Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, ouverte à la presse, de l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine (cycle « Espaces maritimes et enjeux de défense ») 2
Mercredi
21 mai 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 64
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président
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La séance est ouverte à neuf heures une.
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M. le président Jean-Michel Jacques. Nous poursuivons notre cycle consacré aux espaces maritimes et aux enjeux de défense avec l’audition de l’Amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la marine.
Amiral, votre parcours, riche de nombreuses fonctions au sein de la marine et de l’état-major des armées, culmine avec votre prise de responsabilités actuelles le 1er septembre 2023. Votre expertise est particulièrement précieuse dans le contexte actuel où les enjeux maritimes occupent une place prépondérante dans les questions de défense et de souveraineté nationale.
La marine française, forte de sa tradition séculaire, fait face aujourd’hui à des défis considérables dans un environnement géostratégique en pleine mutation. De la Méditerranée à l’Indopacifique, en passant par la mer Rouge, des tensions croissantes raidissent les équilibres maritimes mondiaux et exposent nos marins à de nouvelles menaces. La protection des espaces maritimes français, qui constituent le deuxième domaine mondial avec plus de 11 millions de kilomètres carrés, représente une mission essentielle et complexe pour notre marine nationale.
Votre responsabilité à la tête de 40 000 marins s’inscrit également dans un contexte de modernisation et d’innovation. Le programme de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de troisième génération, le projet de porte-avions de nouvelle génération, ainsi que le développement d’une véritable capacité de drones à la fois dans les fonds marins, en surface et dans les airs, illustrent cette dynamique.
Par ailleurs, alors que le processus d’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) arrive à son terme, nous souhaiterions connaître vos réflexions sur le format que devrait adopter notre marine, compte tenu de l’environnement stratégique de plus en plus dégradé. Il est également important de souligner la dimension diplomatique majeure incarnée par la marine, un aspect relevé dans la RNS. La marine constitue un vecteur d’influence de la France sur toutes les mers, une réalité trop rarement évoquée. Comme le souligne souvent l’amiral Rogel, la France, grâce à ses territoires d’outre-mer, est voisine de nombreux pays à travers le globe.
Amiral, au vu de tous ces éléments, nous vous invitons à partager votre vision stratégique sur l’ensemble de ces sujets.
Amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la marine. Je suis ravi d’être de nouveau devant la commission, après nos échanges de l’année dernière concernant le projet de loi de finances (PLF). Cette audition s’inscrit dans le contexte des forces déployées : aujourd’hui même, plus de 4 000 personnes sont en mer, assurant la protection de la France, des Français et de leurs intérêts sur tous les océans du monde. J’ai également une pensée pour le second maître Soulas, disparu en mer au retour de la mission Clemenceau, dont le corps n’a malheureusement pas pu être retrouvé.
Concernant les enjeux maritimes et la stratégie de défense sur les océans, il est instructif d’observer l’approche des grandes puissances comme la Chine et les États-Unis. Ces nations ont toujours maintenu une forte cohérence entre leur puissance économique et leur puissance maritime, développant cette dernière pour soutenir leur croissance économique. Ce principe fondamental guide aujourd’hui les grandes puissances.
La France possède des atouts considérables, au-delà de sa marine nationale. Nous disposons de compagnies maritimes, d’armateurs, de capacités industrielles et de compétences uniques au monde, souvent sous-estimées. Très peu de pays peuvent se targuer de fabriquer en totale autonomie des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, des porte-avions, ou de poser des câbles internet sur les fonds marins. Il est important de noter que la France détient ou opère 30 % de la flotte mondiale de câbliers, un atout stratégique majeur. Ces pépites nationales représentent autant de points de croissance potentiels pour notre économie.
Nous sommes une puissance maritime qui s’ignore souvent, et il est crucial de prendre conscience de l’ensemble de ces atouts. Le contexte stratégique actuel est particulièrement complexe, marqué par une bascule géopolitique majeure. Nous faisons face à des menaces qui pèsent sur notre modèle économique, social et démocratique occidental. D’abord, nous sommes entrés dans l’ère des souverainetés conquérantes, où les puissances s’étendent, parfois en contournant l’ordre international. Cela se manifeste dans le domaine économique, comme en témoigne l’approche des États-Unis dans les rapports commerciaux mondiaux, ou dans le cadre juridique avec des lois extraterritoriales, impactant nos industries. Dans le domaine territorial, nous pouvons observer des conquêtes de souveraineté en Ukraine par la Russie ou en mer de Chine, par la Chine.
Dans ce monde régi par les rapports de force, il existe deux catégories : ceux qui disposent des outils de la puissance et ceux qui en sont dépourvus. Les premiers peuvent peser dans les négociations internationales, tandis que les seconds doivent soit se replier sur eux‑mêmes, soit se placer sous la protection, voire la dépendance, d’une puissance plus importante. La France a la chance de posséder des outils de puissance. En ce qui concerne la marine, il s’agit principalement de la dissuasion nucléaire et du porte-avions. Disposer d’une dissuasion nucléaire 100 % autonome constitue un atout considérable qui fonde notre liberté d’action et notre indépendance stratégique dans le monde actuel.
La Marine nationale contribue à la mise en œuvre de la dissuasion nucléaire française par la force océanique stratégique (Fost), avec ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, et par le porte-avions Charles-de-Gaulle, capable d’embarquer l’arme nucléaire à son bord. Le groupe porte-avions remplit trois fonctions essentielles. Premièrement, il sert d’outil de dialogue stratégique. Deuxièmement, il constitue une plateforme de combat assurant la supériorité aéromaritime, permettant de défendre nos intérêts à l’échelle mondiale et de remporter des engagements en mer ou d’ouvrir une brèche pour la projection de puissance à terre. Troisièmement, il agit comme un « agrégateur » de volontés politiques : la présence d’un porte-avions attire naturellement des partenaires, contrairement à une situation où nous devrions solliciter la participation d’autres nations. L’opération Clemenceau 25 illustre parfaitement cette capacité d’attraction. Dans la région des détroits indonésiens, par exemple, notre porte-avions a suscité l’intérêt et la collaboration de neuf pays de la zone, un résultat impossible à obtenir avec une simple frégate.
Le rôle du porte-avions dans le dialogue stratégique est particulièrement visible lors des récents événements en mer Rouge. Les États-Unis, cherchant à engager l’Iran dans des négociations sur son programme nucléaire, ont déployé deux porte-avions au large du Yémen. Ils ont mené des opérations offensives contre la milice houthie au Yémen, considérée comme un proxy de l’Iran, pour exercer une pression sur Téhéran. Cette stratégie a porté ses fruits : l’Iran a fini par accepter les négociations, et les États-Unis ont ensuite retiré un de leurs porte‑avions pour signaler l’avancée positive des pourparlers. Cette manœuvre démontre l’efficacité du porte-avions comme outil de dialogue stratégique, tout en préservant l’autonomie d’action, sans dépendre de bases terrestres dans des pays souhaitant rester neutres. Le groupe porte-avions représente un symbole de puissance mondiale incontestable. Durant sa mission Clemenceau, le Charles-de-Gaulle a croisé cinq autres groupes porte‑avions : deux américains, un indien, un japonais et un chinois. Ces pays utilisent leurs plateformes de supériorité maritime comme une manifestation tangible de leur puissance.
La mission Clemenceau a également illustré le rôle du porte-avions comme vecteur de partenariat international. Dix-neuf pays ont collaboré avec la France autour du Charles‑de‑Gaulle, couvrant un vaste espace géographique allant de la Méditerranée à l’océan Pacifique, en passant par la mer Rouge et l’océan Indien, jusque dans les détroits indonésiens. Cette capacité à agréger des partenaires est cruciale pour asseoir notre crédibilité.
Dans le contexte actuel de recomposition des alliances, marqué par une certaine brutalisation des relations internationales, notamment de la part des États-Unis, de nombreux pays cherchent des partenaires fiables disposant des outils de la puissance. La France, grâce à sa cohérence stratégique, sa crédibilité opérationnelle et sa capacité à peser dans les négociations internationales, attire l’attention de nombreux pays européens, pas nécessairement par affinité, mais par intérêt stratégique.
Ce contexte international s’articule avec des enjeux maritimes mondiaux. L’océan mondial, espace de liberté par excellence, est devenu un terrain d’exploitation pour les ressources et de création de flux commerciaux. La maritimisation du monde se manifeste tant par les flux que par les stocks. En termes de flux commerciaux, 85 % des échanges en volume et 90 % en valeur transitent par la mer, principalement via des hubs. La maîtrise de ces infrastructures portuaires, qu’elles soient civiles ou militaires, est devenue un enjeu majeur. Le port de Tanger Med au Maroc illustre parfaitement cette dynamique. Ce hub logistique a non seulement généré une activité portuaire intense, mais a également attiré de nombreuses industries dans son arrière-pays, dont des entreprises françaises, qui y ont établi des hubs logistiques mondiaux.
Les flux immatériels constituent également un enjeu crucial. Le réseau de câbles sous-marins, composé de 570 câbles, assure 99 % du trafic internet mondial et permet des transactions financières quotidiennes de l’ordre de 10 000 milliards de dollars. Chaque année, 100 000 kilomètres de câbles sont posés. La France, avec 30 % de la flotte mondiale de navires câbliers, occupe une position stratégique dans ce secteur, grâce à des entreprises comme Orange Marine et Alcatel Submarine Networks.
En termes de stocks, l’océan reste un réservoir de richesses. L’exploitation offshore d’hydrocarbures demeure d’actualité. Les ressources halieutiques, bien que menacées dans certaines régions, représentent un enjeu majeur. Les ressources minérales sous-marines suscitent à la fois la convoitise et la prédation, notamment à travers des activités illégales. La protection de l’environnement marin contre la pollution et la garantie de la sécurité maritime constituent des missions quotidiennes essentielles. Enfin, la lutte contre les activités illicites en mer, notamment le trafic de drogue, reste un défi permanent. Malgré des saisies record l’année dernière, la situation demeure préoccupante et nécessite une vigilance constante.
L’année dernière, nous avons intercepté plus de quarante-huit tonnes de drogue. Cependant, il convient de mettre ce chiffre en perspective : en 2024, 2 700 tonnes de cocaïne ont été produites en Colombie. Notre interception de quarante-huit tonnes représente donc une part relativement très faible. Il est important de noter que la destination principale de la cocaïne s’est déplacée des États-Unis vers l’Europe, en raison du développement des drogues de synthèse sur le marché américain. Le flux de cocaïne en provenance d’Amérique du Sud vers l’Europe est désormais colossal. En 2025, nous avons déjà intercepté dix-sept tonnes de drogues, toutes substances confondues. Par ailleurs, nous observons des signaux faibles, mais préoccupants concernant la résurgence de la piraterie. Ce phénomène se manifeste notamment dans le golfe de Guinée et au large de la Corne de l’Afrique, où plusieurs actes de piraterie ont été constatés, bien que la situation reste relativement contenue.
La mer est devenue un espace où s’exportent les frictions mondiales. En tant qu’espace commun, elle offre la possibilité de provoquer son adversaire sans risquer de conséquences trop importantes. Les conflits terrestres débordent régulièrement sur le domaine maritime. L’un des espaces de friction les plus médiatisés est la mer Baltique. Dans cette zone, nous observons des comportements suspects, comme des navires laissant traîner leurs ancres sur des distances anormalement longues, parfois plus de 100 kilomètres. Ces actions ont parfois entraîné la rupture de câbles sous-marins. La situation en mer Baltique est particulièrement intéressante depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Auparavant, la présence de la Suède et de la Finlande, pays neutres, conférait une certaine neutralité à cette mer. Désormais, avec l’adhésion de ces pays à l’Alliance atlantique, la Baltique est devenue otanienne.
Cette nouvelle configuration emporte des implications stratégiques pour la Russie. En effet, plus de 80 % des exportations pétrolières russes transitent par la mer Baltique. De plus, le port de Saint-Pétersbourg représente entre 30 % et 35 % des échanges commerciaux russes. Ces flux doivent désormais traverser une zone otanienne, ce qui place la Russie dans une position de vulnérabilité stratégique dans une zone où nous pourrions, si nous le souhaitions, mener des actions beaucoup plus dures.
En mer Rouge, nous avons assisté à des débordements liés au conflit à Gaza tout au long de l’année 2024 et durant une partie de 2025. De nombreuses attaques contre des navires de commerce ont eu lieu, bien que leur fréquence ait récemment diminué. Il est à noter que le 17 avril dernier, une frégate multimissions (Fremm) a encore abattu un drone dans le détroit de Bab el-Mandeb. La situation n’est pas encore totalement stabilisée, et notre présence reste nécessaire pour rassurer nos partenaires du commerce maritime mondial.
L’océan Atlantique constitue un théâtre majeur de compétition avec la Russie, notamment en ce qui concerne le déploiement de sous-marins nucléaires en provenance de Mourmansk. Cette zone fait l’objet d’une coopération étroite avec nos partenaires américains et britanniques. Pour ceux qui souhaitent mieux comprendre les enjeux de la guerre sous‑marine, je recommande le visionnage du film Surfaces, disponible sur YouTube, qui offre un éclairage intéressant sur ces problématiques.
Par ailleurs, le réchauffement climatique ouvre de nouveaux espaces de compétition, en particulier dans l’Arctique. La Chine cherche à y prendre position, tandis que la Russie a déjà manifesté ses ambitions en plantant symboliquement des drapeaux au fond de l’océan. Au-delà des potentielles nouvelles routes commerciales, les enjeux arctiques entraînent des répercussions mondiales qui seront discutées lors de la réunion de la conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc) à Nice, en juin prochain.
La mer présente également une possibilité d’appropriation des espaces. Elle offre des opportunités de croissance à travers l’éolien offshore, l’exploitation pétrolière en mer, la pêche hauturière et le déploiement de câbles sous-marins. Cependant, c’est aussi un lieu propice aux activités illégales. Outre le trafic de drogue déjà mentionné, la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) constitue un problème majeur. Ce phénomène, particulièrement préoccupant en Atlantique Sud et dans l’océan Indien, déstabilise gravement les écosystèmes marins.
La France occupe une position différenciante grâce à sa présence mondiale. En tant que chef d’état-major de la marine, j’ai l’opportunité d’échanger avec la plupart des marines du monde, notamment dans le cadre du symposium naval du Pacifique occidental (Western Pacific Naval Symposium ou WPNS). En 2026, nous organiserons ce WPNS à Papeete. Mais nous sommes également résidents de l’océan Indien et avions accueilli en 2021 l’Indian Ocean Navy Symposium. Celui-ci s’est déroulé cette année en Thaïlande, où j’ai pu rencontrer mes homologues chinois et iranien. Ces forums sont ainsi précieux pour rencontrer nos alliés, mais aussi nos compétiteurs, et leur transmettre des messages.
Ensuite, la protection de nos territoires d’outre-mer représente une priorité pour la marine. Nous avons développé dans chaque territoire ultramarin un hub comprenant des patrouilleurs, des frégates de surveillance et des moyens de surveillance maritime.
La puissance maritime française repose sur un écosystème complet. Au-delà de notre marine et de nos savoir-faire, nous disposons d’une industrie performante capable de construire et d’entretenir nos navires. Nous bénéficions également de l’expertise d’acteurs comme les Abeilles Internationales et SeaOwl, qui assurent des missions cruciales de remorquage et de prévention des pollutions maritimes. Ces compétences sont précieuses et doivent être préservées. Nous pouvons également compter sur des armateurs de premier plan comme Louis Dreyfus et CMA CGM, ce dernier étant le troisième armateur mondial.
Pour développer nos stratégies de défense, trois axes sont essentiels : savoir, agir et s’adapter. Le rapport sur la flotte stratégique, présenté par le député Chenevard, est une référence importante dans ce domaine. Nous avons considérablement renforcé la collaboration entre les acteurs maritimes civils et militaires. Le Centre d’information, de coopération et de vigilance maritimes (Mica Center), basé à Brest, joue un rôle central dans cette coopération. Il relie 85 compagnies maritimes, représentant environ 1 400 navires qui servent de capteurs d’informations. Ce système permet d’échanger des données sur les activités suspectes et les niveaux d’alerte dans différentes zones maritimes, contribuant ainsi à améliorer la sécurité maritime mondiale.
Enfin, la conférence navale de Paris a réuni cette année les principales marines du monde et les grands acteurs économiques du secteur maritime, renforçant ainsi notre culture commune. Nous renforçons actuellement les passerelles entre la marine marchande et la marine nationale. Notre objectif consiste ainsi à pouvoir accueillir des officiers de marine marchande comme réservistes dans la marine nationale et, réciproquement, à mieux connaître la marine marchande.
Cette stratégie implique également de prendre conscience du lien crucial qui unit l’industrie, la marine nationale et le territoire. La construction d’un porte-avions, véritable plateforme de supériorité aéromaritime, mobilise l’ensemble du territoire national. Les pompes primaires sont fabriquées à Maubeuge, le contrôle-commande à Blagnac, l’assemblage se réalise à Saint-Nazaire. Les missiles proviennent de Seine-Saint-Denis, les radars de Limours, les antennes de communication de Brive. Ce maillage territorial illustre le lien fondamental entre la marine et la nation. La construction du futur porte-avions représente 14 000 emplois et quinze ans d’activité industrielle au service de la nation. Cet investissement s’étend bien au-delà, puisqu’il garantit quarante ans d’exploitation.
Un autre lien essentiel avec les territoires réside dans notre capacité à recruter 4 000 personnes chaque année, mais aussi d’en rendre autant tous les ans à la nation. Prenons l’exemple du premier maître Anne, entrée dans la marine à 22 ans comme quartier-maître. Après dix-huit ans de carrière sur un porte-avions et d’autres bâtiments, elle est devenue une experte du nucléaire, recrutée par EDF, puis professeure réserviste à l’école de l’énergie atomique. Une fois retraitée, elle continue à susciter des vocations en encadrant des préparations militaires marines. Nous sommes ainsi des pourvoyeurs de compétences pour la nation, un aspect souvent méconnu de notre mission.
L’action de l’État en mer est un principe fondateur de notre fonctionnement. Elle représente 30 % de l’activité de la marine et constitue le socle de nos savoir-faire. Qu’il s’agisse de sauver des migrants en Manche-mer du Nord, de lutter contre la pêche illicite ou le narcotrafic en Guyane, ces missions préparent nos marins à intégrer la marine de haute intensité. Cette capacité duale, rare parmi les marines du monde, est essentielle pour exceller dans les missions les plus exigeantes.
Face à l’évolution rapide du monde, l’adaptation est cruciale. Nous devons faire preuve d’agilité constante. Notre communication s’est intensifiée, notamment sur YouTube, pour démontrer nos capacités à nos compétiteurs. Par exemple, l’exercice de torpillage de l’ex-aviso Premier-Maître L’Her a permis non seulement d’entraîner nos forces, mais aussi de prouver l’efficacité de nos armes létales. L’essai de choc sur la frégate Courbet a également constitué un test important.
Nous renforçons par ailleurs la protection de nos ports, de nos emprises et de notre territoire. L’exercice Polaris 2025, en cours à Cherbourg et Brest, teste nos infrastructures et notre système de protection face à une menace étatique, et non plus seulement terroriste. Nos commandos, jouant le rôle d’adversaires, nous permettent d’élever notre niveau collectif de protection. Enfin, nous consolidons nos coalitions et partenariats avec l’Europe et l’Otan, notamment pour lutter contre la « flotte fantôme » russe, en l’identifiant et en trouvant des moyens légaux de contrer ces navires qui contournent les sanctions internationales imposées à la Russie.
En conclusion, la France possède un immense potentiel maritime dont nous devons être fiers. Hérité de nos prédécesseurs, ce potentiel économique, industriel et militaire est essentiel dans un monde de plus en plus dangereux et doit être transmis à nos successeurs. Il requiert votre soutien pour que nous puissions continuer à œuvrer quotidiennement à la protection de la France, des Français et de leurs intérêts sur tous les océans du monde.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Frédéric Boccaletti (RN). Le groupe Rassemblement national souhaite avant tout rendre hommage au sergent Maxence Roger, mort pour la France, ainsi qu’au second maître Léo Soulas, disparu en mer. Nos pensées vont naturellement à leurs familles et à leurs frères d’armes.
Amiral, nous assistons aujourd’hui à un retour de la conflictualité de haute intensité, accompagné d’une remise en question croissante de l’ordre maritime international. La France, disposant de la deuxième plus vaste zone économique exclusive (ZEE) au monde, porte une responsabilité majeure en matière de souveraineté et de sécurité de ces espaces maritimes. Dans ce contexte, l’exercice Polaris 2025 marque une étape cruciale. Vous y avez intégré des scénarios complexes de combats aéronautiques, multi-milieux et multi-champs, reflétant fidèlement les réalités opérationnelles à venir. Nous devons aujourd’hui faire face à une saturation technologique, à des menaces hybrides et à une compétition stratégique globale.
Comment préparez-vous la projection de puissance depuis la mer, notamment à travers des groupes d’intervention interarmées et interalliés, pour contrer des dispositifs A2/AD susceptibles d’entraver la liberté d’action de nos forces ? Quels enseignements tirez-vous de l’intégration croissante des drones multi-domaines, de la guerre électronique embarquée ou encore des hubs de données opérationnelles ?
Au-delà de la frappe et de la dissuasion, la protection des voies maritimes demeure un enjeu stratégique majeur, particulièrement dans nos territoires d’outre-mer. Cette dualité opérationnelle ne nécessite-t-elle pas une réflexion approfondie sur la modalité de nos unités, l’endurance des bâtiments de surveillance ou encore nos capacités à gérer simultanément une crise locale et un conflit majeur ?
Amiral Nicolas Vaujour. Effectivement, nous faisons face à une conflictualité en évolution, comme en témoignent les situations en mer Noire et en mer Rouge. Nous observons également un développement de l’hybridité en mer Baltique. Ces changements s’accompagnent d’une augmentation des bulles de défense, de déni d’accès, appelées A2/AD (Anti-Access – Area Denial), qui soulèvent de nouvelles interrogations.
Pour répondre à ces défis, l’agilité et l’adaptabilité sont essentielles. La marine développe actuellement des drones d’attaque et de nouveaux systèmes de lutte anti-drones pour contrer les menaces hybrides du bas du spectre. Nous avons mis en place des exercices novateurs, comme les exercices Wildfire, où nous invitons nos industriels et PME à présenter leurs innovations à bord de nos navires. Ces exercices confrontent leurs systèmes aux menaces réelles rencontrées en mer Rouge, qu’il s’agisse de drones de surface ou aériens. Nous sélectionnons les meilleures solutions pour les tester ensuite en conditions opérationnelles.
Cette approche a récemment porté ses fruits, avec un système de brouillage. Après des essais concluants en septembre, nous l’avons déployé en Méditerranée orientale où il a neutralisé deux drones du Hezbollah qui s’approchaient trop près de nos navires. Ce système a ensuite été intégré au déploiement du Charles-de-Gaulle, et nous sommes maintenant en phase d’acquisition définitive pour l’ensemble de notre flotte. Cette capacité à identifier une solution en septembre 2024, à la tester opérationnellement en novembre, et à lancer son acquisition début 2025 illustre parfaitement l’agilité et le rythme capacitaire que je souhaite instaurer. C’est grâce à cette approche que les Ukrainiens ont pu gagner du terrain en mer Noire, et c’est ainsi que nous devons nous adapter aux menaces hybrides.
Concernant les menaces de haute intensité, notamment les zones A2/AD où les pays développent des systèmes de défense côtière avancés, il est crucial de disposer d’une plateforme de supériorité aéromaritime. Le porte-avions joue ce rôle essentiel en permettant de projeter de la puissance et d’ouvrir une brèche dans ces défenses sophistiquées. Face à l’extension de la menace, il est nécessaire d’opérer depuis des positions plus éloignées en mer, ce qui requiert des porte-avions équipés de catapultes.
Le Charles-de-Gaulle, notre porte-avions de supériorité, démontre pleinement cette capacité à « brécher ». Il peut produire près d’une centaine d’effets militaires par jour, ce qui correspond aux besoins du premier jour d’un conflit de haute intensité. Cette puissance de frappe, comparable à ce qui a été déployé en Libye lors de l’opération Harmattan, permet de briser la volonté de l’adversaire et de prendre la supériorité.
Concernant la protection de notre souveraineté dans les territoires d’outre-mer, nous accueillons avec satisfaction l’arrivée des nouveaux patrouilleurs outre-mer (POM). Ces navires offrent une portée deux fois supérieure à celle de leurs prédécesseurs P400 et sont équipés de drones. Au-delà, tous nos patrouilleurs sont désormais dotés de drones, ce qui leur permet d’étendre leur champ d’action au-delà de l’horizon. Ces améliorations, combinées au maintien des frégates de surveillance et à l’arrivée de nouveaux avions de surveillance maritime, renforcent significativement notre capacité à maintenir notre souveraineté.
M. Yannick Chenevard (EPR). Amiral, vous avez évoqué plusieurs aspects de la remontée en puissance de notre marine. Cette évolution positive est directement liée à la loi de programmation militaire (LPM) précédente, dite « de réparation », mais également la LPM actuelle. Elle se traduit par la livraison et la mise en service de nouveaux bâtiments, ainsi que par la commande d’unités futures, notamment les SNLE 3G destinés à remplacer la flotte actuelle.
Vous avez également mentionné le déploiement du groupe aéronaval (GAN) dans le cadre de la mission Clemenceau 25. Il est intéressant de noter que ce déploiement s’inscrit dans une séquence incluant le déploiement d’un GAN italien autour du Cavour, suivi par celui d’un GAN britannique centré sur le Prince of Wales. Cette succession de déploiements souligne la présence significative des marines européennes dans cette région stratégique.
Il est crucial de rappeler qu’un porte-avions représente bien plus qu’un simple navire : c’est une base aérienne mobile dont les coordonnées GPS restent incertaines pour l’adversaire. Avec une capacité de déplacement de 1 000 kilomètres par jour, il constitue un véritable objet de puissance. Mon seul regret, si je puis me permettre, est que nous ne disposions que d’un seul de ces bâtiments.
Dans l’hypothèse d’une réactualisation de la LPM, et compte tenu de l’évolution de l’environnement international actuel, quels seraient selon vous les domaines prioritaires sur lesquels nous devrions concentrer nos efforts pour maintenir notre capacité à faire face aux nouvelles formes de conflictualité et aux enjeux maritimes émergents ?
Amiral Nicolas Vaujour. Effectivement, nous sommes en pleine exécution de la LPM. L’arrivée imminente de l’Amiral Ronarc’h, première des frégates de défense et d’intervention (FDI), dont les essais en mer se sont révélés très prometteurs, est particulièrement encourageante. Il est satisfaisant de constater que nos prévisions en termes de besoins opérationnels se sont avérées justes. Cela démontre la pertinence de notre processus de planification et de réflexion prospective. Je rappelle ainsi que la conception de la FDI remonte à une décennie, dans un contexte de conflictualité bien différent de celui d’aujourd’hui.
Concernant le déploiement du GAN, vous avez judicieusement relevé la succession italo-franco-britannique. Cette coordination n’est pas fortuite, mais résulte d’une initiative trilatérale engagée il y a quelques années. L’objectif consistait à synchroniser nos efforts, notamment au niveau du message stratégique. Nous affirmons ainsi l’intérêt de l’Europe pour l’Indopacifique et démontrons notre capacité, en tant qu’Européens, à maintenir une présence navale significative dans cette région cruciale.
Quant à l’éventualité d’une révision de la LPM pour accroître nos capacités, je tiens à souligner que mon plan stratégique s’articule autour de deux temporalités. À court terme, notre priorité vise à durcir la marine pour faire face aux défis immédiats. Cela implique le maintien et l’amélioration de notre préparation opérationnelle, comme en témoignent les exercices Polaris, le développement de petites capacités telles que les drones d’attaque et de surveillance, le renforcement de notre défense anti-drones, et la reconstitution de nos stocks de munitions. Ces actions s’inscrivent dans la LPM actuelle et nous réfléchissons activement à l’augmentation de nos réserves, notamment à la lumière des enseignements tirés du conflit en Ukraine.
À plus long terme, notre objectif consiste à maintenir notre supériorité aéromaritime. Le ministre des armées a ainsi évoqué la question du format optimal de notre flotte. Je maintiens l’avis exprimé au début de la précédente LPM, à savoir que dix-huit frégates et dix-huit avions de patrouille maritime constituent un format cohérent pour opérer efficacement sur l’ensemble des théâtres mondiaux. Les contraintes budgétaires ont conduit à retenir un format de quinze frégates, ce qui nous permet actuellement d’assurer nos engagements essentiels, mais limite notre capacité à répondre à de nouvelles crises sans compromettre nos missions existantes.
Il est crucial de comprendre que chaque permanence dans une zone requiert trois frégates, tandis qu’une alerte permanente en mobilise deux. Actuellement, nous conduisons une permanence en océan Indien, une en Méditerranée orientale, une dans l’Atlantique Nord et la Baltique, associées à nos alertes permanentes à Brest et Toulon. Il convient d’ajouter une frégate en entretien à Brest et une autre Toulon. En conséquence, nous atteignons déjà le plafond de nos capacités avec quinze frégates. Toute extension de notre présence, par exemple en mer Noire, nécessiterait trois frégates supplémentaires que nous ne possédons pas actuellement.
La crise en mer Rouge a mis en lumière les disparités capacitaires entre les marines alliées. Seuls les États-Unis, la France et l’Allemagne ont démontré leur capacité à intercepter les missiles balistiques houthis. D’autres ont dû repartir en admettant qu’ils n’étaient pas à niveau, notamment en faisant le tour de l’Afrique. Quand une marine de guerre ne peut pas se rendre en zone de guerre, cela pose un véritable problème.
Notre priorité actuelle consiste donc à durcir la marine, tout en réfléchissant à l’évolution de notre format en fonction de nos ambitions stratégiques. La LPM actuelle est globalement satisfaisante, mais si nous pouvions l’accélérer, notamment pour combler nos lacunes capacitaires connues comme les frégates ou les patrouilleurs hauturiers, cela renforcerait considérablement notre efficacité opérationnelle, tout en soutenant nos industriels.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Au nom de mon groupe, je tiens à rendre hommage à la mémoire du second maître Léo Soulas et du sergent Maxence Roger. Nous nous associons pleinement au deuil de leurs camarades et de leurs familles.
Votre exposé a une fois de plus souligné l’importance cruciale de la marine nationale et brossé un tableau éloquent des enjeux géopolitiques actuels. J’aimerais connaître votre réaction concernant une récente publication d’un jeune chercheur de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) sur la dissuasion nucléaire, en particulier sa composante océanique. L’auteur suggère qu’un partenariat avec le Royaume-Uni dans ce domaine pourrait être bénéfique. Quelle est votre position sur cette proposition ?
Deuxièmement, face à l’accélération de la dronisation, je souhaiterais obtenir des précisions sur le partenariat entre Kongsberg et Naval Group. Ne craignez-vous pas que la focalisation sur ces grands acteurs industriels puisse conduire à négliger des start-up potentiellement innovantes ? J’ai par exemple eu l’occasion de rencontrer Marine Tech, qui propose des solutions certes encore en développement, mais présentant des avantages financiers non négligeables. Comment la marine nationale envisage-t-elle de se positionner face à ces nouveaux acteurs ?
Enfin, j’aimerais aborder le sort du Marion Dufresne, navire crucial pour la desserte des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf). La marine nationale a-t-elle été consultée concernant son éventuel successeur ?
Amiral Nicolas Vaujour. Concernant le Marion Dufresne, l’État et les Terres Australes et Antarctiques françaises (Taaf) s’attachent à maintenir nos flux logistiques dans l’océan Indien Sud et les terres australes françaises. Nous avons déjà trouvé un modèle pertinent pour la desserte de Dumont-d’Urville et Concordia en Antarctique, où les Taaf ont acquis le navire et la marine en assure l’armement. Les Taaf nous ont sollicités pour une collaboration similaire concernant le Marion Dufresne. Bien que je sois favorable à cette coopération, l’achat d’un navire supplémentaire n’est pas envisageable. Néanmoins, il est crucial de trouver une solution pour continuer à desservir Saint-Paul et Amsterdam et le sud de l’océan Indien.
Nos ressources humaines sont limitées, notamment en raison des réductions d’effectifs imposées lors de la révision générale des politiques publiques (RGPP), dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Cette contrainte nous oblige à optimiser constamment l’utilisation de nos effectifs, ce qui n’est pas sans conséquence sur nos marins. En résumé, nous sommes prêts à discuter des solutions pour le Marion Dufresne, mais cela nécessitera également de trouver des solutions budgétaires, ce qui souligne l’importance d’une coordination en inter-administrations.
Concernant la dronisation et le partenariat Kongsberg-Naval Group, il convient de l’envisager au-delà de la seule question des drones. Kongsberg possède une expertise mondiale dans les drones offshore très profonds, ce qui justifie notre intérêt pour une collaboration et un éventuel achat. Cela ne signifie pas pour autant que nous négligeons le développement de la technologie française. La direction générale de l’armement (DGA) veille attentivement à préserver l’expertise française dans ce domaine. Notre approche vise à acquérir rapidement des compétences, parfois en achetant chez des partenaires, tout en consolidant un socle national de compétences techniques.
Le partenariat Kongsberg-Naval Group s’inscrit également dans un dialogue plus large avec nos partenaires norvégiens, notamment dans le cadre du programme FDI. La Norvège a manifesté un intérêt pour ce programme, et la France est en compétition avec le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Etats-Unis pour la fourniture de frégates à la marine norvégienne.
Quant à la dissuasion franco-britannique, les discussions se sont intensifiées récemment, bien que la dimension européenne de nos intérêts vitaux ne soit pas une nouveauté. Le Président avait déjà évoqué ce sujet en 2020 lors de son discours sur la dissuasion à l’École de guerre. Les récents événements internationaux ont suscité un intérêt accru de nos partenaires pour notre dissuasion. Notre dissuasion repose sur la capacité à infliger des dommages inacceptables, et un système de contrôle et de commandement performant. La décision ne peut être prise que par une seule personne, le président de la République, élu par le peuple français. Notre crédibilité s’appuie sur notre capacité à déployer en permanence des sous-marins en mer et à démontrer régulièrement l’efficacité de notre système par des tirs d’essai de missiles M51 et d’armes aéroportées.
Ce système de dissuasion, strictement défensif et destiné à la protection de nos intérêts vitaux, suscite désormais l’intérêt de certains partenaires. Les discussions à ce sujet se déroulent au plus haut niveau de l’État.
M. le président Jean-Michel Jacques. Amiral, permettez-moi d’exprimer une réserve concernant l’achat à l’étranger de drones sous-marins grands fonds dans l’attente du développement de nos propres compétences. Cette situation est frustrante, car nous sommes capables de concevoir des sous-marins nucléaires et des avions de chasse Rafale d’une grande sophistication. Cependant, nous peinons à développer des drones Male et nous nous retrouvons dans une situation similaire pour les drones sous-marins. Il y a manifestement des aspects de notre système français qui nécessitent une refonte, car nous manquons trop souvent des opportunités importantes.
Amiral Nicolas Vaujour. Il est intéressant de noter que dans le domaine des drones, ce sont souvent les petites entreprises et les start-up qui se montrent les plus agiles et innovantes. Notre choix de confier le développement de gros drones à de grands industriels n’a pas toujours donné les résultats escomptés, ce qui est regrettable. Nous aurions probablement gagné en rapidité en nous approvisionnant sur étagère auprès de structures plus petites et réactives. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une plus grande réactivité, ce qui plaide en faveur d’une collaboration avec des entreprises de taille plus modeste. Notre souhait est de voir émerger des petites entreprises françaises capables de développer nos drones, et nous sommes tout à fait disposés à soutenir cette orientation.
Mme Anna Pic (SOC). Avec un littoral de plus de 90 000 kilomètres carrés, quatre mers et deux océans particulièrement stratégiques dans son espace géographique et des moyens navals significatifs, l’Europe dispose des atouts nécessaires qui lui permettraient de devenir une véritable puissance navale. Pourtant, force est de constater que plusieurs facteurs semblent l’empêcher, au premier rang desquels le manque de volonté en la matière de certains États membres de l’UE, conditions sine qua non permettant l’émergence d’une véritable stratégie navale européenne.
Cette absence de stratégie navale européenne s’illustre notamment par le morcellement des intérêts à l’œuvre actuellement, mais aussi par l’hétérogénéité des marines européennes, lesquelles sont très différentes par leur taille, leur tonnage et la grande diversité des moyens matériels et humains dont elles bénéficient. Elle s’illustre encore par la politique de sécurité de défense commune ayant pour vocation la gestion des crises hors du territoire européen. La défense de ce dernier s’organise en grande partie dans le cadre de l’Otan, avec les limites que nous rencontrons aujourd’hui.
À l’occasion de son audition il y a quinze jours devant notre commission, l’amiral Rogel plaidait pour une évolution vers un partage des intérêts vitaux européens ainsi que l’élaboration d’une vision stratégique partagée. Quelle dynamique vous semble-t-elle à l’œuvre actuellement sur ce sujet ? Comment se traduit-elle pour notre marine et les autres marines européennes ? Par ailleurs, estimez-vous que le ministère des armées et ses différentes composantes investissent suffisamment le terrain européen ?
Amiral Nicolas Vaujour. On ne peut parler d’une stratégie navale européenne, mais de plusieurs stratégies nationales, qui ont du mal à converger. Il existe par exemple environ quatorze chantiers navals en Europe, lesquels sont tous concurrents. Dans un monde idéal, il devrait y en avoir trois fois moins, afin de conquérir des parts de marché à l’export. Mais soyons réalistes, lorsque nous devons choisir entre Naval Group et Fincantieri, nous privilégions le premier et la marine italienne le second. L’ambition politique consiste à chercher plus de cohérence, mais chaque pays est légitimement attaché au développement industriel et économique de ses territoires. Sera-t-on capable de créer demain un Airbus du naval ? Cela ne pourra intervenir que sous l’impulsion des industriels, s’ils arrivent à fusionner. Je rappelle que nous n’y sommes pas parvenus avec Fincantieri, par le passé, au sein de la joint-venture Naviris. Nous pouvons le déplorer, mais sommes malgré tout contents de disposer d’un industriel national, capable de produire nos navires en toute souveraineté.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’Europe mène néanmoins de multiples opérations. L’opération Atalanta a été couronnée de succès ; nous avons conduit l’opération Agenor dans le détroit d’Ormuz ; de leur côté, l’opération Irini au large de la Libye et l’opération Aspides en mer Rouge se poursuivent. De fait, les opérations européennes sont d’abord maritimes et elles fonctionnent. Les pays capables et disposés à le faire (able‑and‑willing) agissent ensemble, créent la structure de commandement et se répartissent la charge : Irini à Rome, Atalanta à Rota, Aspides à Larissa. Cette dynamique existe, même si elle n’est pas toujours très simple à mettre en place. Elle ne fonctionne que lorsque les pays ont conscience que leurs intérêts sont en jeu, comme c’est le cas pour le trafic commercial autour du Bab el-Mandeb. Ici, les pays les plus concernés sont ceux qui détiennent les plus grands armateurs au monde : la Grèce, la France, l’Italie, le Danemark.
Enfin, il existe également des programmes capacitaires en Europe, à l’instar du projet de corvette européenne (EPC). Nous le considérons dans le cadre de la succession des frégates de surveillance et travaillons avec l’ensemble des partenaires européens pour établir une définition commune.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Je souhaite vous faire part d’une préoccupation. L’industriel Helsing a récemment communiqué sur un programme de planeur sous-marin équipé de capteurs. On nous annonce une révolution dans la guerre navale avec la perspective de plusieurs centaines de drones opérant en essaim. Quel est votre point de vue sur ce programme ? Quels moyens pourrions-nous envisager pour contrer son utilisation par des adversaires stratégiques potentiels ? Je pense notamment aux défis que cela pourrait poser pour la dilution de nos SNLE. Comment réagir face à des centaines de planeurs sous-marins déployés en mer d’Iroise ?
Enfin, permettez-moi de revenir sur un point qui me tient à cœur. La marine a‑t‑elle progressé dans sa réflexion concernant les bâtiments de transport léger (Batral) ? Je reste convaincu de leur pertinence pour nos territoires d’outre-mer, comme l’a encore récemment démontré la situation à Mayotte.
Amiral Nicolas Vaujour. Helsing fait preuve, sur les gliders, d’un optimisme qui mérite d’être nuancé. La marine expérimente ces engins depuis plusieurs années et nous commençons véritablement à opérationnaliser leur emploi depuis peu. Dans le cadre de l’exercice Polaris 2024, nous avons déployé des gliders sur la moitié occidentale de la Méditerranée, laissant la partie orientale aux Italiens. Nous avons immergé un certain nombre de ces engins pour tester nos capacités de détection.
Il est important de noter que nous disposons en France d’un industriel capable de produire ces gliders, la société Alseamar. Leur utilisation présente à la fois des avantages et des limites. Lors de l’exercice, nous avons réussi à détecter quelques navires italiens, que nous avons ensuite pu cibler à très longue distance avec les avions du porte-avions. Cette détection a été rendue possible non seulement grâce aux gliders, mais aussi grâce à l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) pour analyser les données recueillies et identifier les signaux pertinents. Cette avancée démontre le potentiel des gliders dans certains domaines.
Cependant, il convient de tempérer les attentes. En mode passif pur, la détection n’est pas exhaustive. Par exemple, un SNLE moderne n’émet pratiquement aucun signal détectable. On ne peut pas aujourd’hui détecter un SNLE avec un glider . Les essais en mode passif sont certes prometteurs pour certaines applications, notamment grâce à l’apport de l’intelligence artificielle dans le traitement des données. Nous estimons que les gliders auront leur place dans la surveillance et l’amélioration de notre perception de l’environnement maritime.
Néanmoins, il faut garder à l’esprit que ces engins sont passifs et disposent de ressources énergétiques limitées. La détection efficace nécessite un capteur, une source d’énergie et des capacités d’écoute, de transmission et d’analyse des données. Des améliorations sont encore nécessaires dans ces domaines. L’idée d’un capteur omniscient capable de tout détecter dans tous les océans relève encore de la fiction. Nous travaillons activement sur ces technologies, qui présentent de réelles capacités opérationnelles, mais aussi des limites importantes. De fait, les affirmations de certains industriels prétendant rendre les océans totalement transparents ne sont pas crédibles à ce stade.
Au-delà de la collecte des données, le traitement de l’information acoustique reste un défi majeur. Il convient de souligner l’excellence française dans ce domaine. Le Centre d’interprétation et de reconnaissance acoustique (CIRA), popularisé par le film Le Chant du Loup, est une unité qui a totalement basculé dans le champ de l’intelligence artificielle. Cette unité traite des téraoctets de données et développe des algorithmes de pointe pour améliorer constamment ses performances. Pour autant, malgré les progrès de l’IA, l’oreille humaine reste irremplaçable. Les « oreilles d’or » à bord de nos sous-marins, n’ont pas encore été surpassées par l’intelligence artificielle, malgré des investissements conséquents dans ce domaine. La réalité montre qu’une synergie entre l’expertise humaine et l’IA est nécessaire, l’opérateur humain comprenant et guidant l’IA pour optimiser ses performances.
Les Batral n’ont pas été remplacés. Cependant, dans le cadre de la LPM, il nous a été demandé de travailler sur ce sujet. Nous allons recevoir les engins de débarquement amphibie standard (Edas) qui, bien que différents des Batral, permettent d’assurer le transport maritime et de desservir des îles isolées. Quatorze Edas ont été commandés : huit pour la métropole et six pour l’outre-mer. Les premiers sont arrivés à Nouméa et en Guyane en 2025 ; les suivants le seront à Djibouti, en Martinique, et à Mayotte. Ces engins s’intégreront à nos capacités amphibies en métropole, pouvant être embarqués sur nos porte-hélicoptères amphibies (PHA).
Nous avons veillé à ce que ces nouveaux engins soient plus robustes que nos anciens engins de débarquement amphibie rapide (EDA-R). Dans chaque territoire d’outre‑mer, nous disposerons demain d’un patrouilleur équipé de drones pour étendre notre capacité de surveillance, ainsi que d’une frégate de surveillance à plus long rayon d’action et d’avions de surveillance maritime.
Nous sommes actuellement dans une phase de transition pour nos moyens aériens. Les Gardians sont progressivement remplacés par des Falcon 50 rénovés (Triton), d’anciens avions gouvernementaux que nous avons adaptés à la surveillance maritime. Bien que vieillissants, ces appareils répondent à nos besoins en attendant l’arrivée des Albatros de Dassault, dans le cadre du programme Avsimar, en 2027.
En complément de ces moyens aériens, nous déployons un système de surveillance maritime par satellite, et nous attendons l’arrivée des futures corvettes. Avec l’ajout des Edas, nos capacités outre-mer seront considérablement renforcées. Bien que le nombre total de navires puisse légèrement diminuer, l’efficacité globale sera nettement améliorée. Les bâtiments de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) jouent un rôle crucial, comme l’a démontré leur utilisation lors de la crise de l’eau à Mayotte, assurant le ravitaillement entre La Réunion et Mayotte, après le passage du cyclone tropical Chido, où ils ont acheminé du matériel directement sur place.
M. Damien Girard (EcoS). Le 16 octobre dernier, vous aviez souligné les difficultés capacitaires induites par le retard du programme des FDI. Ce retard découle en partie d’un format restreint à quinze navires de premier rang, qui semble insuffisant au regard du contrat opérationnel confié par l’État à notre marine. Cette situation est d’autant plus préoccupante que nous traversons une phase de conflictualité accrue à l’échelle mondiale. La liberté de circulation sur les grandes routes maritimes, vitale pour le commerce international et notre économie, se trouve plus que jamais sous pression. La France, en tant que puissance maritime globale, se doit d’être à la hauteur de ces enjeux.
Le contexte budgétaire contraint nous oblige à faire des choix capacitaires réalistes. Néanmoins, des solutions existent pour concilier ambition opérationnelle et soutenabilité économique. Je pense notamment au modèle italien. Par une stratégie industrielle volontariste, nos voisins ont su surdimensionner leur flotte dans une logique de soutien à l’export. Ils disposent ainsi de bâtiments immédiatement disponibles pour des clients étrangers, tout en les mettant à disposition de leur propre marine en attendant la conclusion de contrats. Bien que la France ne soit pas l’Italie, ce modèle mérite réflexion.
Dans cette optique, quelle serait votre appréciation sur l’hypothèse d’une commande supplémentaire de trois FDI, dont une serait destinée à l’export, mais utilisable à court terme par nos marins ? Cette approche permettrait de répondre plus rapidement aux besoins opérationnels que vous avez évoqués, tout en renforçant l’attractivité de notre offre à l’international.
Par ailleurs, ce type de commande surnuméraire présenterait un autre avantage essentiel : elle permettrait de lisser le plan de charge industriel dans le temps, assurant ainsi la continuité des compétences humaines et techniques nécessaires à la construction navale de défense. Dans un contexte de forte concurrence et de tensions croissantes sur les ressources humaines qualifiées, cette régularité de production constitue une condition intéressante pour garantir notre autonomie stratégique et maintenir un haut niveau d’excellence industrielle.
Amiral Nicolas Vaujour. L’Italie a effectivement adopté une stratégie très différente de la nôtre, tant sur le modèle de construction que sur le modèle de taille. Concernant le modèle de taille, la France a progressivement réduit le tonnage de ses navires, passant des frégates de défense aérienne de 7 000 tonnes aux Fremm de 6 000 tonnes, pour arriver aux frégates de défense et d’intervention de 4 500 tonnes. L’Italie, en revanche, a maintenu un tonnage élevé, voire l’a augmenté, avec des projets allant jusqu’à 14 000 tonnes. Notre approche, avec des navires de 4 500 tonnes, semble néanmoins intéresser d’autres pays européens, car elle offre des bâtiments accessibles financièrement, capables d’être opérés par des équipages réduits.
La deuxième divergence concerne la méthode de construction et de commercialisation. Les Italiens achètent de nombreux navires pour leur marine et les revendent soit d’occasion, soit neufs, laissant le choix au client. Cette stratégie fonctionne pour une marine dont le contrat opérationnel est moins exigeant que le nôtre et qui est davantage tournée vers le soutien à l’industrie. Ils assument ainsi le risque de devoir prélever un navire dans leur flotte pour répondre aux besoins de l’export, ce qui les incite à disposer d’un nombre plus important de bâtiments.
Nous réfléchissons actuellement avec la DGA et Naval Group et à ce sujet. La LPM a déjà amorcé cette réflexion en décalant les dernières FDI pour laisser deux créneaux potentiels à l’export. Naval Group envisage maintenant d’accélérer la capacité de production, passant d’une à deux frégates par an. Cela permettrait de répondre plus rapidement aux demandes des partenaires étrangers, pour lesquels le délai de livraison représente un critère essentiel. Cette stratégie impliquerait d’assumer un risque étatique en commandant une coque supplémentaire. Si aucun contrat à l’export n’est conclu, la marine bénéficierait de ce navire en avance par rapport aux prévisions de la LPM. Dans le cas contraire, nous serions en mesure de livrer rapidement à un client étranger. Naval Group est convaincu de la pertinence de ce modèle, et la DGA le considère comme très intéressant.
Cependant, il faut reconnaître qu’il existe un risque étatique à assumer une commande sans être certain de sa destination finale. Cette approche ne s’inscrit pas encore complètement dans les schémas de soutenabilité budgétaire actuels. Néanmoins, l’exemple italien montre que cette stratégie peut être efficace pour obtenir des contrats à l’export, que ce soit pour des navires d’occasion ou des constructions neuves. Bien que nous ne soyons pas en mesure de fournir des bâtiments d’occasion sans compromettre nos propres capacités, l’accélération des contrats pour des navires neufs est une option viable. Naval Group est capable de passer à une production de deux frégates par an. Il s’agit donc d’une opportunité pour renforcer notre position sur le marché international tout en répondant à nos propres besoins.
M. Christophe Blanchet (Dem). J’aborderai trois points dans mon intervention. Premièrement, vous avez évoqué à juste titre la souveraineté conquérante des pays. Je souhaite revenir sur vos propos concernant la nécessité d’agir et de s’adapter au sujet des fonds marins et de leurs richesses potentielles. Plus particulièrement, concernant les îles Éparses, avons-nous connaissance de pays s’intéressant à ces territoires et à leurs ressources sous-marines ? Prenons-nous des mesures pour les dissuader d’y intervenir et sommes-nous en mesure de nous adapter si une telle situation se présentait ?
Ma deuxième question porte sur le trafic de stupéfiants que vous avez mentionné. Je tiens à vous féliciter pour les quarante-huit tonnes saisies en 2024. Ce fléau constitue un puissant facteur de déstabilisation en France. Pour intercepter ces navires et ces trafiquants, des moyens humains, matériels et informationnels sont nécessaires. Comment évaluez-vous la circulation des informations ? Quelles sont, selon vous, les pistes d’amélioration possibles, tant avec les pays amis d’où proviennent ces drogues qu’avec les pays voisins ? Qu’en est-il de la coordination entre les services intérieurs de l’État, sachant que la lutte contre le trafic de drogue implique aussi bien la marine que les douanes, le ministère de l’intérieur, la gendarmerie et la police ? Comment s’assure-t-on de l’existence d’un canal d’information unique et efficace, évitant que chaque service ne travaille de manière isolée ?
Enfin, pourriez-vous nous donner des exemples concrets des actions de harcèlement actuellement menées par la Russie ?
Amiral Nicolas Vaujour. Concernant les îles Éparses, nous avons effectivement connaissance de ressources sous-marines, notamment minérales, présentes dans ces territoires. Nous sommes également conscients que certains pays voisins de nos îles reçoivent des conseils de grandes puissances sur la manière de contester notre souveraineté sur ces îlots, qu’il s’agisse d’Europa, de Juan de Nova, des Glorieuses, ou d’autres.
Notre approche a toujours consisté à affirmer et assumer notre souveraineté par une présence effective. Cette présence ne se limite pas à la marine, mais inclut également des détachements de la Légion étrangère sur les Glorieuses, par exemple. Nous affirmons notre présence et notre souveraineté, non seulement par la présence permanente de personnel, mais aussi par ce que nous appelons les tournées dans les îles Éparses, c’est-à-dire une présence régulière de nos navires pour montrer le pavillon.
L’expérience mondiale, notamment en mer de Chine, montre que les revendications territoriales surgissent dès que l’on abandonne une présence. Si nous laissions faire, nous risquerions de voir des prospections offshore non autorisées, suivies d’un pillage de nos ressources, d’une contestation de notre souveraineté, et finalement d’une perte de territoire. Il est donc crucial de constamment affirmer et renforcer notre souveraineté. Par ailleurs, si une tentative de s’emparer de nos îlots devait survenir, le porte-avions représente l’ultime outil de puissance pour s’y opposer.
Concernant la lutte contre le trafic de drogue, je peux affirmer qu’il existe une coordination efficace entre les administrations. Lorsque nous interceptons un navire au milieu de l’océan Atlantique, ce n’est généralement pas le fruit du hasard, mais le résultat d’un renseignement issu d’une coordination nationale inter-administrations et internationale. Nous entretenons d’excellentes relations avec l’Office antistupéfiants (Ofast). La marine agit comme le bras armé de cette coopération, portant le coup final, mais c’est véritablement le travail collectif qui permet ces résultats.
Un autre aspect crucial de cette coopération entre administrations concerne le volet juridique. Nous collaborons étroitement avec le ministère de la justice pour garantir la légalité de nos opérations et adapter régulièrement les textes de loi pour accroître notre efficacité. Récemment, nous avons modifié nos modes d’action, notamment concernant les tirs de semonce et les tirs d’arrêt, ce qui nous permet d’intercepter plus efficacement les go fast maritimes. Cette coordination fonctionne remarquablement bien, malgré quelques tensions occasionnelles entre administrations, qui sont finalement bénéfiques, car elles nous poussent à nous améliorer constamment. Au niveau international, nous bénéficions d’une excellente coordination franco-américaine, ainsi qu’avec les Néerlandais, particulièrement dans la région Antilles-Guyane.
Enfin, concernant les Atlantique 2 en mer Baltique, il s’agit de l’opération Baltic Sentry, menée dans le cadre de l’Otan pour assurer la surveillance maritime. Nous déployons à la fois des navires et des avions de patrouille maritime qui opèrent dans les eaux internationales pour observer nos partenaires, mais aussi les forces russes. Les Russes ont la fâcheuse habitude de signaler leur présence en illuminant nos bâtiments ou nos aéronefs avec leurs conduites de tir. Bien que cette pratique ne soit pas amicale, elle est devenue courante. Pour eux, c’est une façon de nous dire de ne pas nous approcher davantage.
M. Loïc Kervran (HOR). Je souhaite commencer mon intervention au nom du groupe Horizon en rendant un hommage à nos marins, en particulier au second maître Soulas et au sergent Maxence Roger, décédé en Guyane.
Amiral, je tiens à souligner que le choix de notre groupe de faire intervenir un élu du Berry n’est pas anodin. Il fait écho à vos propos sur les liens entre la marine et les territoires. Le Berry abrite en effet non seulement le centre de transmission de la marine, mais aussi, dans ma circonscription, des entreprises comme MBDA ou Nexter qui produisent des canons pour la marine, sans oublier les tests effectués sur le polygone de tirs de la DGA. Cela illustre parfaitement que la marine ne se limite pas à nos côtes, mais concerne l’ensemble du territoire français.
Je tiens également à vous remercier d’avoir ouvert votre intervention sur la notion de fierté : fierté de nos outre-mer, de nos capacités, de nos entreprises telles que CMA CGM ou Orange Marine. Notre groupe politique est convaincu que la politique portuaire est une politique industrielle et un vecteur de puissance. Vos propos à ce sujet sont donc particulièrement appréciés.
Je souhaiterais approfondir deux points et élargir légèrement le sujet évoqué par mon collègue Thiériot sur le programme de planeur sous-marin équipé de capteurs de la société Helsing. Tout d’abord, excluez-vous toute acquisition de ce type ? Pensez-vous qu’une solution nationale ou européenne serait plus appropriée pour nous mettre à niveau et contrer les initiatives chinoises ou américaines dans ce domaine ?
Enfin, pourriez-vous nous éclairer sur l’utilisation plus générale de l’intelligence artificielle à bord de nos navires ?
Amiral Nicolas Vaujour. Concernant les gliders, notre approche est progressive et pragmatique. Nous avons d’abord expérimenté ces équipements, puis procédé à leur location, et nous nous apprêtons maintenant à en acquérir. Cette démarche s’inscrit dans un processus réactif et rigoureux. Notre priorité est de tester ces technologies en conditions réelles, au-delà des spécifications fournies par les industriels. Les exercices Wildfire, par exemple, nous permettent d’évaluer concrètement ces équipements, ce qui est fondamentalement différent d’une simple démonstration en champ de tir. L’objectif consiste à obtenir des systèmes « combat proven », c’est-à-dire éprouvés en opération avec l’ensemble de la chaîne de détection et mis en œuvre par nos marins.
En matière d’IA, nous privilégions une méthode itérative, intégrant les compétences directement à bord des navires pour identifier précisément nos besoins. Il existe plusieurs types d’IA : celle embarquée dans les capteurs et les senseurs, proposée par de nombreux industriels ; l’IA système, qui agrège et optimise les données de différents capteurs et l’IA de back-office, qui permet de capitaliser sur ces capacités.
Nous avons développé le Centre de service de la donnée et de l’intelligence artificielle de la marine (CSD-IA/M), une start-up réunissant data scientists et marins expérimentés. Cette équipe a développé un data hub embarqué, un puissant ordinateur collectant les données du bâtiment, couplé à une plateforme de gestion de la donnée permettant d’appliquer des algorithmes pour une analyse approfondie de notre environnement. Ce système permet une compréhension plus fine des situations, voire la détection d’éléments initialement imperceptibles, grâce à un post-traitement des données.
Après un test concluant sur une frégate, nous avons déployé quatre data hubs interconnectés lors de la mission Clemenceau. Nous avons également impliqué des industriels français, des start-up et des grands groupes, en intégrant dix-huit de leurs personnels comme réservistes opérationnels. Cette collaboration a permis une compréhension mutuelle approfondie et accélérera notre montée en compétences. L’IA nous a déjà permis des avancées significatives, notamment dans la maintenance prédictive. Par exemple, sur la frégate Provence, l’analyse des données a permis d’identifier la cause profonde d’une avarie sur un moteur diesel, au-delà du simple remplacement d’une pièce défectueuse, améliorant ainsi l’efficacité de nos interventions.
En opération, l’IA a également démontré son utilité tactique. Lors du passage d’un détroit indonésien, un outil d’IA a simulé de multiples scénarios pour déterminer le meilleur écran tactique face à une potentielle menace sous-marine, fournissant des résultats parfois contre-intuitifs, mais précieux. Notre objectif consiste désormais à généraliser et structurer l’utilisation de l’IA dans la marine. Cela implique l’émergence de nouveaux métiers et l’intégration de modules d’IA dans nos formations. Notre ambition n’est pas de transformer nos marins en data scientists, mais de les rendre capables d’interagir efficacement avec ces nouvelles technologies, créant ainsi une synergie entre expertise maritime et compétences en IA.
M. Yannick Favennec-Bécot (LIOT). La base navale française à Djibouti constitue un élément clé de notre dispositif militaire dans l’océan Indien et, plus largement, de notre stratégie indopacifique. Cette implantation nous permet d’assurer la liberté de navigation dans des zones névralgiques telles que le détroit de Bab el-Mandeb ou la mer Rouge, tout en contribuant à la lutte contre les trafics et les menaces asymétriques. Cependant, cette position stratégique est aujourd’hui soumise à des pressions croissantes, notamment avec l’installation de la première base militaire chinoise d’outre-mer à proximité immédiate de nos installations.
Dans ce contexte, ma question est double. Premièrement, comment la marine nationale évalue-t-elle l’impact de cette proximité avec la base chinoise en termes de liberté d’action, de sécurité opérationnelle et de perception régionale ? Deuxièmement, dans quelle mesure notre implantation à Djibouti s’inscrit-elle dans une stratégie globale de souveraineté maritime dans la zone indopacifique, à l’heure où les rivalités de puissance s’intensifient en mer ?
Amiral Nicolas Vaujour. Djibouti constitue effectivement une plateforme logistique essentielle pour notre marine et nos armées en général, offrant des capacités de réparation et de ravitaillement indispensables. Les Djiboutiens, ont diversifié leurs partenariats au fil des années. La France demeure un allié historique de Djibouti, et nous maintenons d’excellentes relations comme en témoigne le récent renouvellement de notre accord de défense. D’autres nations telles que les États-Unis, la Chine, l’Allemagne et l’Italie ont établi leur présence, allant de simples emprises à des installations plus conséquentes.
Notre modèle à Djibouti se distingue par son ampleur. Nous disposons d’une base navale polyvalente permettant à la fois des opérations de réparation et de stationnement. L’entretien du quai stratégique souligne l’importance de ce hub pour nos opérations. La Chine, notamment, déploie des efforts considérables pour supplanter la France en tant que partenaire privilégié. Face à cette situation, notre devoir consiste à anticiper et à nous préparer à maintenir notre capacité opérationnelle en mer, même en cas de complications diplomatiques.
La récente crise en mer Rouge illustre parfaitement les défis potentiels en matière de ravitaillement. Bien que notre accord de défense nous protège de telles difficultés, il est impératif d’anticiper un possible durcissement des conditions d’accès. Pour faire face à ces éventualités, nous avons développé des bâtiments ravitailleurs de force, véritables révolutions technologiques pour notre marine. Ces navires, dont le premier est déjà opérationnel et le second en phase finale de construction à Saint-Nazaire, offrent une autonomie stratégique sans précédent. Ils permettent non seulement le ravitaillement en mer en carburant et en vivres, mais aussi – et c’est là leur innovation majeure – en missiles tels que les Aster. Cette capacité, que seuls les États-Unis et nous possédons, réduit considérablement notre dépendance aux infrastructures terrestres pour les munitions sophistiquées.
Ces bâtiments incarnent notre adaptation à un monde potentiellement plus restrictif en termes d’accès. Ils sont essentiels pour maintenir l’opérabilité de nos frégates, de notre porte-avions, et pour garantir notre capacité d’action autonome dans des scénarios de conflits régionaux majeurs. La LPM prévoit l’acquisition de trois de ces navires, avec un quatrième en option, renforçant ainsi significativement notre autonomie stratégique.
En conclusion, face aux incertitudes géopolitiques croissantes, ces capacités de ravitaillement avancées constituent un atout majeur, garantissant notre liberté d’action et notre souveraineté opérationnelle, quel que soit le contexte international.
M. Matthieu Bloch (UDR). Je souhaite évoquer les câbles sous-marins de télécommunications. Il est notoire que 99 % des communications internationales transitent par ces infrastructures. La France, par sa position géographique stratégique, joue un rôle prépondérant dans ce domaine. En effet, quatre câbles reliant l’Europe aux États-Unis passent par notre territoire, tandis qu’une quinzaine de câbles connectant le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie convergent vers Marseille.
Ce réseau transporte quotidiennement des transactions financières s’élevant à plusieurs centaines de milliards d’euros, ainsi que des données critiques pour la stabilité de notre pays. Par conséquent, notre capacité à protéger ces infrastructures revêt une importance capitale. Les récents actes de sabotage en mer Baltique et la découverte le mois dernier de capteurs russes, vraisemblablement destinés à des opérations de reconnaissance près des câbles britanniques, démontrent que la guerre des grands fonds n’est plus une simple hypothèse. Ces actions s’inscrivent dans une stratégie hybride caractéristique, ciblant des infrastructures critiques sans s’attaquer directement aux forces armées, ce qui rend l’attribution des responsabilités incertaine et la riposte particulièrement délicate.
Dans ce contexte, j’aimerais connaître votre appréciation sur la question suivante : la marine nationale considère-t-elle ces actes comme des casus belli potentiels justifiant une réponse militaire, ou plutôt comme des agressions « grises », nécessitant prioritairement une approche basée sur la résilience civile et le contre-renseignement ? Cette interrogation est d’autant plus pertinente face à la montée en puissance d’acteurs disposant de capacités avancées d’intervention sur les câbles en eaux profondes, tels que la Russie avec le navire Yantar, ou la Chine et ses drones sous-marins à longue endurance. Il est impératif que nous évaluions nos propres capacités dans ce domaine.
Le gouvernement avait annoncé en 2022 son intention d’allouer 300 millions d’euros à l’acquisition de drones et de robots sous-marins. Cependant, à ma connaissance, aucune information récente n’a été communiquée sur l’avancée de ce projet. Disposez-vous d’éléments nouveaux à ce sujet ? Par ailleurs, possédons-nous actuellement des capacités offensives crédibles dans ce domaine, susceptibles d’exercer un effet dissuasif sur nos adversaires potentiels ? Il est évident que si nous sommes en mesure de menacer leurs propres infrastructures sous-marines, cela pourrait les inciter à la retenue vis-à-vis des nôtres.
Amiral Nicolas Vaujour. La protection des infrastructures sous-marines critiques est un enjeu capital. Ces infrastructures, notamment les câbles, sont essentielles au fonctionnement de l’économie mondiale. Par exemple, une rupture de ces liaisons entre les États-Unis et l’Europe provoquerait immédiatement un effondrement boursier. Pour faire face à cette menace, nous misons sur la redondance en multipliant les câbles afin de pouvoir rediriger les flux internet en cas de besoin.
Ensuite, la marine a développé depuis deux ans une stratégie de maîtrise des fonds marins. Cette approche vise à comprendre les enjeux, surveiller l’environnement sous-marin, particulièrement complexe à des profondeurs de 1 000 à 6 000 mètres, et être en mesure d’intervenir si nécessaire. Cette stratégie implique une collaboration étroite avec les industriels du secteur. Le modèle économique des câbliers est singulier : ils sont en concurrence pour la pose des câbles, mais coopèrent pour les réparations. Chaque entreprise est responsable de la maintenance de tous les câbles dans une zone géographique définie, y compris ceux de ses concurrents.
Pour renforcer nos capacités, nous avons développé la location de drones profonds et acquis des drones sous-marins de différentes profondeurs. Ces équipements nous permettent de surveiller les activités suspectes, comme celles du navire Yantar et d’intervenir si nécessaire.
Ce travail est coordonné entre différentes administrations, sous la direction du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Nous disposons de véhicules téléopérés (ROV) capables d’opérer à des profondeurs croissantes, que ce soit pour récupérer des objets ou réparer des infrastructures endommagées. Nous collaborons étroitement avec deux organismes français : le service hydrographique et océanographique de la marine (Shom), spécialisé dans la surveillance environnementale, et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), axé sur la recherche scientifique. Nous avons ainsi établi un partenariat remarquable avec l’Ifremer, incluant le partage d’un navire, le Pourquoi Pas ? Ce système nous permet d’optimiser l’utilisation des ressources coûteuses. Cette approche a prouvé son efficacité, notamment lors de la recherche du sous-marin La Minerve. Bien que cette mutualisation soit efficace, elle ne peut être que temporaire. C’est pourquoi nous investissons dans nos propres capacités patrimoniales, d’abord par la location, puis par l’achat d’équipements. Nous travaillons également au développement des compétences de nos industriels pour améliorer nos capacités d’intervention en eaux profondes. Les résultats sont encourageants, comme en témoignent nos exercices de récupération d’objets à 2 000 mètres de profondeur.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.
M. Philippe Bonnecarrère (NI). Je tiens à remercier le président d’avoir mandaté une délégation en Norvège ces deux derniers jours. Cette mission nous a permis de corroborer une partie des propos de l’amiral, notamment sur l’importance stratégique et industrielle du contrat des frégates norvégiennes pour notre pays, ainsi que sur les enjeux en mer du Nord et en mer de Barents.
Amiral, vos propos sont captivants et la vision stratégique de la marine est exceptionnelle. Cependant, le coût de ces équipements est considérable : une frégate coûte un milliard d’euros, et l’outil de supériorité stratégique que vous avez mentionné à plusieurs reprises avoisine les 10 milliards d’euros.
Personnellement, je suis réticent face aux situations de « tout ou rien ». Je vais donc prendre le risque de vous poser une question qui pourrait vous sembler absurde ou vous agacer. Avez-vous vraiment exploré toutes les possibilités de mutualisation, notamment en ce qui concerne un porte-avions de supériorité stratégique ? Je suis conscient des objections potentielles concernant le transport d’armes nucléaires et la nécessité d’un commandement unique. Vous avez évoqué il y a quelques instants un « troc organisé », ce qui m’encourage à vous interroger sur ce point.
M. Thibaut Monnier (RN). Je tiens à exprimer ma gratitude envers le commandant François Garreau et son équipage pour leur accueil chaleureux sur la frégate Aconit dans le port d’Oslo, ainsi que pour leur engagement en mer Baltique.
Mon propos se concentrera aujourd’hui sur la zone Pacifique, devenue un enjeu stratégique incontournable. Dans ce contexte, la France dispose d’un atout considérable : notre statut de puissance du Pacifique, non seulement dans sa partie sud grâce à nos territoires calédoniens et polynésiens, mais plus largement sur l’ensemble de la zone. Par conséquent, les revendications chinoises en mer de Chine méridionale nous concernent directement. Cette région, par laquelle transite une part significative du commerce mondial, requiert notre attention et justifie pleinement notre présence maritime et militaire. Le récent accord de défense bilatéral conclu avec l’Indonésie s’inscrit dans cette stratégie. Cependant, nos navires font désormais fréquemment l’objet d’actes d’intimidation dans cette zone. Quelle est la stratégie de la France pour continuer à défendre ses intérêts dans cette région, sachant que la Chine s’y est toujours considérée comme souveraine ?
Amiral Nicolas Vaujour. La France a considérablement renforcé sa présence dans le Pacifique ces dernières années, notamment par le biais de déploiements navals plus ambitieux. Nous sommes passés de l’envoi de bâtiments légers à celui de navires de premier rang, tels que des frégates ou des destroyers, pour participer aux grands exercices régionaux et affirmer nos intérêts. Le déploiement du porte-avions Charles de Gaulle lors de la mission Clemenceau a marqué un tournant significatif. Cet engagement a permis de réunir neuf pays locaux autour d’un exercice majeur, La Pérouse, démontrant notre capacité à fédérer les acteurs régionaux. Notre présence régulière dans cette zone nous permet de porter la voix de la France, une voix qui trouve un écho favorable auprès des nations cherchant une alternative à la bipolarisation sino-américaine.
Nous continuons à affirmer le principe de liberté de navigation, y compris dans la zone dite des « neuf traits » en mer de Chine méridionale. Lors du passage du Charles-de-Gaulle dans cette zone, les forces chinoises ont maintenu une surveillance sans adopter de comportement agressif envers nos navires, témoignant d’une certaine compréhension de notre position, même si notre présence n’est pas nécessairement bienvenue à leurs yeux.
Concernant la mutualisation européenne du porte-avions, nous avons exploré cette piste, mais nous nous heurtons à des obstacles pratiques et politiques. La désignation d’un commandement unique pose problème, et nos partenaires européens perçoivent une asymétrie dans un tel projet, considérant que la France, forte de son expertise en propulsion nucléaire et de son savoir-faire, exercerait un contrôle prépondérant. De plus, les décisions d’engagement du porte-avions relevant du Conseil de défense nationale, l’articulation avec une volonté politique européenne reste à définir.
Quant au coût du porte-avions, il représente environ 2 % du budget de la défense pendant sa phase de construction, soit dix à quinze ans. Rapporté au budget global de l’État et à la dépense publique totale, cet investissement dans un outil de puissance stratégique apparaît relativement modeste.
Mme Sabine Thillaye (Dem). La marine nationale couvre un large spectre d’interventions, allant de la protection des mers à la dissuasion, en passant par la prévention et l’intervention. Dans le cadre de la prévention, la lutte contre la pollution marine revêt une importance particulière. Un documentaire récent a mis en lumière les pratiques préoccupantes de certains navires de croisière en matière de rejet de déchets en mer. Pourriez-vous préciser la position de la marine nationale sur cette question ? Existe-t-il des partenariats ou des accords spécifiques pour lutter contre la pollution maritime ?
Mme Nadine Lechon (RN). Plusieurs marines dans le monde s’intéressent de plus en plus à une nouvelle classe de navires : les porte-drones. Un article paru ce matin dans Ouest France évoque à nouveau cette question. Quelle est votre analyse sur ce nouveau type de bâtiment de guerre ? Pensez-vous qu’il ait un avenir prometteur ? Pourrait-il concurrencer d’autres classes de navires majeurs, tels que les porte-avions ?
Amiral Nicolas Vaujour. Concernant la lutte anti-pollution, la marine nationale adhère strictement aux normes de la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL). Nous avons considérablement évolué dans nos pratiques. Aujourd’hui, nous ne rejetons aucun déchet non organique en mer. Seuls les déchets organiques, préalablement broyés, sont rejetés, contribuant ainsi à la chaîne alimentaire marine sans polluer. Tous les autres déchets sont stockés à bord et débarqués à terre, qu’il s’agisse d’huiles usagées ou d’autres résidus. Cette politique de « zéro déchet en mer » s’étend même à des mesures spécifiques pour des missions particulières. Par exemple, l’Astrolabe, qui opère dans les Taaf, bénéficie d’un traitement antifouling spécial et d’un nettoyage de coque avant chaque mission pour éviter l’introduction d’espèces invasives dans ces écosystèmes sensibles.
Notre expertise en matière de lutte contre la pollution s’étend au-delà de nos propres pratiques. Nous disposons de remorqueurs capables d’intervenir rapidement pour prévenir les échouages de navires sur nos côtes. La Compagnie des Abeilles, par exemple, assure ce service en Manche et en mer du Nord. De plus, nous avons développé des capacités significatives de lutte contre les marées noires, notamment à travers le Centre d’expertises pratiques antipollution (Ceppol). Des dispositifs sont prépositionnés, notamment en Corse, pour réagir rapidement à toute menace de pollution.
Par ailleurs, nous avons instauré une nouvelle réglementation pour les navires de commerce empruntant le rail d’Ouessant. Ces derniers sont désormais tenus d’utiliser un carburant moins polluant à proximité de nos côtes. Concrètement, ils doivent modifier leur mode de propulsion avant de pénétrer dans nos eaux, passant d’un fuel lourd à un carburant plus propre. Cette transition permet de réduire significativement les émissions de soufre et d’autres polluants, ce qui revêt une importance capitale pour la préservation de notre environnement marin.
L’application de ces règles, édictées par le préfet maritime sur instruction du premier ministre et du secrétariat général de la mer, fait l’objet d’un contrôle rigoureux. Des avions des douanes, équipés de dispositifs de détection spécifiques, sont chargés de mesurer les taux de soufre émis par les navires. Ces aéronefs, qui assurent également une surveillance maritime générale, vérifient l’absence de rejets illicites. En cas de détection d’une nappe de pétrole, des prélèvements sont effectués pour analyse, et des amendes conséquentes sont infligées aux contrevenants.
Enfin, nous intervenons également dans des situations d’urgence. À titre d’exemple, nous avons récemment procédé au remorquage d’un navire ayant subi une avarie en Manche, afin de prévenir une pollution majeure dans la zone concernée. Au-delà des mesures déjà en place, les réglementations internationales nous imposent désormais l’utilisation de navires à double coque, ainsi que d’autres dispositifs visant à prévenir les accidents maritimes. Il convient de noter que nous n’avons pas constaté d’échouages de navires sur nos côtes ces dernières années, bien que la vigilance reste de mise. Cette absence d’incidents majeurs s’explique notamment par notre système de veille permanente, qui nous permet de remorquer régulièrement les bâtiments en difficulté dans nos eaux territoriales.
M. le président Jean-Michel Jacques. Amiral, une seconde question concernait Djibouti et les porte-drones.
Amiral Nicolas Vaujour. En réalité, la marine nationale dispose déjà de porte‑drones, au nombre de trois. Bien que communément désignés comme porte‑hélicoptères amphibie, nous les avons récemment utilisés en tant que porte-drones lors d’un exercice nommé Dragoon Fury. Cet exercice simulait la reprise offensive d’une plage dans le sud de la France, principalement au moyen de drones. Nous avons déployé une gamme variée de drones : des drones de surveillance aérienne et maritime, des drones d’interdiction, des gliders pour la détection de sous-marins ou de navires ennemis, ainsi que des drones d’attaque pour neutraliser les cibles menaçant notre position et contrer les drones adverses. Nous expérimentons également l’utilisation de munitions téléopérées, c’est-à-dire des drones pilotés à distance capables de s’autodétruire sur une embarcation hostile.
L’ensemble de ces opérations a été coordonné depuis un porte-hélicoptères amphibie, démontrant ainsi sa capacité à servir de plateforme pour drones. Actuellement, nous sommes dans une phase d’expérimentation visant à déterminer l’étendue optimale de l’utilisation de ces technologies dans nos différentes missions. Il est important de souligner que ces opérations dronisées s’intègrent dans une manœuvre plus large, incluant toujours le déploiement de troupes au sol et de véhicules pilotés.
Notre engagement dans le développement des capacités de porte-drones est total. Cependant, il convient de préciser que ces plateformes ne peuvent se substituer à la puissance de projection d’un porte-avions. La capacité d’un porte-avions à lancer des frappes de précision à longue distance, comme le largage de six bombes de 125 kilogrammes à 400 miles ou 600 milles nautiques, reste inégalée. Néanmoins, les porte-drones occupent un segment opérationnel spécifique, exploité par plusieurs marines, dont la nôtre, avec des avancées significatives dans ce domaine.
M. Thibaut Monnier (RN). Amiral, pardonnez-moi, mais vous n’avez pas abordé la question de notre présence en mer de Chine.
Amiral Nicolas Vaujour. Nous maintenons une présence régulière en mer de Chine. La France figure parmi les rares nations européennes à traverser le détroit de Taïwan, une zone particulièrement sensible sur le plan politique. Chaque année, nous effectuons une à deux missions dans cette région, impliquant désormais le passage régulier d’un bâtiment de grande taille. Notre approche consiste à dialoguer avec l’ensemble des acteurs régionaux, tout en démontrant l’existence d’une voie alternative à la confrontation.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos réponses détaillées.
La séance est levée à onze heures quinze.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Clémentine Autain, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Sophie Errante, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Thibaut Monnier, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Charles Sitzenstuhl, M. Thierry Sother, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye
Excusés. – Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Manuel Bompard, Mme Yaël Braun‑Pivet, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Alma Dufour, M. Olivier Faure, M. Moerani Frébault, Mme Florence Goulet, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, M. Guillaume Kasbarian, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Arnaud Saint-Martin, Mme Isabelle Santiago, M. Romain Tonussi, M. Boris Vallaud
Assistait également à la réunion. – M. Damien Girard