Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, ouverte à la presse, de M. David Cvach, représentant de la France auprès de l’OTAN (cycle Europe de la défense). 2
Mercredi
5 mars 2025
Séance de 9 heures 30
Compte rendu n° 46
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président
— 1 —
La séance est ouverte à neuf heures trente.
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd’hui nos travaux liés à l’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) et à notre cycle de travail consacré aux enjeux sur l’Europe de la défense, avec l’audition de Monsieur David Cvach, représentant permanent de la France auprès de l’Otan.
Nommé l’été dernier à cette fonction, votre carrière vous a notamment conduit dans des pays qui ont été au cœur des enjeux de sécurité des dernières décennies : l’Algérie, l’Irak, l’Iran et enfin les États-Unis. Vous avez également été ambassadeur en Suède entre 2017 et 2020, puis directeur de l’Union européenne au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Vous arrivez dans une organisation qui, jugée en état de mort cérébrale en 2019, est aujourd’hui bousculée, bien qu’elle se soit récemment élargie à de nouveaux membres, la Suède et la Finlande.
L’Otan fait face à de nombreux défis, dont le principal est incontestablement celui de l’unité, qui s’est d’ailleurs accentué avec les dernières déclarations du président Trump. Si le contexte stratégique de 2022, adopté au sommet de Madrid, désigne la Russie comme « la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés », il semblerait que cela ne soit plus l’avis de l’ensemble des alliés, à commencer par les États-Unis, pour qui la Chine constitue à présent sa principale menace stratégique, contre laquelle il cherche à mobiliser l’Otan. Par ailleurs, les tensions récurrentes entre la Grèce et la Turquie constituent une autre menace de l’unité de l’Otan, mais également un obstacle à la coopération avec l’Union européenne, notamment en raison de la question chypriote.
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche tend les relations entre les alliés et celui-ci affaiblit l’Otan par ses déclarations ou ses décisions. Alors que l’Europe de la défense tente de se développer, l’articulation de celle-ci avec l’Otan constitue toujours un sujet de crispation. Un pilier européen de l’Otan pourrait peut-être permettre de dépasser cette crispation. Qu’en pensez-vous ? La France, moteur de l’autonomie stratégique européenne, occupe une position singulière au sein de l’Otan. À ce titre, elle doit jouer un rôle dans le renforcement de l’Otan, mais également dans la formation et la définition de ce pilier européen.
Sur tous ces sujets, comme sur d’autres, soyez assurés que vous disposez de toute l’attention de notre commission, représentée en nombre ce matin.
M. David Cvach, représentant de la France auprès de l’Otan. Je vous remercie pour votre accueil. Avant d’évoquer l’actualité, qui entraîne une modification rapide de nombreuses lignes, je tiens à vous indiquer au préalable ce qui me semble représenter le cœur de la valeur ajoutée de l’Otan, et qu’il nous faut essayer de préserver dans la phase compliquée qui s’ouvre.
L’Otan se distingue par trois spécificités. La première porte sur une planification de défense pour faire face à une menace principale, posée par la Fédération de Russie. Cette planification est adossée à une structure de commandement où nous affectons des officiers, et à une structure de forces où les nations transfèrent sous conditions des personnels. Ensuite, il s’agit d’un processus capacitaire qui établit pour l’Alliance des cibles à atteindre pour nourrir les plans et les forces. Ces cibles sont ensuite distribuées entre les alliés. Enfin, l’Otan constitue un cadre d’interopérabilité, qui va de la standardisation des matériels à la standardisation des pratiques opérationnelles, que nous testons dans le cadre d’exercices réguliers. Aucune autre organisation permanente multilatérale ne dispose de telles spécificités, qu’il serait difficile de répliquer de zéro. Au quotidien, j’observe que ce travail est réalisé sérieusement. Il bénéficie directement à notre sécurité et il faut donc essayer de le préserver.
J’en viens maintenant au contexte de « grande incertitude » mentionné par le président de la République, que nous vivons actuellement. C’est un mot qui s’applique parfaitement à ce qui nous vivons au sein de l’Otan. Il n’y a pas eu jusqu’à présent de remise en cause directe par les États-Unis de l’Otan, ni de l’article 5 du traité, ni même de leur présence au sein de l’Organisation. Hier se sont déroulées les auditions de confirmation de mon probable futur collègue américain, qui a au contraire réaffirmé l’engagement américain dans l’Otan et en soutien à l’article 5.
En revanche, nous avons connu trois remises en cause indirectes, qui ont un impact majeur. La première concerne la décision du président Trump de parler à Poutine sur la base d’un certain nombre de paramètres qui sont à l’opposé de ce que les alliés ont agréé ces dernières années concernant l’Ukraine et la Russie : ambiguïté -pour ne pas dire plus- sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine, rejet de son adhésion à l’Otan, remise en cause de la légitimité du président Zelensky et du soutien américain à l’Ukraine. Nous voyons à l’Otan, comme cela a été préfiguré à l’ONU, que les États-Unis cherchent à gommer les langages hostiles à la Russie dans les textes. De tels événements ne peuvent qu’impacter une organisation qui a été conçue pour contrer la menace russe.
Le deuxième élément a trait à l’affirmation par le secrétaire américain à la défense Pete Hegseth, lors de sa venue à l’Otan, que les troupes américaines présentes en Europe n’y resteraient pas éternellement, car elles devront se concentrer sur la zone indo-pacifique et plus spécifiquement sur la Chine. Or ces troupes représentent un élément essentiel de la crédibilité de l’Otan, même si elles ne sont pas des forces de l’OTAN (qui d’ailleurs n’a pas de forces en propre) puisque près de 100 000 hommes sont déployés par les États-Unis sous le commandement d’officiers généraux américains en Europe. Ces officiers ont une « double casquette », dont une casquette Otan, à commencer par le commandant suprême des forces alliées en Europe (Saceur). L’idée sous-jacente consiste à dire que les Européens doivent s’occuper d’eux-mêmes, c’est-à-dire de la défense conventionnelle de l’Europe, pendant que les Américains s’occuperont de la Chine. Ici aussi, nous ne pouvons que ressentir un impact au sein d’une organisation fondée sur le principe d’une coopération face à la menace russe.
Le troisième élément, encore plus nouveau que les deux précédents, est relatif à la prise à partie par les États-Unis d’un certain nombre d’alliés, comme le Canada, le Danemark concernant le Groenland, la Roumanie concernant le report des élections, mais également la prise à partie de l’Union européenne en tant qu’organisation. Je pense également aux prises de position du vice-président américain concernant l’Allemagne, le Royaume-Uni ou la Suède, lors de son discours à Munich il y a peu. L’ensemble de ces aspects dessine un projet idéologique destiné à affaiblir le projet européen, perçu par Donald Trump comme dirigé contre les États-Unis. J’ajoute qu’il y a chez beaucoup d’alliés européens une forme de traumatisme quand ils observent les développements intérieurs aux États-Unis, qu’ils jugeaient impossibles.
L’incertitude sur le degré de soutien américain aux Européens au sein de l’Otan dans la durée remet en cause les convictions des atlantistes, mais aussi celles des sceptiques. En effet, atlantistes et sceptiques partageaient en commun l’idée que les États-Unis étaient très attachés à l’Alliance, certains pour s’en féliciter, d’autres pour le déplorer.
Incertitude n’est pas certitude. Nous ne devons pas renoncer à influencer les décisions américaines, dont nombre d’entre elles ne sont pas prises, voire réellement conceptualisées. Il importe donc de parler à l’administration américaine en commençant par le niveau le plus important, qui est celui du président Trump.
Mais la simple existence d’une telle incertitude constitue bien un élément nouveau, qui entraîne deux grandes séries de conséquences.
La première a trait au thème de l’autonomie stratégique des Européens. Ce thème, porté depuis longtemps par la France, progresse désormais en raison du choc perçu par la grande majorité des alliés européens, qui s’accommodaient très bien jusque-là de la situation prévalente. En effet, ils recevaient des États-Unis quelque chose de très coûteux, la garantie de leur sécurité, en échange de quelque chose qui leur coûtait assez peu, c’est-à-dire un alignement politique assez large sur les Américains. Pendant des décennies, les pays qui étaient les plus en soutien politiquement de la relation transatlantique étaient aussi ceux qui dépensaient le moins pour leur défense. Cette corrélation n’est pas contradictoire, elle est assez logique. Sur ce point, l’administration américaine n’a pas tort ; il existait un phénomène de « passager clandestin ».
Désormais, nous vivons une situation complètement différente, avec la prise de conscience générale qu’il faut faire émerger l’Europe comme puissance. Le débat est rouvert, notamment en Allemagne, à la lumière des déclarations très importantes de Friedrich Merz au soir de son élection. Vous avez également vu la lettre que la présidente von der Leyen a diffusée en amont du Conseil européen qui se réunira demain. Nous assistons bien à un changement de paradigme, que nous appelions de nos vœux. Bonne nouvelle, car nous avons en effet promu ce thème de l’autonomie stratégique dans une certaine solitude, pendant des années.
Désormais, il existe un espace pour y parvenir, sans forfanterie, mais avec une certaine gravité. Ce nouveau contexte signifie des remises en cause douloureuses pour les autres, mais à vrai dire également pour nous-mêmes. Réduire notre dépendance aux États‑Unis nécessitera d’augmenter nos moyens, dans des proportions qui nécessiteront de renforcer les solidarités et les interdépendances entre les Européens. Jusqu’où sommes-nous prêts à compenser une solidarité transatlantique défaillante par une solidarité européenne renforcée ? Cette question, extrêmement politique, est devant nous et nécessitera d’opérer un certain nombre d’arbitrages, notamment dans le cadre de la révision de la RNS. Estimons‑nous que la solidarité et la communauté de destin entre Européens reposent sur des fondements philosophiques, historiques, culturels, économiques plus profonds que ceux que nous avions sur le plan transatlantique ? Jusqu’où sommes-nous prêts à jouer ce jeu de la solidarité européenne et des dépendances mutuelles consenties ?
La deuxième série de conséquences, qui est plus directement de mon ressort, porte sur les traductions concrètes d’une Europe stratégiquement autonome. Comment construire cette autonomie ? Il nous faut plus d’hommes mieux entraînés, plus de matériels interopérables, avec des plans crédibles qui dissuadent nos adversaires.
Dans toutes les armées de l’Alliance, se pose le sujet du recrutement et de la fidélisation des militaires, dans un contexte souvent très tendu sur le marché du travail. Il sera nécessaire de mettre en place une politique d’attractivité spécifique.
Il nous faudra également plus de matériels, ce qui implique une politique industrielle renforcée, au niveau français et européen.
En matière d’interopérabilité entre les armées, il demeure encore beaucoup à faire afin que les matériels, les munitions et les procédures soient pleinement interopérables.
Par ailleurs, l’Europe souffre d’un manque assez cruel au niveau européen d’enablers, c’est-à-dire les matériels qui permettent de faire fonctionner les autres matériels en matière de renseignement, de surveillance, de reconnaissance, de ciblage, de déplacement, de transport, de ravitaillement, de commandement et de contrôle. Il faut nous doter en priorité de ces matériels, qui constituent la « glu » entre nos armées, laquelle est actuellement assurée très largement par les Américains.
Nous devons par ailleurs établir une analyse commune des menaces et des plans crédibles pour y répondre. Ce travail est bien réalisé dans le cadre de l’Otan, dont il s’agit du cœur de métier. L’enjeu consiste ici à faire en sorte que l’éventuel désengagement des Américains et la montée en puissance des Européens s’effectuent dans des conditions qui préservent la possibilité et la crédibilité de ces plans.
Pour y parvenir, il nous faut plus de financements publics et privés au niveau national et européen. Vous savez mieux que moi le défi politique que cela représente, mais si nous considérons que nous entrons dans la période la plus dangereuse depuis la guerre froide, il ne sera pas possible de la gérer à la moitié du coût dépensé en moyenne pendant la guerre froide.
Dans ce contexte, il importe également de plus recourir à l’innovation, qui peut nous aider face au double goulot d’étranglement industriel et financier que nous connaissons. Lors de son audition devant votre commission, l’amiral Vandier, qui mène un travail remarquable comme commandant suprême pour la transformation, vous a présenté la révolution en cours dans les affaires capacitaires, ainsi que les possibilités que l’innovation offre pour obtenir assez rapidement de la masse à des coûts relativement faibles, en complément des grandes plateformes qui resteront bien sûr nécessaires. Si la France et l’Europe décident de mener à bien d’importants investissements, il me semble essentiel de prioriser l’innovation et de rattraper notre retard dans ce domaine, qui est déjà plus important que dans le domaine des solutions industrielles classiques.
En conclusion, je souligne deux éléments pour essayer d’être complet. Le premier n’est pas directement de mon ressort et concerne la dimension nucléaire. Nous ne souhaitons pas conduire cette discussion dans le cadre de l’Otan, mais cette dimension y est évidemment très présente. Tout en réclamant un transfert de charge conventionnel, les Américains n’ont à ce stade jamais mentionné une remise en cause de leur garantie nucléaire. Cependant, nous constatons que cette question peut elle aussi subir des impacts au moins indirects, impliquant que les Européens conduisent un débat à ce propos. Le probable futur chancelier allemand l’a proposé et le président de la République a répondu qu’il y était ouvert – et pour cause, puisque nous le proposons depuis des années.
Le dernier élément est relatif à l’Ukraine. Tout ce qui apparaît cher aujourd’hui coûtera encore plus cher demain si l’Ukraine doit subir un accord léonin. Une Ukraine fragile équivaudrait à une sécurité dégradée pour les Européens. Il serait donc nécessaire de renforcer encore plus notre posture, engendrant un coût supplémentaire très élevé. C’est la raison pour laquelle, en dépit des incertitudes du moment, nous sommes particulièrement actifs sur le dossier ukrainien, comme en témoigne le déplacement du président de la République à Washington.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Julien Limongi (RN). Monsieur l’Ambassadeur, le monde semble redécouvrir ces derniers jours que les États-Unis, quelle que soit l’administration, font preuve d’un tropisme isolationniste. Certains en profitent pour ressortir leur projet chimérique d’Europe de la défense. Entre l’alignement sur Washington et les lubies fédéralistes, la voix de la France s’est historiquement distinguée par son indépendance, garantie notamment par sa dissuasion nucléaire. Or certaines propositions récentes évoquent une mise en commun de cette force au sein d’une hypothétique défense européenne. Nous le disons avec la plus grande clarté : la dissuasion nucléaire française ne saurait être ni partagée, ni même diluée. Elle constitue le socle de notre autonomie stratégique et doit le rester.
À l’inverse, la France a toujours fait le choix d’une industrie de défense souveraine et d’un modèle militaire autonome, fidèle à l’héritage du général de Gaulle. Pourtant, la question de l’interopérabilité se pose aujourd’hui avec acuité, alors que la quasi-totalité des pays européens ont opté pour du matériel militaire américain au détriment des équipements européens. La France doit représenter un acteur de la stabilité et ne pas entrer dans une logique de confrontation qui serait contraire à ses intérêts. C’est pourquoi le Rassemblement national s’oppose à l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan comme à l’Union européenne. Une telle perspective ne ferait qu’attiser les tensions et nous entraîner dans une escalade dont nous ne maîtriserions ni les risques, ni les conséquences.
Elle ne serait d’ailleurs d’aucune aide immédiate à l’Ukraine, qui fait preuve d’une résilience et d’un courage admirables. Les processus d’adhésion sont particulièrement longs et fastidieux et le ministre des affaires étrangères a rappelé devant cette assemblée qu’il n’y aurait pas d’exception pour. Dès lors, alors que l’actualisation de la RNS de 2022 est en cours de réflexion, comment la France peut-elle préserver son autonomie stratégique et sa liberté d’action en Europe et dans le monde, tout en refusant une soumission à Washington et une défense européenne artificielle, sans vision ni capacité réelle ?
M. David Cvach. Je ne me sens pas particulièrement soumis, ni contraint dans mon activité quotidienne d’ambassadeur à l’Otan, où je suis capable, au nom de la France, de dire oui ou non. Ce qui nous définit assez bien – au moins depuis les origines au moins de la Ve République – c’est l’idée que nous sommes alliés, mais pas aligné, ce qui est assez différent d’une position de non-aligné. Nous jouons un rôle très important au sein de l’Otan pour contribuer à définir une réponse forte face à la menace russe, car telle est la vocation de cette alliance ; en revanche, nous conservons toujours notre liberté de parole et de décision.
Comme je l’ai indiqué, nous ne souhaitons pas mener une discussion concernant le nucléaire dans le cadre de l’Otan. Cependant, en tant que diplomate français, j’estime que le nucléaire figure au cœur de notre politique de défense et de notre politique étrangère. Il faut mener un débat entre Européens, en rappelant qu’un élément, la décision, ne se partage pas. Il n’en est pas question. En revanche, il importe de discuter de la dimension européenne de nos intérêts vitaux, qui a été exprimée par le président de la République, mais aussi un certain nombre de ses prédécesseurs. Le Ministre des Armées a récemment récapitulé les expressions utilisées par les présidents successifs, y compris celle du Général de Gaulle.
Ensuite, si les États-Unis se retranchent dans l’isolationnisme, je vois mal comment ils resteraient dominants à l’Otan. Ils n’ont pas tenu ce discours à ce jour, mais s’ils devaient se désengager de l’Otan, il me semble que cela nous ouvrirait des perspectives intéressantes pour y prendre plus d’importance, en tant qu’Européens.
En matière de stratégie militaire, nous voulons et devons être capables de conduire seuls la sanctuarisation de notre territoire national. En revanche, pour le reste de notre stratégie militaire, nous devons être en mesure d’agir dans le cadre de coalitions. À l’inverse de nombreux pays, nous n’avons pas besoin de l’Otan pour notre survie, mais nous devons être capables de travailler avec les autres pour assurer notre sécurité, à travers des coopérations et l’interopérabilité.
Ces éléments doivent être adossés à une industrie européenne. Nous pensons fermement que si l’Europe développe un grand programme d’investissement dans la défense, elle doit évidemment le faire avec une forte préférence européenne. Il n’est pas question de recréer par ce biais les dépendances que nous essayons de réduire par ailleurs.
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Monsieur l’ambassadeur, au nom de mon groupe, permettez-moi de vous remercier pour votre discours franc et clair sur le plan politique. Chaque jour apporte effectivement une marque supplémentaire du désintérêt de l’administration Trump pour la sécurité de l’Europe et pose de manière inédite la question de l’avenir de l’Otan. De fait, les dernières évolutions, dont le rapprochement entre Moscou et Washington, la posture inamicale vis-à-vis des alliés occidentaux, l’accueil insultant réservé aux présidents. Zelenski et maintenant la suspension de l’aide militaire à l’Ukraine donnent l’impression d’assister à un renversement d’alliance.
L’Otan représente l’organisation la plus opérationnelle pour la défense collective en Europe, en termes de commandement, d’organisation, d’interopérabilité. Elle est dotée de plans de défense régionaux spécifiques pour repousser une attaque russe. Alors que vingt‑sept pays sur les trente-deux membres de l’Otan sont européens, que tous s’accordent sur la nécessité d’investir enfin plus dans leur défense et qu’un pilier européen soit en train de se concrétiser, les alliés sont dans l’incertitude. Cette incertitude fait peser un doute sur la sécurité transatlantique, dont la stabilité repose largement sur la présence militaire américaine.
Quel serait l’impact d’un désengagement des forces américaines stationnées en Europe ? Je rappelle que ces forces représentent 30 % des forces de l’Otan en Europe et 70 % des équipements critiques. Dans quelle mesure les Européens pourraient-ils y pallier pour sécuriser le flanc oriental ? Plus généralement, dans le contexte actuel, et alors que la Russie est décrite dans le concept stratégique de 2022 comme la menace la plus importante et la plus directe pour l’Otan, quel est l’état des discussions entre le secrétaire général Mark Rutte et les alliés ?
M. David Cvach. Pour le moment, les Américains n’ont pas exprimé d’éléments précis concernant les modalités ou le calendrier d’un éventuel retrait. Mais si nous envisageons cette hypothèse, je dirais que l’essentiel concerne la manière dont celui-ci serait organisé entre eux et nous, de façon responsable, afin d’éviter de nous réveiller un matin avec une annonce nous obligeant à parer au plus pressé. Il y a toute une histoire de hausse et de baisse du nombre de troupes américaines en Europe. Si c’est organisé et que nous disposons d’une visibilité suffisante, la situation ne sera pas forcément ingérable.
Ensuite, les enablers sont actuellement essentiellement américains. En conséquence, il nous faut aller le plus vite possible pour nous doter des matériels les plus urgents évoqués dans la lettre de Mme von der Leyen, et nous permettre d’atteindre de la masse le plus rapidement possible.
Dans ce contexte, la discussion entre l’UE et l’Otan est désormais très différente de celle qui existait encore il y a peu, où les deux parties se regardaient en chiens de faïence. La personnalité, l’expérience et les bonnes relations du secrétaire général de l’Otan avec les leaders européens jouent à ce titre un rôle essentiel. Désormais, il existe une discussion permanente, qui est essentielle pour trouver des réponses, des deux côtés. Il n’y a pas de réponse au défi de l’autonomie stratégique qui soit uniquement à l’OTAN ou uniquement à l’OTAN. Les deux doivent travailler ensemble. L’Otan n’interviendra jamais en matière de politique industrielle, mais l’UE est en mesure de le faire, même s’il s’agit d’un défi pour elle dans le domaine de la défense. De son côté, l’Otan sait établir des plans et en déduire des processus capacitaires et des règles d’interopérabilité nécessaires.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie de votre intervention, qui a quelque chose d’un peu hallucinant puisque vous avez passé l’essentiel de votre temps de parole à nous décrire ce que serait d’une certaine façon l’Otan sans les États-Unis. Quels éléments du traité permettraient-ils aux États-Unis de se retirer et comment cela devrait être réalisé ? En réalité, si un État membre souhaite quitter l’Otan aujourd’hui, il doit le notifier aux États-Unis. On imagine mal les États-Unis se notifier leur retrait à eux-mêmes. Simultanément, s’ils se retiraient, on peut s’interroger sur ce qu’il adviendrait réellement de l’organisation.
Ensuite, ma deuxième question est évidemment liée à l’atmosphère. La manière dont l’administration agit et la façon dont M. Vance a souffleté les Européens au visage il y a peu de temps a suscité un certain émoi. Néanmoins, m’étant rendu à Bruxelles peu de temps après en compagnie de quelques collègues dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de l’Otan, je n’ai pas noté que cet émoi était tel que la plupart des États représentés envisageaient une véritable volonté de s’émanciper, à l’exception d’un parlementaire canadien, qui a eu des mots durs à l’égard de l’administration américaine. Dans le contexte actuel et connaissant le goût du chantage de Monsieur Trump, nous sommes fondés à nous demander si les États membres de l’Otan ne sont pas tout simplement prêts à mettre la main au porte-monnaie et à payer les 5 % espérés par le président des USA. Qu’adviendrait-il de l’Otan si les uns et les autres décidaient de payer 5 % ? Ne s’agit-il pas tout simplement de l’issue du bras de fer qui est entamé ?
Enfin, l’Union européenne n’est pas dotée de la compétence politique en matière de défense. Combien de temps allons-nous choisir d’outrepasser les traités sans nous mettre en conformité ?
M. David Cvach. Encore une fois, nous n’avons pas d’indication que les États-Unis souhaiteraient quitter le traité. Puisqu’ils en sont dépositaires, il est normal que tout retrait leur soit notifié. Dans cette hypothèse, il semble en revanche exister un débat interne aux États-Unis concernant les prérogatives présidentielles dans ce domaine. Par ailleurs, les États‑Unis ne sont pas obligés de se retirer de l’Otan pour que la crédibilité de leur soutien à l’Otan soit affaiblie
S’agissant de la volonté européenne d’émancipation, j’observe l’apparition de nouvelles déclarations. Je n’aurais jamais imaginé entendre lors de ma carrière diplomatique un potentiel chancelier allemand parler non pas d’autonomie stratégique mais d’indépendance européenne en tant qu’objectif à terme. À l’heure actuelle, le choc est tellement vertigineux sur le plan psychologique que certains hésitent à agir ou à demeurer dans le wishful thinking, le déni. Mais j’ai le sentiment que la bascule que nous attendons depuis longtemps est en train de se produire, dans les circonstances dramatiques que nous connaissons.
Je ne commenterai pas le terme de chantage que vous avez employé. Mais nous ne devrions pas avoir besoin de Donald Trump pour estimer qu’il nous faut dépenser bien davantage pour notre défense. Compte tenu de l’environnement international, notre sécurité diminue et nous devons la consolider, ce qui implique naturellement des coûts supplémentaires pour notre « assurance-vie ».
Ces éléments créent peut-être un espace de convergence avec les États-Unis. À vrai dire, les Américains peuvent souverainement considérer que les Européens, riches et nombreux, ne sont plus dans la situation qui était la leur dans les années 1940 et 1950 et qu’ils doivent être capables d’assurer leur propre sécurité pendant qu’eux s’occupent d’autres questions. Si l’on se place du point de vue américain, il faut reconnaître que le défi de la montée en puissance de la Chine leur pose des questions très complexes. Ce pivot ne date pas de Trump, il remonte au moins à l’administration Obama.
Compte de l’évolution possible des États-Unis, de la dégradation de notre environnement stratégique et de la situation en Ukraine à très court terme, nous avons intérêt à renforcer notre effort collectif de défense au niveau européen, dont nous aurons besoin pour faire face aux défis.
M. Guillaume Garot (SOC). Monsieur l’Ambassadeur, vous avez rappelé combien l’axe Trump-Poutine bouleversait le fonctionnement et probablement les fondements de l’Otan. Vous venez de parler de bascule à l’instant et l’on ne peut que vous rejoindre. La position américaine sur l’Ukraine, les attaques idéologiques contre l’Union européenne par le vice-président et les prises à partie par Trump de pays comme le Canada ou le Danemark changent à l’évidence radicalement la donne.
Comment devons-nous collectivement repenser le fonctionnement de l’Otan ? D’abord, faut-il repenser le processus décisionnel de l’Otan ? Nous devons nous poser cette question démocratiquement, afin de débattre. Enfin, nous avons tous en tête l’idée d’une articulation entre une nécessaire défense européenne et celle d’une Otan qui connaîtrait le désengagement des États-Unis. À cet effet, pouvez-vous nous fournir plus de détails sur le nombre d’hommes et de matériels nécessaires ?
M. David Cvach. Conscient que nous ne sommes pas à huis clos, je ne voudrais pas que mes propos soient mal interprétés. Il n’existe toujours pas d’indications particulières de la part des États-Unis témoignant de leur volonté de se retirer de l’Otan, ni même d’indications précises sur une réduction de leur contribution, en hommes ou en matériels. L’expression est même plutôt inverse.
Ce préalable étant posé, nous souhaitons que les Européens montent en puissance, à titre national, dans le cadre européen et celui de l’Otan. Je ferai preuve de prudence sur le fait de débuter par des questions de gouvernance, car elles recèlent un grand potentiel de crispation de toutes sortes de débats, y compris entre Européens. Avant de décider des emplois, de qui décide, l’enjeu essentiel consiste à effectuer une analyse commune des menaces et de nous doter de moyens, de matériels et d’une capacité à les faire fonctionner ensemble.
Lorsque nous aurons construit ces éléments, il sera temps de se demander le cadre de leur emploi, qu’il s’agisse d’un cadre otanien, d’un cadre UE ou un cadre ad hoc, en fonction des priorités du moment.
Un certain nombre de matériels dont nous avons besoin ne seront disponibles que dans un certain nombre d’années. Quelle peut être l’alternative ? Ce travail de réflexion doit être mené par des militaires et j’imagine que l’amiral Vandier a dû évoquer ces sujets devant votre commission.
Ensuite, il existe un défi RH à moyen terme, afin de continuer à attirer de manière pérenne, voire à augmenter les volumes dans les différentes forces armées des alliés européens. À court terme, l’enjeu consiste surtout à les faire rapidement se déplacer et travailler ensemble sur le théâtre européen, en fonction des nécessités. Ce travail est conjoint entre l’Otan, l’UE et les nations. Lorsque nous avons déplacé des troupes de France en Roumanie, nous nous sommes ainsi aperçus qu’un tel déplacement n’était pas si aisé, en raison de différentes contraintes physiques mais aussi réglementaires, qu’il nous faut rapidement lever.
M. Jean-Louis Thiériot (LR). Monsieur l’Ambassadeur, vous avez très clairement rappelé le rôle essentiel de l’Otan, en matière de planification capacitaire et d’interopérabilité. Notre groupe souhaite s’épargner les propos définitifs et moralisateurs et souligne qu’il importe de sauver ce qui peut ou ce qui doit l’être de la relation transatlantique de sécurité collective. Naturellement, cela ne nous empêche pas de réfléchir au futur.
Ensuite, dans la situation d’incertitude que nous connaissons, nous trouvons irresponsable d’agiter la peur d’un partage de la décision nucléaire. À aucun moment, aucun dirigeant français n’a parlé d’un partage de cette décision. En revanche, la dimension européenne des intérêts vitaux de la France a été évoquée par le général de Gaulle dès 1964, dans une ordonnance déclassifiée aux armées dans laquelle l’Allemagne et le Benelux étaient évoqués. Cet aspect a ensuite été rappelé par tous les présidents de la République.
Cela posé, pour négocier dans les meilleures conditions, y compris avec nos alliés américains, il faut être capable d’avoir un plan B pour essayer de sauver le plan A. Le grand intérêt de l’Otan réside dans ses états-majors, à peu près 15 000 hommes, et ses enablers. Combien d’officiers européens faudrait-il disposer pour disposer d’une capacité de substitution ? Sommes-nous capables de le faire ? Quel est le budget prévisionnel pour arriver à remplacer ces enablers et sous quelle échéance ? Enfin, vous êtes en contact avec vos homologues allemands ou d’autres pays de l’Europe. Compte tenu notamment du discours très fort du probable futur chancelier Merz, pensez-vous que nous assistons à un changement de fond ?
M. David Cvach. Je partage avec vous l’idée de ne pas être moralisateur mais de réfléchir ensemble, qui correspond aux priorités du moment. L’idée de réfléchir à un plan B inquiète parfois certains de nos alliés, qui redoutent qu’elle soit autoréalisatrice. Ils craignent qu’en donnant trop le sentiment aux Américains que nous sommes prêts à réfléchir à ce que nous ferions sans eux, nous accélérions un retrait qu’ils n’ont pas encore décidé. Il faut entendre cette prudence, même si elle peut parfois nous agacer. La France est le seul pays en dehors des États-Unis à ne pas envisager l’Alliance comme sa condition de survie. Par conséquent, réfléchissons à ce scénario, mais ne le présentons pas comme quelque chose d’inévitable ou de souhaitable.
De nombreux alliés sont pris de vertige lorsqu’ils évaluent ce qu’impliquerait le remplacement intégral du nombre de militaires et de matériels américains si ceux-ci devaient être substitués à due proportion. Cela apparaît tellement colossal que certains pourraient préférer ne pas l’envisager et privilégier de mettre la pression sur M. Zelensky plutôt que sur M. Trump. Sans méconnaître l’ampleur du défi auquel nous faisons face, je pense qu’il est préférable de raisonner à partir de ce que nous pourrions faire par rapport aux besoins les plus urgents. D’une certaine manière, il s’agirait d’une façon « européenne » de conduire la guerre si nous sortions d’un schéma qui est aujourd’hui très largement américain.
Compte tenu de notre histoire et de notre culture militaire, nous sommes assez bien placés pour être ceux qui pourraient concevoir une manière européenne de faire la guerre, qui préserve les apports de l’Otan, qui est en réalité notre langage commun. Il faut préserver ce langage commun qu’il serait difficile de recréer autrement, mais aussi les procédures et plus largement, tout ce qui permet cette interaction, cette fluidité et cette « glu ». Dans l’hypothèse que vous soulevez, il faudrait le faire autrement, avec probablement moins de monde dans les états-majors. À cet égard, l’Otan peut avoir tendance à développer des états-majors très nombreux, par comparaison avec le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO).
Si les Américains devaient se retirer dans une hypothèse extrême, certaines estimations évaluent les dépenses de substitution nécessaires pour l’Europe nettement au-delà de 5 % du PIB. Mais encore une fois, je ne pense pas qu’il faille raisonner de la sorte, pour privilégier les actions que nous pourrions mener dans les délais les plus rapides, et en déduire une stratégie militaire « suffisante. »
M. le président Jean-Michel Jacques. Il me semble en outre nécessaire de relativiser la menace russe. La Russie a une population de 143 millions d’habitants, quand la population totale de l’Europe s’établit à 450 millions.
M. David Cvach. Vous avez raison. Il est regrettable, dans la situation actuelle, de donner une telle importance à la Russie, qui ne la mérite pas en vérité. Il n’est pas particulièrement impressionnant que la Russie en soit là où elle en est aujourd’hui après trois ans de guerre.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Monsieur l’Ambassadeur, le lien transatlantique est perturbé par les positions et les déclarations des représentants politiques étasuniens au sujet des relations internationales et européennes. Les garanties de sécurité américaines sont remises en cause ou en tout cas fortement interrogées. L’autonomie stratégique devient inévitable pour la sauvegarde du continent. Les États-Unis ne pourront plus être le principal pourvoyeur de sécurité.
Nous allons devoir dépasser cette situation à court terme et à plus long terme. La solidarité au niveau européen pour l’autonomie stratégique de l’Europe doit s’organiser pour repenser et consolider sa sécurité. La France y joue un rôle majeur. La Pologne assure actuellement la présidence du Conseil de l’Union européenne et engage des orientations sur plusieurs volets de la défense. Le premier objectif concerne le débat sur le financement de la défense dans l’Union et l’augmentation des dépenses pour maintenir cette défense à un niveau adapté aux menaces hybrides. La montée en puissance des Européens dépend de financements publics et privés, du développement et du renforcement de l’innovation en matière de recherche et développement.
Le deuxième objectif vise à soutenir les infrastructures clés de défense et à double usage tel que le bouclier oriental et la ligne de défense de la Baltique. Face à des incidents récurrents et plus récemment au sabotage de câbles et de gazoducs sous-marins, l’Otan a renforcé sa présence en mer Baltique pour protéger les infrastructures stratégiques. Enfin, la Pologne avait annoncé le renforcement de la coopération avec l’Otan et des pays non‑membres de l’Union européenne. Quels sont les scénarios les plus probables entre le renforcement du pilier européen de l’Otan, la coordination de la coopération entre l’UE et l’Otan et le développement d’une défense commune avec les pays européens volontaires ? Sont-ils compatibles ? Enfin, quelle est l’ambiance vos homologues dans ce contexte troublé ?
M. David Cvach. Je vous avoue que l’ambiance est très particulière ; je suis probablement le seul ambassadeur de France dans l’histoire de l’Otan qui reçoit régulièrement ses collègues venant chercher du réconfort.
Les trois pistes que vous esquissez sont non seulement compatibles, mais plus encore, je pense qu’elles sont absolument essentielles pour notre édifice. Le préalable porte sur le renforcement des efforts nationaux. Dans ce domaine, il convient de raisonner bien au‑delà des questions de pourcentage ou de dépenses de défense ; chaque nation doit conduire un véritable travail opérationnel.
Je souligne également la dynamique intéressante existant entre les pays désireux et capables de faire plus. De fait, en matière de coopération renforcée, des événements intéressants se produisent chez les pays nordiques par exemple, qui sont aujourd’hui politiquement alignés quand ils poursuivaient des options stratégiques assez différentes, il y a peu de temps encore. Ils renforcent non seulement leurs budgets nationaux, mais également leur coopération, y compris avec les pays baltes, à travers le forum Nordic-Baltic Eight. De notre côté, le format dit « E5 » se réunit régulièrement, mais désormais, il faut considérer les pays nordiques comme une entité de poids. En tant que diplomate, j’observe que cette crise donne presque spontanément naissance à de nouveaux formats rassemblant des pays prêts à dépenser plus et à prendre plus de risques. Ces formats produiront des effets au sein de l’UE, mais également de l’Otan. En conséquence, ces différentes dynamiques s’épaulent totalement, selon moi.
Au sein de cet ensemble, il existe quelques relations clefs, à l’instar de la relation historique qui nous lie aux Britanniques. De fait, vous constatez que le président de la République et le premier ministre britannique sont très agissants actuellement sur la question ukrainienne. Ce travail ira bien au-delà, puisqu’un sommet bilatéral important se déroulera au mois de juin. La dynamique franco-allemande est également historique, mais son potentiel semble revigoré en matière d’autonomie stratégique, compte tenu des orientations de M. Merz.
Je pense enfin à la dynamique franco-polonaise. La Pologne constitue déjà un acteur très important de la défense européenne et le sera encore plus demain, compte tenu des investissements auxquels elle consent. Nous devons à ce titre mener un travail pour densifier fortement la relation franco-polonaise, qui a connu des hauts et des bas. Sur le plan politique, nous sommes à nouveau en phase, mais il convient également que les « infrastructures » politico-militaires des deux pays se connectent bien davantage. Pour terminer, fort de mon expérience en Suède, je pense que nous avons également beaucoup à accomplir avec les pays nordiques.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je rappelle que le format E5 regroupe la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Pologne et l’Italie.
Mme Josy Poueyto (Dem). Au préalable, je regrette que votre audition ne se déroule pas aujourd’hui à huis clos pour profiter plus amplement de votre expérience et échanger de manière plus profonde.
Ensuite, avec plusieurs collègues parlementaires, nous nous sommes rendus en Roumanie, où nous avons rencontré les forces de l’Otan. Nous y avons rencontré des militaires très engagés, même si nous espérons qu’ils ne seront pas obligés d’agir.
Nous parlons depuis longtemps de défense européenne face à la vulnérabilité de l’Europe en termes de souveraineté stratégique. Au nom du groupe démocrate qui porte l’Europe dans son ADN, je ne peux qu’insister une nouvelle fois : les intérêts de la France se retrouvent dans les intérêts de l’Europe, en particulier dans les sujets de la défense. De fait, nos modèles d’armées ne peuvent répondre à des enjeux de masse qu’à travers des alliances.
Je constate que les États-Unis poussent l’Europe à s’autonomiser. Je ne sais pas à ce stade s’il faut en remercier Donald Trump ou non. Je sais en revanche que depuis des décennies, les Américains nous invitent régulièrement à participer davantage au pot commun du budget de l’Otan. Mais les Européens, pour de multiples raisons, ont choisi de rester des consommateurs de sécurité auprès des États-Unis. Si l’on en croit l’excellent rapport de 2023 de nos collègues Larsonneur et Thiériot, en 2022, il manquait ainsi 76 milliards d’euros d’investissements cumulés par les États membres en faveur de leur défense pour atteindre l’objectif collectif des 2 % du PIB. Pour autant, les commandes des pays européens représentent la grande majorité des ventes conclues en 2023 par les États-Unis, pour un montant total de 80 milliards de dollars, soit un record.
En vérité, nous ne découvrons pas que l’Europe dépend non seulement du parapluie des États-Unis, mais aussi du matériel américain qui est acheté et utilisé par un certain nombre d’États membres de l’UE. La hausse sensible des défenses militaires en Europe n’a que faiblement profité à la base industrielle et technologique de défense (BITD). Avez-vous une idée du total actualisé de ces matériels présents sur le sol européen ?
M. le président Jean-Michel Jacques. Le sujet du huis clos a effectivement suscité débat au sein du Bureau de la commission. Nous étions un certain nombre à défendre son utilité, qui me semble essentielle, à sa juste mesure.
M. Jean-Louis Thiériot (LR). Je partage totalement l’avis de ma collègue Poueyto. Pour un certain nombre d’auditions, nous devons revenir au format du huis clos, sans lequel nous ne pourrons pas traiter du fond et nous nous limiterons à des postures.
M. David Cvach. Je demeure naturellement à la disposition de la représentation nationale, quels que soient les formats.
Madame la députée, votre question a trait à l’évaluation de la compensation qu’il nous faudrait effectuer en cas de retrait américain en Europe. Comme je l’ai indiqué précédemment, il ne me semble pas pertinent d’envisager de procéder à une substitution à due proportion des moyens que les Américains consacrent sur le théâtre européen, mais plutôt de réfléchir à la manière dont nous pourrions de manière rapide, crédible et réaliste, avec des moyens supplémentaires, assurer une défense suffisante.
M. Didier Lemaire (HOR). Depuis quelques jours, les pays européens membres de l’Otan sont confrontés à un changement radical de leur architecture de défense. Beaucoup contestent l’engagement américain à protéger ces derniers d’une attaque au titre de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Or aujourd’hui, ce parapluie américain n’est plus garanti.
Ce changement surprend peut-être moins la France que d’autres pays. Depuis 2017, la France, par la voix du président de la République, appelle à renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe et la souveraineté industrielle du continent en matière de défense. Nous avons fait adopter en 2023 une loi de programmation militaire qui a grandement contribué à la montée en puissance de nos armées. Force est de constater que nous avions raison sur ce point, parfois à rebours de nos partenaires européens prompts à asseoir leurs économies sur les dividendes de la paix.
De notre côté, dès la revue stratégique de 2022, nous parlions d’une position d’équilibre entre notre rôle de bon élève au sein de l’Otan et la nécessaire émergence d’une défense européenne. Mais aujourd’hui, ce n’est plus équilibre mais une véritable bascule qu’il faut opérer en faveur de l’Europe et de la défense. Dans cette logique de bascule en faveur d’une défense européenne, comment la France agit au sein de l’Otan pour créer un pilier européen capable d’influencer la marche de l’Alliance ?
M. David Cvach. Cette question se pose d’une manière complètement nouvelle depuis quelques semaines. Notre position à l’Otan est singulière, mais nous sommes reconnus comme un des principaux partenaires et contributeurs de sécurité. Régulièrement, nous sommes cependant en décalage par rapport à la tendance dominante sur le plan politique. Au sein de l’Otan, nous n’étions pas, comme nous le sommes au sein de l’UE, au cœur des équilibres politiques. À l’Otan, les pays ne se tournent pas spontanément vers la France pour lui demander ce qu’elle propose, ce qui arrive en revanche tous les jours au sein de l’UE.
Depuis quelques semaines, la donne a un peu changé ; il existe un réel appétit pour une concertation européenne plus nourrie. Habituellement, au sein de l’Otan, chacun a tendance à parler aux États-Unis plus qu’à n’importe quel autre partenaire, mais l’ambiance est désormais et pour le moment quelque peu différente. Nous entendons, nous lisons que « la France a eu raison ». Nous devons en avoir conscience tout en ne nous drapant pas dans la posture de celui « qui l’avait bien dit ». Nos partenaires attendent de notre part des solutions, ou à tout le moins des pistes.
À ce sujet, le travail que mène le président de la République auprès de M. Trump, de M. Zelensky, des Européens ; le travail en commun avec le Premier ministre britannique, nous confère un ce moment un crédit considérable. Nos partenaires reconnaissent d’autant plus que la France avait finalement eu raison qu’elle essaye de faire tout ce qu’elle peut actuellement pour limiter les dégâts. Nous n’adoptons pas une attitude de Schadenfreude, qui consiste à se réjouir des malheurs des autres. Désormais, il importe de transformer notre influence pour consolider notre travail, au sein de l’Otan.
En dehors de l’Otan, je pense que cela en prend le chemin, comme en témoignent les différents groupes qui se réunissent. Il existe manifestement une dynamique intéressante au sein de l’Union européenne et il faut que cette dynamique qui est plus fragile à l’Otan – car il est plus difficile de la développer dans cette enceinte – y soit consolidée dans les prochaines semaines et les prochains mois. Cela passera surtout par des rencontres informelles, ainsi que par l’obligation de nous assurer que nous sommes bien alignés avec les positions nationales exprimées par nos leaders lors de leurs contacts ou à l’UE. Cela semble presque élémentaire, mais il existe souvent un phénomène de « bulle » à l’Otan où l’on ne parle pas exactement de la même manière qu’ailleurs. Je m’emploierai dans les prochains mois à ce que les pays européens désireux et capables agissent de plus en plus en concertation, coopération et coordination, de manière unie.
M. David Habib (LIOT). En préambule, je tiens à rappeler que l’agresseur est Poutine et non Trump. Trump nous déçoit, nous déstabilise, nous trahit. Mais encore une fois, l’agresseur est Poutine. Je tiens à le rappeler au moment où un certain nombre de formations politiques profitent de cette situation pour remettre en cause le lien historique qui nous unit avec les États-Unis.
Je présidais la séance lors de laquelle la France a renoncé à vendre les frégates à la Russie et je me souviens des interventions délirantes qui avaient eu lieu dans l’hémicycle, notamment de la part du groupe LR de l’époque. Encore une fois, Poutine est l’agresseur, l’ennemi. François Hollande a eu raison de rappeler que nous ne parlerons à Poutine que lorsque Zelensky l’aura fait. Le lien de solidarité avec les Ukrainiens passe aussi par cela.
L’acceptabilité de l’effort et de l’engagement relève de la volonté des peuples et non du désir des gouvernants. Quel est d’après vous le niveau d’acceptabilité à l’intérieur de l’Otan, qui permettrait éventuellement aux gouvernants de prendre des décisions courageuses et innovantes ?
M. David Cvach. Il ne me revient pas de mener des analyses trop politiques. Cependant, j’ai le sentiment que puisque nous vivons une situation de crise, le dialogue entre les gouvernants et les opinions peut également faire évoluer ces dernières, qui sont plus malléables. Elles n’ont probablement pas envie de consentir à des sacrifices, mais elles sont aussi conscientes que nous vivons un moment dangereux. Elles ont besoin que nous fassions preuve de pédagogie avant d’en tirer leurs propres conclusions. D’une certaine manière, vos efforts contribuent également à éclairer l’opinion.
S’agissant de l’acceptabilité, j’en reviens également à la logique « désireux et capables » : les pays qui s’engagent le plus loin sont ceux dont les gouvernements estiment que leurs opinions y sont prêtes. La plupart des pays qui disposent d’une frontière et d’une histoire communes avec la Russie ou sont à proximité sont manifestement déterminés à beaucoup dépenser, mais également à organiser leur défense et leur société pour faire face aux défis militaires, mais aussi hybrides. Plus l’on s’éloigne de la frontière, plus le paysage sociopolitique devient nuancé.
Quelques exceptions doivent être mentionnées, à l’instar de la France et du Royaume-Uni, en raison de notre statut de puissance globale dotée, de notre culture stratégique. Je pense également aux Pays-Bas. La destruction en juillet 2014, au-dessus de l’est de l’Ukraine, de l’avion de la Malaysia Airlines reliant Amsterdam à Kuala Lumpur y joue certainement un rôle, au même titre que d’autres facteurs.
Cela ne signifie pas pour autant que les opinions des autres pays ne soient pas conscientes des dangers. Les annonces se multiplient tellement du côté américain que l’on n’en oublierait que l’administration est seulement en fonction depuis six semaines. Il faudra donc surveiller de quelle manière les opinions évoluent. Mais il semble définitivement se passer quelque chose d’intéressant en Allemagne.
M. Édouard Bénard (GDR). Monsieur l’ambassadeur, je me réjouis de votre audition de ce jour devant notre commission, des éclairages que vous nous apportez quant à la représentation permanente de la France auprès de l’Otan, en matière diplomatique, de coordination militaire et politique, de suivi de l’engagement français dans les missions de maintien de la paix et d’exercices militaires menés sous l’égide de l’Alliance.
L’actualisation de notre revue stratégique ne saurait s’extraire d’un contexte largement évoqué. L’équilibre géopolitique mondial a connu de multiples bouleversements ces dernières années, en Afrique de l’Est et de l’Ouest, au Soudan, en République démocratique du Congo, mais aussi à travers le conflit israélo-palestinien et la guerre en Ukraine. Ces derniers jours, chaque heure nous apporte son lot d’inquiétudes, d’incertitudes, quant à notre niveau de mobilisation et quant à l’engagement de Washington.
Au regard de la posture américaine sur l’invasion russe en Ukraine, sortir a minima du commandement intégré de l’Otan – que nous, communistes, avons toujours considéré comme de l’impérialisme atlantiste – représente non seulement une nécessité historique, mais aussi une urgence politique. Notre revue stratégique ne saurait en faire l’impasse, y compris dans une logique européenne, pour véritablement changer de cap et construire de nouvelles coopérations avec le Sud global, pour lesquelles l’organisation transatlantique constitue un frein.
Ni allégeance, ni alignement ; mais dialogue et diplomatie constituent les deux lignes qui doivent guider tout accord de défense. Sous cette égide, quelle est votre appréciation de l’opportunité d’ouvrir enfin une nouvelle ère de relations entre d’une part la France et l’Europe, et d’autre part les BRICS, dans le cadre précis de l’actualisation de notre revue stratégique nationale ?
M. David Cvach. À ce jour, je crois que notre politique se résume assez bien dans l’idée que nous sommes alliés, mais pas alignés. L’agression russe de 2022 en Ukraine a ramené l’Alliance à ses fondamentaux, qui visent à préparer la guerre avec la Russie pour éviter qu’elle n’ait lieu maintenant. Pour autant, notre diplomatie ne se limite pas à cet aspect. Il existe un Sud global, même si cette terminologie n’est sans doute pas la plus appropriée, et nous disposons de relations avec un certain nombre de ces pays.
Je suis persuadé que notre relation avec les BRICS et avec le Sud global dépendra en très grande partie de la manière dont la guerre en Ukraine s’achèvera. Même si ces pays font une lecture différente de la nôtre de ce conflit, ils regarderont de très près la manière dont nous – alliés, mais aussi européens – nous comportons, sommes capables ou non de défendre nos intérêts.
M. Matthieu Bloch (UDR). Permettez-moi de m’associer aux propos tenus concernant le huis clos. Compte tenu du contexte géopolitique, il aurait été préférable de tenir cette réunion dans ce cadre, à condition que chacune et chacun le respectent.
Nous vivons un moment de refondation de la géopolitique mondiale, les fondements de l’architecture de sécurité européenne sont bouleversés. Historiquement, l’Alliance avait été créée pour contenir l’expansion de l’URSS. Lors de l’invasion de l’Ukraine, la mobilisation transatlantique laissait penser que l’Alliance demeurait solide, comme en témoignait l’adhésion de la Suède, puis de la Finlande. Certains ont même parlé de « résurrection » de l’Alliance. Cependant, l’arrivée d’une nouvelle administration à Washington marque une rupture.
Jusqu’à présent, les États-Unis avaient fourni l’équivalent de 120 milliards de dollars d’aides militaires à l’Ukraine. Mais hier, Donald Trump a annoncé la suspension de cette aide. Il s’agit là bien évidemment d’un cataclysme. En effet, malgré les relents expansionnistes russes, c’est bien la Chine qui sera demain le grand rival de l’Occident. C’est bien ce pays qui préoccupe les esprits de l’état-major américain. Ainsi, c’est parce que les Américains veulent s’émanciper de leur dépendance aux raffineries de terres rares chinoises que Donald Trump souhaite exploiter les minerais ukrainiens. Dans cette grande opposition qui s’annonce, l’Alliance atlantique n’a jamais été aussi cruciale pour les Occidentaux en général et pour les Français en particulier.
Avec nos territoires d’outre-mer, notre espace maritime immense et nos forces armées en Polynésie et en Nouvelle Calédonie, nous disposons incontestablement d’intérêts vitaux dans le Pacifique. Il serait hasardeux d’affirmer que nous avons des intérêts vitaux similaires à l’est du continent européen. La France occupe une position unique au sein de l’Alliance.
Hormis les États-Unis, elle est la seule puissance nucléaire entièrement autonome. Malgré cela, le président Macron appelle à la constitution d’un pilier européen au sein de l’Otan. Face à l’émergence de l’hyperpuissance chinoise, n’est-il pas grand temps de constituer un véritable pilier français au sein de l’Otan, qui pourrait pérenniser cette alliance de concert avec nos alliés américains ?
M. David Cvach. La Chine est en effet au cœur des événements que nous connaissons actuellement dans la relation transatlantique, puisque la focalisation sur la Chine conduit les Américains à signifier aux Européens qu’ils doivent s’occuper eux-mêmes de leur sécurité, voire de la Russie. Notre politique consiste à concentrer l’Otan sur son cœur de métier que j’ai décrit au début de mon intervention. De ce point de vue, l’Alliance est aujourd’hui plus forte qu’il y a trois ans. Quelles que soient les évolutions, il s’agit là d’une expérience et d’un capital acquis qu’il faudra essayer de préserver et de renforcer.
Notre politique n’a pas pour objet de déployer l’Otan dans l’Indo-Pacifique ou de substituer la Chine à la Russie comme sa priorité. Cela n’est pas conforme à son mandat, ni à la définition de son périmètre inscrit dans le traité. Nous estimons en outre que cela n’est pas conforme à nos intérêts. Des discussions peuvent intervenir au sein de l’Otan sur certains aspects de la politique chinoise quand ils concernent le théâtre euro-atlantique ou le soutien que la Chine peut apporter à la Russie dans la guerre en Ukraine. Mais il ne nous semble pas que l’objectif de l’Otan consiste à organiser la réponse collective de l’Occident à la menace chinoise.
J’observe d’ailleurs que l’administration américaine ne semble pas s’orienter en ce sens. Elle envisage plutôt une division du travail, par géographie. Cela ne signifie pas pour autant que les Européens ne doivent pas traiter un certain nombre de défis posés par la Chine, qui peuvent osciller entre coopération et rivalité selon les sujets. Nous sommes d’ailleurs très actifs et leaders sur cette question, mais dans le cadre de l’UE où, depuis des années, nous avons fortement incité nos partenaires à adopter une stratégie indo-pacifique, et aussi dans le cadre de nos relations bilatérales, plutôt que dans celui de l’OTAN. Nous voulons que les Européens définissent leurs intérêts et par conséquent, leurs lignes rouges et leur stratégie vis‑à-vis de la Chine, pour leur propre compte.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de six questions complémentaires, en commençant par une première série de trois questions.
Mme Catherine Rimbert (RN). L’actualisation de la RNS de 2022 s’inscrit dans un contexte où l’Europe cherche à se doter d’une véritable capacité de défense. Mais parler de stratégie européenne de défense sans interopérabilité des armées européennes ne revient qu’à entretenir une illusion. Sans convergence des équipements, des doctrines et des chaînes de commandement, toute ambition stratégique commune reste vaine. Le conflit en Ukraine a révélé notre dépendance aux États-Unis, non seulement pour le renseignement, mais aussi pour les équipements militaires. Les armées européennes achètent massivement du matériel américain, comme le F35, rendant toute mutualisation capacitaire impossible. Dans ce cadre, comment bâtir une Europe de la défense que certains souhaitent si chaque pays continue de privilégier des achats hors d’Europe ? Monsieur l’Ambassadeur, selon vous, quel pays serait prêt à acheter du matériel européen en lieu et place du matériel américain pour répondre de manière plus efficace à cette volonté d’interopérabilité ?
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Monsieur l’Ambassadeur, je souhaite vous interroger sur la vocation et l’avenir du centre d’excellence spatiale de l’Otan situé à Toulouse et dont l’objectif affiché consiste à renforcer notre autonomie stratégique, en particulier dans les capacités stratégiques, d’appui aux opérations et de surveillance du trafic orbital. Ce centre a été pensé dans une logique de collaboration avec l’Alliance otanienne, et donc avec les États-Unis, dont la politique consiste notamment à monnayer leur protection militaire en échange d’une augmentation des budgets nationaux de défense et d’un achat de matériels américains.
Or le contexte actuel, hanté par les velléités hégémoniques de l’Amérique de Donald Trump et son porte-flingue « astro-fasciste » Elon Musk, ne devrait-il pas nous amener à remettre en question un tel projet afin de consolider notre souveraineté depuis notre territoire ? Son ouverture au Pentagone et sa Space Force ne risquent-elles pas d’en faire un nouveau cheval de Troie contribuant à notre vassalisation ? Ne serait-il pas plus pertinent de placer l’accent sur une coopération intergouvernementale sous condition et focalisée, en faisant de ce centre encore dans les limbes un outil d’interopérabilité et de collaboration restreint aux seuls pays européens « intéressables » hors périmètre otanien le cas échéant et avec d’éventuels partenaires du Sud global ? En d’autres termes, à Toulouse comme ailleurs, ne serait-il pas temps de dégager les Américains avant qu’ils ne nous dégagent d’eux‑mêmes ?
M. Damien Girard (EcoS). L’Alliance atlantique représentait jusqu’à aujourd’hui le fondement de la sécurité collective européenne, malgré les avertissements de la France sur la nécessité de l’autonomie stratégique de notre continent. Le durcissement des relations internationales et les orientations connues du président américain en matière de défense remettent en cause la crédibilité de cette sécurité.
Malgré ses défauts, l’Otan a permis de constituer un outil précieux en matière opérationnelle. La France y contribue notamment depuis sa réintégration à son commandement intégré. L’Otan est aujourd’hui le cadre où les soldats européens se rencontrent et s’entraînent, mais aussi un outil important en matière d’harmonisation du matériel. Pourtant, les États-Unis semblent vouloir se mettre en retrait de leur rôle sécuritaire en Europe. Cela interroge le futur de l’Otan. Quelle base d’interopérabilité l’Otan offre-t-elle pour une montée en puissance de la défense de l’Europe qui irait à terme vers une Europe de la défense ? Qu’est-il transposable rapidement ? Que faut-il encore construire à l’échelle européenne ?
M. David Cvach. Vos trois questions illustrent les interrogations actuelles sur les risques d’un retrait, mais aussi d’une domination.
Madame la députée, vous m’avez interrogé sur la préférence européenne. Il semble désormais acquis que tous les pays dépenseront plus en matière de défense. Comme je l’ai indiqué précédemment, nous nous impliquerons très fortement afin que l’argent européen s’oriente vers des programmes européens. Non seulement nous ne disposons pas d’une production suffisante en Europe, mais ces produits sont aussi souvent très différents et insuffisamment interopérables. Le volet européen peut ainsi contribuer à réduire le nombre de systèmes d’armes et à assurer leur bonne compatibilité.
S’agissant de l’argent national, les nations resteront libres d’opérer les choix qu’elles souhaitent. Il est incontestable qu’historiquement, un grand nombre de pays ont choisi d’acheter américain pour des raisons techniques et politiques. Désormais, chacun devra s’interroger pour savoir comment modifier ou non son portefeuille. À titre d’exemple, les Pays-Bas ont récemment signé avec Naval Group un contrat considérable pour des sous‑marins, tout en continuant par ailleurs à acheter massivement aux Américains. Je ne pense donc pas que nous vivrons un basculement complet, mais plutôt une diversification. Si dans un contexte d’accroissement global des volumes, nous parvenons à extraire l’industrie européenne de la marginalité pour qu’elle devienne un acteur important, il s’agira déjà d’une première étape décisive.
Ensuite, le spatial constitue un assez bon exemple de l’influence française au sein de l’Otan. La stratégie spatiale française et la stratégie spatiale de l’Otan se ressemblent, ce qui n’est pas le fruit du hasard. Nous avons œuvré pour faire en sorte que la stratégie spatiale de l’Otan respecte nos lignes rouges, nos prérogatives nationales et favorise une prise de conscience bien plus établie de l’importance du spatial dans notre défense sur le plan européen.
De fait, l’Otan peut également constituer un forum où nous parvenons à promouvoir notre vision, y compris sur le plan nucléaire. Nous n’appartenons pas au groupe des plans nucléaires, mais je parle régulièrement pour expliquer notre doctrine et pour défendre nos positions. Ceux qui s’intéressent à cette question peuvent observer que pour la première fois, aucun allié de l’Otan observateur n’a participé à la dernière réunion des États parties au traité d’interdiction des armes nucléaires. Je pense que notre action, y compris à l’Otan, n’y est pas tout à fait étrangère. Nous souhaitons investir l’Otan comme un lieu où nous propageons notre vision des intérêts européens dans l’espace. Or vous savez bien à quel point nous sommes dans une situation presque critique dans ce domaine.
Par ailleurs, je ne vois pas en quoi le centre d’excellence à Toulouse deviendrait un instrument d’inféodation de la France à la politique spatiale américaine. En revanche, une fois pleinement installé et opérationnel, ce qui devrait être le cas très rapidement, il pourra constituer un outil d’influence auprès de nos partenaires.
En matière d’interopérabilité, de nombreuses actions ont été menées dans le cadre de l’Otan. Nous sommes déjà aujourd’hui plus interopérables, mieux entraînés et mieux préparés aux différents scénarios de crises et de menaces. Il nous faut les préserver, mais aussi les renforcer, aller plus loin. Dans un scénario extrême de retrait rapide des capacités américaines – qui encore une fois n’est pas du tout confirmé – il nous faudrait acquérir le plus rapidement possible des enablers, ces capacités critiques.
M. Christophe Blanchet (Dem). Ce matin, nous parlons de l’autonomie stratégique et la défense. Mais pour pouvoir disposer d’une telle autonomie, encore faut-il de l’énergie. Trump l’a très bien compris. Il y a quinze jours, il a ainsi publié un décret créant le Conseil national pour la domination énergétique. Il s’agit bien là de domination énergétique et non d’indépendance ou d’autonomie énergétique. Sa vocation consiste à dominer le monde en matière énergétique et à se partager ce domaine avec Poutine, dans une forme de nouveau Yalta.
En effet, ces deux États sont totalement souverains en matière énergétique – pétrole et gaz – contrairement à l’Europe qui est dépendante de l’extérieur à 58 % dans ce domaine, la France l’étant pour sa part à hauteur de 48 %, grâce au nucléaire. Ne sommes-nous pas rentrés dans une troisième guerre mondiale de l’énergie, dont l’Ukraine est à la fois le cœur et la victime ?
Mme Nadine Lechon (RN). « Il n’y a pas de défense sans espace, ni d’espace sans défense ». Tels sont les propos du général Philippe Steininger dans son ouvrage relatif aux révolutions spatiales. Trois éléments sont clairement identifiés : les données d’origine spatiale sont de plus en plus nombreuses et nécessaires pour les combattants ; l’espace en lui-même est un lieu conflictuel et enfin l’arrivée des organisations privées dans l’espace-temps.
Nous avons donc affaire à un périmètre où les acteurs, et donc les conflictualités, se multiplieront. L’Otan reconnaît déjà l’espace comme un milieu d’opération. Pour autant, ce milieu est complètement dominé par les États-Unis et pose donc de sérieuses questions relatives à notre dépendance dans ce domaine. La France est le fer de lance de l’aérospatiale européen et pourrait impulser à ce titre une prise de conscience et des moyens de mobilisation bien plus importants. La RNS révisée constitue également un moyen de sensibiliser le pays à la question du spatial et à l’exercice plus large de noter souveraineté en la matière.
En conséquence, le spatial ne doit plus être une simple déclinaison, mais bien un sujet à part entière de notre futur RNS. De quelle façon selon vous la France pourrait-elle impulser cette nouvelle dynamique au sein de l’Otan et d’autres pays européens ? Comment cela pourrait-il être présenté dans le cadre de la révision de la RNS ?
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). En préambule, je souhaite rappeler que le traité de Washington, socle de l’Otan, trouve son fondement dans l’article 51 de la Charte des Nations unies, qui réaffirme le droit naturel des États indépendants à légitime défense, individuelle ou collective. Lorsqu’il est question de ces sujets, j’ai toujours une pensée pour les femmes et aux hommes qui subissent la guerre, pour les femmes et aux hommes qui la mènent.
Je me permettrai de revenir simplement sur un point que vous avez un peu éludé et qui concerne la question du processus décisionnel de l’Otan. Les États européens, au-delà de l’UE, se sont réunis très rapidement il y a quelques jours à Londres. À ce titre, je regrette que les États baltes en aient été exclus. Dans le cadre de ce processus décisionnel, comment pouvons-nous faire face à ce réalignement des États unis ? Comment pouvons-nous décider rapidement ? S’agit-il du cadre de l’Otan, qui procède via un processus de consensus assez particulier ou faut-il créer des organisations ad hoc ?
M. David Cvach. Vos deux premières questions me permettent de souligner la nécessité d’un travail commun entre l’UE et l’Otan pour répondre à la crise du moment. Nous avons surtout évoqué ce matin les enjeux liés à la défense et à la sécurité, mais le défi transatlantique est aussi fort, voire supérieur en matière énergétique et commerciale. En conséquence, la réponse européenne doit être intégrée, qu’il s’agisse de la réponse des Européens à l’Otan sur les sujets qui concernent l’Otan ou de leur réponse à l’UE sur les sujets qui concernent l’Union européenne. L’énergie s’inscrit d’ailleurs plutôt dans cette catégorie, mais l’essentiel consiste à ne pas réfléchir en silo.
Ensuite, j’ai déjà évoqué la priorité constituée par les enablers, qui sont également capitaux pour la dimension spatiale. Dans ce domaine, notre pays peut jouer un rôle particulier. Comme je l’ai souligné, nous investissons également l’Otan pour sensibiliser nos partenaires au spatial, mais il ne faut pas négliger le volet européen dans notre réponse, comme en témoigne la décision sur la constellation Iris2. Le « réveil » des Européens passe aussi par cette dimension spatiale.
S’agissant du processus décisionnel, l’Otan fonctionne par consensus, règle à laquelle nous sommes extrêmement attachés, même s’il est plus difficile de faire fonctionner une organisation par unanimité plutôt qu’à la majorité. Je ne vois pas poindre à l’heure actuelle un « Grand soir » institutionnel de la gouvernance et de la décision à l’Otan. En revanche, il me semble que les Européens peuvent s’y affirmer davantage lors des très nombreux débats et réunions. Ils le feront d’autant plus que nous aurons défini en dehors de l’Otan des grandes lignes d’action à décliner au sein de l’UE, de l’Otan mais peut-être également dans d’autres enceintes.
Il existera peut-être un jour une traduction institutionnelle d’un pilier européen dans l’Otan. Mais dans un premier temps, il y aura plus de présence, plus d’action et plus de capacités. Ces aspects me semblent d’ailleurs essentiels dans la réflexion que vous allez mener sur la réactualisation de la RNS. En revanche, dès à présent, se mettent en place des coordinations et des coopérations bien plus fortes entre un certain nombre de pays européens, y compris les pays baltes, auprès desquels nous sommes particulièrement impliqués, comme en témoigne notre présence sur le terrain, en Estonie.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos propos liminaires et vos réponses aux nombreuses questions.
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La séance est levée à onze heures vingt-cinq.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Damien Girard, Mme Florence Goulet, M. Daniel Grenon, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Didier Lemaire, Mme Murielle Lepvraud, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Sylvain Maillard, Mme Alexandra Martin, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Marie Récalde, Mme Catherine Rimbert, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Aurélien Rousseau, M. Arnaud Saint-Martin, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Sother, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi
Excusés. – M. Manuel Bompard, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Michèle Martinez, Mme Anna Pic, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon