Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Trappier, président directeur général de Dassault Aviation, sur l’Europe de la défense et les coopérations européennes. 2
Mercredi
9 avril 2025
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 58
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président
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La séance est ouverte à onze heures neuf.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous poursuivons donc ce matin notre cycle d’audition consacré aux enjeux de l’Europe de la défense avec l’audition de M. Éric Trappier, président de l’ensemble du groupe industriel Marcel Dassault, et notamment PDG de Dassault Aviation.
Avec plus de 10 000 avions militaires et civils livrés dans plus de quatre‑vingt‑dix pays depuis un siècle, Dassault Aviation dispose d’un savoir-faire et d’une expérience reconnus dans le monde entier pour la conception, le développement, la vente et le support de tous les types d’avions, et notamment l’avion Rafale, qui connaît ces dernières années un succès à l’exportation, et dont vous avez augmenté significativement la cadence de production. À ce titre, une nouvelle accélération est-elle encore possible ?
Alors que le lancement des études de développement du standard F5 du chasseur Rafale a été annoncé par le ministre des armées le 8 octobre 2024 et que la mise en service devrait se faire en 2032, dans la perspective de l’arrivée en 2035 du missile nucléaire ASN4G, Dassault Aviation est également impliqué dans le système de combat aérien du futur (Scaf), qui vise à développer un nouvel avion de combat à l’horizon 2040. Vous êtes plus précisément le maître d’œuvre principal pour la France, avec comme partenaires industriels Airbus Defence and Space pour l’Allemagne et Indra pour l’Espagne. La Belgique a également rejoint le programme en tant qu’observateur en juin 2024.
Cependant, si le projet Scaf progresse aujourd’hui de manière significative, il devrait entrer prochainement dans sa phase 2, qui débouchera sur le vol d’un premier démonstrateur. Il a dû faire face à des défis internes et externes liés à certaines divergences entre pays partenaires industriels, au développement d’un programme concurrent par le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon et à certaines interrogations budgétaires.
Ces obstacles sont-ils définitivement surmontés ? Quel est votre jugement sur les derniers développements et décisions européennes quant au soutien de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) ? Par ailleurs, qu’attendez-vous de ces décisions ?
M. Éric Trappier, président directeur général de Dassault Aviation. Il est toujours important pour moi de venir m’exprimer devant vous et de répondre à vos questions. Le moment actuel est critique, marqué par la guerre en Ukraine, les tensions au Proche et Moyen-Orient, ainsi que la « guerre commerciale » que les États-Unis du président Trump sont en train de mener, l’Union européenne (UE) et la France évaluant actuellement les réponses qui pourraient être opposées. Par ailleurs, l’industrie est soumise à une forte pression concurrentielle. À ce titre, je pense qu’elle constitue également un pilier stratégique pour notre pays. Dès lors, ces différentes problématiques ne peuvent être analysées de manière séparée ; elles s’imbriquent et nécessitent des réponses cohérentes.
Dassault Aviation s’inscrit dans la politique de la France depuis soixante-dix ans, marquée par la volonté française de rebâtir sa défense après le désastre de la deuxième guerre mondiale, d’abord dans le cadre de l’Otan sous la IVe République, tout en souhaitant conserver une certaine autonomie. Sous la Ve République, celle-ci s’est muée en une volonté farouche de disposer d’une indépendance nationale fondée sur une capacité de dissuasion nucléaire, à travers les sous-marins, les avions et les missiles.
De cette volonté est née l’industrie de défense. Ce modèle a conduit à développer certaines capacités militaire et industrielle de la France. Certes, la France est un petit pays, mais qui a su établir une volonté stratégique d’indépendance, pendant que d’autres en Europe ont préféré s’inscrire, après la deuxième guerre mondiale, dans une logique de défense au sein de l’Otan, sous la protection des États-Unis. Si j’étais un homme politique – ce que je ne suis pas –, je souhaiterais que la cohérence du modèle français inspire également l’Europe, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
En tant qu’industriel, le sujet principal concerne les compétences technologiques, techniques et industrielles. Nous disposons de ces compétences car la France a fourni des efforts pendant des années en matière de développement, pour constituer des produits presque totalement indépendants de nos ennemis, mais aussi de nos alliés. Le général de Gaulle était bien sûr allié avec les Américains, mais il a fait en sorte que la dissuasion nucléaire ne dépende pas d’eux, situation unique au sein de l’UE.
L’Europe s’est bâtie autour d’un grand marché sur le plan commercial, mais les problématiques de défense répondent à d’autres logiques. Au cours des dernières décennies, il est apparu que « l’Union faisait la force » et des réflexions ont vu le jour sur la manière de construire ce qui pourrait mieux défendre l’Europe, demain. Je ne parle pas d’armée européenne, ce sujet n’étant pas de mon ressort. Aujourd’hui, nous avons des armées françaises, de même qu’il existe d’autres armées, dans d’autres pays. Le bilatéral ou le trilatéral constitue également une solution au sein de l’Europe pour construire des alliances, des capacités industrielles.
Chez Dassault, nous sommes tout à fait prêts à coopérer avec d’autres pays sous le contrôle des États, à condition que des règles soient appliquées. L’alliance ne doit pas affaiblir celui qui est compétent face à celui qui ne l’est pas. Au contraire, la direction des projets doit relever de ceux qui détiennent ces compétences. Dans l’industrie en général, bien au-delà de la défense, les appels d’offre sont remportés par le meilleur, celui qui possèdent ces compétences, qui est capable de bâtir une équipe de gens spécialisés, un maître d’œuvre en mesure de tenir ses engagements auprès du maître d’ouvrage. Il ne faut jamais perdre de vue que nous ne faisons pas de produits militaires pour faire tourner nos usines. Nous faisons des avions de combat pour que nos forces aient la supériorité sur le champ de bataille.
Dassault s’est naturellement construit dans le domaine de la défense et son expérience lui a permis de produire le Rafale, une réussite opérationnelle au sein des forces armées françaises, à la fois l’armée de l’air et de l’espace, mais aussi la marine nationale. Cet avion a été bâti pour répondre à des besoins opérationnels de l’époque, il a été initié lorsque la guerre froide sévissait encore. Mais il répondait également à une volonté de dissuasion nucléaire et à une capacité de pouvoir opérer dans des théâtres divers et variés, dans le cadre d’un budget contraint. Ceux qui prétendent qu’il n’est pas possible de faire en France pour des raisons budgétaires oublient les efforts produits dans les années 1960 pour construire la dissuasion nucléaire. En conséquence, dès lors qu’il s’agit d’enjeux stratégiques, j’estime que la volonté politique doit l’emporter sur de stricts considérants budgétaire, même si ces derniers constituent naturellement une donnée d’entrée.
Le Rafale est admiré aujourd’hui pour sa réussite, mais aussi parce que cet avion de combat sait pratiquement tout faire, quand d’autres – notamment les Américains qui sont aujourd’hui la référence en termes de moyens budgétaires produisent des avions spécialisés. Le F-22 chargé de la défense aérienne est un très gros avion qui coûte jusqu’à six fois plus cher qu’un Rafale, est produit en très petite quantité et n’est pas exporté. Le F-35, qui devait être un strike « du pauvre » c’est-à-dire un avion air-sol pour toutes les forces armées, coûte finalement plus cher que le Rafale, alors qu’il n’accomplit en réalité qu’une partie des missions que le Rafale peut assurer. De plus, il a été financé par certains pays européens, dont certains sont d’ailleurs engagés dans l’Eurofighter.
La réussite du Rafale va se poursuivre. Il y a des décennies, les forces armées françaises, la direction générale de l’armement (DGA) et les industriels ont fait le choix de poursuivre l’évolution des standards de développement du Rafale, c’est-à-dire améliorer son système en fonction des retours d’expérience de nos armées. Nous en sommes aujourd’hui au standard F4, qui est déjà en partie opérationnel dans l’armée de l’air française, dans la marine nationale et nous préparons ce que pourrait être un standard F5 à l’horizon 2030-2035.
Depuis quelques mois, le ministère évoque la possibilité de l’accompagner d’un drone de combat pour améliorer ses capacités de rentrer dans les défenses ennemies, qui se renforcent partout dans le monde, et donc pérenniser les missions de pénétration au sol. Ceci coïncide avec la volonté de disposer d’un nouveau missile pour moderniser la dissuasion nucléaire, qui doit également intervenir dans la période 2030-2035, sous réserve des budgets associés. À ce titre, la force de la France réside également dans sa capacité à établir des lois de programmation militaire (LPM), votées par les parlementaires. Dans ce cadre, la question de la quantité d’avions disponibles représente également un enjeu sur ces cadences, sur lequel je reviendrai, question évoquée par des préannonces du président de la République ou du ministre des armées.
En parallèle, nous avons gagné la bataille de l’export, qui est essentielle pour les industriels, puisque ces commandes leur permettent de travailler, d’augmenter leur chaîne de fabrication, d’embaucher et de faire vivre un territoire. Comme vous le savez, le Rafale ne concerne pas uniquement Dassault ou ses grands partenaires Thales et Safran, mais également 500 entreprises qui œuvrent pour sa fabrication et qui sont toutes localisées sur le territoire français. L’export génère ainsi énormément de revenus pour le budget français et a permis aux industriels de disposer d’une charge de travail quand la France a été amenée à décaler ses propres livraisons, ce qui a été le cas dans la dernière décennie.
Le moyen terme concerne donc la poursuite de l’amélioration du Rafale dans les dix ans à venir. Avec nos collègues de Thales et de Safran, nous allons accentuer les capacités de connectivité et du travail en réseau du Rafale. J’espère que nous y parviendrons également avec le drone de combat qui permettrait de conserver cette supériorité dans un futur proche. Nous y travaillons déjà avec le ministère des armées. Nous sommes engagés dans une phase d’étude dans le cadre du Scaf, afin de produire un démonstrateur unique. Nous n’en sommes pas encore au stade du lancement. À une certaine période, le Rafale volera sans doute en parallèle de ces nouveaux systèmes de combat aérien quels qu’ils soient.
S’agissant de ce démonstrateurs, Dassault est souvent présenté comme le leader, l’architecte, le maître d’œuvre. Je rappelle cependant que dans ce système, Dassault pèse un tiers, les deux autres tiers relevant d’Airbus, c’est-à-dire Airbus Allemagne et Airbus Espagne. Du côté du maître d’ouvrage, on retrouve également trois acteurs allemand, espagnol et français.
Il en était différemment dans le cadre du Neuron, où nous avons coopéré à six pays. Nous avons ainsi réalisé un drone de combat ultra furtif dans un budget très restreint, qui a produit des performances supérieures à celles qui avaient été imposées par la DGA. Ce sujet me permet d’ailleurs d’évoquer notre perception de la coopération. La ministre de l’époque avait décidé que puisque, forts de nos compétences, nous voulions le leadership, la France assurerait 51 % du financement du Neuron, lui permettant d’être « leader » en maîtrise d’ouvrage à travers la DGA. Dassault a ensuite pris le leadership en tant que maître d’œuvre, d’une part parce que la DGA lui avait demandé, et d’autre part parce que les partenaires du tour de table en étaient d’accord, reconnaissant la compétence de Dassault. Ensuite, le travail a été réparti, non pas à partir de règles de georeturn qui sont mortifères pour la construction d’une coopération européenne efficace, mais avec quand même un retour vers chacun des pays participants, sous le pilotage d’un maître d’œuvre industriel qui ne sacrifiait pas au georeturn l’efficacité du produit à développer.
Cette coopération s’est avérée être une réussite sur ce démonstrateur. Elle n’est malheureusement pas en place sur le NGF et j’en suis désolé. Puisque nous sommes un contre deux, cela nous contraint une énergie énorme pour convaincre nos partenaires, partenaires qui n’ont pas dans nos domaines, ni notre expérience industrielle, technologique et programatique. Nous prenons notre part, Dassault n’a aucune volonté de ne pas y participer, mais la tâche est extrêmement difficile, car nous ne sommes pas capables de répartir le travail en fonction de ce que nous considerons être le plus efficace dans l’intérêt du projet. Il faut composer en permanence, négocier en permanence, mais j’espère que nous y arriverons. Nous sommes obligés de procéder par tranches, d’abord la phase 1A, puis la phase 1B, avant de négocier la phase 2, et ainsi de suite. Le cheminement est long, complexe ; je ne suis pas sûr qu’il s’agisse là d’un modèle d’efficacité, mais nous nous adaptons à la volonté des États.
S’agissant de la problématique des chaînes de production, l’industrie a fortement souffert pendant le Covid. L’extraordinaire reprise des commandes dans l’industrie post Covid a suscité des tensions sur la chaînes d’approvisionnement, qui est obligée de rembourser des prêts garantis par l’État (PGE). Cette montée en puissance implique d’augmenter le besoin en fonds de roulement (BFR) pour investir dans les chaînes de production alors que le remboursement des PGE et l’inflation pèsent sur leur trésorerie. Nous aidons nos sous-traitants, mais certains ont éprouvé de grandes difficultés pour embaucher et obtenir les moyens nécessaires à cette montée en puissance, aussi difficile dans le civil que dans le militaire.
La situation s’améliore et nous y contribuons, en envoyant des équipes chez nos sous-traitants, en les finançant en avance de phase, mais cette montée en puissance prend nécessairement du temps. Cela étant, nous sommes passés d’une cadence inférieure à un Rafale par mois pendant le Covid à une cadence de livraison de deux, mais la cadence de fabrication amont s’établit déjà à trois. De plus, nous nous sommes engagés à passer à quatre Rafale par mois et étudions le passage à une cadence de cinq.
Dans ce contexte, nous accueillerons avec enthousiasme l’arrivée des commandes complémentaires françaises, que nous n’avons pas encore aujourd’hui. La presse prétend fréquemment qu’un F-35 se livre bien plus rapidement qu’un Rafale. Mais en réalité, nous livrons tous nos clients avant que les F-35 ne soient livrés aux leurs. Cette critique est donc complètement infondée, sans parler du fait que nous faisons travailler les Français quand d’autres font travailler les Américains ; le comble étant de faire travailler les Américains avec de l’argent européen.
À ce propos, je profite de cette audition pour lever un malentendu : je ne suis pas opposé au programme européen pour l’industrie de la défense (Edip) ; mais je suis contre un Edip qui finance des industriels non-européens. Cette position est simple ; je suis quelqu’un de simple, je ne suis pas très intelligent, raison pour laquelle j’occupe ce poste ! En effet, de temps en temps, il faut vouloir ne pas être trop intelligent, il faut savoir agir, prendre des décisions et ne se pas se perdre. De temps en temps, il vaut mieux sentir que réfléchir !
En conclusion, je pense que le modèle français est vertueux et que l’Europe aurait tout intérêt à s’en inspirer. Non seulement je le pense, mais ce modèle a d’ailleurs démontré son bien-fondé. Il n’y aurait pas eu de Rafale, de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), ni de sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) s’il n’y avait pas eu de modèle français, qu’il soit politique, étatique ou industriel. Je me réjouirais si l’Europe pouvait en faire de même. Si en revanche elle souhaite continuer à me mettre quelques boulets aux pieds, cela sera plus compliqué. Vous comprendrez aisément qu’il est plus difficile de sauter un obstacle avec des boulets que de le franchir si on vous donne des ailes.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
Mme Catherine Rimbert (RN). La soi-disant Europe de la défense constitue un enjeu stratégique pour notre souveraineté. Pourtant, les choix qui s’opèrent aujourd’hui nous interrogent. Le livre blanc de la défense européenne, présenté par la Commission comme une avancée vers une autonomie stratégique, semble en réalité renforcer une dépendance préoccupante à l’égard des États-Unis.
L’intégration de nos industries de défense dans une chaîne de valeur transatlantique pose un réel problème, en raison de l’extraterritorialité du droit américain. En facilitant l’interopérabilité et la standardisation avec nos alliés outre-Atlantique, nous soumettons encore plus nos industries aux réglementations ITAR (International Traffic in Arms Regulations). Celles-ci constituent un véritable outil de contrôle stratégique permettant aux États-Unis de bloquer l’exportation de matériels contenant des composants soumis à leur législation.
Cela signifie donc que nous ne maîtriserons plus totalement nos capacités industrielles. Ce risque est d’autant plus important que les programmes majeurs comme le Scaf ou le système principal de combat terrestre (MGCS) impliquent des coopérations où chaque élément soumis à ITAR pourrait devenir un levier de blocage pour nos exportations. Nous devons alors poser cette question essentielle : voulons-nous réellement construire une indépendance européenne en matière de défense ou acceptons-nous une Europe sous tutelle technologique américaine ? Il est impératif que la France défende une autonomie industrielle réelle et exige des garanties pour que les projets de défense ne soient pas in fine des chevaux de Troie de l’influence américaine.
Face à la montée en puissance des logiques d’interopérabilité dictée par nos alliés américains, comment Dassault Aviation entend-il préserver son autonomie technologique face à l’emprise croissante des normes ITAR ? Ne pensez-vous pas que l’argent européen devrait être utilisé et investi pour développer des filières « ITAR free » ?
M. Eric Trappier. Nous avons besoin d’être interopérables, puisque nos forces armées doivent pouvoir travailler avec des alliés. Mais la France a toujours veillé à ce que l’interopérabilité n’aboutisse pas à une uniformisation et qu’elle ne soit pas soumise à des matériels américains, comme c’est le cas pour ITAR. Dans le cadre d’une Europe potentiellement souveraine – qui ne se substituerait pas à une France souveraine –, il me paraît évident de disposer de spécifications « ITAR free », encore plus dans le contexte délicat que nous connaissons actuellement.
Mais la marche est haute, tant les Européens ont choisi d’opter pour la préférence américaine plutôt que pour la préférence européenne. Des pays européens décident, sans appels d’offre, d’acheter des F-35, y compris quand ils sont menacés par les Américains, voire annoncent leur intention d’en acheter plus. La situation est encore plus incroyable quand il s’agit de pays qui ont investi massivement sur les Eurofighter.
Je crains qu’il ne faille des décennies avant que la situation ne change. Si la Commission décide de dépenser de l’argent pour acheter des matériels « ITAR free », je m’en réjouirais, mais je n’ai pas encore vu s’initier ce mouvement. Quoi qu’il en soit, il m’apparaît nécessaire que le NGF soit « ITAR free », tout en étant interopérable avec les avions américains. Quoi qu’il en soit, dans le Scaf, les pouvoirs publics me demandent de conserver une capacité de développer d’un avion en mesure de porter la dissuasion nucléaire française. Dès lors, il doit être capable d’opérer ses missions sans aucune contrainte d’un pays étranger quel qu’il soit. Si cela n’est pas possible, je le dirai, je l’écrirai.
M. Sylvain Maillard (EPR). Je partage nombre de vos réflexions, y compris sur le Scaf. Il nous semble constituer un projet essentiel, qui nécessite de bien définir nos objectifs, mais également de convaincre les pays partenaires. Mes questions concerneront la base industrielle et technologique de défense (BITD).
Vos 500 sous-traitants doivent tous monter en cadence et vous avez indiqué que vous les accompagniez à ce titre, à travers des avances, par exemple financières. Les banques françaises nous indiquent que leur état d’esprit a changé et qu’elles financent désormais bien plus les entreprises de la BITD. Partagez-vous ce sentiment ? Comment pouvons-nous intervenir pour flécher plus de financements vers vos sous-traitants ?
Ensuite, comment évaluez-vous l’impact de la hausse des droits de douane américains sur votre activité, particulièrement votre aviation civile ? Quelles sont vos anticipations pour les mois et années à venir ?
M. Éric Trappier. Je me réjouis que l’état d’esprit ait changé, mais j’attends que cela se traduise par des actes, factuellement. Pendant longtemps, les banques et assurances ont considéré que l’armement était une activité nocive, au même titre que l’alcool, les cigarettes ou les jeux. Cette taxonomie a été mis en suspens avec la guerre en Ukraine. Mais y compris durant cette guerre, il a fallu se battre, tous les jours, afin que notre chaîne d’approvisionnement ne souffre pas dans les territoires, simplement parce qu’elle travaille pour l’industrie d’armement. Cela est encore plus vrai dans le terrestre que dans l’aérien, industrie duale. Je n’ai toujours pas compris les motivations qui ont conduit la Commission européenne à s’orienter vers la taxonomie.
Je ne suis pas persuadé que ce changement d’état d’esprit soit partagé par tous. Les pouvoirs publics devront vérifier que les petites entreprises qui travaillent pour l’armement dans les territoires, ne soient pas encore soumises aux mêmes contraintes. La Banque européenne d’investissement (BEI) déclare que des financements seront autorisés dans le domaine de l’armement, mais pas dans les munitions. Comment comprendre dans la pensée bruxelloise une telle distinction ?
De la même manière, dans le domaine civil, il est plus facile pour moi de parler d’aviation d’affaires aux États-Unis qu’en Europe. En Europe, l’aviation d’affaires demeure toujours marquée du sceau de l’infamie, parce qu’elle est « l’aviation des riches ». Je rappelle que 80 % des Falcon sont achetés par des entreprises, dans le but de se développer à l’international. D’autres en France en ont besoin pour désenclaver les territoires et être capable de prospérer dans le monde en partant de leur territoire, sans forcément passer par Roissy.
Aujourd’hui, je souffre plus de Bruxelles que des États-Unis. Les droits de douane imposés par l’administration américaine viennent se surajouter désormais à ces problèmes, dans la mesure où 50 % du marché mondial des avions d’affaires se réalisent aux États-Unis. Bruxelles ne veut pas nous intégrer dans la taxonomie « verte », alors même que l’aviation d’affaires utilise plus des carburants durables que d’autres types d’aviation. En conséquence, nous avons intenté une action en justice devant le tribunal de l’Union européenne.
Face à ces hausses de tarif aux États-Unis, ma seule solution consisterait à l’heure actuelle à fabriquer plus aux États-Unis. Je n’y tiens pas ; mais si j’agissais de la sorte, il est vrai que nous changerions de modèle. Je rappelle que toutes nos usines en France produisent à la fois du civil et du militaire. Il est très important de préserver l’activité civile en France.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous avons souvent évoqué la taxonomie eu sein de notre commission. Je vous assure du soutien de l’ensemble des parlementaires ici présents. L’armement est nécessaire ; il permet de défendre la liberté et la démocratie.
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Je vous remercie pour votre présentation, celle d’un industriel qui parle du monde réel et non d’un monde fantasmé, qui est capable de rappeler que quand la France veut, elle peut.
En 2023, lors d’une audition au Sénat, vous aviez déclaré être défavorable à un élargissement du programme Scaf, estimant que le programme était déjà très compliqué à trois et que vous ne souhaitiez pas y associer des pays ayant fait le choix du F-35. Récemment, le Royaume-Uni a lancé son propre programme d’avion de combat, directement concurrent du Scaf ; et le PDG d’Airbus a estimé, le 15 janvier dernier que ces deux programmes devraient converger. À l’aune de vos précédentes déclarations, j’aimerais savoir si votre point de vue sur la question a évolué ou demeure le même. Par ailleurs, le programme Scaf traverse de grandes difficultés, à tel point que le ministre des armées déclarait le 23 janvier dernier à son sujet : « Il reste du travail, mais les premières bases sont là ».
En parallèle, votre entreprise travaille sur le nouveau standard du Rafale, le F5, qui devrait porter le programme jusqu’en 2060. Ce nouveau standard a-t-il vocation à se superposer au Scaf, dont l’entrée en service est prévue pour 2040, ou à le remplacer, celui-ci étant de plus en plus perçu comme voué à l’échec ? La superposition de ces deux programmes est difficilement compréhensible et lisible, d’autant plus lorsque l’on constate l’absence d’un programme français dédié à l’avion spatial. Pourtant, il s’agit là d’un véritable manque pour la défense française dans son ensemble. Ce domaine pourrait constituer un tournant technologique majeur dans l’aéronautique et la France ne peut se permettre de prendre du retard sur ce créneau, au risque de devoir se doter d’un programme sur étagère ou d’être déclassée.
Que pensez-vous du retard de la France dans le domaine de la technologie des avions spatiaux ? Pensez-vous qu’il soit souhaitable et réalisable de lancer un programme en ce sens dès à présent, qui pourrait utilement remplacer le projet Scaf lorsque ce dernier sera inéluctablement abandonné ?
M. Éric Trappier. D’un point de vue opérationnel, il est inenvisageable de se passer d’une amélioration de standard sur le Rafale à l’horizon 2030-2035, d’autant plus que cette échéance coïncide avec la modernisation de la dissuasion. Nous y travaillons, en compagnie de Thales et de Safran.
Au-delà du Rafale F5, nous réfléchissons à la manière de créer un futur avion de combat, et avec quels partenaires. À l’époque de l’audition devant le Sénat, j’étais un peu de mauvaise humeur car les Belges, qui venaient de décider l’achat du F-35, me demandait simultanément que Dassault leur donne du travail. Mon état d’esprit est plus proche « d’œil pour œil, dent pour dent » que de tendre l’autre joue. Le choix des Belges était identique à celui opéré par les Allemands, avec le F-35 dans le but de pouvoir porter l’arme nucléaire tactique américaine stationnée sur leurs territoires, même si la décision d’emploi demeurera toujours à Washington.
S’agissant du NGF, il s’agit d’abord de trouver les technologies qui nous permettraient un jour de produire ce futur avion de combat. Beaucoup soutiennent que l’essentiel concerne le système, mais il importe surtout de pouvoir disposer d’un avion capable d’assurer la supériorité à nos forces sur les champs de bataille du futur. Nous travaillons déjà sur ces technologies dans les domaines des transmissions, des communications, des réseaux. Nous le ferons demain dans le drone de combat post Neuron, si celui-ci est lancé.
Il reviendra aux politiques et à l’État d’indiquer avec qui nous réaliserons le NGF. De nombreux pays sont très attentifs à ce dossier, pour voir si nous serons capables de conserver nos compétences de manière autonome, voire indépendante. La force de la France réside aussi dans ce non-alignement, qui plaît à beaucoup de nos partenaires internationaux.
Certains me disent que l’affaiblissement de cette indépendance ne serait pas si dommageable, car elle serait compensée par une « dépendance mutuelle » en Europe. Mais une fois que l’on franchit ce pas, il est impossible de revenir en arrière. Dès lors, il faut bien soupeser ce que l’on abandonnerait à nos alliés – ce qui pourrait s’entendre dans le cadre d’une coopération européenne et dans une volonté d’intégration européenne –, mais il faut être conscient que l’on dépendra des autres, et il faut que ceux-ci ne soient pas eux-mêmes dépendants ou de tiers extra communautaires.
Il n’existe pas à ce jour d’avion spatial. J’ai une idée précise en tête, j’en ai aussi la volonté, mais j’ai le sentiment que cela n’intéresse personne. Si j’étais provocateur, je vous dirais que seuls les Américains s’intéressent à ce que j’ai en tête. Le spatial se développe très rapidement et la manière d’alimenter les constellations – voire de les détruire – constituera un sujet d’envergure dans les années à venir. Dans ce domaine, les Chinois sont très en avance et les Américains ne veulent pas se faire distancer. Il est fondamental que nous puissions également être présents.
Mme Marie Récalde (SOC). Nous vous savons gré de vos propos sans langue de bois sur la coopération européenne dans le domaine de la défense.
La BEI, suivie par Éric Lombard le 20 mars dernier, a annoncé une simplification des normes et prôné une nouvelle dynamique à l’échelle européenne et nationale pour amplifier et faciliter les investissements publics et privés dans le domaine de la défense. Selon vous, quelles conditions doivent-elles être réunies afin que l’effort financier annoncé par l’Union européenne et la BEI permettent de renforcer une BITDE souveraine ? Cet effort doit-il servir à renforcer les capacités militaires des États ou plutôt le financement des programmes futurs ? En tant qu’industriel, bénéficiez-vous d’une visibilité suffisante sur le long terme ou subsiste-t-il un doute sur la persistance de ces efforts financiers ?
Ensuite, dans une récente interview, vous avez évoqué la notion de « Dassault européen » pour désigner votre volonté de conserver une maîtrise d’œuvre complète sur les programmes du futur. Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas présent sur le pilier 3 du Scaf, au regard de votre grande expérience dans ce domaine ?
Ma dernière question concerne GlobalEye. Depuis le renouvellement du partenariat stratégique entre la France et la Suède en janvier 2024, une rumeur circule sur la future acquisition d’un système produit par Saab pour remplacer nos anciens systèmes de détection et de commandement aéroporté (Awacs, Airborne Warning And Control System). La plateforme choisie par l’industriel serait Bombardier, alors que la plateforme Falcon 10X produite par Dassault, est compatible avec ce système. Dassault pourrait-il rentrer à nouveau dans la course pour une version française du système GlobalEye ?
M. Éric Trappier. Comme je le disais en préambule, si l’on nous enlevait les boulets aux pieds, nous pourrions avancer un peu plus rapidement. Ces boulets sont bien connus, qu’il s’agisse de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D) ou de la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD). Pour le moment, nous sommes observateurs, pour voir si la simplification de l’Omnibus peut se faire à la vitesse du TGV.
Mes propos sur le « Dassault européen » étaient une boutade. Je demeure modeste et me concentre sur ce que nous savons faire chez Dassault Aviation, grâce à nos compétences.
Ensuite, s’agissant de GlobalEye, je respecte Bombardier, mais je ne souhaite pas que ce concurrent canadien pénètre le secteur de la défense, à plus forte raison s’il veut s’installer dans la région bordelaise, ce qui répond également à une difficulté du moment. Je pense qu’il serait bien plus intelligent de faire travailler les gens qui œuvrent déjà sur les Falcon en région Aquitaine et ailleurs, plutôt que de travailler sur un avion canadien.
Enfin, s’agissant du pilier 3 du Scaf, je préfère que le système de combat aérien soit plutôt piloté par un maître d’œuvre global qui le penserait autour d’un avion, plutôt qu’il soit procédé à une découpe. En effet, dans les découpes, les problèmes interviennent aux interfaces. Or sans pilote du projet, la gestion des interfaces ne fonctionne pas.
Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). L’industrie de la défense se construit de plus en plus à une échelle européenne. La concurrence du projet GCAP face au projet Scaf a été dénoncée dans le rapport de Mario Draghi. Quel est votre point de vue à ce propos ?
M. Éric Trappier. Si les trois avions de combat européens avaient été fusionnés il y a trente ans, le Rafale n’aurait pas connu une telle réussite, au bénéfice des armées françaises. Je ne sais pas si le GCAP, le projet concurrent du Scaf, est réellement développé. J’observe également que son attelage est assez étonnant, puisqu’il regroupe des Britanniques, des Italiens et des Japonais.
Le projet Scaf doit déjà surmonter certaines difficultés dans le travail à trois entre Français, Allemands et Espagnols. Je demeure donc plutôt réticent à l’idée d’une fusion et suis surpris qu’Airbus le préconise.
M. Damien Girard (EcoS). Nous savons le rôle que joue Dassault pour fournir à notre pays des capacités aériennes performantes, à un coût maîtrisé. Cependant, un rapport de l’Institut français des relations internationales (Ifri) de janvier 2025 sur l’avenir de la supériorité aérienne souligne le risque de l’hyper performance au détriment de la masse. Il met également en avant les limites du Rafale actuel, dans un scénario d’affrontement face à des chasseurs furtifs de quatrième génération.
Notre modèle actuel d’armée illustre parfaitement cette tension entre haute technologie et besoins de masse. Une mission d’information de la commission est d’ailleurs en cours sur ces questions. Dassault a fait le choix du drone Neuron pour pallier le manque de furtivité du Rafale. Cependant, le Neuron est un modèle de haute technologie dont le coût unitaire ne peut être qu’élevé. Quelles options votre groupe pourrait-il envisager pour compléter notre modèle capacitaire de haute technologie avec des outils de masse au coût unitaire faible, en matière de drones de combat ou de brouillage offensif ? Quels peuvent être les apports du cadre européen à ces mutations ?
M. Éric Trappier. Honnêtement, le Neuron n’est pas onéreux, quand je le compare aux moyens dépensés par les Américains pour développer le X-47. Le rêve consistant à fabriquer un très grand volume d’avions peu chers est irréaliste. Je pense que le Rafale est le plus petit avion capable de remplir les missions qui nous sont imposées par les armées françaises, au prix le moins cher. Je ne pense pas qu’il soit possible de faire mieux, compte tenu de ces impératifs. Si demain, nous parvenons à produire un NGF tel qu’il est pensé à trois, je vous certifie qu’en comparaison, le Rafale ne vous semblera pas cher.
Mme Sabine Thillaye (Dem). Nous ressentons une certaine réticence à l’égard de la préférence européenne ou du marché unique de la défense. À titre d’exemple, dans son rapport, Enrico Letta préférait parler d’un marché commun, pour pouvoir intégrer aussi le Royaume-Uni. Comment articuler le besoin de réduction de nos dépendances nationales, la nécessité d’une coopération au niveau européen et la conservation de notre souveraineté ?
M. Éric Trappier. J’ai déjà indiqué que l’Europe aurait tout à gagner de s’inspirer du modèle français. Je maîtrise moins bien que vous les subtilités du vocabulaire européen, entre « marché unique » et « marché commun », mais je ne vois pas l’intérêt d’un marché qui consisterait à renoncer à notre autonomie stratégique en acceptant des technologies américaines dans les programmes financés par de l’argent européen.
Il y a six mois, je me suis opposé au budget de développement envisagé dans le cadre d’Edip, en raison des critères d’éligibilité envisagés et ai défendu l’idée d’autorité de conception dans l’Union. Il ne revient pas aux Français de changer, c’est aux autres de changer. S’ils ont vraiment changé et que nous voulons agir ensemble de manière plus indépendante, nous devons partager le même modèle de défense. Je suis pro-européen, mais je ne suis pas favorable à une Europe sous dépendance extra-européenne. En compagnie de Serge Dassault, nous avions d’ailleurs été parmi les premiers à plaider à Bruxelles en faveur de la préférence européenne, mais l’ambassade de France estimait alors qu’il s’agissait là d’une provocation.
Croyez-vous que la préférence européenne soit vraiment à l’ordre du jour ? L’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse, la Tchéquie, la Pologne, Roumanie ont-ils déclaré qu’ils arrêtaient d’acheter américain ?
De notre côté, en tant qu’industriels français, nous sommes là pour garantir que nous serons capables de construire demain des nouveaux matériels pour la dissuasion nucléaire. Nous sommes prêts à produire des matériels en coopération, selon des règles que j’ai évoquées, c’est-à-dire des règles de souveraineté – à l’instar des règles « ITAR free » - mais aussi des règles d’efficacité, afin de produire les meilleurs matériels, car nos adversaires disposent également de bons matériels. Je suis confiant dans les capacités d’un Rafale français aux mains d’aviateurs français face aux aviateurs russes. Il n’est pas forcément nécessaire d’acheter des F-35.
M. Édouard Bénard (GDR). Annoncé de longue date, le Scaf devait incarner la coopération industrielle européenne en matière de sécurité collective. À ce titre, votre appréciation de celle-ci me convient très bien. À l’heure où le projet entre dans sa phase 1B, lancée en décembre 2022 pour trois ans et plus de 3 milliards d’euros, des doutes subsistent. Où en sommes-nous réellement ? Avançons-nous réellement avec nos partenaires européens ?
Les signaux ambigus en provenance de l’Allemagne se multiplient. La participation de Berlin a un projet britannique fait couler beaucoup d’encre. Comment l’interpréter ? De plus, d’autres divergences ralentissent aussi l’élan collectif. Alors que la France souhaite doter le projet d’une capacité d’amerrissage, stratégique pour son porte-avion, je comprends que Berlin et Madrid n’en font pas une priorité. Ces désaccords doivent s’estomper si ces États veulent espérer une phase 2 en 2025-2026 et faire oublier les déboires de la phase 1B, qui ont retardé de deux ans son enclenchement.
Pendant ce temps, Berlin confirme sa commande de F-35 américains. Doit-on y voir la tentation de fonder le futur Scaf, sur les F-35 américains, au détriment du Rafale, de l’Eurofighter, et, finalement, de notre souveraineté industrielle ? Cette problématique se pose d’autant plus que le Scaf doit intégrer un cloud de combat, alors même que nul projet crédible en Europe ne permettrait de bâtir une autonomie numérique. Sommes-nous prêts à passer à la prochaine étape, en toute indépendance des États-Unis ? Nous devons continuer de croire au Scaf, mais également demeurer lucides ; les retards existent et les désaccords persistent. J’espère que vous pourrez lever mes doutes.
M. Éric Trappier. Il est difficile de lever des doutes quand on en éprouve soi-même. Les retards sont liés au morcellement engendré par le retour géographique. Pour pouvoir développer un produit industriel ambitieux, qui doit être compétitif face aux produits de nos ennemis et même de nos alliés, il faut placer les meilleures compétences en première ligne. Cela ne signifie naturellement pas que Dassault veuille tout réaliser, loin de là, car nous en serions incapables. Cependant, nous travaillons avec Thales, leader dans le domaine de l’électronique.
La phase 2 du Scaf concernera la fabrication. Il est certain qu’elle prendra du temps. Je rappelle en outre qu’il ne s’agira que d’un démonstrateur. L’objectif, pour cet avion de combat consiste à établir le meilleur compromis possible entre furtivité et maniabilité, en fonction des demandes des états-majors. Désormais, il s’agirait de lancer les tests le plus rapidement possible ; je serai d’ailleurs favorable à une accélération du programme dans un partage de responsabilités à revoir. Il revient aux États de discuter ensemble, pour définir la manière de mieux gérer ce programme ambitieux.
M. Matthieu Bloch (UDR). Je souhaite vous interroger sur le sujet des frappes dans la grande profondeur, illustrée par le retour d’expérience de la guerre en Ukraine. Or nous savons également que notre armée de terre est quelque peu en retard sur ce sujet. Dès lors, nous comptons grandement sur notre aviation dans ce domaine. Cependant, la supériorité aérienne est rendue plus compliquée par l’existence chez nos adversaires de systèmes de défense sol-air redoutables. Une solution peut résider dans des vols en très basse altitude de nos Rafale, mais les technologies évoluant, des radars permettent aujourd’hui de détecter des objets en très basse altitude, y compris très petits objets.
En conséquence, le standard F5 qui sera notamment déployé sur la base de Luxeuil, permettra-t-il d’améliorer nos capacités de frappe dans la profondeur ? Enfin, si jamais le programme Scaf échouait, Dassault serait-il en mesure de fournir un avion qui offrirait des capacités furtives pour la France, dans un délai raisonnable ?
M. Éric Trappier. Il m’est un peu difficile de répondre de manière très opérationnelle, dans la mesure où de nombreux sujets sont classifiés dès qu’il s’agit de la dissuasion nucléaire.
Cependant, il convient d’être prudent vis-à-vis des retours d’expérience ukrainiens, car la manière dont l’armée ukrainienne agit diffère des procédés français ou otaniens. D’autres théâtres d’opérations, plus au sud, montrent que l’arme aérienne permet de détruire les défenses aériennes en profondeur. Quoi qu’il en soit, le Rafale F5 améliorera nos capacités en terme de contre-mesures de capacités de radar et d’armes. L’adjonction d’un drone de combat entre aussi dans ce contexte, car il serait totalement furtif.
Enfin, vous m’avez interrogé sur notre capacité à produire le Scaf seuls. Je ne voudrais pas paraître arrogant. Je suis prêt à coopérer et partager, mais Dassault et ses partenaires Thales et Safran disposent des compétences pour construire un avion de combat au plan national.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires.
M. Frank Giletti (RN). Le 18 mars dernier, le président Emmanuel Macron a annoncé la création de deux escadron de Rafale pour durcir notre dissuasion nucléaire. Cette volonté affirmée de renforcer notre capacité de défense se traduit-elle effectivement par la signature de quelques contrats ? Dassault Aviation a-t-il d’ores et déjà bénéficié de commandes fermes de la part du gouvernement ?
Ensuite, puisqu’il était question de l’Europe de la défense, des pays comme le Danemark, l’Allemagne ou l’Angleterre se sont-ils rapprochés de vous pour commander des Rafale plutôt que des F-35 ? Enfin, quelle appréciation faites-vous de la volonté politique française sur le projet Scaf ?
Mme Florence Goulet (RN). On estime à 400 le nombre de PME participant à l’aventure Rafale, dont certaines sont présentes dans ma circonscription, en Meuse. Ces sous‑traitants nourrissent à la fois des espoirs mais aussi des interrogations. En effet, ces entreprises anticipent de devoir augmenter les cadences à l’avenir, mais n’ont pas toujours une vision claire des commandes réelles qui leur seront passées. Elles souhaitent donc obtenir plus de détails de la part de leurs grands donneurs d’ordres, même si elles ont conscience de la difficulté de l’exercice. Cette visibilité est d’autant plus cruciale qu’une forte augmentation de la cadence suppose des investissements supplémentaires pour redimensionner leurs outils de production, les délais de mise en œuvre, ainsi que de la main-d’œuvre qualifiée. Dans ce contexte, que comptez-vous faire pour mieux embarquer les PME dans la BITD ?
M. Thierry Tesson (RN). Ma question concerne les normes européennes sur les substances per- ou polyfluoroalkylées (PFAS), dont l’interdiction ferait peser des risques sur l’industrie. La Commission européenne prépare une restriction très large de ces substances dans le cadre du règlement Reach. Ce dernier pourrait ainsi interdire la production, l’utilisation et la mise sur le marché de plus de 10 000 composés.
Si les premières mesures concrètes apparaissent déjà en France, elles deviendront progressivement de plus en plus restrictives. Cette évolution engendrera des conséquences majeures pour la BITD. À titre d’exemple, les PFAS sont essentielles pour les leurres thermiques, les dispositifs de camouflage, les traceurs, les charges explosives, les ogives antichars. L’industrie aéronautique est également concernée pour ses matériaux stratégiques, comme les lubrifiants ou les revêtements isolants à très haute performance. Mais les alternatives restent rares. Comment la société Dassault Aviation s’adapte-t-elle à ces actuelles et futures contraintes ?
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Je souhaite évoquer la situation de Thales Mérignac. Les lignes y sont à l’arrêt, les retards s’accumulent et les salariés expriment un malaise profond. Dassault est un actionnaire majeur de Thales. Quel est le coût de cette grève pour Thales et donc Dassault, en termes d’image, en termes industriels et en termes financiers ? À quel moment l’actionnaire que vous êtes considèrera-t-il qu’il sera de sa responsabilité, notamment sociétale, de sortir d’une logique apparaissant comme purement financière pour garantir la continuité de notre outil de souveraineté, mieux reconnaître l’importance du rôle des salariés et sortir par l’autre cette situation ? Vous parliez un peu plus tôt d’intuition et j’estime que laisser ce conflit social encore plus s’enliser constituerait un manque d’intuition dans le moment présent.
M. Éric Trappier. Des annonces ont été effectuées, mais à ce jour, aucun contrat complémentaire de Rafale ne nous a été passé par la DGA. J’ajoute que la LPM n’y faisant pas mention, cette question doit être posée en priorité aux armées et à l’exécutif.
Le président de la République souhaite fortement une coopération sur le Scaf, en considérant qu’à trois, il sera possible de fournir plus de moyens et que cet avion serait la manifestation d’une Europe plus unie. L’État y est engagé, mais la situation est plus complexe dès lors que l’on plonge dans la réalité des contrats. Je le redis une nouvelle fois : à trois, la situation est nécessairement plus compliquée et devra évoluer.
Ensuite, nous saurons produire plus de Rafale. Les PME ont déjà répondu présentes lors de la montée en cadence et nous les soutenons à cet effet, nous les finançons, Cependant, la visibilité que nous offrons à nos sous-traitants se dilue parfois à mesure que l’on descend vers le deuxième, le troisième et le quatrième rang. Nous nous efforçons d’améliorer la situation, car nous avons besoin de la réactivité de tous.
A un moment où les PME savent démontrer – et nous pouvons les y aider – que leur carnet de commandes se remplit, elles doivent pouvoir obtenir les financements des banques ou de certains fonds qui sont censés aider dans le domaine de la défense, afin de leur permettre de monter en puissance. Leur activité va croître, les prêteurs doivent leur avancer de l’argent. La situation de ces PME n’est pas simple en ce moment, car elles doivent simultanément rembourser les PGE. Je les invite donc à prendre contact avec Bercy pour évoquer cette dynamique, et obtenir des délais. Enfin, comme je l’indiquais, lorsque cela est nécessaire, nous effectuons également des avances. Nous sommes très attentifs à ce réseau. Je rappelle quand même que la seule société qui a bénéficié d’une exonération de PGE est Latécoère, qui est intégralement détenue par des capitaux américains, ce qui a pu susciter un certain malaise chez les PME.
S’agissant des PFAS, nous sommes bien obligés de nous adapter au règlement Reach. Cela prend du temps, coûte énormément d’argent, mais nous le faisons, car nous respectons la loi. En revanche, je déplore la distorsion de concurrence induite : nos concurrents américains ne sont pas contraints d’appliquer ce règlement. Je ne remets pas en cause le fait qu’il faudra d’abord identifier les PFAS les plus dangereux, travailler au remplacement des matériaux, mais ici encore, cette activité est chronophage et surtout elle s’impose sans que nous ayons de solution alternative valide à proposer au risque de mettre des filières en péril. Ces sujets, dont les politiques s’emparent à juste titre, doivent faire l’objet de discussions avec l’industrie, pour en améliorer la faisabilité.
Enfin, je fais confiance à Patrice Caine, le PDG de Thales. Le dialogue social dans son entreprise connaît actuellement des difficultés, que j’ai pu également rencontrer au sein de Dassault, il y a quelques années. Il lui revient de trouver les moyens d’y parvenir ; l’actionnaire n’a pas vocation à s’en mêler, même si nous suivons attentivement la situation. Je rappelle par ailleurs que l’État est également actionnaire de Thales.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
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La séance est levée à douze heures quarante et une.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, Mme Geneviève Darrieussecq, Mme Sophie Errante, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, Mme Florence Goulet, M. David Habib, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Guillaume Kasbarian, M. Bastien Lachaud, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Gisèle Lelouis, Mme Murielle Lepvraud, M. Sylvain Maillard, Mme Alexandra Martin, Mme Josy Poueyto, Mme Marie Récalde, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Tesson, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi, Mme Corinne Vignon
Excusés. – Mme Anne-Laure Blin, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Alma Dufour, M. Emmanuel Fernandes, M. Guillaume Garot, Mme Lise Magnier, M. Philippe Naillet, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Jean-Louis Thiériot, M. Boris Vallaud