Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, ouverte à la presse de M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées, sur « Bilan et perspectives d’adaptation de notre outil de défense face au contexte stratégique et l’évolution de la menace » 2
Mercredi
11 juin 2025
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 74
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président
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La séance est ouverte à 16 heures 35.
M. le président Jean-Michel Jacques. Votre audition vient à point nommé, monsieur le ministre, pour dresser le bilan à mi-parcours de la gestion budgétaire du ministère des armées en 2025. De récents rapports ont sonné l’alarme quant à la soutenabilité budgétaire de la mission Défense ; en effet, la forte accélération des investissements depuis 2015, et surtout depuis 2017, augmente mécaniquement le volume des restes à payer, pour un montant global que la Cour des comptes évalue à 97 milliards d’euros fin 2023. Hélas, cette situation a été aggravée par la censure du gouvernement.
Ces restes à payer posent la question de la transparence et de la sincérité budgétaire, auxquelles je vous sais particulièrement attaché. Face au risque de rigidification des paiements et de diminution des marges de manœuvre du ministère, nous devons parvenir collectivement, parlementaires et exécutif, à une gestion plus fluide et transparente des crédits alloués. Certains industriels se plaignent de ne pas recevoir les commandes escomptées, alors même, soulignent-ils, qu’il leur a été demandé de s’adapter à une nouvelle logique d’économie de guerre. Cela les oblige à mobiliser leur trésorerie et leurs fonds propres, voire les expose à de graves difficultés financières. Je pense particulièrement aux sous-traitants, qui sont souvent des petites entreprises.
Si nous ne secouons pas le cocotier pour mettre en mouvement une partie des gestionnaires ayant gardé de vieilles habitudes, celles d’une époque où les budgets diminuaient, la bulle de croissance risque de nous gêner fortement. Ne serait-il pas utile de créer une sorte de task force, pourquoi pas sous votre responsabilité, regroupant les responsables budgétaires de l’état-major des armées (EMA), de la direction générale de l’armement (DGA) et du secrétariat général pour l’administration (SGA), dont la bonne volonté et le dévouement ne sauraient être mis en cause, afin d’améliorer le partage des données financières et de garantir leur transparence et leur sincérité ? Partagez-vous ces inquiétudes quant à une possible crise de croissance ? Quelles marges de manœuvre comptez‑vous récupérer, et à quelle échéance ?
Au-delà de l’aspect budgétaire, cette audition sera l’occasion de faire le point sur le chantier du réarmement. Notre commission a participé activement aux travaux d’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS), qui mettront en lumière la montée et l’évolution des menaces ainsi que la nécessité pour nos armées de s’y adapter. Vous avez probablement commencé à identifier les besoins prioritaires. Quels sont, à vos yeux, les grands chantiers de réarmement à privilégier dans les mois et les années à venir ?
Comme vous le savez, j’ai demandé solennellement au premier ministre, dans un courrier du 20 mai 2025, une actualisation législative anticipée de la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030. Il me semble indispensable que nous en débattions dans l’hémicycle, tant les enjeux sont importants et l’adhésion de la nation nécessaire.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Il est effectivement indispensable d’avoir cette discussion. Depuis la dernière revue nationale stratégique et les débats relatifs à la programmation militaire en 2022-2023, quels éléments ont changé, lesquels sont confirmés ou infirmés, le rythme doit-il être adapté ? Je reste persuadé qu’il revient au Parlement de s’emparer de ces questions. Toutes les contributions sont les bienvenues ; le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) y a travaillé avec les think tanks, les chercheurs, les ambassades, les directions politiques des ministères de la défense des pays partenaires, les industries de défense. Tout cela très bien, mais à la fin des fins, les grandes orientations de la sécurité extérieure doivent faire l’objet d’un débat démocratique, par définition avec les députés et les sénateurs.
Quatre phénomènes se sont accélérés, se sont confirmés ou percutent l’analyse que nous avions faite en 2022-2023, dans le contexte que vous savez : terrorisme persistant, guerre en Ukraine, situation chaotique et fragile au Proche et au Moyen-Orient, défi chinois.
Le premier d’entre eux tient à la nouvelle administration américaine et à son rapport à l’Otan. Je le précise d’emblée à M. Bastien Lachaud, le rapport que nous vous devons sur le retour de la France dans le commandement intégré de l’Alliance atlantique est en cours de rédaction ; sa première version m’ayant semblé insuffisamment précise, j’ai demandé aux équipes du ministère de la compléter. Quoi qu’on pense de nos alliances politiques et militaires, le rapport à l’Otan va se transformer, dès lors que le premier des alliés est imprévisible et engage de manière inéluctable, se semble-t-il, un mouvement de pivot depuis l’Europe vers le Pacifique Nord. Une administration démocrate aurait certainement opéré le même mouvement, avec des mots, une temporalité et une visibilité différents, mais tous mes contacts avec les administrations, qu’il s’agisse de la démocrate sortante ou de la républicaine entrante, me confortent dans ce constat.
Or la géographie européenne, les surfaces à protéger, les zones économiques exclusives (ZEE) des États membres et les plans de défense pour le continent restent les mêmes. Il en découle une première question : quid de la dissuasion nucléaire élargie, américaine et otanienne, apportée aux partenaires européens ? L’administration américaine a eu des mots assez clairs pour les différents alliés. Nous ne sommes pas concernés puisque nous avons notre propre dissuasion souveraine, mais les États-Unis affirment clairement que les Européens devront se prendre en main, non seulement s’agissant de la part de PIB consacrée à la défense, mais surtout, de façon concrète, dans leur capacité conventionnelle à exécuter les plans de défense. Cela a été confirmé lors de la réunion des ministres de la défense des pays de l’Otan qui s’est tenue à Bruxelles la semaine dernière. C’est une question majeure, déterminante pour notre organisation : les bateaux américains en moins pour sécuriser la mer du Nord, la Manche, l’océan Atlantique ou la Méditerranée seront autant de bateaux français ou européens à mobiliser en plus pour gérer les enjeux de sécurité.
Quelles que soient nos sensibilités politiques, je crois pouvoir dire que nous partageons un attachement à l’autonomie à la française. Mais si vous avez un dialogue parlementaire avec des collègues de différentes capitales européennes, vous constatez que l’angoisse est toujours là. Certains voient dans la position américaine une vraie rupture stratégique et considèrent que plus rien ne sera comme avant, quand d’autres estiment que quatre ans seront vite passés et attendent les élections de mi-mandat. Nous pourrons toujours jouer l’isolationnisme, mais nous ne pourrons pas nous extraire des débats qui agitent toutes les capitales européennes ; au reste, il s’agit de notre continent et nous devons nous occuper de notre voisinage.
La deuxième évolution réside dans le renforcement de la menace russe – je n’ai pas besoin d’y revenir en détail : les négociations n’avancent pas, la présence en Afrique se redessine, les menaces cyber et informationnelles se développent… On pourrait penser que cette menace est moins grave que pendant la guerre froide, mais nous sommes nous-mêmes plus désarmés qu’à l’époque ; sa prééminence est donc indéniable. Surtout, s’il fallait retenir un élément nouveau par rapport à 2022-2023, ce seraient les transferts de technologie de Moscou vers Téhéran et Pyongyang – des soldats nord-coréens ayant de surcroît été envoyés sur le front ukrainien. Cela remet le sujet de la prolifération au goût du jour de manière encore plus aiguë qu’il y a deux ans, et pose la question du fait nucléaire.
La troisième évolution réside dans la professionnalisation des menaces hybrides qui pèsent sur la nation française et sur nos alliés. Nous n’en sommes plus aux rumeurs sur les punaises de lit ; les attaques cyber sont autrement plus élaborées et audacieuses : sabotages, intimidations, possibles tentatives d’assassinat de grands leaders industriels européens. Nul besoin de se préparer à l’arrivée de chars russes en Alsace ou dans le Territoire de Belfort – ils ont déjà bien du mal à entrer en Ukraine ; intéressons-nous en revanche à cette manière sournoise et hybride de s’en prendre à nous, consistant notamment à détourner des objets civils à des fins militaires : activité informationnelle, ingérence dans le débat public, etc. Les élus que nous sommes ne sauraient être insensibles au risque de manipulation massive des campagnes électorales, comme cela s’est produit dernièrement en Roumanie.
Enfin, ce qui me bluffe le plus est la violence des ruptures technologiques. Tout le monde semble avoir découvert l’intelligence artificielle grâce à ChatGPT, mais ceux qui y voient une rupture technologique brutale devront s’accrocher lorsqu’ils découvriront le quantique – les capteurs quantiques, la communication quantique… Nous avons commencé à traiter cette thématique de manière confidentielle dans le cadre de la programmation militaire ; un événement y était consacré hier à la Station F. Quant à la militarisation du spatial, aux armes à énergie dirigée, à la nucléarisation de l’espace ou à la guerre des mines, ce que nous identifiions comme des dangers en 2022-2023, à l’état gazeux, se confirme en 2025 : des programmes sont en cours, et nous pouvons attendre des surprises stratégiques de ces surprises technologiques. Le temps s’accélère brutalement, ce qui éclaire d’ailleurs de nombreux aspects de la rivalité sino-américaine : la compétition pour l’accès aux terres rares, la chasse aux cerveaux et, dans une ambiance plus guerre froide, la capacité à espionner et à saboter.
Ces constats sont déterminants pour le reste de notre conversation. Si nous ne les partageons pas, nous risquons de nous fourvoyer.
Quelles conséquences en tirer pour nous-mêmes, y compris pour alimenter la RNS ? Je sais que plusieurs d’entre vous ont consulté cette dernière et je suis preneur de vos retours. Les formations politiques ont déjà apporté leur contribution, et le document a été largement enrichi. J’ai demandé qu’une partie du rapport soit déclassifiée et rendue publique, quitte à susciter le débat, car nous ne devons pas confisquer ce dialogue stratégique.
Le premier réflexe pavlovien sera de se tourner vers la LPM. Or si l’on admet que l’essentiel des menaces est hybride et réside dans le détournement d’objets civils à des fins militaires, on ne peut pas considérer que la seule réponse est militaire. Le rôle du ministère des armées n’est pas de veiller à la protection cyber de toutes les mairies et tous les hôpitaux de France. Cela appelle un réflexe civil, plus encore si de grandes crises systémiques s’y ajoutent : situation en outre-mer, crises sanitaires, crises d’ordre public… Les ministères civils ainsi que vos collègues des autres commissions s’emparent d’ailleurs du sujet.
Si nous nous contentons d’un réflexe purement étatico-militaire, kaki, nous passerons complètement à côté du diagnostic et des remèdes. Les Américains et certains pays européens ont une capacité bien supérieure à la nôtre à décloisonner la réponse aux défis. De notre côté, il a déjà fallu plusieurs années pour assurer une bonne coordination entre les ministères de l’intérieur et des armées. Le problème est désormais d’une tout autre ampleur et exige des rapports avec le ministère des outre-mer, le ministère de la santé mais aussi les collectivités territoriales. Face aux menaces cyber pouvant peser sur les services d’état civil des mairies, nos réponses en sont à la préhistoire – je parle en tout cas pour le département de l’Eure que je connais le mieux. Ce doit être un sujet de réflexion pour la représentation nationale : qui se charge de quoi ? Faut-il toujours mobiliser l’argent de l’État, ou aussi de l’argent privé ? À quel point demandons-nous aux entreprises d’assurer leur propre sécurité et leur protection passive ? Il ne viendrait à l’esprit de personne de demander à la collectivité de payer l’alarme de sa maison. Quand vous êtes cambriolé, vous faites le 17 ; il est évident que la police, la gendarmerie et l’autorité judiciaire sont la réponse régalienne – c’est le cœur profond et la raison d’être de l’État. Si l’on applique ce raisonnement à toutes les menaces hybrides, c’est un chantier à part entière.
La réponse à la menace informationnelle n’est pas plus évidente ; à ce sujet, je regarde de près ce que font Taïwan et Singapour. Une démocratie ne peut pas user d’une police de l’information pour lutter contre la désinformation. Je veille à ce que l’on distingue bien ce qui peut être fait sur un champ de bataille, dans un environnement de combat clairement identifié, de ce qui peut l’être ailleurs. Encore une fois, je suis persuadé qu’en la matière, les initiatives doivent venir de la représentation nationale pour être acceptées.
Quoi qu’il en soit, nous ne devons rien lâcher des orientations de la LPM pour les années 2024 à 2030 votées par le Parlement. Nous avons tous entendu les craintes des filières industrielles. Cela mérite quelques éclaircissements.
Tout d’abord – et mon propos n’est en rien politique –, il est évident que la censure a tout décalé. Le système est réglé comme du papier à musique : le budget est toujours voté en octobre, la DGA commence toujours à dépenser l’argent en janvier. Quand le budget est voté en février et que l’on commence à décaisser en mars, on prend forcément trois mois de retard. C’est factuel. Les parlementaires ont bien le droit de censurer le gouvernement, mais on ne peut pas prétendre que c’est sans effet sur la capacité à dépenser l’argent. Avant le mois de mars, la DGA n’a pas pu engager des sommes qu’elle n’était pas autorisée à engager.
Ensuite, les réserves de précaution – le gel – appliquées aux programmes du ministère ont empêché d’avancer dans les nouvelles commandes de l’année en cours. Une fois le budget voté, nous avons pu honorer toutes les commandes déjà lancées, en autorisations d’engagement (AE) et en crédits de paiement (CP), mais le gel a empêché d’en passer de nouvelles. J’ai donc demandé un dégel, que le premier ministre et les ministres Éric Lombard et Amélie de Montchalin ont accordé il y a un mois et demi. Ce premier dégel de plus de 600 millions d’euros a été intégralement consommé par la DGA, qui a dû redoubler d’efforts pour rattraper le retard – je salue son travail. Prochainement, je l’espère, une deuxième phase de dégel des réserves de précaution permettra, d’ici au 14 juillet, d’engager ce qui est programmé dans la LPM.
Moyennant ce « retard à l’allumage », voici où nous en sommes par rapport aux années précédentes : les commandes passées aux industriels ont atteint 9,5 milliards d’euros entre 2012 et 2016, 15 milliards entre 2017 et 2022 et 18 milliards pour les seules années 2023 et 2024. En mai 2025, les crédits de paiement suivent une dynamique bien plus soutenue qu’en 2023-2024 ; nous pouvons en remercier les équipes de la DGA.
Ce dégel donne une visibilité aux industriels. J’ai demandé aux neuf grands groupes de défense de donner à leur tour une visibilité à leurs sous-traitants, qui sont souvent des PME. Le retour à la normale devrait survenir très rapidement. Nous pouvons donc rassurer tout le monde à quelques jours du Salon du Bourget.
J’en viens aux modifications qu’il faut apporter à la programmation pour s’adapter au contexte qui vient d’être décrit, et tout d’abord à la nouvelle donne américaine. Si nous devions tenir un engagement de protection de l’Europe plus rapidement que prévu, peu des orientations que vous avez adoptées seraient caduques, mais leur rythme devrait être réinterrogé – je parle, en clair, des cibles autour de 2030. Un certain nombre de cibles mériteraient d’être rapprochées.
Par ailleurs, il faut prendre en compte les retours d’expérience de l’Ukraine et du Moyen-Orient en matière de ruptures technologiques, d’innovation quantique, de new space mais aussi de guerre électronique, qui devient une dimension du combat à part entière. Les sauts technologiques sont brutaux et rapides ; ils doivent être traités de manière incrémentale non seulement dans les programmes d’équipement actuels, mais aussi dans les programmes d’armes à venir, à court terme – standard F5 du Rafale – ou à plus long terme – système de combat aérien du futur (Scaf).
Les journalistes nous ont trop dit qu’en Ukraine, seule la masse comptait. Or l’expérience du Proche et du Moyen-Orient – frappes iraniennes sur Israël, Dôme de fer, ripostes israéliennes sur Téhéran – montre que les armes de précision et la haute technologie ont encore leur place. Schématiquement, l’Ukraine nous a plutôt appris l’importance de la masse, quand le Proche et le Moyen-Orient ont confirmé la nécessité d’avoir des armes de précision. Le combat sur un champ de bataille devra de plus en plus faire cohabiter des armes de saturation peu chères, rapidement disponibles et en nombre – les drones et la robotique notamment – avec des armes de précision, qui sont au fond des armes de décision, permettant par exemple de frapper des centres de commandement et des nœuds logistiques. Il faudra être performant dans les deux domaines, alors que depuis vingt ans, notre système met le paquet, pardonnez-moi l’expression, sur les armes de précision, les armes de décision et les missiles complexes – songeons à MBDA. Pour faire vite, robuste, en nombre et en masse, nous aurons besoin d’un nouveau réflexe industriel. Cela implique de diversifier les gammes d’offre et l’expression des besoins des armées.
Pour la première fois se pose la question d’une évolution potentielle du format de nos armées. Je ne reviendrai pas sur l’histoire depuis les années 1990 : dissolution du pacte de Varsovie, professionnalisation des armées – bonne décision du président Chirac, tant le combat lui-même se professionnalise –, réduction du budget de la défense, révision générale des politiques publiques (RGPP), diminution des cibles, dividendes de la paix... Depuis, des LPM permettent de reconstituer les capacités, de réparer, de renforcer, mais pour la première fois, la question du nombre d’avions et de bateaux ainsi que de la transformation de certains régiments peut être posée, pas pour gagner le combat d’il y a vingt ou trente ans mais pour s’adapter à la nouvelle donne, soit que les postures aient évolué en Europe, soit que notre capacité expéditionnaire à occuper certains théâtres ait changé. La commission doit s’emparer de cette réflexion.
Il faut enfin assurer une cohérence entre notre diplomatie et notre appareil militaire. Faut-il le rappeler, nous ne dirigeons pas une armée pour envahir qui que ce soit ; notre modèle d’armée est strictement défensif, pour nous-mêmes et pour nos alliés. Cela implique de s’interroger sur les opérations dans lesquelles l’armée française peut être engagée à l’avenir, soit à nos abords, outre-mer compris, pour défendre notre souveraineté, soit pour le compte d’un tiers, dans le cadre de l’Otan ou en dehors. Ce sujet est redoutablement complexe, car il nécessite d’être au clair sur ce que nous devons être capables de faire seuls et ce que nous devons savoir faire à plusieurs. Cela renvoie au statut de nation-cadre et à notre capacité à déployer un corps d’armée avec d’autres pays avec lesquels nous avons une interopérabilité. Nous vivons donc un moment de bascule déterminant.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
M. Laurent Jacobelli (RN). Monsieur le ministre, bon anniversaire ! Nous nous demandions où vous étiez passé, et même si le ministère de la défense existait toujours. Nous avons auditionné un autoproclamé commissaire européen à la défense, mais comme il n’a aucune légitimité à nos yeux, nous sommes heureux de vous revoir pour vous poser des questions, car nous en avons.
Dès l’an dernier, nous avons alerté sur la possibilité que la LPM 2024-2030 soit insincère. Une fois de plus, le diagnostic du Rassemblement national était juste, hélas. Nombreux sont désormais ceux qui y souscrivent : le Sénat, qui a publié un rapport émanant des rangs de vos soutiens, la Cour des comptes et la presse spécialisée. Tous s’accordent à dire qu’il y a un fossé entre les ambitions affichées de la LPM 2024-2030 et la réalité de son exécution budgétaire.
Les tensions de fin de gestion, dues notamment aux surcoûts des opérations extérieures (Opex) et à l’aide militaire à l’Ukraine, ont abouti à un déficit de 1,2 milliard pour 2024. C’est le résultat de prévisions budgétaires sous-estimées et surtout d’arbitrages que vous avez perdu face à Bercy, qui estime que c’est à la défense française de payer l’addition de l’explosion de la dette sous les gouvernements Macron, auxquels vous vous entêtez à participer. Quel dommage pour notre défense que vous n’ayez pu rallier Matignon à votre cause !
Pour dissimuler ce fiasco d’une défense à crédit, vous avez fait le choix de recourir au report de charges. Ce tour de passe-passe comptable consiste à repousser à l’année suivante le paiement de matériel déjà livré. Cette cavalerie budgétaire – appelons un chat un chat –, dont le montant a doublé en un an, aggrave notre dette, réduit nos marges de manœuvre et, surtout, plonge de nombreuses TPE-PME de notre industrie de défense dans des impasses de trésorerie.
Nous sommes bien loin de l’économie de guerre. Nos industriels de l’armement, au premier rang desquels Dassault, en témoignent : depuis le début de l’année, quasiment aucune commande de l’État n’a été signée par la DGA, en dépit des engagements pris. Monsieur le Ministre, êtes-vous, comme les autres Républicains macronisés que sont MM. Darmanin et Retailleau, un ministre de la parole ou allez-vous enfin agir pour que la LPM 2024-2030, que nous avons tous signée, soit respectée ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. Je vous remercie de la nuance dont vous faites preuve ! Je n’en attendais pas moins de vous ! Je vous remercie aussi de saluer mon retour devant cette commission, même si je n’ai pas le sentiment d’avoir disparu ni manqué à mon devoir.
Il est faux de dire que la programmation militaire est insincère. C’est faire un mauvais coup aux armées, dès lors que la programmation repose sur une trajectoire de ressources budgétaires et extrabudgétaires. Lors de l’examen de la LPM, un mot a été fréquemment prononcé : inflation. Plus personne ne juge bon d’en parler, et pour cause : nos prévisions en matière de coût des facteurs se sont avérées exactes. La situation peut se retourner, mais je rappelle que, depuis 1962, la programmation militaire est par définition une matière vivante et doit être adaptée au fil de l’eau.
Au surplus, si on y regarde de près, les crédits de paiement sont bien supérieurs à ce que vous avez voté – il est surprenant de le passer sous silence vis-à-vis du contribuable. Les surcoûts des Opex ont été partiellement honorés grâce à la décision du gouvernement Borne d’assurer le tuilage entre les deux lois de programmation militaire.
S’agissant de nos industriels, je suis leur ministre de tutelle. J’ai déjeuné avec plusieurs d’entre eux ce midi pour préparer le Salon du Bourget. Ils n’ont pas manqué de me souhaiter également un bon anniversaire, d’autant que je suis un peu leur directeur export. Ma vie quotidienne est globalement – intégralement la semaine prochaine – tournée vers le succès de nos prospects d’armement à l’étranger.
Je ne pense pas qu’Éric Trappier puisse se dire mécontent de la façon dont le Rafale se vend, singulièrement depuis 2017. Les commandes sont là. J’ai confiance en Dassault, qui doit relever le défi – je sais qu’Éric Trappier y parviendra – de sortir de ses usines cinq Rafale par mois. Nous avons des clients à l’export qui nous demandent d’y parvenir. Les équipes de Dassault Aviation ont toute ma confiance.
Quant à nos problèmes de gestion, il faut les prendre pour ce qu’ils sont. Figurez‑vous que la fin de gestion se fait… en fin de gestion. À la veille de Noël 2024, dans la situation que vous connaissez, la DGA a débloqué près de 3,2 milliards de commandes et les crédits de paiement ouverts ont atteint 10 milliards. Bien entendu, on peut toujours passer l’année à s’inquiéter pour être rassuré en décembre, mais la fin de gestion n’en aura pas moins lieu en fin d’exercice. L’agrégat global, soit ce qui est programmé, est réellement exécuté.
S’agissant de l’augmentation des reports de charge, vous devez savoir, vous qui aimez l’histoire et connaissez donc en détail les crises de croissance des programmations des années 1960 aux années 1980, qu’elle est le signe indubitable que les matériels sont livrés. Il suffit de se rendre dans un régiment, une base aérienne ou une base navale pour le constater.
La LPM 2024-2030 serait insincère si nous devions un jour manquer à nos engagements ou si les ressources venaient à manquer, sachant que geler des crédits n’est pas les annuler. Vous avez voté, et parfois introduit par voie d’amendement, des mécanismes dans la LPM 2024-2030. J’en citerai deux : la garantie du financement interministériel des surcoûts induits par les Opex ; la sécurisation des ressources extrabudgétaires.
La LPM n’en repose pas moins sur des prévisions établies par les services. Il est évident que, si Bercy n’ouvre pas les crédits correspondant aux ressources extrabudgétaires ou aux surcoûts induits par les Opex, la corpulence de la programmation excède celle de la trajectoire des ressources. À l’heure actuelle, tel n’est pas le cas. Les reports de charges sont couverts par les 13 milliards de ressources extrabudgétaires adoptées par les députés et les sénateurs en commission mixte paritaire (CMP), qui ont même choisi de les intégrer sous forme de chronique dans la programmation militaire.
Le travail que nous avons mené lors de l’examen de la LPM 2024-2030 par le Parlement a abouti à un système clair. Les constats sont faciles à dresser. Dans les années que nous vivons, les phases de stop and go, en gestion, sont inévitables. Si un autre gouvernement, d’une sensibilité politique différente de la nôtre, arrive demain aux affaires, il gérera le budget du ministère des armées à l’identique, conformément à la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), avec les mêmes décalages.
Par ailleurs, compte tenu des chiffres de nos exportations, j’invite chacun à prendre en considération le plan de charge de nos industries de défense, non seulement sur la base des bons de commande qui leur parviennent – le rapport annexé de la LPM 2024-2030 est clair sur ce point, nous l’avons suffisamment amendé et commenté –, mais aussi à l’aune des demandes à l’export. Il y a du travail pour tout le monde.
M. Yannick Chenevard (EPR). La situation internationale continue à se dégrader, vous l’avez rappelé – car vous venez nous voir régulièrement – lorsque vous en avez brossé le tableau devant nous en avril. La RNS et la LPM doivent être révisées en conséquence. En Europe, en Indo-Pacifique, en Afrique, au Moyen-Orient, les choses bougent.
Certains pays européens s’interrogent, à raison, sur la protection offerte par la dissuasion nucléaire américaine. Il n’est pas inutile de rappeler qu’en 1974, lors d’un sommet de l’Otan, il a été précisé que la dissuasion nucléaire française contribue à la dissuasion nucléaire de l’Organisation. Les drones, dans les trois dimensions, révolutionnent le combat. La maîtrise de l’informatique quantique conférera à son utilisateur un atout de supériorité immense.
Dans ces conditions, actualiser la LPM, c’est sans doute accélérer pour atteindre certains objectifs prévus en 2030. S’agissant de la marine, tel est le cas en matière de bâtiments ravitailleurs de forces (BRF), de bâtiments de guerre des mines (BGDM) et de patrouilleurs hauturiers, compte tenu des enjeux.
Quels enseignements tirons-nous de l’irruption massive des drones au combat dans les trois dimensions ? La LPM alloue 10 milliards aux technologies de rupture. J’imagine qu’un travail considérable est mené en matière de quantique. Pouvez-vous, sans dévoiler des informations classifiées, nous en dire un mot ?
Je vous remercie d’avoir fait allusion à la censure du gouvernement votée en décembre dernier et d’en avoir rappelé les conséquences financières : les Français doivent le savoir.
M. Sébastien Lecornu, ministre. L’innovation est un sujet incontournable. Si un pan de notre système est désorienté, c’est sans doute parce que l’innovation civile a longtemps procédé de l’innovation militaire, par exemple en matière de développement de l’atome et d’internet. Les drones, au contraire, sont une innovation civile réexploitée à des fins militaires. Notre base industrielle et technologique de défense (BITD) a eu du mal à s’emparer rapidement des tout petits objets. En la matière, l’Ukraine offre un précieux retour d’expérience (Retex).
S’agissant de domaines tels que le quantique, il n’est pas impossible que nous revenions à l’ancien modèle, les cas d’usage militaire permettant potentiellement des sauts civils. Cela soulève de nombreuses questions relatives à la dualité, aux ressources humaines, à l’utilisation de l’École polytechnique, à la capacité à former et retenir des talents français et à l’articulation entre le ministère des armées et France 2030, qui permet de mobiliser d’autres moyens de l’État.
Concernant l’informatique quantique, vous avez voté une enveloppe de 250 millions pour la période de programmation. Dans le cadre de la mise à jour de celle-ci, il peut être utile de l’augmenter de 200 millions, ce qui suffirait à entamer le développement de programmes délaissés par le monde civil. Si l’ordinateur quantique fait l’objet de toutes les attentions de la recherche fondamentale et appliquée, le milieu de la défense se concentre plutôt sur les capteurs, la cryptographie et la communication. Il se trouve que des sommes qui ne sont pas gigantesques suffisent à démarrer rapidement des programmes et à y fixer des talents.
Sur la marine, je livrerai trois éléments de réflexion. Son format est directement corrélé aux ambitions de notre diplomatie. Si nous renonçons à mener des missions en Indo‑Pacifique, à envoyer des frégates multimissions (Fremm) ou le groupe aéronaval (GAN) en Indonésie et à réduire le champ d’action de ce dernier à la Méditerranée, le problème du format est réglé. Voulons-nous conserver des capacités d’élongation, de patrouille, d’entraînement et d’agrégation universelles et de portée globale ? Si nous le voulons, le format de la marine s’avérera un peu juste, surtout s’il faut renforcer la protection de nos abords.
Le développement des drones et de la robotique en général, notamment dans le domaine sous-marin, jusqu’à 6 000 mètres de profondeur et pour la surveillance des fonds marins, sera accéléré.
Enfin, s’il est domaine où il ne faut pas relâcher l’effort, c’est la guerre des mines. Le retex du minage de grands ports civils avec des objets rustiques et peu onéreux nous l’enseigne. Il faut être capable de nettoyer de grands espaces maritimes de toute menace induite par des mines.
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). L’eurodéputée Rima Hassan et cinq de nos compatriotes sont en prison en Israël suite à un acte de piraterie de la marine israélienne. Alors que la France dépense des millions pour envoyer des missions en mer de Chine et en mer Rouge, pour préserver et garantir la liberté de circulation en haute mer, pourquoi ne sommes-nous pas capables de la faire respecter en Méditerranée ? Comment expliquez-vous ces deux poids, deux mesures ?
L’actualisation de la RNS a lieu deux ans à peine après le vote de la LPM. Avant même la fin du processus, vous avez indiqué dans les médias que le budget optimal pour nos armées en 2030 est de 100 milliards. Confirmez-vous ce chiffre ? Pour quoi faire ? Comment comptez-vous les financer ?
Concernant l’Otan, vous estimiez en mars qu’y consacrer 5 % de notre PIB n’est pas raisonnable. Pourtant, tout indique que le sommet de l’Otan prévu à la fin du mois fixera cet objectif aux États membres. Êtes-vous en mesure de confirmer cette perspective ? Pourquoi la France changerait-elle de position entre mars et juin ? Comment financerez-vous un budget de défense de 130 milliards ?
Vous avez évoqué le risque de prolifération nucléaire lié à la Russie. Pourtant, le président Macron a lui-même énoncé l’idée de faire stationner des bombardiers armés de la bombe nucléaire française dans d’autres pays européens, ce qui pourrait être considéré comme de la prolifération au sens du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Qu’en est-il ? Quelle place la dissuasion occupe-t-elle dans le traité de Nancy conclu avec la Pologne ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. Sur la première question, Jean-Noël Barrot s’est exprimé, le président de la République aussi. Je saisis l’occasion d’évoquer les prétendues ventes d’armes françaises à Israël que les membres de votre groupe mentionnent à l’envi. Il n’y a pas de ventes d’armes à Israël, pour plusieurs raisons. Sans rappeler nos engagements diplomatiques, chacun ici sait qu’Israël est l’un des principaux concurrents de nos industries de défense et que Tsahal n’a pas besoin des armes françaises et ne les attend pas.
Nous acceptons de fournir des pièces détachées nécessaires au Dôme de fer, qui est une arme strictement défensive visant à protéger les civils. Je ne vois pas en quoi – nous serons tous d’accord sur ce point – fournir des composants d’un système uniquement défensif visant à protéger les populations civiles israéliennes pose problème. Je l’ai dit tout à l’heure au Sénat, on entretient à ce sujet une forme de désinformation qui n’est objectivement pas bonne pour les intérêts de la France.
On peut combattre politiquement le gouvernement, je l’accepte d’autant plus volontiers qu’il n’y a pas plus démocrate que moi, mais de grâce, combattez-nous sur les décisions que nous avons prises, pas sur celles que nous n’avons pas prises. Nous ne vendons à Israël ni armes ni composants d’armes offensives.
Convaincu qu’il faut en finir avec tout cela, je me suis fait procurer, pour diffusion restreinte, la liste des composants livrés à Israël en 2024, et l’ai remise aux présidents Perrin et Jacques pour que les parlementaires puissent la consulter selon les modalités qu’ils fixeront. Cette liste ayant été établie par le SGA et par la DGA, j’espère que vous lui témoignerez la confiance due à celles et ceux qui rendent le service public de l’État, à défaut de faire confiance à votre serviteur. J’espère que ce sujet en restera là. Il me semble d’autant plus utile qu’il ne prospère pas qu’il ne repose sur aucun fondement.
Sur la part de PIB consacrée à la défense qu’exige l’Otan et le poids de forme de nos armées, j’ai en effet répondu à une question lors d’un exercice média, ne souhaitant pas me dérober. La question était journalistique, la réponse aussi, je vous le concède. Le budget des armées est de 50,5 milliards ; ce qu’a voté le Parlement nous emmène normalement autour de 68 milliards. Globalement, on voit ce que l’on a pour 68 milliards ; on voit aussi ce que l’on n’a pas. Comme je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, entre ce qu’il faut corriger, ce qu’il faut accélérer et ce qu’il faut augmenter, on distingue, les choses étant bien documentées à défaut d’être scientifiques, ce que l’on obtient.
Par ailleurs, il ne faut pas s’enfermer dans une date. Jamais les programmations militaires n’ont confisqué une temporalité courte. Entre l’adoption de la première en 1962 et le moment où la dissuasion nucléaire a été opérationnelle, plusieurs années se sont écoulées. Il s’agira d’un travail au long cours. Nous ne devons pas nous y dérober. Votre serviteur est ministre des armées pour une durée inconnue mais, en tout état de cause, le prochain président de la République, qui sera élu en 2027, aura à cœur de rouvrir ce débat.
Ce qu’il faut faire, c’est préparer l’essentiel des mesures et des décisions permettant globalement de ne pas perdre de temps sur ce qu’il est évident de faire. C’est un peu ce que je cherche à faire, ce qui nous amène au débat sur le pourcentage de PIB que l’Otan nous demande de consacrer à notre défense. Nous l’avons eu à de nombreuses reprises lors de l’examen de la LPM, notamment avec les membres du groupe Socialistes et apparentés, qui y tenaient particulièrement, bien plus que moi, qui considère que l’agrégat vaut ce qu’il vaut.
D’abord, il inclut les pensions, soit 9 ou 10 milliards, ce qui n’est pas le cas au sens des dépenses publiques françaises. J’en suis heureux pour nos militaires, mais les pensions ne participent pas clairement à un effort de défense en tant que tel. Cette seule observation rappelle que le mode de calcul de l’agrégat peut susciter quelques interrogations.
Ensuite, le pourcentage de PIB n’est pas tout à fait le même selon que l’on y inclut ou non la dissuasion nucléaire, quelle que soit l’opinion que l’on ait à son sujet. L’agrégat comporte donc des éléments de nature très différente.
Enfin, le PIB varie. Il est arrivé que notre budget de défense soit supérieur à 2 % du PIB, c’était pendant la crise du covid-19. L’absurde étant que l’on peut avoir des crédits dont la valeur absolue augmente fortement sans que le pourcentage de PIB varie, et une dépense militaire facialement plus faible que l’année précédente tout en étant mieux protégés.
Le chiffre de 5 % s’est installé dans les médias, mais la réalité est plus complexe. Il s’agit de viser 3,5 %, le reste étant assuré par un second agrégat rassemblant les dépenses duales, par exemple engagées au titre de la mobilité militaire. Sur ce point, je suis très français. Il est certain que, si nous y insérons tous les ponts et les giratoires de France, nous obtiendrons des pourcentages de dépense publique militaire élevés. Je plaide pour que nous ayons à ce sujet un débat le plus honnête possible.
Qu’il y ait un outil de partage, une sorte de thermomètre commun au sein de l’Alliance permettant de positionner les uns et les autres, je n’y suis pas opposé, mais, in fine, ce qui compte, c’est la dimension analytique, le qualitatif, les contrats opérationnels et les cibles capacitaires. Je ne retire rien de ce que je vous ai dit il y a trois ans. Des engagements seront pris. Au demeurant, certains pays ont besoin de tels pourcentages. Il y en a même pour lesquels la relation à l’Otan est essentielle, ce qui, de toute évidence, n’est pas notre histoire.
Ce que je ne veux pas, c’est que nous perdions en sincérité et que figure dans notre agrégat des choses un peu curieuses. Quant à l’évolution de son mode de calcul, j’y suis favorable. Par exemple, la gendarmerie nationale n’y figure pas. Or, dans notre modèle, elle participe directement, en cas de coup dur, à la défense opérationnelle du territoire, ce qu’au reste elle fait souvent outre-mer. Il serait intelligent, utile à tout le moins, de débattre de son insertion, à certaines conditions, dans l’agrégat. En revanche, il faut être attentif à ne pas y faire figurer des infrastructures exclusivement civiles en leur trouvant un usage militaire.
Si j’ai évoqué la prolifération tout à l’heure, c’était en évoquant les transferts de technologie consentis à Pyongyang et à Téhéran par la Russie. La réflexion sur la dissuasion nucléaire, notamment la dimension européenne de nos intérêts vitaux, s’impose, surtout à un moment où nous cherchons à répondre aux questions que nous posent nos partenaires. Si j’étais direct et politiquement incorrect, j’avouerais avoir constaté un changement complet d’attitude de nos partenaires en peu de temps.
Jusqu’à présent, notre dissuasion nucléaire faisait l’objet d’un désintérêt manifeste, pour ne pas dire plus. Sans aller jusqu’à dire qu’elle était moquée, je me souviens de fins de déjeuner à l’Otan, avant la réunion sur les plans nucléaires, où mes homologues disaient : « Nous allons laisser Sébastien finir son café, la France étant seule à ne pas être concernée », et tout le monde de rire ! Depuis l’entrée en fonction de la nouvelle administration américaine, qui a accru la part d’incertitude, les gens rient moins.
Nous répondons à de nombreuses questions, souvent très simples, de nos partenaires européens, par exemple sur notre doctrine. Si la réponse est accessible en source ouverte, cela permet de rappeler son histoire, de la doctrine gaullienne au discours de l’École de guerre d’Emmanuel Macron en passant par les ceux des présidents Hollande, Sarkozy et Chirac.
Nous leur donnons des explications capacitaires, dont je tairai le détail s’agissant d’une audition ouverte à la presse, notamment sur le maintien de deux composantes, leur utilité et ce que l’on appelle abusivement le nucléaire tactique que notre doctrine ne connaît pas. Nous détaillons ce que sont l’armement préstratégique, la frappe d’ultime avertissement et la frappe de rétablissement de la dissuasion. Tout cela peut sembler simple à qui maîtrise la grammaire nucléaire, mais nombreux sont ceux, y compris en France, qui ne la maîtrisent pas. Il nous faut mener un travail de longue haleine.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Adapter notre outil de défense à l’évolution de la menace ne peut se limiter à une réponse capacitaire, certes essentielle – vous avez évoqué quelques ruptures technologiques telles que l’intelligence artificielle et le quantique – mais insuffisante. Il faut aussi garantir la fiabilité et l’exemplarité de l’ensemble des forces soutenant cet outil au sens large.
Notre BITD est l’un des piliers de cette adaptation. Or un récent rapport du Sénat évoque des retards de paiement de l’État et des marges de manœuvre réduites. Ces propos assez sévères contrastent avec vos explications préalables sur l’exécution budgétaire. Ce sont ceux du sénateur de Legge, membre du groupe Les Républicains, qui est partie prenante du socle commun. Ces entreprises, qui sont souvent des PME ou des entreprises de taille intermédiaire (ETI), ont besoin de visibilité à long terme et de trésorerie à court terme pour innover, produire et livrer.
Sans stabilité économique, aucune montée en puissance n’est possible. L’exemple n’est pas le meilleur moyen de convaincre, c’est le seul pour embarquer nos entreprises, l’écosystème financier, le Français épargnant et le Français contribuable dans l’effort que nous avons à consentir. À l’aune des conclusions du rapport publié par le Sénat le 14 mai, pensez-vous que l’État est exemplaire ?
Concernant le partage de la valeur dans la BITD, nous avons besoin, dans un contexte de tension sur les recrutements et les compétences, d’un effort de défense socialement soutenable. L’exemplarité du secteur est une condition de son attractivité et, plus largement, de l’adhésion de la société à cet effort massif. J’ai eu l’occasion de vous interroger sur le cas précis de Thales, mais nous pourrions évoquer, dans un autre registre, des ateliers industriels de l’aéronautique (AIA).
Vous avez tenu des propos volontaristes, inspirés par votre fibre gaulliste. Qu’en est‑il des actes concrets à ce sujet ? En commission, le 9 avril dernier, vous avez déclaré en substance que l’État actionnaire et l’État client doivent parler d’une seule voix. Cette voix est assez peu audible sur cet enjeu or l’exemplarité est nourricière de confiance – vous aurez reconnu l’inspiration gaulliste de ce propos.
M. Sébastien Lecornu, ministre. L’État est exemplaire. Au bout d’un moment, ce que vous avez voté dans la LPM 2024-2030 est exécuté. On aurait aimé en dire autant précédemment. J’observe d’ailleurs qu’on n’en finit pas se montrer plus exigeant avec un ministère qui augmente les crédits qu’avec un ministère qui les diminue ; ce n’est pas normal !
Voyez-vous, j’aurais aimé que le laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques (LRBA) de Vernon ne ferme pas lorsque j’en étais maire. J’aurais aimé que la révision générale des politiques publiques (RGPP) n’ait pas lieu. Je veux bien que celles et ceux qui ont fermé vingt régiments ainsi que onze bases aériennes et retiré du service trois bateaux, qu’il faut à présent rétablir, viennent faire la leçon sur le niveau de report de charges, mais je me permets de leur rappeler que qui dit reports de charges dit exécution et livraison de matériels et dit versement d’intérêts moratoires aux entreprises de la BITD. J’ai l’impression que l’on confond report de charges et reste à payer : si le ministère demande à un industriel de différer le règlement d’une facture, il lui verse des intérêts moratoires.
En 2024, au même moment de l’année, nous avions 9 milliards de paiements de commandes. Nous en sommes à 10 milliards, soit un de plus. Je vis ce problème depuis trois ans. Je conçois que l’on s’impatiente, mais les décalages entre la fin de gestion et le milieu de gestion ne sont pas propres à mon ministère mais à la comptabilité publique de l’État.
Je comprendrais que l’on me reproche des annulations de crédits ou le non‑versement de ressources extrabudgétaires ; je ne comprends pas que l’on me reproche des reports de charges. Au Sénat, chambre d’affection dans laquelle j’étais élu, j’ai eu des conversations complètement surréalistes sur l’inflation. Je pense que lors de l’examen de la LPM, on a consacré plus de temps à parler de l’inflation que de la dissuasion nucléaire. À présent, plus personne n’en parle. Il en va de même des reports de charge.
Votre seconde question est fondamentale : comment faire descendre la valeur vers ceux qui y contribuent ? Comment en améliorer le partage ? J’entends votre point de vue : l’État doit sans doute faire plus, mais comment faire en sorte que la PME de votre circonscription, sous-traitante d’un grand industriel, bénéficie de la visibilité qu’ont les neuf grands groupes de la BITD ? De toute évidence, le compte n’y est pas, je suis d’accord avec vous.
L’effort de la nation, c’est-à-dire l’argent du contribuable, est largement sollicité et les carnets de commandes sont remplis – avec les décalages de quelques mois que j’ai évoqués. Encore une fois, j’ai l’impression que tout le monde était beaucoup plus bienveillant lorsqu’il n’y avait plus de commandes et que tout fermait ! Permettez-moi d’insister, en tant qu’élu d’un territoire qui a un peu trop tâté de la RGPP.
Faire l’autruche face aux réalités sécuritaires et stratégiques est malheureusement un virus qui se répand à toutes les formations politiques. La lucidité face à notre dilemme stratégique est rare, y compris dans ma famille politique – je le dis sans langue de bois. Des gens qui refusent de voir la nouvelle donne stratégique, il y en a plein les rues de Paris !
La dernière fois que vous m’avez reçu, vous m’aviez déjà interrogé au sujet des grands donneurs d’ordre. J’avais eu des mots assez forts, que l’entreprise concernée n’avait pas manqué de relever. Depuis, j’ai reçu les organisations syndicales des différentes branches du secteur de la défense – mais pas celles de l’entreprise en question. C’était il y a trois semaines environ et nous avons largement évoqué le partage de la valeur. Je laisse la question du temps de travail aux employeurs, mais elle doit également être traitée.
Je souhaite l’instauration dans chacune des entreprises de la BITD d’un dialogue social de qualité, indispensable à l’acceptabilité globale de la dépense publique militaire. Je suis partisan d’une forme de gaullisme social : l’intéressement et la participation sont importants, pour fidéliser et mobiliser les salariés, mais aussi pour stimuler la productivité. Nous avons aussi besoin de ces entreprises en cas de coup dur et tout le monde doit s’y retrouver.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Notre responsabilité collective consiste non pas à préparer la guerre d’hier mais bien celle de demain.
Si la guerre en Ukraine est probablement notre guerre d’Espagne, prenons garde de ne pas négliger la menace sur le flanc ouest, la menace à 360 degrés et les outre-mer. Rien ne serait pire que de commettre l’erreur de se focaliser exclusivement sur ce qui se passe à l’Est.
Depuis que nous avons voté la LPM, il y a des menaces supplémentaires et des technologies en moins. En revanche, aucune menace n’a disparu et les incertitudes se sont accrues quant au mouvement de pivot vers l’Asie de notre allié américain – qui aurait probablement eu lieu de toute façon.
D’une certaine manière, cette situation est une bonne nouvelle pour l’avenir de l’Otan puisqu’elle oblige les Européens à prendre davantage leur destin en main. Ceux qui déclarent que nous sommes tout le temps soumis à l’Otan devraient avoir en tête cet engagement en matière de souveraineté.
Nous devons désormais être capables de remplacer progressivement certains moyens américains, notamment les enablers, ces fameux matériels dont nous avons besoin pour faire fonctionner les autres matériels. Quand vous évoquez une réflexion sur le poids de forme, quelle place leur faites-vous ?
Par ailleurs, s’agissant du format, mon collègue Yannick Chenevard ayant évoqué la marine, je vous souhaite vous interroger sur les évolutions que vous envisagez pour l’armée de Terre et pour l’armée de l’Air ; les 90 ou 100 milliards que vous avez cités doivent s’entendre en fonction du format et non du point de PIB.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Outre notre relation avec les États‑Unis et l’armée de Terre, il me faut évoquer le sujet du renseignement, que je n’ai pas suffisamment détaillé – je pourrais aussi parler du spatial.
Il est évident qu’une part des systèmes de défense des pays européens repose sur une grande dépendance – pour dire les choses pudiquement – au renseignement stratégique, tactique et militaire américain. Nous l’avons constaté lors de la suspension, pendant quelques jours, de la coopération en matière de renseignement entre les États-Unis et l’Ukraine, qui avait eu un impact majeur non seulement sur celle-ci, mais potentiellement sur l’ensemble de la communauté des Five Eyes.
Du point de vue de notre autonomie, c’est un enjeu essentiel. Un parallèle avec le spatial peut d’ailleurs être établi, en raison du nombre d’instruments présents dans l’espace. Si nous poussons plus loin la réflexion sur cette bascule, il devient évident que notre capacité d’appropriation et d’analyse de la situation est cruciale.
Les grandes décisions que nous avons prises en matière de renseignement étaient déjà liées à des actions américaines. Le COS (commandant des opérations de secours) a été créé pendant la première guerre du Golfe, en 1991-1992, parce que nos forces spéciales n’étaient pas organisées comme nous le voulions. On s’est également aperçu qu’on était totalement dépendants des Américains pour comprendre ce qui se passait sur le champ de bataille, ce qui a donné lieu à la création de la DRM (direction du renseignement militaire). On ne parle pas assez souvent de Pierre Joxe, qui a joué un rôle fondateur dans l’organisation du ministère.
Lorsqu’il est question d’accélérer la mise en œuvre des cibles pour 2030, on pense toujours au capacitaire, mais les cibles de performance ne doivent pas être négligées tant elles sont importantes pour notre bonne compréhension de la situation.
J’en viens à l’armée de Terre. Incontestablement, l’accélération de sa transformation est spectaculaire, même si elle se fait à bas bruit. J’invite les commissaires à la défense à prendre contact avec Pierre Schill, le chef d’état-major de l’armée de Terre, pour visiter les régiments. Durant l’examen du projet de LPM, certains parlementaires se moquaient gentiment de moi, estimant qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une réforme ; une telle visite leur permettrait de constater qu’environ 10 000 fiches de poste, si j’ose dire, sont en pleine transformation.
La professionnalisation de la marine et de l’armée de l’air, résultant de l’avènement de la dissuasion dans les années 1960-1970, a abouti à la constitution d’armées de sous‑officiers. L’armée de terre connaît la même transformation.
Elle est en outre concernée par l’enjeu des trois types d’armes. Pour résumer, soit on est sur la ligne de front, dans une dimension complètement tactique, comme en Ukraine ; soit on en est très éloigné et on mène des frappes dans la profondeur. L’armée de Terre doit donc se doter d’armes de décision et de saturation – des drones et de quoi saturer la DSA (défense surface-air) adverse – et d’armes de précision. Traditionnellement, l’armée de Terre a peu d’armes de décision et de précision. Au-delà des stocks de munitions, une réflexion est en cours sur les tirs dans la profondeur – nous y reviendrons.
Le Caesar (camion équipé d’un système d’artillerie) est le successeur du LRU (lance‑roquettes unitaire). J’ai redemandé des compléments à la DGA et à l’Emat (état-major de l’armée de Terre) : quelles sont les capacités de l’initiative Elsa (Approche européenne sur les frappes de longue portée) de l’Otan que vous avez suivies ? Comment développer une stratégie potentielle de frappe dans la profondeur terrestre – sol-sol ? Ces questions demeurent ouvertes.
Enfin, la guerre électronique ne concerne pas uniquement les grosses plateformes embarquées dans les bateaux et les avions, elle est fondamentale pour la ligne de front : il faut être capable d’évoluer dans une zone entièrement brouillée et hostile du point de vue numérique.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Ce matin, la présentation à notre commission du rapport « Masse et haute technologie : quels équilibres pour les équipements militaires français ? » a mis en exergue le besoin de faire des choix pour nos armées au regard du contexte stratégique.
Mon collègue Damien Girard a notamment proposé la création d’une instance de suivi parlementaire. Vous l’avez dit, la transparence et la sincérité budgétaire concernent l’État, les parlementaires et les citoyens. L’évaluation et le contrôle parlementaire des politiques publiques sont primordiaux pour garantir l’information sur les dépenses de l’État, en cohérence avec nos objectifs stratégiques.
Cette instance de suivi devra fournir une expertise indépendante et régulière sur la trajectoire de la LPM, l’exécution des programmes d’armement, le respect des calendriers et la cohérence des choix capacitaires avec les priorités stratégiques fixées.
Il est également important d’inclure dans cette expertise les chercheurs, qui ont besoin de données pour alimenter les réflexions sur la défense, tout en sélectionnant les informations pouvant leur être diffusées. Les écologistes encouragent le développement d’une stratégie de défense globale : diplomatie, défense, fin de notre dépendance aux énergies fossiles et à leur exportation, et développement d’une BITD européenne.
La révision de la RNS est un début, mais un nouveau Livre blanc est nécessaire pour produire des perspectives d’adaptation de notre outil de défense. Les enjeux en matière de cybersécurité, de cyberdéfense, de spatial, d’intelligence artificielle et de quantique sont exponentiels. La tardive mise à l’ordre du jour du Parlement du projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité est un indicateur préoccupant pour la défense de nos opérateurs d’importance vitale. L’acquisition de compétences en ces domaines est cruciale pour garantir notre défense. Envisagez-vous de modifier l’orientation de la LPM 2024-2030 ou de la rectifier, afin de mieux remplir ces objectifs stratégiques de sécurité ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. J’ai déjà partiellement répondu à vos questions.
Vous avez raison d’insister sur la dimension civile. Les enjeux numériques et énergétiques sont cruciaux ; j’y ajouterai celui de l’alimentation et des matières premières agricoles, à laquelle votre groupe parlementaire est attaché – à juste titre. La manière dont la Russie mène des négociations sur ses voies d’approvisionnement – routes, pipelines et même câbles sous-marins – illustre l’importance de cet enjeu, dont on n’aurait pas nécessairement parlé avec autant de prégnance il y a quelques années.
Pourtant, accaparer les ressources naturelles a toujours fait partie de l’art de la guerre. La dimension de la prédation est désormais beaucoup plus grande et son impact géopolitique est considérable, en particulier sur les pays les plus vulnérables. Il suffit de se déplacer dans toute une partie de l’Afrique pour constater l’impact majeur de la guerre en Ukraine sur l’approvisionnement en céréales russes et ukrainiennes ; cette situation explique l’orientation diplomatique de nombreux pays de la région.
La création d’une instance de suivi parlementaire relève de votre compétence ; je n’y suis pas opposé, parce que toutes les contributions sont bonnes à prendre. Nous menons de nombreux débats annexes, mais nous avons parfois du mal à nous saisir frontalement de certains sujets. Nous y sommes plutôt bien parvenus en 2023, à l’occasion de l’examen de la LPM ; il faudrait réitérer cette façon de faire alors que de nombreuses questions émergent, comme celle de savoir si nous avons vraiment besoin d’un successeur au Charles-de-Gaulle. En réalité, je ne vois pas bien comment nous pourrions ne pas détenir la maîtrise des airs en mer dans le combat, entre 2041 et 2060. Déterminer le design que devra adopter ce futur porte-aéronefs est une autre conversation. En tout état de cause, nous devons avoir le courage de traiter très directement ces sujets.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). La France, a fortiori dans le contexte géopolitique actuel, réaffirme régulièrement sa volonté de rester à la pointe de l’innovation en matière de défense, ce qui implique une adaptation quasi permanente de nos capacités militaires, de notre recherche, mais également de nos budgets.
À ce titre, la dernière LPM et son effort budgétaire historique le confirment, tout comme le cap mis sur l’émergence de ruptures technologiques. Parallèlement, l’actualisation de la RNS voulue par le président de la République, qui doit paraître très prochainement, prend en considération la rapidité des évolutions, des innovations et des investissements auxquels la France doit procéder pour garantir son autonomie stratégique et sa résilience.
En tant que rapporteure pour avis du programme 144 Environnement et prospective de la politique de défense, qui regroupe les crédits destinés à éclairer le ministère des armées sur l’environnement stratégique présent et futur dans le but d’élaborer et de conduire la politique de défense de la France, je suis particulièrement intéressée par ces enjeux.
Au regard de la LPM et du bilan que vous pouvez déjà en faire, mais aussi de la RNS réactualisée, comment le ministère entend-il garantir l’innovation en matière de défense ? Comment éviter le saupoudrage qui risque de nous faire passer à côté d’une rupture technologique, tout en assurant un financement suffisant, indispensable pour le quantique, les techniques de renseignement ou l’intelligence artificielle ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. La LPM ne prévoyait pas la création de l’Amiade (Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense) parce que l’enjeu de l’intelligence artificielle a véritablement émergé dix ou douze mois plus tard. Nous avons bien fait de lancer cette agence sans attendre et j’assume pleinement le choix effectué par les services de la commande publique du ministère : nous sommes dépendants des puces Nvidia américaines, quelles que soient les solutions retenues. Heureusement, nous avons rapidement passé le contrat avec ce fournisseur ; aujourd’hui, nous subirions des restrictions américaines à l’export de ces puces GPU (Graphics Processing Unit, unité de traitement graphique). La prise de risque et l’exécution rapide sont parfois la bonne voie.
Lorsqu’il est question d’innovation, on parle trop rapidement du capacitaire au détriment du volet humain – la gestion des ressources humaines et la formation. Nous avons fait quelques déplacements ensemble, madame Le Hénanff, notamment à l’École polytechnique, dont il est crucial de réaffirmer le caractère militaire.
Nous faisons face à un véritable besoin de renouvellement des équipes en matière de R&D, de recherche appliquée et de développement de programmes, tant pour l’État que pour les industries de la défense ; l’Ensta (École nationale supérieure de techniques avancées), implantée notamment chez vous, en Bretagne, est évidemment concernée.
En matière de prospective, je ne reviens pas sur le quantique, mais d’autres briques technologiques doivent nous mobiliser. Elles sont souvent abritées par les grands programmes – Scaf, standard 5 du Rafale, SNLE 3G (sous-marin nucléaire lanceur d’engins de troisième génération), etc. Parmi elles, la furtivité et l’hypervélocité. Peu de pays étant capables de maîtriser ces briques technologiques dans la durée, les entreprises qui les développent doivent intégrer à leur stratégie l’enjeu de la fidélisation de leurs équipes, pour revenir sur le point évoqué par M. Saint-Pasteur. Les drones en font également partie ; les armes à énergie dirigée devraient connaître un essor important.
Ces briques technologiques auront une grande importance sur le champ de bataille, mais aussi dans l’espace – j’y reviendrai sans doute. Je souhaite que nous puissions prendre des risques sur de futurs programmes les concernant. Les briques technologiques seront développées par l’État ou par les industriels, mais on doit en retrouver les incréments dans les programmes à venir, ou en cours. Nous devons être particulièrement vigilants à ce sujet.
Mme Sabine Thillaye (Dem). Vous avez retrouvé votre homologue allemand Boris Pistorius, avec lequel vous pourrez poursuivre la coopération. La visite de Friedrich Merz a donné lieu à plusieurs annonces assez générales : pourriez-vous apporter des précisions sur le Conseil de sécurité et de défense commune, la définition commune d’objectifs stratégiques et le programme d’innovation bilatérale ? Ainsi, l’Institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis, cofinancé par la France et l’Allemagne a-t-il produit des résultats pouvant déboucher sur des applications concrètes ? Existe-t-il un état des lieux des projets existants ? Qu’entendez-vous par « redynamisation des projets communs » ?
Par ailleurs, vous avez signé une lettre d’intention avec M. Pistorius au sujet de la brigade franco-allemande : concrètement, quelles sont les prochaines étapes ? Elle devrait être soumise à un commandement de l’Otan d’ici à trois ans, et suivre une formation pour être déployée sur le front Est.
L’élaboration d’un éventuel parapluie nucléaire européen a également été évoquée avec votre homologue allemand. Une réflexion approfondie a-t-elle réellement été lancée ? Des groupes de travail œuvrant à sa concrétisation ont-ils été créés ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. En Allemagne, la nouvelle coalition est dirigée par un nouveau chancelier, mais le ministre de la défense est resté le même, ce qui doit nous amener à faire progresser plusieurs dossiers.
Premièrement, le tandem franco-allemand doit réfléchir à la manière d’investir davantage les plans de défense de l’Otan si les forces américaines venaient à se réduire. Je ne parle pas de l’Otan politique, mais de l’Otan militaire, de l’interopérabilité et des plans de défense – que se passe-t-il en cas d’invasion des pays baltes ou de la Roumanie ? C’est pour cette raison que nous avons décidé d’employer davantage la brigade franco-allemande dans la mise en exécution des plans de défense de l’Otan : c’est un bon signal à envoyer et une bonne stratégie.
Deuxièmement, nous devons examiner les programmes de coopération en cours. Plusieurs vont bientôt atteindre des dates clés correspondant à des prises de décision. Certains programmes arrivant à leur terme – parfois prenant un certain temps –, nous devons les examiner avant même les programmes en gestation et j’ai demandé aux armées de mettre à jour leur expression de besoins opérationnels. J’ai également demandé à notre armée de l’air de me transmettre son analyse opérationnelle de l’employabilité d’Eurodrone, un programme de coopération désormais ancien, lorsqu’il sera livré. Ces programmes de coopération font l’objet de discussion avec nos partenaires allemands et espagnols. C’est tout l’intérêt de travailler à plusieurs que de pouvoir converger sur un diagnostic.
Le Scaf et le MGCS (système principal de combat terrestre) n’ont pas le même niveau de maturité. Nous aurons à l’automne de sérieuses discussions sur le design de l’avion, mais les choses avancent bien. Nous avons des attentes particulières : il doit être nucléarisé, pour la dissuasion, et navalisé s’agissant du porte-avions. Nous devrons également avoir une discussion franche sur le fonctionnement et la gouvernance du programme : nous constatons dans les faits qu’il est particulièrement compliqué de produire un avion de chasse avec trois pays autour de la table. Comment faire en sorte que la collaboration et la structuration du programme vieillissent convenablement ?
Troisièmement, la nouvelle coalition allemande s’est exprimée sur la doctrine d’exportation, mais il est impensable que nous soyons bloqués par des décisions du Bundestag. Nous exportons le Rafale et si demain nous souhaitons exporter le Scaf à des pays tiers, il serait impensable qu’un autre pays s’y oppose. C’est un sujet éminemment politique.
Sans entrer dans les détails, d’autres collaborations, plus simples, pourront objectivement émerger, par exemple pour choses existantes, tel le renseignement, dont le produit de service peut être mutualisé par différents pays européens. Lorsque l’on investit dans des capacités communes, le résultat peur être partagé avec les pays ayant décidé d’y participer. C’est du bon sens et c’est objectivement plus simple que les programmes coopératifs que nous connaissons déjà, qui ont toutefois leurs propres vertus.
Quatrièmement, vous m’interrogez sur la dissuasion. Je n’aime pas beaucoup l’expression « parapluie nucléaire ». Les Américains parlent d’ailleurs plus volontiers de leur « dissuasion nucléaire élargie », en l’occurrence à des pays de l’Otan dans le cadre d’une comitologie spécifique.
La doctrine française exprimée par le président de la République à l’École de guerre est la suivante : nos intérêts vitaux n’ont jamais été contenus dans nos seules frontières ; l’agression de pays voisins constituerait une première atteinte à notre sécurité. Plus les pays sont proches de la France, plus la dimension européenne des intérêts vitaux doit faire l’objet d’une réflexion stratégique avec nos partenaires, qui la demandent pour la première fois depuis longtemps. Pour autant, les lignes rouges que vous connaissez demeurent : la dissuasion nucléaire est 100 % française et seul le président de la République peut déterminer quels sont nos intérêts vitaux et la mettre en œuvre. Il faut le dire et le répéter à l’envi, parce qu’aussi longtemps qu’Emmanuel Macron sera président de la République, cet aspect ne sera pas remis en question.
Yannick Chenevard l’a rappelé : au sommet de l’Otan à Ottawa en 1974, il a été déclaré que la dissuasion nucléaire française contribue à la dissuasion globale de l’Alliance. Voilà ce qu’il faut continuer d’expliquer et de faire vivre.
M. Édouard Bénard (GDR). Le 2 juin dernier, le gouvernement, par la voix du ministre de l’économie et des finances, a annoncé le rachat par l’État de la branche Advanced Computing d’Atos. Cette réponse tardive n’est ni convaincante ni adaptée.
Dès le mois d’avril, je vous rappelais, au nom du groupe GDR, que l’intégrité d’Atos était une condition sine qua non de notre souveraineté technologique et de celle de l’Europe. Nous relevions déjà des signaux inquiétants : un contrat de 150 millions avec le Royaume‑Uni ; le précédent que constitue l’absorption de Vencorex par son concurrent chinois Wanhua ; la situation de Verney-Carron, qui était alors menacée de passer sous pavillon étranger, au même titre que Panhard et Renault Défense, livrées au groupe Arcus.
Le Parlement n’a pas ménagé ses efforts : un premier rapport sénatorial est sorti en avril 2024 ; quelques mois plus tard, un amendement visait à créer un programme de nationalisation doté d’un budget de 70 millions. Aujourd’hui, au lieu de l’application d’un plan de sauvetage cohérent, nous assistons à une fragmentation progressive, refusée par tous, qui ne sauve ni ses compétences ni l’entreprise elle-même.
Atos n’est pas une entreprise comme les autres : elle se trouve au cœur des capacités de commandement et de dissuasion de l’armée française ; elle est la seule, en Europe, à concevoir des supercalculateurs essentiels aux simulations nucléaires ; elle sécurise les données des ministères régaliens, des hôpitaux et des institutions publiques ; elle développe des solutions dans des domaines clés comme la cybersécurité, l’intelligence artificielle souveraine et les clouds de confiance. Morceler Atos, c’est donc affaiblir un pilier de notre sécurité nationale et industrielle.
Ce choix intervient à un moment où la guerre électronique tous azimuts s’intensifie. Paradoxalement, nous augmentons notre dépendance stratégique à des acteurs et des matériaux étrangers. Une politique de souveraineté ne peut se limiter à des annonces de rafistolage budgétaire : c’est pourquoi nous exigeons une vision cohérente à long terme. Dans ce contexte, quid de la nationalisation d’Atos ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. Avec 31 milliards d’euros de budget militaire en 2017 et 50,5 milliards cette année, on ne peut pas parler de « rafistolage budgétaire ».
En cas d’investissements étrangers en France (IEF) ou de cession et d’évolution de l’organisation industrielle d’une entreprise, le boulot de mon ministère – de la DGA et de la direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) – consiste à détourer le plus précisément possible la partie de ladite entreprise essentielle au maintien de la souveraineté – ici, les calculs liés aux essais nucléaires. On peut tenir un discours politique sur le sujet, mais il faut éviter de nous laisser instrumentaliser à des fins de spéculation, et de donner de la valeur à des activités qui ne seraient pas directement concernées – c’est un peu Pierre et le loup. Depuis trois ans, ma position en la matière a été constante, elle est la même pour Atos. Cela permet aussi de ne pas utiliser l’argent du contribuable à mauvais escient.
Dans le cas de Vencorex, par exemple, jamais la mine de sel n’a été reprise par la Chine, contrairement à ce que tout le monde a raconté. Je suis moi-même élu local : je mesure pleinement les enjeux du combat social et territorial visant à protéger l’usine. Mais, s’agissant du sel, la DGA et la DAM ont trouvé presque immédiatement une source d’approvisionnement secondaire.
Sur ce sujet, si l’on veut parler sérieusement – c’est indispensable à notre crédit –, on ne peut pas dire que tout Atos participe à la dissuasion nucléaire française. Si on le dit, c’est qu’on ment, or le ministère des armées ne peut pas mentir.
Enfin, je pense que les IEF relèvent de la RNS. Le covid a révélé notre dépendance à certaines matières premières qui, comme le low fare et le système de prédation, illustre l’importance de réfléchir à la désensibilisation à certains pays, y compris alliés. Il faut l’envisager à froid, calmement, en se demandant comment, dans cette situation géopolitique compliquée, on peut se désensibiliser de certaines dépendances étrangères, sans faire fuir les investisseurs et leurs capitaux. Là est toute la question de la doctrine IEF : il faut prendre des précautions avant de l’activer mais, quand on l’active, ce doit être avec fermeté.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux questions individuelles des députés.
M. Frank Giletti (RN). En mars, le président de la République a annoncé le renforcement de notre dissuasion, avec trente Rafale supplémentaires. Il reprenait votre proposition de février de monter en puissance afin de « tenir plus solidement sur des théâtres multiples ».
Ces annonces nous ont réjouis. Après les multiples alertes que j’ai lancées dans mes avis budgétaires, la promesse de créer deux nouveaux escadrons de Rafale en 2032 et 2033 semblait enfin marquer un tournant. Déjà, la question se posait de savoir quand cette volonté politique trouverait sa traduction concrète, c’est-à-dire quand les contrats seraient signés. Plus de trois mois plus tard, force est de constater que le décalage entre les intentions affichées et la réalité opérationnelle ne fait que s’aggraver. J’aurais aussi bien pu prendre l’exemple des trois frégates supplémentaires dont nous avons besoin : aucune commande n’a été passée et on ne trouve aucune trace d’un engagement ferme. Pendant que nos concurrents accélèrent, nous temporisons.
À quelques jours du salon du Bourget, qui devrait être un temps fort pour l’aéronautique de défense française, où en est cette promesse ? Allons-nous encore une fois devoir nous contenter d’annonces ?
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). « Il n’y a pas d’armes vendues à Israël », avez-vous affirmé audition après audition. Vous l’avez encore répété vendredi dernier sur LCI. Pourtant, hier, mardi 10 juin, un collectif d’ONG a dévoilé un rapport qui montre le contraire. Celui-ci parle d’un « flux ininterrompu » d’armes livrées par notre pays à Israël depuis le 7 octobre, par air et par mer.
Vous allez me répondre que ce sont des éléments destinés au dôme de fer ou à la réexportation. Et après ? La République peut-elle continuer à entretenir des relations commerciales, en particulier dans le domaine militaire, avec un pays qui, en ce moment même, perpétue un génocide ? La réponse devrait être unanime et sans équivoque. Il faut d’urgence suspendre toute exportation d’équipement militaire vers Israël et mettre fin à l’accord d’association entre l’Union européenne et ce pays. Toute autre politique reviendrait à soutenir le génocide : lorsqu’il s’agira de juger, l’histoire s’en souviendra.
Oui ou non, avons-nous expédié des tubes de canon vers Israël ? À ma connaissance, ce ne sont pas des composants du dôme de fer.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Monsieur Giletti, les escadrons de Luxeuil‑Saint‑Sauveur sont inscrits dans la LPM pour les années 2024 à 2030. Les livraisons continuent : treize en 2024, quatorze en 2025.
La programmation militaire se conçoit dans le temps long. Je veux bien qu’on soit chagrin de quelques mois de retard mais, je le répète, pour le ministère des armées, l’année budgétaire a commencé début mars. Vous parlez du passage des Mirage aux Rafale, plus précisément du Rafale biplace pour les forces aériennes stratégiques (FAS). Les annonces faites à Luxeuil concernaient des éléments intégrés dans la programmation initiale. Je pourrai revenir sur les calendriers de livraison mais – rebelote – ces derniers devront prendre en compte l’équilibre entre cohérence et masse. En effet, à Luxeuil, l’enjeu concerne désormais les infras (infrastructures), objets de l’énorme investissement consenti à la base aérienne. Par définition, les infras nuc (nucléaires) sont redoutablement complexes.
De toute façon, même si nous commandions les escadrons à Dassault demain matin, vous n’auriez pas dans l’instant de plots d’avions de chasse nuc à Luxeuil : il y a la question de la piste, ainsi que celle du volet de soutien – mécanos, etc. Une partie de ces éléments relèvent de l’action Dissuasion, l’autre partie du programme que vous suivez, Préparation et emploi des forces : Air.
Monsieur Lahmar, il n’y a pas d’armes vendues à Israël. Je ne peux pas vous dire mieux. J’ai remis un document des éléments livrés à Israël au président Jean-Michel Jacques, je propose que vous le consultiez dès la fin de l’audition. En 2024, on parle vraiment de pratiquement rien. Ce que les ONG et le journal L’Humanité, pour lequel j’ai le plus grand respect, ont jugé bon d’émettre ces quarante-huit dernières heures est faux.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Il n’y a pas de tubes de canon ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. C’est faux. Je ne veux pas entrer dans les détails : ça fait un an que je répète la même chose.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Et en 2025 ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. C’est en année finie. La question a été posée pour 2022, nous avons répondu ; pour 2023 – il n’y avait toujours pas d’armes ; pour 2024 – vous avez la réponse. Je ne vois pas pourquoi nous changerions pour 2025 : il faut que nous soyons cohérents.
Vous, en revanche, devez aller au bout de votre pensée. Si je comprends bien, vous demandez que nous arrêtions de fournir des composants pour le dôme de fer qui protège les populations civiles israéliennes.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Oui.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Nous ne sommes donc pas d’accord sur ce point.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Parce que 60 000 morts et 2 millions de déplacés, ce n’est plus de la défense, c’est une extermination. Je parle de Gaza, pas du dôme de fer.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Le président de la République lui-même a tenu des propos très forts sur Gaza.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Moi, en tant que Français, je ne peux pas soutenir ce qui se passe.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Cela s’appelle alors sanctionner les populations civiles. Votre raisonnement consiste à dire : puisque les opérations militaires de Tsahal, décidées par le premier ministre Netanyahou, font plus que mettre en danger – c’est le moins qu’on puisse dire – les populations civiles à Gaza, il faudrait priver les populations civiles israéliennes – car nous ne parlons pas du gouvernement de Netanyahou – de moyens de défense. Je ne peux pas être d’accord.
Le combat politique et diplomatique concerne les décisions que prend le premier ministre israélien, chef des armées israéliennes. Il ne vise pas à exposer les populations civiles israéliennes aux roquettes du Hamas.
Les composants permettent au dôme de fer de fonctionner et de protéger les populations civiles israéliennes. Moi, j’aime le droit international, que la France a largement contribué à façonner : un civil vaut un civil.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Exactement. Je suis d’accord avec vous.
M. Julien Limongi (RN). Depuis longtemps, nous dénonçons les euro-béats, qui présentent les programmes européens comme inoffensifs pour la souveraineté des États. Or, après le programme pour l’industrie de la défense (Edip), le projet Sécurité pour l’action en Europe (Safe) confirme tristement nos inquiétudes. Adopté en application de l’article 122 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) – sorte de 49.3 européen –, ce dispositif a été validé par le seul Conseil de l’UE, sans codécision parlementaire. Résultat, 150 milliards d’euros d’emprunts destinés à l’armement seront placés sous la supervision directe de la Commission européenne, qui appliquera des critères peu exigeants : aucun impératif d’autonomie décisionnelle pour certains équipements – munition, artillerie – et 65 % de composants européens seulement pour les autres. C’est un nouveau coup porté à notre souveraineté, qui donne une fois de plus raison au Rassemblement national.
Député de la circonscription d’Alain Peyrefitte, un des plus fidèles compagnons du Général – on connaît votre attachement à l’héritage du gaullisme –, j’ai trois questions à vous poser. Quelle est votre position sur Safe ? La France participera-t-elle à ce projet ? Ne pensez‑vous pas que le Général aurait pratiqué la politique de la chaise vide ?
Mme Stéphanie Galzy (RN). S’agissant de la LPM, la fin de gestion de 2024 a révélé un profond décalage entre les autorisations d’engagement (AE) et les crédits de paiement (CP) effectivement ouverts, pour l’armée de Terre en particulier. On a rapporté que le chef d’état-major des armées (Cema) avait dû solliciter Bercy pour débloquer en urgence des crédits de paiement, tant le retard accumulé devenait critique. Pourtant, la ministre chargée des comptes publics a affirmé dans l’hémicycle que la trajectoire de la LPM était respectée et que les paiements suivaient. Tous les membres du gouvernement ne semblent pas d’accord : qui dit vrai ? Sur le terrain, les faits sont accablants. Le programme Scorpion – synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation – et les livraisons de Griffon, Jaguar et Serval sont en retard ; certaines opérations de rénovation, notamment des Mirage 2000-D et des frégates de type La Fayette (FLF), sont suspendues. En ressources humaines, les objectifs de recrutement ne sont pas atteints ; les primes de fidélisation ne sont pas versées ; même la montée en puissance des capacités cyber est compromise. Faut-il nous attendre à un scénario identique fin 2025 ? Les AE continuent de pleuvoir, mais les CP ne suivent pas. La LPM sera-t-elle une simple vitrine ? Faut-il redouter un effet boule de neige budgétaire qui, demain, emportera notre outil de défense ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. Madame Galzy, j’ai déjà largement répondu à votre question. Le Cema ne va pas à Bercy réclamer les crédits de paiement ! En vertu du code de la défense, il est responsable de la programmation militaire, devant le président de la République, chef des armées, et devant le ministre chargé de la défense. Quant à moi, je suis responsable politiquement devant vous. Cette organisation est destinée à le protéger : nos forces armées n’ont pas à être politisées.
Je le redis, quand on censure le gouvernement – vous en aviez pleinement le droit – l’année budgétaire démarre en mars et non en janvier. Nous atteindrons le retour à la normale d’ici au 14 juillet : ce qui a été gelé est en grande partie déjà dégelé. Globalement, tout ce que vous avez voté dans la programmation est exécuté, y compris les mesures catégorielles.
Le projet de loi de finances prévoyait d’augmenter les crédits de 3 milliards : puisqu’il n’est pas passé, nous n’étions pas certains de les avoir – heureusement que le budget a ensuite été voté.
Monsieur Limongi, je suis très hostile au fait de laisser la Commission européenne empiéter sur les compétences des États membres en matière de défense. Toutefois, dans ce combat, je n’aurais pas choisi Safe comme première cible. Au fond, ce dispositif concerne notre capacité d’endettement et nous laisse le choix de l’objet : il est plutôt cohérent avec ce que nous cherchons à faire. C’est un programme commun, doté d’instruments communautaires, notamment de convergence – le pacte de stabilité et de croissance (PSC) s’applique –, fondé sur l’idée qu’à plusieurs, on obtient des taux plus intéressants sur les marchés financiers. De notre côté, nous le fléchons vers le type d’arme de notre choix. Il n’y a là aucune atteinte à notre souveraineté.
Il n’en allait peut-être pas de même d’Edip. Sur ce programme, les négociations tournent bien, notamment grâce à l’investissement de beaucoup au Parlement européen, il faut le souligner. Les résultats commencent à ressembler à ce que notre industrie de défense est en droit d’attendre. Il ne faut pas s’y tromper : de tels instruments peuvent favoriser un fort développement de notre stratégie d’export en Europe. Si quelque chose a changé, c’est le succès de certains objets déterminés : dans les cas de Caesar, du Mistral ou du Rafale, on ne peut pas ne pas le voir.
Peyrefitte fait un récit fabuleux de ses conversations avec le général de Gaulle quand il était porte-parole du gouvernement et ministre de l’information. Nul doute qu’il se soit toujours opposé à la communautarisation de la défense. Il a combattu ceux qui nous déniaient notre souveraineté, notamment dans le domaine nucléaire – il faut se rappeler que cela s’est fait seul contre tous. Mais il a toujours considéré que la géographie primait et qu’il n’existait pas de situation où nous ne pouvions trouver une voie de convergence avec nos voisins – en particulier, disait-il, parce que ceux-ci se trompent sur les risques que l’allié américain est prêt à prendre pour eux : un voisin prendra toujours plus de risques pour vous protéger qu’un pays lointain. C’est la vérité que nous enseignent à la fois l’histoire et la géographie. Le gaullisme, c’est ça aussi : il ne faut pas refuser par principe certaines collaborations européennes qui trouvent là leurs prémices.
Il y a aussi Pierre Messmer. Vous lirez dans ses mémoires de très bonnes pages qui n’ont pas pris une ride : il y explique comment le projet de char qu’il a tenté de fabriquer en commun avec les Allemands a échoué parce que Français et Allemands voulaient des canons de diamètres différents. Il était compagnon de la Libération mais les choses n’ont pas tellement évolué depuis.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Depuis quelques mois, l’Otan, sous l’égide des États-Unis d’Amérique, nous alerte : la Russie déploierait des armes nucléaires dans l’espace. Lundi dernier, Mark Rutte a appelé les pays de l’Alliance à quintupler leurs capacités de défense antiaérienne et antimissile pour se protéger de la Russie. Ce sujet est également source de débats et de spéculations incessantes à Washington, comme le plan Golden Dome l’a illustré ces dernières semaines. Tout récemment, vous vous êtes fait l’écho devant des journalistes de ce type de menaces très anxiogènes ; vous les avez à nouveau évoquées tout à l’heure. Sur quels éléments factuels vous fondez-vous ? Quelles sont la nature exacte et l’étendue des menaces ? Le cas échéant, qu’entreprend la France pour se préparer, en respectant ses engagements de non-prolifération et de pacification des usages de l’espace ? La dissuasion spatiale est-elle à l’agenda ? Quoi qu’il arrive, n’est-il pas risqué d’entrer dans cette guerre des étoiles 2.0, sans faire preuve d’un minimum de prudence et d’esprit critique ? Suivrons-nous aveuglément les injonctions à l’arsenalisation spatiale que les États-Unis font par l’intermédiaire de l’Otan ? Où en est la stratégie spatiale nationale qui doit être annoncée au Bourget ? Est-elle vouée à suivre les Américains, sous le couvert de l’Otan ? Quelles sont les pistes privilégiées et quelles révisions de la stratégie de 2019 sont envisagées ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. Tout est dans votre question. Par définition, la dissuasion suppose d’assumer une vulnérabilité : parce que vous l’assumez, l’autre puissance nucléaire fait de même, et l’œuvre produit son effet – je fais vite. La guerre froide nous l’a appris, les courses à l’armement entraînent toujours une compétition : quand les capacités de défense se durcissent, des investissements majeurs sont consentis en vue de durcir les capacités de pénétration.
On a compris que le Golden Globe était un projet de grande envergure, avec plusieurs couches, qui serait mené sur une période longue, excédant le mandat du président Trump. Certes, c’est un projet purement défensif, mais on voit bien que d’autres puissances nucléaires pourraient en tirer des conclusions. Le sujet mérite donc une discussion des puissances nucléaires membres de l’Otan – pour être transparent avec vous, elle n’a pas eu lieu à ce stade.
Sans trahir de secret, c’est un fait : la Russie nucléarise l’espace. Cela d’ailleurs peut s’expliquer notamment par une forme de décrochage dans le domaine spatial. J’ai parlé d’armes à énergie dirigée : vous le savez, l’enjeu est d’avoir une action létale sans rendre l’espace inutilisable. Je ne parle pas de nous : nous défendons fermement nos engagements internationaux de ne pas faire de l’espace un endroit de militarisation, mais force est de constater que beaucoup de pays s’en moquent. Au fond, on sent dans une partie du système russe un deuil de la haute technologie et de la précision qui conduit à préférer quelque chose de beaucoup plus général et sans retour – en clair, la destruction potentielle d’un très grand nombre de satellites dans l’espace. C’est plus que préoccupant. On se souvient des premières explosions nucléaires dans l’espace au début des années 1960, menées par les États-Unis comme par l’Union soviétique. À l’époque, il y avait une vingtaine de satellites ; certains, irradiés, ont connu des dysfonctionnements majeurs. Très vite, des traités ont donné un cadre. On voit que la régulation née de la guerre froide a volé en éclats.
C’est un sujet diplomatique, qu’il faut examiner avec l’Inde et la Chine. Ces puissances nucléaires anciennes n’ont aucun intérêt à voir une grande puissance nucléaire comme la Russie faire « n’importe quoi » dans l’espace.
Je reste convaincu que nos capacités doivent respecter nos engagements, mais cela veut dire qu’il faut être autrement moins naïf. S’agissant d’éléments classifiés, je n’entrerai pas dans le détail, mais la protection des satellites, les attaques cyber qui les visent, la capacité à observer ce qui se passe autour, y compris à des fins d’espionnage, les armes à énergie dirigée de la terre vers l’espace sont autant de sujets qu’il faudra examiner dans le cadre d’un durcissement sauvage de la militarisation de l’espace, dont nos capitales doivent avoir une conscience bien plus aiguë.
M. le président Jean-Michel Jacques. Merci, monsieur le ministre.
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La séance est levée à 18 heures 28.
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Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Delphine Batho, M. Édouard Bénard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Yannick Chenevard, M. François Cormier-Bouligeon, M. Alexandre Dufosset, Mme Sophie Errante, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, Mme Florence Goulet, Mme Catherine Hervieu, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Gisèle Lelouis, M. Julien Limongi, Mme Michèle Martinez, M. Arnaud Saint-Martin, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Sother, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi
Excusés. - M. Gabriel Attal, Mme Anne-Laure Blin, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Pascal Jenft, M. Didier Lemaire, Mme Murielle Lepvraud, Mme Alexandra Martin, Mme Anna Pic, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon
Assistait également à la réunion. - M. Bastien Lachaud