Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, de M. Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri), et de Mme Héloïse Fayet, responsable du programme de recherche « Dissuasion et prolifération » de l’Institut français des relations internationales (Ifri), sur « Premiers enseignements stratégiques de la crise iranienne »              2


Mercredi
2 juillet 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 81

session ordinaire de 2024‑2025

Présidence
de M. Jean‑Michel Jacques,
Président
 


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La séance est ouverte à 15 heures 02.

M. le président Jean-Michel Jacques. Notre ordre du jour appelle l’audition de M. Élie Tenenbaum, directeur du Centre d’études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et de Mme Héloïse Fayet, responsable du programme de recherche « Dissuasion et prolifération » à l’Ifri, sur les premiers renseignements de la crise iranienne. Madame, monsieur, j’ai souhaité, la semaine dernière, ajouter votre audition à la programmation initialement prévue, car elle m’a semblé s’imposer au regard des récents événements qui ont touché la région. Cette crise s’ajoute aux nombreuses autres qui, comme l’indique le chef d’état-major des armées (Cema), ne se succèdent plus, mais désormais se superposent.

Le conflit entre Israël et l’Iran a atteint un paroxysme, même si, dans la période récente, ce n’est pas la première fois que des affrontements, y compris indirects, ont lieu entre ces deux pays. En outre, cette crise est porteuse d’enseignements pour nos analyses stratégiques et nos armées, qui sont présentes dans de nombreux pays du Moyen-Orient. Elles révèlent également la complexité de la géopolitique de la région. À cette crise se surajoute la complexité du positionnement de Donald Trump. Pourtant élu sur une promesse d’isolationnisme et de non‑interventionnisme, il s’est quand même finalement engagé dans la crise iranienne.

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, nous avons besoin d’être éclairés sur cette crise par vos soins. Sans plus tarder, je vous cède la parole.

M. Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales. C’est toujours un honneur pour les chercheurs de l’Ifri de pouvoir intervenir devant la représentation nationale et contribuer à notre mission principale, qui consiste à éclairer la décision et le débat public sur les questions internationales et stratégiques. Notre intervention s’effectuera en deux temps : dans un premier temps, Héloïse Fayet évoquera le cadre historique et stratégique du programme nucléaire iranien, ainsi que les conséquences et, éventuellement, les suites possibles de ces opérations. Pour ma part, je reviendrai sur le contexte des frappes, ce que l’on sait aujourd’hui des opérations qui ont été conduites par Israël et par les États-Unis, en essayant de tirer des enseignements capacitaires pour l’Europe et pour la France et de tracer des trajectoires stratégiques pour la région.

Mme Héloïse Fayet, responsable du programme de recherche « Dissuasion et prolifération » de l’Institut français des relations internationales. J’évoquerai effectivement en premier lieu l’état du programme nucléaire iranien tel qu’il était avant les frappes israéliennes et américaines. Celles-ci, qui ont débuté le 13 juin et se sont terminées le 23 juin au soir, représentaient le point d’orgue des tensions entre Israël et l’Iran, lesquelles sont anciennes. En deuxième lieu, je mentionnerai ce que l’on sait de l’efficacité des frappes américaines et israéliennes sur le programme nucléaire et le programme balistique iraniens. Enfin, je m’attarderai sur les options qui s’offrent désormais à la diplomatie et aux Iraniens eux‑mêmes, en termes de poursuite ou non du programme nucléaire.

Le programme nucléaire iranien tel que nous le connaissions avant le vendredi 13 juin a débuté sous le chah d’Iran, avec l’aide des Etats-Unis et de l’Europe, à des fins d’autonomie énergétique de l’Iran. Mais il possédait déjà une dimension possiblement militaire, le chah s’étant exprimé à plusieurs reprises sur le fait qu’il n’excluait pas de développer éventuellement des armes nucléaires.

L’Iran a tout de même signé le traité de non-prolifération nucléaire dès son ouverture en 1968, avant de le ratifier en 1970. Le programme a été mis en pause pendant la guerre Iran-Irak, notamment faute de ressources, puis a repris clandestinement à l’issue de celle-ci. En effet, cette guerre a constitué un véritable traumatisme pour l’Iran, qui a compris qu’il avait potentiellement besoin de se doter d’armes plus puissantes. À la suite des révélations d’opposants iraniens en exil en 2002, la communauté internationale a pu mesurer que le programme nucléaire iranien était très avancé à cette date, à travers des travaux d’arsenalisation, des étapes techniques très claires qui, jusqu’en 2002, ne permettaient pas de dire que le programme nucléaire iranien était strictement pacifique, comme les Iraniens l’évoquaient à l’époque. Aujourd’hui, on considère que ces activités militaires qui avaient été conduites avant 2002 n’ont pas été reprises.

Le programme était plus avancé jusqu’en 2002 et au début de la phase des négociations qui ont abouti à l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPOA) en 2015, que maintenant. Donald Trump étant sorti du JCPOA en 2018, les Iraniens ont estimé à partir de 2020 qu’ils n’étaient plus tenus par leurs obligations dans le cadre de cet accord. En revanche, ils se considèrent tout de même comme toujours tenus par leurs engagements dans le cadre du traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), dont ils sont toujours signataires et qui leur interdit de développer une arme nucléaire, ainsi que, jusqu’à ce matin, par leurs engagements vis-à-vis de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Jusqu’au 13 juin, il n’y avait pas de signe d’arsenalisation du programme nucléaire iranien. Certes, l’enrichissement de l’uranium par l’Iran n’était pas compatible avec un programme nucléaire strictement civil, mais il n’y avait pas de signe des étapes techniques nécessaires pour fabriquer une arme nucléaire. Il s’agissait bien d’un programme qui se situait dans une sorte d’entre-deux, caractéristique d’un « État du seuil », c’est-à-dire un État qui dispose des capacités de fabriquer une arme nucléaire, mais qui n’a pas pris la décision politique de le faire, un État auquel il manque certaines capacités techniques pour fabriquer un engin explosif et une arme nucléaire telle que nous l’entendons par exemple en France. Il faut bien s’imaginer que l’Iran, y compris avant les frappes israéliennes, n’était absolument pas en mesure de fabriquer l’équivalent du missile ASMPA et encore moins du M51.

En résumé, le programme était trop avancé pour être civil, mais sans signe d’arsenalisation concret. Les avis des services de renseignement et de l’AIEA étaient convergents sur ce sujet. Le droit à l’enrichissement revendiqué par les Iraniens leur permettait de justifier l’enrichissement de l’uranium à 60 %, bien que cette interprétation soit contestée par la communauté internationale. Celui-ci était bien conforme au traité de non-prolifération, malgré des manquements en termes de transparence et d’accès aux sites pour les inspecteurs de l’AIEA.

Ensuite, quelle a été l’efficacité des frappes américaines et israéliennes, qui ont précisément été justifiées par une possible avancée nucléaire iranienne, dont on demande aujourd’hui à voir les preuves ? À ce titre, il faut relever une véritable politisation du renseignement sur les capacités nucléaires iraniennes, à la fois par Israël et les États-Unis. Cela souligne d’ailleurs le besoin d’une appréciation de situation autonome par la France et l’Europe, encore plus maintenant, pour disposer d’un battle damage assessment des frappes américaines et israéliennes.

À partir de sources ouvertes, il est extrêmement complexe d’établir le bilan de ces frappes américaines et israéliennes sur plusieurs sites iraniens (Fordo, Natanz et Ispahan), des universités et sites de production de missiles balistiques. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique, une partie des centrifugeuses qui permettent d’enrichir l’uranium aurait été détruite dans ces frappes, de même que d’autres composantes techniques.

Cependant, une inconnue demeure et inquiète aujourd’hui : le devenir d’une partie de l’uranium enrichi par l’Iran, qui aurait été sortie des installations nucléaires iraniennes avant les frappes. Selon l’AIEA, à la fin mai 2025, l’Iran disposait d’environ 9 tonnes d’uranium enrichi à différents stades, dont environ 400 kilogrammes d’uranium enrichi jusqu’à 60 % sous forme gazeuse. À partir de ce stock d’uranium enrichi et moyennant des étapes techniques supplémentaires, il est possible de fabriquer plusieurs armes nucléaires, sans devoir atteindre le seuil de 90 %. Plus largement, ces frappes américaines et israéliennes signalent en réalité l’échec de la stratégie de latence nucléaire par l’Iran, cette stratégie d’État du seuil.

Quelles sont les pistes qui s’offrent à l’Iran pour poursuivre – ou non – son programme nucléaire ? Selon la communauté internationale des analystes qui travaillent sur le sujet, l’Iran peut aujourd’hui suivre deux voies totalement opposées. Tout d’abord, l’Iran peut décider d’abandonner toute velléité nucléaire, y compris son volet strictement civil et de recherche. Cela conduirait le pays à accepter des négociations avec les États-Unis afin d’interdire à l’Iran d’enrichir de l’uranium sur son sol et par conséquent, lui ferait craindre une possible reprise des frappes américaines et israéliennes si les services de renseignement détectaient de nouvelles activités sur le plan nucléaire.

L’autre voie est opposée, c’est-à-dire la poursuite, quoi qu’il en coûte et d’une façon extrêmement discrète, d’un programme nucléaire militaire. Dans ce cas, il s’agirait de franchir le seuil nucléaire qui, jusqu’à ce jour, ne l’avait pas été par les gardiens de la révolution et surtout l’ayatollah Khamenei. Cependant, cela ne peut se faire que si les Iraniens ont la conviction qu’ils peuvent effectuer ces activités proliférantes en toute clandestinité, en réussissant à se cacher des Israéliens, des Américains et de la communauté internationale. Une première étape a eu lieu ce matin, puisque l’Iran a suspendu sa coopération avec l’AIEA et s’est placé en porte-à-faux vis-à-vis de ses engagements au regard du traité de non-prolifération nucléaire et des engagements pris avec l’AIEA.

Entre ces deux extrêmes, il existe des solutions intermédiaires. Cependant, dans tous les cas, la communauté internationale, y compris la France, est aujourd’hui dans une situation de perte de connaissances sur le programme nucléaire iranien. Elle subit une dépendance accrue aux renseignements américains et israéliens, ce qui n’est pas nécessairement neutre lorsque l’on parle de l’Iran.

Selon moi, l’urgence porte aujourd’hui sur la restauration des liens entre l’Iran et l’AIEA pour faire en sorte que l’Iran ne quitte pas le traité de non-prolifération nucléaire. En effet, un tel départ pourrait engendrer des conséquences dramatiques sur le régime de non‑prolifération. D’autres États pourraient potentiellement se sentir désinhibés et essayer se doter de l’arme nucléaire.

Il faut favoriser une solution diplomatique. On peut évidemment douter de son efficacité, mais il faut rappeler que le JCPOA était la seule manière de contrôler entièrement le programme nucléaire iranien et d’éviter la fabrication de l’arme nucléaire.

M. Élie Tenenbaum. Pour commencer, il me semble essentiel de rappeler que l’opération israélienne, complétée par une composante américaine à son issue, s’inscrit dans le cadre d’une confrontation entre Israël et l’Iran qui remonte au moins au milieu des années 1980. Celle-ci s’est de nouveau exercée avec une acuité beaucoup plus marquée après la reprise des activités du programme nucléaire iranien au début des années 2000. Enfin, de manière beaucoup plus essentielle, à la suite des attaques par le Hamas du 7 octobre 2023, il faut souligner le changement de paradigme stratégique d’Israël, dont la vulnérabilité avait été exposée et qui a décidé de manière extrêmement ferme de détruire les capacités militaires de ses adversaires dans le cadre d’une guerre présentée par le premier ministre Netanyahou comme se déroulant sur sept fronts : à Gaza, au Liban, en Iran, au Yémen, en Cisjordanie, en Syrie et à l’intérieur d’Israël.

De manière différente, chacun de ces fronts a fait l’objet d’un certain nombre d’opérations. La guerre de Gaza en est la première étape, doublée d’opérations en Cisjordanie. S’y sont ajoutés la campagne décisive contre le Hezbollah libanais l’automne dernier et l’effondrement de la Syrie de Bachar al-Assad. Le Liban et la Syrie constituaient deux piliers essentiels de cette stratégie, dans la mesure où ils jouaient un rôle clé dans le dispositif iranien de dissuasion asymétrique. En effet, si Israël devait procéder à des attaques sur son sol, l’Iran entendait répondre en activant ses partenaires régionaux, notamment le Hezbollah, qui disposait à l’époque d’un arsenal conséquent.

En conséquence, le démantèlement, la « démilitarisation » du Hezbollah libanais, et la décapitation de son leadership ont ouvert, d’une certaine manière, la voie à la possibilité d’une séquence vers ce front iranien. La campagne directe contre l’Iran s’est amorcée en trois temps. En avril 2024, après une première salve iranienne en réponse à la frappe israélienne sur le consulat iranien à Damas, les forces de défense israéliennes ont testé le système de défense aérienne iranienne, dont la réponse avait été relativement médiocre, ainsi que les réactions internationales.

Le deuxième temps a eu lieu en octobre 2024. Face à une nouvelle salve iranienne, elle-même en réponse à la campagne d’Israël au Liban, la réplique israélienne a été cette fois‑ci beaucoup plus puissante, dégradant considérablement le système de défense aérienne intégré iranien et ciblant déjà les moyens balistiques avec lesquels l’Iran avait tiré sur Israël à deux reprises à ce moment-là.

Après la première phase de test, puis la deuxième phase d’affaiblissement, le troisième temps est intervenu le 13 juin. Il a consisté en une campagne massive de démantèlement du programme nucléaire – les installations nucléaires étant ciblées pour la première fois – et de déstabilisation du régime, une étape plus effleurée que complètement menée à bout. Mon interprétation est la suivante : Israël a frappé l’Iran le 13 juin, non pas parce que la menace était au plus haut, mais de façon plus opportuniste. D’un point de vue stratégique, la république islamique ayant perdu la main sur ses proxys et se trouvant donc dans une situation de faiblesse unique depuis trente ans, Israël a perçu une fenêtre de vulnérabilité iranienne élevée, qu’il a décidé d’exploiter.

Trois autres facteurs doivent être pris en compte dans la décision israélienne. Le premier concerne la situation politique intérieure du premier ministre Netanyahou, en lien avec un vote de confiance à la Knesset. Il faut également mentionner la publication attendue du rapport de l’AIEA, qui confirmait ou révélait que l’Iran avait effectivement cherché à cacher ses activités du programme nucléaire jusqu’au moins en 2020 et qui offrait un argumentaire de légitimité à la frappe. Enfin, et c’est peut-être le plus important, le dernier élément concernait l’expiration théorique du délai de soixante jours que s’était fixé l’administration Trump pour une négociation directe avec l’Iran.

Je souligne ici que les Européens partageaient d’une certaine manière avec les Israéliens la méfiance à l’égard de cette négociation directe américano-iranienne, qui visait à un accord général sans garantie technique ni processus de vérification, lesquels étaient au cœur du JCPOA, dont ils constituaient la force. À ce titre, les Européens brandissaient la menace du « snapback », c’est-à-dire un retour des sanctions prévu par le JCPOA en cas de non‑conformité. De fait, l’Iran n’était effectivement plus en conformité avec ses engagements liés au JCPOA, qu’il considérait comme caducs depuis au moins 2020. Les Israéliens étaient eux aussi très sceptiques vis-à-vis de cette négociation de soixante jours et ont décidé de les faire dérailler à leur manière, avec la mise en œuvre de frappes directes.

S’agissant de la contribution américaine, l’opération a été organisée à partir d’un raid initial d’ouverture du théâtre avec plus de 200 avions de combat, un soutien de guerre électronique et de ravitaillement orchestré en cinq vagues, traitant plus de 100 cibles avec plus de 300 munitions guidées dans la première nuit du 12 au 13 juin. Il s’agit là d’une opération considérable, pratiquement inédite depuis l’ouverture du théâtre irakien en 2003 et la campagne contre l’Irak en 1991, à laquelle s’ajoutent des opérations ou des actions spéciales menées depuis l’intérieur du pays, à l’aide d’opérateurs clandestins.

L’opération a duré douze jours. Les Israéliens avaient fixé cinq catégories de cibles.

La première portait sur les systèmes de défense aérienne de radar et les lanceurs de systèmes sol-air dans les opérations dites de neutralisation des défenses aériennes ennemies, c’est‑à‑dire des opérations classiques d’entrée en premier sur un théâtre défendu, en sachant que ces moyens avaient déjà été affaiblis en octobre dernier.

La deuxième catégorie concernait des frappes « préemptives » sur les systèmes balistiques iraniens, qui auraient été probablement au cœur de la riposte iranienne. Nous ignorons les chiffres exacts à ce stade. Les Iraniens évoquent 800 systèmes détruits au sol, mais cela reste à confirmer.

La troisième catégorie, c’est-à-dire le cœur de la frappe visait le programme nucléaire avec les sites de transformation, les sites d’enrichissement, les centres de recherche, également les « réceptacles de savoir », comme les appellent les Israéliens, c’est-à-dire le ciblage de onze scientifiques ayant des positions élevées dans le programme nucléaire. La quatrième catégorie était relative à une partie du leadership militaire du régime, essentiel pour la mise en œuvre de frappes et éventuellement l’arsenalisation du programme. Elle s’est traduite par le ciblage du quartier général, de chefs d’état-major, du chef du corps des gardiens de la révolution, des forces aériennes, soit au total une trentaine de hauts responsables ciblés.

Enfin, la cinquième catégorie concernait quelques sites plus larges, mais de façon assez limitée, dont quelques infrastructures énergétiques et le quartier général de la télévision d’État. Elle pouvait indiquer une évolution vers une ambition plus large de la campagne qui, finalement, n’a pas eu lieu.

La campagne de frappe israélienne fait la démonstration de deux axes de supériorité militaire essentiels, se renforçant mutuellement. Le premier relevait du renseignement et du ciblage, grâce à une pénétration exceptionnelle du renseignement militaire israélien comme on avait pu le voir au Liban, sur d’autres théâtres, mais aussi déjà en Iran, ne serait-ce que dans le cas de l’élimination ciblée d’Ismaël Haniyeh au mois de juillet 2024.

Le deuxième axe était relatif à la maîtrise de la puissance aérienne. La mobilisation de 200 avions de combat sur une flotte générale d’environ 300 appareils donne une idée de l’opération de maintenance, de disponibilité opérationnelle de la flotte, mais également des capacités de pénétration des avions de cinquième génération, comme le F-35, et des actions de guerre électroniques.

S’agissant de la participation américaine, il n’existait pas, selon notre analyse, de volonté d’intervenir dans un premier temps. En effet, des négociations diplomatiques directes devaient avoir lieu encore le dimanche précédent, suivant les premières frappes. Une évolution, notamment de la Maison-Blanche a ensuite vu le jour, en faveur d’un soutien à ceux qui avaient le vent en poupe, c’est-à-dire les Israéliens. Pour autant, il existait d’emblée un soutien tacite et relativement discret, a minima du commandement central des États-Unis pour le Moyen-Orient (CENTCOM), se traduisant vraisemblablement au moins par un partage de renseignements et du ravitaillement en vol.

L’opération « Midnight Hammer » du 21 juin qui a ciblé Fordo, Natanz et Ispahan, constitue une autre démonstration de force, avec des projections depuis les États-Unis de sept bombardiers furtifs B-2, appuyés par un sous-marin nucléaire d’attaque. Elle s’est manifestée par l’utilisation d’un « package de frappe » (strike package) considérable, dont les fameuses bombes GBU-57 de 13 tonnes dites « anti-bunker ».

La riposte iranienne est restée globalement faible et peu efficace face à la défense antiaérienne israélienne. Selon les informations israéliennes, environ 600 missiles balistiques auraient été tirés, une centaine par jour dans les premiers jours, avant de décroître significativement par la suite. Il convient d’y ajouter un millier de drones ; le bilan total s’établissant à 29 morts et 3 500 blessés environ. Enfin, la riposte s’est également manifestée par des frappes sur Doha qui ont été globalement théâtralisées à travers un préavis élevé, et des frappes sur la base américaine au Qatar, visant vraisemblablement à éviter les dommages civils et réduire le risque de pertes militaires américaines.

En conclusion, quels enseignements capacitaires peuvent-ils être tirés de ces opérations pour la France et l’Europe ? Ils concernent d’abord l’utilisation de la puissance aérienne, qui soulève un enjeu de disponibilité des matériels, un enjeu de capacité de ciblage en masse et un enjeu de stock de munitions. Encore une fois, compte tenu du nombre de munitions utilisées dans cette campagne aérienne de haute intensité, les armées européennes, seules ou coalisées, n’auraient pas été capables de traiter autant de cibles aussi rapidement.

Il existe également d’autres enjeux, qui concernent la défense antimissile. Dans ce domaine, il faut faire preuve de précaution, puisqu’il n’est pas possible de transposer à l’échelle de l’Europe les capacités anti-missiles balistiques, notamment israéliennes, qui protègent un territoire extrêmement réduit. Nous ne disposerons pas, de manière finançable d’un système multicouches de type Arrow, Fronde de David, THAAD et Iron Dome, capable de protéger l’Europe d’une éventuelle menace russe, par exemple.

Enfin, ces opérations confirment la volonté israélienne d’exploiter sa supériorité militaire actée depuis quelques années déjà, pour « refaçonner » le Moyen-Orient. Cependant, à mon sens, il ne s’agit pas d’une logique similaire à celle des néoconservateurs américains de 2003, qui reposait sur une volonté de changement de régime dans le cadre d’une invasion et d’une opération de stabilisation. Israël n’en a évidemment pas les moyens et les États-Unis n’ont aucune volonté de les accompagner dans cette logique.

Israël demeure, à mon sens, un acteur fondamentalement coercitif au Moyen-Orient, face à ses adversaires, ayant essentiellement pour objectif de désarmer, d’affaiblir et éventuellement de déstabiliser les systèmes adverses par sa puissance aérienne et sa pénétration de renseignements, mais sans coordination avec d’éventuelles forces politiques qui pourraient prendre la suite. Nous l’avons vu au Liban et en Iran.

Pour finir, les acteurs régionaux sont globalement inquiets de la trajectoire actuelle tandis que la position européenne est difficilement audible puisqu’elle reste éventuellement discursive et modérée dans un contexte général où l’action prime, une action de plus en plus désinhibée. Il s’avère difficile de ramener les acteurs à la table de la négociation, compte tenu des leviers et des instruments que les Européens utilisent, c’est-à-dire ceux de la diplomatie, de la discussion, éventuellement des sanctions économiques – et encore ils le sont de façon assez parcimonieuse. Ces leviers et instruments peinent à permettre aux Européens de se replacer au centre du jeu.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie. J’ai particulièrement apprécié votre réflexion sur le capacitaire, le maintien en condition opérationnelle (MCO) israélien. Effectivement, il ne doit pas être soumis aux mêmes centres de certification et aux mêmes principes de précaution que ceux que nous connaissons en France. Enfin, je souhaiterais également que vous évoquiez les positions de la Chine et de la Russie, pays que j’ai trouvé bien silencieux.

Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Romain Tonussi (RN). La récente escalade militaire entre l’Iran et Israël a rappelé à quel point l’équilibre régional au Moyen-Orient reste fragile et susceptible de basculer à tout moment. Si le cessez-le-feu obtenu grâce à l’action décisive des États-Unis mérite d’être salué, la crise a mis en lumière une série d’enseignements que la France aurait tort d’ignorer.

Le groupe Rassemblement national tient à rappeler sa position constante : pas d’accès à l’arme nucléaire pour un État signataire du TNP. Les frappes récentes doivent servir d’avertissement clair au régime iranien. Il ne lui sera jamais permis de franchir ce seuil. Mais au-delà des mots, cette séquence a montré la valeur des moyens. Israël a su conjuguer renseignements et efficacité opérationnelle. Si ses capacités technologiques sont indéniables, c’est l’appui de relais humains sur le terrain qui a permis de frapper juste. Cela doit donc nous interroger sur notre propre dépendance croissante au renseignement technique, au détriment de la présence humaine plus lente à reconstruire mais essentielle à la diversité de nos moyens de renseignement.

Sur le plan des capacités militaires, cette crise est aussi une leçon. Les attaques balistiques et de drones menées par l’Iran ont été largement neutralisées par les systèmes multicouches israéliens, illustrant l’efficacité d’une défense aérienne diversifiée et stratifiée. Certes, nous disposons de capacités solides, notamment avec les systèmes sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T) en cours de modernisation, mais il nous faut désormais consolider cet effort en augmentant nos stocks et en investissant dans les technologies émergentes. Enfin, permettez-moi d’exprimer notre étonnement face à l’interdiction au dernier moment de plusieurs stands israéliens au salon du Bourget sous prétexte qu’ils exposaient des systèmes dits « offensifs », alors même que ces équipements sont au cœur de la stratégie de riposte d’un pays allié.

Dans quelle mesure la France peut-elle aujourd’hui reconstruire une capacité de renseignement humain solide et résiliente ? Ensuite, au plus fort de la crise, l’Iran a suspendu sa coopération avec l’AIEA et menacé de se retirer du traité de non-prolifération. Un tel retrait pourrait-il, selon vous, accélérer la progression du programme iranien et encourager d’autres puissances régionales à suivre la même voie ?

Mme Héloïse Fayet. Monsieur le président, la position russe était assez conforme à celle à laquelle on s’attendait, dans la mesure où le partenariat stratégique signé entre l’Iran et la Russie ne prévoyait pas d’accord de défense mutuelle, mais simplement un pacte de non‑agression : la Russie s’était engagée implicitement à ne pas soutenir Israël si ce dernier attaquait l’Iran. La Russie s’est montrée tout de même en soutien de l’Iran sur le plan du droit international, au sein de l’ONU, et s’est brièvement proposée en tant que médiatrice pour essayer de revenir vers un accord sur le nucléaire iranien.

Je rappelle que la Russie est signataire du JCPOA et que la première visite à l’étranger du ministre des affaires étrangères iranien après l’attaque a eu lieu à Moscou. Hier, le président Emmanuel Macron s’est justement entretenu avec Vladimir Poutine, en partie pour parler de l’Iran. Il est donc peut-être envisageable que la Russie joue un rôle plus important dans les négociations. A contrario, il est important de souligner la faiblesse des systèmes russes qui avaient été envoyés à l’Iran, notamment les S-300, qui ont été notamment détruits par Israël l’année dernière. La position de la Chine a été encore plus modérée, puisque son soutien a été essentiellement oral.

M. Élie Tenenbaum. La Russie a obtenu un gain immédiat mais modéré de la crise, en raison de la hausse assez maîtrisée du prix du baril, puisque les revenus de la Russie dépendent de façon directe du prix des hydrocarbures. En revanche, le malaise de Moscou a été très perceptible. En dépit de son partenariat stratégique qui s’était considérablement renforcé avec l’Iran au cours de ces dernières années, la Russie s’est montrée incapable de porter secours à son allié ou partenaire stratégique iranien, se contentant de se positionner en médiateur vis‑à‑vis des Américains. Donald Trump a répondu de façon assez négligente aux propositions russes, puisqu’il considérait que la Russie devait d’abord avancer sur son propre dossier ukrainien avant de se positionner comme médiateur.

La Chine est restée relativement discrète, mais a sans doute joué un rôle, au moins pour décourager une éventuelle volonté iranienne de bloquer le détroit d’Ormuz, qui joue un rôle clé dans ses approvisionnements stratégiques.

Mme Héloïse Fayet. Il faut également se rappeler que la Chine et la Russie n’ont aucun intérêt à voir l’Iran se doter d’une arme nucléaire. Les deux pays respectent encore le traité de non-prolifération qui les interdit d’aider une puissance non nucléaire à franchir le seuil.

Monsieur Tonussi, la suspension de la coopération de l’Iran avec l’AIEA a été validée par le président iranien ce matin. Nous ne savons pas encore quelles en seront les conséquences sur le terrain. Cependant, les sites qui ont été frappés par Israël et les États-Unis seront évidemment beaucoup plus difficiles d’accès qu’auparavant pour les inspecteurs étrangers actuellement présents en Iran, qui seront très probablement expulsés. Les quelques possibilités d’inspection qui étaient encore envisageables, notamment l’accès à certains sites, ne le seront plus du fait de cette suspension, première étape d’une sortie peut-être plus large du régime de non-prolifération.

Cependant, je pense que ce serait contre-productif pour les Iraniens, dont le récit actuel consiste à expliquer qu’ils sont un État non doté de l’arme nucléaire, ce qui est bien le cas. L’Iran n’avait pas d’arme nucléaire avant les frappes du 13 juin, et en sortant du TNP, il ne ferait qu’alimenter le narratif israélien selon lequel le programme avait forcément pour vocation à être militaire et qu’il ne s’agissait que d’une question de jours ou de semaines avant que l’Iran ne possède une arme nucléaire fonctionnelle. Il serait donc contre-productif pour les Iraniens de sortir du TNP.

S’ils décidaient malgré tout d’agir de la sorte, ils se placeraient dans une situation assez similaire à celle de la Corée du Nord, ce qui n’est peut-être pas enviable, y compris pour l’Iran. Au-delà, il est certain qu’une sortie de l’Iran du TNP constituerait un coup dur pour la communauté internationale, pour le régime international de non-prolifération, à l’heure où les armes nucléaires apparaissent plus désirables qu’avant, notamment du fait de la guerre en Ukraine.

L’Arabie saoudite s’était déjà exprimée à plusieurs reprises sur le fait que si jamais l’Iran franchissait le seuil nucléaire, elle se réservait le droit de développer également une arme nucléaire. Cependant, selon moi, les risques les plus importants en cas de désagrègement du TNP sont plutôt situés en Asie du Nord-Est, notamment en Corée du Sud et au Japon, les deux pays aujourd’hui les plus avancés en termes de prolifération nucléaire et balistique.

Cela nous place dans une position particulière, étant donné qu’il s’agit de pays alliés et partenaires. Une réflexion doit donc être menée sur le risque de prolifération alliée. Il faut espérer que les États-Unis, qui constituaient jusqu’à présent une partie importante des garants de cette norme de non-prolifération, continuent de la maintenir. Malheureusement, ce n’est pas certain, à la lumière de certains propos de Donald Trump.

M. Élie Tenenbaum. Il nous est difficile, en tant que chercheurs extérieurs à la communauté du renseignement, de répondre à la question sur le renseignement humain, à plus forte raison dans le cadre d’une audition ouverte à la presse. Cela étant, de manière très concrète, on aurait tort d’opposer renseignement humain et renseignement technique, les deux se nourrissant mutuellement. Ces dernières années nous ont appris que l’accroissement exponentiel de la collecte de renseignements n’est pas utile si elle n’est pas adossée à des capacités de traitement, d’analyse, d’exploitation et d’alimentation d’une boucle de décision.

L’accès au théâtre iranien sera excessivement difficile et demandera des moyens considérables de la part des services de renseignement qui veulent s’y livrer.

M. François Cormier-Bouligeon (EPR). La révolution iranienne de 1979 a porté au pouvoir un régime théocratique fondamentaliste chiite dirigé par l’ayatollah Khomeini. Ce régime a nourri depuis le début et a toujours conservé le macabre dessein de détruire entièrement Israël, la seule démocratie de la région. En 2015, l’Iran a signé avec le P5+1 le JCPOA, qui stipulait, en échange de l’abandon de sanctions, que le régime iranien s’engageait à limiter l’enrichissement de l’uranium à 3,67 % jusqu’en 2030, et à ne conserver qu’un stock limité d’uranium faiblement enrichi, c’est-à-dire 300 kilogrammes.

Le 7 octobre, le Hamas, un des proxys de l’Iran, a déclenché un véritable massacre en Israël, tuant plus d’un millier de civils pacifiques dans les kibboutz, où des Gazaouis venaient travailler tous les jours, et déclenchant évidemment une riposte d’Israël. Le Hamas savait pertinemment que cette riposte serait particulièrement difficile et qu’il serait mis fin aux accords d’Abraham. De son côté, l’AIEA a montré que l’Iran possédait un stock d’uranium enrichi à plus de 60 %.

Comment pouvez-vous parler d’entre-deux alors que le stock d’uranium enrichi a très clairement une vocation militaire ? Peut-on laisser l’Iran devenir une puissance non seulement du seuil, mais une puissance dotée de l’arme nucléaire, sans conséquence dans la région et dans le monde ? Enfin, vous dites que la Russie n’a aucun intérêt à aider l’Iran à se doter de l’arme nucléaire, au nom du respect du traité de non-prolifération et dans son propre intérêt. Or nous voyons bien que depuis 2014 et 2022, la Russie ne respecte pas ses engagements.

Mme Héloïse Fayet. Il n’y a pas d’uranium enrichi à plus de 60 %. Il s’agissait de particules enrichies à 83,7 %, qui ont été détectées pendant un temps extrêmement court et l’AIEA a reconnu qu’il s’agissait d’un défaut de configuration des centrifugeuses. Aujourd’hui, l’Iran dispose de 400 kilogrammes d’uranium enrichi, jusqu’à 60 %, comme cela a été évoqué dans les deux derniers rapports publiés par l’AIEA, fin mai 2025.

Il est exact que cette quantité d’uranium enrichi n’a pas d’application civile. Cependant, il n’existe pas non plus de signe d’une arsenalisation et de la fabrication concrète et imminente d’une arme nucléaire par l’Iran.

Sur le plan légal, l’Iran était en conformité vis-à-vis de ses engagements au titre du TNP et du JCPOA, jusqu’à ce que les Américains en sortent en mai 2018. Jusqu’à ce matin et la remise en cause des accords avec l’AIEA, l’Iran se conformait partiellement à ses agréments vis-à-vis de l’AIEA : le Conseil des gouverneurs avait émis plusieurs motions enjoignant l’Iran à respecter entièrement ses engagements, sans être suivies d’effets. Le JCPOA assurait un contrôle total sur l’uranium et les capacités d’enrichissement. La situation actuelle est une conséquence de la sortie par Donald Trump du JCPOA.

Pour recouvrer une connaissance suffisante du programme nucléaire iranien, il faut à nouveau repasser par la diplomatie. Si les Iraniens avaient encore besoin d’une motivation pour potentiellement proliférer, les Israéliens, eux-mêmes dotés de l’arme nucléaire, viennent de la leur donner. Il existait déjà un narratif favorable à la bombe nucléaire en Iran ces derniers mois, précisément parce que les Iraniens voyaient que la dissuasion conventionnelle, basée sur les missiles balistiques et les milices, s’épuisait.

L’ayatollah Khamenei est resté pour l’instant sur sa décision de ne pas fabriquer d’arme nucléaire, de ne pas autoriser à franchir le seuil. Aujourd’hui, nous ignorons quel sera le chemin que prendra l’Iran. Les Iraniens peuvent se dire que la meilleure façon de prévenir de nouvelles frappes sur leur territoire consisterait justement à disposer de capacités de dissuasion suffisantes et, potentiellement, d’une arme nucléaire ?

Enfin, les accords d’Abraham n’ont pas été dénoncés, ni par les Émirats arabes unis, ni par Bahreïn, ni par le Maroc après le 7 octobre. À l’inverse, certaines rumeurs font état d’une possible normalisation par la Syrie de ses relations avec Israël.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Vous venez de donner les faits, l’état du droit, le fait qu’Israël et les États-Unis ont choisi délibérément de ne pas respecter le droit international pour se donner des garanties vis-à-vis d’une menace qu’ils ont manifestement exagérée sur la scène internationale, exactement comme ils ont exagéré cette menace lorsqu’il s’agissait – en tout cas dans le cas des États-Unis – des armes de destruction massive en Irak.

Cela ne signifie évidemment pas que l’Iran n’était pas une puissance agressive à l’égard d’Israël ou de nombreux autres voisins, et à l’égard en particulier des flux internationaux qui circulent dans la zone de la mer Rouge et d’Ormuz. Néanmoins, le choix a été effectué de violer le droit international par les États-Unis et par Israël. Comment interprétez-vous la différence de traitement qui a pu être réservée à l’attitude notoirement proliférante de la Corée du Nord, face à celle, plus ambiguë, de l’Iran ?

M. Élie Tenenbaum. Depuis des décennies, la république islamique d’Iran a constitué une menace avérée, qui a été caractérisée et s’est traduite par des actions hostiles, des tirs de missiles balistiques, le soutien à des groupes terroristes et reconnus comme tels. À l’Ifri, nous sommes réticents à employer le terme de « proxys », qui laisserait penser que les groupes soutenus par l’Iran ne sont que leurs marionnettes. Ils ont aussi leur volonté propre, mais ils bénéficiaient effectivement du soutien technique, financier, stratégique de l’Iran. Cela suscitait d’une certaine manière un argumentaire sur la légitimité générale d’une opération contre l’Iran, qui ne respectait pas à la lettre la légalité du droit international public. En tant que chercheurs, nous n’avons pas vocation à porter un jugement politique sur ces choix.

Mme Héloïse Fayet. La principale différence de traitement entre la Corée du Nord et l’Iran tient au fait que ce dernier pays poursuit des activités conventionnelles et hybrides très agressives dans la région. Mon propos n’a jamais visé à diminuer la menace que pouvait représenter l’Iran, notamment pour les forces occidentales dans la région ou pour Israël. Il suffit à ce titre de se rappeler les attentats effectués par le Hezbollah au Liban dans les années 1980 et en Europe.

La volonté hégémonique de l’Iran au Moyen-Orient était soutenue par cette ambiguïté autour du programme nucléaire iranien, même si, encore une fois, celui-ci a été le plus inspecté de tous les programmes nucléaires au monde, notamment entre 2015 et 2018. De ce fait, je pense que la Corée du Nord représentait et représente aujourd’hui une menace peut-être moindre pour la communauté internationale. La prolifération nord-coréenne s’est réalisée d’une façon beaucoup plus discrète que celle de l’Iran, sans doute parce que la Corée du Nord a moins accepté de collaborer avec l’AIEA. Les Nord-Coréens ont notamment développé des réacteurs sans que les inspecteurs étrangers ne s’en rendent compte.

De plus, la volonté de potentielle prolifération est différente en Iran et en Corée du Nord. Le programme nucléaire militaire iranien avant 2003 était la conséquence de la guerre Iran-Irak, et visait à empêcher qu’une telle guerre ne se reproduise. En Corée du Nord, il s’agit plutôt d’assurer la protection du régime, même si – c’est évidemment un point d’inquiétude pour la communauté internationale – la doctrine nucléaire nord-coréenne commence à évoluer vers un comportement plus agressif, notamment envers la Corée du Sud, et le développement de missiles capables de frapper les États-Unis. Quoi qu’il en soit, les deux situations ne sont pas du tout comparables en termes de prolifération, étant donné que l’Iran n’a pas d’armes nucléaires alors que la Corée du Nord en possède.

M. Élie Tenenbaum. L’incapacité de la communauté internationale à agir pour éviter la prolifération nord-coréenne a malheureusement rendu plus attractive la piste de la prolifération effective pour l’Iran. Cela a déjà été le cas dans le champ balistique, puisque la Corée du Nord est le principal proliférant balistique, ce qui a permis à l’Iran de se doter des vecteurs qui frappent aujourd’hui la région, Israël mais également le Qatar. On peut donc craindre que le précédent nord-coréen, marqué par une sortie du TNP, puis une série d’essais réussis, sans réaction de la communauté internationale, justifie rétroactivement aux yeux de l’Iran qu’il s’agit là de la piste la plus sûre.

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Comparaison n’est pas raison, mais il est difficile de ne pas tenter de placer l’intervention américaine en Iran dans une perspective historique, celle de son action au Moyen-Orient. Plus que l’Afghanistan, c’est peut-être l’intervention en Irak qui est la plus éclairante sur les raisons fondant l’intervention américaine à l’époque et les sous-jacents idéologiques de l’administration Bush en son temps. Je me permets ici de citer l’ouvrage de Dario Battistella, Le retour à l’état de guerre, qui est pour moi un point de référence majeur sur l’analyse de cette guerre en Irak.

Madame Fayet, vous avez souligné des éléments factuels indiquant que jusqu’au 13 juin, il n’y avait pas de signe d’arsenalisation, que les choses ont évolué par la suite. En Irak, la question des armes de destruction massive avait été centrale. Aujourd’hui, on peut donc questionner cet élément en Iran.

Comment jugez-vous la crédibilité des informations de l’AIEA sur la réalité de la menace iranienne, son évaluation, sa capacité à disposer d’informations stabilisées ? Comment peut-elle conclure que certains programmes ont été cachés, par exemple ? Il n’y a pas de suspicion, mais il semble important de rappeler ces enjeux de façon plus précise, d’ouvrir la « boîte noire », car il s’agit d’un élément fondamental pour appréhender ce qui s’est passé en Iran.

Le second point concerne les sous-jacents idéologiques de l’intervention américaine. En Irak, le mouvement néoconservateur, les « faucons », ont été considérés comme importants dans le déclenchement de l’intervention. Vous y avez fait référence très rapidement. Peut-on qualifier aujourd’hui, d’un point de vue théorique, les raisons justifiant l’intervention de l’administration Trump, qui était perçue comme isolationniste ? Cette intervention a pu surprendre. Vous semblez la qualifier « d’opportuniste ». Est-ce aujourd’hui la meilleure façon de qualifier la doctrine américaine ?

Le dernier point est relatif au déclassement américain dans le concert des nations, au regard notamment de la Chine. Faut-il voir aussi dans cette intervention américaine, un écho au désordre international actuel, un ressort de sa volonté de réaffirmation de puissance sur la scène internationale ou doit-on aujourd’hui penser la doctrine américaine seulement comme transactionnelle et opportuniste ?

Mme Héloïse Fayet. Jusqu’aux frappes du 13 juin, l’AIEA publiait tous les trois mois deux rapports relatifs à la situation en Iran : l’un concernant les obligations de l’Iran vis-à-vis du TNP et l’autre portant sur ses obligations vis-à-vis de la résolution 2231, c’est-à-dire la transcription au niveau onusien du JCPOA. Ces rapports ont été rédigés par des inspecteurs qui étaient encore sur place avant le 13 juin, avaient accès aux sites et menaient des inspections régulières dans certains d’entre eux. Ces inspections étaient conduites sans prévenir les Iraniens, afin qu’ils n’aient pas la capacité de dissimuler certains éléments.

Néanmoins, l’AIEA reconnaît évidemment ses limites, notamment parce que l’Iran a choisi d’arrêter d’appliquer le protocole supplémentaire de ses garanties vis-à-vis de l’AIEA après la sortie par Donald Trump du JCPOA et la mort du général Soleimani dans une frappe américaine en Irak. L’AIEA reconnaît avoir perdu une partie de ses connaissances sur le programme nucléaire iranien sur certains aspects, notamment la construction de pièces pour de nouvelles centrifugeuses et quelques autres sites.

Il demeure toujours des points de contestation entre l’Iran et l’AIEA, qui ont notamment alimenté le récit israélien autour de la nécessité d’effectuer les frappes. Néanmoins, le rapport souligne que ces points sont liés aux activités militaires conduites par l’Iran avant 2003. Certains points de contentieux entre l’Iran et l’AIEA ne sont pas encore résolus. Cependant, l’Agence fait vraiment de son mieux avec le budget limité dont elle dispose, étant entendu que les inspecteurs de l’AIEA sont mobilisés dans tous les pays qui disposent de l’énergie nucléaire. Ils sont également très mobilisés en Ukraine pour la défense et l’inspection des centrales nucléaires ukrainiennes.

Je rappelle également que le ciblage d’installations nucléaires est contraire à l’esprit du traité de non-prolifération, quand ces installations sont protégées par des garanties de l’AIEA. Cela était le cas de ces installations nucléaires iraniennes visées par les frappes. En résumé, l’AIEA offrait une transparence relative sur le programme nucléaire iranien, en essayant de s’affranchir des barrières érigées par Téhéran, notamment les difficultés d’accès aux sites. Ces éléments doivent également être complétés par les services de renseignement américains, israéliens et européens. Il convient de construire une capacité supplémentaire sur le suivi du programme nucléaire iranien, en particulier si la coopération avec l’AIEA est suspendue.

M. Élie Tenenbaum. Monsieur le député, vous nous avez également interrogés sur la conception théorique et idéologique de l’administration Trump. Il est toujours évidemment hasardeux de se livrer à une forme d’exégèse d’une administration qui débute et qui est encore travaillée par différents courants, différentes hésitations. De fait, tous les membres de l’administration n’étaient pas favorables à la conduite de ces frappes.

En revanche, je considère que le courant néoconservateur n’est pas représenté, mais qu’il est même totalement marginalisé au sein de l’administration. Cette dernière n’exprime pas de volonté de transformer le Moyen-Orient et d’installer de nouvelles démocraties par la force, avec des actions militaires et des actions d’occupation et de stabilisation, comme cela avait pu être le cas en 2001 en Afghanistan et en 2003 et en Irak.  Ce courant interventionniste n’est pas du tout représenté. C’est en partie contre lui, que la base MAGA (Make America Great Again) s’est consolidée.

En revanche, on se méprend souvent en Europe sur la volonté de Donald Trump de signer des accords, de faire des « deals ». En effet, pour Donald Trump, le deal n’est pas le fruit d’une négociation comportant des concessions et une dimension technique. Il a une vision unilatérale de ce qu’est un accord, fondamentalement marquée par la coercition ou la menace de coercition à la fois militaire ou économique, aussi bien auprès de ses alliés et partenaires que de ses adversaires. C’est dans cette logique de coercition par la projection de puissance militaire ou économique par des sanctions massives et la politique de pression maximum qu’il faut lire, à mon sens, la contribution américaine aux frappes. De fait, dès le lendemain des frappes, Donald Trump a appelé l’Iran à se rendre et à signer un accord ou à faire des concessions.

Cet exemple est l’expression de cette conception de la politique internationale, qui n’est pas fondée comme chez les néoconservateurs – quoi que l’on puisse en penser – sur la prise de responsabilité de l’action militaire, laquelle s’intègre dans un plan. Dans le mode d’action trumpien, il n’existe pas d’alternative politique ou de volonté de renverser le régime iranien. Il n’y a pas eu par exemple de soutien aux déclarations de Reza Pahlavi. Des menaces effectives sur la personne de Khamenei ont bien été formulées, mais, encore une fois, sans option de remplacement, dans une logique de coercition.

M. Damien Girard (EcoS). Il apparaît clairement que la stratégie de sécurité iranienne articulée autour de ses ministres affiliés, de ses capacités balistiques et de la perspective d’une réussite de son programme nucléaire militaire a été défiée et mise en échec par l’armée israélienne, au moins à court terme. Cependant, l’article du Grand Continent auquel vous avez contribué, madame Fayet, souligne que cette opération de retardement du programme nucléaire militaire peut paradoxalement participer à la prolifération. En effet, quel intérêt pour les puissances régionales de respecter le droit international et le système de non-prolifération nucléaire alors que la dissuasion conventionnelle apparaît insuffisante et la violence étatique totalement décomplexée ? Combien d’ex-États soviétiques regrettent-ils amèrement aujourd’hui que l’Ukraine ait rendu les armes nucléaires de l’URSS à la Russie contre une promesse de papier ? De nombreux États, certains alliés des États-Unis, peuvent analyser cette opération comme la confirmation de l’intérêt d’un programme nucléaire national et être enclins à relancer la prolifération.

Dès lors, quel est l’avenir du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires ? Vues de France, quelles sont les perspectives pour notre doctrine de dissuasion ? L’usage de notre arme nucléaire, fondée sur le principe du faible capable de dissuader le fort grâce à l’ambiguïté stratégique, peut-elle résister à des acteurs déterminés, eux-mêmes dotés et s’affranchissant de tout droit de la guerre ?

Mme Héloïse Fayet. Si l’Ukraine avait conservé les armes nucléaires soviétiques qui étaient déployées sur le territoire alors qu’elle n’en avait pas le contrôle, elle n’aurait pas pu signer le traité de non-prolifération nucléaire. En conséquence, elle n’aurait pas été directement intégrée à la communauté internationale. Les analystes ukrainiens spécialistes du sujet considèrent en réalité que cette action aurait probablement accéléré une opération russe sur le territoire ukrainien afin de regagner le contrôle des armes nucléaires. L’Ukraine peut le regretter peut-être partiellement aujourd’hui, mais à l’époque, et encore maintenant, ceci était vu comme la bonne décision à prendre.

Par ailleurs, les opérations américaines et israéliennes suscitent des questions sur le futur du régime de non-prolifération. A nouveau, tout dépendra de la voie que choisira l’Iran. Plusieurs options demeurent ouvertes. Si ces frappes ont été suffisamment dissuasives pour convaincre les Iraniens que le coût de développement d’une arme nucléaire est supérieur aux bénéfices qu’ils peuvent en tirer, qu’ils ne peuvent pas développer un programme nucléaire complètement clandestin – car les services de renseignement américains et israéliens s’en rendront compte – et qu’une solution diplomatique est trouvée, on peut effectivement espérer que la Corée du Sud, l’Arabie saoudite, la Turquie ou d’autres ne se lanceront pas dans la course à la prolifération. A l’inverse, si l’Iran se convainc que seule une arme nucléaire peut le protéger d’attaques par des puissances nucléaires, le risque de prolifération pourra se matérialiser.

Il faut également avoir en tête que si la stratégie de latence nucléaire de l’Iran n’a pas fonctionné, c’est aussi parce que sa dissuasion conventionnelle fondée sur les missiles conventionnels et les missiles balistiques a échoué au préalable. On peut aussi imaginer que si le 7 octobre n’avait pas eu lieu, la situation actuelle ne serait pas celle que nous connaissons.

Enfin, les conséquences sur la doctrine de dissuasion française sont pour l’instant minimes selon moi, notamment parce qu’elle est dirigée principalement vers des adversaires étatiques déjà dotés, même si tous les pays sont susceptibles de menacer les intérêts vitaux français. Néanmoins, je pense que l’inquiétude plus large vis-à-vis du respect du droit international et du futur de la maîtrise des armements peut surtout poser un problème à la doctrine de dissuasion française.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Je suis frappée, comme beaucoup, par ce monde incertain dans lequel nous vivons maintenant, marqué par un affaiblissement de l’ordre juridique international à tous les niveaux. L’ONU ne représente en définitive plus grand-chose, les traités sont bafoués par les uns et les autres. Je n’ai pas le sentiment qu’avec des dirigeants pour qui le « deal » signifie la coercition et une relation unilatérale, nous arriverons à faire de la diplomatie.

Dans le contexte du Moyen-Orient et notamment du conflit entre l’Iran et Israël, je suis frappée par le silence des voisins de la région, notamment l’Arabie saoudite, depuis le 7 octobre 2023. En définitive, nous avons l’impression qu’ils laissent faire Israël, qu’ils ne mènent pas d’action diplomatique visible. Pourtant, les accords d’Abraham sont essentiels. Plus encore, il faudra retisser dans cette région du monde des accords encore plus solides.

M. Élie Tenenbaum. Pendant longtemps, les pays du Golfe étaient dans une situation de confrontation géopolitique générale avec l’Iran. Depuis trois ans, à l’aune de l’affaiblissement de l’Axe de la résistance conduit par l’Iran, d’une médiation chinoise et d’une reconfiguration de la présence américaine, ils avaient commencé à réengager de façon discrète le dialogue avec la république islamique, sans pour autant renoncer à la compétition pour un certain nombre d’espaces et de communautés dans la région, dont l’Irak ou la Syrie, par exemple. Simultanément, ces pays du Golfe témoignaient de leur volonté très claire d’intégrer davantage Israël dans l’espace régional, comme en attestent les accords d’Abraham, sous la bienveillance de l’administration Biden, voire des administrations Trump 1 et Trump 2.

Pour autant, le soutien apporté par la république islamique à des acteurs régionaux violents et la volonté israélienne de se confronter à cette menace venaient frustrer cette volonté des acteurs, notamment des pays du Golfe. La France et la plupart des pays européens y contribuaient, à travers des partenariats stratégiques avec les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, la Jordanie, l’Égypte.

Les Iraniens ont choisi de frapper le Qatar, qui était sans doute le pays dans lequel ils avaient le plus de relais, parce qu’ils estimaient pouvoir mieux maîtriser les conséquences de cette frappe de rétorsion. Cependant, même si ces frappes ont été « orchestrées » et ont fait l’objet d’un préavis, elles n’ont pour autant pas été prises à la légère. De fait, elles créent un précédent : c’est la première fois qu’une monarchie du Golfe est directement frappée ou ciblée sur son sol, même si l’Iran a bien expliqué que la base américaine hébergée au Qatar était la véritable cible.

Pendant longtemps, les bases américaines étaient censées constituer une protection pour ces pays. Aujourd’hui, elles peuvent aussi attirer une menace ou justifier un ciblage. Dans un contexte plus général où l’administration américaine cherche à revoir la géométrie et les paramètres de ses forces déployées à l’étranger, dans un contexte d’une autonomisation relative de la diplomatie des pays du Golfe ; il existe sans doute une opportunité pour l’Europe de faire entendre une voix différente.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de deux questions individuelles complémentaires.

Mme Marie Récalde (SOC). Il apparaît que l’opération américaine de bombardement qui a impliqué les bombardiers B-2 s’est décomposée en deux mouvements : un premier mouvement vers l’ouest, impliquant une série de bombardiers opérant un mouvement de diversion vers l’île de Guam dans le Pacifique rapidement repérés en Osint, et un second mouvement vers l’est, resté secret, qui a mené la frappe.

Je m’interroge sur l’intérêt de ce premier mouvement. Le B-2 est un avion furtif, qui a pu voler vers l’est dans un secret relatif. Pourquoi avoir risqué ce mouvement vers l’ouest qui a vite été repéré et qui a été annonciateur des frappes de la nuit suivante ? S’agissait-il de tester l’opinion publique ou était-ce un mouvement qui a finalement avorté après avoir été repéré ?

Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Nous regrettons la sortie des Américains du JCPOA. Peut-être ces événements ne seraient-ils pas advenus si la voie engagée avait été poursuivie. Je le dis sans aucune complaisance pour le régime des mollahs qui exerce une menace sur son propre peuple et sur l’Europe. Cette menace ne doit pas être négligée, dans la mesure où l’Europe est à portée de missiles balistiques depuis l’Iran. La France se préoccupe de cette question, en lien avec son siège de membre permanent du Conseil de sécurité. Cet aspect a peut-être conduit à l’appel entre le président de la République et Vladimir Poutine.

Quel est votre avis sur l’évolution de la doctrine sur les missiles antibalistiques (ABM) en Europe, surtout sur le flanc Est ? Nous percevons un peu de nervosité chez nos partenaires européens. Ensuite, l’Iran serait-il capable de produire du plutonium ou d’en disposer à travers la Corée du Nord, le Pakistan et autres États ?

M. Élie Tenenbaum. Il n’existe pas d’éléments publics concernant la stratégie mise en œuvre par l’état-major américain lors du déploiement des B-2. On peut comprendre qu’il y a effectivement eu une volonté de diversion sur le sens de l’attaque, vraisemblablement du fait de la crainte de fuites sur certains éléments techniques du package de frappe depuis les États‑Unis.

Il s’agit de raids de très longue distance, les plus longs raids conduits par des avions B‑2 en opération ou en exercice, comportant de nombreux ravitaillements en vol, puisque les aéronefs ont décollé depuis le Missouri, au centre des États-Unis. Les fameux ravitailleurs qui permettent ces « élongations » avaient en revanche été déployés sur des bases américaines en Europe, en Espagne et en Allemagne, ce que l’on doit garder en tête. Ainsi, même si les États-Unis sont capables techniquement d’envoyer les effecteurs ou les porteurs depuis le continent américain, il demeure quand même utile pour eux de conserver une présence en Europe, y compris à cet égard.

Mme Héloïse Fayet. Madame Pouzyreff, s’agissant de l’évolution de la doctrine et de la position sur les missiles balistiques en Europe, on peut penser au projet de la European Sky Shield Initiative, promu notamment par l’Allemagne, mais il faut le replacer plus largement dans le cadre de la doctrine otanienne sur la défense antiaérienne et la défense anti-missiles balistiques. Les systèmes Aegis avaient été déployés en Europe pour éviter des attaques par missiles balistiques de la part de « rogue States », d’États voyous. On pensait à l’époque à la Libye, la Syrie, à l’Iran aujourd’hui. Il faut néanmoins souligner que très peu de missiles balistiques sont en mesure d’atteindre l’Europe.

En revanche, il est vrai que la position de la défense antimissile évolue pour se concentrer surtout sur les menaces qui viennent plutôt de la Russie, c’est-à-dire des menaces bien plus proches. Le débat est également relancé par la démonstration de l’utilité du système israélien de défense anti-missiles balistiques, même si, comme Élie Tenenbaum l’a rappelé, il n’est pas possible de répliquer le même modèle en Europe.

Quoi qu’il en soit, il convient effectivement de mener un débat sur la défense antimissile en Europe, qui doit intégrer une réflexion sur l’équilibre entre offensif et défensif. Dans ce cadre, le projet ELSA (European Long-Range Strike Approach) prend tout son sens : il faut pouvoir se défendre contre les missiles de l’adversaire, mais aussi pouvoir faire peser une pression sur celui-ci ; doubler la dissuasion par déni d’une dissuasion par punition, toujours dans le domaine conventionnel.

Enfin, le réacteur plutonigène d’Arak ne peut plus produire de plutonium, au terme des accords entre l’Iran et l’AIEA. Sur le papier, il est toujours envisageable de s’en procurer par d’autres moyens. Cependant, l’uranium fournit un avantage à l’Iran dans la mesure où il est beaucoup plus flexible et beaucoup plus « politique ». À cet égard, le message de l’enrichissement graduel était selon moi surtout un message politique, car il offrait en quelque sorte des leviers de négociation pour l’Iran. Cette flexibilité politique n’aurait pas été permise par l’acquisition directe de plutonium.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos éclairages.

 

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La séance est levée à 16 heures 36.

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Delphine Batho, M. Édouard Bénard, M. Yannick Chenevard, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Sophie Errante, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, Mme Nadine Lechon, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Marie Récalde, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Romain Tonussi

Excusés.  Mme Anne-Laure Blin, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Moerani Frébault, Mme Clémence Guetté, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Lise Magnier, Mme Alexandra Martin, Mme Anna Pic, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud