Compte rendu
Commission
des affaires étrangères
– Table ronde, ouverte à la presse, sur la situation au Soudan, avec la participation de Mme Anne‑Laure Mahé, maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Toulouse, et M. Jérôme Tubiana, conseiller opérationnel à Médecins sans frontières (MSF) 2
– Informations relatives à la commission.....................22
Mercredi
21 mai 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 63
session ordinaire 2024‑2025
Présidence
de M. Bruno Fuchs,
Président
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La commission auditionne, dans le cadre d’une audition ouverte à la presse sur la situation au Soudan, Mme Anne‑Laure Mahé, maîtresse de conférences en sciences politique à Sciences Po Toulouse, et M. Jérôme Tubiana, conseiller opérationnel à Médecins sans frontières (MSF).
La séance est ouverte à 9 h 10.
Présidence de M. Bruno Fuchs, président.
M. le président Bruno Fuchs. Mes chers collègues, notre ordre du jour appelle ce matin la tenue d’une table ronde sur la situation plus que préoccupante que subit, depuis plus de deux ans maintenant, le Soudan.
Afin de nous éclairer sur ce que l’on peut qualifier de guerre civile et sur les actions entreprises par la communauté internationale, je souhaite la bienvenue aux intervenants qui ont bien voulu nous faire bénéficier de leur connaissance sur ce dossier complexe.
Madame Anne-Laure Mahé, vous êtes maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Toulouse. Vos recherches portent notamment sur l’Afrique et particulièrement le Soudan, où vous avez mené des enquêtes de terrain qualitatives en 2015, 2019 et 2022. Votre regard sur la situation actuelle conjugue donc à la fois connaissance académique et expertise concrète et il s’avérera donc, à n’en pas douter, très pertinent.
Monsieur Jérôme Tubiana, vous êtes conseiller opérationnel pour Médecins sans frontières (MSF). Diplômé du centre de formation des journalistes de Paris et docteur en études africaines, vous avez travaillé sur les conflits et les crises humanitaires que connaît la Corne de l’Afrique, au Darfour et au Tchad. Vous suivez donc ce sujet sur la durée et je vous remercie particulièrement d’être avec nous aujourd’hui puisque vous êtes rentré du Soudan seulement hier. Votre perception du terrain nous sera très utile.
M. Olivier-Rémy Bel, sous-directeur de l’Afrique orientale à la direction de l’Afrique et de l’océan Indien au ministère de l’Europe et des affaires étrangères devait prendre part à nos échanges, mais il a fait savoir ces dernières heures qu’un problème de santé l’empêchait de venir et aucun membre de sa direction n’était en mesure de le suppléer sous aussi bref préavis.
Avant de vous laisser la parole, permettez-moi de rappeler brièvement le contexte géographique et historique du Soudan. Situé au Nord-Est de l’Afrique, bordé par la mer Rouge, l’Égypte et l’Érythrée, le Soudan est le troisième plus grand pays d’Afrique. Son histoire depuis l’indépendance en 1956 a été marquée par des tensions entre le Nord et le Sud, ce dernier devenant indépendant en 2011 sous le nom de Soudan du Sud.
Cette sécession du Sud, où se trouvent plus de 80 % des réserves en hydrocarbures du Soudan originel, a indéniablement déstabilisé l’assise du régime du général Omar el-Bechir, parvenu au pouvoir en 1989 par un coup d’État. Ce dernier a dû en effet prendre des mesures d’austérité en 2018, qui provoquèrent une forte inflation et conduisirent la population à se soulever. Il a été destitué et remplacé par un conseil militaire de transition, composé aussi de civils, le 11 avril 2019.
L’automne 2021 a vu s’affronter les militaires et le gouvernement civil. Le général Abdel Fattah Abdelrahman al-Burhan, chef des forces armées soudanaises (FAS), a fini par prendre le pouvoir avec, à ses côtés, le général Mohamed Hamdan Dogolo, alias Hemeti, qui dispose pour sa part de l’appui de forces paramilitaires, les Forces de soutien rapide (FSR).
Depuis le 15 avril 2023, ce binôme a volé en éclat puisque les FSR et les FAS s’affrontent pour le contrôle des sites gouvernementaux dans plusieurs villes, et notamment la capitale Khartoum. Le 22 avril, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a annoncé la fermeture de notre ambassade sur place et notre pays a alors procédé à l’évacuation d’un millier de personnes, dont des personnels des Nations unies et des diplomates étrangers, ainsi qu’environ 216 ressortissants et leurs ayants droit.
Aujourd’hui, si les forces armées soudanaises ont pris le contrôle du Nord et de l’Est du pays, ainsi que des lieux de pouvoir de la capitale, les FSR restent actives et puissantes dans l’Ouest, notamment au Darfour, laissant craindre une forme de partition unilatérale en dehors de tout processus de résolution du conflit.
Les conséquences humanitaires de cette situation sont vertigineuses : selon l’Organisation des Nations unies (ONU), les combats ont provoqué des dizaines de milliers de morts, entraîné le déplacement de plus de 12 millions de personnes et provoqué une crise humanitaire d’une extrême gravité, plus de 30 des 45 millions de Soudanais ayant besoin d’aide humanitaire pour survivre dans un contexte de pénurie chronique de nourriture et d’eau potable et d’affrontements d’une extrême violence.
Il apparaît donc urgent d’œuvrer à la recherche d’une solution négociée. En l’espèce, la France, qui n’a pas exercé de tutelle coloniale sur ce pays, dispose de relais auprès des belligérants, qui créditent notre pays d’avoir organisé à Paris une conférence internationale d’appui à la transition, en mai 2021, puis une autre sur les aspects humanitaires, en avril 2024. Nous avons donc un rôle à jouer, d’autant que la dernière conférence internationale qui s’est tenue à Londres, le 16 avril dernier, n’a pas permis d’avancées décisives.
Mme Anne-Laure Mahé, maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Toulouse. Je vous remercie, monsieur le président, ainsi que la commission des affaires étrangères, de nous permettre d’aborder ce conflit souvent relégué au second plan de l’actualité internationale.
Le coût humain de la guerre au Soudan est considérable. On dénombre des centaines de milliers de morts et environ 14 millions de déplacés, tant à l’intérieur du pays que dans les pays voisins et au-delà. Le niveau de violence est particulièrement élevé, avec notamment des violences sexuelles ciblant les femmes. Ce conflit, qui est essentiellement une lutte pour le pouvoir sans projet idéologique ou sociétal, a pour principale victime la population soudanaise.
Le déclenchement de cette guerre marque une nouvelle phase dans l’histoire du Soudan. Elle rompt brutalement avec la période révolutionnaire de 2018-2019, qui avait suscité d’immenses espoirs pour la création d’un nouveau Soudan qui puisse être démocratique et émancipé du régime brutal et inspiré par l’idéologie religieuse d’Omar el-Bechir. Cette révolution avait déjà été compromise en 2021 par le coup d’État militaire orchestré par les deux principaux belligérants actuels, le général al-Burhan et Hemeti. Ces deux hommes s’étaient alors entendus pour écarter les civils qui tentaient de mettre en place une transition démocratique.
Si le conflit présente des aspects nouveaux, notamment en ce qu’il atteint la capitale Khartoum et de vastes régions du pays épargnées par les conflits depuis le XIXe siècle, il s’inscrit aussi dans la continuité d’une histoire plus longue. Il reprend en effet des stratégies miliciennes bien connues au Soudan, qui ont été reproduites par les différents régimes, y compris démocratiques, qui se sont succédé entre les périodes de régimes autoritaires, d’ailleurs souvent militaires.
Le conflit actuel tire sa complexité des scissions multiples à l’intérieur de chaque groupe d’acteurs. Cette situation rend particulièrement ardue la recherche d’une solution à la crise, et il est impératif de se méfier des catégorisations usuelles et des dichotomies simplistes souvent utilisées pour appréhender ces situations conflictuelles. Ces simplifications sont susceptibles d’occulter des dynamiques extrêmement complexes et d’entraver la prise en compte de subtilités essentielles à la résolution du conflit.
Trois éléments méritent une attention particulière. D’abord, l’absence d’un cadre de lecture simple pour ce conflit. Je l’ai dit, les dichotomies classiques appliquées au Soudan par le passé, déjà critiquables, doivent être remises en question. Qu’il s’agisse de l’opposition entre Arabes et non-Arabes, islamistes et non-islamistes, centre et périphérie, ces catégorisations, déjà peu opérantes avant le conflit, ont été bouleversées à la faveur d’un complexe jeu d’alliances transcendant les clivages identitaires et idéologiques.
Ainsi les FAS sont actuellement alliées au Justice and Equality Movement (JEM), un groupe rebelle du Darfour d’obédience islamiste, mais aussi à une faction du Mouvement populaire de libération du Soudan - Nord (SPLM-N), héritier du mouvement rebelle sudiste resté actif au Soudan après l’indépendance du Sud, et qui ne défend pas un projet idéologique islamiste. En outre, les FAS bénéficient du soutien d’acteurs internationaux comme l’Égypte, peu susceptible de soutenir des mouvements islamistes inspirés par les Frères musulmans. Ces alliances illustrent la complexité du jeu politique, où l’idéologie et les valeurs cèdent le pas aux intérêts matériels et à la conquête du pouvoir.
Les étiquettes sont de plus en plus mobilisées au cours du conflit pour délégitimer certains acteurs. Bien que ces qualifications ne soient pas nécessairement fausses, elles doivent être constamment questionnées. Cela ne signifie pas que les clivages identitaires et idéologiques n’ont aucun rôle, particulièrement au niveau de la mobilisation des individus. Ces dimensions identitaires constituent en effet un moyen efficace de mobiliser des combattants et des soutiens, s’appuyant sur une histoire de tensions intercommunautaires au Soudan, notamment au Darfour. C’est pourquoi il importe de distinguer les dynamiques à l’œuvre au niveau macro, dans les jeux d’alliance nationaux et internationaux, de celles qui se manifestent sur le terrain. Il convient, de même, d’appréhender finement la géographie différenciée du conflit, les mouvements au Darfour n’étant pas similaires à ceux que l’on observe au Kordofan, à l’Est du pays, et dans d’autres régions.
Ensuite, le Soudan est traversé par une dynamique de radicalisation des individus, caractéristique des conflits. Des personnes initialement neutres finissent par prendre position, parfois de manière surprenante, comme le soutien croissant à l’armée soudanaise de la part d’individus qui y étaient auparavant opposés. Ces choix individuels, apparemment anecdotiques, alimentent le conflit à un niveau local puis macro.
Le conflit actuel détériore inévitablement la cohésion sociale au Soudan et au sein des diasporas, engendrant des débats de plus en plus polarisés et violents verbalement. La résolution du conflit devra prendre en compte ces choix individuels effectués quotidiennement par des personnes prises dans une histoire qui les dépasse.
Enfin, il me semble nécessaire de se montrer très prudent à l’égard du recours à la notion de proxy war, ou guerre par procuration. Cette dénomination semble commode, mais elle ne permet pas nécessairement d’appréhender en profondeur la nature des relations avec les acteurs externes. Il est plus pertinent de considérer que ces acteurs externes poursuivent leurs intérêts matériels, économiques et militaires en soutenant l’une ou l’autre faction, plutôt que de se faire la guerre par l’intermédiaire des forces soudanaises. Par exemple, les Émirats arabes unis, qui soutiennent plutôt les FSR, disposent d’intérêts économiques significatifs au Soudan, notamment dans l’acquisition de terres et le commerce de l’or.
De la même manière, il convient de se garder de l’idée que les acteurs soudanais seraient simplement téléguidés de l’extérieur. L’histoire du Soudan a démontré la capacité d’action et d’adaptation des responsables soudanais, même dans des situations de pression internationale ou de sanctions. Cela ne diminue pas l’importance des soutiens externes, comme l’illustrent les récentes attaques de drones à Port-Soudan, liées à l’implication d’acteurs comme la Turquie qui ne respectent pas les sanctions sur les exportations d’armement.
En conclusion, je dirais que ce conflit s’enracine dans l’histoire longue du Soudan et dans les dynamiques propres à la transition récente. Il met également en lumière l’échec de l’ONU, notamment de la mission de soutien à la transition démocratique, incapable d’empêcher le coup d’État renversant le gouvernement civil puis le déclenchement du conflit actuel. Cette situation soulève des questions sur l’efficacité des organisations internationales dans ce type de contexte.
Aujourd’hui, deux questions se posent : quelle place pour les civils dans la sortie de crise ? Comment aborder le débat croissant autour d’une potentielle partition du Soudan, option qui ne résoudrait pas nécessairement le conflit, mais qui devient une possibilité de plus en plus évoquée ?
M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie pour cette analyse approfondie. Pourriez-vous maintenant nous éclairer sur la nature des relations entre les deux protagonistes ? Comment expliquez-vous que, malgré les tensions évidentes, leur collaboration au sein du gouvernement de transition ait soudainement dégénéré en un conflit aux conséquences humaines si dévastatrices ?
Mme Anne-Laure Mahé. En l’état actuel de nos connaissances, le point de bascule semble avoir été la négociation autour de la transition des accords de paix, impliquant l’intégration des FSR à l’armée régulière. Cette réforme a mis le feu aux poudres, car elle menaçait l’autonomie des FSR. Un débat s’est alors engagé autour de la puissance économique de ces deux acteurs, dont les ressources sont distinctes.
Cet affrontement s’inscrit dans une longue histoire de tensions, où le recours aux armes et la rébellion ont souvent été utilisés comme leviers de négociation par les différentes milices. Par exemple, Hemeti, aujourd’hui à la tête des FSR, a par le passé alterné entre collaboration avec le gouvernement soudanais et rébellion pour obtenir davantage de concessions, avant de réintégrer le giron de l’État. Ces relations n’ont jamais été caractérisées par une loyauté sans faille.
M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie, et je cède à présent la parole à M. Tubiana qui, je le disais, vient tout juste de rentrer du Soudan.
M. Jérôme Tubiana, conseiller opérationnel à Médecins sans frontières (MSF). Je reviens en effet du Darfour, devenu l’un des principaux, sinon le principal théâtre de cette guerre. Lundi matin, je me trouvais à El-Geneina, ville frontalière du Tchad où se sont réfugiés nombre de ses habitants à la suite de deux épisodes de violence massive. Quelques jours auparavant, j’étais à Tawila, aux abords d’El-Fasher, capitale historique du Darfour assiégée depuis environ un an et qui a récemment connu des violences similaires. La ville vit sous la menace constante d’un massacre de plus grande ampleur.
Avant le conflit, MSF France concentrait ses principaux projets au Soudan à El-Fasher et dans le camp de déplacés voisin de Zamzam, probablement le plus grand camp de déplacés d’Afrique.
M. le président Bruno Fuchs. Comment parvenez-vous à vous déplacer dans le pays ? Par vos propres moyens ? Disposez-vous d’escorte ou d’une forme de protection militaire ?
M. Jérôme Tubiana. Notre accès au Darfour s’effectuant exclusivement via le Tchad, nous sommes soumis au bon vouloir des FSR, qui contrôlent cette frontière. Nos déplacements s’effectuent généralement en convoi de deux véhicules civils arborant les drapelets MSF. Le recours à une escorte armée est exceptionnel, réservé aux situations d’urgence ou pour accéder à des zones jusque-là inaccessibles.
L’essentiel de notre travail et de notre sécurité repose sur nos relations avec les acteurs locaux. Cette approche nécessite une grande prudence, mais permet d’établir des liens de confiance personnels et profonds. Cela n’exclut pas les obstacles administratifs auxquels nous sommes confrontés. Par exemple, nous entrons au Darfour sans visa, contrairement aux représentants de l’ONU, et nous ne demandons pas l’autorisation au gouvernement de Port-Soudan pour franchir une frontière qu’il ne contrôle pas. Néanmoins, nous continuons à solliciter des visas par les voies officielles, mais les délais d’obtention sont souvent excessifs.
Les obstacles posés par les FSR sont moins d’ordre administratif que physique. Après le déclenchement du conflit, nous avons dû progressivement fermer nos principaux projets à El-Fasher et dans le camp de Zamzam en raison de situations de violence exceptionnelles, même selon nos standards. En octobre dernier, nous avons pu ouvrir un nouvel hôpital à Tawila, qui est devenu notre principal projet au Soudan, afin de venir en aide à des dizaines de milliers de personnes déplacées originaires d’El-Fasher.
El-Fasher compte aujourd’hui entre un et deux millions d’habitants pris au piège. Le camp de Zamzam, situé à une dizaine de kilomètres, abritait environ 700 000 personnes jusqu’en avril, et il était considéré comme un sanctuaire inviolable. Mais une violente attaque des FSR a provoqué le départ de la totalité de sa population, créant une nouvelle vague de déplacement massive, largement passée inaperçue. La majorité de ces déplacés se sont dirigés vers El-Fasher ou Tawila.
Tawila est relativement sûre, car elle est placée sous le contrôle d’une faction rebelle neutre, ce qui nous a permis d’établir une présence. En un mois, notre équipe a assisté à l’arrivée d’environ 100 000 déplacés, désormais abrités dans des tentes de fortune en bordure de la ville. El-Fasher reste la seule enclave du Darfour encore sous le contrôle de l’armée et de ses alliés rebelles, ce qui explique le siège imposé par les FSR depuis un an. Ce siège, qui n’est comparable aujourd’hui qu’à celui de Gaza en termes de violence et d’impact sur la population, a progressivement privé El-Fasher de tout approvisionnement en vivres et en médicaments, provoquant une famine officiellement reconnue. Actuellement, le Soudan est la seule région au monde où une famine est déclarée, et El-Fasher est le premier endroit où cela a été confirmé.
Bien que l’enjeu principal du conflit soudanais soit la conquête du pouvoir à Khartoum, comme l’a souligné Mme Mahé, on aurait pu espérer que le Darfour, déjà meurtri par des années de conflit, soit épargné. Malheureusement, la réalité sur le terrain démontre le contraire.
Dès avril 2023, le conflit au Soudan a pris une dimension ethnique alarmante, ravivant d’anciennes tensions entre communautés arabes et non-arabes au Darfour occidental. Cette escalade a conduit au massacre de milliers de Masalits, l’ethnie majoritaire, par les FSR principalement composées de membres des communautés arabes locales. Ce carnage a provoqué un exode des survivants vers le Tchad. Une enquête menée par MSF a révélé une augmentation stupéfiante de la mortalité chez les Masalits d’El-Geneina, multipliée par vingt. Plus de 80 % des décès étaient dus à la violence, touchant principalement les hommes, systématiquement considérés comme de potentiels combattants.
Fin 2023, les FSR ont rapidement pris le contrôle d’El-Geneina puis de trois autres des cinq capitales d’État du Darfour, à l’exception d’El-Fasher, qu’elles ont d’abord délaissé pour se concentrer sur Khartoum. Mais à la suite de revers essuyés dans la capitale, les FSR ont réorienté leurs efforts vers El-Fasher. Le Conseil de sécurité de l’ONU, malgré ses désaccords habituels sur le Soudan, a adopté la résolution 2736 exigeant la levée du siège d’El-Fasher. Cependant, ces dernières ont ignoré cette injonction, poursuivant le siège et les bombardements de la ville depuis un an. Les attaques quasi quotidiennes ont été repoussées, non pas tant par l’armée que par une mobilisation civile massive.
Cette résistance civile a malheureusement servi de prétexte aux FSR pour qualifier l’ensemble de la population d’El-Fasher de combattants ennemis, indépendamment de leur âge ou de leur genre. Ce discours a été utilisé pour justifier le blocage total de l’aide humanitaire vers la ville, une situation que nous avons directement constatée.
Cette rhétorique assimilant les civils à des combattants a également été invoquée pour légitimer l’attaque du camp de Zamzam le mois dernier. Le camp ne comptait alors qu’environ 300 membres de forces d’autodéfense, dont une centaine aurait péri lors de l’assaut, y compris quelques femmes. L’attaque semble avoir été motivée par des considérations ethniques, puisque la majorité de la population du camp appartenait à la communauté non-arabe Zaghawa, particulièrement impliquée dans la défense d’El-Fasher contre les FSR. Les témoignages recueillis indiquent que les civils ont été interrogés sur leur appartenance ethnique, les Zaghawa étant spécifiquement ciblés. Les hommes, une fois de plus, ont été systématiquement visés. Des insultes à caractère raciste envers les populations non-arabes, qualifiées notamment « d’esclaves », ont été proférées, ravivant un passé historique douloureux.
Avant même le siège, les FSR avaient exhorté les civils à évacuer El-Fasher, une initiative qui s’apparente à une forme de nettoyage ethnique par la pression plutôt que par la violence directe. Par la suite, ils ont considéré ceux qui étaient restés comme des cibles légitimes.
Lors de l’attaque de Zamzam, les civils tentant de fuir ont été victimes de violences systématiques de la part des FSR et des milices arabes alliées. Ils ont été dépouillés de leurs biens, y compris de leurs ânes, leur principal moyen de transport, les contraignant à une marche éprouvante. Certains ont même été privés de leurs réserves d’eau, ce qui, en pleine saison sèche, aurait entraîné la mort par déshydratation de dizaines de déplacés le long de la route. Nous avons accueilli des survivants dans un état avancé de déshydratation à leur arrivée dans notre hôpital.
L’attaque de Zamzam a également été marquée par l’exécution de neuf travailleurs humanitaires de l’organisation non gouvernementale (ONG) Relief International, seule organisation encore présente dans le camp. Il semble que ces humanitaires aient été considérés comme soignant potentiellement des combattants, et donc perçus comme des ennemis. Cette situation est particulièrement préoccupante pour nous en tant qu’organisation humanitaire. Il est à noter qu’en 2024, le Soudan est le pays où MSF a subi le plus grand nombre d’incidents de sécurité, plus encore qu’à Gaza.
La dimension ethnique de la violence au Darfour est complexe. Selon les données de l’association Armed Conflict Location & Event Data, les trois quarts des incidents violents au Soudan sont attribués aux FSR. Cette asymétrie ne signifie pas pour autant que la guerre n’a pas de conséquences pour les communautés arabes. Ces dernières sont de plus en plus militarisées, avec une présence visible d’adolescents armés dans les zones contrôlées par les FSR. Les rues de Nyala sont tout aussi peuplées de blessés et de personnes handicapées que celles de Tawila, à cette différence que, dans le second cas, il s’agit de civils.
Si l’on excepte la résolution du Conseil de sécurité, les Nations unies et l’Europe ne semblent pas avoir pleinement saisi l’ampleur de la violence de masse et de la crise humanitaire qui se déroulent au Soudan. Depuis deux ans, l’Europe semble entretenir l’illusion qu’un retour au statu quo ante d’une transition démocratique menée par des politiciens civils est encore possible. Cette vision ignore la fracture sans précédent au sein du camp dit « civil », dont de nombreux membres soutiennent ouvertement l’un ou l’autre des belligérants. Le besoin immédiat n’est pas celui d’un retour à la transition, mais celui de l’arrêt de la violence et de la protection des populations civiles et des communautés menacées.
Quant à l’ONU, sa réponse aux besoins humanitaires est nettement insuffisante. En moyenne, seulement cinq camions par jour sont parvenus ces derniers mois dans la totalité du Darfour, alors qu’il en aurait fallu treize pour le seul camp de Zamzam, qui n’existe plus aujourd’hui. Aucune mesure concrète relative à la protection des civils ne semble être sérieusement discutée, y compris au siège de l’instance à New York.
Nous redoutons le pire. Si El-Fasher tombe, non seulement le risque de séparation du Soudan sera accru, mais surtout nous pourrions assister à un nouvel épisode de violence de masse rappelant celui d’El-Geneina. Cela pourrait également entraîner un déplacement massif de plusieurs centaines de milliers, voire de millions de personnes, provoquant une catastrophe humanitaire que tous anticipent, mais à laquelle personne ne semble réellement préparé à répondre.
M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie pour cet exposé détaillé. De quelles capacités matérielles et logistiques MSF dispose-t-elle pour nourrir quotidiennement les centaines de milliers de personnes réfugiées dans le camp d’El-Fasher. Sur quels moyens pouvez-vous compter pour faire face à ce défi ?
M. Jérôme Tubiana. Médecins Sans Frontières bénéficie d’une situation privilégiée grâce à ses financements privés, issus de dons collectés dans le monde entier. Cette indépendance financière nous affranchit des contraintes liées aux financements européens ou américains. À cet égard, les coupes budgétaires auxquelles a procédé l’administration Trump ont des conséquences dramatiques dans le monde entier et en particulier au Soudan, notamment sur l’aide aux chambres d’urgence, essentielles dans l’Est et le centre du pays.
L’action de MSF se concentre principalement sur l’aide médicale et nutritionnelle. Bien que l’acheminement de ces ressources soit relativement aisé, celles-ci demeurent insuffisantes face à l’ampleur des besoins. Nous prenons en charge des milliers d’enfants gravement malnutris dans un contexte de famine. À Tawila, notre intervention a permis de réduire de moitié le niveau de malnutrition qui avait atteint un taux considérable de 30 %. Cependant, le blocus d’El-Fasher nous empêche d’agir efficacement.
Nous avons tenté d’acheminer des convois alimentaires plus importants. Nous maîtrisons habituellement ce type d’opération logistique. Malheureusement, le soutien des Nations unies nous a fait défaut, car l’ONU peine à assumer son rôle, faute de financement et de volonté politique. En outre, la fermeture de la quasi-totalité des aéroports complique considérablement notre approche, car le Soudan dépendait historiquement d’une aide alimentaire acheminée par voie aérienne. Les parachutages aériens, autrefois courants dans les zones inaccessibles, ne sont même plus sérieusement envisagés pour El-Fasher.
M. le président Bruno Fuchs. Nous en venons à présent aux questions des membres de la commission.
Mme Dieynaba Diop (SOC). Je tiens à remercier nos intervenants pour la qualité de leurs exposés. Le conflit, que je qualifierais volontiers de conflit oublié, est particulièrement préoccupant. Il est frappant de constater que malgré l’ampleur et la violence de cette crise, elle reste largement absente de l’actualité internationale.
La situation humanitaire est alarmante : environ deux tiers de la population soudanaise, soit plus de 30 millions de personnes, dépendent de l’aide humanitaire. Les enfants sont particulièrement vulnérables, avec plus de 15 millions nécessitant une assistance et environ 730 000 souffrant de malnutrition sévère. J’ai pu constater personnellement cette réalité lors de ma visite dans les camps de réfugiés soudanais d’Adré et de Metche au Tchad.
Le système de santé est également gravement affecté, avec plus de 70 % des établissements de santé hors service. Malgré l’ampleur dramatique de cette crise, la mobilisation de la communauté internationale reste insuffisante. Il y a un manque évident de pression de la part des acteurs qui devraient se mobiliser.
Face à ce que l’ONU qualifie de pire catastrophe humanitaire au monde, comment pouvons-nous créer les conditions d’un sursaut de la communauté internationale afin qu’elle prenne enfin ses responsabilités pour protéger efficacement les civils ?
Mme Anne-Laure Mahé. Il m’est difficile de répondre à cette question. Entraîner un sursaut de la communauté internationale est avant tout l’affaire des décideurs politiques. Au moment de la révolution soudanaise, le président Macron avait évoqué l’histoire révolutionnaire commune de la France et du Soudan, créant ainsi un cadre de compréhension et légitimant un engagement plus important. Aujourd’hui, nous avons besoin d’un moteur, d’un message à même de susciter une mobilisation, tout en évitant les catégorisations simplistes.
Le défi majeur réside dans l’identification d’acteurs politiques prêts à s’investir réellement dans la résolution de la crise soudanaise. La France pourrait jouer ce rôle, tandis que le Royaume-Uni, malgré ses liens historiques plus étroits avec le Soudan, peine à agir efficacement. Mais la difficulté consiste à s’investir dans des relations complexes avec des États comme les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite ou la Turquie, qui sont par ailleurs des partenaires sur d’autres dossiers.
M. Jérôme Tubiana. MSF, à son échelle, s’efforce de provoquer un sursaut face à la situation au Soudan. Plusieurs obstacles majeurs doivent être surmontés. Tout d’abord, il convient d’en finir avec l’analyse européenne, à mon sens périmée, qui se focalise encore sur l’espoir d’une transition démocratique au lieu de prioriser l’urgence réelle sur le terrain. Cette vision est probablement influencée par le maintien de contacts avec des politiciens civils exilés, déconnectés des réalités locales et profondément divisés.
Un autre frein réside dans la hiérarchisation des priorités internationales. Il est légitime de se demander si nos dirigeants sont capables de gérer simultanément plusieurs crises internationales, ou bien si l’implication d’acteurs communs dans des conflits jugés plus prioritaires, comme l’Ukraine et Gaza, n’influence pas notre positionnement sur le Soudan. Cette question s’est particulièrement posée aux États-Unis, où l’administration Biden s’est montrée peu efficace sur ce dossier. L’incertitude plane quant à l’approche que pourrait adopter l’administration Trump, dont l’imprévisibilité est notoire.
À Port-Soudan, on soupçonne l’Occident d’être un adversaire parce qu’on estime qu’il est sous l’influence des Émirats arabes unis. Cette perception soulève la question de notre complicité ou de notre aveuglement face au rôle joué par cet État dans le conflit soudanais, et à ce titre pourrait faire l’objet de pression de la part des Occidentaux. Le Soudan a rompu ses relations diplomatiques avec les Émirats arabes unis et déposé une plainte contre eux à la Cour internationale de Justice, s’inspirant de la démarche sud-africaine concernant Gaza. Cependant, cette plainte n’a pas été reçue. Il est regrettable qu’elle n’ait pas été portée par un acteur international neutre, ce qui aurait pu lui conférer plus de poids.
Cette situation met en lumière le manque d’intérêt international pour le Soudan et l’absence de solidarité africaine envers les victimes, un phénomène relativement nouveau. Par le passé, le mouvement panafricain et les communautés afro-américaines aux États-Unis avaient manifesté leur soutien aux victimes de crimes de masse sur le continent. Aujourd’hui, ce repli sur soi affaiblit considérablement nos politiques étrangères.
Enfin, un point particulièrement préoccupant concerne l’utilisation présumée de structures et de véhicules humanitaires par les Émirats arabes unis pour acheminer du soutien militaire. Cette pratique, si elle est avérée, représente une ligne rouge qui n’aurait jamais dû être franchie, mettant en danger l’ensemble des acteurs humanitaires sur le terrain.
M. le président Bruno Fuchs. Je cède à présent la parole à M. Marion, président du groupe d’amitié France-Soudan, que je remercie pour sa présence.
M. Christophe Marion (EPR). Je vous remercie de m’accueillir au sein de votre commission, où j’interviens en effet en ma qualité de président de ce groupe d’amitié, que je dirige en collaboration avec ma collègue vice-présidente Mme Lakrafi, députée des Français établis au Soudan et dans les pays limitrophes.
Je salue l’attention que votre commission porte à la crise dramatique que traverse le Soudan. Comme je l’ai souligné récemment lors d’une question au ministre de l’Europe et des affaires étrangères, l’indifférence relative de la communauté internationale face à ce conflit est préoccupante. Cette attitude s’explique en partie par la complexité de la situation, qui rend inopérante toute lecture manichéenne.
Certes, l’Occident n’est pas resté totalement inactif. Le président de la République et le gouvernement français ont soutenu dès le début la transition démocratique au Soudan et ont fermement condamné la poursuite des combats, appelant à la protection des civils. La France a participé à plusieurs rencontres internationales, notamment à des conférences humanitaires qui ont permis de mobiliser des fonds importants. L’Europe s’est engagée à hauteur de 522 millions d’euros.
Cependant, la France continue de plaider pour une transition démocratique, tout en s’inquiétant de la formation d’un gouvernement parallèle. Si ce message se veut un soutien fort à la société civile soudanaise, ne risque-t-il pas d’apparaître déconnecté des réalités du terrain ? La France ne devrait-elle pas s’impliquer davantage dans ce conflit aux conséquences désastreuses, surtout face à l’engagement d’autres acteurs comme la Russie ou les Émirats arabes unis ? Mme Mahé, en tant que spécialiste des autoritarismes et de la démocratisation, pensez-vous que la position de neutralité de la France vis-à-vis des belligérants constitue la meilleure approche pour favoriser une transition démocratique au Soudan ?
M. Jérôme Tubiana. Lorsque l’on qualifie la crise soudanaise de crise la plus grave au monde, tant sur le plan humanitaire que sur celui des déplacements de population, il faut bien mesurer l’ampleur de cette catastrophe.
Je l’ai dit, le message de la France est déconnecté de la réalité. La transition avait échoué avant même le déclenchement du conflit actuel, et elle a peut-être même contribué à l’escalade des tensions. Aujourd’hui, la transition démocratique n’est clairement plus la priorité pour les populations, en particulier celles qui sont directement menacées, déplacées ou réfugiées hors du pays.
Au-delà de l’urgence, nous devrions nous inquiéter également des conséquences politiques à long terme. La reconstruction du Soudan en tant qu’entité unifiée s’annonce extrêmement difficile. La condamnation quasi unanime du gouvernement parallèle mis en place par les FSR témoigne des craintes que suscite la perspective d’une partition du pays.
Enfin, les répercussions régionales de ce conflit ne doivent pas être sous-estimées. L’implication de puissances internationales, y compris du Golfe, ainsi que celle de presque tous les pays voisins, risque d’avoir des conséquences durables. La présence de combattants issus de pays limitrophes ou appartenant à des communautés transfrontalières, en particulier avec le Tchad, pourrait déstabiliser non seulement ce pays, mais potentiellement l’ensemble de la région sahélienne.
Mme Anne-Laure Mahé. Je partage l’analyse de M. Tubiana à propos de cette mythologie construite autour de l’idée d’une transition démocratique, perçue comme un moment d’ouverture de tous les possibles. Cette vision n’est pas totalement erronée, mais elle est loin de refléter la réalité. Le cas du Darfour illustre bien les dynamiques différentes qui peuvent coexister au sein d’un même pays lors d’une transition. Cette transition manquée doit faire l’objet d’un examen critique approfondi, comme cela a été le cas pour d’autres transitions démocratiques avant le Soudan. Sans cette analyse, il paraît illusoire de prétendre relancer ce processus.
L’examen doit notamment porter sur les civils sur lesquels nous avons compté, en nous interrogeant sur les raisons de ce choix et sur leur représentativité réelle. Nous avons eu tendance à privilégier des élites qui nous semblaient plus acceptables que d’autres, parce que leur vision, par exemple sur la place de la religion dans la société, nous convenait davantage. Nous avons, à l’inverse, fait preuve de méfiance à l’égard des comités révolutionnaires, des comités de résistance, ces comités autogérés implantés dans les quartiers, parce qu’ils nous paraissaient plus difficiles à appréhender et que leur proximité avec l’idéologie communiste nous mettait dans l’inconfort. Nous avons aussi compté en priorité sur les personnes qui revenaient au pays après avoir été écartées par l’ancien régime, ce qui n’a pas manqué de créer des tensions avec celles qui sont restées au Soudan pendant des décennies, et qui estimaient légitimement avoir leur mot à dire sur l’avenir du pays.
Aujourd’hui, les Soudanais eux-mêmes procèdent à cet examen critique. Pourtant, les divisions internes et les scissions persistent, comme en témoigne l’éclatement récent de la coalition Taqaddom. Les rencontres avec les FSR ou les FAS contribuent également à polariser davantage la situation, chacun accusant l’autre d’être à la solde d’un camp ou de l’autre.
La volonté de revenir à une transition démocratique se heurte au fait que les civils ne souhaitent pas, pour l’instant, créer un gouvernement en exil, et il serait inapproprié de les y forcer. Cette situation soulève la question de notre stratégie. Avons-nous tiré les leçons de ce qui s’est passé en Libye ? Que gagnerait-on à la multiplication des gouvernements – un en exil, un autre des FSR, un troisième de l’armée ? S’agit-il d’une stratégie viable ? J’en doute fortement.
Bien que l’on puisse aspirer à long terme à un retour à une transition démocratique, la réalité actuelle est celle d’un conflit extrêmement violent. Et notre priorité doit être d’en gérer la sortie. À cet égard, les groupes civils semblent malheureusement avoir peu d’influence pour le moment.
Enfin, il convient de se garder à tout prix de prendre parti pour un camp ou pour un autre. N’oublions pas qu’aucun des deux n’est véritablement fréquentable. L’armée soudanaise a été façonnée par le régime de Omar el-Bechir pendant 30 ans et a renversé la transition. Ni les FSR ni les FAS ne sont, en aucun cas, des acteurs pro-démocratiques, mais puisqu’on ne choisit pas les acteurs d’un conflit, il nous faut composer avec eux, sans perdre de vue qu’il n’y a pas de « gentils » dans cette histoire.
Mme Véronique Besse (NI). Depuis 2023, le conflit opposant les FAS aux FSR ravage le Soudan, plongeant le pays dans une crise humanitaire et sécuritaire sans précédent. Le 15 avril 2025, les ministres des affaires étrangères du G7 ont fermement condamné ce conflit et les exactions commises.
Malgré les efforts internationaux, aucune tentative de médiation n’a eu lieu depuis la suspension, en décembre 2023, du processus de Djeddah menée par les États-Unis et l’Arabie saoudite. Cet échec s’explique notamment par le manque de volonté des belligérants de négocier et par les rivalités internationales. L’ONU, de son côté, réclame un cessez-le-feu, la protection des civils et un embargo sur les armes. Pourtant, en dépit de ces efforts, aucune médiation n’a encore permis d’arrêter durablement le conflit.
Ce conflit affecte non seulement le Soudan, mais aussi les pays voisins. Nous constatons un exode massif des populations vers le Tchad, l’Égypte, le Soudan du Sud et l’Éthiopie. Alors que les appels à un cessez-le-feu au Soudan peinent à produire des effets tangibles et que l’accès humanitaire reste largement entravé, la communauté internationale semble assister en spectatrice à une crise qui dépasse pourtant largement les frontières soudanaises.
Quels outils concrets et quels mécanismes de prévention des risques pourrions-nous ou devrions-nous mettre en œuvre dès à présent pour éviter que ce conflit ne provoque une dynamique de contagion régionale ? Parmi ces outils, existe-t-il, selon vous, des leviers suffisamment puissants pour enrayer cette fragmentation géopolitique à laquelle nous semblons peu à peu nous habituer, faute d’actions résolues ?
Mme Anne-Laure Mahé. Il m’est difficile de proposer des outils concrets, n’étant pas spécialiste de la résolution des conflits. Cependant, l’enjeu consiste à modifier le calcul coût-bénéfice des acteurs impliqués, de rendre la poursuite du conflit trop coûteuse pour eux, de les asphyxier économiquement et ainsi de couper cette base économique qui leur permet de recruter. Jusqu’à présent, personne n’y est parvenu, mais cette stratégie pourrait les contraindre à s’asseoir à la table des négociations.
Bien que les sanctions ne soient pas un outil parfait, elles restent un levier important dans notre arsenal diplomatique. Les belligérants soudanais ont longtemps réussi à y échapper, mais il convient d’insister sur cet aspect, quitte à envisager des sanctions à l’encontre d’acteurs externes avec lesquels nous collaborons sur d’autres terrains. Sans cette détermination, la situation risque de stagner indéfiniment.
Des actions concrètes sont possibles. Nous savons par exemple que Hemeti a eu recours à une entreprise occidentale pour polir son image et faire du lobbying à l’étranger : voilà un levier certes mineur, mais sur lequel nous pourrions agir. Par ailleurs, le trafic d’or, plus ou moins légal, constitue une ressource importante pour les deux parties. C’est un autre point sur lequel nous pourrions les pénaliser.
M. Jérôme Tubiana. Les instances de dialogue comme les Nations unies et l’Union africaine existent : elles doivent jouer leur rôle pour éviter des effets de ricochet au niveau régional ou international. Dans ce cadre, nous pouvons nous soutenir mutuellement et rechercher des consensus. Le gouvernement de Port-Soudan a craint de se trouver isolé en raison du soutien obtenu par les FSR dans certains pays voisins, ce qui a entraîné un durcissement significatif de sa position vis-à-vis de ces forums de discussion internationaux. Aujourd’hui, nous sommes encore loin d’un dialogue serein, notamment au sein de l’Union africaine.
M. le président Bruno Fuchs. Rappelons que de nombreux acteurs, au-delà des deux protagonistes soudanais, s’efforcent de trouver des points d’équilibre et une issue à ce conflit. Comme vous l’avez mentionné, les Émirats arabes unis exercent une forte influence, ainsi que l’Égypte. D’autres puissances contribuent significativement à l’intensification de ce conflit en armant les combattants. L’un des enjeux majeurs consiste à identifier une puissance disposant d’un levier suffisant pour rassembler toutes les parties autour de la table et dégager des points de convergence.
M. Jérôme Tubiana. L’histoire des conflits soudanais et de leur résolution est marquée par de nombreux accords de paix signés mais rarement respectés. Les acteurs soudanais savent très bien évaluer s’il convient ou non de respecter les accords. Aussi, une alternative revient constamment : ou bien restreindre les négociations aux acteurs véritablement influents et déterminés politiquement, ou bien élargir à d’autres interlocuteurs pour neutraliser les fauteurs de troubles. Il est difficile de trancher, mais les contours de ce conflit plaident en faveur d’une négociation resserrée, impliquant des acteurs plutôt neutres et très influents, plutôt que multiplier les invités à la table des négociations.
En outre, l’expérience montre que concentrer la discussion sur quelques sujets prioritaires est l’approche la plus judicieuse. Lorsqu’on veut tout négocier d’un coup, aborder tous les sujets, y compris des sujets sociaux tels que la laïcité ou la place des femmes, on risque l’échec. Il est préférable de se focaliser, dans l’immédiat, uniquement sur les conditions d’un cessez-le-feu.
M. Jean-Louis Roumégas (EcoS). Le constat que vous avez dressé est alarmant : nous sommes face à la pire crise humanitaire au monde, avec une guerre civile qui sévit depuis 2023, 13 millions de déplacés, soit un tiers de la population, dans l’un des derniers endroits au monde où règne la famine. L’ampleur du chaos rend impossible une évaluation précise du bilan humain sur le plan humanitaire.
Le silence qui entoure cette situation masque en réalité l’intérêt de certaines puissances extérieures. À cet égard, il me semble que nous n’avons pas suffisamment insisté sur l’intérêt stratégique que représente le Soudan. N’est-ce pas également l’une des motivations de ce conflit persistant ? Le Soudan offre en effet un débouché sur une route maritime essentielle, est un producteur d’or important, et possède des terres agricoles fertiles qui suscitent sans aucun doute la convoitise de certains voisins fortunés. Ne devrions-nous pas mettre davantage l’accent sur cet intérêt géostratégique dans l’analyse du conflit, au-delà de sa dimension locale ?
Quelles actions la France peut-elle entreprendre ? Faut-il, par exemple, étendre l’embargo actuellement en vigueur sur le Darfour à l’ensemble du pays ? Une mission onusienne est-elle nécessaire ? Que pouvons-nous faire pour éviter que le Soudan ne sombre complètement dans l’oubli ?
M. Jérôme Tubiana. Le Soudan présente la particularité d’être soumis à un embargo expiré, puisqu’il date du conflit au Darfour en 2004, et ne concerne que cette région. L’histoire montre qu’au Soudan, comme probablement ailleurs, l’application de sanctions sur une partie d’un pays s’avère inefficace, car il est quasiment impossible de contrôler les transferts d’armement de Khartoum vers le Darfour. Ces sanctions n’ont donc jamais été respectées.
Aujourd’hui, étendre l’embargo à l’ensemble du pays répondrait à une certaine logique, étant donné la quantité d’armement sans précédent circulant au Soudan, dont il sera difficile de se débarrasser à l’avenir et qui risque de circuler librement dans les pays voisins. La guerre soudanaise a évolué : ce n’est plus simplement un conflit mené avec des Toyota équipées de mitrailleuses, mais une guerre impliquant des drones, avec des conséquences dévastatrices pour les civils.
Cependant, je doute de l’efficacité d’un éventuel embargo. Les deux camps ont manifestement trouvé des moyens d’obtenir des soutiens, en dépit du peu de légitimité dont ils jouissent au niveau international. Les FSR, par exemple, ne semblent rencontrer aucune difficulté pour bénéficier d’un approvisionnement en armes abondant et continu.
Je dirais la même chose à propos d’une mission onusienne. À plusieurs égards, le contexte justifierait une telle mission, notamment pour créer des hubs humanitaires, rouvrir les aéroports, organiser la réponse humanitaire et protéger les civils avec des casques bleus pourvus d’un mandat de protection solide. Néanmoins, l’ONU avait déjà déployé une mission au Darfour, qui durant des années est d’ailleurs restée la plus importante de ses missions. Et pourtant on ne peut pas dire qu’elle aura été un franc succès, bien qu’elle ait joué un rôle minimal de dissuasion contre certaines violences. L’ONU, à la demande du gouvernement de transition civile, a choisi de retirer cette mission au pire moment, juste avant le conflit actuel, alors même qu’une recrudescence des violences était observée au Darfour. Il faudrait donc un certain courage pour proposer à l’ONU d’agir réellement en termes de protection, étant donné que l’urgence de la situation le justifie. Mais à ma connaissance, ce débat n’a pas eu lieu à New York, ou du moins pas en profondeur.
M. Christophe Marion (EPR). En octobre, j’ai cosigné dans Le Monde, avec les sénateurs Colombe Brossel et Hugues Saury, une tribune intitulée « Au Soudan, les armes traversent plus facilement les frontières que l’aide humanitaire ». Nous y rappelions que les armes circulent très facilement au Soudan, y compris des armes d’origine française, en dépit de l’embargo.
Je souhaiterais entendre Mme Mahé et M. Tubiana sur l’équilibre géopolitique régional et les conséquences de ce conflit sur cet équilibre territorial. Nous nous sommes rendus, Mme Lakrafi et moi-même, au Soudan du Sud, l’un des pays les plus pauvres au monde, qui accueille des réfugiés sans en avoir véritablement les moyens, risquant ainsi de fragiliser davantage encore sa propre situation. Vous avez évoqué le Tchad, qui reçoit aujourd’hui de nombreux réfugiés du Darfour, ce qui menace également l’équilibre géopolitique régional.
Quel est votre sentiment sur cette situation ? Certes, il faut aider le Soudan, mais ne devrions-nous pas également porter une attention particulière au Soudan du Sud, dont la stabilité est aujourd’hui largement menacée ?
Mme Laurence Robert-Dehault (RN). Le conflit au Soudan plonge ce pays dans une crise humanitaire sans précédent. Cette situation alarmante se traduit par 13 millions de déplacés, 25 millions de Soudanais confrontés à la faim, des violences sexuelles, des exactions graves et l’utilisation de la nourriture comme arme de guerre. Nous constatons avec inquiétude l’implication de pays comme les Émirats arabes unis, l’Iran, la Turquie ou encore l’Égypte, qui alimentent cette guerre par des livraisons d’armes, notamment des drones, violant ainsi les embargos internationaux
La France et l’Union européenne, qui ont engagé près d’un milliard d’euros d’aide humanitaire depuis 2024, doivent s’assurer de garanties strictes sur l’utilisation de ces fonds. Il n’est pas concevable que cette aide humanitaire serve à prolonger ce conflit. Depuis le début des hostilités, les instances des Nations unies et les différentes autorités des pays occidentaux multiplient les alertes et les appels au cessez-le-feu. Ces déclarations sont-elles susceptibles de produire des effets, alors que le conflit est utilisé comme moyen pour les puissances régionales d’asseoir leurs stratégies et influences dans la région ? L’Occident est-il condamné au rôle de spectateur, de lanceur d’alerte et de pourvoyeur d’aide humanitaire ?
Mme Anne-Laure Mahé. Il est évident que les déclarations seules ne sauraient suffire. Sans recours à des moyens de pression plus concrets, certains États, dont la France, resteront effectivement des observateurs peu impliqués. Il est donc impératif de dépasser le stade du simple déclaratif. Les promesses d’aide sont adossées à des défis logistiques inhérents à leur mise en œuvre. Comme nous l’avons constaté pendant la période de transition, de nombreuses promesses sont faites, mais les résultats sur le terrain ne sont pas toujours à la hauteur des attentes.
La question de l’équilibre régional est primordiale. Les Émirats arabes unis font transiter des armements par le Tchad, ce qui suscite logiquement des inquiétudes dans les pays voisins. Aujourd’hui, l’idée que la partition du Soudan puisse constituer la meilleure solution au conflit suit son chemin. Or une partition ne résoudrait ni le conflit ni le risque de propagation aux pays voisins. Une partition entraînerait simplement une lutte pour le pouvoir entre les différents partenaires au sein des coalitions. Cette option n’apparaît donc pas viable, notamment si l’on considère les enjeux d’équilibre géopolitique et régional.
Je souhaite revenir, pour la nuancer, sur la notion d’intérêt stratégique du Soudan. Si ce pays représentait réellement un intérêt stratégique majeur, notamment pour des pays qui ne sont pas ses voisins immédiats, nous aurions probablement assisté à une action internationale bien plus rapide et vigoureuse. Le manque d’attention et de volonté politique significative envers ce conflit montre, selon moi, que l’importance géostratégique de la zone, hormis pour les pays proches du Soudan, n’est pas si importante que l’on pourrait le croire.
Ce discours sur l’intérêt stratégique du Soudan a souvent été utilisé par l’ancien régime pour manipuler les différents acteurs. Par exemple, les promesses floues concernant une base militaire russe à Port-Soudan ont permis d’alimenter l’idée d’une zone géostratégique cruciale, dans le but d’obtenir des financements ou l’allègement des sanctions, alors que cette base militaire n’a toujours pas vu le jour.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je remercie Mme Mahé et M. Tubiana pour leurs exposés détaillés, néanmoins je regrette l’absence de représentants du ministère des affaires étrangères, car il est évident que les réponses de nos intervenants, aussi pertinentes soient-elles, ne sauraient se substituer à celles que nous attendons de la part de la diplomatie française pour connaître la position officielle de notre pays.
M. le président Bruno Fuchs. Je rappelle qu’un représentant du ministère devait intervenir devant notre commission ce matin, mais qu’il en a été empêché à la dernière minute.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). L’Union africaine a été évoquée de manière tardive dans nos échanges, de même que la question du panafricanisme. Cela me semble révélateur : ces deux éléments sont absents du débat. Vous avez par ailleurs mentionné la quasi-impossibilité d’obtenir une résolution à l’ONU, ce qui suppose que l’une des cinq puissances disposant du droit de veto au Conseil de sécurité est prête à l’utiliser. Dès lors, il me paraît déterminant de comprendre qui bloque les différentes initiatives, tant celles de l’ONU que celles de l’Union africaine. Pourquoi ces blocages d’autant que le Soudan ne serait pas, comme l’a indiqué Mme Mahé, une zone d’intérêt géostratégique majeure ?
Le transit d’armes par les Émirats arabes unis, dont potentiellement des armes françaises, a été évoqué. En tant que décideurs politiques, notre rôle consiste à identifier des moyens d’action concrets. Comment pouvons-nous agir sur ce point, pour contrôler et détecter ces flux d’armement ? Il semble nécessaire d’interpeller le ministère des affaires étrangères sur ces questions qui ne reçoivent peut-être pas l’attention qu’elles méritent.
Enfin, quelles actions spécifiques les ONG recommandent-elles aux décideurs politiques ? Quelles mesures devrions-nous prendre afin de soutenir efficacement leur action et venir en aide aux populations soudanaises ?
M. Jérôme Tubiana. J’aurais aimé, comme vous, qu’un représentant du Quai d’Orsay puisse apporter des réponses aux questions complexes que soulève le conflit soudanais et auxquelles nous ne pouvons répondre en tant que travailleurs humanitaires. J’aurais aimé, également, l’entendre contester notre critique de l’inaction occidentale.
J’ignore qui oppose son véto au Conseil de sécurité de l’ONU. Traditionnellement, c’est le Royaume-Uni, en tant qu’ancienne puissance coloniale, qui rédige les résolutions sur le Soudan, avec le soutien de la France et, auparavant et plus encore, des États-Unis, tandis que la Chine et la Russie se relayaient pour mettre leur veto. Aujourd’hui, il est difficile de savoir qui s’oppose à une résolution. Peut-être les États-Unis ?
L’orientation de la résolution nécessite des négociations sérieuses. Or, ces discussions ont souvent été parasitées par des questions parallèles telles que la Syrie ou la Libye. Nous demandons que le Soudan soit considéré à la hauteur de la gravité de sa situation. Son intérêt stratégique est indéniable, notamment en raison de sa façade sur la mer Rouge, ce qui concerne également l’Europe. En outre, le Soudan est devenu un pays de départ et de transit pour les migrations vers l’Europe, soulevant la question de l’accueil des réfugiés soudanais dans les pays voisins et en Europe.
L’Union africaine quant à elle souffre actuellement de désunion. Historiquement, le Soudan a servi de terrain d’expérimentation pour ses premières tentatives de médiation et de maintien de la paix. C’est pourquoi la mission des Nations unies au Soudan était une mission hybride avec l’Union africaine, une configuration qui s’est avérée peu efficace. L’Union africaine a également été chargée des négociations intra-soudanaises, avec un soutien financier de l’Union européenne, mais les résultats ont été décevants.
Paradoxalement, malgré une situation bien plus grave qu’il y a vingt ans, avec le démantèlement d’un pays et la destruction de sa capitale, la prise de conscience et les réactions internationales sont moins fortes qu’auparavant.
Mme Nadège Abomangoli (LFI-NFP). La guerre civile au Soudan est une catastrophe d’une ampleur difficilement concevable. Le général al-Burhan et Hemeti ont anéanti les espoirs portés par la révolution citoyenne de 2019, plongeant le pays dans un chaos motivé par leurs ambitions personnelles. Nous sommes face à la plus grave crise humanitaire mondiale, avec plus de 150 000 morts, une famine généralisée, des violences sexuelles systématiques et 14 millions de déplacés, dont près de 2 millions à l’étranger. Cette situation engendre une crise des réfugiés en Afrique et en Europe. Les massacres, parfois assimilables à des nettoyages ethniques, se perpétuent en toute impunité.
Cette catastrophe est aggravée par des soutiens internationaux qui financent les milices et fournissent des armes, notamment des pays voisins. La France doit user de toute son influence pour faire respecter l’embargo sur les armes, voire l’étendre. Il est crucial de mobiliser davantage l’Union africaine, qui semble plus engagée sur d’autres conflits comme celui en République démocratique du Congo.
Par ailleurs, je m’interroge sur la pertinence du modèle d’intégration des milices dans l’armée régulière pour résoudre les conflits internes. Ce modèle a-t-il fait ses preuves ou ne fait-il qu’exacerber les tensions ?
Mme Anne-Laure Mahé. Ce modèle mérite certainement d’être réexaminé, étant donné les problèmes qu’il a engendrés. Au moment où il est question de les intégrer à l’armée régulière, les FSR sont davantage qu’une simple milice, elles sont relativement institutionnalisées. Actuellement, nous assistons à une militarisation généralisée de la société soudanaise, avec des civils qui s’arment et une armée régulière qui s’appuie également sur des milices.
Pour les groupes armés de moindre envergure, les modèles de démobilisation, désarmement et réintégration ont prouvé leur efficacité dans d’autres contextes. La question centrale reste le traitement des deux principaux camps en conflit, dont les forces semblent relativement équilibrées.
Mme Amélia Lakrafi (EPR). Je remercie vivement nos deux intervenants pour leurs travaux rigoureux et à juste titre réputés.
Je souhaite exprimer notre indignation collective face au silence assourdissant qui entoure cette crise. Deux ans après le début de la guerre, et malgré la conférence organisée en France qui a permis de lever un milliard d’euros, la situation humanitaire continue de se détériorer. Où est passé cet argent, alors que la famine s’installe, que des hôpitaux sont bombardés, que des enfants sont affamés dans une indifférence médiatique et politique quasi-totale ?
Lors d’une visite au camp de réfugiés de Djouba au Sud-Soudan le 7 octobre 2023, nous avons rencontré de jeunes Soudanais, notamment des étudiants de Khartoum, qui nous ont suppliés de les emmener afin qu’ils puissent poursuivre leurs études. L’année dernière, la France a accueilli 360 étudiants soudanais, dont deux à Polytechnique. Nous devrions collectivement réfléchir à la manière d’offrir davantage d’opportunités à ces jeunes désireux d’étudier.
Je tiens également à saluer le travail exceptionnel de Raja Rabia, l’ancienne ambassadrice de France au Soudan, qui a sacrifié ses effets personnels pour aider à l’évacuation des ressortissants français et étrangers. Je remercie d’ailleurs nos militaires qui ont risqué leur vie lors de ces opérations d’évacuation. Mme Rabia nous avait avertis, cinq mois après le début du conflit, que les belligérants ne s’arrêteraient pas d’eux-mêmes, qu’ils ne feront jamais la paix. J’ai le sentiment que le ministère des affaires étrangères n’écoute peut-être pas suffisamment ces diplomates d’exception.
Je m’interroge encore une fois, bien que je sache qu’il vous est difficile de répondre à cette question, sur le manque d’intérêt que suscite la situation au Soudan. Existe-t-il une hiérarchie de l’indignation humaine ? Les journalistes n’ont-ils pas suffisamment accès aux informations et au terrain ?
M. Jérôme Tubiana. L’accès des journalistes au terrain n’est pas réellement un problème. Il existe d’excellents journalistes soudanais qui parviennent à se rendre à peu près partout dans le pays, et qui livrent une information à mon sens d’une exactitude et d’une neutralité exceptionnelles, inimaginables vingt ans plutôt. Les comptes rendus des journalistes soudanais sont très factuels, ce qui n’est pas toujours le cas de celui des journalistes étrangers, et livrent des informations très détaillées, très précises sur les situations humanitaires ou militaires locales.
Je n’ai donc pas d’explication sur les raisons de l’oubli et de l’indifférence dont fait l’objet le Soudan. Il y a bien sûr la loi du kilomètre, selon laquelle plus un conflit est éloigné géographiquement, moins il nous intéresse. Mais du Soudan à la Méditerranée, il n’y a qu’un seul pays à franchir, et du Soudan à la France, un pays et une mer.
Pourquoi l’indifférence ? Peut-être en raison de la distance, de la couleur de peau des victimes, ou peut-être aussi, tout simplement, par hasard. Pourquoi le Darfour a-t-il provoqué voici vingt ans une mobilisation dans les universités américaines, annonciatrice de la mobilisation actuelle pour la Palestine ? Le silence actuel dans ces mêmes universités est mystérieux. Est-ce parce que George Clooney s’était engagé à l’époque ? Je ne sais pas.
M. le président Bruno Fuchs. Je signale toutefois que des initiatives existent, ou du moins des tentatives de mettre les protagonistes autour d’une table. Je parraine moi-même l’une d’elles, qui aurait dû se tenir avant la fin du mois dans un pays africain, mais qui reste en suspens étant donné le regain des combats et l’impossibilité pour les belligérants de se déplacer, voire de quitter le Soudan.
M. Michel Guiniot (RN). Le Soudan connaît sa troisième guerre civile soudanaise, qui oppose les FSR, un mouvement islamiste rebelle, à l’armée régulière. Dans le prolongement de l’appel à la paix lancé par le G7 en avril 2025, quelles sont les mesures proposées par le ministère des affaires étrangères, tant par la voie diplomatique que par les leviers financiers permis par l’Agence française de développement (AFD), pour apporter un soutien effectif et efficace aux populations civiles soudanaises, sans entrer dans une logique mortifère d’escalade du conflit ? De quels moyens dispose la France pour lutter contre la montée de l’islamisme radical dans cette région ?
Par ailleurs, sommes-nous en mesure de connaître le nombre de personnes susceptibles de quitter définitivement le Soudan ? Existe-t-il aussi un risque de voir s’ouvrir une nouvelle route migratoire vers l’Europe depuis ce pays et, par extension, un risque de faire entrer des islamistes sur notre sol ?
M. Jérôme Tubiana. Cette route migratoire existe déjà, elle a été empruntée par beaucoup de réfugiés de la Corne de l’Afrique, qui de manière générale comptent parmi les réfugiés les mieux reconnus en termes d’octroi de l’asile ou de protection en France et en Europe. Les différents pays européens ont bien pris la mesure des raisons pour lesquelles ces personnes s’exilent, et d’ailleurs le taux de succès des demandes d’asile émanant de Soudanais est l’un des plus élevés, de l’ordre de 99 % en Grande-Bretagne.
Toutefois, et contrairement à la situation des réfugiés ukrainiens par exemple, il n’existe pas de réponse européenne à cette crise migratoire, ni de tentative de mettre en place des couloirs humanitaires pour faciliter l’arrivée de la petite proportion des 14 millions de déplacés ayant besoin de trouver refuge. C’est la raison pour laquelle les Soudanais, victimes des politiques européennes de blocage de la migration, sont contraints de rester en Libye, un pays extrêmement violent et dangereux pour les populations africaines noires. Ce blocage s’exerce en Méditerranée, avec le soutien aux milices libyennes pour déporter les migrants interceptés. En outre, les secours humanitaires sont empêchés de leur venir en aide. MSF en a fait l’expérience, avec un bateau rendu quasiment inopérant par les autorités italiennes.
Les Soudanais sont bloqués dans les Alpes ou à Calais, puisque nombre d’entre eux souhaitent rejoindre la Grande-Bretagne pour des raisons historiques et linguistiques. Nous rencontrons parfois, au cours de nos opérations, les mêmes forces de police à Calais, Vintimille ou Toulon, qui déplorent l’absence de toute logique dans le traitement de ce flux de réfugiés, qui à l’évidence ne tient pas compte de la gravité de la situation. Certes, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et plus encore la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ont conscience de l’urgence, mais ne sont pas en mesure d’influer sur des politiques européennes toujours plus dures, toujours plus indiscriminées.
La France dispose de moyens d’action. Elle y recourt au sein de l’Union européenne, mais, en l’absence d’une volonté politique forte, ces actions sont susceptibles de produire des effets positifs comme négatifs. Par ailleurs, notre pays est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui lui confère un rôle important malgré les difficultés à trouver un consensus dans cette enceinte. L’évolution de la situation pourrait cependant faciliter l’émergence d’un accord, y compris sur des mesures très pragmatiques au regard des besoins criants de la population en matière d’aide humanitaire.
Il est impératif que les deux belligérants lèvent certains obstacles à l’acheminement de l’aide. À cet égard, la situation est mitigée : d’un côté, les engagements pris par les parties au début du conflit n’ont quasiment pas été respectés, de l’autre les FSR autorisent un certain accès humanitaire, à l’exception de l’enclave d’El-Fasher. Le gouvernement de Port-Soudan a également fait preuve d’une plus grande souplesse en acceptant l’utilisation de la frontière tchadienne pour l’acheminement de l’aide, bien qu’il n’en ait pas le contrôle effectif. Cette décision a mis en lumière l’insuffisance de la réponse des Nations unies, qui invoquaient auparavant le refus du gouvernement comme obstacle.
Il existe donc des possibilités d’avancées concrètes, étape par étape. Pour MSF, les deux priorités demeurent l’accès humanitaire et la protection des civils, cette dernière étant cruciale face aux situations de crimes de masse que l’aide humanitaire seule ne peut résoudre.
Mme Sophia Chikirou (LFI-NFP). Aujourd’hui, plus de 60 % de la population soudanaise nécessite une aide humanitaire, dont 15 millions d’enfants exposés à un risque de famine. Pourriez-vous nous communiquer des informations précises sur la présence et l’action des organisations humanitaires sur le terrain ? Sont-elles actives dans tous les États constituant le Soudan ?
Par ailleurs, quelles sont les conséquences tangibles de l’arrêt des programmes de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), notamment en termes d’aide alimentaire ?
Enfin, quel rôle la France peut-elle jouer auprès des instances internationales pour accélérer la prise de conscience et l’action face à cette catastrophe humanitaire et politique ? Quelles mesures concrètes pourrait-elle prendre pour garantir l’accès à l’aide humanitaire ? Le déploiement de casques bleus pourrait-il apporter une solution ?
M. Jérôme Tubiana. Il semble difficile d’assurer une protection efficace des civils sans la présence d’une force militaire neutre.
L’impact de l’arrêt des programmes d’USAID au Soudan est relativement moins important que dans d’autres pays, le Soudan ayant bénéficié de certaines exemptions. De plus, l’aide ne dépendait pas uniquement d’USAID, les financements européens jouant également un rôle significatif. Sous l’administration Biden, USAID avait adopté une approche audacieuse en finançant de petits acteurs locaux, comme les comités d’urgence. Cette stratégie, bien qu’imparfaite, permettait d’apporter une aide humanitaire dans des zones autrement inaccessibles. Ces comités ont notamment mis en place des cuisines collectives, une initiative qui, au-delà de son impact concret, revêt une importance symbolique et politique en termes de solidarité interne.
Médecins Sans Frontières est actif dans onze des dix-huit États du Soudan. Cependant, sa présence reste limitée, avec parfois un seul hôpital pour couvrir une zone équivalente à un quart de la France. Dans certaines régions, notamment au Darfour, on peut parcourir des centaines de kilomètres sans trouver le moindre dispositif de soins, hormis quelques bénévoles disposant de moyens limités.
Lorsqu’une ONG se déploie significativement dans une zone, il s’agit souvent d’une réallocation de ressources. En d’autres termes, des ressources sont retirées d’un endroit et réaffectées ailleurs, ce qui est particulièrement préoccupant, car ces mouvements sont susceptibles d’être instrumentalisés par les belligérants pour influencer les mouvements de population civile, voire faciliter des formes de nettoyage ethnique en dirigeant l’aide vers certaines zones.
Face à ces défis, il est indispensable de faire preuve de vigilance, d’augmenter le nombre d’acteurs sur le terrain et d’améliorer la coordination. Bien que les Nations unies soient présentes, leur action reste en deçà de leur potentiel et de leur engagement passé. Il est donc impératif de les encourager à renforcer leur action vers davantage d’efficacité et de rapidité.
Mme Pascale Got (SOC). La Chine a considérablement investi au Soudan ces dernières années, notamment en raison de la position stratégique du pays à la faveur de son accès à la mer Rouge. Connaissant l’intérêt de la Chine pour les infrastructures portuaires, pourriez-vous nous éclairer sur le rôle qu’elle joue actuellement dans ce conflit, peut-être de manière discrète ?
Mme Anne-Laure Mahé. La Chine n’est plus un acteur central au Soudan aujourd’hui. L’indépendance du Sud-Soudan, qui détenait la majeure partie des puits de pétrole, a considérablement réduit les échanges avec la Chine. Le Soudan est devenu un simple pays de transit, perdant ainsi son statut de partenaire commercial et politique pour Pékin. Bien entendu, cela n’exclut pas l’éventualité d’actions secrètes de la part des Chinois, mais il est par définition difficile d’en avoir connaissance.
M. le président Bruno Fuchs. Nous parvenons au terme de cette table ronde. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
M. Jérôme Tubiana. Nous vous remercions simplement pour votre attention et votre intérêt pour le sort du Soudan et des Soudanais.
M. le président Bruno Fuchs. Je tiens à mon tour à vous remercier chaleureusement l’un et l’autre pour avoir éclairé la commission avec des éléments d’une grande précision. Il nous incombe désormais de prendre des initiatives concrètes pour avancer dans la direction que vous avez esquissée.
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Informations relatives à la commission
En conclusion de sa réunion, la commission désigne :
– MM. Vincent Caure et Damien Girard, co‑rapporteurs sur la proposition de résolution européenne visant à soutenir le Danemark et le Groenland et à œuvrer en faveur d’une plus grande coopération en matière de défense (n° 1376).
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La séance est levée à 10 h 50.
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Membres présents ou excusés
Présents. ‑ Mme Nadège Abomangoli, M. Pieyre‑Alexandre Anglade, Mme Véronique Besse, M. Jorys Bovet, M. Jérôme Buisson, Mme Eléonore Caroit, M. Sébastien Chenu, Mme Sophia Chikirou, Mme Christelle D'Intorni, M. Alain David, Mme Dieynaba Diop, Mme Stella Dupont, M. Marc de Fleurian, M. Bruno Fuchs, M. Guillaume Garot, M. Julien Gokel, Mme Pascale Got, M. Michel Guiniot, M. Stéphane Hablot, Mme Marine Hamelet, M. François Hollande, M. Vincent Jeanbrun, M. Alexis Jolly, Mme Sylvie Josserand, M. Xavier Lacombe, Mme Amélia Lakrafi, M. Jean‑Paul Lecoq, M. Vincent Ledoux, Mme Élisabeth de Maistre, Mme Nathalie Oziol, M. Kévin Pfeffer, M. Jean‑François Portarrieu, M. Stéphane Rambaud, M. Franck Riester, Mme Laurence Robert‑Dehault, M. Jean‑Louis Roumégas, Mme Laetitia Saint‑Paul, M. Vincent Trébuchet, M. Lionel Vuibert
Excusés. ‑ M. Hervé Berville, M. Bertrand Bouyx, M. Nicolas Dragon, M. Marc Fesneau, M. Nicolas Forissier, M. Perceval Gaillard, Mme Brigitte Klinkert, Mme Constance Le Grip, Mme Marine Le Pen, M. Laurent Mazaury, Mme Mathilde Panot, M. Frédéric Petit, Mme Maud Petit, M. Davy Rimane, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Michèle Tabarot, Mme Liliana Tanguy, M. Laurent Wauquiez
Assistaient également à la réunion. ‑ M. Christophe Marion, Mme Dominique Voynet, M. Jean‑Luc Warsmann