Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Examen, ouvert à la presse, de la proposition de loi appelant à élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade (n° 1380) (M. Charles Sitzenstuhl, rapporteur).              2


Mercredi
28 mai 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 66

session ordinaire de 2024‑2025

Présidence
de M. Jean‑Michel Jacques,
Président
 


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La séance est ouverte à neuf heures deux.

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M. le président JeanMichel Jacques. Mes chers collègues, l’ordre du jour appelle l’examen de la proposition de loi appelant à élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade (n°1380) avec comme rapporteur notre collègue M. Charles Sitzenstuhl, auquel je souhaite la bienvenue dans notre commission. Cette proposition de loi est inscrite à l’ordre du jour de la séance publique du lundi 2 juin à 16 heures.

L’affaire Dreyfus, qui s’étend de 1894 à 1906, est connue de tous. Un capitaine d’artillerie alsacien, de confession juive, est injustement condamné au bagne à perpétuité pour intelligence avec l’ennemi. Après de multiples rebondissements et un nouveau procès, il est pleinement innocenté en 1906. Cette affaire a joué un rôle marquant dans l’affirmation de notre République et de l’État de droit.

La présente proposition de loi ne rouvre pas le dossier judiciaire, l’innocence de Dreyfus ayant été établie. Elle revient sur un événement moins connu de l’affaire Dreyfus, qui intéresse notre commission : les conditions de retour d’Alfred Dreyfus dans l’armée. Le 12 juillet 1906, l’arrêt de la Cour de cassation innocentant le capitaine entraîne sa réintégration dans l’armée. Une loi est votée le lendemain, à la Chambre des députés, pour réintégrer Dreyfus au grade de chef d’escadron.

Or cette réintégration n’a pas été accompagnée d’une reconstitution de carrière complète. Le capitaine Dreyfus, dégradé injustement pendant douze ans, aurait pu prétendre à un grade supérieur. La présente proposition de loi vise à modifier cette situation en s’inscrivant dans la continuité de la loi du 13 juillet 1906.

M. Charles Sitzenstuhl, rapporteur. Je vous remercie de m’accueillir au sein de votre honorable commission. Je ne vous cache pas qu’être rapporteur de la proposition de loi appelant à élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade déposée par notre collègue Gabriel Attal est une responsabilité particulière. J’ai pu, dans le temps limité – une petite dizaine de jours – dont je disposais, auditionner neuf personnalités représentant les armées, le monde académique, celui des juristes et les descendants d’Alfred Dreyfus, notamment son petit‑fils, Charles Dreyfus, qui l’a connu et vit toujours, à Paris.

Avant d’aborder l’objet de la proposition de loi, je rappellerai succinctement le déroulement de l’Affaire, dont je ne doute pas qu’elle vous est familière dans son ensemble mais dont tel ou tel événement vous est peut‑être méconnu.

Alfred Dreyfus est né en 1859 à Mulhouse, dans le département du Haut‑Rhin, au sein d’une famille juive installée en Alsace depuis plusieurs siècles. Sa famille quitte l’Alsace après la défaite de 1870. Ils sont ce que l’on appelle des « optants », c’est‑à‑dire des gens ayant choisi de rester Français et devant donc quitter l’Alsace‑Lorraine.

Son patriotisme le pousse à embrasser la carrière militaire. Il entre à l’École polytechnique puis, quelques années plus tard, dans l’artillerie. Stagiaire de 1890 à 1892 à l’École de guerre, il en sort neuvième sur quatre‑vingt-un. Ce classement remarquable lui ouvre les portes de l’État‑major. Bien noté, il est considéré comme un officier doué et intelligent, d’un caractère certes réservé mais promis aux plus belles perspectives.

L’Affaire commence en 1894, lorsqu’un agent du service du contre‑espionnage français découvre à l’ambassade d’Allemagne un document, le fameux bordereau démontrant que des informations confidentielles sont transmises aux Allemands, alors nos ennemis. Après une brève enquête, l’écriture en est attribuée au capitaine Dreyfus, officier stagiaire à l’État‑major, qui est renvoyé devant un conseil de guerre, dont l’audience se tient à huis clos, et condamné le 22 décembre 1894 au bagne à perpétuité pour intelligence avec l’ennemi. Dégradé le 5 janvier 1895 lors d’une cérémonie humiliante que tout le monde connaît, il est déporté sur l’île du Diable, au large de la Guyane. Peu de gens doutent alors de sa culpabilité.

C’est en 1896 que le lieutenant‑colonel Picquart, nouveau chef du service du contre‑espionnage, intercepte un document écrit par l’attaché militaire allemand au commandant Esterhazy. En comparant l’écriture d’Esterhazy et celle du bordereau, il comprend que ce dernier en est l’auteur et que Dreyfus est innocent. Informée, sa hiérarchie refuse de rouvrir le dossier. Picquart est muté en Tunisie.

À la même période, Mathieu Dreyfus, l’un des frères d’Alfred, découvre lui aussi, avec l’aide du journaliste Bernard Lazare, qu’Esterhazy est l’auteur du bordereau. L’État‑major décide toutefois de soutenir Esterhazy, qui est acquitté par un conseil de guerre le 11 janvier 1898. La même année, Picquart est condamné à un an de prison pour faute grave, puis réformé. L’acquittement d’Esterhazy amène Émile Zola à publier le fameux J’accuse !... Poursuivi en diffamation, il est condamné à un an de prison ferme et s’exile en Angleterre.

Dreyfus n’est pas l’auteur du bordereau. C’est l’antisémitisme d’une partie de l’État‑major de l’époque, conjugué peut‑être aux jalousies qu’avaient pu exciter les qualités exceptionnelles de Dreyfus, le tout sur fond de pressions de la presse et des mouvements nationalistes et antisémites, qui ont amené à l’accuser sans aucune preuve et à persister absurdement dans cette accusation.

À partir de 1899, la vérité judiciaire éclate progressivement. Saisie par le garde des sceaux, la Cour de cassation, compte tenu de la vacuité du dossier, casse la décision de 1894 et renvoie l’affaire devant un Conseil de guerre pour un nouveau procès. À l’issue du procès de Rennes, en septembre 1899, Dreyfus est à nouveau – hélas ! – condamné, mais à dix ans d’emprisonnement avec des circonstances atténuantes, ce qui est absurde s’agissant d’un cas de haute trahison. Il est gracié par le président de la République le 19 septembre 1899.

À l’issue d’une enquête menée sous l’autorité du général André, ministre de la guerre, une requête en révision est transmise à la Cour de cassation en 1903. Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation, chambres réunies, casse sans renvoi le jugement de Rennes et tous les actes antérieurs depuis 1894, déclarant : « De l’accusation portée contre Dreyfus, rien ne reste debout ». La vérité judiciaire est donc dite depuis cette date et la présente proposition de loi n’a en aucun cas pour objet de rouvrir le dossier judiciaire.

L’arrêt innocentant le capitaine Alfred Dreyfus entraîne sa réintégration dans l’armée, ce qui ouvre le chapitre parlementaire, déjà très singulier dans la Troisième République, de l’Affaire. Dès le lendemain de l’énoncé de l’arrêt de la Cour, le 13 juillet 1906, un projet de loi est déposé à la Chambre des députés, conjointement à un autre, relatif au lieutenant‑colonel Picquart. Les deux sont adoptés dans la journée. Ils réintègrent dans les cadres de l’armée les deux officiers, qui sont promus, s’agissant Picquart, général de brigade et, s’agissant de Dreyfus, chef d’escadron, c’est‑à‑dire commandant.

Là se noue le problème qui nous occupe. Alors que Picquart se voit attribuer un grade aligné sur celui des officiers d’une ancienneté égale à la sienne, Dreyfus est promu commandant à la date de la loi, soit au même niveau que des officiers dont l’ancienneté est inférieure de cinq ans à la sienne. Son avancement est de fait retardé de cinq ans, soit à peu près la durée de sa détention.

Alors âgé de 46 ans et seulement commandant, Dreyfus, officier brillant promis aux plus belles perspectives, voit sa trajectoire de carrière irrémédiablement rompue, et il le comprend. Lorsqu’il reprend du service, il se trouve sous les ordres d’un supérieur plus jeune que lui. De la possibilité de devenir général, il est privé, car il sait qu’il sera atteint auparavant par la limite d’âge.

Face à ce traitement inéquitable, il demande à contrecœur sa mise à la retraite le 26 juin 1907. J’ajoute, pour la précision historique, que Dreyfus se réengage comme réserviste lors de la Première guerre mondiale, dès les premiers jours de la guerre. Il est nommé à la toute fin de ce conflit lieutenant‑colonel de réserve, tardivement – ce point est détaillé dans le rapport.

Il semble bien, d’après les auditions que j’ai menées, que la différence de traitement de la loi de 1906 résulte d’abord d’un malentendu, qui est à l’origine d’une erreur regrettable. L’inspirateur du projet de loi, le commandant Targe, dreyfusard convaincu, était persuadé que Dreyfus ne souhaitait pas poursuivre une carrière militaire et n’avait donc pas prévu de nomination rétroactive. Il s’était surtout attaché, avec succès, à faire obtenir à Dreyfus la Légion d’honneur. Les députés, suivant le rapporteur Adolphe Messimy, votent le texte à une très large majorité.

Dreyfus n’en sera pas moins très affecté. Il entreprendra auprès du gouvernement, sans succès, des démarches en vue de corriger l’erreur et rédigera même en 1907 une proposition de loi, qui ne sera jamais déposée et dont le texte figure dans le rapport, visant à « réparer l’erreur qui a certainement été commise ». Ni Clemenceau, alors président du conseil, ni Picquart, devenu – magnifique hasard de l’histoire ! – ministre de la guerre, ne souhaitent rouvrir le dossier, pour de multiples raisons qu’ont explicitées les historiens.

Dès la fin juillet 1906, Dreyfus écrit au journaliste et député Joseph Reinach : « Je n’avais jamais demandé de faveurs dans ma carrière ; j’avais essayé d’arriver par mon travail. Après ma tragique et si imméritée condamnation de 1894, je n’ai demandé que de la justice. Si on m’avait donné le rang auquel j’ai droit, je n’eusse voulu d’aucune faveur. J’aurais pu réfléchir et peutêtre, quel que soit l’état de ma santé, sacrifier encore quelque chose de ma vie. Mais on ne l’a pas fait. J’ai conscience d’avoir fait tout mon devoir. Le gouvernement n’a pas fait le sien. »

La prise de conscience du caractère incomplet de la réparation apportée à Dreyfus a été tardive et progressive, longtemps cantonnée à son cercle familial, ses amis et les spécialistes. Je tiens à rappeler l’importance des travaux de plusieurs générations de chercheurs, qui ont permis de conserver la trace écrite, dans les livres, de ce dont nous parlons. Le temps qui m’est imparti ne me permet pas de les citer tous – en 120 ans, ils ont été nombreux. Je me contenterai donc de citer nos contemporains Pierre Birnbaum, Vincent Duclert, Philippe Oriol et Christian Vigouroux, que j’ai auditionnés et dont les points de vue m’ont éclairé.

Il faut attendre l’année 2006 pour que le président de la République, Jacques Chirac, dans son éloge prononcé à l’École militaire, mentionne le caractère incomplet de la reconstitution de carrière de Dreyfus. Lors de la cérémonie de commémoration de la rafle du Vel’d’Hiv en 2019, la ministre des armées, Florence Parly, évoque explicitement la nécessité de parfaire la réparation de 1906.

Par ailleurs, plusieurs parlementaires se sont emparés du débat. Au sein de notre chambre, des propositions de résolution ont été déposées par Éric Ciotti et plusieurs de ses collègues en 2019 et en 2023. Au Sénat, une proposition de résolution de Joël Guerriau et Roger Karoutchi et plusieurs de leurs collègues a été déposée en 2023. Le 29 avril dernier, le sénateur Patrick Kanner et plusieurs de ses collègues ont déposé une proposition de loi similaire à celle déposée par Gabriel Attal.

Pourquoi incombe‑t‑il aux parlementaires de se pencher sur la question ? Parce qu’il s’agit d’un cas singulier. À la nomination d’Alfred Dreyfus au grade de général de brigade à titre posthume, seule la loi peut procéder. L’exécutif n’en a pas le pouvoir, comme le président Macron l’a lui‑même rappelé le 26 octobre 2021. Le chef de l’État, pas plus que le gouvernement, ne peut y procéder par décret. Aucune disposition du code de la défense ne permet de procéder à une élévation au grade deux fois supérieur à titre posthume en vue de reconstituer une carrière.

Faute de pouvoir agir par la voie réglementaire, il faut emprunter la voie législative. Au demeurant, la réintégration incomplète de Dreyfus ayant été opérée par une loi, la loi du 13 juillet 1906, il est cohérent d’emprunter la voie législative pour la corriger et la compléter rétroactivement. La présente proposition de loi est singulière. Elle est aussi individuelle, ayant pour objet un individu précis.

Certes, les lois individuelles sont rares sous la Cinquième République, mais non sans précédent. Citons notamment – d’autres exemples figurent dans le rapport – la loi du 27 décembre 1968 replaçant le général d’armée Catroux dans la première section du cadre des officiers généraux de l’armée de terre et le maintenant sans limite d’âge dans cette position et la loi du 23 décembre 1970 portant exonération des droits de mutation sur la succession du général de Gaulle.

La proposition de loi qui vous est soumise procède d’une démarche législative singulière visant à régler une situation singulière. Il s’agit d’une reconnaissance symbolique pour un cas hors norme, sans équivalent dans l’histoire de la République. Le dispositif qui vous est proposé est simple. Il tient en un unique alinéa d’une seule phrase. Je présenterai deux amendements quasi rédactionnels, visant respectivement à mettre en cohérence le titre de la proposition de loi et son dispositif et à ramasser la rédaction du dispositif pour en renforcer la clarté.

En conclusion, je nous sais nombreux, quels que soient les bancs sur lesquels nous siégeons, à partager un même souci d’équité et la volonté que réparation soit complètement faite à cet officier exemplaire et brillant qu’était Alfred Dreyfus, qui est un exemple d’héroïsme face à l’arbitraire et à l’écrasement. Nous honorons un officier français patriote, endurant et intelligent, et avec lui tous les militaires, car il y en eut qui lui vinrent en aide, crurent à son innocence, lui témoignèrent de la camaraderie.

Chers collègues, Alfred Dreyfus est un héros de notre histoire. Le courage qui lui permit de traverser ces épreuves, c’est aussi dans les valeurs militaires qui lui ont été inculquées qu’il l’a puisé. Dreyfus est un modèle pour la nation, un modèle pour nos armées, un modèle de patriotisme, un modèle d’intégrité, un modèle d’honnêteté, un modèle de sang‑froid, un modèle de résistance et un modèle de bravoure. Je forme le vœu, important pour notre histoire et pour le Parlement, que la présente proposition de loi rencontre un large accord, et je vous appelle à la voter.

M. le président JeanMichel Jacques. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Thierry Tesson (RN). Le 5 janvier 1895, dans le froid de l’hiver, s’est déroulée dans la cour de l’École militaire une incroyable cérémonie, mélange de brutalité et d’apparat, dont l’objectif était l’anéantissement d’un homme, de son honneur, de sa vie. Comment ne pas voir dans l’attitude du condamné, qui affronte debout cette ordalie d’un autre temps, non la sidération, mais la certitude que son innocence serait reconnue, tant était forte sa foi dans la patrie, qu’il avait servie d’une manière irréprochable pendant plus de quinze ans ?

Il est temps de répondre à son attente. Tel est l’objet de la proposition de loi que nous examinons. Oui, nous devons accorder à titre posthume le grade de général de brigade au capitaine Alfred Dreyfus !

Les développements de l’affaire sont connus. Sur cette trop longue période – une décennie –, il faut en retenir les principaux. En septembre 1894, le capitaine Dreyfus est accusé d’avoir transmis des documents militaires à l’ambassade d’Allemagne. Le 22 décembre, après une instruction bâclée, guidée par l’antisémitisme et au moyen de pièces forgées, il est condamné par un conseil de guerre à la déportation en Guyane ainsi qu’à la dégradation militaire.

Après plusieurs années de péripéties juridiques et surtout politiques – du sublime J’accuse !... d’Émile Zola aux efforts de Bernard Lazare, de Jaurès, de Clemenceau, de Lucie Dreyfus, son épouse –, après ces efforts se tient un second conseil de guerre à Rennes, en septembre 1899. Ses conclusions sont indignes. Alfred Dreyfus est une fois de plus reconnu coupable et condamné à dix ans de détention. Ce verdict absurde est présenté comme une mesure de clémence, au titre de circonstances atténuantes. Décision ambiguë, presque un aveu !

La grâce présidentielle, qui survient aussitôt après, le remet en liberté. Il faudra attendre près de six ans pour que, à l’issue d’un combat intense, véritable marathon judiciaire, les chambres réunies de la Cour de cassation reconnaissent, en 1906, l’innocence d’Alfred Dreyfus et le replacent dans la totalité de ses droits.

Il restait alors à réparer une erreur d’État. Elle fut ingrate. Jamais la carrière d’Alfred Dreyfus ne reprendra son cours normal. Promu chef d’escadron tout en étant nommé chevalier de la Légion d’honneur en juillet 1906, il n’obtient pas le grade de lieutenant‑colonel auquel son ancienneté lui donnait droit, lui qui était capitaine depuis dix‑sept ans.

En retraite depuis 1907, en dépit de tout ce qu’il a traversé, le commandant Dreyfus n’hésite pas un instant à se porter, à 55 ans, à la défense de la patrie en août 1914. Placé à l’état‑major de l’artillerie du camp retranché de Paris, il obtient en janvier 1917 de rejoindre le front de Lorraine. En avril 1918, atteint par la limite d’âge, il reçoit la direction de l’artillerie de la cinquième région militaire d’Orléans. Promu lieutenant‑colonel le 25 septembre 1918, il quitte définitivement l’armée le 25 janvier 1919.

Alfred Dreyfus aurait‑il obtenu le généralat s’il n’avait pas été, en 1894, accusé d’un crime qui n’a pas commis ? C’est une certitude. Polytechnicien, breveté d’État‑major, présentant des états de service remarqués, il est évident qu’il aurait quitté le service à un niveau de grade équivalent à la plupart de celui de ses camarades de promotion. La liste des brigadiers et des divisionnaires issus de l’X de sa génération le prouve. Outre ce qui précède, qui relève d’un parcours de carrière brisé, il y a aussi la manière de servir. Il fut, jusque dans l’adversité la plus effroyable, d’une fidélité totale à l’uniforme et à la République.

La présente proposition de loi ne réécrit pas l’histoire ; elle complète la réhabilitation de 1906, en rappelant que l’État n’oublie jamais de réparer ses torts, même longtemps après les faits. L’affaire Dreyfus a été une des crises majeures de notre histoire, parce qu’elle a révélé la fragilité de nos institutions lorsqu’elles cèdent à la peur et aux préjugés. Elle a aussi montré leur force lorsqu’elles s’appuient sur la justice et le respect des droits. Pour cette raison, cette réparation éclaire notre présent par ce qu’elle transmet aux générations futures. Elle leur apprend que l’engagement et la loyauté envers la République sont toujours par elle reconnus.

Enfin, dans un contexte de montée de l’antisémitisme, cette réparation posthume rappelle à toute la nation l’urgence de la défense de ses principes et l’importance de son unité. En élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade, nous rendons hommage non seulement à un homme, mais aussi à la France et à son honneur. Je vous invite, mesdames et messieurs, à adopter la proposition de loi.

M. Sylvain Maillard (EPR). Je remercie Gabriel Attal d’avoir déposé cette proposition de loi et le rapporteur Charles Sitzenstuhl pour son travail sur le texte, que nous examinons 130 ans après la déportation d’Alfred Dreyfus sur l’île du Diable, pour un emprisonnement qui devait durer cinq années à la suite de son injuste condamnation pour trahison, sur la base de documents falsifiés et – il faut le rappeler – de profonds préjugés antisémites : il fut accusé car il était juif.

Cette erreur d’État, qui hante notre histoire nationale, n’a été que partiellement réparée par la loi de réhabilitation du 12 juillet 1906. Comment justifier le traitement inégalitaire subi par l’officier Alfred Dreyfus après sa réhabilitation judiciaire en ce qui concerne sa progression dans la carrière militaire ? De cette injustice, il avait lui‑même conscience et en demanda réparation, sans succès. S’il fut promu lieutenant‑colonel à la fin de sa vie, il n’accéda jamais au grade de général de brigade, qui aurait logiquement dû être le sien compte tenu de sa formation et de son parcours exemplaire jusqu’en 1894.

En votant cette proposition de loi, la représentation nationale a l’occasion d’honorer, dans la pure tradition républicaine, le souvenir et le parcours d’un homme qui eut à subir une injustice d’État. Si celle‑ci se manifesta en raison de préjugés antisémites et de la rumeur, elle fut aussi l’occasion, pour la République, de se réformer, de remettre en cause des décisions iniques et de reconnaître des erreurs commises à rebours des principes du pacte républicain.

Cette proposition de loi, éloignée de tout esprit polémique, participe d’un esprit de rassemblement national sur un épisode marquant de notre histoire républicaine. Cet esprit de rassemblement devrait être partagé par tous les groupes parlementaires. Il ne s’agit pas de refaire l’histoire mais bien, en votant ce texte, de remplir la mission que s’était assignée la loi du 13 juillet 1906 d’en finir avec l’affaire Dreyfus par le haut en honorant les états de service d’un officier français droit, qui n’hésita pas, à 55 ans, à reprendre les armes pour défendre sa patrie lors de la Première guerre mondiale, notamment lors des batailles de Verdun et du Chemin des dames.

En rendant justice à Alfred Dreyfus, la République n’effacera pas le passé, mais elle le regardera en face avec gravité et courage, pour mieux ancrer l’idéal républicain dans le présent. Le groupe Renaissance soutiendra avec force la proposition de loi, dont j’aimerais savoir, à titre personnel, comment elle s’insère dans la proposition, récurrente depuis plusieurs années, de panthéonisation d’Alfred Dreyfus.

M. Gabriel Amard (LFINFP). Émile Zola disait : « C’est un crime d’égarer l’opinion, d’utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu’on a pervertie jusqu’à la faire délirer. » L’affaire Dreyfus est l’un de ces moments de notre histoire où la République a failli à ses principes les plus fondamentaux. En 1894, un officier juif est condamné à tort pour haute trahison, non pas sur des faits mais sur des préjugés, des mensonges, des falsifications, dans une armée et un pays traversés par une haine antisémite. Il a été trahi par l’institution militaire, réhabilité tardivement – jamais pleinement –, contrairement au colonel Picquart qui fut réintégré au grade auquel il aurait accédé sans son éviction.

Dreyfus a été pénalisé dans sa carrière ; il a quitté l’armée prématurément et n’a jamais obtenu le grade de général qu’il aurait légitimement pu atteindre. C’est grâce à la mobilisation de quelques‑uns que la vérité finit par triompher. Jean Jaurès affirmait : « […] si Dreyfus a été illégalement condamné et si […] il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : […] il n’est plus que l’humanité ellemême, au plus haut degré de misère et de désespoir […]. Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité. » L’élévation au grade de général à titre posthume répare donc une injustice. Le groupe La France insoumise votera donc cette proposition de loi.

Dans les rangs du Rassemblement national, les propos et les comportements antisémites foisonnent encore – ce sont pourtant les mêmes qui s’apprêtent à voter ce texte la main sur le cœur, comme s’ils avaient toujours été dreyfusards, ce qui en dit long sur le double discours de certains. C’est dans ma famille que l’on est les descendants des dreyfusards, pas dans la vôtre. Le combat contre l’antisémitisme est trop grave, trop vital pour notre République ; il ne doit jamais devenir un outil de disqualification de celles et ceux qui s’engagent avec sincérité contre toutes les formes de discrimination.

L’héritage de l’affaire Dreyfus nous oblige. L’antisémitisme est une plaie historique de la France, mais il n’est plus seul : l’islamophobie, le racisme, l’homophobie, toutes les formes de stigmatisation fondées sur l’origine, la croyance, la couleur de peau et l’identité des personnes prospèrent dans un climat politique organisé pour cela. Diviser pour maintenir l’ordre bourgeois, telle était déjà la stratégie en 1894. Opposer le patriote à l’étranger, le peuple à l’élite, le républicain à l’ennemi de l’intérieur, c’est encore la même mécanique aujourd’hui. L’ordre social se perpétue par la fragmentation des solidarités, par l’assignation identitaire et par la peur. Comme hier, nous devons faire le serment de ne jamais, sous aucun prétexte, laisser prospérer l’antisémitisme, le racisme sous toutes ses formes et, désormais, l’islamophobie. Faisons le serment de défendre chaque individu pour ce qu’il est, un être humain digne, libre, l’égal de l’autre en humanité.

M. Aurélien Rousseau (SOC). Ayant en mémoire ce que la République a fait subir au capitaine Dreyfus, à sa femme, à son frère, à ses défenseurs, aux juifs de France ; ayant en mémoire la gêne qu’ont eue certains à appuyer sa reprise de carrière – je pense à celui qui fut un héros et qui fut ensuite, sans doute, traversé par les mêmes questions que nous aujourd’hui, le général Picqart, comme l’a si bien montré Christian Vigouroux –, notre groupe s’associe et soutient fermement cette proposition de loi. Alfred Dreyfus restera ce capitaine dégradé au sabre brisé, dont la statue n’a pu rejoindre, il y a quarante ans, la cour de l’École militaire et attend, comme échouée sur le boulevard Raspail, d’y entrer ou d’être placée face à la Cour de cassation.

Le caractère totalement inédit de l’anti‑dreyfusisme dans notre histoire donne d’autant plus de sens à cette mesure symbolique. Disons‑le sans détour : l’affaire Dreyfus n’est pas un soubresaut mais un courant tellurique de notre histoire. Dès lors, il ne s’agit pas d’ouvrir un droit, de créer un précédent, car l’affaire Dreyfus n’a pas de précédent – que ce soit clair et gravé ici ; elle est un poison lent, celui de l’antisémitisme, cette recherche d’un ennemi de l’intérieur qui fut si longtemps la matrice historique de l’extrême droite française.

Par cette décision, nous soldons l’humiliation de la cour de l’École militaire, l’écrasement par l’institution de l’officier subalterne promis à un bel avenir. Or le sujet n’est plus la confrontation des armées avec leur histoire, mais de celle de la nation avec son histoire. En aura‑t‑on fini avec l’affaire Dreyfus après l’adoption de cette proposition de loi ? En aura‑t‑on fini avec la haine antisémite qui, telle l’hydre, revient sous d’autres formes ? Non. Nous n’en aurons pas fini avec le capitaine Dreyfus, et nous n’en aurons pas fini avec Alfred Dreyfus. Philippe Collin, dans son époustouflante série qui fait l’honneur du service public radiophonique, souligne l’héroïsme civique de Dreyfus. Il insiste sur l’idée que son combat a permis de faire triompher les valeurs républicaines : la justice, la vérité, l’égalité devant la loi. Il n’a jamais renoncé à sa foi républicaine. Dans ses échanges bouleversants avec sa femme, Alfred Dreyfus écrit : « Je vis d’espoir, ma bonne chérie ; je vis dans la conviction qu’il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour, que mon innocence ne soit pas reconnue et proclamée par cette chère France, ma patrie, à laquelle j’ai toujours apporté tout le concours de mon intelligence et de mes forces, à laquelle j’aurais voulu consacrer tout mon sang. »

Alfred Dreyfus était‑il un homme plus petit que sa propre histoire ? Était‑il un homme passif, spectateur, comme on nous l’apprenait encore il y a vingt‑cinq ans dans nos études d’histoire ? Non. L’histoire et la recherche avancent. La correspondance de Dreyfus avec son admirable femme Lucie montre qu’il est tout sauf inconscient de ce qu’il représente. Écrire, c’est résister. Si vous me permettez cette hypothèse, Dreyfus aimait trop la République pour la mettre à l’épreuve ; son exemple suffit. Quand il est enfin réhabilité en 1906, il ne cherche pas la revanche. Ce n’est pas un homme brisé qui est réhabilité dans la cour d’honneur de l’École militaire, ses quatre pauvres galons de chef d’escadron et sa croix de la Légion d’honneur rouge éclatante sur les brandebourgs noirs de son uniforme ; c’est un homme rayonnant, souriant, épanoui – les photos en témoignent. Il reprend du service, et c’est sur le champ de bataille qu’il gagne son cinquième galon de lieutenant‑colonel.

Non, Dreyfus ne fut pas un petit homme ballotté par la grande histoire. Il fut un homme à la hauteur de cette grande histoire ; il fut un grand homme. Il fut longtemps un remords ; il peut être aujourd’hui un exemple : un grand homme modeste et droit, déterminé et habité par une certaine idée de la République française ; un grand homme dont le nom a résonné tout au long du siècle, jusque dans la bouche hideuse de Maurras à l’issue de son procès. Aux grands hommes, la patrie doit être reconnaissante. C’est pourquoi, avec le groupe Socialistes et apparentés, nous pensons que c’est au Panthéon que le général Dreyfus et sa femme devraient être accueillis. Il a été un combattant de la République ; il a choisi de vivre et de garder la tête haute, comme notre pays dans ce siècle de tourment.

Mme Catherine Hervieu (EcoS). L’affaire Dreyfus a profondément marqué l’histoire de France jusqu’à ce jour, et sans doute pour toujours. La reconnaissance morale, politique et symbolique de l’erreur d’État, au‑delà de l’erreur judiciaire, s’est construite progressivement tout au long du XXe siècle. Le capitaine Alfred Dreyfus, officier juif et alsacien, a été jugé de manière indigne. Son procès fut nourri par un antisémitisme institutionnel doublé de graves dysfonctionnements dans la chaîne de commandement militaire et dans la justice. Avec J’accuse…!, Émile Zola alerta sur cette injustice et interpella l’opinion publique. L’affaire devint une véritable crise politique et morale qui divisa la société française. Deux visions s’opposèrent : l’une, celle du droit et de la justice ; l’autre, celle de la défense d’un ordre établi fondé sur la hiérarchie, d’une nation empreinte d’un antisémitisme relayé par des nationalistes, depuis l’Église catholique jusqu’à des politiques de tous bords.

L’affaire Dreyfus est devenue un mythe fondateur de la conscience républicaine française. Elle manifeste la naissance d’un engagement intellectuel et politique fondé sur la défense des droits fondamentaux, le refus de l’arbitraire et le combat contre les discriminations. Elle révèle également le rôle que peuvent jouer les institutions dans la fabrication ou la réparation des injustices.

Plus d’un siècle après, cette proposition de loi s’inscrit dans une démarche mémorielle. Elle intervient à un moment où les actes antisémites connaissent une recrudescence préoccupante. Elle nous rappelle les combats qui restent à mener pour la justice et contre les discriminations. Cette mémoire est un outil de vigilance démocratique ; la proposition de loi y contribue.

Malgré sa réhabilitation et son exemplarité, Alfred Dreyfus n’atteignit jamais le grade auquel le destinaient ses brillants états de service, reconnus juste avant le début de l’affaire. Son élévation posthume doit ouvrir une réflexion plus large sur la reconnaissance militaire de figures combattantes injustement écartées ou dont l’engagement au service de la France fut exceptionnel mais insuffisamment honoré. Le groupe Écologiste et social soutient pleinement cette proposition qui reconnaît à Alfred Dreyfus le grade de général de brigade. Honorer Alfred Dreyfus, c’est aussi affirmer une République qui regarde son histoire en face, déterminée à ne pas répéter aveuglément les erreurs du passé.

M. Jérémie PatrierLeitus (HOR). « Capitaine, […] l’œuvre n’est point finie, il faut que votre innocence hautement reconnue sauve la France du désastre moral où elle a failli disparaître. […] À cette heure, votre grande tâche est de nous apporter, avec la justesse, l’apaisement, de calmer enfin notre pauvre et grand pays, en achevant notre œuvre de réparation, en montrant l’homme pour qui nous avons combattu, en qui nous avons incarné le triomphe de la solidarité humaine. Quand l’innocent se lèvera, la France redeviendra la terre de l’équité et de la bonté. » Émile Zola, dans cette lettre du 6 juillet 1899, témoigne d’une France divisée en deux, fracturée : la France des dreyfusards épris de justice, d’égalité et de vérité ; la France nationaliste et antisémite des anti‑dreyfusards.

De l’injuste arrestation du capitaine, le 15 octobre 1894, jusqu’au vote de sa réintégration dans l’armée le 13 juillet 1906, l’Assemblée nationale fut la chambre d’écho de débats d’une intensité inouïe. La représentation nationale a donné à voir le meilleur comme le pire. Finalement, il ne restera rien de l’accusation contre Dreyfus sinon le courage d’un homme dont on a voulu l’anéantissement, un homme qui resta droit, debout, digne.

Alfred Dreyfus fut réhabilité au grade de commandant. Son avancement ayant été retardé cinq ans, la possibilité de devenir général lui a échappé. La proposition de loi s’inscrit dans le sens de l’histoire et rend justice à un homme qui aimait profondément la France, pays qu’il a servi et défendu avec courage et dévouement sous les drapeaux, même à la retraite. Car lorsque la première guerre mondiale a éclaté, le capitaine Dreyfus a revêtu l’uniforme une fois encore et s’est engagé comme réserviste.

Cet homme qui aimait tant la France a été attaqué parce qu’il était juif. « Le juif Dreyfus », dira‑t‑on, traître par fatalité, caricaturé dans les rues de Paris quand les mêmes antisémites scanderont : « Mort aux juifs, à mort le traître, à mort Judas. » Alors que la bête immonde de l’antisémitisme renaît dans notre pays et que les actes antisémites explosent, le capitaine Dreyfus nous rappelle que le combat contre ce fléau qui pourrit notre société n’est pas achevé. Le sera‑t‑il un jour ? Le président Chirac affirmait en 2006 : « La réhabilitation de Dreyfus, c’est la victoire de la République. C’est la victoire de l’unité de la France.
Le refus du racisme et de l’antisémitisme […] ». Ce combat de Dreyfus, que nous souhaitons réhabiliter, est un combat pour l’honneur d’un homme mais aussi pour nos valeurs républicaines.

Je forme le vœu, avec les membres de mon groupe, que nous votions à l’unanimité en faveur de l’élévation d’Alfred Dreyfus au grade de général de brigade à titre posthume. Avec mes collègues, nous soutiendrons avec force cette proposition de loi afin que réparation soit faite à cet officier exemplaire, modèle de courage, de bravoure et de patriotisme, qui n’avait demandé aucune faveur mais seulement la justice. Aujourd’hui, nous n’accordons pas une faveur au capitaine Dreyfus, nous faisons œuvre de justice ; nous réparons la République là où elle a failli par antisémitisme. À la foule de Français qui criaient « vive Dreyfus » le jour où il fut décoré de la Légion d’honneur, le capitaine répondit : « Vive la vérité, vive la République. » En votant cette loi proposition de loi, nous prenons la suite de ceux qui s’indignèrent et combattirent pour l’honneur d’un homme, pour la vérité, pour la République.

M. David Habib (LIOT). À l’évidence, nous partageons tous l’idée que cette proposition de loi participe de la justice, qu’elle rend grâce à un homme qui a été blessé par la République et dont nous devons reconstituer la carrière pour l’élever au grade de général de brigade. Est‑il opportun d’y procéder maintenant ? Oui. C’est une question morale, de vérité, de courage collectif, autant de vertus dont notre pays a besoin pour affronter les défis qui se présentent à lui. C’est opportun, parce que jamais l’antisémitisme n’a été aussi fort dans notre pays. C’est opportun, parce que jusque dans certaines administrations, d’aucuns s’habituent à cet antisémitisme. Il faut rappeler le combat inlassable des Justes qui ont considéré que face à la magistrature et à l’armée, ils devaient faire éclater la vérité et la justice.

En écho au débat public, ce texte nous permet de retrouver, en 2025, les vertus et les valeurs de la République. Il y a eu une République avant Dreyfus, et il y a eu une République après Dreyfus dont nous sommes les héritiers. Il est temps que dans les écoles et ailleurs, ces vertus soient rappelées au plus grand nombre.

La proposition de loi nous permet de rendre hommage aux Justes qui ont combattu pour la vérité autant que pour Alfred Dreyfus : son épouse Lucie, Lucien Herr, Jaurès, mais aussi le journaliste Bernard Lazare, juif, sioniste, socialiste, le premier à prononcer le fameux « J’accuse… » avant Émile Zola et dont la statue, à Nîmes, a été dégradée pendant la seconde guerre mondiale – des pétainistes ont renvoyé son nez, tel un trophée, à l’un des plus grands antisémites de l’époque, Charles Maurras.

Au‑delà de Dreyfus, nous devons nous incliner avec respect et gratitude devant les femmes et les hommes qui, les premiers, ont eu le courage de dire que la République était d’abord la vérité.

Je finirai par un élément de fierté et d’espoir pour tous les Français, pour tous les Français juifs, en citant cette magnifique phrase d’Emmanuel Levinas – lui qui était d’origine lituanienne et avait choisi la France : « Un pays qui se divise, qui se déchire pour sauver l’honneur d’un petit officier juif, c’est un pays où il faut rapidement aller. » La France, c’est la justice, c’est le vivre‑ensemble, c’est le courage de dire que nous appartenons à une seule race, celle de l’humanité. La proposition de loi nous donne l’occasion rare de rappeler que nous pouvons nous unir pour défendre ces valeurs.

Mme Mereana Reid Arbelot (GDR). L’affaire Dreyfus est un scandale politique et judiciaire majeur de la IIIe République, un scandale qui blesse l’histoire de la République, qui nous rappelle que les discriminations et la haine peuvent à tout moment porter atteinte à l’intégrité de notre société et aux valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité qui la fondent. En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, polytechnicien et artilleur de confession juive, a été accusé à tort d’avoir fourni des informations confidentielles à l’Allemagne. Dans un climat de nationalisme virulent et d’antisémitisme nauséabond, il a été incarcéré à la prison du Cherche‑Midi et transféré un an plus tard à l’île du Diable. Malgré toutes les attaques, il a toujours proclamé son innocence. Grâce à la mobilisation des républicains, socialistes et intellectuels de l’époque, dont Émile Zola, Dreyfus est gracié en 1899. Après plusieurs années de détention, il est réintégré partiellement dans l’armée et participe activement à la première guerre mondiale. Cependant, ses années d’emprisonnement ne sont pas prises en compte dans la reconstitution de sa situation et toute perspective de carrière est brisée.

La proposition de loi vise à réparer pleinement les droits d’Alfred Dreyfus en lui conférant de manière posthume le grade de général de brigade. Ce texte honore la représentation nationale en reconnaissant la faute de l’État et de l’armée dans le scandale tragique et odieux que fut l’affaire Dreyfus. C’est pourquoi nous, députés du groupe GDR, voterons en sa faveur.

M. Bernard Chaix (UDR). L’élévation d’Alfred Dreyfus au grade de général de brigade permet de rendre hommage à un officier de l’armée française injustement condamné, qui a servi la France jusqu’au bout, au péril de sa vie.

Après qu’il eut été amnistié par le président Loubet, puis reconnu innocent par la Cour de cassation, les députés votèrent une loi réintégrant le capitaine Dreyfus au grade de commandant. En tant que parlementaires, nous avons un rôle essentiel à jouer dans la réparation de cette injustice. Bien avant le dépôt de la présente proposition de loi, Éric Ciotti avait soumis à la représentation nationale deux résolutions, en 2019 et 2023, qui appelaient déjà à la restitution complète de la carrière militaire d’Alfred Dreyfus. Elles n’avaient malheureusement pas été examinées. Ainsi, déjà dans l’opposition à Emmanuel Macron il y a quelques années, nous militons activement pour réparer la terrible injustice qui a privé Alfred Dreyfus d’une partie déterminante de sa carrière militaire.

Au groupe UDR, fidèles à notre tradition libérale conservatrice, nous croyons au caractère transgénérationnel de la nation. En effet, la France est une communauté de destin qui lie les morts et les vivants. Comme l’écrivait Georges Bernanos : « L’honneur d’un peuple appartient aux morts et les vivants n’en ont que l’usufruit. » Nous avons une dette envers nos aïeux, nous sommes responsables de la perpétuation de la mémoire. Les morts ne sont plus là pour défendre leur honneur ; ils ont pourtant, eux aussi, droit à la justice. Nous devons la réparation au combattant Alfred Dreyfus qui, malgré l’humiliation de son procès et la souffrance de son exil, a repris les armes pour se battre aux côtés des poilus.

Par‑dessus tout, restituer la carrière militaire d’Alfred Dreyfus, c’est réaffirmer que plus de 100 ans après, l’impératif de notre République est d’établir la vérité lorsqu’elle est contestée. Nous avons, dans ce pays, un grand besoin de dire la vérité. Pour la dire, encore faut‑il l’accepter, c’est‑à‑dire avoir le courage de voir le réel tel qu’il est. Seul un diagnostic lucide permet aux gouvernants, y compris au législateur, de mener des réformes courageuses à la poursuite du progrès et au service des Français. Nous devrions plus que jamais appliquer la sentence de Charles Péguy, lui aussi un héros de la Grande Guerre, officier de l’armée française, tragiquement tombé au champ d’honneur contre l’envahisseur : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »

Nous, députés de la nation, devons avoir plus que quiconque le courage de dire la vérité. La vérité, c’est que l’antisémitisme mortifère qui avait condamné Dreyfus sévit encore dans la France du XXIe siècle. Élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade à titre posthume, c’est non seulement réparer l’injustice qu’il a subie et rendre hommage au combattant qu’il était, mais c’est surtout réaffirmer que l’antisémitisme, même s’il a changé de visage, n’aura jamais sa place en France. Nous nous félicitons que le socle commun reprenne à son compte le dispositif que le président du groupe UDR a soumis à l’Assemblée nationale à deux reprises. En conséquence, nous voterons pour la proposition de loi.

M. le président JeanMichel Jacques. Nous en venons aux questions individuelles des députés.

Mme Emmanuelle Hoffman (EPR). Nous saluons l’initiative d’élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade, geste fort de réparation et de reconnaissance envers un homme, un soldat, un héros éconduit par la République. Cette élévation posthume vise à restaurer la continuité de l’État de droit en corrigeant une injustice historique qui a irrémédiablement freiné la carrière de Dreyfus du fait d’une condamnation antisémite infondée et d’une erreur manifeste formulée lors de sa réhabilitation.

En accordant à Alfred Dreyfus le grade qu’il aurait légitimement pu atteindre, la République honore sa promesse de justice ; elle réconcilie la mémoire collective par un acte de lucidité et de fidélité à ses valeurs fondatrices. Dans quelle mesure cette réparation, qui restaure symboliquement la place de Dreyfus dans l’ordre républicain, prépare‑t‑elle ou facilite‑t‑elle son entrée en Panthéon, place qui lui revient pour qu’il continue à inspirer les générations futures par son courage et son engagement civique ?             

M. Aurélien Rousseau (SOC). Je m’interroge sur l’emploi du verbe « élever ». On élève au rang et à l’appellation de général de corps d’armée ou d’armée, mais on nomme au grade de général de brigade.

La rédaction proposée relève‑t‑elle d’un choix politique ?

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Nous pouvons être collectivement fiers du très large soutien apporté à ce texte – et j’espère qu’il sera voté à l’unanimité. C’est important pour l’histoire de la République, mais aussi dans le contexte que traverse notre pays.

La question de l’entrée au Panthéon a été abordée à plusieurs reprises. Elle est posée depuis une vingtaine d’années. La panthéonisation d’Alfred Dreyfus avait été envisagée de façon sérieuse par le président Jacques Chirac en 2006. Il avait finalement choisi d’organiser une très importante cérémonie dans la cour de l’École militaire et avait prononcé un discours extrêmement puissant à cette occasion.

Le débat continue.

J’ai abordé ce sujet lors des auditions et j’ai beaucoup lu. Je vous renvoie notamment à une tribune très juste de l’historien Vincent Duclert, publiée dans Le Monde en 2006. Je suis favorable à l’entrée d’Alfred Dreyfus au Panthéon, mais il faut rappeler que cette décision ne relève pas seulement du Parlement.

Promouvoir Dreyfus au grade de général et le faire entrer au Panthéon sont deux sujets distincts, mais ils sont liés. En réglant la question du grade, nous soutiendrons le mouvement en faveur de l’entrée au Panthéon. Par cette décision nécessaire, la nation ferait entrer cet homme dans la postérité.

M. Rousseau m’a interrogé sur le choix du verbe « élever ». Il n’a fait l’objet d’aucune remarque de la part des juristes de bonne réputation que j’ai auditionnés. Comme tous les mots sont importants dans un texte de cette nature, je vais procéder à des vérifications et je vous répondrai ultérieurement.

 

Article unique

 

Amendement DN2 de M. Charles Sitzenstuhl

M. Charles Sitzenstuhl, rapporteur. L’amendement propose de supprimer les mots « éprise de justice et qui n’oublie pas ». Cette idée figure dans l’exposé des motifs et la modification rédactionnelle permettra de rendre le dispositif plus clair.

La commission adopte l’amendement.

 

Elle adopte l’article unique modifié.

 

Titre

 

Amendement DN1 de M. Charles Sitzenstuhl

M. Charles Sitzenstuhl, rapporteur. Il vise à mettre fin à une incohérence entre le titre et le dispositif. La proposition ne se contente pas de recommander l’élévation au grade de général de brigade ; elle y procède.

La commission adopte l’amendement.

 

Elle adopte l’ensemble de la proposition modifiée.

 

M. le président JeanMichel Jacques. La proposition a été adoptée à l’unanimité. (Applaudissements.)

M. Charles Sitzenstuhl, rapporteur. Je vous remercie, car c’est une étape importante de l’histoire d’Alfred Dreyfus et de celle de la République.

 

Je vous invite bien entendu à être présents le lundi 2 juin pour l’examen de ce texte en séance publique. Je conclue en remerciant les cinq personnes qui m’ont aidé dans ma tâche de rapporteur : Bruno Legrain, Valentin Sayagh et Inès Menguy-Klein pour l’administration de l’Assemblée nationale, ainsi que Louis Reboul et Loïc Théréau, mes collaborateurs.

 

La séance est levée à dix heures neuf.

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Membres présents ou excusés

Présents. M. Gabriel Amard, Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin‑Malgras, M. Christophe Blanchet, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier‑Bouligeon, Mme Sophie Errante, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Jean‑Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Loïc Kervran, M. Abdelkader Lahmar, M. Didier Lemaire, M. Julien Limongi, M. Sylvain Maillard, Mme Michèle Martinez, M. Karl Olive, M. Jérémie Patrier‑Leitus, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Rousseau, M. Arnaud Saint‑Martin, M. Sébastien Saint‑Pasteur, M. Charles Sitzenstuhl, M. Thierry Tesson, M. Romain Tonussi, Mme Corinne Vignon

Excusés. Mme Anne‑Laure Blin, M. Olivier Faure, Mme Stéphanie Galzy, Mme Murielle Lepvraud, Mme Natalia Pouzyreff, M. Mikaele Seo, Mme Sabine Thillaye, M. Emmanuel Tjibaou, M. Boris Vallaud