Compte rendu
Commission
des affaires étrangères
– Communication, ouverte à la presse, sur le déplacement effectué par une délégation de la commission à Washington, du 23 au 26 mars 2025 2
Mercredi
9 avril 2025
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 52
session ordinaire 2024-2025
Présidence
de M. Bruno Fuchs,
Président
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La commission entend une communication, ouverte à la presse, sur le déplacement effectué à Washington, du 23 au 26 mars 2025, par une délégation composée du président Bruno Fuchs, de Mme Nathalie Oziol et de M. Franck Riester.
La séance est ouverte à 11 h 50.
Présidence de M. Bruno Fuchs, président.
D’abord, nous relevons un état d’esprit de véritable peur. Tel est effectivement le sentiment qui règne à Washington : en quelques minutes, on peut désormais y perdre un contrat, son emploi ou des subventions.
Ensuite, l’Europe est clairement considérée de plus en plus comme un adversaire, à tout le moins un concurrent, dans une grande partie des conversations que nous avons pu mener.
Se pose également la question du Projet 2025, c’est-à-dire du volet idéologique du programme du président Trump.
Un autre constat fort est que tout remonte à ce dernier : d’autres responsables peuvent prendre la parole mais sans la certitude de ne pas être démentis dans les minutes qui suivent. Quelques représentants Républicains que nous avons pu rencontrer ne sont pas d’accord avec la politique menée mais ils ne peuvent pas exprimer ce désaccord publiquement, ni même dans des réunions politiques à l’échelle de leur parti.
Voilà quelques éléments liminaires, avant que je ne laisse la parole aux deux autres rapporteurs.
M. Franck Riester (EPR), rapporteur. Ce déplacement était effectivement très intéressant, à un moment passionnant de la relation avec les États-Unis et où l’on commence à comprendre de façon plus claire la nouvelle politique étrangère de ce pays. Nous avons bien ressenti ce qui a été évoqué aussi tout à l’heure par Dominique de Villepin et par monsieur le président, à savoir cette espèce de chape de plomb qui pèse sur le pays. Les uns et les autres nourrissent la peur très forte de perdre leur place ou leur contrat, mais aussi la peur de voir le président Trump aller vers une dérive autoritaire. Au cours d’une discussion, un élu Démocrate nous a quand même dit ne pas souhaiter pousser les Américains à manifester, de peur qu’un désordre dans la rue ne soit une opportunité pour le président Trump de prendre les pleins pouvoirs.
Cette alternance constitue également un bousculement assez considérable de la politique américaine en matière étrangère et peut entraîner des conséquences très lourdes et durables. Pour autant, on retrouve un certain nombre des fondements d’une nouvelle politique étrangère américaine partagée par les Démocrates et les Républicains qui a commencé, en gros, sous la période Obama. Elle est poussée beaucoup plus loin par le style Trump, par une méthode transactionnelle, et sous-tendue par une structuration idéologique nouvelle
Son premier fondement est d’abord le pivot de l’Atlantique vers le Pacifique. Comme nous l’ont répété tous nos interlocuteurs, la menace principale est la Chine, ce qui se traduit par la mutation et l’accélération d’un certain nombre de politiques dans tous les domaines, notamment en matière de défense, avec la mutation du corps des Marines pour prendre en compte cette stratégie de containment de la Chine.
Le deuxième fondement est le recentrage des efforts de sécurité sur les États-Unis eux-mêmes, et notamment la question de la sécurisation de la frontière Sud, avec toutes ses incidences sur la politique migratoire, ainsi que la mise en place du golden dome, à l’image du dôme de fer israélien. Les États-Unis sont déterminés à mobiliser beaucoup d’énergie pour la sécurité de leur propre sol.
Le troisième fondement, que l’on retrouve chez les Démocrates et les Républicains, porte sur une politique commerciale et économique nouvelle, beaucoup plus protectionniste et orientée vers la réindustrialisation. Je rappelle tout de même que l’Inflation Reduction Act (IRA) a été mis en place sous la présidence Biden et que des tensions avec les États-Unis existaient déjà en matière commerciale. Je rappelle également que nous n’étions pas sortis du contentieux entre Boeing et Airbus ni du contentieux sur l’acier et l’aluminium, même si les droits de douane avaient marqué une pause. Aujourd’hui, nous constatons tous une accélération et la volonté très claire de rendre plus compétitifs les produits fabriqués aux États-Unis, au moyen de droits de douane sur les importations. Cette politique vise également à attirer des investisseurs aux États-Unis, pour s’adresser au marché américain sans droits de douane.
Un certain nombre de politiques ont changé de pied, au premier chef vis-à-vis de la Russie. Un clivage s’est produit entre les Démocrates et une partie des Républicains, d’une part, et la tendance trumpienne, dite « MAGA », d’autre part. Ce changement s’est traduit par le fait de renouer les relations avec Vladimir Poutine, la volonté d’arrêter très rapidement la guerre, certes pour dépenser moins et peut-être éviter des morts, mais aussi pour décoller stratégiquement la Russie de la Chine. Il s’agit aussi de participer à cette internationale réactionnaire, avec une sorte d’admiration du président Trump pour Vladimir Poutine, son régime et la façon dont il gouverne la Russie.
Le changement de pied porte aussi sur la relation avec les alliés des États-Unis, et notamment l’Europe. Nous étions aux États-Unis lors du scandale lié au réseau Signal, qui a rendu publics les propos sur l’Europe de certains décideurs américains, notamment le vice-président Vance. J’ai été frappé par les discours que nous avons entendus quand nous avons demandé à des membres de la Chambre des représentants : sommes-nous toujours alliés ? Nous avons enregistré des réponses parfois un peu laconiques, sur le thème : « Le président Trump n’a pas dit l’inverse ». Pour eux, des alliés représentent des capacités plutôt que des dépendances, ce qui fait écho d’ailleurs aux propos du président Trump qui demandait : « Si nous sommes attaqués, les Français seront-ils là pour nous aider ? » En d’autres termes, des alliés sont des États qui peuvent aider et non des États qu’on aide en permanence, parce qu’ils n’investissent pas assez dans leur outil de défense.
On assiste à une remise en question des grands principes qui tissent les relations entre les États-Unis et leurs alliés, à commencer par la question de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’article 5 de ce traité. Nous avons demandé à nos interlocuteurs s’ils viendraient nous défendre si nous étions attaqués. Leur réponse a été que le président Trump n’avait pas dit l’inverse mais qu’il ne faudrait pas avoir provoqué l’« ours russe », selon les termes employés. Certains de ces Américains reprennent complètement le récit de Vladimir Poutine, notamment sur l’invasion en Ukraine.
Le troisième revirement est celui de l’impérialisme, poussé très loin avec les propos de Donald Trump sur le Groenland, le Canada ou Panama. Nous l’avons bien senti dans les échanges que nous avons pu avoir avec les représentants Républicains.
Le quatrième changement de pied concerne le Moyen-Orient et les prises de position sur Gaza. Nous en avons déjà parlé lors de l’audition de Dominique de Villepin et je ne m’y étendrai pas.
Dans l’ensemble, le fil rouge de tous ces changements de pied est de garantir et pérenniser la supériorité américaine sur tous les autres pays du monde. Il s’agit de s’assurer que la puissance américaine est largement devant toutes les autres en matière économique, commerciale, géopolitique, militaire, stratégique et technologique. La méthode est très trumpienne : transactionnelle, pragmatique, pour ne pas dire mouvante et erratique. Elle abandonne le multilatéralisme et se montre beaucoup plus court-termiste, en rejetant la politique américaine historique fondée sur des valeurs, pour se concentrer sur le rapport de force et la loi du plus fort.
Le tout s’appuie sur un sous-jacent idéologique très fort : une révolution réactionnaire – ou une internationale réactionnaire – autour de la restauration de la famille traditionnelle au cœur de la société américaine, du démantèlement de l’État administratif, de la défense de la souveraineté ou plutôt d’un retour de l’isolationnisme, les États-Unis ayant la priorité sur tous les autres pays.
Mme Nathalie Oziol, rapporteure. Je voudrais d’abord souligner le niveau des rencontres que nous avons faites aux États-Unis : un élu Démocrate, trois élus Républicains, des conseillers stratégiques au Pentagone, une sous-secrétaire d’État et l’ambassadeur de France aux États-Unis. Ces rencontres et les échanges que nous avons eus permettent un retour sérieux, en tout cas un aperçu sérieux et clair de l’orientation politique des États-Unis de Donald Trump, y compris à l’international.
Force est d’abord de constater la rapidité des mesures assénées par l’administration Trump. Cette stratégie est d’ailleurs revendiquée sous le nom de « shock and awe », déjà déployée par les Américains lors de la guerre en Irak. Elle consiste à frapper très fort et très vite, de sorte à placer tous les acteurs en état de sidération. Depuis notre déplacement, il y a deux semaines à peine, nous avons reçu de nouvelles annonces concernant les droits de douane. Tout va donc très vite. Tout espace, que ce soit l’Europe ou la Chine, est désormais considéré comme un concurrent potentiel par les États-Unis.
La victoire de Donald Trump, l’installation de son administration et ses premières décisions constituent un bouleversement politique et géopolitique majeur, désormais impossible à ignorer. Elle contraint toutes les sociétés à réagir, soit en se pliant aux desideratas états-uniens, soit en adoptant une voie alternative. Cette dernière fait l’objet de discussions et de débats, y compris au sein de notre délégation.
Nous sommes tous obligés d’analyser froidement la situation et d’adapter profondément notre référentiel diplomatique et économique. La France devrait occuper un rôle diplomatique de premier plan mais elle ne le fait pas suffisamment, selon moi, et elle n’est pas sérieusement considérée par Donald Trump. Quand on s’adresse aux élus que l’on a rencontrés, y compris les plus « MAGA », ils parlent de la France et de l’Europe en des termes qui ne sont pas insultants et parfois même flatteurs. Dans les faits, les négociations sur la guerre en Ukraine écartent la France, comme le reste des États européens. Elles ont lieu directement entre Donald Trump et Vladimir Poutine, si bien que l’on peut s’interroger sur les conditions qui sont mises sur la table et qui sont potentiellement celles de Vladimir Poutine. Est-il encore question de franchissement des frontières ou des territoires annexés ? La question se pose.
Donald Trump ne rechigne pas à aller à l’affrontement. Il amène lui-même le choc commercial et militaire. Nos entretiens ont été très clairs et très transparents sur cet aspect. Toute l’action diplomatique et toute l’action militaire sont orientées autour d’une confrontation, commerciale et guerrière, notamment avec la Chine, ce qui implique de passer rapidement sur la guerre en Ukraine. Donald Trump a besoin de refermer ce chapitre pour se consacrer à la confrontation avec la Chine.
Rester alignés sur les États-Unis signifierait accompagner ce choc militaire car il est peu probable que la Chine reste inactive face aux traitements que lui infligent les États-Unis d’Amérique. Ces derniers ne peuvent donc pas être considérés comme des partenaires pour la France. Notre déplacement s’est passé en plein scandale de la fuite de la boucle Signal dans laquelle l’Europe était considérée comme « pathétique » : on peut difficilement être plus transparent. Le slogan trumpiste « America First » indique bien que les États-Unis défendent avant tout et uniquement ce qu’ils considèrent comme leurs intérêts.
Notre rapport souligne que la France serait l’un des rares pays à pouvoir apporter un concours spécifique utile, ce qui la placerait dans une position d’interlocuteur régulier et de partenaire. Il est mentionné l’obtention d’un cessez-le-feu au Liban mais force est de constater que les États-Unis ont intensifié leurs liens et leur alignement avec la politique de l’État d’Israël au Moyen-Orient. Le cessez-le-feu a, depuis, été violé et les frappes se sont intensifiées à Gaza comme au Liban.
Je constate pour ma part que les échanges entre le président français et le président nord-américain n’ont pas permis d’inflexion de la politique de Donald Trump. Emmanuel Macron revendiquait, fin février, d’avoir clarifié les choses avec son homologue. En réalité, sur le dossier ukrainien, par exemple, il n’y a pas eu de garantie de sécurité sur ce que les États-Unis pouvaient envisager pour l’Ukraine. À peine quelques jours plus tard, les États-Unis déposaient au Conseil de sécurité des Nations unies une résolution pour demander une paix rapide, dans laquelle il n’était plus question de rappeler le droit international ni de restituer à l’Ukraine les territoires annexés. Dans ce contexte, il paraît difficile de continuer à qualifier de partenaires les États-Unis d’Amérique.
Se pose alors la question de ce qu’on envisage par une autonomie stratégique européenne. Cet objectif me paraît difficile à atteindre. Les récentes décisions des dirigeants européens sur la reprise en main de leur défense vont plutôt dans le sens de ce qu’exigent Donald Trump et son administration. Par exemple, la demande de porter la contribution de dépenses de 2 % à 5 % du produit intérieur brut (PIB) des États européens se traduit par le plan annoncé par Ursula von der Leyen, qu’elle a appelé Réarmer l’Europe et qui porte sur 800 milliards d’euros destinés à renforcer la défense européenne. Lorsqu’on fait le calcul, cela revient à peu près à 5 % du PIB des pays européens. On ne semble pas prendre du tout l’orientation d’une rupture de l’alignement avec les États-Unis. Nous nous trouvons pourtant à un moment clé : veut-on suivre les États-Unis dans leur stratégie guerrière d’affrontements violents ou prend-on une décision de rupture ?
Ensuite, la guerre des droits de douane annonce une crise profonde du capitalisme. Les États-Unis provoquent un affrontement commercial et monétaire pour imposer leur domination économique dans le monde. Cette guerre commerciale ouverte ne peut mener que vers des conflits sociaux plus intenses en France, en Europe et dans le monde. La mise en application des mesures de droits de douane par les États-Unis d’Amérique est un événement considérable qui s’apprête à désagréger les échanges commerciaux mondiaux. Toute l’organisation politique, économique, sociale depuis plus de quarante ans est ainsi remise en question par Donald Trump. De tels changements entraîneront nécessairement des conséquences importantes sur l’organisation du monde et sur les liens entre les pays.
La France Insoumise n’a jamais été partisane du libre-échange. Nous ne considérons absolument pas qu’il sera la solution pour sortir de cette crise. En revanche, nous avons toujours considéré qu’on ne pouvait pas procéder à la hache pour mettre en place le protectionnisme nécessaire à ce que la France retrouve, par exemple, sa souveraineté alimentaire et sanitaire. Quand nous parlons de protectionnisme solidaire, nous revendiquons un retour au bilatéralisme pour la négociation des droits de douane en fonction des intérêts mutuels. Condamner la politique brutale de Donald Trump ne signifie donc pas que nous nous serions ralliés à la doctrine du libre-échange d’une manière ou d’une autre.
En revanche, il est clair que le choc que Donald Trump va infliger est inacceptable. Pour y répondre, il faudra dépasser les cadres traditionnels dans lesquels nous nous trouvons depuis plus de quarante ans en France et en Europe. On ne peut pas résumer les possibilités à une alternative : soit nous négocierions ce que nous pourrions en continuant d’acheter des produits américains, soit nous appliquerions des droits de douane réciproques au détriment de la consommation populaire.
Il est question, dans ce rapport, d’envisager le non-alignement. Nous n’envisageons probablement pas ce thème de la même façon avec mes collègues. Je considère, pour ma part, qu’il faut envisager un redéploiement autour d’un projet altermondialiste, en rupture avec l’idéologie du libre-échange, autour d’une lutte commune pour la protection des biens communs planétaires. Par exemple, les pays du petit bassin méditerranéen – France, Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Algérie, Maroc, etc. – sont des partenaires de coopération, puisque nous partageons un écosystème, qui a d’ailleurs été fragilisé. La France est étendue sur tous les continents. Elle a donc vocation à renforcer ses coopérations avec les puissances émergentes ou ré-émergentes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud. Ces dernières sont les voisins immédiats d’une France d’outre-mer qui demande à être prise en compte et qui constitue un formidable atout stratégique. Les pays francophones, notamment en Afrique, sont également des partenaires naturels avec qui nous devons envisager une relation.
En tout état de cause, la situation internationale impose de tenir compte de la rupture frontale et brutale voulue par Trump. La France ne doit pas être simplement en réaction mais retrouver la maîtrise stratégique et diplomatique dans la réorganisation du monde. Toutes les sociétés du monde vont être mises au défi de savoir ce qu’elles veulent faire : s’aligner, appliquer les desideratas des nord-Américains et de Trump, payer un tribut comme les 5 % de PIB pour les dépenses militaires, ou bien s’inscrire dans une logique alternative, c’est-à-dire de non-alignement aux côtés de tous ceux qui refusent de céder et d’entrer dans une logique de confrontation violente et guerrière. En somme, ce moment est très dangereux mais il peut aussi être plein d’opportunités, à condition que l’on sache les saisir.
M. le président Bruno Fuchs. Merci beaucoup pour ces deux propos préalables qui expliquent bien le niveau des intervenants que nous avons pu voir et les perceptions très claires qui, dans les jours et semaines qui ont suivi notre mission, ont été confortées par l’enchaînement des faits.
M. Alain David (SOC). À l’heure où les tensions avec les États-Unis se durcissent, tant sur le plan commercial que du fait des divergences diplomatiques, votre déplacement est un exemple de diplomatie parlementaire. Un rapport sera d’ailleurs prochainement présenté sur ce sujet par notre collègue Pierre Pribetich : je ne doute pas qu’il confirmera l’utilité de la diplomatie parlementaire et du soft power, et non de la « diplomatie papouille ».
Comment la France peut-elle redynamiser ses outils diplomatiques en matière de soft power et en faire un nouveau levier stratégique, dans notre relation avec les États-Unis en particulier ?
M. Franck Riester, rapporteur. Ce déplacement a été, entre autres, l’occasion pour nous de faire passer des messages au plus proche de Donald Trump. Nous avons par exemple déjeuné avec le président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, qui est un élu de Floride, ayant son rond de serviette à Mar-a-Lago. Nous lui avons transmis notre ressenti sur la guerre commerciale, sur les relations avec la Russie et le comportement de Vladimir Poutine. De ce point de vue, la diplomatie parlementaire peut jouer un rôle très important. Je pense qu’il faut continuer à l’articuler avec la diplomatie classique.
Lorsque j’étais chargé, au Quai d’Orsay, du commerce extérieur, de l’attractivité, de la Francophonie et des Français de l’étranger, j’ai souvent été en contact avec des parlementaires pour échanger et leur demander de transmettre des messages complémentaires à ce que je pouvais communiquer officiellement. Cet outil est d’autant plus utile et important que les fondamentaux de la diplomatie classique sont en pleine évolution sous l’effet de la méthode Trump, transactionnelle, marquée par le rapport de force et qui a manifestement vocation à persister dans ce monde multipolaire.
Mme Nathalie Oziol, rapporteure. Ma conviction est que nous ne sommes plus dans un niveau de discussion où Trump et son administration considèrent s’adresser d’égal à égal avec la France, avec l’Europe ou avec n’importe quel pays du monde. Ils portent une vision hiérarchique des choses. Des signes avant-coureurs étaient présents : les États-Unis ont toujours eu pour tradition de défendre leurs intérêts. L’IRA de Joe Biden consistait déjà en du protectionnisme de l’économie nord-américaine.
Aujourd’hui, nous ne pouvons plus faire comme si nous ne savions pas. La volonté est affichée et revendiquée de mener un affrontement commercial, parfois même guerrier, avec un grand nombre de pays dans le monde. L’Europe et la France en font partie. À nous de sortir du cadre atlantique, dans lequel nous avions tendance à considérer les États-Unis comme un partenaire fiable, loyal et respectueux. Ce n’est pas le cas. Non seulement l’administration Trump ne s’adresse pas de manière respectueuse à la France et à l’Europe mais sa politique est une politique d’affrontement : nous devons en tenir compte.
M. le président Bruno Fuchs. Ce sujet est encore plus important qu’il ne l’était auparavant, dans des situations où les relations d’État à État étaient à peu près codifiées et claires et où les acteurs arrivaient à créer des politiques publiques d’intérêt mutuel pour les deux pays. Nous avons ici affaire à un pouvoir fondé sur une idéologie forte et pétri de certitudes. Il faut être très nombreux à nous déplacer pour faire bouger les lignes et faire évoluer les opinions publiques. Nous devons leur faire comprendre que leur vision ne leur conférera pas forcément un avantage car on voit bien que les premiers affectés par ces politiques seront les citoyens américains. Nous avons donc besoin de renforcer très fortement nos actions de diplomatie parlementaire.
Une action qui me paraît très intéressante est le déplacement, en juin, à Washington des présidents des commissions des affaires européennes d’un certain nombre de pays européens. Je me félicite que la commission des affaires étrangères française ait été parmi les premières à se rendre aux États-Unis pour faire état d’un certain nombre de préoccupations, mais aussi de situations que les Américains n’ont plus dans leur champ de pensée. Il faut enrichir leur pensée unilatérale et leur montrer qu’il existe d’autres paramètres sur lesquels ils peuvent intervenir et dont ils doivent tenir compte, dans leur propre intérêt et dans l’intérêt de la relation multilatérale.
M. Franck Riester, rapporteur. Je réunirai à la reprise, à fin avril, le groupe d’amitié France-États-Unis que je préside, pour voir de quelle manière nous pouvons conduire des actions avec les élus états-uniens, mais aussi avec la société civile. Dans la diplomatie parlementaire, le contact avec la société civile est tout aussi important.
M. le président Bruno Fuchs. Nous avons peu insisté – mais le rapport écrit en fait état – sur le nombre relativement important d’experts, de think tanks, de penseurs et d’universitaires que nous avons pu rencontrer, plus nombreux encore que les responsables politiques. Ils permettent de mobiliser les opinions publiques et de mieux comprendre les réalités états-uniennes, comme le disent certains.
Mme Liliana Tanguy (EPR). Merci de rappeler l’importance de la diplomatie parlementaire que j’essaye, à mon niveau, d’appliquer le plus possible depuis que je suis députée de cette commission. Sur votre proposition, nous avons d’ailleurs inscrit à l’ordre du jour de notre commission un rapport sur la diplomatie parlementaire, dont je serai co-rapporteure avec M. Pribetich. Nous sommes en train de préparer nos auditions et nous prévoyons d’aller à Washington pour interroger nos homologues américains.
Je voudrais revenir sur le débat public autour des droits de douane. Au cours de vos échanges, avez-vous pu mettre en évidence que les importateurs sont ceux qui paient les droits de douane et les répercutent sur les consommateurs ? La politique menée par les Américains débouche finalement sur un prélèvement net pour leur population. La première victime de cette politique protectionniste est le pays qui la pratique, ce qui peut entraîner des conséquences néfastes sur la compétitivité des exportateurs. Ce fait est-il bien présent dans l’esprit des Américains ? Ils disent « America first » et parlent de défendre leurs industries mais, en réalité, les classes moyennes et les plus défavorisés en seront les premières victimes.
Avez-vous évoqué la manière dont l’Europe va riposter ? Il ne s’agit pas d’entrer dans l’escalade mais de cibler des produits emblématiques américains, notamment les médicaments, car ils importent beaucoup de médicaments français. Il s’agit de leur faire comprendre qu’il faut cesser cette politique délétère.
M. Franck Riester, rapporteur. J’ai oublié tout à l’heure de remercier monsieur le président pour la qualité de cette mission comme du rapport.
Quand, en réponse à Alain David, j’évoquais tout à l’heure les messages que nous avons fait passer à un certain nombre de responsables Républicains, il va de soi que nous avons évoqué ces sujets. Nous avons souligné que la guerre commerciale relevait du « perdant-perdant », comme l’a montré le contentieux de 2020 autour d’Airbus et Boeing. L’Europe avait imposé des droits de douane sur les Boeing en réaction aux droits infligés aux Airbus par les États-Unis. En fin de compte, les deux constructeurs d’avions ont perdu des parts de marché et de la marge. Une guerre commerciale n’est donc ni dans l’intérêt des Américains ni dans notre intérêt. Mieux valait se mobiliser vis-à-vis d’un certain nombre d’acteurs dans le monde qui mènent des pratiques déloyales, plutôt que de se battre entre nous.
Nous avons souligné qu’il fallait cibler intelligemment les sanctions. Nous avons ainsi remonté, aux niveaux français et européen, le fait que taxer le bourbon n’était pas une bonne idée et même tout à fait contre-productif, puisque cela donnait la possibilité à M. Trump d’instaurer des droits de douane sur le champagne et les autres vins. Mieux valait cibler les sanctions sur des produits touchant directement des responsables au sein du système Trump. À l’époque, les cranberries avaient été taxées dans un État autrefois tenu par un élu Républicain très influent, mais qui n’est plus aux responsabilités. Continuer de taxer les cranberries alors qu’un Démocrate est désormais aux responsabilités n’a donc aucun sens. Il faut utiliser ces droits de douane d’une façon ferme, mais intelligente et ciblée, pour faire pression sur les élus qui ont un poids dans le dispositif Trump.
Mme Nathalie Oziol, rapporteure. Le sujet était d’autant plus prégnant que nous savions, lors de notre déplacement, que de nouveaux droits de douane seraient annoncés le 2 avril. J’ai l’impression que, malgré tous les échanges que nous pouvons avoir, Donald Trump et son administration décident en cercle fermé. Peu leur importe de savoir comment nous répondrons. Leur but est d’appuyer leur domination sur le monde. Tel un rouleau compresseur, ils appliquent leur politique et nos propos les feront assez peu dévier de cette volonté.
Il est clair que cette politique entraînera des répercussions sur la société américaine, avec de l’inflation aux États-Unis mais aussi, par ricochet, dans le reste du monde. Les conséquences sociales seront très lourdes et doivent être anticipées dès maintenant.
M. Franck Riester, rapporteur. Un des leviers qui peut faire revenir le président Trump sur ses décisions est tout de même la réaction des Américains eux-mêmes. Les consommateurs paieront plus cher leurs produits importés. Comme évoqué lors de la précédente audition ce matin, les actionnaires, épargnants et retraités américains voient leur épargne fondre comme neige au soleil. Plusieurs milliers de milliards de dollars se sont évaporés dans le krach boursier aux États-Unis. Je suis convaincu que tout cela exercera une pression sur Donald Trump.
Deuxièmement, je crois quand même à la réplique européenne, qui devra effectivement être ciblée et intelligente. La réplique chinoise a été très violente, ce qui a permis de focaliser l’attention des Américains et de Donald Trump. Nous devons être plus fins, plus ciblés, tout en nous montrant fermes. Je le répète, l’imposition de droits de douane sur Boeing et un certain nombre de produits, en réaction des mesures anti-Airbus, a fait évoluer l’administration Trump. Avant même l’arrivée de l’administration Biden, elle est revenue à la table des négociations pour sortir de ce contentieux négatif pour elle. La fermeté des réponses en la matière est donc susceptible de faire évoluer la situation.
M. le président Bruno Fuchs. Plusieurs des interlocuteurs que nous avons rencontrés, dont un très proche de l’administration de M. Trump, ont reconnu le mal-fondé de ces droits de douane. Nul n’y croit vraiment mais le président Trump y tient. Ces droits ont donc été mis en œuvre puis les Américains travailleront à les réduire au travers des négociations.
M. Michel Herbillon (DR). J’ai entendu la relation de votre voyage avec intérêt et je vous en remercie. Au-delà des mots de convenance et des bonnes paroles sur les liens avec la France, avez-vous ressenti dans vos rencontres que le président Trump – et ce n’est pas le seul – n’a pas grand-chose à faire de l’Europe ?
Quand on rencontre des Américains, même très éduqués, ils ne savent pas placer exactement chaque pays d’Europe. Telle est la réalité des choses. Je me souviens bien d’un Américain diplômé de Stanford, qui m’avait répondu : « Mais vous non plus ne savez pas exactement localiser chacun des pays sur la carte de l’Afrique ». Un tel propos remet les choses en perspective sur l’importance du rôle de la France aux yeux des Américains.
Les Républicains ne se focalisent que sur une seule chose : c’est, d’une part, que Donald Trump mène la politique de son électorat et, d’autre part, qu’il se concentre sur sa confrontation avec la Chine dans l’Indopacifique, sans se préoccuper des états d’âme des Européens et, parmi eux, des Français. L’avez-vous ressenti lors de vos échanges ?
M. Franck Riester, rapporteur. Oui, comme je l’ai dit tout à l’heure. Les Américains n’ont jamais exactement su où se trouvait la France mais le fait est que la stratégie américaine en matière de politique étrangère, militaire et géopolitique, a pivoté – à partir des années Obama – de l’Atlantique au Pacifique pour se focaliser sur la menace chinoise. Donald Trump va plus loin encore et en fait une obsession mais ce pivot est déjà très prégnant depuis les années Obama.
Ce qui fait la différence, comme nous l’avons bien senti dans nos discussions avec les Républicains, est le positionnement des États-Unis par rapport à Vladimir Poutine. La question est un peu générationnelle. Des élus Républicains un peu plus âgés, qui sont plutôt entrés dans la vie politique sous la présidence Bush, nous ont tenu un discours très dur vis-à-vis de Vladimir Poutine. Pour eux, les Européens sont des alliés et Vladimir Poutine doit perdre. Tel n’est pas du tout le discours de Trump et des MAGA. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, quand on leur demande si nous sommes alliés, ils réfléchissent et répondent : « Le président Trump n’a pas dit non ». Ils soulignent que des alliés doivent représenter d’abord des capacités supplémentaires et non des dépendances, c’est-à-dire qu’ils ne veulent pas d’alliés qu’il faille soutenir en permanence parce qu’ils ne paieraient pas assez pour leur défense. Ils veulent des Européens qui viennent les aider en cas de problème avec la Chine. Tel est le revirement opéré par Donald Trump, sans compter évidemment sa relation avec Vladimir Poutine, son admiration quasiment pour ce dernier, et sa volonté d’arrêter la guerre en Ukraine à tout prix, au mépris même des valeurs et du soutien à ses alliés européens.
M. le président Bruno Fuchs. Il existe autour du président Trump des rivalités d’influence considérables, qui sont loin d’être toutes alignées. On peut distinguer trois grands cercles. Le premier est celui des Républicains reaganiens, plutôt traditionnels dans la relation avec l’Europe, qui parlent clairement de partenariat, de fidélité aux valeurs de la paix et de la liberté. Ils s’inscrivent encore dans cette universalité que les États-Unis ont toujours portée jusqu’à présent. Je dirais qu’ils sont assez nombreux, qu’ils ne peuvent pas aujourd’hui faire entendre leur voix mais qu’ils attendent le bon moment.
Pour l’anecdote, nous avons croisé par hasard le président de la commission des forces armées de la Chambre des représentants. Nous lui avons demandé ses impressions. Il nous a répondu en substance : « La messe n’est pas dite. Laissez faire. Nous aurons la main un jour, ici, au Congrès. ». Certains attendent que le mal soit fait pour prendre la main et y revenir, le tout dans l’entourage du président Trump. Les rivalités devraient créer des dissensions dans les semaines à venir.
Mme Christine Engrand (NI). J’ai lu avec beaucoup d’attention votre rapport concernant votre visite à Washington et ses conclusions. Si j’avais le sentiment que vous reveniez avec le constat d’un dialogue renforcé et d’une présence intellectuelle française consolidée, j’ai le sentiment à vous entendre ce matin que ce n’est pas tout à fait le cas.
J’ai lu dans votre rapport que vous aviez rencontré des chercheurs, des conseillers, des représentants d’un pays qui assume pleinement une politique industrielle volontariste massive à travers l’Inflation Reduction Act, une Amérique qui avance ses pions sans complexe, pendant que l’Europe débat encore de ses règles du jeu. J’ai le sentiment aujourd’hui d’un certain décalage entre votre visite et le ressenti que vous en avez.
Ensuite, la France et l’Europe sont en décalage complet sur la réaction qu’elles auraient dû avoir immédiatement après les mesures de Donald Trump. Vous parlez de diplomatie mais notre diplomatie est-elle prête à relever le défi ? Comme l’a dit M. Herbillon à l’instant, je pense que la France et l’Europe ne représentent plus rien pour M. Trump et que nous sommes carrément hors sujet.
Mme Nathalie Oziol, rapporteure. J’ai fait sur ce sujet des ajouts assez personnels qui portent la position de mon groupe. En effet, nous sommes renforcés dans l’idée que l’alignement avec les États-Unis – l’Atlantisme – nous mène à devoir décider de manière extrêmement rapide et stratégique notre positionnement. Que signifie défendre les intérêts européens et français, quand les États-Unis ont décidé de défendre les leurs, y compris en écrasant tout le monde ? Cette vision est propre à La France insoumise, c’est pourquoi je la défends personnellement.
D’autres questions se posent. Qui voit des intérêts à s’aligner avec le Trumpisme ? Qui participe au rassemblement appelé par l’extrême droite américaine ?
M. le président Bruno Fuchs. Je ne suis pas aussi radical que vous sur la volonté de négliger l’Europe. Je pense à un repositionnement stratégique des États-Unis, qui voient, peut-être dans une forme de nostalgie de la guerre froide, un conflit avec la Chine comme susceptible de faire émerger deux grandes puissances. Peut-être est-ce le modèle dans lequel se trouve le président Trump ? La mobilisation par les États-Unis de leurs moyens de lutte, notamment militaires, vers un conflit de puissance et de rivalité avec la Chine, a pour contrecoup que l’Europe devient secondaire. Tout euro investi en Europe ne l’est pas contre la Chine. Cet élément stratégique entre aussi en ligne de compte.
Je pense que la volonté est aussi d’inféoder l’Europe ou de la subordonner à la puissance américaine. Ils ne l’obtiendront pas par leur influence naturelle, donc ils veulent le faire par la force, comme l’a expliqué très pertinemment le premier ministre de Villepin, en faisant tomber les pays les uns après les autres. Ils pourront ensuite disposer de proxies dans certains pays européens.
M. Franck Riester, rapporteur. La réponse européenne sur le volet géopolitique me semble être la bonne : pas de précipitation, rester ferme sur ce qui a déjà été mis en place. Je rappelle que des droits de douane ont déjà été instaurés dans le cadre du contentieux acier-aluminium, avec une réplique européenne dans les tous prochains jours. En lien avec les différents secteurs d’activités, les pays réfléchissent à la meilleure réponse, la plus ciblée et la plus utile, qui entraîne le moins d’impact négatif pour les Européens.
Je pense qu’il faut procéder ainsi plutôt que d’adopter une réponse, certes, rapide mais contre-productive. Les Chinois se sont inscrits dans une réponse très frontale, qui concentre tout l’antagonisme américain. Je pense que nous avons intérêt à être fermes, rapides mais non précipités dans la réponse, pour être les plus efficaces et les plus utiles à l’économie mondiale et à l’économie européenne, en l’occurrence.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NFP). Je remercie mes collègues car ce voyage était indispensable et très pertinent.
Nous sommes sortis brutalement d’une certaine naïveté et avons été pris par surprise dans notre relation avec les États-Unis d’Amérique. Je dis « nous » pour parler globalement des Français et des Européens mais ce nous n’inclut pas les Insoumis. Depuis 2008, les Insoumis se sont opposés à ce que la France rejoigne le commandement intégré de l’OTAN. Nous nous sommes également opposés au traité de Lisbonne, qui a inscrit le libre-échange comme un dogme européen. Ce texte a marqué un tournant très important et nous en payons aujourd’hui les conséquences.
La stratégie est celle du choc. Nous sommes, d’une certaine façon, tétanisés. M. Riester, je ne suis pas d’accord quand vous dites que la réaction de la France ou de l’Union européenne est la bonne. Certes, que pourrait-on faire d’autre ? Mais cette stratégie n’est pas la bonne. L’Union européenne n’est pas un marché de 400 millions de consommateurs. C’est une vue de l’esprit. L’Union européenne recouvre vingt-sept marchés qui totalisent 400 millions de consommateurs.
J’ai eu cet échange directement avec la Chine car je reviens, moi aussi, d’une mission en Chine. Les autorités chinoises le gardent toujours en tête dans leur approche des pays européens. Dès lors, la Chine négocie en bilatéral avec tous les pays, en passant outre la position de la Commission européenne.
Les États-Unis feront exactement la même chose. Ils ont même déjà commencé : Mme Meloni est aux États-Unis. Pendant que la Commission européenne prend son temps pour essayer de se mettre d’accord, l’Italie a ouvert le bal pour les pays européens. Nous verrons ce qu’elle en tirera mais si elle revient en ayant ne serait-ce qu’obtenu un tout petit peu, les autres pays se précipiteront.
Thierry Breton disait la semaine dernière en commission des affaires européennes : « L’Union européenne, c’est vingt-six plus un ». Ce « un » est la France. Dans le domaine de la défense, par exemple, nous ne sommes pas dans la même situation que les vingt-six autres pays européens. Quand on veut nous imposer d’acheter des armes américaines et de muer notre économie en économie de guerre, nous sommes le seul pays en Europe à ne pas être concernés, parce que nous ne sommes pas aussi dépendants des États-Unis que le sont les autres pays européens. Notre défense ne dépend pas des États-Unis d’Amérique. Sur bien des plans, nous sommes un pays qui peut s’en sortir presque seul.
Nous aimerions tous voir une voix unique de l’Union européenne qui pèserait dans la balance. Les Chinois m’ont dit que l’Union européenne devrait y parvenir et peser davantage dans le jeu mais nous n’en sommes pas encore là, au contraire. Comment faire autrement, maintenant que le bal est ouvert et que l’Italie est déjà allée négocier en bilatéral avec les Américains ?
M. le président Bruno Fuchs. Bien que vous sembliez vous adresser à Franck Riester en posant votre question, je me permettrai un élément de réponse.
Vous dites que l’Europe compte vingt-sept marchés. Pour ma part, je regrette que, depuis des années voire des décennies, certains aient freiné l’évolution vers un marché vraiment unique et une Europe renforcée. Nous en payons aujourd’hui le prix. Si l’Europe était beaucoup plus forte et cohérente dans ses organes économiques et de gouvernance, les Italiens ne se rendraient pas aux États-Unis ; un représentant européen irait négocier en direct au nom de toute l’Union. Il s’agit d’un défaut de construction par le passé.
M. Franck Riester, rapporteur. Encore une fois, vous critiquez l’Europe et considérez qu’elle n’a pas la bonne réaction mais sans rien proposer d’alternatif. J’admets que vous n’en ayez pas eu le temps.
Vous dites souvent que l’Europe n’est qu’un marché unique puis vous niez le fait qu’elle le soit. L’Europe est bien un marché unique, même s’il faut aller plus loin, comme l’a très bien dit le président, notamment sur les questions financières, avec le marché unique des capitaux. La politique commerciale est aujourd’hui une compétence européenne. Aucun pays, même l’Italie, ne pourra décider des droits de douane avec les États-Unis. La Commission européenne décidera pour le compte des États.
Il est évident que nos partenaires, mais aussi rivaux économiques et commerciaux, essaient de diviser l’Europe en jouant les uns contre les autres. Les États-Unis et la Chine pratiquent cette technique régulièrement. Quand les Chinois infligent des surtaxes sur le cognac français en réaction aux taxes européennes sur les véhicules électriques chinois, il s’agit de semer la dissension entre les Allemands et les Français. M. Trump fait de même sur le champagne et les autres vins.
L’unité européenne est une clé pour demain et pour garantir que l’Europe puisse se défendre correctement vis-à-vis de ces politiques commerciales très agressives. Il faut donc dénoncer les pays qui ne joueraient pas l’unité européenne. Il est problématique de voir la présidente du conseil des ministres italien aller aux États-Unis de la sorte, sans coordination avec la Commission européenne. Pour autant, je considère que la stratégie européenne est pertinente car elle consiste à ne pas surréagir mais à affiner notre réaction, pour qu’elle porte non seulement sur les droits de douane mais aussi – pourquoi pas – sur la fiscalité, sur les services numériques, sur la réciprocité de l’ouverture des marchés publics. Nous verrons dans le temps si cette réponse se traduit concrètement par une fermeté et une pertinence des choix. Nous pourrons en reparler mais je pense, pour l’instant, que cette stratégie est la bonne.
Mme Nathalie Oziol, rapporteure. Je parlais tout à l’heure de la stratégie du choc voulue par Donald Trump. Non seulement il l’applique aux États européens et il se régale quand certains dirigeants proposent de négocier en bilatéral mais il n’a même pas à forcer pour jouer sur les divisions qui peuvent exister entre États européens. Nous constatons soit une sidération des dirigeants européens, soit des réactions en ordre dispersé.
Giorgia Meloni va aux États-Unis mais Donald Trump mène aussi des discussions bilatérales avec Viktor Orbán. Nous n’avons pas eu le temps de parler de la vision politique de Donald Trump, de sa vision régressive en matière de droits humains, de droits des femmes et des LGBT. Il partage cette vision avec Viktor Orbán, donc il négocie directement avec ces États. Il faudrait parler du Danemark, qui envisage de commander des avions F-35 aux États-Unis, alors même que ceux-ci menacent d’agression le Groenland, territoire danois. Certaines réactions confinent parfois à l’absurde.
Je me suis inscrite en faux dans le rapport quant au fait qu’il faudrait suivre les recommandations des rapports Letta et Draghi, parce que je crois précisément que ces recommandations, issues de la Commission européenne, nous ont menés dans le mur et dans notre état de sidération actuel. Nous pourrions procéder autrement. J’ai lancé quelques pistes avec notre définition du non-alignement et les pays avec lesquels nous pourrions échanger, partager et définir une stratégie alternative.
M. Arnaud Le Gall (LFI-NFP). Il faut d’abord rappeler le cadre global dans lequel s’inscrit la politique de Donald Trump, aussi erratique et absurde soit-elle. Elle s’inscrit dans le cadre, non pas de la fin de la mondialisation capitaliste, mais de sa reconfiguration, marquée par une militarisation des concurrences économiques, notamment de la protection des routes commerciales, par le piétinement des règles classiques du libre-échange qui s’étaient imposées depuis une quarantaine d’années et par une forme de néo-impérialisme et de prédation à l’état pur. Sans cela, on ne peut pas comprendre les menaces sur le Groenland.
Ces évolutions sont par ailleurs intimement liées à l’émergence de monopoles et à la volonté de les maintenir, notamment sur le numérique. Le modèle en matière numérique est lui-même une simple prédation de données. On constate, du reste, que l’Union européenne est incapable d’y répondre. On ne crée plus de valeur mais on utilise des données pour nourrir l’intelligence artificielle, sans autre fin que l’accumulation illimitée. C’est dans ce cadre que quelqu’un comme Elon Musk semble rompre les rangs en disant : « Je veux une zone de libre-échange totale avec l’Europe ».
Au lieu d’en voir l’absurdité et de repérer le piège, Ursula von der Leyen semble répondre qu’elle est quasiment d’accord. Une telle situation pointe, certes, des failles dans l’administration états-unienne mais elle n’est pas une solution non plus. J’entends qu’il faille parfois négocier au niveau européen, quand cela est possible, mais quand Ursula von der Leyen négocie, je crois que c’est l’Allemagne qui est à la manœuvre. Je suis désolé de le dire brutalement, non pas parce qu’elle est de nationalité allemande, mais parce qu’elle est alignée sur ces objectifs. Quand elle propose une levée totale des droits de douane, en y incluant les voitures, une telle intervention est pour ainsi dire signée.
Ce marché européen que vous appelez de vos vœux n’est pas la solution à tout. Au contraire, il est parfois le problème. Ainsi, le marché européen de l’électricité est une catastrophe et son alignement des prix par le haut nuit à notre productivité. Comme l’a dit Sofia Chikirou, on peut réfléchir à des mesures ciblées mais aussi bilatérales. Il faut cesser de tout déléguer à la Commission européenne, qui ne travaille pas au service de l’industrie française. Ensuite, il faut arrêter de voir le libre-échange comme l’alpha et l’oméga : d’abord, parce qu’il est très inégalitaire et, ensuite, parce que ce modèle est dépassé, que cela nous plaise ou non.
Je ne suis pas favorable à un protectionnisme à la Donald Trump. Nous l’avons toujours dénoncé car il ne s’agit pas pour lui de mettre en place une sortie coopérative du libre-échange généralisé mais de donner un coup de pied dans la fourmilière et de créer une crise boursière, puis économique, qui touchera d’abord les travailleurs américains et ensuite l’ensemble du monde. Ce n’est pas notre vision.
En revanche, croire que la solution alternative est le libre-échange absolu, comme avant, est une erreur. Nous devons analyser quels sont nos besoins réels, au-delà des balances commerciales, et en profiter pour relocaliser un certain nombre de productions, réindustrialiser chez nous, sans entrer dans une guerre commerciale pour autant.
M. Franck Riester, rapporteur. Il existe bien sûr une volonté d’affirmer la puissance américaine. J’ai même utilisé le mot « impérialiste ». Cette puissance se veut économique et commerciale, militaire et énergétique. Dans un monde de rareté, que Dominique de Villepin a très bien décrit tout à l’heure, les puissances essayent à tout prix de mettre la main sur certains biens et ressources naturelles, afin de garantir leur pérennité. Elles sont prêtes à tout pour ce faire.
Vous avez raison : notre monde a changé. Dans un tel contexte, préférons-nous être vingt-sept, en essayant de nous battre chacun de notre côté face à la Chine, aux États-Unis, à la Russie, à la Turquie ou au Brésil, ou essayons-nous d’être ensemble pour être plus puissants ? Vous préconisez le bilatéral. Vous demandez que nous cessions de nous en remettre à la Commission européenne pour dialoguer et négocier de notre côté. C’est une vue de l’esprit. En Europe, si vous êtes seuls – chacun chez soi et chacun pour soi –, vous serez faibles par rapport aux puissances.
Imaginer que la Commission européenne ne négocie aujourd’hui que pour les Allemands est une vision complètement tronquée de la réalité. Quand la Commission européenne a imposé des surtaxes à Boeing en 2020, dans le cadre du contentieux commercial avec les États-Unis, les Allemands n’en voulaient pas. Le président de la République, Bruno Le Maire et votre serviteur se sont battus pour convaincre d’autres partenaires européens de la pertinence de cette fermeté vis-à-vis des États-Unis, ce qui nous a permis d’obtenir ces mesures. Elles ont été utiles, puisqu’elles ont permis de faire revenir l’administration Trump à la table des négociations.
Nous avons tout intérêt à être unis en Europe et à influencer les décisions de la Commission européenne. Nous ne devons surtout pas viser un dialogue bilatéral avec les États-Unis ou la Chine car nous serions perdants. C’est exactement ce que veulent les Chinois et les Américains.
M. le président Bruno Fuchs. Vous mettez tout sur le même plan. Il faut distinguer deux plans différents. D’abord, nous sommes victimes d’une attaque massive sur notre niveau de vie, notre qualité de vie, l’environnement et tous les paramètres qui font notre environnement de vie. Ensuite, il y a le modèle dans lequel nous voulons être.
La première réponse doit consister à être le plus soudés possible pour faire face aux attaques dont nous sommes l’objet. Il faut ensuite se poser la question du modèle de société et de la fin du libre-échange, dans les deux sens du terme. La question se pose alors de créer les règles d’une nouvelle façon de vivre ensemble. Toutefois, ce sont deux temps différents. Je pense qu’on ne peut pas se poser ces questions-là alors même qu’on est attaqués et qu’il en va de notre survie.
S’agissant du Groenland, beaucoup de facteurs sont en jeu. Le premier est la nouvelle stratégie militaire des États-Unis, que nous n’avons pas beaucoup abordée. Il s’agit de défendre le territoire américain, avec un golden dome empêchant tout attaquant de franchir les frontières des États-Unis. Ce schéma nécessite d’intercepter des missiles le plus tôt possible après le décollage. Les États-Unis ont donc besoin du Groenland pour y installer des satellites, des capteurs et des moyens militaires. Se pose ensuite la question des routes maritimes, des minerais, des ressources naturelles, etc.
On nous a également parlé d’un motif auquel nous croyons volontiers : le président Trump voudrait être l’un des grands présidents qui aura élargi la carte des États-Unis, avec un ou deux territoires supplémentaires. D’autres ont érigé des bibliothèques, de grands bâtiments ou des musées.
Conformément à l’article 145 du Règlement de l’Assemblée nationale, à l’issue des échanges, la commission autorise à l’unanimité la publication du rapport d’information qui lui a été présenté sous la forme d’une communication des participants à ce déplacement.
M. le président Bruno Fuchs. Chers collègues, je vous remercie. Le débat continuera dans toutes les dimensions et sa richesse, comme cela a été le cas ce matin.
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La séance est levée à 13 h 00.
Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Sophia Chikirou, M. Alain David, Mme Christine Engrand, M. Nicolas Forissier, M. Bruno Fuchs, M. Michel Herbillon, M. Arnaud Le Gall, Mme Constance Le Grip, Mme Nathalie Oziol, M. Franck Riester, Mme Liliana Tanguy
Excusés. - Mme Nadège Abomangoli, M. Hervé Berville, M. Bertrand Bouyx, Mme Eléonore Caroit, M. Pierre Cordier, Mme Christelle D'Intorni, M. Olivier Faure, M. Marc Fesneau, M. Perceval Gaillard, Mme Sylvie Josserand, Mme Brigitte Klinkert, Mme Amélia Lakrafi, Mme Marine Le Pen, M. Stéphane Lenormand, Mme Mathilde Panot, M. Frédéric Petit, M. Pierre Pribetich, M. Davy Rimane, M. Jean-Louis Roumégas, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Michèle Tabarot, M. Laurent Wauquiez