Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, de S.E.M. Jan Emeryk Rosciszewski, ambassadeur de Pologne en France, sur les priorités de présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne (premier semestre 2025) en matière de sécurité et de défense (cycle Europe de la défense).              2


Mercredi
19 février 2025

Séance de 10 heures 15

Compte rendu n° 43

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président

 


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La séance est ouverte à dix heures quinze.

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons notre cycle consacré aux enjeux de l’Europe de la défense avec l’audition de M. Jan Emeryk Rosciszewski, ambassadeur de Pologne en France concernant les priorités de la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne (UE) en matière de sécurité et de défense.

« L’Europe n’est pas encore perdue tant que nous sommes en vie. » C’est par ces mots paraphrasant l’hymne polonais, que le premier ministre polonais Donald Tusk a débuté son discours devant le Parlement européen, inaugurant la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne pour le premier semestre 2025. Ce faisant, il nous lance un avertissement sur la situation très compliquée dans laquelle se trouve l’Union européenne, en particulier du point de vue sécuritaire. La guerre de haute intensité a fait son retour à nos frontières, illustrant la gravité de la menace russe sur le flanc est. L’Europe doit également faire face à une menace terroriste persistante et le Proche-Orient connaît des soubresauts susceptibles de déstabiliser l’Union européenne.

Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche représente un facteur d’incertitude supplémentaire quant au degré d’implication des États-Unis dans la défense de l’Europe et tend à accroître les tensions dans les relations internationales. Mais le discours de M. Tusk constitue aussi un message d’espoir, car l’Union européenne a conscience des menaces et des défis qu’elle doit relever, mais également des réponses à leur apporter, à commencer par le renforcement de nos capacités de défense. La Pologne s’y emploie puisqu’elle consacre désormais plus de 4 % de son PIB à la défense.

La France est convaincue de la complémentarité entre l’Europe et l’Otan. Quelle est la vision de la Pologne sur ce sujet ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski, ambassadeur de Pologne en France. Je vous remercie pour votre invitation et je suis très heureux de pouvoir m’exprimer devant vous au sujet de la présidence de la Pologne du Conseil de l’Union européenne, à un moment clé pour la Pologne, la France, mais également l’avenir de l’Europe. D’ailleurs, les solutions européennes pour faire face à cette phase aussi trouble sur le plan géopolitique ont bien été débattues lors de la réunion d’urgence organisée lundi par le Président Macron à Paris, où notre premier ministre était présent.

Le 1er janvier dernier, la Pologne a pris le relais de la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Nous sommes honorés d’assumer ce rôle pour la deuxième fois, après avoir eu l’occasion de le faire en 2011. La présidence polonaise coïncide avec le début du cycle institutionnel, qui offre l’occasion de fixer des objectifs, d’ouvrir les discussions sur les propositions de la Commission européenne, de proposer des solutions et de lancer des processus pour les prochaines années.

La présidence implique d’assurer le rôle de partenaire responsable, d’organisateur de discussions et de leader efficace dans les négociations multilatérales. Durant cette présidence, nous sommes avant tout le représentant du Conseil de l’UE chargé de prendre des décisions communes. En raison des défis majeurs auxquels l’UE est confrontée, les activités de la présidence polonaise en 2025 seront fondées sur la sécurité, autour de nombreuses dimensions.

La première est d’ordre militaire et j’aurai l’occasion d’y revenir. La deuxième relève de la protection des personnes et des frontières. À ce titre, la présidence prendra des mesures pour répondre au problème des attaques hybrides, en particulier l’instrumentalisation et la militarisation de la migration. La troisième priorité concerne la résistance à l’ingérence et la désinformation étrangères, en particulier russes. À cet effet, nous agirons notamment pour améliorer la sécurité et la résilience non militaires de l’UE et de son voisinage oriental et pour renforcer la résilience et la réponse aux menaces cybernétiques, hybrides et terroristes.

Un autre sujet important consiste à garantir la sécurité et la liberté des entreprises. Nous nous concentrerons sur l’approfondissement de l’intégration du marché unique, notamment dans le secteur des services. Dans le cadre du pilier de la transition énergétique, la présidence polonaise mènera des discussions sur le cadre de la sécurité énergétique de l’UE, la transition de l’UE vers l’abandon des sources d’énergie russes d’ici 2027 au plus tard, le soutien à la décarbonisation de l’UE par le biais de l’électrification et les solutions au problème des prix élevés de l’énergie dans l’UE.

S’agissant du sujet crucial d’une agriculture compétitive et résiliente, la présidence organisera un débat politique sur la vision pour l’agriculture et l’alimentation annoncée par la Commission européenne. Enfin, dans le domaine de la sécurité de la santé, la priorité consistera à se concentrer sur la transformation numérique des soins de santé et sur l’amélioration de la sécurité des médicaments dans l’UE, en mettant l’accent sur la perspective des patients.

À présent, je souhaite me focaliser sur l’axe le plus urgent dans l’immédiat : la défense et la sécurité. La guerre déclenchée par la Russie sur le continent européen nécessite de renforcer considérablement le potentiel de défense de l’Union en soutenant les initiatives européennes de défense, l’industrie de l’armement et le développement d’infrastructures militaires et à double usage. La Russie de Poutine demeure l’une des menaces sécuritaires les plus graves pour l’Europe, mais aussi pour l’ordre mondial. L’objectif de Poutine reste la destruction irréversible de l’architecture de sécurité européenne. En Europe, nous sommes fermement attachés aux principes d’une paix juste et durable. Elle doit respecter la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues, ainsi que son droit inhérent à l’autodéfense fondé sur le droit international et la Charte des Nations unies.

C’est pourquoi nous nous efforcerons de maximiser le soutien politique, militaire et financier de l’UE à l’Ukraine. Nous ne devons pas imposer de limites temporelles strictes à notre soutien, car cela encouragerait la Russie à poursuivre le combat. À l’inverse, nous devrions entreprendre tout ce qui est en notre pouvoir pour améliorer la position de Kiev lors des négociations futures. La position de l’UE sur la paix est claire. Il revient à l’Ukraine de décider des conditions réelles de la paix. En outre, rien de ce qui concerne l’Ukraine et l’UE ne peut être décidé sans l’Ukraine ni l’UE. L’Union européenne doit être présente à la table des négociations. Ensemble, nous exerçons une forte influence sur la Russie en matière militaire, financière et de sanctions.

À ce titre, il faut rappeler que l’UE constitue le plus grand donateur à l’Ukraine avec une aide globale de 134,5 milliards d’euros, soit 36 % de plus que les États-Unis. Mais cela n’est pas suffisant, compte tenu de la gravité de la situation. Notre premier ministre Donald Tusk a souligné que la réunion de lundi dernier des leaders européens « n’était qu’un prélude qui n’a pas abouti à des décisions concernant la fin de la guerre en Ukraine ». Comme il l’a bien indiqué, la Pologne est un leader en ce qui concerne le niveau des dépenses de défense, et la position polonaise est donc très respectée par d’autres pays.

Il est clair que le plafond atteint par certains États membres est absolument insuffisant. Nous n’avons pas de certitudes sur la manière dont les négociations se dérouleront. Cependant, nous pouvons être sûrs qu’en tant qu’UE élargie à ses alliés norvégiens et anglais, nous serons en mesure de stabiliser efficacement la situation dans la région et de soutenir l’Ukraine dans le maintien de sa souveraineté si nous sommes capables de nous défendre efficacement. Pour l’instant, cela n’est pas le cas. Selon Donald Tusk, les dépenses de défense ne seront plus considérées comme excessives, de sorte que la Pologne ne sera pas menacée par la procédure de déficit excessif. À cet égard, deux orientations clés doivent être soulignées : une proposition visant à exempter tous les investissements de défense des règles de l’UE en matière de déficit et de dette – c’était d’ailleurs, une idée polonaise –, mais aussi la création d’une banque pour financer les dépenses militaires.

Ensuite, nous sommes également d’accord pour renforcer la coopération, la pleine solidarité et l’unité entre tous les alliés lors des discussions sur les garanties possibles et la sécurité en Ukraine. Notre premier ministre a bien souligné que nous n’avons pas le choix : l’Europe et les États-Unis doivent travailler ensemble sur ce dossier. Lors de la réunion s’étant déroulée à Paris, il a également souligné la nécessité de se prémunir contre une éventuelle agression dont pourraient souffrir les pays de l’Union européenne. La Pologne est très impliquée dans l’aide à l’Ukraine et cela ne changera pas. Nous supportons un fardeau et un coût très lourds, mais nous sommes toujours prêts à soutenir ce pays. Aucun de nos interlocuteurs ne formule d’ailleurs d’attentes supplémentaires à l’égard de la Pologne, car tout le monde sait que nous avons aidé les réfugiés, fourni un soutien logistique et des équipements. Notre rôle est très visible et apprécié.

J’ajouterai que nous pensons qu’un accord prématuré avec la Russie constitue une erreur. L’économie russe ressent l’impact des sanctions occidentales, notamment à travers une inflation accrue, et les Russes perdent jusqu’à 1 000 soldats par jour, blessés ou tués. Or tout bon négociateur sait qu’il est préférable de parvenir à un accord lorsque l’adversaire est mis en position de faiblesse. Notre objectif porte sur une paix durable et juste, qui empêchera la Russie d’utiliser le temps qui lui est offert pour reconstruire sa force militaire et attaquer à nouveau.

Poutine ne comprend que le langage de la force. L’accord avec Moscou ne durera que si la Russie n’est pas assez forte pour le rompre. Désormais, l’Europe est confrontée à un choix existentiel : soit elle entre unie dans le jeu, soit elle se condamne à la marginalisation. C’est pourquoi l’une des priorités de notre présidence vise à renforcer la capacité militaire de l’UE et de son industrie de défense, de façon considérable.

Je terminerai en citant notre ministre des affaires étrangères Radoslaw Sikorski, qui a précisé que « L’Europe est beaucoup plus forte que ne le croient les dirigeants russes, et la Russie est bien plus faible que ne le pensent de nombreux Européens. »

M. le président Jean-Michel Jacques. Monsieur l’ambassadeur, pouvez-vous revenir brièvement sur ma première question concernant la complémentarité entre l’Europe de la défense et l’Otan ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski. Nous sommes tous alliés dans le cadre de l’Otan et pour le moment, nous n’imaginons pas que ce pacte ne fonctionne plus. Pour le moment, nous demeurons ce membre discipliné, mais bien évidemment, l’Otan sera encore plus forte si les armées européennes sont encore mieux organisées.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

Mme Catherine Rimbert (RN). La Pologne préside le Conseil de l’Union européenne depuis le 1er janvier 2025, dans un contexte marqué par des tensions internationales et une guerre qui perdure aux portes de l’Europe. Permettez-moi tout d’abord de saluer le rôle majeur que joue votre pays dans le conflit russo-ukrainien. Il a été en effet dès le début de la guerre le point de passage de l’aide militaire, économique et humanitaire à destination de Kiev. Vous avez également accueilli des centaines de milliers de réfugiés ukrainiens. Il est donc naturel que la Pologne, en première ligne face à la menace russe, place la sécurité et la défense au cœur de ses priorités.

Nous comprenons cette volonté de réarmement rapide et votre attachement aux États-Unis qui apparaissent pour vous comme un allié incontournable contre tenu de votre histoire. La France n’a aucune leçon à vous donner quant à votre défense. Nous nourrissons néanmoins une interrogation au sujet de l’achat massif de matériels américains. Nous comprenons l’urgence, mais ne risque-t-on pas d’accentuer une dépendance qui, demain, pourrait se retourner contre nous ?

Les engagements américains restent dictés par leurs intérêts propres. L’Australie en a fait l’expérience après avoir rompu son contrat avec Naval Group en espérant obtenir ces sous-marins plus rapidement. Or trois ans plus tard, l’Australie attend toujours, puisque les États-Unis ont privilégié leurs propres commandes militaires. Dans ce contexte, la Pologne entend mobiliser les moyens du programme européen pour l’industrie de la défense (Edip) pour acheter par dérogation du matériel américain. Nous défendons au contraire une coopération entre États souverains où chaque nation conserve une pleine maîtrise de ses choix stratégiques, sans dépendre ni d’une administration bruxelloise ni d’un partenaire extérieur.

Dès lors, concernant Edip, jusqu’à quel pourcentage de dérogation à la règle d’achat d’armes extracommunautaires votre pays souhaite-t-il aller ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski. Tout d’abord, la Pologne achète du matériel qui est déjà disponible. Ensuite, je me souviens qu’en 2018, notre pays voulait rejoindre la coopération franco-allemande pour la construction d’un char, mais à l’époque, on lui avait indiqué qu’il n’y avait pas de place pour elle. Pourtant, la Pologne voulait acheter deux fois plus de chars que l’Allemagne et la France réunies.

Lorsque la guerre en Ukraine a commencé, nos responsables politiques et militaires ont voulu renforcer nos forces, mais nous ne pouvions pas nous approvisionner en matériels européens. La première commande pouvait nous être livrée seulement sept ans plus tard. C’est la raison pour laquelle nous avons acheté du matériel américain et sud-coréen. Mais je précise que dans le char sud-coréen K2, l’une des parties les plus chères est constituée par les solutions optroniques de Safran.

Naturellement, si cela est possible, nous souhaitons créer, produire et acheter prioritairement du matériel européen. Lorsque j’ai entamé ma mission, l’armée polonaise a ainsi acheté des satellites à double usage produits par Airbus, dont le financement a pu être assuré par la Banque européenne d’investissement (BEI). Il s’agissait d’ailleurs du premier contrat de ce type financé par la BEI. D’autres types de contrats et joint-ventures sont établis, mais je ne peux pas les évoquer dans le cadre d’une audition publique.

Soyez convaincus que notre pays veut contribuer à construire une force industrielle européenne indépendante. Enfin, nous sommes en cours de négociation avec le gouvernement français concernant le futur traité de Nancy, qui comportera un chapitre très important concernant la défense et la sécurité nationale.

M. François Cormier-Bouligeon (EPR). La Pologne est un grand pays, qui exerce des responsabilités importantes dans l’Union européenne et préside actuellement le Conseil de l’Union européenne, en promouvant la formule « Sécurité pour l’Europe ». Nos deux pays sont des pays amis, qui se parlent avec franchise. J’étais à Varsovie en décembre avec plusieurs collègues et je peux témoigner que nos échanges avec vos autorités civiles et militaires ont été clairs ; vous vous préparez à faire face à un danger imminent venant de l’Est.

Dans cette optique, la Pologne augmente considérablement son budget de la défense, passe des commandes d’armement exceptionnelles, certaines avec des conditions de transfert de technologies, comme avec la Corée du Sud ; d’autres sans condition, comme avec les États-Unis d’Amérique. Vous souhaiteriez que le programme Edip vous y aide. Cette logique nous paraît devoir être revue à la suite de la réélection de M. Trump et à ses premières décisions. Le président Trump croit pouvoir réussir un deal éclair avec M. Poutine. Il fait preuve d’une naïveté coupable, qu’elle soit volontaire ou coupable. Il a tout cédé d’entrée de jeu à M. Poutine. Mais c’est bien méconnaître l’ours russe. Vous vous le connaissez et nous nous le connaissons également.

Une mauvaise paix semble se dessiner. Elle engendrera tôt ou tard une nouvelle guerre avec l’Ukraine pour achever sa conquête, et une nouvelle guerre contre un pays de l’Union européenne et de l’Otan, comme le craignent les services de renseignement d’Europe orientale, dès que M. Poutine aura réarmé ses forces. Donald Trump a déchiré le parapluie américain et il se prépare peut-être à un retournement d’alliance. Le temps n’est plus aux espoirs candides. Les empires sont de retour et charrient dans leurs bagages le désordre international et les guerres territoriales. Le diktat des empires n’est pas une fatalité, les démocraties doivent se défendre.

Nous ne sommes plus en 2018, ni même plus dans le contexte de 2024. Les financements de l’Union européenne doivent-ils être consacrés intégralement aux industries de défense européenne ? Ne faut-il pas accélérer la fabrication d’autres segments d’armement ensemble, comme nous l’avons fait avec les munitions ces dernières années ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski. Nous soutenons le projet Edip, auquel la Pologne souhaite participer. Cependant, il faut également intégrer la coopération avec les alliés non européens. Une grande partie de notre aviation, de nos chars et de notre défense aérienne est en effet constituée de matériel américain et nous devons nous assurer de la continuité de cette coopération dans le domaine de l’armement. Mais comme je l’indiquais précédemment, la Pologne souhaite contribuer à une production massive d’armements en Europe et nous menons d’ailleurs des discussions en ce sens, actuellement.

M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Aujourd’hui, les relations internationales constituent une matière en perpétuelle évolution. Mais tout semble encore s’accélérer depuis quelques jours. Le début de négociations voulues par Donald Trump avec la Russie de Monsieur Poutine au sujet de l’Ukraine nous fait rentrer dans un monde nouveau. Le peuple ukrainien va être sacrifié, Poutine aura gagné. De son côté, l’Europe assiste impuissante à des négociations qui se déroulent sans elle, mais qui définiront pourtant l’avenir des relations géopolitiques sur son sol.

Cependant, l’Europe ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Depuis le début de la guerre en Ukraine, La France Insoumise appelle à la désescalade et martèle que seule une solution négociée pourra permettre de sortir par le haut de ce conflit. Au lieu de cela, l’Union européenne s’est lancée dans une surenchère belliqueuse, sans poser les conditions de la paix. Pire, elle poursuit le mirage d’une Europe de la défense arrimée à l’Otan, dont il est clair qu’elle ne pouvait être qu’un outil au service de l’impérialisme américain. Or nous nous trouvons démunis face à une Amérique qui désormais cherche à s’entendre avec les Russes par-dessus nos têtes.

Dans ce contexte, votre pays ambitionne de se doter de la première armée d’Europe d’ici 2035. Au regard du retournement de la stratégie américaine en Europe, cette ambition est-elle accompagnée d’une stratégie industrielle adéquate ? Enfin, le programme Edip, en cours d’adoption, prévoit que 35 % des financements pourraient être consacrés à l’acquisition de matériels non européens, notamment américains. Ce dispositif aura donc pour effet de renforcer encore la base industrielle et technologique de défense (BITD) des États-Unis, au détriment des pays européens. Cela vous paraît-il judicieux au moment où il devient évident que la fiabilité de l’allié américain est toute relative ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski. L’Union européenne et les États-Unis partagent un intérêt commun concernant une paix juste et durable en Ukraine. Pour l’instant, la Russie n’a montré aucun intérêt pour y parvenir. Nous devons placer l’Ukraine dans la position la plus favorable possible avant toute négociation.

S’agissant d’Edip, nous avons besoin d’une accélération de la coopération dans le cadre de l’Union européenne. Comme l’indique la locution latine, « Si vis pacem, para bellum » : « Si tu veux la paix, prépare la guerre. » Personne en Europe centrale ne souhaite la guerre, mais nous devons nous y préparer.

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). La Pologne s’est imposée ces dernières années comme un pilier de la sécurité euro-atlantique. Son engagement sans précédent dans le renforcement de ses capacités militaires, avec un effort budgétaire dépassant 4 % du PIB, illustre sa volonté d’être un acteur clé de la dissuasion conventionnelle face à la menace russe.

Cet engagement prend une dimension encore plus stratégique dans le contexte des récentes déclarations américaines, qui ont jeté une incertitude sur la solidité des engagements des États-Unis au sein de l’Otan. Alors que certaines voix aux États-Unis remettent en question le principe même de l’article 5 de Traité de l’Atlantique Nord et l’automaticité de l’engagement américain en cas d’agression contre un allié, la montée en puissance militaire de la Pologne contribué à renforcer la crédibilité de l’Alliance sur son flanc Est. Varsovie joue ainsi un rôle central dans l’autonomie stratégique européenne au sein de l’Otan, en consolidant la posture défensive de l’Alliance face à la Russie.

Dans ce contexte, la France et la Pologne portent une responsabilité particulière, celle de garantir une architecture de défense européenne solide et complémentaire de l’Otan, notamment à travers le futur traité de Nancy prévu en 2025. Ce partenariat franco-polonais peut contribuer à renforcer la cohésion européenne en soutenant un effort de défense commun et en anticipant d’éventuelles évolutions de la posture américaine dont l’écho doit être particulièrement fort en Pologne, où la nation cadre de l’Otan n’est autre que les États-Unis.

La Pologne plaide pour sortir les dépenses de défense du Pacte de stabilité et de croissance. La nouvelle donne géopolitique vous laisse-t-elle penser que cette demande, souhaitable pour un effort budgétaire énergique de beaucoup d’États membres, est mieux entendue aujourd’hui au sein des États membres de l’Union européenne ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski. La réponse est très clairement affirmative. Cette proposition avait d’ailleurs été formulée il y a quelques années par la Pologne et aujourd’hui, tout le monde a compris sa pertinence. Il me semble d’ailleurs que Mme von der Leyen doit se prononcer très rapidement sur cette question. À ma connaissance, aucun pays ne s’y oppose aujourd’hui, y compris l’Allemagne.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Monsieur l’ambassadeur, nous vous accueillons aujourd’hui avec un immense plaisir. Nous savons à quel point les liens entre la France et la Pologne sont anciens, mais surtout, ils ont été particulièrement étroits lorsque nous étions confrontés à l’Union soviétique. C’est avec beaucoup d’émotion que je me suis rendu au cimetière Powazki il y a peu de temps pour rendre hommage aux Français qui sont tombés lors du « Miracle de la Vistule ».

Face à la menace russe, vous avez évoqué dans votre intervention la nécessité du renforcement d’une BITD européenne et d’une « banque de la défense ». Pourriez-vous nous en dire plus sur le type d’outils bancaires et financiers qui vous semblent nécessaires ?

Ensuite, à l’occasion d’échanges avec des députés de la commission de la défense polonaise, ces derniers ont évoqué l’idée de renforcer le flan Est de l’Europe et de l’Alliance, à travers notamment une présence permanente de troupes françaises en Pologne. Que penseriez-vous de la création de forces françaises en Pologne comme nous l’avons fait en d’autres temps en Allemagne ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski. Je vous remercie d’avoir rendu hommage aux Français et Polonais qui sont tombés ensemble sur le champ de bataille, à côté de Varsovie en 1920. Cette mission conduite par le général Weygand accompagné du jeune capitaine de Gaulle a aidé de façon fondamentale notre état-major à parvenir à la victoire. Le rôle du maréchal Foch, grand penseur stratégique a également été capital pour établir des forces séparant la Russie bolchevique et l’Allemagne et garantir la bonne conduite du traité de Versailles. Aujourd’hui, la situation de l’Europe est complètement différente, mais le danger vient encore de l’Est. C’est pourquoi nous devons renforcer notre armée et faire perdurer notre alliance historique.

La création d’une banque pour financer les dépenses militaires constitue selon nous une solution qui permettra de financer les besoins d’armement européens de manière bien plus rapide, mais aussi plus efficace. L’exemple des satellites financés par la BEI constitue une très bonne illustration d’une collaboration entre deux pays, en utilisant une institution financière. Cependant, celle-ci connaît des limites, puisqu’elle ne peut pas théoriquement financer des matériels à usage exclusivement militaire. Face à l’agressivité russe ou d’autres problèmes éventuels, l’Europe a besoin de créer une institution appropriée, une banque à la structure relativement et légère, mais nourrie par des capitaux pouvant provenir de différentes sources, pour conduire une action efficace. Des obligations pourraient également être émises. Nous en avons besoin.

Ensuite, je prends note de votre proposition concernant des troupes françaises en Pologne, qui ne serait pas une première, à l’échelle historique. Aujourd’hui, les troupes françaises et polonaises collaborent déjà étroitement, par exemple, sous forme d’exercices otaniens et pourraient continuer demain dans le cadre bilatéral, sur le territoire polonais.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Monsieur l’ambassadeur, vous avez développé la stratégie de votre pays en termes de défense, dans les circonstances internationales que nous connaissons, et notamment la guerre en Ukraine. Cette stratégie est à la fois européenne, mais elle s’inscrit également dans le cadre de l’Otan. Quel est le ressenti de la population polonaise vis-à-vis de cette situation ? De quelle manière accepte-t-elle l’augmentation du budget de la défense, qui peut intervenir au détriment d’autres budgets qu’ils jugeraient également nécessaires ?

Ensuite, subissez-vous des attaques dans le champ informationnel ciblant la population ? Comment travaillez-vous pour renforcer la résilience de cette population en cas de conflit ? Faudrait-il mener selon vous un travail sur la résilience des peuples européens si un conflit devait survenir ? Enfin, comment pouvons-nous travailler ensemble sur ces sujets ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski. La population polonaise demeure extrêmement solidaire, y compris à l’égard des Ukrainiens face à l’attaque russe, notamment parce qu’elle garde en mémoire la période de la domination soviétique.

Depuis la guerre ouverte, quelque 20 millions d’Ukrainiens ont traversé la Pologne et aujourd’hui, environ 2 millions d’entre eux sont présents sur le sol polonais, en très grande majorité des femmes et des enfants. Nous sommes fiers de notre projet républicain, ces migrants s’intègrent bien dans notre société. Selon mes informations, 87 % d’entre eux travaillent, leurs enfants fréquentent les écoles. S’ils n’ont pas le droit de vote, ils sont cependant traités comme tous les autres citoyens polonais. Naturellement, compte tenu de cette vague d’immigration, il peut exister parfois quelques tensions, mais elles ont toujours été limitées. Pourtant, entre nos deux pays, l’histoire n’a pas toujours été un long fleuve tranquille.

Ensuite, la Russie mène effectivement des attaques hybrides et essaye de perturber notre démocratie et ses institutions. Statistiquement, nous sommes ainsi confrontés à 2 000 attaques, chaque jour. La Pologne, est particulièrement à la pointe en matière cyber ; ses banques et institutions financières ont d’ailleurs été précurseurs en matière de défense cyber, quand l’État n’y était pas encore préparé. Nous disposons aujourd’hui des meilleurs spécialistes, qui constituent une réserve naturelle pour aider l’État à se défendre. Je pourrai vous fournir de plus amples détails si vous le souhaitez.

M. Bernard Chaix (UDR). Au nom du groupe UDR, je vous remercie sincèrement de contribuer aux travaux de notre commission. La présidence du Conseil de l’Union européenne constitue un grand moment politique pour un État membre. Nous nous réjouissons que la présidence polonaise remette au centre des discussions la sécurité et la défense du vieux continent trop longtemps laissées de côté. Depuis plusieurs siècles, nos deux peuples entretiennent une amitié historique, qui a permis de consolider des liens diplomatiques et culturels très forts.

Cette entente est particulièrement précieuse à nos yeux. En effet, depuis huit ans, la France du président Macron a perdu l’essentiel de son influence diplomatique à Bruxelles. Or la Pologne forme l’un des piliers politiques de l’Europe. Elle doit demeurer un partenaire de la France sur de nombreux dossiers stratégiques. Aussi, nous accueillons avec bienveillance le développement d’un programme nucléaire polonais. Nous espérons que face à la guerre menée au nucléaire français à Bruxelles, nous trouverons, parmi nos partenaires polonais, des alliés de poids.

Parmi les priorités de votre présidence, vous envisagez de conclure les négociations concernant le règlement Edip. Je note que l’approche générale du Conseil peut en théorie être adoptée à la majorité qualifiée. Cependant, adopter un texte sur un sujet aussi sensible que l’achat d’armements communs sans un consensus de tous les États serait malvenu. La France s’oppose à ce que le fonds soit accessible à des produits sous licence étrangère. La Pologne s’engagera-t-elle à ce que l’approche générale ne soit pas adoptée tant que la demande française ne sera pas satisfaite ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski. Permettez-moi de ne pas répondre à votre dernière question, dans la mesure où nous menons actuellement ces discussions.

En revanche, il est exact que notre amitié d’armes est très ancienne ; elle date au moins du XVIe siècle. Il ne faut pas oublier qu’Henri de Valois, votre Henri III, a été élu roi de Pologne en 1573. L’alliance entre nos deux pays s’étend aujourd’hui par exemple au domaine de l’énergie nucléaire, dans lequel nos deux pays se soutiennent mutuellement, notre pays voulant développer son programme de centrales.

M. Thibaut Monnier (RN). « Si l’Europe veut survivre, elle doit être armée », a déclaré votre premier ministre Donald Tusk au Parlement européen le 22 janvier dernier. La Pologne, membre actif de l’Otan, accorde une grande importance à l’Alliance transatlantique, mais reconnaît l’importance d’une coopération européenne.

Comme vous l’avez indiqué, en participant à plusieurs projets communs de défense comme une meilleure coordination des forces armées européennes ainsi que des investissements dans les technologies de défense innovantes, la coopération avec la Pologne est essentielle pour renforcer notre capacité de réaction face aux crises.

Si la lutte contre le terrorisme et la protection des frontières européennes représentent des objectifs communs, nous pourrions aller plus loin et consolider ce partenariat avec l’expérience opérationnelle de nos armées, afin de contribuer davantage à votre montée en puissance dans le cadre du prochain traité entre deux nations, prévu à Nancy en mai 2025. Quelles seraient vos priorités pour renforcer cette coopération et assurer ensemble une meilleure défense à l’Europe ?

M. Jan Emeryk Rosciszewski. Le traité sur lequel nous travaillons aujourd’hui avec la France prévoit un chapitre extrêmement important, voire fondamental, concernant nos relations bilatérales en matière de sécurité et de défense. J’espère que ce chapitre sera à la hauteur de nos besoins et de nos ambitions, au service de l’avenir de nos enfants et nos petits-enfants. Ce chapitre prévoit une collaboration encore plus active entre nos deux armées, mais également dans le domaine de l’armement.

Je partage avec vous mon grand optimisme et ma fierté d’approcher la conclusion de cette démarche entre nos deux pays. Je pense que ce traité sera digne des sacrifices que les soldats polonais et français ont consentis en commun pendant plusieurs siècles, des batailles napoléoniennes jusqu’aux deux guerres mondiales, en passant par les 25 000 Polonais qui ont combattu aux côtés de la Résistance française. Je souhaite que nous puissions répondre à ce besoin et écrire une nouvelle page de notre riche histoire commune, qui assurera notre avenir.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour votre présence et vos réponses qui soulignent notre histoire commune. Vos propos montrent bien qu’il n’existe qu’une seule Europe, une vieille Europe avec des valeurs communes. Je suis persuadé que la France et la Pologne continueront aussi à aller dans ce sens de l’histoire, celui d’une Europe forte.

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La séance est levée à onze heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Matthieu Bloch, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier‑Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, Mme Stéphanie Galzy, M. Frank Giletti, M. Daniel Grenon, M. David Habib, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Abdelkader Lahmar, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Julien Limongi, M. Thibaut Monnier, M. Thomas Portes, M. Aurélien Pradié, Mme Catherine Rimbert, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye

Excusés. Mme Anne-Laure Blin, M. Frédéric Boccaletti, Mme Cyrielle Chatelain, M. Alexandre Dufosset, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Catherine Hervieu, Mme Murielle Lepvraud, Mme Lise Magnier, Mme Alexandra Martin, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Aurélien Rousseau, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon, Mme Caroline Yadan