Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, de l’amiral Pierre Vandier, commandant suprême allié pour la transformation de l’OTAN (cycle Europe de la défense).              2


Mercredi
12 février 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 38

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
président

 

 


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La séance est ouverte à neuf heures une.

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd’hui notre cycle consacré aux enjeux de l’Europe de la défense avec l’audition de l’amiral Pierre Vandier, commandant suprême allié Transformation de l’Otan (SACT), que nous avons le plaisir de retrouver parmi nous. Amiral, votre nomination l’été dernier à la tête de l’un des plus grands commandements militaires stratégiques de l’Otan a couronné votre carrière exemplaire, qui vous a vu exercer de nombreux commandements au sein de la marine, dont celui du Charles-de-Gaulle ; diverses fonctions au sein de l’état-major des armées pour devenir chef d’état-major de la marine entre 2020 et 2023, puis major général des armées en 2023.

Désormais basé à Norfolk aux États-Unis, vous exercez une fonction essentielle au sein de l’Otan puisque votre commandement est en charge de la transformation des structures, forces, capacités et doctrines militaires de l’Otan. C’est donc à votre commandement qu’il revient de maintenir la crédibilité militaire de l’Alliance atlantique dans un contexte stratégique très dégradé, marqué par la montée des menaces en Europe et dans le monde, mais également par des innovations technologiques toujours plus rapides. Vous reviendrez probablement dans votre propos liminaire sur ces menaces et ces innovations, ainsi que sur les moyens dont dispose l’Otan et les perspectives de développement de celle-ci.

L’Otan a pour objectif, depuis sa création en 1949, la défense collective de l’Europe en même temps que celle de l’Amérique du Nord. La solidarité entre ses membres est matérialisée par l’article 5 du Traité de l’Atlantique nord. L’Union européenne dispose elle aussi de « son « article 5, l’article 42.7, du traité de l’Union européenne. L’Otan et l’UE partagent ainsi vingt-trois membres en commun.

Le concept stratégique de l’Alliance de 2022 a clairement identifié la fédération de Russie comme « la menace la plus importante et la plus directe pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique ». L’articulation entre l’Otan et les ambitions européennes en matière de défense donne cependant matière à réflexion. D’une part, les moyens militaires ne sont à l’évidence pas les mêmes et d’autre part, certains soulignent parfois le risque de duplication entre les moyens de l’Europe de la défense et ceux de l’Otan.

Pleinement engagé dans l’Otan, notre pays est également le moteur de l’autonomie stratégique européenne. La France plaide pour la compatibilité et même complémentarité des deux ; elle considère également qu’une Europe forte constitue un atout pour l’Otan. Cette position est développée dans l’objectif stratégique numéro cinq de la revue nationale stratégique de 2022, dont l’actualisation a été demandée par le président de la République et à laquelle notre commission contribuera.

Mais cette position n’est pas partagée par tous nos partenaires, ni par le nouveau président américain, dont nous attendons les premières prises de position officielle vis-à-vis de l’Otan. À votre sens, comment cette complémentarité Europe-Otan peut-elle s’exprimer ?

M. l’amiral Pierre Vandier, commandant suprême allié pour la transformation de l’Otan. Je suis très content de revenir devant vous, sous d’autres responsabilités, pour vous présenter le travail que je mène au Commandement Allié pour la Transformation de l’Otan (ACT-Allied Command Transformation). Mon propos liminaire abordera trois points : le contexte géostratégique, le rôle de l’Otan dans ce paysage et les enjeux pour les Européens tels que je peux les percevoir.

Le contexte stratégique est marqué par quatre faits saillants. D’abord, la guerre totale aux portes de l’Europe a dépassé les 1 000 jours. Pour les Européens, elle témoigne du passage d’un modèle de guerre expéditionnaire au retour à des enjeux existentiels. Pendant les trente années qui ont succédé à la guerre froide, nous avons pu diminuer nos outils militaires de manière assez importante, pour les dimensionner sur des opérations expéditionnaires en coalition. Ces éléments avaient entraîné des conséquences en matière capacitaire et les stocks de munitions avaient été adaptés à des opérations plus limitées. Des enjeux existentiels qui amènent à se reposer des questions stratégiques, notamment celle des alliances.

Le deuxième fait marquant est lié au phénomène de couplage des théâtres. Le changement climatique ouvre aujourd’hui la voie nord le long de la Russie, autorisant le passage des flottes de l’océan Pacifique à l’océan Atlantique. Le chef d’état-major des armées norvégiennes m’a ainsi révélé qu’il observe régulièrement le passage de navires scientifiques chinois préparant l’ouverture de routes maritimes entre les deux océans. De même, Anthony Blinken, lors de sa dernière apparition au Conseil de l’Atlantique Nord en novembre 2024, nous a indiqué que « ce qui est extérieur à la zone Otan est en train de venir à l’intérieur ». Force est de constater que la Chine fournit un soutien assez visible à la Russie pour son effort de guerre, à travers notamment des transferts de technologies. Des soldats nord‑coréens combattent avec les Russes à la frontière ukrainienne. Sauf erreur de ma part, il s’agit de la première fois que des Asiatiques se battent en Europe depuis le siège de Kiev par Gengis Khan en 1420.

Le troisième point, sur lequel je me suis déjà exprimé en tant que chef d’état-major, concerne la fragilisation accélérée du système de règles internationales fondées sur le droit. Aujourd’hui, l’ensemble des traités et des régulations sont extrêmement fragilisés. Les négociations qui devaient reprendre sur la régulation du nombre d’armes nucléaires ne sont plus du tout à l’ordre du jour. Les traités sur la non-prolifération sont fragilisés. La Corée du Nord en est sorti et a fait des essais nucléaires. En Europe, nous sommes concernés par le moratoire sur le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI). Il interdisait les parties de disposer de missiles balistiques ou de croisière dont la portée dépassait les 500 kilomètres, permettant à la zone européenne d’être protégée. Ce traité emportait une incidence financière essentielle, puisqu’il dispensait les Européens d’investir dans leur propre défense sol-air. Désormais, le débat principal porte sur la défense aérienne et antimissile intégrée de l’Otan (IAMD).

Le dernier point a trait à la course technologique et la course à la masse. En réalité, le réarmement mondial a débuté dès les années 2000 en Asie. Dans ce cadre, Américains et Européens accusent une quinzaine d’années de retard, induisant des problèmes, sur lesquels je reviendrai. Cette course technologique concerne le nucléaire, avec par exemple un quadruplement du nombre d’ogives pour la Chine, qui va passer de 300 à près de 1500 selon les estimations. Elle s’observe également dans l’espace, avec une véritable course à la conquête des orbites basses, qu’elle soit militaire ou civile ; mais aussi dans la cybernétique et la robotique. L’entreprise américaine Anduril s’apprête ainsi à signer un contrat de 22 milliards de dollars avec le gouvernement américain pour la fourniture de drones, soit un montant équivalent à celui du projet de futur chasseur américain, le programme Next Generation Air Dominance (NGAD). En résumé, ce changement est très profond et surtout très rapide.

Qu’en est-il de l’Otan, dans ce contexte ? L’Alliance atlantique a été créé en 1949 après le traité de Bruxelles de 1948, qui réunissait la France, le Benelux et l’Angleterre et présageait le Traité de l’Atlantique Nord. Le coup de Prague et le blocus de Berlin ont convaincu les signataires de cette alliance qu’elle n’était pas suffisante. Les Européens, Français en tête, ont alors traversé l’Atlantique pour demander aux Américains de nous apporter des garanties et nous aider à reconstruire nos armées.

Quand l’Alliance a été créée, le premier secrétaire général, Lord Ismay a ainsi déclaré « The purpose of the NATO alliance is to keep the Russians out, the Americans in and the Germans down » (« L’objectif de l’Otan consiste à garder les Russes en dehors, les Américains dedans et les Allemands à terre »). Jusqu’à l’intégration de la République fédérale d’Allemagne en 1955, l’objectif de la France consistait à faire en sorte que l’Alliance ne redonnât pas des moyens à l’Allemagne de refaire la guerre. De fait, l’Allemagne a pendant très longtemps négligé son effort de défense, ce dont tout le monde était parfaitement satisfait.

L’Otan n’a pas d’armée, n’est pas une armée, mais une alliance qui comporte 14 000 personnels militaires et civils. Toute mission de l’Otan requiert une génération d’une force pour laquelle les chefs d’état-major et les autorités politiques assignent des forces nationales afin de conduire des missions précises. Le budget de l’Otan est de l’ordre de 4,3 milliards annuels, soit un budget assez limité pour trente-deux pays. À titre de comparaison, le budget de défense américain en Europe, Ukraine comprise, avoisine les 70 milliards de dollars, illustrant le rapport entre ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur de l’Otan.

L’Otan dispose de deux commandeurs stratégiques : le commandement suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) et le commandement suprême allié Transformation (SACT), qui a succédé au commandement suprême allié de l’Atlantique (SACLANT) en 2003. À l’époque, il s’agissait de transformer des armées construites pour la guerre froide en armées chargées de lutter contre le terrorisme et de mener des opérations expéditionnaires. À partir de 2009, quand le président Sarkozy a décidé de réintégrer la structure du commandement militaire. Il a obtenu ce commandement SACT, qui est depuis occupé par des officiers français. À l’Otan, tout est décidé selon la règle de l’unanimité. Cela nécessite parfois de dépenser beaucoup d’énergie pour faire avancer des dossiers, mais une fois qu’une décision est prise, elle est endossée par tous.

Aujourd’hui, l’Otan fait face à deux grands enjeux essentiels : sa stratégie militaire et l’Ukraine. La stratégie militaire s’opère sur deux plans. Le premier est dévolu au SACEUR, le général Cavoli, et concerne la mise en œuvre du concept de dissuasion et de défense (Deterrence and Defense ou DDA). Pour ACT, la stratégie a trait au concept-cadre de l’OTAN sur la capacité à combattre (Nato Warfighting Capstone Concept ou NWCC). L’articulation entre la capacité à combattre et le combat futur s’opère de façon concrète au travers du processus Nato Defense Planning Process (NDPP). Équivalent de la loi de programmation militaire (LPM) de l’Otan, ce processus s’étale sur une période de dix-neuf ans, et est revu de manière cyclique tous les quatre ans.

Il est actuellement dans sa troisième phase. La première phase concerne des directives politiques validées par le Conseil de l’Atlantique Nord, les dernières datant de 2023. Les besoins sont ensuite établis par SACEUR, avant la définition des cibles capacitaires, qui implique SACT. Ces cibles sont réparties entre les pays en fonction du PIB de chacun. Ce processus a été accéléré par le secrétaire général, qui rendra ses résultats en mai. Il n’y a plus aucune friction sur l’acceptation des cibles et à l’heure actuelle, 60 % des pays, parmi les plus gros contributeurs, ont accepté les cibles.

Pour ce qui est de l’Ukraine, l’Otan a lancé un Conseil Otan-Ukraine (NUC) et a établi un groupe de contact sur la défense de l’Ukraine, qui a permis dans un premier temps de rendre cohérents les efforts nationaux en cessions d’armes, en munitions et en entraînements. Ce groupe se concrétise aujourd’hui par la mise en place d’une structure de formation et d’assistance à la sécurité en faveur de l’Ukraine (NSATU), un organisme responsable de fournir un entraînement aux forces ukrainiennes, d’assurer le développement de l’outil militaire et de coordonner les donations, les partenariats et l’assistance logistique.

Le deuxième organisme est le centre civilo-militaire Otan-Ukraine d’analyse, d’entraînement et de formation (JATEC) placé sous ma responsabilité. Il sera inauguré la semaine prochaine à Bydgoszcz, en Pologne. Rassemblant soixante-dix personnes dont vingt Ukrainiens, il a pour objet de développer des programmes communs liés au retour d’expérience de la guerre en Ukraine.

Enfin, pour qualifier le moment que vivent aujourd’hui les Européens, je dirais qu’ils connaissent désormais la fin des « vacances stratégiques ». Pour paraphraser Ursula von der Leyen, le temps des carnivores est revenu et la sous-traitance sécuritaire est en train de s’achever. Si l’on devait prendre une métaphore, l’immeuble Europe n’avait pas investi dans son système d’incendie, à part peut-être dans les détecteurs, qui, pour la plupart, avaient été achetés de surcroît au même fournisseur. Désormais, il est nécessaire de s’interroger sur la pertinence d’acheter un camion de pompiers et un certain nombre d’extincteurs.

En conséquence, je ne peux que saluer les initiatives des pays qui se relancent dans les analyses stratégiques, à l’instar de la France ou de la Grande-Bretagne. À ce titre, j’ai été interviewé dans le cadre de la Defense Review britannique en tant que SACT, pour exposer mon point de vue sur les enjeux de sécurité des Britanniques. Ces analyses sont essentielles et les trente-deux pays de l’Otan considèrent aujourd’hui que la Russie constitue une menace de long terme.

Ensuite, personne ne peut affronter seul les menaces de demain. Nous en revenons à l’ADN de 1949 : il n’est pas possible de faire face sans défense collective. Cela implique de développer une culture stratégique commune. La tâche est immense, tant la perception des menaces et des enjeux n’est pas la même au sein de l’Alliance. Plus on va à l’Est, plus la peur de l’avenir est présente. Cette culture stratégique commune nécessite effectivement de donner du corps au concept de dissuasion et de défense.

Ensuite, il s’agit naturellement de réinvestir. Le secrétaire général a été extrêmement clair à ce sujet : l’effort de défense devra être porté bien au-delà des 2 % du PIB, dans la durée. À titre d’exemple, le rapport Draghi parle de 500 milliards d’euros sur dix ans. Avant de quitter ses fonctions, Rob Bauer, l’ancien chef du comité militaire, a évalué le sous-investissement des Européens depuis la chute du Mur de Berlin à 8 600 milliards de dollars.

En conclusion, je souhaite évoquer la coordination de l’Otan avec l’Union européenne. Aujourd’hui, le concept de pilier européen de l’Alliance n’est plus une incongruité ; il fait d’ailleurs partie du discours français. Cette coordination, sans duplication, doit s’opérer dans le cadre d’un plan de long terme, afin que l’argent dépensé bénéficie aux industries et aux cerveaux européens.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Frédéric Boccaletti (RN). L’Otan fait face à de nombreux défis sur la scène internationale. Alors même que la menace russe conduit l’Europe à renforcer toujours plus ses capacités de défense, l’Alliance doit s’adapter aux nouvelles menaces hybrides. Dans ce contexte, j’aimerais vous interroger sur un sujet majeur pour l’Alliance, l’interopérabilité de nos forces.

Une guerre ne peut se gagner seule et l’interopérabilité demeure le fondement de la réussite de l’Alliance, car elle permet aux pays membres de collaborer lors d’opérations conjointes avec rapidité et efficacité. Amiral, quels sont les chantiers prioritaires de l’Otan pour garantir une interopérabilité efficace en opération, notamment en termes de fusion des données tactiques, de connectivité des systèmes C2 et d’harmonisation des procédures entre forces alliées ?

L’enjeu consiste à concilier souveraineté et nécessaire coopération au sein de l’Alliance. Je pense notamment au partage des informations sensibles. Je rappelle que si mon groupe politique est attaché à une défense française la plus autonome possible, il adhère pleinement à des projets de coopération qui renforcent l’interopérabilité. Nous favorisons le concret plutôt que l’idéologie, que nous retrouvons malheureusement dans certains projets européens, comme le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip).

Par ailleurs, j’aimerais attirer votre attention sur les incidents survenus en Baltique, qui mettent en lumière les enjeux des câbles sous-marins. Amiral, pouvez-vous nous dire quelle doit être notre réponse face aux sabotages et comment les alliés atlantiques doivent-ils agir de concert ? Je pense également au volet aérien avec la tentative de brouillage et même d’illumination sur un ATL2 engagé pour l’Otan par un système sol-air S-400 russe. Enfin, sur le plan capacitaire, comment l’Alliance peut-elle faire face à des puissances de plus en plus agressives et qui ne cachent pas leur ambition territoriale ?

M. l’amiral Pierre Vandier. L’interopérabilité est au cœur du travail de l’Otan, qui consiste à préparer des forces à pouvoir être engagées dans des missions. Le cœur du dispositif est constitué par les STANAG (Standardization Agreement), des standards liés à des procédures ou des matériels, préparés dans des comités et qui sont aujourd’hui au nombre de 1 370. Malheureusement, des mauvaises habitudes ont été prises et aujourd’hui, seulement 48 % des STANAG sont appliqués.

Un grand effort a été relancé pour mettre en place une interopérabilité by design, c’est-à-dire imaginée dès la conception. Dans le domaine militaire, force est de constater que les trente années d’après-guerre froide ont conduit les industriels, probablement pour des raisons d’export, à essayer de diversifier ou de différencier leurs matériels. Le théâtre ukrainien a ainsi permis de constater que les matériels développés n’étaient pas si compatibles, à l’image des obusiers de 155 millimètres. Les Ukrainiens, qui ont utilisé un très grand nombre de matériels occidentaux, nous apporteront dans ce cadre un retour d’expérience très pratique.

Je vous remercie de votre question sur le numérique. Les Européens doivent impérativement investir massivement dans ce domaine. Après la révolution des hyperscalers, ces fournisseurs de services cloud capables de proposer des services de calcul et de stockage à grande échelle, la sécurité numérique et la maîtrise des données sont aujourd’hui fondamentales. Chacun des alliés doit pouvoir se reconnaître dans la politique numérique de l’Otan et avoir la garantie que ces données sont maîtrisées, accessibles et correctement partagées.

M. Yannick Chenevard (EPR). La situation internationale est marquée par un certain nombre de tensions et le retour des empires. Notre focale s’exerce naturellement sur le théâtre européen, où la guerre en Ukraine a dépassé les 1 000 jours. Dans ce contexte, il est nécessaire de se transformer pour s’adapter au combat d’aujourd’hui et de demain. L’intelligence artificielle (IA), les drones, la guerre hybride et le quantique transforment les champs de bataille et le combat en mer. Je ne reviendrai pas sur la partie numérique que vous venez d’évoquer, mais la protection des données constitue naturellement un enjeu de taille pour continuer le combat dans les meilleures conditions.

Consolidés, les budgets européens de défense atteignent le montant de 326 milliards d’euros, soit plus de trois fois le budget militaire de la Fédération de Russie. Pourtant, nous avons le sentiment que les résultats obtenus ne sont pas identiques. Dans quels secteurs les partenaires européens de l’Otan doivent-ils accélérer leurs efforts de transformation ?

Ensuite, si nos yeux sont rivés sur l’Europe, l’Indo-Pacifique représente sans doute un futur théâtre d’opérations et une zone de tensions, puisque la bascule de l’économie mondiale s’est opérée dans cette zone, qui concentre 60 % de cette dernière. Nous nous dirigeons vers une poursuite de l’augmentation de l’ensemble des budgets militaires dans le monde. Le pilier européen de l’Otan dispose de 21 millions de kilomètres carrés de zones économiques exclusives. À votre avis, quel serait le format naval idéal de ce pilier européen ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Le budget de la défense russe est effectivement très inférieur à notre budget commun, mais je pense que l’ingénieur russe qui réalise un missile Kalibr n’est pas payé comme son homologue de MBDA. L’effort de défense considérable qui est produit par les Russes n’a pas la même résonance dans la structure de la société russe que chez nous.

Le problème est à notre portée : l’Alliance atlantique concentre plus de 50 % des budgets mondiaux en termes d’armement. Cependant, la Russie produit autant de munitions en un mois que l’ensemble de l’Otan en un an. D’une part, nous avions désinvesti dans l’industrie, et d’autre part, nous nous concentrions sur des matériels très pointus, en petite quantité. Le réinvestissement est aujourd’hui nécessaire, mais difficile à accélérer, car les outils industriels avaient été dimensionnés pour de faibles consommations.

Cependant, aujourd’hui, les nouvelles techniques de fabrication numérique, la robotique et l’intelligence artificielle permettent de mener des actions inaccessibles il y a une dizaine d’années, à travers un « mix capacitaire ». Par exemple, les drones permettent de démultiplier les effets, de prendre des risques et surtout de réaliser des compléments capacitaires à des coûts unitaires faibles. On parle ainsi de « loyal wingman », un équipier automatique capable d’accomplir pour son chef de raid des missions qui seront pilotées par intelligence artificielle.

L’Indo-Pacifique suscite des débats importants entre alliés, dont la France n’est pas l’un des moindres.

Dans l’espace, intervient dès aujourd’hui une guerre qui ne dit pas son nom. Il s’agit d’abord d’une guerre de conquête des orbites, couplée ensuite à des manœuvres d’intimidation.

Enfin, en matière cyber, l’Indo-Pacifique n’est pas exempte d’interventions. Les menaces en provenance de la zone sont intégrées dans les études stratégiques de long terme de l’Otan, dont ACT à la charge

M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). L’arrivée de Donald Trump marque l’affirmation de l’impérialisme des États-Unis. La volonté d’annexer brutalement le Groenland en dehors de tout cadre prévu par le droit international en est la démonstration. Cette perspective est particulièrement préoccupante pour nous, Européens. En effet, le Groenland est rattaché au Danemark et son annexion, ou en tout cas la remise en cause de ses frontières, constituerait une menace directe pour un pays qui est à la fois membre de l’Otan et de l’Union européenne. De plus, qui peut sérieusement croire que la souveraineté de Saint-Pierre-et-Miquelon ne serait pas menacée ? Dans le cadre de cette annexion, face à cette menace, à quoi servirait alors l’Otan si l’un des pays membres en envahissait un autre ? Tout cela semble illustrer, ce que nous dénonçons depuis de nombreuses années : le prétendu pilier européen de l’Otan est une chimère inventée pour nous faire croire à une autonomie stratégique illusoire.

L’autre démonstration récente de cet impérialisme exacerbée réside dans la demande de Donald Trump d’augmenter les dépenses de défense des pays membres de l’Otan à 5 % de leur PIB. En tant que SACT, pourriez-vous nous dire à quoi ressemblerait les cibles, les schémas des armées européennes dans l’Otan à ce stade de dépenses ? De plus, ne pensez-vous pas que tout cela reviendrait à financer seulement l’industrie de guerre américaine, seule véritable clé de voûte de la domination mondiale des États-Unis ?

Enfin, concernant le budget de défense américain, vu de Norfolk, à quoi correspondraient les centaines de milliards de gabegies dénoncées par Elon Musk dans le budget du Pentagone, qui s’élève à 850 milliards de dollars ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Il ne me revient pas de commenter les déclarations du président américain, qui suscitent une certaine effervescence. Le secrétaire général de l’Otan investit une grande énergie pour maintenir l’unité de l’Alliance.

S’agissant de l’effort de défense, il ne me semble pas opportun de s’engager dans une bataille de chiffres. Le ministre des Armées a d’ailleurs bien souligné que derrière les pourcentages se cachent des réalités qui diffèrent selon les pays. De fait, les interrogations sur les pourcentages existent depuis l’origine de l’Alliance, dès les années 1950 et en réalité, ils constituent plutôt une matrice de discussion.

Les cibles du NDPP sont établies à partir d’un accord à l’unanimité entre les trente-deux pays de l’OTAN. Aujourd’hui, il existe un consensus assez large sur la nécessité de dépenser plus pour réinvestir. Les stocks de munitions des membres européens de l’Alliance demeurent aujourd’hui très insuffisants pour pouvoir faire face à un scénario sérieux, à la lumière des consommations enregistrées lors des conflits récents.

Vous avez pointé la dépendance à l’égard des produits américains. Mais la question est réversible : face aux investissements américains dans les nouvelles technologies, les drones, l’intelligence artificielle, qu’avons-nous à répondre de Palantir ? qu’est-ce que l’Europe a à mettre sur la table et quel effort compte-t-elle consentir ? Si elle n’est pas prête à investir face aux besoins listés par ACT, il n’y aura pas d’autre solution que d’acheter là où les drones seront fabriqués. En résumé, l’Europe est confrontée à un enjeu majeur pour construire l’industrie de défense de demain et non uniquement renforcer celle d’hier.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Membre de l’Assemblée parlementaire de l’Otan pour mon groupe depuis deux ans, j’ai eu l’occasion d’assister en novembre dernier au soixante-quinzième anniversaire de cette organisation. Participer à cette assemblée parlementaire permet de mieux cerner les enjeux, y compris pour chacun des parlementaires des pays membres de l’Alliance. Récemment, nous sommes également rendus à Norfolk, où nous avons pu mieux en comprendre le fonctionnement, ainsi que les bouleversements géopolitiques actuellement à l’œuvre.

Nous vivons des temps nouveaux, marqués notamment par le retour des empires, mais également une nouvelle présidence Trump. Nous sommes confrontés à une réévaluation des relations transatlantiques, induisant une pression accrue sur les alliés européens, qui les invite à renforcer leur propre capacité de défense et à chercher une plus grande autonomie stratégique. Dans ce contexte, votre commandement joue un rôle essentiel en matière de transformation.

Comment envisagez-vous la coopération entre l’Otan et les initiatives européennes, qu’il s’agisse de la révision de la boussole stratégique de l’Union européenne (UE), mais aussi des revues stratégiques nationales, afin de garantir une défense collective efficace et cohérente ? Quelles sont les cibles prioritaires pour les pays ?

M. l’amiral Pierre Vandier. J’ai rencontré récemment le commissaire Kubilius. L’ambition de la Commission européenne porte bien sur un alignement avec les travaux de l’Otan sur le NDPP. Bien que le transfert de données classifiées ne soit pas possible entre l’Otan et l’Union européenne, puisque l’un des membres s’y oppose, les principaux besoins du NDPP sont connus aujourd’hui de l’UE et créent les conditions d’un marché intérieur de la défense.

La feuille de route fournie est très claire et pointe les efforts à accomplir en matière de défense renforcée et de construction de capacités. Ensuite, il revient aux Européens de décider s’ils veulent y procéder par eux-mêmes ou s’ils veulent acheter à l’extérieur. Aujourd’hui, la balle est dans le camp de l’Europe, pour construire sa propre défense de demain. Le Livre blanc de l’UE sur la défense est attendu pour le mois de mars et nous avons eu l’occasion d’échanger pour fournir des orientations et éviter des divergences manifestes, afin de mieux coordonner les efforts.

Les discussions concernant Edip portent aujourd’hui surtout sur les principes, dans la mesure où les montants en jeu – 1,5 milliard d’euros sur trois ans pour vingt-sept pays – sont à ce jour extrêmement modestes. Le rapport Draghi a bien souligné que l’ampleur de l’enjeu se chiffre en réalité à plusieurs centaines de milliards. La question du financement demeure patente, mais il est évident que ce réinvestissement nécessite à la fois une stratégie militaire, que l’Otan a produite, mais également une stratégie industrielle qui reste à définir.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Je vous remercie pour la clarté et la hauteur de vos propos, dont vous êtes coutumier. Dans le cadre des questions industrielles déjà évoquées, notamment pour le pilier européen de l’Alliance, pensez-vous que l’Europe est en mesure de répondre aux enjeux posés par les technologies duales comme l’intelligence artificielle ou le quantique, dont elle a besoin ? Que devrait-elle faire pour y parvenir ?

Ensuite, je souhaite évoquer le NDPP. S’il devait être respecté, quels seraient les investissements associés pour la France ? Surtout comment y intégrerait-on la part de nos dépenses militaires consacrées à la dissuasion qui, par définition, ne relèvent pas du conventionnel tel qu’il est conçu dans le périmètre de l’Otan ?

Par ailleurs, le domaine spatial représente évidemment un enjeu essentiel. L’une des difficultés consiste ici d’être certain de disposer des orbites – on peut parler de « foncier » spatial – afin que nous ne soyons pas préemptés par d’autres puissances. Existe-t-il un plan en la matière ?

Enfin, les STANAG bénéficient-ils d’une stratégie d’influence ? Nous savons bien que celui qui contrôle la norme peut également être celui qui en tire un avantage industriel. Quel est l’état de la réflexion sur ce sujet ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Votre intervention sur les technologies duales m’apparaît extrêmement importante. Lors des trente dernières années, un mouvement de spécialisation est intervenu pour transformer des industries duales en industries exclusivement militaires. Dans les années 1980, Matra avait une branche spatiale, Thomson fabriquait des magnétoscopes et même des machines à laver.

Aujourd’hui, compte tenu des montants à investir en matière de recherche et développement, la technologie provient essentiellement du civil et non seulement du militaire, même s’il existe toujours des travaux importants dans les radars, les explosifs, le nucléaire. À titre d’exemple, l’ensemble des dix premières entreprises du Gafam [1] consacre chaque année 180 milliards de dollars à la R&D, contre 50 milliards de dollars pour les dix premières entreprises de défense américaines et 10 milliards de dollars pour leurs concurrents européens.

Les théâtres d’opérations attestent bien que la dualisation est devenue la matrice de l’effort de défense de demain, ce que les investisseurs que j’ai pu rencontrer aux États-Unis approuvent par ailleurs. À ce titre, l’Europe a une carte à jouer, car elle possède une puissance d’ingénierie évidente : le nombre d’ingénieurs qui y sont formés chaque année est nettement plus élevé qu’aux États-Unis. Elle est parfaitement en mesure de rivaliser mondialement, à condition que les programmes scientifiques se traduisent par des projets industriels. Le sommet sur l’intelligence artificielle organisé actuellement à Paris doit nous conforter dans l’idée que nous ne manquons pas de talents

Les dépenses consacrées à la dissuasion représentent environ 10 à 12 % de l’investissement de défense français, mais elles n’apparaissent pas dans le NDPP, car celui-ci ne demande pas la mise à disposition des forces nucléaires de la France au profit de l’Alliance.

Dans le domaine spatial, nous assistons aujourd’hui à une course de « colonisation ». La presse américaine parle à ce titre de manière imagée d’une véritable conquête de l’Ouest. L’industrie européenne doit changer de paradigme et passer des gros objets en géostationnaire au marché du lancement rapide et des basses orbites. À ce titre, j’espère que l’initiative Iris2 verra le jour dans de bonnes conditions.

Enfin, s’agissant de l’influence et des STANAG, les comités donnent lieu à des discussions très animées. J’ai demandé aux trente-deux chefs d’état-major des armées de disposer d’un responsable de l’interopérabilité, à leur niveau. Dans quelques semaines, je devrais connaître le nom des correspondants des chefs d’état-major sur ces sujets.

Mme Catherine Hervieu (EcoS). Le sommet sur l’intelligence artificielle organisé à Paris souligne les enjeux associés à cette technologie. De fait, une course à l’IA, semblable à celle intervenue auparavant pour le nucléaire et l’espace, est en cours. Des risques de prolifération sont possibles en la matière et des précautions doivent être prises pour l’utilisation de l’IA, en particulier avec les systèmes autonomes.

Nous entrons dans un temps de guerre cognitive basé sur la confiance en nos systèmes d’intelligence artificielle, même si la décision d’agir est actuellement conservée par les humains. Or en la matière, le risque d’erreur de calcul est réel, selon les informations dont nous disposons. L’accélération de la prise de décision constitue un facteur crucial dans les choix qui seront effectués à la seconde près, soulevant donc la question de sa qualité et de la fiabilité en toute responsabilité.

L’IA demeure une inconnue dans nombre d’équations et pour les membres des forces armées, son recours dépend d’un changement de comportement dans les méthodes. L’évolution des technologies demande aussi des formations continues à un nouveau cadre d’apprentissage pour les militaires. De ce point de vue, quelle forme pourrait prendre les actions des états-majors pour édicter des lignes directrices et montrer ce nécessaire changement de comportement ?

Par ailleurs, l’IA dépend de l’accès aux données et intéresse donc la souveraineté. Amiral, vous aviez exprimé le besoin d’harmonisation des politiques européennes de traitement des données pour leur exploitation. Or les États, notamment nos alliés, comptent développer différemment leurs industries et leur utilisation de l’IA. La coopération est donc primordiale afin de nous coordonner au niveau européen. Quelles transformations sont-elles nécessaires aujourd’hui pour recourir de manière efficace à l’IA au niveau européen et au sein de l’Otan ?

M. l’amiral Pierre Vandier. J’estime qu’il ne faut pas surestimer les craintes en matière d’IA. À ACT, nous l’utilisons de manière régulière. Sur le réseau Nato Secret, je dispose de Mistral AI et sur le réseau Nato Unclassified, le réseau standard, j’ai accès à des applications telles que Chat GPT ou Copilot par exemple. Nous utilisons les outils d’IA dans nos wargames, dans le cadre de nos simulations de combat, pour l’aide à la décision. Les données produites sont ensuite analysées par nos spécialistes pays, qui évaluent leur pertinence. À ce stade, notre usage de l’IA demeure assez embryonnaire, mais cette technologie nous permet déjà d’améliorer notre productivité, au bénéfice des officiers d’état-major qui s’impliquent déjà fortement dans leur travail.

Ensuite, l’IA est essentielle dans le domaine des drones, qui permettent de mener des missions qui ne pourraient pas être matériellement remplies simultanément par des humains. Ces routines automatisées demeurent sous le contrôle d’une décision humaine et permettent d’accélérer la prise de décision. Les données recueillies sont tellement nombreuses qu’il est essentiel de pouvoir les compiler. Mais comme vous l’avez souligné, nous en sommes encore aux prémices de son exploitation, qu’il faut construire avec un certain enthousiasme. Des garde‑fous seront simultanément établis, pour conserver l’humain dans la boucle de décision.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Amiral, vous avez parlé de stratégie opérationnelle, de stratégie industrielle et de stratégie budgétaire. Il existe une stratégie industrielle européenne ou du moins le déploiement de l’armement du futur au niveau européen. Comment ce déploiement s’articule-t-il t avec la stratégie otanienne ? Nous devons réfléchir sur le long terme, au-delà des visions court-termistes. Une réflexion est-elle menée en ce sens ?

En matière budgétaire, vous avez souligné que 4,3 milliards d’euros représentaient une somme assez faible, à l’échelle des dépenses militaires de chaque pays. À quoi correspondrait serait selon vous une stratégie budgétaire viable pour les dix prochaines années, d’autant plus qu’une incertitude importante pèse sur l’évolution de la participation des États-Unis à cette Alliance, compte tenu des menaces du président Trump sur le financement de l’Otan ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Le cycle précédent du NDPP s’était traduit in fine par un manque de 30 % par rapport aux cibles établies. Désormais, les cibles ont été accrues de 30 % supplémentaires, occasionnant un écart de 60 %. Il convient donc que les Européens produisent un effort considérable, nécessitant la définition et la mise en place d’une véritable stratégie industrielle pour répondre aux besoins. Dans un contexte marqué par un nécessaire accroissement des investissements, ils doivent donc opérer des choix pour savoir ce qu’ils seront en mesure de produire et ce qu’ils devront acheter ailleurs.

La question essentielle demeure la même : voulons-nous oui ou non construire l’industrie de défense de demain ? Elle a d’ailleurs été posée assez clairement par les Américains lors du sommet sur l’intelligence artificielle. Souhaitons-nous être présents dans la nouvelle industrie de défense duale, qui arrive en masse ?

Selon moi, cette dualisation constitue une bonne nouvelle, car elle ouvre de plus larges débouchés aux investissements en R&D. Par exemple, dans les domaines de la logistique aérienne ou du contrôle de mobilité terrestre, l’IA civile trouve des applications militaires évidentes. La rentabilité de l’effort de défense est devant nous ; il s’agit d’une gigantesque opportunité et une bonne nouvelle pour nos concitoyens et les contribuables.

Mme Lise Magnier (HOR). Le 3 février dernier, lors d’une réunion informelle des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne, le président de la République a appelé au renforcement de la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne. L’ambition de la France consiste bien à orienter au maximum des instruments de financement de la défense européenne vers l’industrie européenne.

Au-delà des aspects économiques, industriels et de souveraineté, la question de l’interopérabilité se trouvera renforcée, l’enjeu portant sur plus grande aptitude des armées européennes à agir ensemble de manière cohérente, efficace et efficiente. Si demain, dans l’Otan, les armées européennes travaillent sur du matériel principalement européen, ce sujet de l’interopérabilité est susceptible d’être encore plus prégnant lors des opérations conjointes avec nos alliés. Déjà, à travers certaines coopérations d’armement comme le système principal de combat terrestre (MGCS) ou le système de combat aérien du futur (Scaf), la France, l’Allemagne et l’Espagne travaillent à développer des équipements qui leur sont propres.

Ma question porte donc sur cette interopérabilité future des forces armées de l’Otan. De quelle manière votre commandement envisage-t-il l’impact sur l’interopérabilité d’une potentielle fragmentation des différents types et usages de matériel militaire par le développement de solutions souveraines ? Une réflexion est-elle menée sur l’intégration du Scaf et du MGCS dans les futures opérations interalliées ?

M. l’amiral Pierre Vandier. L’une des responsabilités d’ACT consiste à définir les grandes architectures. Par exemple, nous avons défini et donc déposé devant les trente-deux pays de l’Alliance l’architecture du système futur de surveillance et de contrôle aérien, en remplacement de l’avion Awacs, désormais en fin de vie. Cet avion sera remplacé par un système, dans lequel nous pourrons agréger énormément de moyens (avions de surveillance, satellites, ballons, systèmes au sol, capteurs acoustiques). Nous avons donc défini l’architecture et les standards, permettant ensuite à tous les pays européens de se présenter pour s’agréger. Je pense également au système de commandement aérien futur, le successeur de ACCS.

Les définitions établies par les comités de STANAG permettent donc aux industriels de se positionner. Je rappelais précédemment que seulement 48 % des STANAG sont appliqués : un pays est libre de ne pas les remplir, cela relève de sa responsabilité. Encore une fois, l’Otan n’a pas d’armée, ce sont les armées des pays qui font l’Alliance.

M. Matthieu Bloch (UDR). Au nom du groupe UDR, permettez-moi de vous remercier pour votre participation aux travaux de notre commission. La France, par son histoire et ses capacités, occupe une place singulière au sein de l’Otan. Nous sommes en effet la seule puissance européenne dotée d’une dissuasion nucléaire pleinement indépendante. Nous sommes également la seule nation du continent à avoir une présence militaire permanente de l’Atlantique au Pacifique.

Ainsi, la France détient une autonomie stratégique que beaucoup nous envient. Pourtant, dans la réalité du commandement intégré, cette singularité semble plus considérée comme une exception tolérée, sans véritable poids, que comme une force reconnue. L’Alliance atlantique demeure une organisation où la planification, la doctrine et les décisions stratégiques restent très imprégnées des intérêts américains.

L’Otan repose aujourd’hui sur un système de partage nucléaire où les armes sont déployées en Europe, mais restent sous commandement américain. Les États-Unis possèdent donc un véritable monopole sur la dissuasion nucléaire. L’avènement d’une nouvelle administration Trump à Washington nous oblige à anticiper l’éventuel désengagement américain dans l’Alliance et dans la défense du continent européen. Dans ce contexte d’une menace de désengagement américain, la France doit-elle et peut-elle prendre le leadership dans la nouvelle architecture de sécurité collective de l’Europe ?

Par ailleurs, on ne peut que constater l’émergence d’une hyperpuissance militaire chinoise, dont les technologies nucléaires pourraient rivaliser avec celles de l’Occident dans un futur proche. Nous savons que l’administration américaine a les yeux rivés sur cette montée en puissance. Cependant, la France est aussi une puissance légitime dans la région Indo-Pacifique. Ainsi, amiral, dans quelle mesure la France pourra-t-elle peser au sein de l’Otan sur les grandes décisions qui seront prises dans cette région ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Au risque de me répéter, les décisions sont prises à l’unanimité, le vote de la France compte autant que celui de chacun des trente-deux membres, La France a d’ailleurs manifesté à plusieurs reprises son désaccord avec certaines positions en rompant les « procédures de silence ».

Vous soulignez par ailleurs le poids relatif des différents membres. Il est certain qu’en dehors de l’Otan, la puissance américaine et ses forces stationnées en Europe jouent un rôle considérable, sur lequel de nombreux Européens comptent. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de soldats américains, des centaines d’avions, des dizaines de navires de combat et des sous-marins sont stationnés en Europe et, de fait, participent à la sécurité de l’Europe. Votre question est d’ordre politique et dépasse mon champ de compétence. Ma responsabilité consiste à préparer le combat futur des trente-deux membres de l’Alliance, afin qu’ils soient au rendez-vous des formats, des méthodes d’entraînement et des qualités techniques qui seront nécessaires dans la décennie à venir.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de sept questions complémentaires.

M. Julien Limongi (RN). L’hypervélocité bouleverse profondément les doctrines militaires en réduisant drastiquement les temps de réaction et en mettant en échec les défenses. La France, avec le premier essai de son planeur hypersonique V-MAX, s’inscrit pleinement dans cette dynamique et rejoint aussi la course menée par d’autres puissances du Conseil de sécurité de l’ONU. Nous ne sommes donc pas en retard. Cela prouve d’ailleurs que notre BITD peut parfaitement répondre de manière autonome à nos besoins stratégiques. Toutefois, cette accélération technologique interroge notre modèle de dissuasion. L’extrême rapidité de ces armes limite les marges de manœuvre diplomatiques en cas de crise, réduisant aussi les possibilités de désescalade.

Par ailleurs, tout porte à croire que l’arme nucléaire sera demain transportée par ces vecteurs hypersoniques. Dès lors, cette révolution technologique vous conduit-elle, au sein de l’Otan, à repenser les fondements de notre doctrine de dissuasion et les mécanismes de gestion de crise qui lui sont associés ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Ma question concerne la crédibilité de l’Alliance. Comme vous avez l’habitude de le dire, nous sommes rentrés dans une période d’opérations multidomaines. Par ailleurs, la plupart des membres de l’Alliance reconnaissent que celle-ci est fondée sur des valeurs. Or le principal acteur de l’Alliance a livré des armes à Israël, qui a commis d’innombrables crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité, et probablement un génocide. Cela représente une véritable menace dans le domaine des représentations et de la crédibilité politique. Comment traitez-vous cette question de l’affaiblissement de la crédibilité de l’Alliance de ce point de vue ?

M. Thibaut Monnier (RN). « Si même ils ne sont plus que cent, je brave encore Sylla ; […] et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là » serait-on tenté de répondre avec Victor Hugo au nouveau Sylla du monde libre. L’état des capacités militaires des armées françaises au sein de l’Otan est d’une grande importance stratégique pour maintenir et moderniser les équipements et garantir la disponibilité des forces. Or l’Otan impose des exigences strictes en matière de capacités opérationnelles, ce qui constitue un frein financier et logistique pour les États membres. Répondre à ces exigences bouscule notre autonomie stratégique.

La dépendance excessive au matériel militaire américain (F-35, missile Patriot, drone Reaper ou tout autre composant en conformité aux normes ITAR) fragilise notre BITD et met en péril notre souveraineté nationale en matière de défense. Dans ce contexte, l’Europe de la défense pourrait apparaître comme une solution complémentaire et stratégique en permettant aux États membres de mutualiser leurs efforts.

Amiral, en quoi l’Otan, grand consommateur de ressources stratégiques qui se raréfieront en cas de conflit pourra-t-elle garantir nos approvisionnements sans que ceux-ci n’alimentent d’abord d’autres États sur d’autres continents ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Vous soulignez des éléments extrêmement importants dans le domaine offensif, la prolifération balistique et la prolifération nucléaire. Il s’agit là du prompt strike, la capacité à envoyer des missiles balistiques de moyenne portée avec un très faible préavis. Nous l’avons observé dans les échanges entre l’Iran et Israël, chez les nouveaux vecteurs chinois, ou à travers la frappe balistique effectuée par les Russes en Ukraine. Des réflexions sont menées actuellement au sein de l’Otan sur le rapport et l’équilibre entre l’offensif et le défensif. La stratégie militaire portée par SACEUR repose bien sur la défense, mais également sur la dissuasion, de la même manière que l’hoplite grec portait à la fois un bouclier et une lance.

Monsieur Saintoul, l’affaiblissement que vous évoquez relève d’une question éminemment politique, qui est largement au-dessus de mon niveau de solde. Je ne suis donc pas en mesure d’y répondre.

Ensuite, l’interopérabilité me semble être plus un avantage qu’un frein, dans la mesure où elle crée un marché, avec des normes assez simples. À titre d’exemple, l’Otan a mené une expérimentation opérationnelle à partir des capteurs acoustiques que l’Ukraine avait utilisés pour détecter les drones. Nous avons pu démontrer que ces capteurs étaient capables de s’intégrer dans le réseau de détection de l’Otan. En résumé, cette interopérabilité représente plutôt une chance pour les Européens, qui doivent la saisir.

M. le président Jean-Michel Jacques. Il s’agit d’une chance, mais encore faut-il que chacun puisse disposer de la maîtrise de ses données.

M. Bernard Chaix (UDR). La résurgence des conflits de haute intensité avec la guerre en Ukraine depuis février 2022 avait permis la résurrection de l’Alliance atlantique. Cependant, l’arrivée d’une nouvelle administration à Washington laisse présager que le soutien américain à l’Ukraine pourrait devenir plus conditionnel. Tel est le sens des déclarations du président américain qui demande un accès aux terres rares d’Ukraine. Dans ce contexte, l’avenir de l’Otan ainsi qu’une définition claire de ses objectifs stratégiques paraissent compromis.

Or le maintien d’un bloc occidental fort est essentiel. En effet, alors que nos regards sont rivés sur la Russie, l’émergence d’une hyperpuissance militaire et nucléaire chinoise pourrait constituer une véritable menace pour l’Occident dans les années à venir. Par sa position géostratégique unique, la France pourrait-elle contribuer au maintien d’une Alliance atlantique dynamique qui devient vitale pour nos intérêts dans le Pacifique ?

M. Romain Tonussi (RN). Depuis plusieurs années, le développement rapide du secteur spatial commercial a profondément transformé l’architecture spatiale en apportant des innovations technologiques toujours plus fiables et résilientes. Néanmoins, ces entreprises stratégiques font face à des menaces croissantes de la part de nos compétiteurs : cyberattaques, espionnage industriel, brouillage et usurpation de signaux GPS. Dans ce contexte, comment l’Otan entend-il renforcer la protection de ces entreprises dont l’innovation et les infrastructures sont désormais essentielles pour l’efficacité de notre défense spatiale ?

La stratégie de l’Otan pour le New Space attendue cette année intégrera-t-elle des mécanismes concrets de coopération avec ces acteurs privés afin de garantir la sécurité de leurs infrastructures et de leurs services ?

Mme Sabine Thillaye (Dem). Amiral, vous avez évoqué de multiples aspects stratégiques. Nous disposons de nombreux documents et revues stratégiques, à la fois au niveau de l’UE mais aussi des États membres. Comment ces derniers s’intègrent-ils, notamment dans le cadre otanien ? Peut-on parler d’une culture otanienne et d’une culture proprement européenne ? Quelles conclusions pouvons-nous en tirer pour le pilier européen de la défense ?

Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Amiral, je tiens tout d’abord à vous remercier à nouveau pour l’accueil que vous avez réservé à l’Assemblée parlementaire de l’Otan à Norfolk, en particulier à la délégation française. Ma question porte sur la réévaluation de la menace russe comme une menace durable. Nous devons coordonner nos efforts, entre l’Union européenne et l’Otan. Comme vous l’avez souligné, au-delà de la négociation éventuelle d’un cessez-le-feu en Ukraine, il nous faudra apporter des garanties de sécurité à l’Ukraine et sans doute accentuer notablement notre soutien et le prolonger dans la durée.

Dans le cadre de vos réflexions stratégiques, avez-vous défini l’orientation que pourrait prendre l’Otan et son engagement futur sur le continent européen ?

M. Guillaume Garot (SOC). Un des enjeux majeurs, peu évoqué ce matin, concerne l’impact du réchauffement climatique sur la géopolitique. Au nord, de nouvelles routes maritimes s’ouvrent et sont empruntées par les Chinois et les Russes. Des incidents et des accidents sont intervenus récemment, à l’image des câbles sous-marins sectionnés. De quelle manière l’Alliance se prépare-t-elle à faire face à ces nouveaux enjeux ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Le choc intervenant dans le domaine spatial constitue un bon exemple des enjeux auxquels l’Europe doit être capable de faire face. Le prix du kilo en orbite est passé de 50 000 dollars sur la navette spatiale à moins de 1 000 dollars sur SpaceX. L’accès à l’espace connaît aujourd’hui une véritable révolution. Dès lors, il s’agit d’investir des marchés plutôt que de se plaindre de ne pas y être. Il ne s’agit plus de pondre des pages et des pages de documents stratégiques, le temps est plus que jamais à l’action, compte tenu de la vitesse à laquelle les situations évoluent. Agissons d’abord, nous pourrons toujours nous adapter par la suite. L’actuel président américain presse les Européens d’agir, mais qui peut lui donner tort dans ce domaine ?

Ensuite, l’Otan produit un certain nombre d’études de long terme, les long term strategic studies, des documents transmis aux membres de l’Alliance. D’une manière générale et pour conclure sur le réchauffement climatique, ACT a délivré une stratégie d’opérations multidomaines, qui contrairement à la logique expéditionnaire de la doctrine américaine, intègre les cinq milieux – terre, air, mer, cyber et espace – mais aussi les interfaces avec la société civile, les infrastructures critiques, l’industrie, la grille énergétique, les organisations étatiques. Il s’agit bien d’un concept d’opérations multi-domaines pour défendre notre zone de responsabilité, chez nous, de façon intégrale. Nous travaillons actuellement sur ce sujet, qui nécessite des systèmes de commandement et de décision adaptés à cette ambition.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.

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La séance est levée à dix heures vingt-deux.

 

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Frank Giletti, M. Daniel Grenon, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Didier Lemaire, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Sylvain Maillard, Mme Michèle Martinez, Mme Alexandra Martin, M. Thibaut Monnier, Mme Anna Pic, Mme Natalia Pouzyreff, M. Aurélien Pradié, Mme Marie Récalde, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Rousseau, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, Mme Isabelle Santiago, M. Thierry Sother, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi

Excusés.  M. Christophe Bex, Mme Anne-Laure Blin, M. Manuel Bompard, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Clémence Guetté, M. Jean-Hugues Ratenon, Mme Stéphanie Rist, M. Arnaud Saint-Martin, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon

Assistait également à la réunion.  M. Jean-Luc Warsmann

 


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