Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, de M. Édouard LouisDreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs, président d’Armateurs de France, et de Mme Christine Cabau, viceprésidente en charge des actifs et des opérations chez CMA CGM (cycle « Espaces maritimes et enjeux de défense »)              2


Mercredi
4 juin 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 69

session ordinaire de 2024‑2025

Présidence
de M. Jean‑Michel Jacques,
Président
 


  1  

La séance est ouverte à 9 heures 02.

M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous reprenons aujourd’hui notre cycle consacré aux espaces maritimes et aux enjeux de défense avec l’audition commune de monsieur Édouard Louis-Dreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs et président d’Armateurs de France, l’association professionnelle représentant les entreprises maritimes françaises auprès des pouvoirs publics ; et de madame Christine Cabau, vice-présidente en charge des actifs et des opérations chez CMA CGM. Vos entreprises respectives font partie des principaux acteurs du transport maritime mondial et sont à ce titre en première ligne, face aux transformations profondes de l’environnement maritime international de ces dernières années.

Celles-ci sont nombreuses, et parce que le commerce maritime représente 90 % du commerce mondial, leurs conséquences sont considérables pour la France et l’Union européenne (UE). Si les navires marchands sont depuis toujours et encore aujourd’hui exposés à la piraterie, ils font désormais face à de véritables actes de guerre, en particulier en mer Rouge, où ils sont devenus une cible des Houthis. En mer de Chine méridionale, les tensions sont également croissantes, affectant l’un des points clés du commerce mondial, le détroit de Malacca. Alors que certaines routes maritimes sont aujourd’hui menacées, d’autres sont susceptibles de s’ouvrir à l’avenir, en particulier dans le Grand Nord, en lien avec le changement climatique qui affecte tout particulièrement les océans.

Face à ces crises et à ces transformations, les armateurs ne sont heureusement pas seuls et peuvent compter notamment sur la marine nationale, présente en mer Rouge, à travers l’opération européenne Aspides, et sur le Centre d’information, de coopération et de vigilance maritimes (Mica Center) de Brest, qui assure une veille permanente de la situation maritime mondiale.

Sur les menaces et des défis auxquels le transport maritime est confronté, mais aussi pour tous les sujets qui vous semblent importants, vous avez toute notre attention.

Je vous cède la parole.

M. Édouard Louis-Dreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs, président d’Armateurs de France. En tant que président d’Armateurs de France, je rappelle à mon tour à quel point le transport maritime est essentiel, puisqu’il est responsable d’une immense majorité des marchandises qui transitent dans le monde.

Pour notre pays en particulier, il s’agit évidemment un outil de souveraineté majeur : 80 % des marchandises qui entrent et qui sortent de France transitent par la mer. Aujourd’hui, le transport maritime au sens large est affecté parce que la libre circulation maritime des biens et des personnes est touchée directement par une situation géopolitique de plus en plus instable, des conflits ouverts ou hybrides, asymétriques, qui menacent nos équipages et nos navires. C’est précisément en pensant à nos équipages que nous agissons tous les jours pour essayer de faire face à ces menaces croissantes. Aujourd’hui, dans certaines zones, il n’est plus possible de naviguer sans le soutien et la protection, notamment de marines militaires. Mais nous ne pouvons pas compter uniquement sur les marines militaires pour assurer la libre circulation des marchandises et nous sommes donc contraints d’adapter nos modes de fonctionnement, nos modes de navigation, nos routes, malheureusement au détriment des objectifs de décarbonation et d’efficacité énergétique.

En résumé, nous nous adaptons, conscients que nous vivons une période extrêmement sensible, où la libre circulation maritime n’est plus garantie.

Mme Christine Cabau, vice-présidente en charge des actifs et des opérations de CMA CGM. Ainsi que M. le président l’a souligné, le transport maritime assure 90 % du commerce mondial, c’est-à-dire un flux absolument majeur. Même si nous avons, par le passé, connu des périodes où nous devions faire face à des situations de piraterie ici ou là, dans certaines zones du monde, la situation en matière de sécurité maritime s’est considérablement détériorée depuis quelques mois. Nous faisons face, en tant que marine marchande française et internationale, à des zones où il n’est plus possible de naviguer sans escorte, sans assistance militaire française ou européenne. À ce titre, je veux profiter de cette occasion pour remercier les forces de la marine française et celles de la mission Aspides.

Le groupe CMA CGM est le troisième transporteur mondial de marchandises conteneurisées. Nous évoluons dans un secteur, une industrie extrêmement compétitive qui s’est construite au fil des années dans un monde global, qui tend aujourd’hui à diminuer. La libre circulation des biens est aujourd’hui affectée. En conséquence, nous devons nous adapter aux conséquences économiques, mais aussi sécuritaires pour nos équipages, nos marchandises et nos navires. La marine marchande civile ne peut affronter seule à des menaces qui deviennent de plus en plus difficiles.

Aujourd’hui, nous opérons 650 navires, sur toutes les mers du globe, dont 350 sont la propriété du groupe CMA GGM et 300 sont affrétés. Ces 650 navires sont suivis en permanence par notre Centre de navigation (Fleet center), qui assure sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre une veille et un soutien de la flotte, pour nos commandants et nos équipages.

Le fait pour la France de disposer d’un champion du transport maritime conteneurisé comme CMA GGM constitue avant tout à mon sens une garantie de l’approvisionnement pour notre pays ; nous sommes un maillon essentiel des chaînes d’approvisionnement françaises. Nous représentons 34 % en volume du marché de conteneurs qui entrent et sortent de France, le groupe emploie 20 000 personnes en France et contribue à faire rayonner la force maritime française à l’étranger. La crise du Covid a ainsi mis en lumière l’importance de la fluidité de l’approvisionnement maritime, maillon essentiel de la souveraineté. Le fait de pouvoir disposer d’un groupe international fort constitue très clairement un atout important pour la France.

Nous participons à la résilience des chaînes logistiques, qui permettent de maintenir les chaînes d’approvisionnement, d’apporter des solutions logistiques et d’intervenir rapidement sur des situations de crise. Je pense notamment ce qui s’est passé récemment à Mayotte, où CMA GGM a pu intervenir rapidement pour l’approvisionnement régulier des marchandises de première nécessité. La mobilisation s’est réalisée en quarante-huit heures, grâce un navire qui était prêt à La Réunion, avant même d’avoir pu rassembler suffisamment de matériels, d’équipements d’urgence pour approvisionner Mayotte. Nous sommes évidemment toujours mobilisés pour répondre à ces sollicitations en cas de crise.

Ensuite, certaines zones deviennent effectivement de plus en plus sensibles. Si cela a toujours été le cas du détroit d’Ormuz, du canal de Suez ou du détroit de Malacca, le contexte géopolitique récent a fait émerger de nouvelles zones complexes. Je pense ainsi à la Baltique et à la Manche, qui concentrent un trafic considérable ; mais également à la mer Rouge et au détroit de Bab-el-Mandeb, qui n’est plus aujourd’hui accessible sans escorte et oblige l’ensemble des navires de commerce du monde à faire un détour par le cap de BonneEspérance. Il va sans dire qu’un tel détour rallonge le temps de la chaîne logistique, augmente l’empreinte carbone du trafic maritime et renchérit le coût du transport. Au-delà, on peut convenir qu’il est anormal, dans certaines zones de ne pas pouvoir assurer la circulation maritime en toute sécurité, dans les eaux internationales. Il s’agit évidemment pour nous d’un sujet de préoccupation.

Par ailleurs, nous sommes toujours confrontés à des problématiques de piraterie dans les zones traditionnelles, que sont la Corne de l’Afrique, la Somalie – même si la situation est plus calme qu’elle n’a pu l’être – ou le Golfe de Guinée, qui demeure toujours un endroit compliqué. Nous avons mis en place des procédures avec nos équipages de manière à pouvoir les protéger à tout moment, notamment par les instructions qui leur sont données. Nous disposons à bord de nos navires d’une « citadelle » dans laquelle nos équipages peuvent se mettre à l’abri en cas d’intervention de pirates.

Ensuite, nous devons faire face à une nouvelle menace sur laquelle, ici aussi, nous avons besoin de coopérer et de partager des expertises : la menace cyber. Nous y consacrons des investissements élevés sur nos navires, afin de demeurer à la pointe des derniers développements dans ces domaines. Il s’agit en effet d’un enjeu de taille : nous devons former nos équipages, mettre en place des procédures pour qu’ils soient toujours aptes à identifier les problèmes de brouillage GPS et les moyens d’expertise à mettre en œuvre pour y remédier et ne pas engendrer d’accidents.

Sur l’ensemble de ces sujets, nous coopérons également de façon très active avec les forces de la marine militaire française, que nous remercions à nouveau pour leur soutien. Nous établissons des points de contact avec le Mica Center, mais aussi avec la mission Aspides. Nous nourrissons l’ambition de pouvoir continuer à développer cette coopération et la renforcer. Le partage d’expertises est essentiel entre nos équipages respectifs. Nous mettons en place des systèmes de formations continues pour préparer nos équipages. Dans cet esprit de coopération renforcée, nous sommes par conséquent extrêmement honorés et intéressés à participer à vos travaux.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos propos liminaires et d’avoir salué le rôle de la marine nationale qui assure votre protection un peu partout dans le monde. Permettez-moi à mon tour de remercier l’ensemble des armateurs, qui ont été toujours très réactifs quand la nation a eu besoin d’eux.

Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

Mme Gisèle Lelouis (RN). L’histoire, l’économie et la vitalité de Marseille sont intimement liées à la mer et aux activités portuaires. Je souhaite saluer au nom du groupe Rassemblement National la contribution essentielle de vos deux groupes à ce dynamisme local, mais aussi à la maîtrise de nos intérêts maritimes stratégiques. Cette relation entre la cité phocéenne et les armateurs illustre combien les enjeux commerciaux rejoignent aujourd’hui ceux de notre autonomie stratégique.

La projection de puissance, la sécurisation des flux logistiques, la résilience de nos approvisionnements et la continuité du fonctionnement économique en situation de crise ou de conflit dépendent en partie de la capacité de notre flotte civile à se coordonner efficacement avec les besoins du commandement militaire. Ce lien armateur-défense constitue un maillon critique de la planification logistique nationale, notamment dans un contexte marqué par l’intensification des menaces hybrides, la pression sur les voies maritimes et la dépendance croissante à des chaînes de transport globalisées.

Face à ces enjeux, la marine nationale joue un rôle indispensable en mer Rouge. Nos frégates, dont la Languedoc, escortent désormais les navires marchands dans le cadre de l’opération Aspides. Face aux attaques houthies, ce soutien militaire s’inscrit dans une dynamique plus large où la France doit défendre la liberté de navigation sur les routes maritimes vitales pour son économie. La marine nationale assure ainsi la continuité des flux face aux menaces en mer Noire au Moyen-Orient ou en Indopacifique, région où transitent plus de 80 % du commerce mondial.

Dans le même temps, les armateurs français évoluent dans un environnement concurrentiel marqué par une pression croissante sur les coûts et une compétition parfois asymétrique. Dans ce contexte, les incertitudes fiscales à venir, notamment en lien avec les discussions budgétaires engagées pour 2026, suscitent des interrogations légitimes quant à la prévisibilité et la stabilité du cadre économique dans lequel opère la marine marchande.

Il est essentiel que les conditions d’exercice de ces acteurs stratégiques soient compatibles avec les ambitions de souveraineté maritime de notre pays, en particulier de pouvoir s’appuyer si nécessaire sur une flotte civile, robuste et mobilisable en cas de crise. Ainsi, observez-vous une forme de cloisonnement entre sphère civile et les dispositifs militaires qui limiterait l’efficacité de la réponse nationale en cas de crise logistique et de rupture d’un cheminement stratégique ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Il s’agit effectivement d’une question extrêmement sensible. Christine Cabau rappelait à l’instant que nous avons la chance en France de disposer d’un armateur parmi les leaders mondiaux, qui permet d’avoir des navires présents sur toutes les mers du globe, et pratiquement dans tous les ports, à un instant t. Il s’agit là d’une chance inestimable, qu’il ne faut pas négliger. D’autres armateurs importants comme le danois Maersk ou le suisse MSC sont présents sur ces mers, mais n’ont pas de marine nationale à la hauteur de la nôtre. Il s’agit là d’un gage de souveraineté colossal, dont il faut prendre la pleine mesure.

Sur la partie marine marchande, ce gage repose sur des navires, des équipages. Depuis 2017, la flotte de marine marchande française ne cesse de croître, puisque le nombre de navires sous pavillon français a augmenté de 30 %. Cette croissance permet à notre flotte de répondre aux crises et aux besoins de notre pays, de développer des navires sous pavillon français, avec des équipages français. Mais elle peut aujourd’hui se trouver enrayée par de nombreuses discussions, notamment budgétaires, sur la taxe au tonnage et les exonérations de charges, qui remettent en cause la pérennité de la marine marchande française.

Je rappelle ainsi que 86 % de la flotte mondiale est assujettie à la taxe au tonnage. Ensuite, les exonérations de charges permettent aux marins français d’être traités de la même manière que les autres marins européens. Remettre en cause ce système aujourd’hui, comme c’était le cas dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2025 constitue un risque pour le développement des équipages en France et notre capacité de répondre aux crises. Si nous disposons de moins de navires et d’équipages, nous pouvons nous retrouver dans la situation que connaissent les États-Unis, qui ont fondamentalement tourné le dos à la mer il y a quarante ans et se réveillent aujourd’hui en se rendant compte qu’ils n’ont plus de marine marchande américaine, ni d’équipages ou de chantiers navals américains. Ce réveil brutal suscite chez eux des réactions complètement épidermiques et complètement disproportionnées.

Soyons conscients que le régime sur lequel les armateurs français opèrent est un régime mondial.

Mme Christine Cabau. Le terrain de jeu du transport maritime est un terrain de jeu mondial, extrêmement compétitif. Nos concurrents sont effectivement des géants européens, mais aussi asiatiques. Pour maintenir la souveraineté dont nous avons parlé et l’existence de champions européens et français, les règles du jeu doivent être équivalentes à celles qui ont cours à l’étranger.

Le groupe CMA CGM aimerait pouvoir disposer de plus de navires sous pavillon français. Il faut soutenir la filière française de marine marchande et lui donner les moyens pour former plus d’officiers et permettre aux armateurs français de pouvoir les employer. Nous y sommes prêts, nous répondrons présents.

M. Thomas Gassilloud (EPR). Je suis heureux de vous retrouver pour poursuivre notre réflexion collective concernant votre importance pour la liberté de navigation, notre souveraineté et la sécurisation des voies maritimes. Par votre présence, vous contribuez à la fois à notre prospérité économique, à notre puissance et à notre résilience.

Nous voulons tous une flotte sous pavillon français qui continue à grandir. Nous avons bien entendu vos messages. Vous pouvez compter sur nous pour intervenir en mettant l’accent sur votre contribution à notre défense globale, au-delà des effets sur notre économie. En compagnie de mon collègue écologiste Damien Girard, je présenterai mercredi prochain un rapport formulant des pistes de propositions pour renforcer nos capacités d’action dans le cadre d’un budget maîtrisé.

Nous sommes conscients des capacités que vous pouvez apporter, pour faire face à des incidents climatiques, comme récemment à Mayotte, ou dans le cas de conflits plus importants. Nous avons tous en tête que lors de la guerre des Malouines, les Anglais se sont massivement appuyés sur leur flotte civile. Aussi, pourriez-vous nous faire part de la manière dont vous vous coordonnez avec l’État, notamment le Secrétariat général de la mer (SGmer) et le commissariat général aux transports (Comigetra) ? Quelles capacités pourriez-vous mettre à disposition des forces dans le cadre d’une situation grave ? Quelles sont les pistes d’amélioration ?

Nous sommes également conscients de la baisse des moyens du Comigetra, qui ne compte aujourd’hui que quatre à cinq militaires contre une centaine à une époque. Comment, collectivement, pouvons-nous progresser sur la planification de moyens civils qui pourraient être mis à disposition de nos forces dans le cadre d’un scénario dur ?

Mme Christine Cabau. À chaque fois qu’une crise est intervenue quelque part, le groupe CMA GGM a toujours mobilisé ses moyens pour pouvoir intervenir et participer de façon maritime, voire aérienne. Nos échanges avec les autorités militaires maritimes sur la place de nos moyens sont constants et réguliers. Nous avons, l’un et l’autre, une vision claire de ce qui peut être mis en place, de ce qui peut être mobilisable. Je réitère par ailleurs mes propos sur la rapidité de notre mobilisation.

Au-delà des moyens maritimes, il est également essentiel de pouvoir disposer de moyens portuaires. À ce titre-là, le groupe CMA CGM est opérateur de soixante terminaux dans le monde entier, dont une grande majorité de ports français : Marseille-Fos, Le Havre, Montoir de Bretagne, Dunkerque, Lyon. En compagnie des autorités navales de la marine française, nous discutions aussi de l’importance stratégique de pouvoir disposer d’un opérateur français présent dans un port, car il offre la logistique terrestre, laquelle est au moins aussi importante que les moyens maritimes que nous pouvons mettre en place.

M. Paul Haéri, vice-président en charge de la coordination des relations institutionnelles. Pour le groupe CMA CGM, les occasions de coopérer et d’échanger avec les armées, les directions des services de l’État s’articulent à trois niveaux : sur les plans stratégiques, opérationnel et local. Sur le plan stratégique, nous menons de nombreuses rencontres sur des bases mensuelles, voire trimestrielles autour d’échanges d’informations et d’appréciations de situation avec les grandes directions : la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction générale de la sécurité extérieure (DGSI), la direction du renseignement militaire (DRM) et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Ces collaborations vont bien au-delà de la sécurité et de la protection de la marine marchande à la mer ; elles peuvent concerner la contre-prolifération ou les biens à double usage, par exemple.

Sur le plan opérationnel, les mêmes acteurs sont globalement concernés. Nous menons des échanges plus ciblés sur des événements de crise lorsqu’ils se développent. Il faut ici citer le Mica Center, déjà mentionné, mais également les commandements opérationnels ALINDIEN et ALOPS. Nous échangeons également sur le plan terrestre avec le Africom, dont les représentants nous ont d’ailleurs rendu visite récemment à Marseille, mais également avec toutes les autorités militaires opérationnelles de la marine nationale en opération, par exemple CECMED ou ALFAN.

Je tiens à nouveau à remercier le commandement et les équipages de la marine nationale, avec lesquels les échanges sont très nourris, mais au-delà, les armées, directions et services.

M. Édouard Louis-Dreyfus. La collaboration entre la marine nationale et la marine marchande est effectivement essentielle. Concrètement, en cas de conflits ouverts de haute intensité, les armateurs français possèdent une flotte de navires rouliers (Roll-on/Roll-off ou RoRo) et sont mobilisables pour transporter des engins. Nous avons également la chance de disposer dans notre pays de nombreuses compagnies de ferries qui peuvent servir pour transporter des troupes le cas échéant ou servir de navires-hôpitaux.

Plus encore, nous avons également la chance d’avoir en France une flotte de navires câbliers qui permettent de gérer une activité hautement stratégique. En effet, si 90 % des marchandises qui transitent dans le monde passent par la mer, 99 % des échanges numériques mondiaux transitent par des câbles sous-marins. Sur les quarante-huit navires câbliers existant dans le monde, dix-neuf sont gérés depuis la France par Louis Dreyfus Armateurs et Orange Marine. La France gère ainsi près de la moitié de la flotte de navires câbliers dans le monde, activité de très haute importance stratégique. À titre d’exemple, lorsque des câbles de télécommunications ont été sectionnés en mer Baltique il y a quelques mois, des navires opérés depuis la France les ont réparés en urgence.

En résumé, il existe plus que jamais aujourd’hui des opportunités de collaboration entre les armateurs et la marine nationale. Certes, la marine marchande ne peut pas combler des activités éminemment régaliennes de la marine nationale, mais partout où la marine marchande peut aider, soutenir et contribuer aux besoins de la marine nationale, elle agit de la sorte. Elle s’y prépare et discute afin d’être prête le jour où les besoins se feront ressentir.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Vos interventions mettent en lumière la complémentarité de la marine marchande et de la marine nationale, ainsi que les grands enjeux stratégiques du secteur. Je me permets néanmoins de rompre quelque peu avec l’unanimisme et l’ambiance très euphémisée des interventions précédentes, en vous fournissant quelques chiffres. Ainsi, M. Saadé a annoncé un programme d’investissement de 20 milliards de dollars aux États-Unis, dont M. Louis-Dreyfus a qualifié la réaction « d’épidermique ». Ensuite, le manque à gagner fiscal représenté par la taxe au tonnage pour le groupe CMA CGM s’est élevé à 5,7 milliards d’euros uniquement au titre de l’année 2023, d’après un rapport sénatorial. Par ailleurs, chaque missile Aster tiré en mer Rouge pour protéger une cargaison de CMA GGM ou d’un autre armateur, et ainsi éviter le renchérissement des primes d’assurance du commerce maritime, représente un coût de 2 millions d’euros. Quand on sait que 700 Aster ont été commandés en 2023, l’addition s’établira à 1,4 milliard d’euros.

En conséquence, à quel montant estimez-vous en réalité la contribution de la marine nationale au bon fonctionnement de votre commerce ? Quel effort êtes-vous prêts à consentir pour aider la nation qui contribue ainsi au bon fonctionnement de votre commerce ? En effet, si mes informations sont correctes, une grande partie de ce manque à gagner fiscal et de ces super profits dégagés ces dernières années a été notamment utilisée pour acheter cash une chaîne d’information et d’autres chaînes du même groupe, ce qui n’arrive jamais dans ce secteur. Dès lors, il me semble que CMA GGM pourrait puiser dans ses réserves de trésorerie pour les mettre au service de la collectivité, sans mettre en péril ses activités. Encore une fois, votre entreprise en a suffisamment pour investir aux États-Unis, à la suite de cette réaction « épidermique » de M. Trump.

Mme Christine Cabau. Il faut d’abord remettre ces éléments en perspective. L’activité maritime nécessite de très importants investissements dans les navires, les conteneurs, les moyens portuaires. J’ajoute également que les États-Unis représentent notre premier marché, sur lequel nous avons toujours investi. Ainsi, lors des quatre années précédant l’annonce à laquelle vous faites référence, le groupe a investi entre 14 et 15 milliards de dollars aux États-Unis dans des installations portuaires et des développements logistiques. Je souligne par ailleurs que nous avons investi en France 14 milliards d’euros depuis 2019.

Les escortes auxquelles vous faites référence sont coordonnées par la mission Aspides, laquelle est constitutive d’un effort européen. À ce titre, CMA CGM a pu bénéficier de ces escortes comme d’autres navires de la flotte de commerce internationale. Je rappelle en outre qu’environ 85 % de nos navires sont déviés par le cap de Bonne-Espérance et que nous n’utilisons le détroit de Bab-el-Mandeb – et donc les escortes qui sont proposées par Aspides  que pour environ 10 % à 15 % du trafic qui transitait auparavant en mer Rouge.

Encore une fois, nous remercions la marine européenne et la marine nationale de nous accorder ce soutien et cette protection. S’ils devaient disparaître demain, nous rerouterions le peu de navires qui passent encore par le détroit de Bab-el-Mandeb vers le cap de Bonne-Espérance.

Pour répondre directement à votre question, nous sommes un transporteur maritime qui doit faire face, comme je l’ai indiqué précédemment, à une concurrence internationale. Il est important que nous puissions nous battre sur ce front avec les mêmes armes que nos concurrents. Notre activité participe au rayonnement de la France et à la résilience de nos chaînes d’approvisionnement, dont la crise Covid a mis en lumière le caractère essentiel pour un fonctionnement économique régulier et pour notre nation. Nous sommes heureux de pouvoir y contribuer et nous espérons que nous pourrons continuer à le faire encore longtemps.

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Alors que la conflictualité hybride s’installe sur les principales routes maritimes, en mer Rouge, à Hormuz, dans les détroits d’Asie ou en mer Baltique, la sécurisation du commerce international n’est plus un enjeu périphérique. Elle est désormais centrale pour la souveraineté économique, la stabilité géopolitique et l’accessibilité de biens essentiels.

Ce ne sont plus seulement des territoires aux consonances lointaines dont il s’agit. En Europe même, la mer Baltique est devenue un espace de vulnérabilité nouvelle comme l’ont révélé les sabotages des gazoducs Nord Stream et les atteintes suspectées aux câbles sousmarins. Nos infrastructures les plus sensibles, câbles, routes logistiques, flux d’énergie, constituent désormais des cibles à part entière.

Face à ces dangers, les États, et notamment la France, assurent une protection continue des routes critiques, dont le coût est conséquent. Nous savons combien coûte le déploiement d’une frégate, comme ça a été le cas pour la mission à Aspides en mer Rouge. Dans le même temps, les armateurs, y compris français, recourent régulièrement des dispositifs de sécurité privés dans les zones à haut risque. Depuis l’adoption de la loi de 2014, ce recours fait désormais partie de la palette de réponses, notamment pour des groupes comme CMA CGM ou Louis-Dreyfus Armateurs. Ces protections peuvent être efficaces à court terme, mais elles restent ponctuelles, contractuelles, et l’on peut questionner leur capacité à assurer une sécurité systémique. Elles portent également des limites, y compris sur des modèles soutenus par les États. Ainsi, l’affaire Enrica Lexie, quelques incidents au Kenya où les opérations opaques dans le Golfe de Guinée nous rappellent les risques juridiques, diplomatiques et stratégiques d’une approche fragmentée.

Dès lors, une question émerge : comment sortir de cette logique d’externalisation individualisée pour construire une sécurité collective, intelligente et durable ? Faut-il aller vers un dispositif de type assurantiel ou coopératif dans lequel les opérateurs privés s’impliqueraient davantage, financièrement notamment, dans la sécurisation de ces flux ? L’enjeu consiste finalement à trouver un meilleur point d’équilibre pour sécuriser les flux face à des risques croissants sur le volet financier, mais aussi opérationnel. Ne perdons pas de vue qu’il ne s’agit pas uniquement de marchandises, mais d’abord d’humains.

M. Édouard Louis-Dreyfus. Vous avez raison, il est extrêmement important de rappeler que l’humain prime, qu’il s’agisse des équipages de nos navires ou de ceux de la marine nationale.

Les protections embarquées ont basculé de la marine nationale vers des protections privées, précisément pour ne pas faire systématiquement reposer la protection de nos navires sur les deniers publics. Aujourd’hui, ces protections privées à la charge des armateurs ou de leurs clients constituent la règle, sauf lorsqu’il est question de sujets de souveraineté, de diplomatie, lesquels impliquent la marine nationale. Celle-ci est disponible et mobilisable lorsqu’il n’est pas possible de faire autrement ; je l’en remercie. Nous nous sommes aperçus que, dès lors qu’un navire est protégé dans des zones sensibles par des fusiliers marins auparavant ou des équipes de protection désormais, les risques sont bien moindres, dans la mesure où l’information circule.

Encore une fois, l’objectif ne consiste pas à diminuer le niveau d’exigence en passant de la protection par des marins à des protections d’équipes privées. Il s’agit justement à l’inverse, là où c’est possible, de faire cesser l’effort permanent qui pèse sur la marine nationale pour assurer la libre circulation des marchandises. Aujourd’hui, cela fonctionne, et nous arrivons à peu près à travailler correctement dans la plupart des zones du globe. Les équipes de protection privée ont des cadres d’intervention assez précis et stricts ; elles permettent à nos équipages de se sentir en sécurité et à nos navires d’opérer de manière à peu près confortable.

M. Jean-Louis Thiériot (DR). Au nom de notre groupe, je tiens à rendre hommage à l’engagement de la marine marchande, laquelle fait partie de la défense globale du pays. Nous sommes heureux d’avoir des entreprises comme les vôtres et nous avons bien reçu vos messages. Nous veillerons à ce que, dans ce secteur très concurrentiel, vous puissiez continuer à concourir, à armes égales. Au-delà des menaces que vous avez évoquées dans certaines zones du globe, avez-vous été confrontés à des tentatives de sabotage dans les ports, aux problématiques des mines ?

Je reviens également sur le sujet des sociétés militaires privées (SMP). La réglementation actuelle est-elle suffisante ou faudrait-il envisager des évolutions législatives ? Je réfléchis à une mission globale sur les SMP, qui s’intéresserait entre autres à la protection des navires.

Ensuite, compte tenu des nouvelles stratégies de déni d’accès, de guerre électronique et de blocage, notamment des GPS, réfléchissez-vous à des investissements spécifiques pour la protection de vos bateaux ? Serait-il nécessaire d’envisager un outil juridique en faveur de la guerre électronique défensive sur les bateaux de commerce ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Nous nous adaptons, à travers l’utilisation de protections privées. S’il faut établir une comparaison, lorsque nous avions auparavant uniquement recours à la marine nationale, aux équipes de fusiliers marins et commandos, la situation était pour nous idéale. Les règles d’engagement étaient très claires et nos marins se sentaient parfaitement en sécurité. Cela n’est pas plus possible aujourd’hui pour des raisons financières, et nous nous adaptons.

Ensuite, la problématique des mines est plutôt localisée en mer Noire, avec les mines dérivantes, en raison du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Vous avez mentionné les menaces hybrides, le brouillage, le harcèlement VHS, les cyberattaques, qui constituent les dangers actuels. Ces menaces hybrides liées au digital constituent effectivement un sujet de préoccupation majeur, même si ces risques hybrides sont par nature difficiles à quantifier. CMA CGM est particulièrement en pointe dans ce domaine de la protection digitale, de la cybersécurité, de la redondance des moyens de communication des navires.

Mme Christine Cabau. Je laisserai Paul Haéri évoquer les SMP. Dans le domaine de la cybersécurité, l’enjeu principal consiste à s’efforcer de conserver un temps d’avance, chose peu aisée. Nos navires sont de plus en plus digitalisés et l’assistance de l’intelligence artificielle (IA) aide nos commandants sur le routing des navires, mais également à consommer moins de carburant, à émettre moins de CO2, à assurer la liaison permanente entre notre flotte et le Fleet Center, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.

Ces navires de plus en plus digitalisés subissent des menaces pouvant entraîner des dérèglements de leurs capteurs, qu’ils soient ou non intentionnels. Nous y travaillons particulièrement, dépensons beaucoup en matière de cybersécurité et participons au groupe France Cyber Maritime, par conviction. Je salue à ce titre l’expertise particulièrement pointue de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi).

Nous sommes très attachés au partage de ces expertises entre ces moyens régaliens et ceux des compagnies privées comme la nôtre, sans oublier l’expertise internationale. Nous cherchons des méthodes et des experts spécialisés dans cette lutte partout dans le monde, afin de renforcer notre prévention et nos capacités de réaction. Nous insistons également particulièrement sur la formation continue de nos équipages pour qu’ils sachent déceler les problèmes, les tentatives de brouillage, réagir et employer des méthodes pour effectuer les corrections nécessaires.

M. Paul Haéri. L’amiral Slaars a récemment rappelé devant votre commission les risques, notamment en mer Noire. De mémoire, il avait ainsi indiqué que près d’un millier de mines dérivantes y étaient présentes, sans que l’on ne connaisse précisément leur position, naturellement. Le groupe CMA GGM a repris ses escales sur le port d’Odessa, qui est particulièrement concerné par ce type de menaces. Jusqu’à présent, nous n’avons pas enregistré de difficultés pour nos marins, notre cargaison et nos navires, en espérant que cela se poursuive.

Notre groupe est un peu moins concerné que d’autres compagnies de marine marchande par des équipes de protection à leur bord, compte tenu de la nature même des porte-conteneurs. En amont, nous nous concentrons sur les renseignements et des mesures passives. Il peut s’avérer nécessaire de couper l’AIS, c’est-à-dire le GPS d’un navire, ou d’emprunter des trajectoires plus erratiques pour déjouer les menaces ; nous adaptons la vitesse des navires aux risques potentiels.

Le spoofing, c’est-à-dire le brouillage des GPS, pose la question du système de positionnement des navires de souveraineté, non seulement pour les navires de marine marchande, mais plus largement pour tout type de vecteurs qui se déplacent. À ce titre, il est loisible de se demander quelle constellation souveraine, européenne ou française, pourra nous fournir un positionnement sécurisé. Dans ces conditions, un soutien d’Eutelsat me semble particulièrement nécessaire. Il faut ainsi mentionner les liaisons de données souveraines. Face à Starlink, qui est aujourd’hui le moyen unique de transmission de données et d’informations, ne faut-il pas disposer d’un système double souverain, européen, français, dans le domaine de la transmission des données ?

M. le président Jean-Michel Jacques. Votre propos nous ramène directement à l’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) conduite sous la responsabilité du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), à laquelle nous avons contribué en tant que parlementaires.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Je souhaite vous poser quelques questions, en commençant par le recrutement, non seulement des équipages, mais également dans les domaines de la cybersécurité et peut-être aussi l’intelligence artificielle. En l’espèce, vous entrez en concurrence avec les besoins de compétences de la marine nationale.

Existe-t-il une perméabilité entre la marine marchande et la marine nationale en matière de recrutements ? Des pistes à explorer doivent-elles être explorées à ce titre ?

Ma deuxième question concerne les ports marchands. Les trois plus grands ports marchands d’Europe sont Rotterdam, Anvers et Hambourg. Qu’en est-il de nos ports français ? Que leur manque-t-il pour être compétitifs ?

Enfin, l’amiral Vaujour nous a indiqué que 30 % de la flotte des câbliers était française. Selon vos chiffres, il s’agit presque de la moitié. Comment réconcilier ces données ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Il s’agit d’une quarantaine de pourcents. Les ressources humaines constituent un élément important. « Le Fontenoy du maritime » initié par la ministre Annick Girardin a prévu pour 2027 un doublement des effectifs des écoles de marine marchande. Il s’agit d’une excellente nouvelle, compte tenu des projections de croissance de navires sous pavillons français et des besoins d’équipage français. Le doublement des effectifs de la promotion qui sortira en 2027 permettra de donner un emploi à chaque diplômé, comme c’est le cas tous les ans.

De fait, l’Organisation maritime internationale souligne que les marins français de marine marchande figurent parmi les mieux formés au monde, les plus compétents, les plus experts et les plus affûtés lorsqu’ils sortent de l’école. Le tissu de la marine marchande française propose également des activités extrêmement stratégiques, qui leur permettent de renforcer leur formation.

Ce doublement des effectifs constitue donc un atout, mais il serait extrêmement fragilisé par la remise en cause du système de stabilité sur lequel repose la marine marchande française. Je pense ici non seulement à la stabilité fiscale, mais surtout à la stabilité sociale, à travers les exonérations de charges. Ces marins sont certes très compétents, verront leurs effectifs doubler, mais si nous les rendons  plus chers que leurs concurrents européens, nous nous mettons en danger. Le pire serait, après avoir obtenu de haute lutte le doublement des effectifs de marine marchande à la demande de tous les armateurs français, de se retrouver à partir de 2027 et au-delà avec des élèves qui ne trouveraient pas d’emplois car d’autres marins européens coûteraient moins cher à niveau de qualification à peu près semblable. Je me permets donc d’insister à nouveau sur cet aspect.

Ensuite, vous avez évoqué les passerelles entre les marins de la marine nationale ceux de la marine marchande. Aujourd’hui, un marin de marine nationale dispose de l’équivalent d’un brevet « capitaine 500 », un brevet de navigation qui n’est pas compatible avec le brevet de navigation illimitée, utilisé sur nos navires de marine marchande. Il convient donc de mettre en place une telle passerelle, sujet dont j’ai pu parler directement avec l’amiral Vaujour. Il faut travailler sur la reconnaissance du brevet appelé STCW, qui permet justement de faire d’un marin militaire un marin de marine marchande avec les qualifications requises pour opérer sur des navires de marine marchande. En tant que législateurs, vous pouvez certainement y contribuer de manière décisive, pour permettre aux marins militaires d’opérer sur des navires de marine marchande. Cela serait extrêmement positif et très profitable en cas de crise.

Mme Christine Cabau. Le groupe CMA CGM possède 350 navires en propriété et plus de 130 navires en commande nous seront livrés entre maintenant et 2029. En conséquence, nous serons présents pour embaucher des effectifs croissants d’officiers français. Un équipage français coûte plus cher qu’un équipage international, mais si nous conservons des conditions d’équivalence par rapport à nos concurrents étrangers, nous serons capables de produire un effort dans ce domaine.

Ensuite, je profite de l’occasion qui m’est donnée pour souligner la nécessité de rendre cette profession plus attractive, car elle demeure trop méconnue de nos jeunes. Il importe donc de faire connaître dans les lycées les métiers de la marine marchande, les possibilités de carrière dans le transport maritime. Je tiens également à lancer un appel en faveur de la diversité. Chez CMA CGM, nous avons ainsi lancé récemment une campagne pour attirer des jeunes femmes vers des carrières de navigantes. Il est nécessaire de s’en faire l’écho ; ce métier n’est pas uniquement ouvert uniquement aux hommes, les jeunes femmes sont extrêmement performantes, et il faut convient de les encourager à se lancer dans ces carrières. Nous nous efforçons d’agir de la sorte, en essayant de répondre à certaines contraintes qui sont les leurs, et de pouvoir lever certains obstacles.

Vous avez également mentionné les ports français. À ce sujet, il faut lutter contre les idées reçues. Nos ports ne sont pas si en retard par rapport à leurs concurrents. Les ports de Marseille-Fos, du Havre, de Dunkerque ont réussi ces dernières années à récupérer des parts de marché, à se développer, à améliorer leur efficacité opérationnelle. Je précise que CMA CGM est opérateur de terminaux, dans l’Hexagone, mais aussi en outre-mer : nous sommes présents à Mayotte, à La Réunion, dans les Antilles. Nous répondons présents pour, encore une fois, participer au développement et à l’essor des ports français. Nous avons investi massivement, en coopération avec l’État, dans la modernisation des terminaux aux Antilles. Nous croyons très fortement dans la capacité des ports français à relever les défis de demain.

Les positionnements géographiques de nos ports sont excellents, de même que les capacités nautiques et les capacités d’accès maritime. S’agissant de l’hinterland français, nos ports gagnent des parts de marché sur certaines marchandises qui ont pu, à un moment donné, passer par d’autres points d’entrée. Il convient donc d’encourager les efforts effectués par les autorités portuaires des grands ports maritimes, par les opérateurs, mais également les communautés portuaires, c’est-à-dire toutes les parties prenantes. Celles-ci sont très dynamiques à Dunkerque, au Havre, à Marseille-Fos.

Les ports français disposent aussi d’un grand atout : leur foncier disponible. À titre d’exemple, le port d’Anvers, déjà très grand, est aujourd’hui un port extrêmement congestionné. Il éprouve des difficultés pour continuer à développer son foncier au sein de son agglomération urbaine. En conséquence, depuis quelque temps, le port de Dunkerque, son voisin géographique, bénéficie des limites du port d’Anvers en matière d’extension de ses zones logistiques. De plus, Dunkerque peut développer son foncier.

Il faut se réjouir de ce transfert et contribuer à le développer. Cela implique d’anticiper, de prendre des décisions d’investissement pour demain, d’imaginer la zone portuaire dans trois ans à cinq ans. Chez CMA CGM, nous agissons en ce sens, jusqu’à Lyon. Nous sommes en effet désormais opérateur du terminal du port de Lyon, puisque nous avons remporté l’appel d’offres de la Compagnie Nationale du Rhône, il y a quelques mois. À cet effet, il importe également de pouvoir développer le fret ferroviaire et ensuite l’hinterland fluvial. En effet, nous avons la chance de posséder des rivières navigables en France. De la même manière que Rotterdam a pu profiter du soutien massif du Rhin, nous devons nous appuyer en France sur la connectivité multimodale dont nous bénéficions, en ferroviaire ou en fluvial.

Mme Lise Magnier (HOR). Mon intervention concerne la cybersécurité. En effet, ces quatre dernières années, trente-cinq compagnies maritimes ont publiquement confirmé avoir été victimes de cyberattaques. Elles peuvent concerner directement les bateaux, comme vous l’avez mentionné, mais aussi les serveurs périphériques, les données clients. De plus, nous nous doutons que toutes les cyberattaques ne sont pas systématiquement reconnues, sachant qu’elles impactent le système financier, opérationnel, assuranciel, mais aussi évidemment la réputation des entreprises qui en sont victimes.

Le projet de loi devant transposer dans le droit français la directive européenne NIS 2 sera examiné prochainement par notre Assemblée afin d’assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l’ensemble de l’Union européenne. Pourriez-vous nous donner votre lecture de cette directive qui peut vous concerner directement, mais également vos clients, partenaires, sous-traitants ?

Enfin, en janvier dernier, l’association France Cyber Maritime a publié en partenariat avec Armateurs de France une note de sensibilisation aux cyberattaques dans le secteur maritime. L’une des recommandations portait ainsi sur la mise en place d’exercices de gestion de crise d’origine cyber à terre et à bord, de même que la sensibilisation de l’ensemble du personnel à cet enjeu majeur. Où en sommes-nous de ces exercices ? Sont-ils d’ores et déjà imaginés et mis en œuvre ? Avez-vous pu y prendre part ? Quelle est votre opinion dans ce domaine ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Le groupe Louis Dreyfus Armateurs participe aux exercices à chaque fois qu’on lui demande. Ces exercices sont nombreux, notamment avec le Mica Center.

M. Paul Haéri. Avant même de parler d’exercices, l’événement dimensionnant pour le groupe CMA CGM a concerné l’attaque cyber que nous avons subie en septembre 2020. À ce sujet, je souhaite rendre hommage à l’aide immédiate, extrêmement professionnelle et utile apportée par la gendarmerie nationale et de l’Anssi pour traiter cette « cybercrise ».

Cette attaque a renforcé notre prise de conscience des nouveaux risques cyber, qui se développent toujours plus. En matière de stratégie cyber, je souligne notamment l’initiative France Cyber Maritime, qui regroupe très utilement les acteurs de la filière, dans le cadre d’une coopération volontaire de tous ceux qui veulent y participer. Dans ce contexte de menaces cyber, notre groupe CMA CGM est naturellement partenaire de cette initiative.

Au sein de la stratégie cybersécurité des secteurs maritimes et portuaires telle qu’elle a été dessinée et développée conjointement par le SGMer et l’Anssi, il existe une équipe opérationnelle, appelée le MSIRT (Maritime Computer Emergency Response Team). Elle a pour objet de faire face aux risques cyber, pour mission d’entraîner l’ensemble des acteurs de la filière et de répondre potentiellement aux attaques cyber de façon coordonnée en mêlant la partie maritime – la marine marchande et la marine nationale – et la partie régalienne, autour de l’Anssi, au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Sans doute importe-t-il d’envisager une manière de développer davantage cette cellule, lieu de rencontre des militaires et civils concernés par le même type de menaces, d’en renforcer les moyens, en ressources humaines, mais également en outils. Mon expérience de coordinateur de ces sujets au sein du groupe, en compagnie de madame Cabau, me conduit à penser que l’échange d’informations – notamment par messagerie cryptée – entre groupes français participant de la souveraineté du pays pourrait être amélioré, sous l’égide du SGDSN.

M. Édouard Bénard (GDR). Alors que les mers et les océans sont plus que jamais au cœur des grands équilibres géopolitiques et économiques mondiaux, les menaces qui pèsent sur leur sécurité ne cessent de croître : piraterie, criminalité organisée, cyberattaque, mais aussi conflits armés comme en mer Rouge bouleversent les flux commerciaux et imposent aux armateurs des adaptations coûteuses comme le contournement de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance. Pourriez-vous chiffrer ce surcoût ? Dans quelles proportions est-il éventuellement facturé aux clients ?

Dans ce contexte, la question de la défense maritime française se pose avec acuité. Le ministère des armées fait face à des choix structurants, qui nécessitent des arbitrages, par exemple entre la construction d’un nouveau porte-avions ou le renforcement de la flotte de frégates multimissions qui pourraient répondre sans doute plus directement aux besoins de sécurisation des routes commerciales. Du point de vue des armateurs, quelle serait la priorité opérationnelle ? Confirmez-vous que les moyens de la marine nationale sont aujourd’hui insuffisamment adaptés aux menaces qui pèsent sur vos activités ?

Par ailleurs, les missions de sécurisation maritime engendrent un coût croissant pour la collectivité. Vous bénéficiez d’un régime fiscal avantageux dit taxe au tonnage, justifié par la nécessité de maintenir une flotte battant au pavillon français dans un marché très concurrentiel. Simultanément, les chiffres évoqués précédemment par mon collègue Aurélien Saintoul laissent aisément à penser qu’une augmentation de la participation financière pourrait être digérée sans trop de problèmes et relativiser la mise en danger socio-fiscale explicitée à l’instant.

Ce régime peut être modulé pour participer au financement de la protection de vos intérêts stratégiques et par là même des intérêts de la nation. Autrement dit, dans quelle mesure les armateurs français seraient-ils prêts à contribuer plus directement à l’effort collectif de défense et de sécurisation maritime dans un esprit de responsabilité partagée ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. S’agissant du coût fiscal de la taxe au tonnage, votre collègue Aurélien Saintoul parlait de plus 5 milliards d’euros en 2023 pour CMA CGM. Il faut rappeler que 2023 était une année très inhabituelle, exceptionnelle pour l’ensemble du transport maritime mondial, pas uniquement pour CMA GGM, ni pour les armateurs français en particulier. En ne retenant que ce chiffre et cet exemple, on sélectionne le cas le plus extrême, qui ne devrait pas se reproduire puisqu’il concernait la réorganisation des flux mondiaux après la crise du Covid.

Afin de mettre ce chiffre en perspective, je rappelle que la moyenne du coût fiscal de la taxe au tonnage entre 2010 et 2020 s’établissait à 40 millions d’euros par an. Encore une fois, la taxe au tonnage n’est donc pas une niche fiscale française, mais un impôt forfaitaire mondial, pratiqué ailleurs, qui permet à notre marine marchande de se placer au même niveau que ses concurrents. La France a été un des derniers pays au monde à l’adopter en 2003, permettant d’enrayer le déclin du nombre de navires sous pavillon français. À titre de comparaison, le premier pays qui l’avait adopté était la Grèce au début des années 1950, dont la marine marchande est aujourd’hui la plus puissante au monde. Enfin, vingt-six pays européens appliquent la taxe au tonnage et les principaux armateurs mondiaux sont implantés sur notre continent. En résumé, il faut raisonner à long terme et ne pas se focaliser sur année qui a été reconnue comme particulièrement exceptionnelle par tous les spécialistes mondiaux.

Ensuite, s’agissant de la protection, le coût financier de la libre circulation maritime a été évoqué à plusieurs reprises ce matin. Encore une fois, il faut remercier la marine nationale, car au-delà du coût financier, il faut souligner l’implication humaine des marins. Aujourd’hui, en mer Rouge, dans le détroit de Bab-el-Mandeb, lorsqu’un missile est tiré par les Houthis en direction d’un navire de marine marchande, le temps de réaction des frégates multimissions ou des frégates de défense aérienne est inférieur à trente secondes.

La veille assurée par nos marins militaires à bord des navires en mer Rouge est d’une réactivité totale, permanente, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Lorsque les frégates retournent au port, les marins sont très usés. Je tiens donc à les saluer une nouvelle fois, car il n’est pas uniquement question du coût du missile Aster 15, mais aussi du « coût » humain de nos marins, qui font preuve d’un engagement admirable et nous permettent de continuer à naviguer sur les mers du monde dans de parfaites conditions.

Mme Christine Cabau. Monsieur le député, je remercie à mon tour la marine nationale d’escorter les navires de CMA CGM lorsqu’ils passent, encore une fois dans des proportions extrêmement faibles, dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Ensuite, il me semble que la question de la libre circulation de la marine internationale dans le monde ne relève pas seulement de la protection d’un armateur. De fait, il est pertinent de s’interroger pour savoir s’il est normal que la libre navigation soit mise en péril dans certaines zones, dans certains détroits. C’est précisément la sécurité de la libre navigation que nos marines nationales et l’Europe cherchent à préserver. L’escorte des navires qui y transitent n’en est qu’une des illustrations.

Je rejoins également M. Édouard Louis-Dreyfus pour considérer que le coût n’est pas que financier. Il l’est naturellement car il faut rallonger la distance à parcourir entre l’Asie et l’Europe ou entre l’Asie et les États-Unis, entraînant un accroissement des délais allant d’une à trois semaines. Le coût se traduit également par le nombre de navires que nous devons déployer pour couvrir cette distance supplémentaire, la consommation supplémentaire de fuel.

Mais il existe d’autres coûts bien plus importants, me semble-t-il. Je pense d’abord au coût environnemental. Il est demandé, de manière légitime, à tous les industriels, et notamment à l’industrie du transport maritime mondial, de produire des efforts massifs pour décarboner le transport, notamment maritime ou aérien. Mais un dysfonctionnement géopolitique notable vient faire obstacle à ces efforts entrepris dans l’investissement dans des navires de nouvelle génération, dans la capacité de brûler de nouveaux fuels, dans la technologie embarquée qui sert à améliorer le routing de nos navires.

Il faut également mentionner le coût induit pour nos clients, notamment le coût logistique. En effet, l’augmentation du temps de passage du transport modifie les conditions de stockage, les prévisions d’approvisionnement, l’anticipation des flux logistiques. Ce coût indirect impacte naturellement l’ensemble de l’économie mondiale, très dépendante du transport maritime.

En résumé ce dysfonctionnement coûte très cher à l’ensemble de l’économie et de la communauté internationale.

M. Matthieu Bloch (UDR). À première vue, tout semble opposer un navire civil à un bâtiment militaire, dans leur forme comme dans leur fonction. Pourtant, dès le XVIIIe siècle, la Royal Navy armait des navires marchands en corsaires et Louis XIV chartait des compagnies privées pour servir les routes du royaume. Cette logique, oubliée à notre époque de la surspécialisation, revient à la surface comme une urgence contemporaine. Certains pays ne s’empêchent aucunement de militariser leurs plateformes civiles, qu’il s’agisse des cargos militarisés, de bateaux de pêcheurs équipés de systèmes d’interception et de chalutiers transformés en vecteurs ISR.

La France aligne près de 500 navires, dont moins de 5 % disposent de liaisons sécurisées. Or, si l’on devait en temps de crise réquisitionner un navire pour assister une opération navale, il lui faudrait pouvoir intégrer rapidement le réseau tactique et fonctionner dans un environnement où le brouillage et les attaques cyber sont la norme. Dans ce cadre, monsieur Louis-Dreyfus, est-il possible d’installer des systèmes modulaires de façon permanente ou en pré-équipement sur les navires civils qui présenteraient un intérêt stratégique pour permettre leur intégration dans une chaîne de commandement et de contrôle (C2) militaire sous quarante-huit heures, sans pour autant compromettre leur sécurité en les exposant ?

Madame Cabau, en mars dernier, CMA CGM a fait l’acquisition de plusieurs navires dual fuel au méthanol. Des dizaines de navires français sont aujourd’hui équipées pour naviguer au gaz naturel liquéfié (GNL) dont ceux de CMA CGM. Il s’agit de volumes embarqués de plusieurs milliers de mètres cubes dans des cuves cryogéniques doublées de réseaux haute pression. En cas de réquisition, ces bâtiments pourraient devenir des hubs énergétiques pour ravitailler une base temporaire, une escale militaire avancée, voire un navire de soutien. Quels aménagements spécifiques seraient-ils requis pour qu’un navire commercial puisse sans rupture d’intégrité servir de plateforme et de ravitaillement à quai ou en mer ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. La mise en conformité des navires civils pour participer à des opérations hybrides est techniquement possible moyennant quelques ajustements. Mais le principal problème relève de la réglementation : aujourd’hui, les navires de marine marchande doivent permettre la libre circulation de n’importe quel État à bord. Dès lors, il n’est pas possible de les équiper de cette manière.

Cependant, en cas de réquisition d’un navire de marine marchande pour un conflit militaire, est-il vraiment nécessaire que ce navire soit intégré de manière aussi spécifique ? En effet, ces navires ne représenteraient de toute façon que des aides auxiliaires : il est impossible de transformer du jour au demain un navire marchand en navire militaire et le faire participer activement à une opération ; ils ne pourraient contribuer qu’à des opérations de soutien auxiliaire. L’engagement des navires marchands ne pourrait en aucun cas être le même que celui des navires militaires.

Par ailleurs, j’ai précédemment cité les navires rouliers, les navires passagers, les navires éventuellement câbliers, mais il convient également de mentionner les navires gaziers, les tankers et les porte-conteneurs.

Mme Christine Cabau. De manière modeste, nous envisageons plutôt notre participation à la mobilisation par le transport logistique et le soutien, à travers le transport de véhicules ou de marchandises.

S’agissant des carburants à bord des navires de commerce, nous opérons dans l’autre sens : nous remplissons les cuves de carburants stockés à terre, grâce à des barges d’avitaillement. Sur le plan technologique, l’inverse n’est pas aujourd’hui techniquement en place, , mais nous pourrons bien sûr étudier ce sujet. . Néanmoins, des navires méthaniers ou des navires tankers seraient définitivement plus adaptés puisqu’ils sont spécifiquement conçus pour pouvoir travailler dans les deux sens, à l’entrée et à la sortie.

Dans le cadre du dialogue et des coopérations menées avec la marine nationale, il pourrait être envisageable d’étudier dans les prochains mois les équipements techniques à mettre en place pour les navires dual fuel-méthanol ou les navires dual fuel-GNL.

M. Édouard Louis-Dreyfus. En tant qu’armateurs de navires civils, nous devons veiller au respect de certaines règles spécifiques, pour ne pas risquer de ne plus bénéficier du « passage inoffensif », qui permet justement à ces navires de bénéficier de la libre circulation sur toutes les mers du globe et dans tous les ports. Si notre flotte était équipée d’éléments plus sensibles pour participer à des opérations militaires, nous pourrions perdre ce statut.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de sept questions individuelles complémentaires.

Mme Sophie Errante (NI). Vous avez parlé de coopération, de vision stratégique commune. Comment envisagez-vous cette ambition partagée ? Je pense tout particulièrement aux investissements en matière de sécurité. Comment pouvons-nous travailler ensemble pour éviter de multiplier les investissements concurrents et établir une véritable cohérence dans nos territoires ?

Ma deuxième question concerne vos sous-traitants et les entreprises avec lesquelles vous travaillez aujourd’hui. De quelle manière pouvons-nous faire en sorte que chacun des maillons ait bien conscience de la protection nécessaire et prévenir des failles sécuritaires critiques sur nos ports ?

Mme Christine Cabau. Le dialogue est déjà en place, il est régulier. Il concerne évidemment des sujets immédiats d’urgence concernant la sécurité pour nos navires, nos équipages, nos marchandises, dans un contexte géopolitique très évolutif et de plus en plus complexe.

En tant qu’opérateur portuaire, le groupe CMA CGM a vocation à coopérer sur ces sujets de sécurité, mais aussi les systèmes digitaux, d’informatique partagée autour des communautés portuaires. À cet égard, il serait probablement opportun de réunir toutes les parties prenantes.

M. Romain Tonussi (RN). Dans un contexte de fragilisation des chaînes d’approvisionnement et de montée des risques géopolitiques, la question de notre autonomie logistique devient cruciale. Le port de Marseille Fos dispose d’infrastructures robustes, mais l’hinterland peine aujourd’hui à suivre. Les liaisons ferroviaires sont encore insuffisantes, le fluvial sous-exploité, provoquant une concentration excessive sur le transport routier. Pourtant, la massification des flux et la diversification des modes de transport constituent non seulement les conditions d’une logistique résiliente et capable de répondre à une crise, mais aussi une opportunité de structurer un tissu d’emplois qualifiés dans nos territoires. Ainsi, quels leviers CMA GGM est-il prêt à mobiliser pour faire de l’hinterland de Marseille Fos une logistique capable de soutenir un effort national en cas de mobilisation et de crise prolongée ?

M. Bernard Chaix (UDR). Ma question s’adresse à monsieur Louis-Dreyfus. Nous faisons face à des menaces hybrides croissantes, des puissances hostiles s’attaquent à nos câbles sous-marins qui permettent le transit de 99 % du trafic Internet mondial. En novembre dernier, le sabotage des câbles en mer Baltique aurait pu entraîner des conséquences tragiques. La détection des menaces et la réparation des câbles sont donc vitales, mais très complexes à un certain niveau de profondeur.

En octobre dernier, la DGA a sélectionné votre filiale Travocean pour s’équiper d’un robot téléopéré baptisé ROV-DeepSea, capable d’opérer jusqu’à 6 000 mètres de profondeur. Votre robot sera-t-il opérationnel en 2026, comme annoncé ? Ses capacités technologiques de détection de la menace et de la réparation des infrastructures sous-marines seront-elles équivalentes à celles de nos alliés américains, norvégiens et britanniques ?

Mme Alexandra Martin (DR). Dans le cadre de la coopération renforcée que vous avez évoquée, madame Cabau, et de la nécessaire passerelle que vous appelez de vos vœux, monsieur Louis-Dreyfus, entre la marine marchande et la marine nationale, je souhaite vous poser une simple question. Serait-il opportun de mettre en place, parallèlement à la réserve de la marine nationale opérationnelle, une réserve maritime duale ciblée marchande/militaire qui serait composée de jeunes talents, qui pourrait répondre aux spécificités de la sécurité de vos équipages, aux enjeux de vos navires, au contrôle du flux des navires marchands, au profit de notre souveraineté ?

Mme Christine Cabau. Des marges d’amélioration existent concernant l’hinterland du port de Marseille Fos, mais nous y travaillons. Comme je l’ai indiqué précédemment, dans le cadre d’un consortium avec la Banque des territoires et les deux chambres de commerce et d’industrie (CCI) de Lyon et d’Aix-Marseille, nous avons soumissionné et remporté l’appel d’offres pour devenir opérateur du terminal fluvial de Lyon. Nous l’avons fait à dessein, car nous croyons fortement au multimodal pour aller du port de Marseille Fos vers cette région Auvergne-Rhône-Alpes et l’hinterland environnant.

Les capacités ferroviaires au départ du port de Marseille Fos existent. Vous estimez qu’elles sont insuffisantes ; je considère qu’elles sont aujourd’hui sous-exploitées et qu’il serait possible de faire circuler plus de trains à partir des infrastructures existantes. Ensuite, nous pourrions facilement quadrupler le trafic fluvial sur le Rhône sans nécessairement devoir engager des investissements supplémentaires en matière d’infrastructures.

Il s’agit aujourd’hui de rendre ces infrastructures multimodales faciles d’accès, efficaces et compétitives pour les importateurs et les exportateurs de ces régions. CMA CGM entend y jouer un rôle et nous avons d’ores et déjà indiqué que nous investirons 40 millions d’euros dans la modernisation du port de Lyon. Nous mettrons en place les moyens pour développer la multimodalité, redynamiser le fluvial et les moyens du port de Lyon. Simultanément, il est nécessaire d’être soutenu par les parties prenantes institutionnelles et susciter l’intérêt des importateurs et des exportateurs, afin qu’ils se tournent vers ces modes de transport. Il conviendra de mettre en place cet engagement collectif.

M. Édouard Louis-Dreyfus. Monsieur Chaix, nous serons prêts en 2026. Nous sommes déjà au travail et à l’entraînement, afin de permettre la montée en compétences de la marine nationale sur le ROV-C 4000, propriété de Louis Dreyfus-Travocean. Dans le cadre d’une audition publique, je ne peux fournir de plus amples détails sur les moyens du robot, mais peux vous confirmer que les retours d’expérience de la part de la marine nationale et de la direction générale de l’armement (DGA) sont extrêmement positifs. Il n’y a aucune raison qu’il en soit autrement pour le ROV-C 6000. À ce jour, le seul sujet concerne les conditions de déploiement de ce ROV, lorsqu’il sera opérationnel, c’est-à-dire le vecteur et les équipages. De fait, nous en revenons toujours à la question des ressources de la marine nationale, qui est aujourd’hui confrontée à certaines limites en termes de vecteurs.

Mme Christine Cabau. Toutes les idées sont bonnes à prendre concernant le sujet de la réserve duale. Une nouvelle fois, le principal enjeu concerne essentiellement la formation. Je ne sais pas si nos jeunes sont effrayés par les carrières du maritime ; je pense surtout qu’ils les connaissent mal. Il manque à ce jour une réelle visibilité sur ces métiers et le rôle primordial joué par une desserte maritime efficace, des ports efficaces pour la souveraineté et l’indépendance d’approvisionnement d’un pays comme la France.

Si nous parvenions à mieux leur expliquer ces éléments, nous pourrions sans doute susciter plus de vocation. Se pose ensuite la question de leur formation effective. Dans le même registre, une plus grande coopération entre la marine nationale et la marine marchande pour former des marins de la marine nationale au métier d’officier de marine marchande, évoquée par Édouard Louis-Dreyfus, constitue sans doute une bonne idée.

Il faut créer l’envie et renforcer l’attractivité, il faut établir les conditions d’une bonne formation. CMA CGM est preneur de ressources supplémentaires. Nous les formerons à bord de nos navires, nous embarquons déjà beaucoup de cadets et nous continuerons à le faire. Il importe donc de créer ce cadre collectif qui permettra de relancer cette filière auprès des jeunes et des jeunes diplômés.

M. Thierry Tesson (RN). Ma question s’adresse au président Louis-Dreyfus au sujet de la pose de câbles sous-marins. Chacun sait combien ces infrastructures sont devenues stratégiques pour notre économie. Votre groupe occupe une position quasi monopolistique dans un maillon-clé de cette chaîne, la fourniture de main-d’œuvre spécialisée, à tel point que sans posséder des navires dédiés, vous êtes indispensable aux acteurs du secteur. Or, la concurrence se renforce, notamment en Asie, avec le groupe OMS. Dans le même temps, votre groupe a cédé 80 % de son capital au fonds InfraVia, dans la perspective d’un important programme d’investissement.

Face à cette concurrence croissante, comment comptez-vous monter en puissance, notamment grâce à l’appui d’InfraVia, pour maintenir votre position ? Plus précisément, envisagez-vous l’acquisition de câbliers pour la consolider ?

M. Loïc Kervran (HOR). Le groupe Horizon considère que vos deux entreprises constituent une fierté française, un outil de souveraineté, mais aussi de diplomatie humanitaire. Le groupe d’Édouard Philippe a toujours eu la conviction que la politique portuaire constitue une politique industrielle à part entière. Il s’agit même peut-être de la base de toute politique industrielle. Dans ce domaine, des progrès doivent encore être accomplis en France, puisqu’en cumulé, les trois premiers ports français traitent 5 millions de conteneurs, contre 12 à 15 millions conteneurs pour Anvers ou Rotterdam. Mais je vous remercie d’avoir souligné les atouts des ports français, notamment en matière de foncier.

Ensuite, vous avez commencé à évoquer le ferroutage au sujet de Marseille. Les problèmes concernent-ils seulement les infrastructures ? Enfin, différents épisodes récents ont mis en lumière l’extrême tension sur les chaînes d’approvisionnement mondiales. Quelles sont vos prévisions pour les mois à venir ?

M. Julien Limongi (RN). Vous avez longuement évoqué la coopération avec la marine nationale. Quelles sont vos relations avec les autres puissances et les autres marines des autres pays ? Disposez-vous de relations privilégiées avec certaines d’entre elles ?

M. Édouard Louis-Dreyfus. Monsieur Tesson, la concurrence s’intensifie effectivement, notamment en provenance de l’Asie. Les navires du groupe OMS sont notamment opérés et gérés par Louis Dreyfus Armateurs : nos marins sont à bord des bateaux d’OMS, posent et réparent leurs câbles. Plus globalement, le besoin d’installation de réseaux de câbles est colossal pour les années à venir, en lien avec le développement de l’intelligence artificielle, des datacenters. Depuis une dizaine d’années, les Gafam sont les principaux clients. Auparavant ces grandes entreprises partageaient les réseaux câblés ; désormais chacune d’entre elles veut le sien.

En conséquence, la flotte actuelle n’est pas suffisante pour faire face à cette demande croissante. De nouveaux câbliers sont nécessaires et le groupe Louis Dreyfus Armateurs est prêt, en compagnie de son nouvel actionnaire InfraVia, à faire face à cette demande. Simultanément, il est nécessaire de se tourner vers l’Agence des participations de l’État, qui a acquis Alcatel Submarine Networks.

Louis Dreyfus Armateurs, l’un des principaux employeurs d’officiers de marine marchande français est totalement convaincu et engagé dans la défense de nos intérêts de souveraineté et de sécurité nationale. De son côté, l’État est lui-même propriétaire, à travers l’Agence des participations de l’État (APE), d’un des rares opérateurs câbliers. Dès lors, il est tout à fait envisageable de nous entendre pour maintenir cet avantage dans une activité aussi stratégique et souveraine que celle des câbles de télécommunication.

Mme Christine Cabau. Les infrastructures de fret ferroviaire en France, notamment autour des grands ports maritimes, sont existantes et de bonne qualité. Il est possible de les développer encore plus, ce qui implique de procéder à des investissements pour améliorer la fiabilité du secteur, au profit des utilisateurs. Au-delà, si des corridors de fret ferroviaire doivent être sécurisés et sanctuarisés, c’est autour des grands ports maritimes qu’il faut le prioriser.  car ils  offrent une volumétrie  suffisante pour pouvoir assurer un report modal massifié efficace, à Fos Marseille, au Havre, à Dunkerque, à Montoir de Bretagne, à Bordeaux. À titre d’exemple, il est tout à fait envisageable qu’à partir de Fos, des trains de fret aillent en Allemagne, à Prague. En effet, plus la distance est longue, plus le fret ferroviaire est compétitif par rapport au routier.

Ensuite, la crise sanitaire a fait prendre conscience que les chaînes d’approvisionnement sont extrêmement dépendantes d’un transport maritime efficace, de ports efficaces, d’accès à une connectivité terrestre efficace. Durant le Covid, CMA GGM a déployé très rapidement des liaisons particulières renforcées sur la France pour s’adapter aux besoins. À ce titre, il faut permettre aux armateurs français de pouvoir se renforcer au sein de cette compétition internationale. Nous sommes présents sur toutes les mers du globe, mais quand un problème se manifeste, nous sommes avant tout un armateur français et nous avons prouvé que nous savions nous mobiliser rapidement. Les chaînes d’approvisionnement peuvent se tendre facilement en cas de disruption ; il faut veiller à les détendre, à les protéger.

M. Édouard Louis-Dreyfus. Monsieur Limongi, nous n’avons pas de contacts directs avec les autres marines. Ces contacts s’effectuent en réalité à travers la marine nationale. En revanche, les armateurs au sens large participent régulièrement à des entraînements communs avec les marines militaires, dont des marines européennes. Je pense notamment aux exercices Bell Buoy, Armor, Polaris, auxquels nous participons de manière très volontariste et bénéfique pour tous, à chaque fois.

Ces actions alimentent la coopération navale et attestent que le Mica Center français basé à Brest permet de rayonner dans le monde entier, de manière efficiente. Plus les armateurs seront nombreux à participer et à échanger des informations, plus nous améliorerons notre efficacité pour assurer la libre circulation des marchandises et des personnes.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos réponses nourries.

 

*

*      *

La séance est levée à 11 heures 03.

 

*

*      *

Membres présents ou excusés

Présents.  M. Édouard Bénard, M. Christophe Blanchet, M. Matthieu Bloch, M. Manuel Bompard, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, M. François Cormier‑Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Sophie Errante, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Thomas Gassilloud, Mme Florence Goulet, M. David Habib, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Jean‑Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Guillaume Kasbarian, M. Loïc Kervran, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Gisèle Lelouis, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Sylvain Maillard, Mme Alexandra Martin, M. Thibaut Monnier, Mme Anna Pic, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Rousseau, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint‑Pasteur, Mme Isabelle Santiago, M. Boris Tavernier, M. Thierry Tesson, M. Jean‑Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi

Excusés.  M. Gabriel Attal, Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin‑Malgras, M. Christophe Bex, Mme Anne‑Laure Blin, M. Philippe Bonnecarrère, Mme Caroline Colombier, M. Olivier Faure, M. Emmanuel Fernandes, Mme Catherine Hervieu, Mme Michèle Martinez, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Arnaud Saint‑Martin, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud