, il a annoncé le déploiement en urgence du dispositif d’accompagnement spécifique pour les victimes et covictimes que vous réclamiez. Treize jours plus tard, où en sommes-nous ? Ce dispositif a-t-il été mis en œuvre ? Un calendrier a-t-il été fixé ? La demande de création d’un numéro cristal a-t-elle été entendue ?
Enfin, les parlementaires peuvent changer la loi – c’est une de leurs missions – mais aussi contrôler les institutions. À cet égard, ma camarade Sarah Legrain a déposé une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur les violences sexistes et sexuelles commises dans les secteurs médicaux, hospitaliers et de formation des personnels de santé. Quelles sont vos attentes dans ce domaine ? Quelles sont les institutions publiques qui ne tournent pas rond et que vous nous conseillez de contrôler ?
Mme Josiane Corneloup (DR). Merci pour votre présence et la dignité avec laquelle vous portez la parole des victimes. L’affaire Joël Le Scouarnec met crûment en lumière des défaillances systémiques qui mettent en question notre responsabilité collective : celle de l’hôpital, celle de la justice, celle de l’Ordre des médecins et celle du législateur.
Malgré des alertes répétées et des comportements signalés, cet homme a pu continuer à exercer dans plusieurs établissements, pendant des années. Pouvez-vous nous dire, à la lumière de votre expérience et de votre engagement, quelles sont, selon vous, les principales mesures qui doivent être adoptées pour garantir que le silence institutionnel ne puisse plus jamais couvrir de tels actes ? Je pense notamment à la transmission de l’information entre établissements de santé, aux procédures disciplinaires, au rôle de l’Ordre et aux obligations de signalement ?
Ensuite, pensez-vous nécessaire d’aller plus loin sur le plan législatif pour renforcer la culture du consentement dans les pratiques médicales ? En d’autres termes, faut-il imposer le recueil du consentement libre, éclairé et explicite, notamment pour les actes médicaux impliquant un contact intime ou une intervention invasive ? Comment fixer une limite claire dans la relation entre soignants et soignés, notamment pour prévenir toute dérive dans l’exercice de l’autorité médicale ?
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Merci pour la force de votre témoignage. Je souhaiterais que l’on s’abstraie du caractère exceptionnel de ce procès pour nous concentrer sur ce qu’il a de commun avec les autres procès portant sur des faits de pédocriminalité, lorsqu’ils se tiennent.
En effet, certains éléments marquants ressortent de vos témoignages. Tout d’abord, l’absence de coresponsabilité : seul Joël Le Scouarnec s’est retrouvé sur le banc des accusés, ce qui est incroyable, eu égard à l’ampleur des crimes commis et au nombre des institutions concernées : hôpital, Ordre des médecins, justice… Comment se fait-il qu’après la condamnation de cet homme pour détention d’images pédopornographiques, aucune enquête n’ait cherché à déterminer la provenance de ces images, comme si elles ne représentaient pas des personnes réelles ?
Ensuite, la prise en charge des victimes en amont du procès est à l’évidence problématique. À cet égard, on ne peut que déplorer les défaillances de l’éducation nationale ou des médecins généralistes que vous avez certainement rencontrés dans votre enfance et qui n’ont pas su identifier le psychotraumatisme que vous avez subi et ses séquelles. Comment se fait-il qu’aucun d’entre vous n’ait été identifié comme un enfant en souffrance ? Il est vrai que les médecins et les personnels qui travaillent au contact des enfants ne sont pas formés à la détection des violences sexuelles dont ces derniers peuvent être victimes.
Enfin, je suis fasciné qu’on n’ait pas identifié le profil psychologique, le mode opératoire de l’auteur de ces violences. Il était, de fait, inimaginable qu’un chirurgien puisse se rendre coupable de tels crimes.
En conclusion, il me semble que nous devrions créer un groupe d’études avec les ministères concernés pour travailler à une proposition législative qui permette de remédier aux manquements mis en lumière par cette affaire.
M. Cyrille Isaac-Sibille (Dem). Merci d’être venus jusqu’à nous et bravo pour votre courage ! On est en effet frappés par les nombreuses défaillances mises au jour par cette affaire. Un travail législatif sera certainement nécessaire, mais il ne réglera pas tout. J’aimerais que vous nous aidiez à comprendre pourquoi les gens qui savaient n’ont pas parlé. Est-ce par crainte de l’autorité ?
M. Paul Molac (LIOT). Merci pour votre témoignage, qui nous permet de voir quels sont les manquements, en particulier en matière d’accompagnement des victimes.
Une chose me sidère : au vu de l’ampleur des crimes commis, comment une telle personne a-t-elle pu continuer à assouvir ses désirs pervers pendant aussi longtemps sans être rattrapée par la patrouille ? On a parlé de protections. Vous avez relevé la responsabilité de l’Ordre des médecins, qui n’a visiblement pas fait son travail et n’a pas écarté la brebis galeuse. Mais je pense également aux parents, qui ont été complètement subjugués par ce médecin, à tel point qu’il a réussi à exercer une emprise dont personne ne s’est aperçu. Il faut donc analyser ce mécanisme, dont a parlé Sandrine Rousseau.
Cela implique de s’interroger sur la manière de diffuser très largement dans la société une culture permettant d’identifier ce genre de choses – ce qui, honnêtement, nous fait défaut. Pendant des siècles, on a évité d’en parler, de même que l’on ne parlait pas des viols. On ne dispose pas des outils qui permettent de dire que quelque chose cloche à un moment donné. Si l’on ne s’en dote pas, on risque de continuer à ne pas identifier de tels comportements.
Mme Elsa Faucillon, présidente. Je m’exprimerai ici en tant que membre du groupe GDR.
Merci pour votre récit et vos revendications. Même si cette affaire est démesurée, la force de vos propos réside dans le fait qu’ils révèlent comment, chaque fois, l’on fait comme s’il s’agissait d’un cas isolé. Et l’on se penche toujours de nouveau sur les mêmes sujets : la place attribuée à la parole de l’enfant, l’utilisation des apports de la criminologie ainsi que l’importance accordée à la santé mentale et à l’accompagnement des victimes.
Comme vous l’avez dit, c’est l’illustration d’un grand déni. Celui-ci est d’autant plus paradoxal que la pédocriminalité suscite d’emblée une réaction d’horreur dans la société. Ce déni s’explique aussi par le refus d’aborder les sujets de la domination et du pouvoir – car Le Scouarnec était aussi un homme de pouvoir.
Je souhaite revenir sur la première affaire le concernant, c’est-à-dire la détention d’images à caractère pédopornographique. Elle aurait pu constituer une alerte conduisant à s’interroger sur sa capacité à exercer, mais aussi à organiser une prise en charge, comme le font d’autres pays européens en cas de condamnation pour ce délit. À ma connaissance, aucune proposition d’accompagnement n’a alors été formulée. Avez-vous des recommandations à ce sujet ?
Me Marie Grimaud. Nous vous proposons que Manon Lemoine réponde aux questions portant sur l’Ordre des médecins et sur les responsabilités et coresponsabilités du monde médical.
Gabriel Trouvé évoquera l’impensé, le traumatisme psychologique et la difficulté de prendre la parole, tout en abordant la question des victimes oubliées.
Avec Alexandra Moricet, j’aborderai l’affaire de détention d’images pédopornographiques, puis je reviendrai sur la question du profil-type du pervers – pour laquelle quelques explications s’imposent.
Mme Manon Lemoine. Il me revient de répondre à la question de savoir ce qui aurait dû être fait. Comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, les ordres des médecins du Morbihan, du Finistère et de la Charente-Maritime auraient pu agir.
S’agissant du Morbihan, celui dont nous parlons a été arrêté en 2005 puis jugé pour des faits commis en 2002 et 2003 alors qu’il exerçait à Vannes. Même s’il avait ensuite quitté ce département, son ordre aurait dû se saisir de l’affaire et la transmettre à la chambre disciplinaire régionale. L’Ordre des médecins n’a pas à surseoir au motif qu’une procédure judiciaire est en cours. Il peut saisir la chambre disciplinaire à tout moment – avant, pendant ou après un procès – et la décision disciplinaire est indépendante de celle de la justice pénale, car il s’agit d’une affaire déontologique.
L’Ordre des médecins du Finistère aurait pu et dû choisir de le juger pour ses actes passés puisqu’il s’agissait d’une affaire de déontologie, et ce même s’ils n’avaient pas été commis lorsqu’il exerçait dans ce département. Il avait d’abord été recruté comme contractuel et n’est devenu fonctionnaire qu’à partir du 1er août 2006. On a régulièrement entendu des représentants de l’Ordre arguer que plus rien ne pouvait être fait à partir de ce moment, car la question n’était plus de leur ressort et relevait de la fonction publique hospitalière. C’est faux, puisqu’un médecin exerçant à l’hôpital est dans tous les cas inscrit au tableau de l’Ordre et qu’il peut être jugé pour une faute détachable du service – ce qui était bien le cas.
L’Ordre des médecins de la Charente-Maritime aurait pu juger Joël Le Scouarnec pour ses actes antérieurs – puisqu’ils étaient au courant de sa condamnation – et refuser qu’il soit inscrit au tableau ou recruté.
Le Conseil national de l’Ordre des médecins n’a eu connaissance de la condamnation de Le Scouarnec qu’en 2008, lors de son transfert à Jonzac. Son dossier est alors passé entre les mains du Conseil national pour la première fois et ce dernier aurait pu se saisir à titre exceptionnel. Mais ses responsables ont décidé de renvoyer l’affaire aux ordres départementaux, en leur disant qu’il leur revenait de saisir la chambre disciplinaire. Ils ne sont pas allés plus loin. De ce que nous avons compris, il y a vingt ans on ne prenait pas de mesures disciplinaires en cas de détention d’images pédopornographiques. Nous considérons cependant que les échelons départementaux sont les principaux responsables.
L’hôpital de Quimperlé est aussi largement fautif, puisque ses dirigeants n’ont pas décidé de mettre à pied M. Le Scouarnec quand il est passé devant le conseil départemental de l’Ordre des médecins du Finistère, en novembre 2006. Ils ne se sont pas dit qu’ils devaient le suspendre en attendant le résultat de la procédure. Au contraire, ils ont même soutenu M. Le Scouarnec en disant que c’était un chirurgien exceptionnel, dont la présence était nécessaire pour empêcher la fermeture de l’hôpital. Celui-ci a été fermé au printemps 2007.
Entre-temps, de novembre 2006 au printemps 2007, la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Ddass) et l’ARH ont eu connaissance du cas Le Scouarnec lorsque le conseil départemental de l’Ordre des médecins a demandé à l’auditionner. De novembre à janvier, il ne s’est rien passé de leur côté, ils ont attendu la décision du conseil. De plus, il y a eu les vacances de Noël – donc autant qu’il continue à opérer les petits-enfants... Ils n’ont pas agi. Il n’y a pas eu de mise à pied et ils ont attendu la décision du conseil départemental de l’Ordre, au sein duquel une majorité a considéré qu’il ne s’agissait pas d’un problème déontologique et qu’il n’y avait pas lieu de saisir la chambre disciplinaire.
C’est remonté jusqu’à la DHOS, qui a envisagé de saisir cette chambre. L’ARH et la Ddass auraient pu la saisir, elles en avaient le pouvoir mais ne l’ont pas fait, malgré la demande de la DHOS. Il nous a été dit que, comme cette demande ne s’appuyait pas sur un document signé, il n’y avait pas d’obligation de procéder à cette saisine. Reste que la DHOS a envoyé trois courriels pour demander à la Ddass et à l’ARH si elles avaient saisi la chambre disciplinaire, lesquels sont restés sans réponse.
Mme Legrain m’a interrogée sur l’opportunité d’une commission d’enquête. L’initiative est louable, mais le champ proposé ne couvre qu’un volet de notre affaire, qui est bien plus complexe. Comme l’a dit Mme Rousseau, les responsabilités sont très nombreuses. On a parlé de cette affaire comme d’un laboratoire, et c’est une réalité. Elle a mis en évidence un ensemble de défaillances sur lesquelles il faut se pencher de manière globale. Il faut notamment aborder les sujets de la soumission chimique, de la pédocriminalité, de l’omerta, des violences institutionnelles et de la victimisation secondaire. Si l’on s’en tenait aux seuls aspects qui relèvent du secteur de la santé, on passerait à côté d’une part énorme du dossier.
Nous avons proposé un certain nombre de mesures, notamment en ce qui concerne l’accès au casier judiciaire. Lorsque Joël Le Scouarnec est arrivé à Jonzac, il a lui-même dit et écrit qu’il avait été arrêté, condamné et qu’il avait un casier judiciaire. C’est aussi une affaire de déontologie et de valeurs : est-on capable de travailler avec quelqu’un qui se masturbe en regardant des viols d’enfants ? Les médecins et les directeurs d’hôpital ou de clinique devraient peut-être réexaminer un certain nombre de valeurs, car il s’agit d’un enjeu de santé publique et pas seulement de chiffres.
On a aussi évoqué l’interdiction d’exercer pour les personnes qui font l’objet d’une enquête ou d’une mise en examen. Il serait plutôt nécessaire que les recruteurs soient obligés de motiver la décision de recruter quelqu’un qui est mis en examen ou qui a un casier judiciaire. Cela freinerait peut-être ceux qui veulent recruter à tout va, quel qu’en soit le prix, et les inciterait s’interroger plus encore qu’ils ne le font.
Il faudra aussi retracer les responsabilités de chaque institution. Le Conseil national de l’Ordre des médecins ne s’est absolument pas remis en question. On nous a fait une jolie plaidoirie pour s’excuser, mais aucune mesure n’a été prise. Depuis 2019, il savait que le procès aurait lieu et il aurait pu prendre les devants. Le Centre national de gestion (CNG) ne sait pas comment traiter ce type de problème lorsqu’il s’agit d’hôpitaux de province ou de petites structures qui ferment.
Le mécanisme du silence a été évoqué, mais il y a eu des lanceurs d’alerte. Je vous invite sincèrement à aller interroger le Conseil national de l’Ordre – il serait intéressant de comprendre son fonctionnement et de savoir quelles leçons de cette affaire ont été tirées –, mais aussi les lanceurs d’alerte. Si des gens ont eu peur de perdre leur poste, d’autres ont dit qu’il se passait quelque chose mais n’ont pas osé aller plus loin – de peur, là aussi, d’être mis à l’écart. On le sait, les chambres disciplinaires régionales ne sont saisies que lorsque l’on est certain de gagner ; sinon, on ne prend pas le risque d’un scandale. Forcément, les lanceurs d’alerte ne sont pas très rassurés.
L’article 226-14 du code pénal prévoit que si un parent qui n’a pas été condamné se retourne contre le médecin qui a donné l’alerte, il ne peut obtenir réparation qu’en prouvant la mauvaise foi de ce dernier. De ce fait, les médecins sont plus enclins à dénoncer des violences contre les enfants plutôt qu’à se taire. Il n’y a pas de disposition similaire dans le code de déontologie médicale ou dans le code de la santé publique, ce qui fait qu’un médecin sera réticent à dénoncer un confrère, de peur qu’il se retourne contre lui. Il conviendrait d’ajouter dans lesdits codes un alinéa qui protège ceux qui alertent de bonne foi.
Comment M. Le Scouarnec a-t-il pu exercer aussi longtemps sans que son comportement soit signalé ? Il a travaillé seulement dans des établissements où il n’y avait pas de formation universitaire – donc pas d’interne qui traîne, qui vous suit… En outre, c’est lui qui a formé les personnels avec lesquels il travaillait dans le bloc opératoire. Dès lors, comment pouvaient-ils déceler si un geste pratiqué sur les patients était anormal ?
Enfin, pourquoi cette affaire concerne-t-elle majoritairement des enfants – même s’il y a aussi des victimes adultes ? Me Grimaud vous parlera de la perversion, mais il est très facile de faire croire à un enfant que l’on pratique un acte médical quand on lui met le doigt dans la vulve, qu’il a deux cicatrices sur le pubis, qu’il n’a que 11 ans et qu’il ne connaît rien à la sexualité. C’est plus difficile à faire croire à un adulte. C’est la raison pour laquelle ces derniers étaient en général aussi victimes d’une soumission chimique. Avec les enfants, il a abusé de son statut.
Et c’est pour cela que, quand il sortira, s’il a encore un peu sa tête, il s’en prendra aux personnes vulnérables qui seront dans le même Ehpad que lui car, comme les enfants, elles ne seront pas capables de dénoncer les gestes qu’il commettra.
Me Marie Grimaud. Je ne vais pas vous faire un cours sur la perversion – on devrait plutôt dire les perversions. Il n’y a pas de profil type du pervers, madame Rousseau. En revanche, on sait quels sont les profils criminologiques. La littérature scientifique internationale les documente bien mais, en France, nous manquons de professionnels ayant une formation en criminologie. Il nous faut des psychologues et des médecins qui aient aussi une culture criminologique afin d’identifier un ensemble de facteurs identifiés par la littérature – dont un comportement sexuel problématique – pouvant conduire à des passages à l’acte chez ceux qui ont un profil pédocriminel.
Il ne faut pas non plus penser que l’on a affaire à une figure pédocriminelle, semblable à celle du monstre. Ça serait tellement rassurant, car cela nous permettrait de l’identifier immédiatement et de l’écarter.
Cette affaire est un véritable cas d’école, car M. Le Scouarnec présente l’éventail complet des paraphilies répertoriées dans le DSM-5 – cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Il est notamment pédophile, exhibitionniste, fétichiste, urophile et sadique. Les experts qui ont été interrogés à la barre, dont certains avaient trente ans d’expérience, ont dit qu’ils n’avaient jamais vu, au cours de leur carrière, un tel concentré chimiquement pur. Je vous laisse imaginer l’étude clinique qui peut résulter de l’examen de tous les troubles réunis par un seul homme.
C’est d’autant plus important que chaque paraphilie – et la pédophilie en est une parmi d’autre – n’est pas accompagnée d’une structure perverse. Pour le dire de manière très grossière : tout pédocriminel n’est pas pervers et tout pervers n’est pas pédocriminel. Ce qui rend ce dossier encore plus intéressant d’un point de vue clinique, c’est qu’un seul homme réunit tous les profils de paraphilies tout en permettant d’étudier la structure perverse. C’est donc un véritable laboratoire en un seul homme.
Vous aurez à auditionner les criminologues professionnels. On en trouve au sein de l’OCRVP, et d’excellents experts sont venus déposer à la barre. Il y en a très peu et vous comprendrez que, si l’on avait procédé dès le départ à une lecture psycho-criminologique du dossier, on aurait pu aller beaucoup plus vite. Mais la prise en compte de la criminologie psychodynamique est arrivée trop tard au cours du procès.
Sans vouloir faire offense à M. Molac, son intervention montre qu’il est d’une certaine manière l’archétype de celui qui a très peu de connaissances dans ce domaine, puisqu’il s’est interrogé sur la notion d’emprise exercée par le médecin sur les parents et a considéré qu’il était peut-être un peu facile de pointer l’Ordre des médecins. Manifestement, il est compliqué dans cette enceinte de diffuser la connaissance sur ce sujet.
Voyez-vous, le propre du pervers chimiquement pur est de créer un état de confusion chez son interlocuteur. Il n’y a pas besoin d’emprise ou de passer des heures avec lui. Il a des attitudes, un langage et une gestuelle très particuliers, et tout le monde n’est pas capable de résister ou de l’identifier. Cela a été l’un des problèmes rencontrés par les lanceurs d’alerte. Les parents n’ont pas été sous emprise ; ils ont simplement fait confiance à un médecin.
Comprendre tous ces mécanismes de perversion aurait été intéressant, car même la cour criminelle a été mise en difficulté. Lors des débats, j’ai pu constater une confusion générale et une inversion des places – ce qui constitue l’instrument le plus visible de la perversion. Un exemple concret : M. Le Scouarnec était interrogé sur les faits et, quelques secondes après, il était questionné en qualité d’expert sur un élément médical. Cette confusion a été constante. Ce qui veut dire que la cour elle-même, composée de magistrats professionnels, en a un peu perdu son latin. Là encore, il aurait été nécessaire que des experts ou un psychologue suivent l’intégralité du procès. J’ai entendu certains confrères sur les bancs des parties civiles remercier l’accusé d’avoir demandé pardon. C’est vous dire l’état de confusion qui se manifestait en permanence.
M. Le Scouarnec a été capable de créer une situation extrêmement gênante. Alors que des parties civiles disaient à la barre qu’elles refusaient d’entendre ses excuses, le mécanisme d’inversion des responsabilités a conduit des membres de la cour eux-mêmes à demander aux victimes pourquoi elles ne les acceptaient pas. Les parties civiles étaient d’une certaine manière jugées coupables de ne pas recevoir un moment d’humanité qui leur était offert. C’est ça, la perversion. Et je peux vous assurer que vous n’en sortez pas indemne quand vous le vivez pendant trois mois.
Une dernière chose sur la détention d’image à caractère pédopornographique. C’est vraiment l’infraction pauvre. Elle manifeste l’entrée dans une trajectoire bien connue par les professionnels, mais elle est très peu traitée par la justice. Elle est facile à prouver et ne nécessite guère d’investigations complémentaires, ce qui permet de faire du chiffre. En réalité, les tribunaux condamnent tous les jours pour de telles infractions, avec des peines qui vont de deux à quatre mois de prison avec sursis. Et il est également d’usage de ne pas enquêter pour identifier les enfants qui apparaissent sur ces images.
L’Ofmin a pourtant été créé pour cela mais, sauf erreur de ma part, il ne compte qu’une trentaine de professionnels. Pour information, son équivalent britannique en emploie plus de 600 et ils sont plus de 4 000 aux États-Unis. Il faudra se donner des moyens à la hauteur pour protéger davantage d’enfants. Nous savons que les individus qui consultent et diffusent des images à caractère pédopornographique sont susceptibles de passer à l’acte, car ce sont des collectionnistes – encore une paraphilie.
Il va aussi falloir se pencher sur le fait qu’une personne condamnée pour détention d’image à caractère pédopornographique n’est pas automatiquement inscrite au Fijais – fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes – en raison du quantum de peine encouru. Pour procéder à une telle inscription, la cour doit prendre une décision motivée. Inversement, en cas d’agression sexuelle ou de viol, la cour doit prendre une décision motivée si elle souhaite que le condamné ne figure pas dans ce fichier. Vous comprendrez qu’il faut penser à ce genre de détail lorsque l’on légifère. D’un point de vue statistique, il y a plus de condamnations pour détention d’image à caractère pédopornographique que pour des viols ou des agressions sexuelles sur mineur. On pourrait améliorer le système de prévention simplement en modifiant les conditions d’inscription au Fijais.
Je crois avoir fait le tour des questions.
M. Gabriel Trouvé. S’agissant des dispositifs d’accompagnement, on n’a toujours pas reçu de réponse. Les seuls dispositifs dont on dispose sont ceux que l’on a institués au sein du Collectif, sur le principe du bénévolat. Or, on le sait, les conditions de travail des psychologues sont marquées par la précarité et les psychiatres se font rares. Les uns et les autres sont surresponsabilisés.
Une autre question concernait l’identification de la symptomatologie des enfants qui ont vécu des violences sexuelles. Certains d’entre nous ont été au contact de professionnels, notamment de psychologues spécialistes de l’enfance et de l’adolescence, qui n’ont pas su détecter les symptômes dont nous étions atteints. Pourtant, au vu de la littérature scientifique, on pouvait au moins nourrir une suspicion en la matière. On a souvent entendu que telle victime mentait ou que le problème venait des parents – autrement dit, qu’il s’agissait d’un complexe d’Œdipe non résolu. Cela met en lumière le fait que les personnes qui sont censées être formées à l’accompagnement des jeunes publics ne le sont pas, en réalité. Cette problématique est commune à plusieurs professions qui sont en lien avec des enfants et des adolescents. Ainsi, les orthophonistes ne reçoivent pas de formation qui leur permettrait de détecter cette symptomatologie.
Nous proposons la création d’un module de formation transprofessionnel – c’est l’objet de l’un des groupes de travail de notre collectif – destiné à permettre aux interlocuteurs de l’enfant, à chaque étape, d’identifier les symptômes, de recueillir la parole et, surtout, de suivre un certain processus pour lancer l’alerte. Ce processus doit être suivi par l’ensemble des professionnels pour éviter que l’un d’entre eux ne refile la patate chaude à un confrère. La sociologie a largement documenté l’existence de phénomènes de masse et d’un facteur qui relève du tabou civilisationnel, ce qui constitue un obstacle supplémentaire au déclenchement de l’alerte.
S’agissant de la silenciation, il faut commencer par rappeler que le propre de la perversion est, notamment, de renverser de façon subtile – comme l’a décrit Me Grimaud – l’ordre établi. Les actes en question peuvent être actifs comme passifs. À la suite de l’enquête menée au sujet de la personnalité de Joël Le Scouarnec, il n’y a pas eu d’expertise, alors que celle-ci aurait pu mettre en lumière sa volonté de manipulation – à laquelle il s’est livré au long des trois mois du procès, sans que personne ne puisse en saisir les tenants et les aboutissants.
Il est important de penser la perversion pour comprendre le mécanisme de silenciation, qui renvoie à plusieurs problématiques. L’une d’entre elles tient à la culture professionnelle et à la coexistence de statuts très différents : quid, par exemple, de la reconnaissance d’un psychiatre ou d’un psychologue dans un service hospitalier ? Déjà, à l’époque, il y avait, me semble-t-il, des problèmes de compréhension : on s’interrogeait sur la professionnalité d’un psychiatre, par exemple. Ces facteurs peuvent freiner l’action d’un lanceur d’alerte et empêcher qu’il soit pris au sérieux. Il faut impérativement se pencher sur la notion de culture professionnelle au moyen, notamment, des apports de la sociologie des organisations.
J’en viens à la silenciation proprement dite – des enfants et, plus généralement, des victimes. Chaque fois que quelqu’un ne va pas croire une de nos paroles, cela va nous apprendre l’échec, nous faire comprendre que notre parole est dépourvue de poids. Chaque fois que l’on essaie de reverbaliser ce qui s’est passé, de témoigner du fait qu’une chose anormale s’est produite, on risque de souffrir davantage puisque l’on comprend que notre voix ne sera jamais écoutée, pas plus qu’elle n’a été entendue lors de l’agression sexuelle – puisque, par définition, il n’y a pas eu de consentement. Nombre de victimes ont d’ailleurs peiné à croire qu’elles allaient être crues : cela fait partie des conséquences psychologiques de ce genre d’agressions. Des contextes sociaux aggravent également la situation ; la recherche peut vous éclairer sur ce point.
La silenciation est répétée. En fonction des environnements dans lesquels on se trouve, elle est plus ou moins facilitée. Des professionnels non formés sont incapables de déceler, même lorsqu’on vient les chercher, des symptomatologies univoques, ce qui freine d’autant la libération de la parole. Pour libérer la parole, il faut instaurer un climat de confiance. Les faits ayant été commis par un homme revêtu de l’autorité médicale, qui a abusé de son pouvoir pour nous violer, nous agresser sexuellement, il est assez compliqué de se livrer à un soignant, même à un psychothérapeute. Certaines choses nous paraissent évidentes, en matière de silenciation. On nous a demandé, pendant le procès, les raisons de ce silence. Je vous invite à auditionner les nombreux chercheurs et sociologues qui ont analysé cette question.
M. le président Frédéric Valletoux. Nous en venons aux questions des autres députés.
Mme Céline Thiébault-Martinez (SOC). Votre parole nous est précieuse car elle reflète un vécu qui peut être mis en regard du cadre législatif et d’une justice qui dispose de moyens très limités. Il a été dit que le procès de Joël Le Scouarnec était hors norme eu égard au nombre de ses victimes. Il a été mené par une cour criminelle départementale, composée exclusivement de magistrats professionnels, qui juge les crimes punis au plus de vingt ans de prison pour lesquels la circonstance aggravante de récidive légale n’est pas retenue. Vous n’avez donc pas été jugés par un jury populaire, comme c’est le cas devant la cour d’assises. Or le jury populaire reflète le regard de la société. Avez-vous le sentiment, eu égard aux conditions dans lesquelles le procès s’est déroulé, que la société s’est véritablement penchée sur votre affaire ou pensez-vous qu’elle est passée à côté des enjeux ?
Mme Perrine Goulet (Dem). Vos propos mettent en lumière le fléau de la violence faite aux enfants en France, tant dans le secteur médical, que dans la culture, le sport, à l’école, au sein des familles… Chaque fois, les enfants peinent à parler. Comment savoir, à 6 ans ou à 7 ans, ce qui est bien ou pas si on ne nous l’apprend pas ? Il est plus que temps que l’on apprenne dès le plus jeune âge à nos enfants ce qu’on a le droit et ce qu’on n’a pas le droit de leur faire, pour qu’ils puissent le détecter et le dire plus vite. Comme l’a indiqué le docteur Greco, les violences faites aux enfants, si elles ne sont pas soignées, amputent de vingt ans leur espérance de vie. Il faut avancer sur la question des soins – vous-mêmes affirmez n’avoir pas reçu les soins dont vous aviez besoin.
Maître Grimaud, j’aimerais vous interroger sur les responsabilités connexes. Au cours de ce procès, il y avait des absents – de la même façon que, lorsque des enfants sont victimes de violences au sein de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou dans le cadre scolaire, le procès se tient parfois sans les représentants du département ou de l’éducation nationale. Comment faire en sorte que les coresponsables assument leur responsabilité ?
Lorsqu’un enfant dit subir des actes incestueux de la part de l’un de ses parents, on ne va pas forcément chercher dans l’ordinateur les images qui pourraient corroborer ses propos. Comment améliorer l’accompagnement de l’enfant ?
S’agissant des ordres, vous avez raison, il y a des dispositions légales, mais on constate qu’ils sont plus prompts à sanctionner ceux qui dénoncent les violences faites aux enfants que ceux qui les commettent. Il convient de les faire évoluer sur ce point.
M. Stéphane Mazars (EPR). Dans le cadre de travaux d’évaluation portant sur les cours criminelles départementales, j’ai assisté à un moment du procès, à Vannes. Il s’agissait, bien sûr, d’un procès hors norme – comme l’a été celui des agresseurs de Gisèle Pelicot –, mais ce type d’affaires ont vocation à se multiplier dans les années qui viennent. J’ai vu la salle de déport et entendu les critiques – que vous aviez déjà formulées lorsque je vous avais rencontrée, madame Lemoine –, mais je mesure aussi les efforts substantiels qui ont été accomplis pour arriver à juger Joël Le Scouarnec dans des conditions satisfaisantes. Nous avons auditionné les chefs de cour et de juridiction, qui ont déployé beaucoup d’efforts et ont essayé, me semble-t-il, de proposer le meilleur accompagnement possible.
Il demeure toujours, évidemment, des sources d’insatisfaction. Il était très difficile de prendre en compte la situation de toutes les victimes. Compte tenu de la petite taille de la salle d’audience de la cour d’assises du tribunal de Vannes, il était très difficile de tenir un procès impliquant autant de parties civiles dans ce lieu unique. Avez-vous des préconisations à formuler sur ces procès hors norme, en particulier sur le plan matériel ? Bien qu’il soit important de juger là où les faits ont été commis, faut-il délocaliser ce type de procès pour offrir des conditions plus acceptables ?
M. Didier Le Gac (EPR). En ma qualité de député du Finistère, j’ai suivi très attentivement le procès. Je salue la presse quotidienne régionale, qui a alerté la population sur cette affaire hors norme – même si je sais que vous avez souffert de la place insuffisante que les médias lui ont accordée, du moins au début du procès.
En vous entendant, on a froid dans le dos car on se dit qu’il pourrait y avoir actuellement un Le Scouarnec dans un hôpital quelque part en France. Savez-vous si le ministère de la santé, les agences régionales de santé (ARS) ont pris une initiative pour que ce type de faits ne se reproduisent pas ? Peut-on, a posteriori, passer les médecins au crible d’un fichier ? Savez-vous s’il est prévu de changer les pratiques médicales au sein de l’hôpital ? En effet, Le Scouarnec s’est souvent trouvé seul en présence d’un enfant. Doit-on s’attendre à des propositions du ministère de la santé – ou de vous-mêmes – pour que les enfants soient mieux protégés ?
Me Marie Grimaud. Chaque magistrat a heureusement concouru à ce que la cour tienne audience dans des conditions correctes. Greffiers et avocats y ont aussi, à leur manière, contribué. Les victimes ne râlent pas parce qu’elles sont victimes. Cette cour criminelle n’était, dès le départ, pas calibrée pour un tel procès. En outre, il était quasiment chaque jour rappelé aux victimes et aux professionnels le coût qu’il représentait. Imagine-t-on qu’un avocat doive, avant chaque audience, rappeler le coût de la procédure à son client ou à sa cliente et lui demander de limiter son temps de parole tout en s’imposant la même contrainte ? Tel était l’état d’esprit qui régnait. Certaines personnes devaient s’asseoir à l’extrémité d’un banc parce qu’on n’avait pas eu le temps de rembourrer les autres. On est allé jusqu’à vérifier que les petits cordons – rouges ou verts – donnés à chaque victime pour s’identifier auprès de la presse étaient bien rendus. On était suivi à la culotte.
La question financière est essentielle. La cour criminelle a fait comme elle a pu – comme nous tous – avec les moyens qui lui étaient accordés. Cela étant, il faut se demander si une victime a à se préoccuper de cela. On disait à ces hommes et à ces femmes qu’on ne pouvait pas leur servir d’eau, que le budget ne permettait pas d’installer une bonbonne d’eau et qu’ils devaient donc payer leurs boissons au distributeur. Cela peut paraître de l’ordre du détail mais ça n’en est pas, d’autant moins que notre pays a su organiser des procès hors normes dignes de ce nom. On est d’ailleurs allé jusqu’à nous indiquer le coût du procès des attentats et à nous expliquer qu’on ne pouvait pas se permettre une deuxième dépense de ce niveau : rien que d’en parler, j’ai à nouveau des frissons dans le dos. La première des préconisations du Collectif est donc d’augmenter les budgets.
L’accès au procès a constitué un problème considérable. Mme Lemoine et M. Trouvé font partie des figures de ce procès. Ils ont mis entre parenthèses leur vie personnelle et professionnelle pendant trois mois. D’autres sont venus sur leurs deniers personnels, ont mis de côté leurs enfants, leur conjoint pour être le plus possible présents. Ils se sont mis en danger à l’égard d’employeurs qui n’étaient pas tenus, légalement, de leur octroyer des jours de congé. Un certain nombre de victimes n’ont pas accédé au procès, ou seulement le jour de leur audition. Pas de webradio, pas de retranscription, si ce n’est par l’avocat : la médiatisation était le seul vecteur leur permettant de connaître la teneur des débats. Ouest-France a été particulièrement salué, mais ils ont fait, eux aussi, avec les moyens qui étaient les leurs. Les gens dont je vous parle sont aujourd’hui effondrés. Le Collectif comprend des victimes qui n’ont pas assimilé qu’un procès s’est tenu, qui n’ont pas pris conscience de tous les tenants et aboutissants. Lorsqu’on met en place un tel procès, il faut se demander quels moyens de diffusion sont prévus, quel budget est affecté à la prise en charge de dépenses tels que les frais de déplacement, par exemple.
S’agissant des coresponsabilités, on fait face ici à une difficulté qui tient à l’existence de complicités. Il n’est pas simple de qualifier un acte de complicité. En effet, si elle est passive, la complicité n’est pas reconnue comme telle. Les outils juridiques ne permettent pas d’appréhender des situations d’abstention. Beaucoup de décisions ont été cassées au motif que la complicité avait été retenue, notamment dans des affaires d’infanticide. C’est une question qui mériterait d’être repensée.
Il existe une autre voie, qui sera utilisée dans ce dossier : celle de la mise en jeu de la responsabilité de l’État. C’est une procédure lourde et complexe pour les avocats, mais je peux vous garantir que ces actions sont en préparation. Peut-être l’État en aura-t-il assez, un jour, d’être condamné à des dommages et intérêts pour faute lourde, par exemple du fait du dysfonctionnement du service public de la justice. L’obstacle, en la matière, tient à la complexité de ces affaires, qui doivent être portées tantôt devant l’ordre administratif, tantôt devant l’ordre judiciaire. Dans les dossiers impliquant l’ASE et l’éducation nationale, c’est la voie de recours que l’ensemble des avocats devront utiliser, à mon sens, car c’est une arme terrible – même si les délais de jugement sont longs. Ce type de procédures débouche souvent sur une décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a condamné la France à plusieurs reprises au sujet de maltraitances commises sur les enfants. Si le dossier Le Scouarnec devait, par un moyen ou un autre, parvenir jusqu’à la CEDH, nous savons déjà tous quelle position elle adopterait.
Mme Manon Lemoine. La date du procès – en même temps, d’ailleurs, que son coût, à savoir 3 millions d’euros – a été annoncée par la voie médiatique, ce qui est révélateur du fait que les victimes passaient après. Nous n’étions rien dans ce procès. L’eau, ça peut faire sourire, mais les victimes en étaient privées et devaient payer leurs boissons plus cher dans la salle déportée que ce n’était le cas au tribunal. Nous n’avons vraiment pas été considérés.
Un exemple des lacunes existantes : rien n’est fait pour permettre aux enseignants d’accéder à un procès comme celui-là. La seule possibilité qui s’offre à eux est l’arrêt de travail de longue durée car ils ne peuvent pas prendre de congé.
Nous n’avons connaissance d’aucune initiative du ministère de la santé pour qu’il n’y ait pas d’autre JLS hormis la remontée du casier, qui n’est toutefois pas totalement validée et fait encore l’objet d’une réflexion. On ne sait pas où cela en est ni comment cela va se faire.
Il est certain qu’il y a d’autres Joël Le Scouarnec dans la nature. Si la perversion extrême est peut-être rare, la pédocriminalité, elle, ne l’est pas.
Vous nous avez également interrogés sur le changement des pratiques médicales. Mon frère, qui est infirmier dans un hôpital, me dit que les enfants ne sont quasiment jamais seuls avec un soignant ; il y a beaucoup d’internes et, pour sa part, il est presque toujours accompagné. Cela étant, tous les établissements ne sont pas universitaires et même dans les établissements universitaires, on peut se retrouver seul. De ce point de vue, la situation s’est dégradée car un soignant est parfois seul devant sa machine pour effectuer de la saisie de données.
La clinique du Sacré-Cœur, où 196 victimes ont été recensées à Vannes – j’y ai été pour ma part violée à deux reprises par Joël Le Scouarnec –, est devenue la clinique Océane, un groupe ayant racheté trois cliniques dans la ville. Nous avons demandé à deux professionnels, le 10 mars, si les pratiques y avaient changé, si une réunion y avait été organisée pour prendre acte de ce qui s’y était passé. Ils nous ont répondu que non. La même chose a été constatée à Quimperlé. Nous avons demandé à l’ensemble des professionnels de santé, en présence de Mme la députée Anne Le Hénanff, si les pratiques avaient changé, si des choses avaient évolué au sein de l’Ordre : ils nous ont répondu par la négative. Même quand l’affaire a fait l’objet d’un grand retentissement, rien n’a été mis en place. Peut-être une réflexion est‑elle en cours aujourd’hui, mais elle aurait dû déjà aboutir puisqu’on a connaissance des faits depuis 2017. Huit ans, cela me paraît très long pour que quelque chose en sorte.
M. Gabriel Trouvé. Cela n’aurait pas été une bonne chose, à mon sens, que l’affaire soit jugée par un jury populaire. J’ai échangé avec des personnes qui étaient présentes au cours de la première semaine du procès et qui ont suivi l’enquête de personnalité de Joël Le Scouarnec. Elles se sont totalement laissé prendre par la stratégie manipulatoire du pervers. Un jury populaire aurait peut-être perçu sa repentance comme étant totalement authentique car les gens ne sont pas équipés face à la perversion, qui est un comportement subtil. De surcroît, il a répété les mêmes choses pendant trois mois, affirmant que, depuis qu’il était emprisonné, le criminel qu’il avait été était parti, mais qu’il assumait quand même ses erreurs. Cela ne l’empêchait pas de demander qu’on lui répète un passage au motif qu’il n’avait pas très bien entendu.
Pour un profil comme le sien, il y aura toujours un terrain de perversion. Ce n’est pas parce qu’on le prive de ses sources de perversion qu’elles n’existent plus ; elles vont simplement être transférées ailleurs. Les dessins qu’il a réalisés en détention, qui représentaient des angelots sur une fontaine, montrent bien que les paraphilies reviennent, même si c’est sous une autre forme. Il a dit qu’il regardait ou lisait Game of Thrones, qui comporte des scènes d’inceste et beaucoup de violence – on est à la limite de la pédophilie. Il s’agit, là encore, de formes de transgression. Certains magistrats ne disposaient pas de l’analyse d’un psychocriminologue qui aurait permis de décrypter ses comportements et stratégies manipulatoires. C’est tellement ancré – on parle d’un trouble de l’identité – qu’il fait ce genre de choses assez naturellement.
En ne se donnant pas les moyens nécessaires, on se prive d’une mine d’informations sur le traitement de ce genre de cas. Dès lors que des problématiques de santé mentale sont en cause, la recherche de la vérité est mise en difficulté. Elle ne peut se passer d’une expertise psychiatrique, psychocriminologique. Il est, à mes yeux, impensable et incompréhensible que l’on se soit passé de cela, ce qui a rendu possible la mise en œuvre d’une stratégie manipulatoire dont l’un des objets était de nous revictimiser. Beaucoup d’entre nous avions connaissance – ce qui n’était vraiment pas le cas de tout le monde – de son profil, qui est défini par le DSM‑5. Nous savions donc ce qui se jouait mais, dans le même temps, nous voyions que la cour ne disposait pas nécessairement des éléments nécessaires pour le comprendre.
Nous étions, encore une fois, victimisés de fait. On nous disait qu’il n’y avait pas assez de moyens pour assurer la bonne tenue du procès. Je veux bien entendre qu’on ait essayé de faire au mieux – on ne saura jamais si ça a été le cas – mais on peut du moins constater que les moyens et les stratégies d’évaluation mis en œuvre n’étaient pas à la hauteur des objectifs : on était loin de ce que l’on nomme, en pédagogie, l’alignement constructif. On a des idées qui ne sont pas correctement appliquées par manque de moyens. Les moyens humains et matériels n’étaient pas du tout à la hauteur de ce procès dit hors normes. Le verdict nous a d’ailleurs montré que les actes jugés et leur auteur n’étaient pas considérés comme étant suffisamment hors norme pour justifier une mesure de rétention de sûreté.
L’éloignement a engendré une sorte de victimisation secondaire. Un certain nombre de personnes qui auraient voulu être présentes à leur propre procès en ont été empêchées. Nous avons fait une demande d’aménagements mais n’avons rien obtenu. Nous n’avons pas obtenu non plus de reconnaissance. Nous découvrions les codes de l’institution et étions spectateurs de notre propre procès. Pour ce qui est des personnes éloignées, on ne peut même pas dire qu’elles étaient spectatrices puisqu’elles devaient se contenter de la presse, notamment locale, quand elle relatait les audiences, sachant que ces comptes rendus étaient nécessairement très lisses. Il faut vraiment être sur place pour mesurer la détresse des gens, pour avoir conscience de la stratégie manipulatoire mise en œuvre, pour percevoir le paraverbal et le non‑verbal.
Mme Manon Lemoine. Nous avons estimé que la médiatisation n’était pas à la hauteur – pas tant de nos attentes que de la société. Il n’était pas envisageable que la société passe à côté de ce procès. C’est en partie pour cela qu’aucune association, aucun collectif n’avait été créé. Nous pensions que la société, d’elle-même, s’en emparerait. À compter de septembre, date du renvoi de JLS devant la cour criminelle du Morbihan, la société s’est soulevée, s’est indignée sans que les victimes aient eu besoin de parler. On nous a reproché de ne pas nous être exprimés. Nous nous sommes indignés parce que cette société, les politiques, nos représentants ne se sont pas indignés. C’est cela qui nous a bouleversés et que nous avons dénoncé. À aucun moment nous n’avons cherché à attirer la lumière.
Aujourd’hui, il est difficile de venir ici, de demander à nos amis de nous accompagner à leurs frais, en posant un jour de congé et d’accomplir tout ce travail. Comme je l’ai dit, je ne suis qu’une simple salariée en ressources humaines, et je me retrouve dans la position d’une experte du rôle des ordres des médecins, des ARS et des ARH, qui les ont précédées, de la Ddass, de la CEDH.
Mme Elsa Faucillon, présidente. Je vous remercie, au nom des membres de la commission des lois, pour vos propos et pour votre expertise. Vous pourriez nous apprendre des choses, madame Lemoine, en tant que directrice des ressources humaines, mais je comprends que vous vous seriez volontiers passée de développer une autre expertise et de faire face à d’autres obligations.
On répète souvent les mêmes questions lors des auditions – cela fait un peu partie du jeu. Cet après-midi, en revanche, des questions très différentes, correspondant à des points d’entrée très divers, vous ont été posées. Elles permettent de dégager des fils à suivre pour prolonger nos travaux. Nous devons trouver sous quelles formes nous pourrons les poursuivre, en plus de la création d’un groupe d’études. Il ne suffit pas de s’émouvoir, même si c’est à juste titre ; nous devons aussi apporter des réponses législatives, au-delà des débats, voire des contradictions internes sur certains points.
M. le président Frédéric Valletoux. Je vous remercie de la qualité de vos interventions liminaires et du soin que vous avez pris de répondre à chacun, de la manière la plus précise possible.
Nous avons eu raison, me semble-t-il, d’associer nos deux commissions, celle des lois et celle des affaires sociales car, avec leur expertise, elles portent des regards différents sur une affaire hors norme, aux mille facettes, et qui est une sorte de laboratoire.
J’en reparlerai dès demain matin au sein du bureau de la commission des affaires sociales et avec le président de la commission des lois : nous devons trouver, comme vient de le dire Elsa Faucillon, sous quelles formes nous allons poursuivre le travail. Cette audition ne sera pas un coup d’épée dans l’eau. Même si l’été arrive et qu’il y aura donc quelques semaines d’interruption, nous démarrons avec votre audition un travail au long cours qui doit nous permettre, en tant que représentants de la nation, de nous montrer à la hauteur de ce qu’a révélé ce drame. Rendez-vous, donc, dans les prochaines semaines.
Un grand merci à tous, y compris aux collègues restés tard pour participer jusqu’au bout à cette réunion.
La réunion s’achève à dix-neuf heures quarante-cinq.
Commission des affaires sociales
Présents. – M. Christophe Bentz, M. Hadrien Clouet, Mme Nathalie Colin-Oesterlé, Mme Josiane Corneloup, M. Hendrik Davi, Mme Camille Galliard-Minier, M. Cyrille Isaac-Sibille, M. Didier Le Gac, Mme Élise Leboucher, Mme Sandrine Rousseau, M. Jean-François Rousset, M. Frédéric Valletoux, Mme Annie Vidal
Excusés. – Mme Anchya Bamana, M. Thibault Bazin, Mme Béatrice Bellay, M. Elie Califer, M. Arthur Delaporte, Mme Laure Lavalette, Mme Karine Lebon, M. Jean-Philippe Nilor, M. Laurent Panifous, M. Sébastien Peytavie, M. Jean-Hugues Ratenon
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République
Présents. – M. Florent Boudié, Mme Elsa Faucillon, Mme Pauline Levasseur, Mme Marie-France Lorho, M. Stéphane Mazars, Mme Béatrice Roullaud, Mme Céline Thiébault-Martinez
Excusés. – M. Romain Baubry, M. Philippe Gosselin, M. Jérémie Iordanoff, Mme Marietta Karamanli, Mme Émeline K/Bidi, M. Roland Lescure, Mme Naïma Moutchou, M. Jean-Luc Warsmann, M. Jiovanny William, Mme Caroline Yadan, Mme Estelle Youssouffa
Assistaient également à la réunion. – Mme Sylvie Ferrer, M. Damien Girard, Mme Perrine Goulet, Mme Mathilde Hignet, Mme Anne Le Hénanff, Mme Sarah Legrain, M. Paul Molac