Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, ouverte à la presse, de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, sur « Bilan et perspectives d’adaptation des enjeux capacitaires au regard de l’évolution de l’état de la menace » 2
Mercredi
25 juin 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 77
session ordinaire de 2024‑2025
Présidence
de M. Jean‑Michel Jacques,
Président
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La séance est ouverte à neuf heures deux.
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd’hui notre cycle d’audition consacré aux grands subordonnés du ministre des armées. Ce cycle nous fournit l’occasion, à mi-année, de faire un point d’une part sur l’action menée durant le premier semestre et d’autre part sur les enjeux prioritaires. Nous accueillons aujourd’hui le délégué général pour l’armement, monsieur Emmanuel Chiva.
Monsieur le délégué général, vous assurez le copilotage du programme 146, « Équipement des forces », avec le chef d’état-major des armées. À ce titre, vous jouez un rôle central dans la modernisation capacitaire des armées et dans la transformation de la direction générale de l’armement (DGA), afin de favoriser une logique d’économie de guerre.
Cette audition sera l’occasion pour vous de nous en dire davantage sur l’exécution de la loi de programmation militaire (LPM), les actions entreprises dans les six premiers mois de l’année 2025 et les ajustements annuels de la programmation militaire (A2PM) pour adapter notre outil de défense à l’évolution des menaces. La semaine dernière, une délégation de la commission s’est rendue au Salon du Bourget où elle a pu constater le dynamisme de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française. Certaines entreprises nous ont fait part de leur inquiétude vis-à-vis du rythme des commandes et de la soutenabilité de l’effort de défense.
Lors de sa dernière audition devant notre commission, le ministre des armées a indiqué que les réserves de précaution appliquées au programme avaient pu empêcher d’avancer sur les nouvelles commandes de l’année en cours. Il nous a précisé qu’un premier dégel avait eu lieu à sa demande, et qu’il en espérait un second avant le 14 juillet. Pourriez‑vous nous en dire davantage sur la progression des commandes prévues en 2025 à la suite de ces différents gels et dégels ? Ces contraintes vous ont-elles obligés à revoir la programmation capacitaire en reportant ou en annulant certains programmes ?
Par ailleurs, dans son dernier rapport, la Cour des comptes évoque de potentiels risques de soutenabilité budgétaire pour la mission de défense à travers l’accroissement significatif des autorisations d’engagement affectées, mais non engagées, et l’augmentation des restes à payer. Cette situation, que l’on peut qualifier de « crise de croissance », contribuerait à rigidifier les paiements à venir et la marge de manœuvre du ministère. Partagez-vous ce constat ? Si tel est le cas, comment y remédier ?
M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. Je suis heureux d’être présent devant vous pour dialoguer des conséquences capacitaires du contexte géostratégique actuel et des actions qui sont mises en place déjà pour s’y adapter. Nous vivons effectivement une période de tension budgétaire et je pense qu’il est essentiel de justifier les actions qui sont menées en faveur de la défense, aux yeux des citoyens. Cet exercice de pédagogie est parfaitement salutaire.
Ma dernière intervention devant vous date de décembre 2024, jour du vote de la censure du gouvernement Barnier. Depuis cette date, et malgré un contexte politique et budgétaire assez inédit, les équipes de la DGA sont à l’œuvre pour équiper les forces, adapter leurs besoins à ce contexte géostratégique en permanente évolution et qui se durcit de jour en jour. Il s’agit aussi d’anticiper les ruptures technologiques, dont certaines deviendront des ruptures géostratégiques, et d’approfondir la coopération européenne et internationale, sujet d’actualité.
La DGA est engagée pour répondre aux défis capacitaires, malgré les contraintes budgétaires. Alors que ces crises non seulement s’accélèrent, mais aussi se superposent, et que la demande de réarmement augmente, notamment à la lumière d’un possible désengagement de certains de nos alliés, notre politique de défense nationale doit être en mesure de répondre à ces défis, indépendamment de la situation budgétaire inédite que nous traversons. Tel est l’état d’esprit de la DGA lors de cette année 2025.
J’étais au Bourget et suis conscient qu’un certain nombre d’entreprises se posent des questions. Chaque année, nous observons ces mouvements de panique, qui sont liés à des facteurs finalement inhérents au fonctionnement de la LPM. En effet, chaque année, nous connaissons des décalages, en raison de l’engagement des actes principaux en fin de gestion, ce qui induit naturellement une forme de stress. De fait, le dénouement des négociations sur les programmes complexes a lieu en fin d’année. Ce phénomène est assez classique, bien connu de nous-mêmes, mais aussi des industriels ; puisqu’au cours de l’année, assez peu de commandes sont finalement passées. Le reste à payer, sur lequel vous souhaitez vraisemblablement que je m’exprime, constitue le résultat de la durée des programmes de défense et de l’échelonnement de ces crédits de façon pluriannuelle. À ce titre, je rappelle que cet élément n’est pas négatif pour la BITD, puisque nous payons des intérêts moratoires. À titre de comparaison, les commandes passées au cours des années précédentes correspondent à 16 milliards d’euros en 2024 et 17 milliards en 2025. Le report de charges est quant à lui étroitement lié au déclenchement des commandes en fin de gestion, dont je viens de parler.
En février dernier, vous avez voté un budget qui permet d’exécuter l’ensemble de l’agrégat budgétaire prévu par la LPM pour 2025. Ce budget est donc en croissance, la LPM est respectée, il n’y a pas eu d’annulation de crédit. Pourtant, j’entends de nombreuses critiques et ma présence aujourd’hui a également pour objet de tenter de vous rassurer sur ces différents points.
Comment expliquer le décalage entre la volonté d’augmenter le budget de la défense et la réalité telle qu’elle peut être perçue par les entreprises ? Je me garderais bien de m’immiscer sur le terrain politique, mais il faut relever que si la situation des dépenses de défense semble compliquée actuellement, c’est en raison des conséquences de la censure sur le calendrier d’exécution du budget par la DGA. Le vote tardif du projet de loi de finances (PLF) pour 2025 n’a permis à la DGA que d’engager depuis le mois de mars 2025.
Ce décalage temporel est en cours de rattrapage. Je tiens à ce titre à souligner la réactivité de nos équipes, puisque les négociations des contrats avec les industriels ne se sont jamais arrêtées et que nous nous sommes tenus prêts à engager dès la libération des crédits. Cette méthode efficace d’anticipation a limité l’impact de la période de service voté. Actuellement, nous sommes en phase de rattrapage du retard grâce à cette première phase du dégel, l’objectif restant d’engager toutes les dépenses prévues dans la LPM pour 2025, en restant évidemment des investisseurs avisés et responsables. Il y a six semaines, nous avons ainsi pu bénéficier du dégel de 650 millions d’euros.
D’autre part, le retard doit être relativisé. À date, les commandes passées ont donné lieu à 10 milliards d’euros de paiement en 2025, soit un milliard de plus que l’année précédente à la même date. Concrètement, la DGA paye entre 50 et 70 millions par jour ouvré. Fin mai 2025, nous en étions à 3 milliards d’euros de commandes nouvelles, contre 4 milliards d’euros fin mai 2024 ; et d’après nos prévisions, nous serons fin août à 1 milliard d’euros au-dessus du niveau de commandes de l’année passée.
En conséquence, ces critiques sur le manque de commandes passées auprès des entreprises doivent être nuancées. Dès le vote du budget, la DGA a placé des commandes en y attachant des priorités, d’abord dans les secteurs qui alimentent un tissu de petites et moyennes entreprises (PME) et d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), notamment dans les domaines du cyber, du maintien en condition opérationnelle (MCO) et des télécommunications ; mais aussi dans les activités qui irriguent un tissu d’acteurs locaux, c’est-à-dire les infrastructures et la maintenance. Je pense également aux commandes passées auprès des principaux grands maîtres d’œuvre industriels et des grands opérateurs de l’État, qui doivent générer un ruissellement dans la chaîne de sous-traitance. En outre, les entreprises de défense bénéficient des commandes d’export qui alimentent la production de la BITD.
En résumé, cette BITD est irriguée par différents moyens. En réalité, nous effectuons des commandes nationales, et elles reçoivent des commandes export de nos partenaires; et les entreprises sont au rendez-vous pour y répondre. À titre d’exemple, grâce aux efforts consentis, depuis 2022, la cadence du missile Mistral a été multipliée par quatre en 2025 ; la cadence de production du Serval le sera par trois en 2026. Je salue les efforts consentis par les entreprises et rappelle que la DGA reste à leur côté pour les soutenir, tout en répondant en priorité aux besoins de nos forces et aux besoins de nos alliés.
Mon second point a pour objet de vous transmettre quelques éléments d’ambiance et d’éclairage sur l’édition 2025 du Salon international de l’aéronautique et de l’espace du Bourget, qui illustre les priorités de la stratégie capacitaire et de la stratégie industrielle de la DGA. Nous sortons d’une « séquence Bourget » assez dense, qui mérite que je m’y attarde. Les actions concrétisées pendant le Salon illustrent la stratégie de la DGA, qui consiste à faire autrement, à gagner en agilité et à accélérer le rythme pour répondre à l’économie de défense. Soyez certains que sur l’ensemble de ces aspects, nous sommes plus que jamais mobilisés.
À ce titre, je peux revenir sur quelques domaines d’action. Il s’agit d’abord de poursuivre l’accélération en transformant nos méthodes de travail avec l’industrie. Le Bourget 2025 illustre un certain nombre de nos priorités dans le domaine de la production et dans le domaine des délais. Je pense notamment à la notification d’un marché de fournitures à KNDS au Bourget pour des munitions de 40 millimètres, à technologie télescopée. Il met en place un double approvisionnement sur des composants clés afin d’augmenter la capacité de production conjointe entre la France et le Royaume-Uni.
En outre, nous avons signé cinq conventions de subvention avec des dronistes pour soutenir la réalisation de démonstrateurs de drones moyenne altitude, longue endurance (MALE), dans le bas du spectre, dès 2026 et à bas coût. Les premiers vols devront avoir lieu en 2026, témoignant de notre choix de placer le facteur délai comme priorités de ces projets et le facteur coût dans l’appel à projets avec des entreprises concernées de taille variable : Daher, Aura Aero, Turgis et Gaillard, Fly-R et SE Aviation.
Les objectifs de ces mesures de transformation visent d’abord à préparer la BITD à tenir dans la durée, et donc à augmenter la pression sur les délais de livraison, un facteur principal de décision d’achat de nos matériels en France et également à l’export. Pour adapter cette BITD à des besoins nouveaux, il nous semblait nécessaire d’adopter une stratégie qui consiste à faire les choses autrement, comme en témoigne la signature de ces conventions.
Ensuite, il s’agit de doter les forces des équipements et des innovations adaptées aux besoins. Nous avons ainsi accéléré dans le domaine des drones, non seulement avec le MALE, mais aussi le drone UCAV, qui sera le futur accompagnateur du Rafale F5 dont la maquette été présentée pour la première fois. Nous œuvrons également à la structuration de la filière spatiale, avec la mise en place d’outils nouveaux. Inspiré par le modèle du pacte Drone, nous avons signé un pacte Espace qui favorise le dialogue entre la DGA et les industriels et améliore la connaissance réciproque des parties prenantes sur les thématiques clés, c’est-à-dire l’innovation et les enjeux exports notamment.
Nous sommes également en phase de recensement des candidatures des industriels, qui font preuve d’un véritable engouement pour rejoindre ce pacte. De la même manière que pour le pacte Drone, le but consiste à animer le dialogue et à mener des projets concrets. Ces sujets sont en cours de consolidation.
Le ministre des armées a également présenté une stratégie très haute altitude (THA). La DGA a évidemment été mobilisée pour la faire aboutir, afin notamment de doter les forces d’équipements capables de neutraliser les menaces et d’agir dans ce nouvel espace dont la maîtrise constitue plus que jamais un enjeu de souveraineté. Nous avons ainsi présenté plusieurs solutions pour détecter dans la très haute altitude, intercepter les menaces et y opérer. J’ai le plaisir de vous annoncer que ce lundi 23 juin, nous avons procédé avec l’armée de l’air et de l’espace à deux tirs réels en très haute altitude, à partir d’un Rafale et d’un Mirage 2000, qui ont permis de neutraliser des ballons cibles mis en œuvre par le Centre national d’études spatiales (Cnes), qui évoluaient très au-dessus de 20 kilomètres d’altitude.
Comme vous le constatez, la DGA est fidèle à sa mission pour les forces : conserver ou acquérir la supériorité technologique de nos armées et opérer dans des nouveaux domaines de conflictualité de manière autonome.
Troisièmement, la DGA assure le soutien au développement des entreprises. Le soutien de proximité au PME, aux ETI et aux startup se densifie avec des jalons concrets qui ont été passés au Bourget. Ils se matérialisent d’abord avec la signature d’une convention PEPS (plan PME étendu aux ETI, PME, startup), notamment avec Sopra Steria, dans le but de favoriser la résilience, la soutenabilité et l’innovation des entreprises de défense. Concrètement, Sopra Steria devient l’un des donneurs d’ordre qui sera évalué chaque année et reçoit une note sur la qualité de sa relation avec les PME. De fait, il est important de mener un dialogue entre les maîtres de ventes industrielles et leurs chaînes de sous-traitance.
Nous avons par ailleurs lancé la deuxième promotion de « l’Accélérateur Défense », un programme d’accompagnement des PME et des ETI stratégiques de la BITD, l’idée étant ici de soutenir un tissu industriel afin de le rendre performant, réactif et également sécurisé. Il ne vous a pas échappé qu’en ce moment, nous faisons face à un certain nombre de menaces qui pèsent sur la résilience des entreprises, qu’il s’agisse de résilience cyber, économique ou physique des entreprises de la BITD.
De manière plus originale, nous avons mis en place un partenariat avec l’éducation nationale, afin de renforcer l’attractivité des métiers de défense et préparer les compétences de demain. Puisqu’il est question de réarmement, d’accélération, ne faut pas oublier le défi de la formation et des ressources humaines, notamment en termes d’ingénieurs, de scientifiques, notamment de femmes scientifiques. L’objectif consiste donc à rapprocher l’école et l’industrie pour former, orienter et insérer les jeunes dans les métiers d’avenir du secteur de la défense. Au programme de ce partenariat figurent la valorisation des formations professionnelles technologiques, le développement de l’apprentissage et de l’alternance, les stages, les visites, le mentorat, les découvertes des métiers, mais aussi des coopérations territoriales, notamment avec les entreprises du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) et de la French Fab.
Dans le domaine des partenariats et conventions, il convient également de mentionner le développement de la réserve industrielle de défense. Sous l’animation de la DGA, il s’agit de fournir un renfort de réservistes pour augmenter notamment les cadences de production, former dans les métiers complexes, assurer une analyse de l’efficience industrielle. Ces réservistes sont placés sous le statut militaire de l’armée qui correspond à leur métier. Nous avons signé quatre conventions sur cette réserve, au Bourget, entre la DGA et les trois chefs d’état-major des armées, et quatre industriels, Airbus, Dassault, Safran et Thalès.
Quatrièmement, nous continuons à renforcer la coopération internationale et les partenariats avec nos alliés. Cette coopération européenne constitue un des piliers stratégiques pour renforcer notre souveraineté. Nous assistons en ce moment à un processus de responsabilisation des États pour apporter des réponses communes, mutualiser nos moyens et démontrer notre capacité à agir ensemble et rapidement, en changeant de modèle.
Le Salon du Bourget 2025 s’est déroulé quelques semaines après un symposium que la DGA a organisé avec la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), le symposium des NAD, c’est-à-dire les directeurs nationaux de l’armement, preuve concrète de la volonté politique des Européens d’assurer eux-mêmes leur propre défense. Au Bourget, nous avons signé une feuille de route pour renforcer la coopération avec la Suède, dans des domaines comme les frégates de défense et d’intervention (FDI), les missiles Aster et Meteor et une lettre d’intention concernant le système GlobalEye, fondé sur une approche technologique menée par Saab pour permettre de remplacer les capacités AWACS. Il s’agit d’avions assurant la surveillance radar, essentiels pour l’efficacité de la composante aéroportée de notre dissuasion.
Nous avons également signé un accord-cadre pour l’acquisition conjointe de radars Ground Master de Thales avec la Bulgarie, puis la signature d’une lettre d’intention avec Airbus par la France et l’Espagne pour pérenniser la production de l’A400M jusqu’en 2028, réduire les coûts de production et assurer une demande suffisante qui nous permettra de maintenir les chaînes de production ouvertes.
En résumé, ces accords illustrent la volonté de bâtir cette coopération approfondie à l’échelle européenne et internationale entre États, mais également entre les industriels, grâce aux coopérations. Ils soulignent le renforcement, la diversification des coopérations avec nos partenaires.
Enfin, l’une des vocations de la DGA est de continuer à innover et à préparer l’avenir. Nous avons signé vendredi dernier, avec le ministre et en présence d’Éric Trappier, une convention de soutien avec Dassault Aviation autour du démonstrateur Vortex, également appelé « avion spatial », un pur objet technique et technologique. Ce démonstrateur permettra de valider en vol des technologies critiques essentielles à la maîtrise du vol hypersonique, mais également à la maîtrise de la rentrée atmosphérique. La France est un des rares pays à être en pointe technologiquement dans ce domaine, grâce à son industrie et au savoir-faire, notamment de la DGA. En conséquence, il convient d’encourager et multiplier ce type de projet.
En conclusion, le contexte politique, budgétaire et géostratégique nous confère une responsabilité collective à agir intelligemment et efficacement pour répondre aux besoins des forces, malgré les contraintes que nous vivons. Je tiens par ailleurs à féliciter les équipes de la DGA, qui font preuve d’agilité et d’adaptation pour maintenir les commandes et tenir les délais malgré les contraintes. Il s’agit d’un travail absolument considérable.
Nous allons poursuivre ces efforts et ce travail commun avec les forces, les acteurs institutionnels, la BITD, qui sont essentiels pour le maintien de notre supériorité et la protection de notre souveraineté. Je vous rappelle à ce titre que la devise de la DGA est « Forger les armes de la France ». Ensemble, nous pouvons souligner l’importance de ce moment et continuer à œuvrer ensemble pour forger ces armes.
M. le président Jean-Michel Jacques. Il me semble que parmi les acteurs que vous mobilisez autour de la DGA figurent également les financiers, à travers le « club des investisseurs de la défense », dont vous assurez l’animation et qui aide nos 4 500 entreprises.
M. Emmanuel Chiva. Nous avons effectivement lancé ce club des investisseurs de la défense lundi dernier et avons réuni 110 acteurs dans ce cadre. L’objectif consiste ici à aller chercher des fonds privés pour financer notre défense. Cette affluence témoigne du fait qu’aujourd’hui, l’autonomie et la souveraineté constituent des sujets d’investissement intéressants et rentables, mais également des sujets patriotiques, sur lesquels nos investisseurs et nos fonds sont prêts à se mobiliser. En outre, ces investissements rejaillissent sur nos territoires.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Thierry Tesson (RN). Dans un contexte international volatil et une LPM qui a beaucoup engagé, mais ne paie pas, Emmanuel Macron tente d’instrumentaliser les crises pour accélérer les transferts de souveraineté vers une Union européenne (UE) dont il prétend à tort qu’elle nous protégera. Loin d’être la solution, l’Union européenne constitue surtout un multiplicateur de contraintes pour notre BITD, avec ses directives qui, derrière le vernis de la coopération, n’apportent aucune valeur ajoutée à notre capacité de défense.
Les programmes qui en relèvent sont pour la plupart à l’arrêt : le système de combat aérien du futur (Scaf) et le système principal de combat terrestre (MGCS), quand ils n’ont pas déjà été abandonnés, faute d’intérêt de la part de nos partenaires, mais aussi faute de pertinence opérationnelle et industrielle. À rebours de cette logique, le Rassemblement National entend faire du contexte géopolitique une occasion de reconquête de nos souverainetés industrielles, économiques et stratégiques. C’est en réarmant la France que nous pourrons mieux protéger l’Europe.
Résumons ces blocages. Le premier est d’ordre financier. Les PME et ETI de la BITD sont les plus touchées : rentabilité faible, endettement élevé, critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui bloquent l’accès au financement ; alors que la capacité de produire en masse constitue plus que jamais un impératif pour notre système productif.
Le deuxième est d’ordre normatif. La surrèglementation, majoritairement issue de Bruxelles, freine l’industrie. L’État en est si conscient qu’il a accordé, entre autres, des dérogations à Eurenco, à Bergerac.
Le troisième est d’ordre énergétique. La France ne tire plus avantage de la compétitivité de son électricité en raison du règlement européen d’indexation sur le prix du gaz. Cette explosion structurelle des coûts pèse lourdement sur la compétitivité de nos entreprises.
En tant que responsables de notre écosystème de défense, nous aimerions donc avoir votre avis sur ces trois points. Serait-il pertinent de créer pour la BITD un régime dérogatoire aux blocages normatifs ? Ne devrions-nous pas exclure notre industrie de défense du marché européen de l’énergie via un contrat pour différence ? Enfin, ne pensez-vous pas indispensable, au bénéfice des PME et ETI, d’instituer un fonds souverain français qui serait le bras armé financier des objectifs de souveraineté définis par l’État ?
M. Emmanuel Chiva. Je me permets de vous contredire : ni Scaf ni MGCS ne sont à l’arrêt. Nous travaillons tous les jours sur le programme Scaf et sommes actuellement dans une période d’évaluation des phases 1A et 1B. Je partage une certaine vigilance sur le fait de pouvoir tenir la capacité opérationnelle initiale (initial operational capacity) ; nous y travaillons avec les industriels. Nous sommes également vigilants, car l’ensemble de nos impératifs est lié à la dissuasion nucléaire et dimensionné au fait que le NGF (New Generation Fighter), qui est l’avion au sein du Scaf, doit pouvoir être navalisé. Nous aurons l’occasion de pouvoir en discuter dans les prochains mois, à l’occasion de plusieurs réunions.
Le futur char de combat MGCS doit nous permettre notamment de gérer le retrait progressif des chars Leclerc à partir de 2038, grâce à des capacités liées à un cloud de combat et à des ailiers dronisés, terrestres et aériens. Il n’est pas non plus à l’arrêt. Nous sommes en train de négocier avec la « MGCS Project Company » des appels d’offres seront bientôt émis. Et pour l’instant, nous sommes surtout vigilants au fait que les engagements en matière de coûts soient soutenables pour le programme, conformément à ce que nous avions souhaité lors de son lancement.
J’ai déjà évoqué les différents mécanismes de soutien aux PME et aux ETI lors de mon propos liminaire. Nous payons aujourd’hui 10 milliards d’euros et entre 50 et 70 millions d’euros par jour ouvré de décaissements, réponses qui doivent pouvoir rassurer un certain nombre des PME. S’agissant des coûts énergétiques, je souligne que les hypothèses étaient correctes en matière d’inflation. La création d’un dispositif particulier sur l’énergie ne relève pas de la DGA.
Vous avez évoqué des mesures dérogatoires et des mesures normatives. Je rappelle que dans la LPM qui a été votée, un certain nombre de mesures pourraient être vues comme coercitives. Mais les stocks aident les PME, puisqu’ils forcent les maîtres d’œuvre industriels à offrir de la visibilité et de l’anticipation à l’ensemble de leur chaîne de sous-traitance.
S’agissant du volet financier, nous avons évoqué à l’instant le club des investisseurs. Mais il existe d’autres initiatives. Par exemple la BPI France et la Caisse des dépôts créent un fonds qui pourra être abondé par chaque citoyen. Ce fonds sera accompagné d’un certain nombre de véhicules d’investissement également souverains, mais qui ne seront pas portés par les institutions. Aujourd’hui, de nombreux investisseurs créent des fonds pour financer la souveraineté française, et en particulier la défense.
Mme Corinne Vignon (EPR). Votre audition nous offre l’occasion de dresser un premier bilan de l’adaptation capacitaire de nos armées face à l’évolution rapide et préoccupante des menaces extérieures. Bâtir une armée capable de durer dans un conflit durci implique une ambition stratégique et une réalité opérationnelle. Et à ce titre, le rôle de la DGA est absolument central.
Nos capacités de défense ne sauraient se réduire à une équation budgétaire. Elles doivent articuler vision, résilience industrielle et accélération technologique dans un contexte où la vitesse d’adaptation est devenue un critère décisif de puissance. La DGA est donc plus que jamais la pierre angulaire de cette transition qui appelle une simplification en profondeur de nos dispositifs, qu’il s’agisse de cahiers des charges ou des procédures administratives. C’est une demande constante de la part des grands industriels, mais aussi des PME, ETI et startup à forts contenus innovants.
Je pense particulièrement aux entreprises du spatial, actuellement sous pression, qui transforment leurs modèles, repensent leurs process internes pour plus de réactivité et de compétitivité. Or, elles sont souvent freinées par la lourdeur administrative inadaptée à leur cycle d’innovation. Dans un contexte préoccupant, où la vitesse fait la différence, la lenteur des processus de décision peut rendre obsolètes des technologies stratégiques pour notre souveraineté. Ce chantier de simplification a été demandé en 2024 par le ministre. Aussi, pouvez-vous nous dresser un premier bilan des changements opérés afin de permettre aux industriels d’accélérer leur cycle de production, de réduire leurs coûts et de renforcer leur compétitivité à l’export ?
M. Emmanuel Chiva. Ce sujet est absolument essentiel, il figure au cœur du chantier Impulsion que nous avons lancé à mon arrivée. Vous avez raison également de mentionner que le rôle de la DGA, intermédiaire entre l’industrie et les forces, consiste à assurer le triptyque coût-délai-performance. Aujourd’hui, la performance n’est pas abandonnée, mais si nous voulons pouvoir tenir les critères de délai et de coût qui sont désormais prépondérants pour la BITD, la simplification doit être au centre de nos actions.
Nous avons lancé un certain nombre de chantiers, dont le premier porte sur l’analyse fonctionnelle et l’analyse de la valeur. Désormais, tout nouveau programme fait l’objet, conjointement, avec les forces d’une revue des spécifications, afin qu’elles soient les plus légères et les plus adaptées possible. À titre d’exemple, dans le cadre de la consultation pour des drones, nous précisons que cette munition téléopérée de courte portée doit pouvoir être portée par un fantassin. Il s’agit ainsi de stimuler la créativité de la BITD, et cela fonctionne. L’industrie autofinance elle-même des idées, même si elles n’ont pas été retenues dans notre appel d’offres.
Le spatial constitue un autre chantier intéressant. Le Paris Space Hub, qui figurait au Salon du Bourget, doublera de taille lors de la prochaine édition. En compagnie du ministre, nous avons rendu visite à un certain nombre de petites sociétés dans le domaine spatial qui sont agiles et peuvent s’allier pour mener des innovations technologiques remarquables. Nous participons à cet essor du spatial en essayant de leur fournir un certain nombre de capacités. Je pense notamment à DGA Essais de missiles qui, sur son site de Saint-Jean-d’Illac, offre des capacités de tests de propulsion pour des petits lanceurs et des lanceurs du New Space.
En matière de simplification, nous optimisons les opérations de suivi et de contrôle qualité. Nous avons conduit un certain nombre de cas pilotes en 2024, qui ont produit des résultats extrêmement tangibles. Nous avons mis en place un procès-verbal de livraison allégée sur le missile Mistral, qui permet de gagner de 150 à 300 heures par an. De même, le délai de vérification d’un boîtier d’armement d’Aster a été réduit de trois semaines.
La simplification concerne également les achats, à travers l’élaboration d’une version simplifiée des clausiers pour les partenariats d’innovation, qui permet de sélectionner les entreprises les plus performantes. Un certain nombre de consultations feront appel à ce clausier simplifié pour les partenariats, qu’il s’agisse par exemple de drones armés de surface ou de kits d’adaptation de protection balistique pour les femmes ou d’une cible d’entraînement pour sous-marins.
Ensuite, nous mettons l’accent sur la maîtrise des techniques et des modes de tests innovants. Ici aussi, nous avons pour objectif d’améliorer la conduite des opérations d’armement, de la conception à la production. Je pense notamment aux caissons d’impression 3D envoyés en Roumanie pour pouvoir tester opérationnellement le gain escompté sur le théâtre d’observation.
Dans le domaine de la simplification des besoins et des spécifications techniques, il faut aussi mentionner les jumelles BELENOS LP, des jumelles multifonctions longue portée, dont le document unique de besoin (DUB) est imaginé avec l’état-major des armées (EMA) et les états-majors concernés. Le nombre d’exigences sur ces jumelles est ainsi passé de 600 à 100. De même, sur le système de franchissement SYFRALL, les exigences ont été réduites de 750 à 450.
Nous pourrons évoquer ensemble d’autres actions concrètes liées à ces chantiers de simplification, si vous le souhaitez.
M. le président Jean-Michel Jacques. Au-delà de la simplification des normes, il faut également mettre en lumière le changement d’état d’esprit. Parfois, la position des acheteurs est tellement rigoureuse qu’elle se fait au détriment de la simplicité. Le risque pénal est par exemple souvent mis en avant, alors qu’il ne se matérialise pas forcément, dans la réalité.
M. Emmanuel Chiva. Vous avez raison. Nous avons conduit en ce sens des actions de sensibilisation des acteurs de la chaîne d’achat. Aujourd’hui, nous avons en tête une culture de la prise de risque assumée.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). À l’occasion du salon du Bourget, le ministre des armées a dévoilé la stratégie française en très haute altitude, cette espèce de zone grise comprise entre 15 et 100 kilomètres d’altitude environ. Il s’agit d’un milieu où, à certaines altitudes, peuvent plus ou moins furtivement évoluer drones, ballons, dirigeables et autres planeurs hypersoniques. Lors de sa première audition ici même, le général Bellanger a souligné que la France doit devenir une puissance aérospatiale et que la THA est justement ce point de jonction entre l’aérien et l’espace.
Mais encore faudra-t-il à l’avenir en déterminer la portée, l’intérêt, les limites et la nature des menaces dans un environnement propice au déploiement potentiellement critique. Nous avons notamment en tête le ballon de renseignements chinois abattu en février 2023 par un F-22 au large de la Caroline du Sud. Le ministre des armées a acté au Bourget qu’en ce sens, la THA est un espace à contrôler et à sécuriser.
Dès lors, comment la DGA se prépare-t-elle à cette priorité désormais identifiée et quelles évolutions capacitaires permettraient d’y faire face ? Quelles sont les menaces identifiées les plus sérieuses ? Vous avez évoqué les expérimentations via les Rafales et Mirage 2000 qui ont réussi des tirs de missiles vers des ballons stratosphériques. Comment la DGA accompagnera-t-elle les prochains tests ? Y a-t-il a minima une programmation ou une feuille de route dans ce domaine ? Quels acteurs industriels sont mobilisés ? Comment comptez-vous collaborer avec le Cnes pour lequel la navigation dans ce milieu n’est plus un ballon d’essai depuis des décennies ?
Sous l’angle de la méthode, la France cédera-t-elle au mimétisme en répliquant ce qu’entreprennent les armées états-uniennes et chinoises où établirons-nous des objectifs industriels et stratégiques qui nous démarqueraient ? Enfin, le salon du Bourget a largement mis en avant la maquette du Vortex, nouvel avion spatial réutilisable à vocation duale proposée en démo par Dassault. Quel est l’horizon de développement d’un tel projet cité en exemple probant par le président de la République ? Est-ce seulement de l’affichage ou rencontre-t-il un besoin capacitaire véritablement à l’ordre du jour ? Quel peut-être usage militaire pour ce genre de « spationef » dont le design rappelle d’autres projets passés et enterrés après maintes démêlées politiques ? Quelles enveloppes budgétaires seront-elles nécessaires le cas échéant à supposer que le projet de spationef aille au-delà du démonstrateur ?
M. Emmanuel Chiva. Ces sujets sont effectivement passionnants et illustrent bien le fait que la France doit redevenir une puissance aérospatiale en action. En matière de THA, le premier défi consiste à détecter ces objets difficiles à identifier grâce à des radars au sol, des frégates de défense aérienne (FDA), le radar du système de défense sol-air moyenne portée, le GlobalEye, les pseudo-satellites, les capacités de détection satellitaire dans la très haute altitude.
Le deuxième défi consiste à intercepter et neutraliser dans la très haute altitude grâce à des tirs de missile MICA NG, aux capacités de combat du futur NGF, aux futurs missiles Aster 30 B1NT. Nous menons aussi des travaux sur les lasers longue portée autour du champion national Cilas.
Le troisième défi vise à opérer depuis la très haute altitude. Au Bourget, nous avons présenté le projet de ballon Balman (ballon manœuvrant), qui repose sur des capacités techniques très complexes à maîtriser. La société Hemeria est aujourd’hui en pointe dans ce domaine, mais il faut également citer le Stratobus de Thales Alenia Space, qui appartient aux objets pouvant rester très longtemps en l’air et à très haute altitude, et sont notamment alimentés par des sources d’énergie solaire. D’autres projets existent, comme le Zephyr d’Airbus. La Direction de l’industrie de défense travaille aujourd’hui pour constituer cette stratégie industrielle, qui ne peut pas être désolidarisée de la feuille de route opérationnelle. Nous travaillons également dans le domaine de la frappe longue portée, dans le domaine du véhicule manœuvrant expérimental (V-MAX), et dans le domaine des missiles, comme le futur missile antinavires.
Il existe aujourd’hui un continuum entre l’espace endo-atmosphérique et l’espace exo-atmosphérique, qui a présidé à la signature de cette lettre d’intention pour le projet Vortex. Le budget afférent concerne la première phase de cet avion spatial réutilisable ; l’objectif consistant à valider d’ici 2027 ses capacités critiques. Cette approche est duale et s’inspire du New Space. Deux ans de développement sont dévolus pour un premier démonstrateur, doté de 70 millions d’euros de budget, dont plus de 50 % autofinancés par Dassault.
Il ne s’agit pas d’un effet d’affichage, mais de la volonté de placer la France en première ligne sur l’aérospatiale. Dans ce domaine, il existe déjà des systèmes chinois, la navette X-37B américaine. Il est nécessaire de disposer d’un moyen réutilisable, compte tenu des possibilités de nous dénier un accès à l’espace. Si nous voulons pouvoir lancer des satellites en réactif, effectuer des opérations en orbite, un avion spatial est tout à fait nécessaire. Le but de ce démonstrateur consistera à réaliser d’ici 2027 un vol suborbital à Mach 12. Le système fonctionne sans pilote, il sera lancé par un micro lanceur Electron de Rocket Lab. Il s’agit ainsi de tester le guidage hypersonique, les protections thermiques et la manœuvrabilité terminale.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Le mouvement est double et peut même paraître contradictoire : d’un côté, un taux d’exécution important, un respect global des engagements ; de l’autre, des rapports comme ceux de la Cour des comptes ou du Sénat, qui pointent des retards d’exécution et une montée en flèche des reports de charges atteignant près de 8 milliards d’euros en 2024, soit près de 24 % des crédits hors masse salariale. Il s’agit là d’un niveau supérieur au plafond autorisé par le gouvernement lui-même avec, à la clé, des intérêts moratoires estimés à plusieurs dizaines de millions d’euros. Ces intérêts ne sont pas neutres : ils traduisent aussi le fait que certaines entreprises aient le sentiment que cette contrainte de trésorerie pèse indûment sur leurs épaules. J’aimerais que vous puissiez nous éclairer sur ce point, car la situation n’est évidemment pas la même selon que l’on parle d’un acteur de la BITD coté au CAC 40 ou d’une PME.
Nous ressentons également une rigidité croissante dans la trajectoire financière avec des marges de manœuvre de plus en plus réduites, alors même que les aléas stratégiques, technologiques ou industriels n’ont jamais été aussi nombreux. Cette tension est d’autant plus préoccupante que les priorités peuvent évoluer très vite. La guerre en Ukraine l’a rappelé en matière de stocks de munitions, de drones ou de défense antiaérienne. Demain, il s’agira peut-être de l’intelligence artificielle générative, du quantique ou des menaces hybrides inattendues. Quels mécanismes réels de réactivité et d’ajustement existent aujourd’hui au sein de la DGA pour intégrer rapidement ces nouveaux enjeux ?
Ce besoin de souplesse dépasse d’ailleurs la DGA elle seule. Il s’agit d’une question plus large qui engage l’État dans son ensemble. Le ministère des armées est évidemment très demandeur dans ce contexte. L’utilisation de la réserve de précaution semble être considérée comme une recette affectée pour les armées. Faut-il penser forcément en termes de coûts supplémentaires, d’investissements supplémentaires, ou a-t-on la possibilité de retrouver des marges de manœuvre en termes d’opérationnalité ? En effet, si des dépenses supplémentaires doivent être engagées, j’espère qu’elles ne seront pas au détriment d’autres dépenses de l’État.
M. Emmanuel Chiva. Je rappelle que les PME font l’objet d’un traitement spécial., à travers des paiements priorisés, déjà évoqués. Ensuite, la LPM a intégré une enveloppe de 10 milliards d’euros sur l’innovation, qui nous permet de nous adapter à l’urgence des ruptures technologiques, dont l’IA générative.
Nous menons ce travail en collaboration avec l’état-major des armées, nous analysons ces priorités ensemble et nous nous en saisissons, notamment dans le cadre de l’A2PM, même s’il existe effectivement une petite rigidité qui nous oblige à trouver des solutions, autrement, pour pouvoir dégager des marges de manœuvre. Nous réinterrogeons le besoin opérationnel en permanence. C’est notamment le cas pour les drones, que nous avions envisagé au départ dans un contexte permissif. Maintenant, nous nous apercevons que l’utilisation de drones intervient dans un autre contexte, marqué par une forte attrition, ce qui nous conduit à nous questionner sur les différents coûts, notamment le coût de possession, le coût d’acquisition, le coût de maintenance. Ces éléments nous ont ainsi conduits à réinterroger un certain nombre de priorités et à adopter un raisonnement sur le drone MALE bas du spectre.
Le report de charges résulte à la fois des factures pour lesquelles le service a été constaté en année n, mais qui n’ont pas été réglées, par exemple en raison de livraison tardive, mais aussi du délai normal de traitement et de dettes fournisseurs qui n’ont pas été liquidées, faute de crédits de paiement (CP) disponibles. En termes de report de charges, il est prévu de revenir à un niveau similaire à celui de la LPM précédente, à l’horizon 2030. Ces questions font d’ailleurs l’objet d’un certain nombre de discussions.
La réserve de précaution nous a été imposée, à hauteur de 1,3 milliard d’euros, soit 5,5 % des CP en début d’année, pour couvrir la capacité d’autoassurance ministérielle en cas d’imprévus, mais également pour contribuer à la solidarité interministérielle.
Nous avons pu bénéficier d’un premier dégel anticipé de la moitié de la réserve de précaution, qui a été intégralement consommé. Nous attendons d’autres dégels qui nous permettront de diminuer cette rigidité et de pouvoir accélérer les commandes vis-à-vis de nos partenaires industriels.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). À l’occasion de votre audition, je suis heureux de rendre un hommage appuyé aux personnels de la DGA. J’ai eu la chance de rencontrer ceux qui sont déployés en poste ; je pense notamment à vos attachés d’armement que j’ai vus en Ukraine. Je pense également au travail qu’ils réalisent en matière de recherche d’investisseurs. Le Club investisseur constitue une vraie réussite et je salue l’action de la DGA qui a permis de convaincre Ciclad pour le lancement du fonds Si Vis Pacem.
Ensuite, il importe également de progresser sur la culture du risque et sur la simplification. Cette simplification constitue un objectif national, mais aussi européen. Il semblerait en effet que Bruxelles ait pris conscience de l’importance d’une simplification, notamment à travers le programme Omnibus Défense qui a été rendu public le 17 juin. Quelle est l’analyse de la DGA de ce programme ?
Par ailleurs, le ministre des armées a annoncé un programme de production de drones en Ukraine avec un acteur civil. MBDA a parlé de la solution « One Way Effector » qui devrait aussi être réalisée avec des acteurs civils. Quel est votre regard sur le rôle des industriels civils dans la remontée en puissance ?
Enfin, la Caisse des dépôts et consignations, à travers sa filiale SCET, a rendu un rapport indiquant que notre BITD risquait, dans le cadre du programme de réarmement européen, de perdre 35 à 40 milliards d’euros de commandes en raison des goulets d’étranglement, de difficultés de recrutement. Je n’ai pas lu ce rapport, mais seulement son compte-rendu dans La Tribune. Que pouvez-vous nous en dire ?
M. Emmanuel Chiva. Je vous remercie pour l’hommage rendu aux attachés d’armement et en profite pour rappeler que nous avons créé une nouvelle catégorie d’attachés, les attachés d’industrie de défense en région (AIDER). Sachez que dans chaque région, il existe un correspondant de la DGA dont le but consiste à faciliter pour l’ensemble des entreprises l’accès à la BITD et le travail avec le ministère des armées.
Nous n’avons pas encore eu le temps d’analyser complètement le projet Omnibus. Je ne doute pas qu’il reprenne un certain nombre des préconisations que nous avons tentées d’introduire auprès de la Commission européenne. Au-delà, nous accueillons très favorablement toute démarche de simplification, particulièrement dans le contexte européen. Mais celle-ci ne doit pas intervenir au détriment de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).
Sur le sujet des drones, compte tenu de la confidentialité du projet et du fait qu’un certain nombre des sociétés qui travaillent avec nous sont cotées, vous comprendrez que je ne peux divulguer de noms, ni de précisions. Mais évidemment, l’état d’esprit consiste bien à se tourner vers des industries qui savent produire peu cher et en masse, comme l’industrie automobile, celles de la chimie, de l’énergie, les différents équipementiers. Il s’agit de projets très concrets, qui peuvent se réaliser soit en France, soit à l’étranger. À ce titre, le retour d’expérience ukrainien est particulièrement important.
Ensuite, je n’ai pas lu le rapport de la SCET, mais l’article de La Tribune, comme vous. En revanche, je peux indiquer que si nous n’avions pas parlé il y a trois ans « d’économie de guerre » – on parle désormais plutôt « d’économie de défense » –, si nous n’avions pas mobilisé l’ensemble de la BITD, ainsi que sa chaîne de sous-traitance sous l’impulsion du ministre des armées, nous serions aujourd’hui en retard.
L’article mentionne à juste titre l’enjeu des ressources humaines. Il faut des hommes et des femmes capables de pouvoir apporter les compétences et la capacité de production. Nous sommes mobilisés et avons établi un partenariat avec France Travail pour nous permettre d’identifier et de pouvoir créer les 10 000 postes qu’il reste à ouvrir. Le monde a changé, le monde continue de changer, il faut que nous nous y adaptions.
M. Damien Girard (EcoS). Mon collègue Thomas Gassilloud et moi-même venons de rendre un rapport sur les enjeux d’équilibre entre masse et haute technologie du modèle d’armée français. Celui-ci a fourni l’occasion de saluer les efforts du ministère des armées françaises, et notamment de la DGA, pour adapter nos forces et notre industrie, afin de permettre davantage de masse pour nos soldats à un coût maîtrisé, notamment par la simplification et des processus de commande plus fluides, en privilégiant parfois la rusticité et la disponibilité à la haute technologie.
Les chantiers sont nombreux, exigent du temps, et il est toujours plus facile de défendre la simplification plutôt que de la conduire concrètement. Nous devons « faire autrement » en cherchant sur certains segments un high-low mix capacitaire plutôt que du tout technologique. Nous devons « faire mieux », notamment en permettant une réelle montée en puissance de la réserve opérationnelle afin de doter notre pays d’une troisième division hybride projetable.
Nous devons enfin « faire avec », en soutenant l’évolution de la BITD européenne vers une logique de spécialisation des productions. Pour illustrer ces axes d’ensemble, je souhaite vous faire réagir à deux propositions du rapport. La première concerne l’équipement low tech d’une division terrestre à équipement rustique et faible contenu technologique essentiellement composé de réservistes, afin de donner à notre armée de la profondeur à peu de frais.
Ensuite, nous avons souhaité tenir compte des difficultés budgétaires que notre pays connaît. C’est pourquoi nous avons défendu une augmentation du format de frégates de premier rang dans une logique de coque blanche, pouvant être déviée vers l’exportation en cours de production ou prélevée sur les forces opérationnelles. Quelle est votre appréciation de ces deux propositions ?
M. Emmanuel Chiva. Je pense qu’il ne faut pas opposer innovation et low-tech ou low-cost. Je ne me prononcerai pas d’un point de vue opérationnel sur cette idée d’équipement d’un bataillon de réservistes avec du matériel low-tech. Il s’agit d’un sujet opérationnel, auquel le chef d’état-major des armées (CEMA) pourra mieux vous répondre.
En revanche, nous concevons aujourd’hui des équipements plus faciles à utiliser, plus standardisés. Dans le cadre du pacte Drone, nous nous sommes efforcés de nous concentrer sur des fonctions militaires essentielles, comme la résistance au brouillage et la charge militaire, en laissant le vecteur, le système de pilotage les plus simples et interchangeables. À ce titre, nous devons sortir du dogme « un équipement, une fonction, une armée ».
Ensuite, nous nous inscrivons déjà dans la logique des coques blanches, notamment pour la FDI.
Mme Sabine Thillaye (Dem). J’ai récemment rencontré un club ETI créé en région Centre-Val-de-Loire, qui s’interroge pour savoir comment mieux répondre aux appels d’offres du ministère des armées. Pouvez-vous nous préciser concrètement les assouplissements apportés dans ces procédures d’appels d’offres ? Comment agissez-vous pour mieux accompagner les entreprises, notamment celles qui souhaitent évoluer dans le secteur de la défense et qui ne sont pas encore référencées par la DGA ?
Ensuite, dans le cadre des discussions conduites à l’Otan, il est question d’augmenter les budgets de défense à hauteur de 5 % du PIB. Dans ce domaine, nous oscillons toujours entre coopération avec nos partenaires et compétitivité. Mais à terme, il ne sera pas possible tout produire, des choix devront être opérés. Comment maintenir nos compétences nationales tout en faisant la promotion des coopérations bilatérales ou au niveau européen ?
M. Emmanuel Chiva. En France, la BITD est composée de neuf grands donneurs d’ordre, de 4 500 ETI et PME, dont un peu plus de 1 400 sont considérés comme critiques pour la défense, et nous rendons visite sur le terrain chaque année à environ 1 000 entreprises. Ensuite, les attachés d’industrie de défense en région sont effectivement les bons correspondants pour répondre aux questions que vous avez mentionnées. Sachez également que nous ne sommes pas figés dans une forme de miroir du passé ; nous essayons d’adapter la nature des appels d’offres aux enjeux concernés. Comme je l’ai déjà indiqué, nous avons procédé à l’assouplissement des spécifications, à des nouveaux modes de contractualisation. Je souligne également l’importance du guichet unique en matière d’innovation, que nous avions déjà monté à l’Agence de l’innovation de défense (AID). Il permet aux entreprises de soumettre des innovations à travers un formulaire extrêmement simplifié et d’obtenir très rapidement une réponse de premier ordre. Si l’innovation retient l’attention, nous allons chercher le cas d’usage, le sponsor au sein du ministère et le meilleur moyen d’accompagner. En fait, nous avons renversé la « charge de la preuve » : ce n’est plus à l’entrepreneur d’endurer le parcours du combattant, mais à nous, de le guider dans cette démarche.
Ensuite, je considère effectivement que les perceptions ont changé en matière de coopération. Il n’est plus possible de se contenter de la coopération de temps de paix, où l’essentiel consistait finalement à maintenir les bureaux d’études avec une montée en puissance équilibrée de différents pays, qui n’étaient d’ailleurs pas équivalents. Si nous poursuivons de la sorte, nous allons continuer à produire les missiles Aster comme avant, c’est-à-dire un missile conçu en franco-italien avec un workshare équilibré entre les chaînes de sous-traitance des deux pays, mobilisant plusieurs allers-retours, lesquels induisent de facto un temps de production beaucoup trop important.
Il faut changer cette manière de faire. À cet égard, la France doit changer de culture, accepter que d’autres pays aient une BITD, que d’autres partenaires aient des solutions plus à même de répondre à notre besoin. Historiquement, nous avons considéré que nous savions tout faire, parce que la dissuasion nucléaire nous a imposé une hypertrophie de notre BITD qui n’est d’ailleurs soutenable que par l’export. Désormais, il faut accepter qu’un pays puisse emporter les besoins d’un autre, proposer une solution, le cas échéant construire cette solution ensemble, voire la produire sur le sol français sous licence, du moment que l’on accepte une réciprocité.
La France peut par exemple emmener les besoins dans le domaine de l’aviation de combat, et d’autres pays peuvent répondre à nos besoins dans d’autres domaines. Il me semble nécessaire d’en être conscient et de repenser la manière dont nous menons les coopérations pour nous placer dans une logique de best athlete, avec des coalitions qui emportent les besoins des différents pays, et non pas chercher uniquement le retour sociétal, le 50 % sur le workshare, lesquelles nous conduiraient aujourd’hui à des coopérations qui ne sont plus adaptées au contexte géostratégique actuel.
Mme Lise Magnier (HOR). Je vous remercie d’avoir précisé que la LPM est effectivement tenue, malgré un contexte budgétaire complexe, mais nous avons tous bien en tête que les questions de défense et donc d’armement sont redevenues centrales depuis quelques années et avec une prise de conscience accélérée depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Le contexte international a donc remis la question de l’armement au centre des préoccupations de politiques de défense et j’imagine que l’implication des États-Unis dans les frappes qui ont eu lieu sur l’Iran ces jours derniers a augmenté ou augmentera la tension autour de cette problématique. Monsieur le délégué général, vous nous avez établi un point précis sur l’ensemble des programmes d’armement engagés en citant notamment la dronisation, la stratégie de très haute altitude, la coopération avec les pays amis européens, dans une forte volonté de simplification. Il semblerait que le président de la République pourrait annoncer des priorités en matière de défense le 13 juillet prochain après l’état des lieux précis de l’ensemble des missions que vous menez avec vos équipes, que nous saluons tous.
Comment vous projetez-vous ? Quelles seraient ou quelles sont les prochaines grandes étapes ou objectifs de la DGA ? Quelles seraient ou quelles sont selon vous les deux à trois grandes priorités pour les années à venir ?
M. Emmanuel Chiva. Je ne permettrai pas d’anticiper sur les communications et les priorités que le Président de la République pourra évoquer le 13 juillet. Bien évidemment, certains domaines sont devenus de fait prioritaires, comme celui des munitions, ce qui implique l’accélération de la production. Sans munitions, l’effet militaire est nul.
Le deuxième domaine prioritaire concerne le spatial, et par ailleurs la très haute altitude. Le prochain conflit démarra probablement dans l’espace, qui est devenu hyper compétitif, quand il demeurait quasi régalien il y a encore quinze ans. Aujourd’hui, l’espace est occupé par des acteurs qui génèrent des dépendances. Par exemple, la dépendance à Starlink est réelle pour de nombreux pays. Tout le monde a vu ce qui s’est passé lorsque Starlink a été débranché pour les Ukrainiens. Nous avons la chance de disposer avec Eutelsat d’un opérateur alternatif, avec lequel nous venons de signer un accord pour construire des capacités.
Le domaine du spatial et toutes ses composantes – la composante géostationnaire, la composante New Space, c’est-à-dire plutôt les orbites basse et moyenne, et la composante lancement – sont absolument prioritaires. On peut avoir l’impression qu’il s’agit d’un « sport de masse », mais placer un satellite à 700 kilomètres ou à 36 000 kilomètres d’altitude ne relève pas des mêmes capacités. Dans ce domaine, nos industries sont parmi les seules à savoir réaliser un gros satellite géostationnaire d’observation, de renseignement électromagnétique ou de télécommunications. Il est nécessaire de pouvoir continuer à disposer de cette capacité patrimoniale, et ne pas tout sacrifier au New Space.
Il existe aussi d’autres domaines prioritaires, tant il est vrai que les priorités sont surtout élaborées en fonction du besoin opérationnel et de la violence des ruptures technologiques. Le domaine quantique en fait partie. Je ne parle pas de l’ordinateur quantique, mais du capteur quantique, car il y aura un avant et un après. Le bouleversement sera d’autant plus violent que la première nation qui se dotera des capacités ne le dira pas aux autres. Ici aussi, il ne faut pas baisser les bras, nous avons la chance d’être parmi les premières nations au monde à pouvoir relever le défi du quantique.
Je vous invite à interroger le Cema sur la question des priorités opérationnelles, mais je rappelle également que nous avons réintroduit la capacité d’anticipation stratégique comme l’une des missions fondamentales de la DGA. Comme le ministre l’a souligné à juste titre, nous sommes quelque part l’un des seuls endroits dans l’État où l’on doit et où l’on peut penser le temps long. Nous devons le faire pour notre dissuasion, dans la mesure où toute décision prise aujourd’hui nous oblige jusqu’en 2060. Nous devons le faire parce que nous gérons des programmes d’armement qui, une fois qu’ils sont lancés, perdureront. Le porte‑avions et les sous-marins nucléaires de troisième génération navigueront jusqu’en 2080.
Puisque nous devons penser ce temps long, nous nous sommes dotés d’outils, de stratégies, de structures, qui nous permettent de replacer l’anticipation stratégique au cœur de nos préoccupations.
M. Matthieu Bloch (UDR). Le retour d’expérience du conflit ukrainien nous apporte des enseignements évidents. En cas de conflit de haute intensité qui s’installe sur la durée, et en l’absence de supériorité aérienne claire de part et d’autre, l’artillerie joue un rôle absolument majeur.
La frappe dans la profondeur, là où se gagne la guerre, est absolument essentielle. L’excellence de nos armées françaises dans le cadre d’un conflit asymétrique pour des opérations extérieures (Opex) ou des opérations commandos, et l’excellence de notre dissuasion nucléaire ne doivent pas cacher les difficultés conventionnelles que nous rencontrerions si notre armée devait faire face à un conflit de haute intensité. Évidemment, elles ne doivent pas cacher nos lacunes en matière d’artillerie, comme l’a démontré le rapport que nous avons rendu il y a quelques semaines avec mon collègue Jean-Louis Thiériot.
Ma question porte donc sur l’artillerie, et plus spécifiquement sur la frappe dans la profondeur. La France ne dispose plus aujourd’hui que d’un seul régiment d’artillerie capable de frapper dans la profondeur avec ses lances roquettes unitaires (LRU) issus de la modernisation d’un matériel américain, le lance-roquette multiple, le LRM. Le remplacement de ces LRU est absolument essentiel et nous redoutons évidemment une perte de capacité conventionnelle de frappe dans la profondeur terre-terre dès 2027.
Pour cette raison, un partenariat d’innovation a été lancé par le gouvernement pour le remplacement de ce matériel auprès de deux regroupements momentanés d’entreprises, Safran-MBDA d’une part et Thales-ArianeGroup d’autre part. Lors de nos auditions, nous avions eu la surprise d’apprendre que l’entreprise Turgis Gaillard avait, en dehors de cette procédure gouvernementale, fabriqué un démonstrateur qui serait, selon elle, capable de remplacer le LRU avant cette échéance de 2027 et donc de combler ce trou capacitaire. Il s’agit du Foudre, que nous avons pu découvrir au Bourget la semaine dernière. Ce système permettrait à la fois de tirer notre stock de roquettes actuelles et de recevoir les futures roquettes de MBDA ou d’autres groupes. Dès lors, ma question est assez simple : la DGA a‑t‑elle prévu de permettre à ce système de faire des essais de tir sur l’île du Levant dans les prochaines semaines, Turgis Gaillard ayant indiqué qu’elle était en capacité de le faire dès 2026 ?
M. Emmanuel Chiva. Tout d’abord, il faut dissocier le successeur du LRU, dont la portée va jusqu’à 150 kilomètres de toutes les autres initiatives que nous avons déclenchées. A la lumière du conflit symétrique de haute intensité en Ukraine, nous avons ainsi observé l’importance de l’artillerie, du contournement de la dissuasion par le bas. Nous nous interrogeons sur le segment médian, mais aussi sur le segment très longue portée terrestre. À ce titre, nous participons à l’initiative ELSA. J’en profite aussi pour indiquer que le canon Caesar constitue aujourd’hui une véritable référence, qui connaît d’ailleurs une nouvelle génération. Ces machines sont les meilleures du monde sur ce segment.
Vous avez également parlé du partenariat d’innovation. À ce sujet, nous regardons tous les LRU existants, qu’il s’agisse du HIMARS ou du Pinaka. Nous nous interrogeons d’ailleurs pour savoir s’il faut un successeur au LRU. En effet, le Retex d’Ukraine peut laisser penser que le prochain LRU sera peut-être un lance-drones, un lance-MTO. Nous menons cette démarche d’analyse de la valeur précédemment évoquée, qui prend évidemment en compte le coût, mais aussi le délai de mise à disposition, soit l’aspect sur lequel réside la principale difficulté.
À ce titre, je suis très content qu’une entreprise comme Turgis Gaillard propose des systèmes autofinancés et autodéveloppés. Je tiens d’ailleurs à souligner devant vous la démarche très vertueuse de Turgis Gaillard. Le Foudre est une proposition fondée sur un lanceur seul, sans munitions ni conduite de tir, qui nécessitera donc des partenariats avec d’autres entreprises. Quoi qu’il en soit, les discussions sont ouvertes pour utiliser le site du Levant pour pouvoir tester ce nouvel engin. Nous soutenons cette entreprise et regardons ce qui sera possible de faire.
M. le président Jean-Michel Jacques. J’ajoute à ce sujet que la représentation nationale, à travers un amendement que j’avais porté, favorisait une solution souveraine.
Nous passons maintenant aux questions complémentaires individuelles, en commençant par une première série de trois questions.
M. Laurent Jacobelli (RN). Alors que débute le sommet de l’Otan, l’accord entre le Canada et l’UE ouvre à l’industrie de défense canadienne l’accès au programme Safe d’acquisitions conjointes d’armement. Vous le savez, au Rassemblement National, nous sommes toujours opposés à l’instrument Safe, qui constitue une atteinte grave à la souveraineté des États membres. Nous espérions néanmoins que le gouvernement français parviendrait à imposer un rapport de force en faveur d’une préférence européenne bénéfique à notre BITD.
Hélas, comme d’habitude, il n’en a rien été. Les critères d’éligibilité aux emprunts communs sont particulièrement décevants : seulement 65 % de composants européens exigés et aucune prise en compte de l’autorité de conception pour une large gamme de produits de défense. Comme si cela ne suffisait pas, Mme von der Leyen et M. Emmanuel Macron permettent désormais à un État tiers, le Canada, d’intégrer Safe, gravant ainsi dans le marbre la suprématie de la préférence étrangère de fait dans les commandes d’armement sur la priorité européenne dans ce programme. Dans l’attente du second accord bilatéral qui permettra au Canada de participer pleinement au marché public conjoint, pouvez-vous nous indiquer votre position et dans quelle mesure la DGA a été associée à la définition des critères techniques garantissant que l’industrie canadienne soit véritablement mise sur un pied d’égalité avec les fabricants de l’Union européenne ?
M. Pierre Cordier (DR). Je voudrais, monsieur le délégué général, attirer votre attention sur un secteur de notre pays et une région assez peu connue, mais qui travaille énormément pour l’armé ; le nord du département des Ardennes. Sur ce territoire, un très grand nombre de forges, de fonderies, d’entreprises travaillent pour l’estampage, l’usinage. Je tiens à attirer votre attention sur ces entreprises qui sont tout à fait disponibles, dans un contexte par ailleurs tendu, en raison de la fin du moteur thermique. Une trentaine d’entreprises ardennaises sont à votre disposition et sont prêtes à travailler avec vous. Il a beaucoup été question de moyens budgétaires tout à l’heure, mais il faut aussi des entreprises. Si celles-ci disparaissent, elles ne seront jamais recréées, vous le savez.
M. Julien Limongi (RN). Nous avons toujours été opposés aux emprunts communs de l’Union européenne pour financer la défense, ainsi qu’au rôle de supervision qu’il confère à la Commission européenne. Le mécanisme Safe ne fait que renforcer nos inquiétudes. Adopté sans consultation du Parlement européen, il institue une logique où les décisions sont concentrées entre la Commission et le Conseil, excluant de fait les représentants des peuples. Ce dispositif est entièrement piloté depuis Bruxelles. Nous n’avons, semble-t-il, même plus notre mot à dire.
À cela s’ajoutent des critères d’éligibilité pour le moins laxistes, puisque seuls 65 % de composants européens sont requis, et qu’il n’existe aucune exigence d’autorité de conception pour la première catégorie d’armement. Dans ce contexte, M. le délégué général, quel sera précisément le rôle du DGA dans ce dispositif, dont la France n’est pas maître, pour garantir que les intérêts de notre BITD soient défendus et servis par ce mécanisme, malgré son pilotage européen ?
M. Emmanuel Chiva. L’instrument Safe est temporaire, exceptionnel, pour un montant de 150 milliards d’euros. Je ne pense pas qu’il s’agisse du meilleur exemple pour argumenter que nous perdons notre souveraineté, puisqu’il repose sur la dette, à la discrétion des différents États. Je ne me prononce pas pour savoir s’il doit être utilisé par la France, mais si tel est le cas, le programme devrait pouvoir nous apporter un certain nombre de bénéfices.
Je rappelle par ailleurs qu’il existe bien un critère sur l’autorité de conception, même si cette règle de préférence européenne est relativement souple, pour la catégorie 2, c’est‑à‑dire les systèmes de défense aérienne antimissiles, les capacités de surface marines et sous-marines, les drones autres que les petits drones, les systèmes antidrones, le transport stratégique, le ravitaillement en vol, le système C4, ISTAR, les moyens de services spatiaux, la protection des moyens spatiaux, l’intelligence artificielle et la guerre électronique. Il s’agit de grands objets, des objets de souveraineté, raison pour laquelle cette catégorie 2 d’autorité de conception s’applique.
Le dispositif Safe est un bon outil dans le cadre d’acquisitions communes. Cependant, je suis d’accord avec vous : il faut veiller à ne pas dédoubler les compétences des États. Nous y serons extrêmement vigilants et je rappelle qu’un certain nombre d’agences au sein de l’Union européenne comme l’Agence européenne de défense (AED) ou l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (Occar) ne doivent pas aujourd’hui être dédoublées dans ce cadre.
Monsieur Jacobelli, pouvez-vous détailler votre question sur le Canada ?
M. Laurent Jacobelli (RN). L’accord avec le Canada intégrerait ce pays dans l’opération Safe comme s’il était un opérateur européen.
M. Emmanuel Chiva. Je souligne tout d’abord que le seuil de 65 % constitue une avancée ; nous aurions pu nous attendre à bien pire. Je rappelle à ce titre que les États-Unis regrettent un certain nombre d’exigences qu’ils ont eux-mêmes établies, parce qu’ils ne peuvent pas faire appel à d’autres pays, notamment dans le domaine naval. Ensuite, concernant le Canada, il s’agit d’un choix politique, il ne m’appartient pas de répondre sur cet aspect. Mais nous demeurerons extrêmement vigilants, afin de ne pas subir de perte de souveraineté dans ce domaine.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Le programme 146 « Équipement des forces » est le principal levier budgétaire en matière d’armement des armées françaises. En même temps, les armées ont besoin d’une marge d’initiative pour des acquisitions avec des entreprises de la BITD. L’organisation actuelle apparaîtrait trop contraignante pour développer du capacitaire ciblé, par exemple, l’acquisition de drones couplée avec le besoin perpétuel d’une protection contre les nouveaux drones. Compte tenu de leur évolution en matière d’innovation, il est nécessaire d’être plus rapide pour leur achat et leur diffusion, en lien avec les besoins opérationnels identifiés, notamment avec le retour d’expérience (Retex) en Ukraine.
Que pensez-vous de la proposition du rapport de la mission d’information sur la masse et la haute technologie de déléguer à chacune des trois armées une enveloppe de 100 millions d’euros en pilotage autonome depuis le programme 146 ? Elle permettrait aux armées de s’adapter plus finement à leurs propres besoins, dans un délai réduit.
Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). L’industrie de défense se concentre quelquefois dans des agglomérations et des grands centres urbains pour l’ingénierie, mais elle irrigue aussi toutes les PME, tous les sous-traitants dans nos territoires, y compris les territoires les plus ruraux. Vous avez parlé plus tôt de personnels de la DGA qui seraient présents dans chaque région. Concrètement, ces personnels sont-ils en poste dans ces régions ? Où peut-on les contacter, particulièrement en Nouvelle-Aquitaine ?
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Ma première question concerne le remplacement des avions de guet aérien, qui a été annoncé au salon du Bourget. J’aimerais connaître les conditions de ce remplacement et son prix. Pourquoi une solution souveraine n’a-t-elle pas été envisagée ? En effet, d’une certaine façon, nous renonçons durablement à développer de capacité souveraine de la filière. La marine a également décidé de se procurer des Hawkeye. Il y aura donc une version GlobalEye et une version Hawkeye.
Ma deuxième question concerne les Forges de Tarbes, reprises en 2021 par Europlasma. Elles produisent 45 000 pièces par an, quand l’objectif affiché porte sur plusieurs centaines de milliers. Alors que l’entreprise Europlasma atteint aujourd’hui son pire cours de bourse, quelles sont les perspectives d’avenir pour cet acteur, qui est censé produire des obus en France ? Je rappelle que Rheinmetall fabrique pour sa part 750 000 obus chaque année.
M. Frank Giletti (RN). L’Ukraine constitue une sorte de terrain d’entraînement pour l’utilisation de l’IA, et nombre de pays en ont pris conscience suffisamment tôt pour s’adapter à cette guerre de nouveau genre. Les efforts du ministère des armées vont dans le bon sens, comme en témoigne le sommet pour l’action de l’IA initié par Paris le 10 février dernier. Néanmoins, il y a de quoi s’y perdre. À l’heure où le gouvernement semble timidement prendre conscience des problèmes de gaspillage et d’inefficience que posent les centaines d’opérateurs français, le ministère des armées multiplie les structures intervenant dans le champ de l’innovation, un domaine où les décisions devraient, au contraire, être les plus rapides, cohérentes et efficaces.
Entre la DGA, l’AID de Florence Parly, l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad) de Sébastien Lecornu – qui n’est pas financée par LPM – et bientôt la création d’une nouvelle entité, le Commissariat au numérique de défense qui regrouperait cette fois-ci plusieurs autres infrastructures, il est difficile de s’y retrouver. L’AID avait été conçue pour être le pôle innovation du ministère des armées. De l’extérieur, nous avons parfois le sentiment d’un croisement ou d’un manque de communication. N’est-elle plus utile aujourd’hui qu’à distribuer des subventions ? A quoi peuvent donc bien servir toutes ces infrastructures ?
M. Emmanuel Chiva. Madame Hervieu, quand j’étais directeur de l’Agence de l’innovation de défense en 2018, nous nous posions déjà ce type de questions. Je rappelle que le programme 178 peut permettre de faire des acquisitions directement, sur du consommable, du maintien en condition opérationnelle (MCO). D’autre part, il est important de maintenir une approche capacitaire cohérente. Je veux bien croire en une certaine forme de subsidiarité, mais cette approche capacitaire cohérente passe par la DGA, qui est chargée de l’articulation entre le temps court et le temps long.
Nous sommes en train de conduire avec le CEMA, la « révolution des affaires capacitaires », avec des équipes intégrées, des tours de guet, des capacités d’acquisition agiles et réactives. L’analyse produite par le rapport que vous citez n’est plus d’actualité, selon moi, compte tenu des nouveaux instruments et de la nouvelle organisation que nous sommes en train de mettre en place.
Madame la ministre, les attachés d’industrie de défense en région dépendent de la Direction de l’industrie de défense de la DGA, qui connaît bien la BITD, notamment la BITD locale. Ils sont en place auprès des préfets de région. Nous vous transmettrons à nouveau les coordonnées de chaque AIDER dans chaque région.
Monsieur Cordier, certains domaines ont été mal considérés depuis des années. Il en va ainsi de l’industrie lourde, car la France a été désindustrialisée depuis plusieurs décennies, avant de connaître aujourd’hui un mouvement plutôt inverse. J’en profite d’ailleurs pour préciser que la défense n’est pas l’eldorado que certains acteurs en difficulté, notamment dans le secteur de l’automobile, imaginent. La défense ne pourra pas mobiliser tout le monde. Il convient de discuter au cas par cas, avec l’ensemble des sociétés que vous avez en tête.
Monsieur Saintoul, je partage avec vous l’idée que nous sommes soumis à une certaine dépendance vis-à-vis de partenaires étrangers en matière de guet aérien. Néanmoins, nous sommes obligés d’effectuer des choix en considérant le coût et l’efficacité de nos matériels. Tout d’abord, les États-Unis ne sont pas des ennemis, ils restent un partenaire ; et il n’est pas possible ni soutenable de développer de zéro un matériel équivalent à l’Hawkeye. Il en va de même pour le GlobalEye, solution sur étagère qui répond à nos besoins et qui sera évidemment francisée, puisqu’il s’agit de la dissuasion. Le coût de la francisation est très inférieur au coût d’un développement spécifique qui intégrerait ces capacités.
Le ministère des armées accompagne les Forges de Tarbes dans le projet de diversification de ses clients à l’exportation. Les services du premier ministre ont ainsi notifié plusieurs autorisations d’exportation depuis 2022, l’État a accordé à l’entreprise deux avances remboursables de plusieurs millions d’euros. Elles lui ont permis de moderniser et d’améliorer les capacités de l’outil de production, notamment en faisant appel à l’article 90. Ce plan de modernisation se poursuit. L’objectif consiste à faire en sorte que la société ne soit pas le facteur limitant de l’augmentation de la production des munitions du canon Caesar, puisque cette production fait intervenir plusieurs industriels. La DGA est présente, elle apporte un soutien et un suivi régulier. Entre le premier trimestre 2024 et le premier trimestre 2025, les livraisons ont quasiment doublé.
Monsieur Giletti, je suis d’accord avec vous : de l’extérieur, il est possible de s’y perdre un peu entre les différentes agences. L’AID est un service à compétence nationale qui est placé auprès du délégué général pour l’armement. Dépendant de la DGA, elle a été créée pour permettre des approches non conventionnelles. Je préside à ce titre le comité de pilotage de l’innovation de défense, qui est présenté par l’AID et fait d’ailleurs appel à des personnalités qualifiées extérieures.
Ensuite, le Commissariat pour le numérique de défense (CND), en cours de mise en place, a été établi dans un objectif de rationalisation des structures et des méthodes en matière de numérique. J’ajoute que l’Agence du numérique de défense rejoindra le CND.
L’AMIAD est notre chef d’orchestre en matière d’IA, capable d’organiser la recherche et de pouvoir produire. Un laboratoire a été créé au sein du campus de l’École polytechnique et un pôle de production a été installé à Bruz, au sein du centre de la DGA, qui s’appuie sur des personnels de la DGA.
Nous ne sommes pas dans une logique de surenchère, mais dans une logique de rationalisation.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos réponses nourries.
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La séance est levée à onze heures.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Delphine Batho, M. Matthieu Bloch, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, Mme Geneviève Darrieussecq, Mme Alma Dufour, M. Guillaume Garot, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Loïc Kervran, Mme Gisèle Lelouis, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, Mme Michèle Martinez, Mme Alexandra Martin, M. Thibaut Monnier, Mme Josy Poueyto, M. Aurélien Pradié, Mme Marie Récalde, Mme Catherine Rimbert, M. Arnaud Saint-Martin, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Sother, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi, Mme Corinne Vignon
Excusés. – Mme Anne-Laure Blin, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Sophie Errante, M. Emmanuel Fernandes, M. Moerani Frébault, Mme Stéphanie Galzy, Mme Florence Goulet, Mme Clémence Guetté, M. Bastien Lachaud, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Marie-Pierre Rixain, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud
Assistaient également à la réunion. – M. Pierre Cordier, M. Robert Le Bourgeois