Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

–  Audition de M. Jérôme Fournel, ancien directeur général des finances publiques, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958)              2

  Présences en réunion...........................32

 


Jeudi
5 décembre 2024

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 057

session ordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La Commission auditionne M. Jérôme Fournel, ancien directeur général des finances publiques, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958)

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, nous sommes réunis pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024. Notre commission s’est vue octroyer à ce titre les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, M. Éric Ciotti et M. Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Monsieur Jérôme Fournel, vous avez été directeur général des finances publiques avant que Mme Amélie Verdier, que nous auditionnerons mercredi prochain, vous remplace à ce poste en janvier 2024. Vous avez ensuite été directeur de cabinet du ministre de l’économie et des finances jusqu’en septembre 2024, date à laquelle vous êtes devenu directeur de cabinet du premier ministre.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jérôme Fournel prête serment.)

M. Jérôme Fournel, ancien directeur général des finances publiques. Le questionnaire qui m’a été transmis se concentre sur la période où j’étais directeur général des finances publiques, c’est-à-dire jusqu’à janvier 2024. Je pourrai ensuite, si vous le souhaitez, éclairer la période ultérieure où j’ai été directeur de cabinet du ministre de l’économie des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, Bruno Le Maire, jusqu’au début de septembre 2024, puis directeur de cabinet du premier ministre, jusqu’à hier soir.

La direction générale des finances publiques (DGFIP) est une régie financière chargée d’assurer le recouvrement des prélèvements fiscaux et des contributions fiscales ainsi que le contrôle et le paiement des flux financiers, recettes et dépenses. Telles sont ses deux missions principales, même si elle est également chargée du cadastre, de la publicité foncière, etc. Elle abrite en son sein la direction de la législation fiscale (DLF), qui prépare les textes fiscaux sous un angle essentiellement juridique, et dont les estimations de recettes n’ont pas valeur de prévisions. Elle abrite également le département des études et statistiques fiscales (DESF), lequel contribue, par les informations qu’il recueille dans le suivi comptable des recettes et des dépenses, à l’information des autres directions de Bercy.

La DGFIP produit mensuellement des éléments de suivi des recettes de la TVA et de l’impôt sur le revenu (IR), avec un léger décalage. La TVA correspondant à l’activité économique de juillet est perçue jusqu’à la fin du mois d’août, et il faut ensuite un mois pour produire l’information remontée au cabinet des ministres. Pour l’impôt sur les sociétés (IS), le suivi est assuré sur une base trimestrielle en raison du rythme de perception des acomptes. Du côté des dépenses, la DGFIP produit un état de suivi comptable hebdomadaire, une synthèse mensuelle et, dans les dernières semaines de l’année, une estimation quotidienne. Depuis quelque temps, nous faisons régulièrement un point sur la situation des encaissements et décaissements réalisés par les collectivités territoriales, dont la DGFIP est le comptable ; c’est ce que l’on appelle le Spoc. En 2023, nous avons commencé à faire la même chose avec les hôpitaux. Ces deux exercices présentent des difficultés méthodologiques spécifiques.

Les informations brutes sont communiquées aux ministres et aux administrations qui élaborent, sur cette base, des prévisions d’exécution budgétaire, s’agissant de la direction du budget, ou des prévisions d’exécution de recettes, de dépenses et de comptes, s’agissant de la direction générale du Trésor. Ces deux directions travaillent également en amont à des estimations. Nos données comptables sont d’une grande fiabilité, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas sujettes à interprétation : une augmentation de la TVA nette perçue peut s’expliquer aussi bien par l’augmentation de la TVA brute que par de faibles remboursements de crédits de TVA. Elles nécessitent donc une analyse ultérieure. Depuis 2022, le département des études et statistiques fiscales produit des éléments d’analyse ciblant certaines recettes ou phénomènes, comme l’évolution de l’impôt sur les sociétés.

Jusqu’à l’été 2023, les données reçues par la DGFIP étaient en ligne avec les attentes de recettes. Fin août, les données d’encaissement pour la TVA de juillet indiquaient même une plus-value de 0,6 milliard d’euros par rapport aux prévisions révisées du projet de loi de finances pour 2024. La tendance s’est infléchie à la fin de l’été. Jusque-là, le chiffre d’affaires des entreprises avait progressé plus rapidement que les prix, tirant vers le haut les recettes de la TVA. Quand les taux d’intérêt sont nuls ou négatifs, comme c’était encore le cas en 2021 et 2022, on a tendance à ignorer les créances ; toutefois, face à des taux d’intérêt en hausse en 2023, les entreprises ont optimisé leur trésorerie en mobilisant plus rapidement les crédits de TVA et en jouant sur les marges d’autolimitation de l’impôt sur les sociétés.

Dans la note adressée aux ministres en septembre sur l’activité d’août, j’ai fait, pour la première fois, état d’une moins-value significative de 1 milliard d’euros sur la TVA, et d’une moins-value cumulée de 0,4 milliard d’euros. Cela n’a rien d’exceptionnel ; des variations de cette ampleur se produisent chaque année. Pour qu’un message d’alerte de la DGFIP se transforme en tendance, il faut que l’évolution soit très marquée ou se prolonge sur plusieurs mois. De surcroît, tant que les crédits de TVA ne sont pas mobilisés par les entreprises, nous ignorons leur existence.

La note datée du 30 octobre 2023 marque un changement notable. Non seulement elle confirme la moins-value de la TVA, mais le chiffre d’affaires des entreprises progresse désormais moins vite que les prix. Or le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) est présenté en première lecture à l’Assemblée nationale le 31 octobre. La dynamique qui s’amplifie en novembre et décembre marque ensuite une tendance.

L’impôt sur le revenu connaît la même évolution. Le constat est plus rapide grâce au prélèvement à la source : dès le 4 octobre, une note au ministre fait état d’une moins-value de 0,8 milliard d’euros par rapport aux prévisions, laquelle est confirmée dans la note du 30 octobre. L’information d’un rendement moins dynamique que prévu est immédiatement répercutée dans le PLFG.

L’impôt sur les sociétés suit une logique trimestrielle, avec une quasi-contemporanéité de l’information sur les recettes pour les très grandes entreprises du fait de l’existence du cinquième acompte. La note au ministre du 16 octobre fait état d’une moins-value de 0,7 milliard d’euros à la fin du mois de septembre par rapport aux prévisions révisées du projet de loi de finances pour 2024. C’est le 15 décembre qu’une moins-value d’ampleur est constatée, avec une baisse de plusieurs milliards d’euros. À cette date, il est trop tard pour modifier les textes budgétaires soumis au Parlement.

Je finirai par un mot sur la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim). C’est un impôt particulier, aussi bien par ses modalités de calcul que par son organisation, dont les recettes ont connu un écart majeur entre les prévisions du projet de loi de finances pour 2023, à savoir 11 milliards d’euros, et l’exécution finalement constatée de 1,7 milliard d’euros. Il ne faut toutefois pas en surévaluer l’impact sur les finances publiques. En effet, ces recettes sont inversement corrélées aux dépenses induites par les mesures de compensation prises par les États européens face à l’augmentation des prix de l’énergie, qui sont montés jusqu’à 600 euros le mégawattheure en juillet 2022.

La Crim a été créée par un règlement européen pour permettre aux États de protéger leur population et leur économie par des mesures particulières en rattrapant les situations de trop grande rentabilité ou, au contraire, de difficulté dans lesquelles étaient plongés certains acteurs, par exemple ceux des énergies renouvelables, qui avaient pris des engagements sur les prix. Son recouvrement a été découpé en trois périodes, à cheval sur les années 2022 et 2023, et son montant déterminé par les prix de l’énergie. Il se trouve que les prix de l’électricité se sont repliés bien plus vite que ne l’attendait le marché, passant sous les 200 euros, puis les 100 euros le mégawattheure. Cela n’a pas empêché les États de prendre des mesures de protection des prix, comme la baisse de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE), aussi appelée bouclier énergétique.

L’existence d’un mécanisme permettant de reporter 80 % du déficit d’une période sur les suivantes a joué à plein pour EDF, qui se trouvait dans une situation difficile en 2022 du fait de la crise de production engendrée par l’arrêt de plusieurs centrales nucléaires et des engagements qu’elle avait prix sur les prix. L’entreprise a reporté son déficit initial sur une période ultérieure, si bien que la recette tirée d’EDF – environ la moitié des recettes attendues de la Crim – a été réduite à zéro, ce que personne ne pouvait anticiper lors de l’établissement des prévisions du projet de loi de finances pour 2023.

La DGFIP a été chargée du recouvrement de la Crim. La DLF est très peu intervenue dans le processus ; nous avons surtout travaillé avec les services de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), qui nous ont fourni des éléments sur le fonctionnement du marché de l’électricité, de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), de la direction générale des entreprises (DGE) et de la direction générale du Trésor. Il s’agissait d’un impôt nouveau dans une situation de volatilité extrême des prix et avec un mécanisme de report assez particulier, ce qui explique un rendement bien plus faible que prévu. Toutefois, l’impact de cette erreur de prévision sur les finances publiques est négligeable, car la Crim était destinée à éponger une partie des efforts consentis envers les ménages et les entreprises par la protection des prix de l’énergie. De plus, une partie du produit de l’impôt a été recouvrée en 2024.

En tant que directeur général des finances publiques, je n’ai pas participé directement à l’élaboration du projet de loi de finances pour 2024, ni en termes de prévisions macroéconomiques, ni en termes de mesures fiscales, si ce n’est pour une évaluation juridique des propositions. Je note toutefois que la prévision de déficit de 4,9 % pour 2023 était jugée vraisemblable par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) dans son avis du 22 septembre 2023, de même que les prévisions sur la croissance et sur les prélèvements obligatoires. Le 27 octobre 2023, le HCFP a de nouveau estimé l’évaluation de déficit pour 2023 comme « plausible » et l’évaluation des recettes comme « globalement plausible ». Vues par cet observateur extérieur, les prévisions du gouvernement n’étaient donc pas erronées, biaisées ou mal faites. Le retournement a été difficile à anticiper pour plusieurs raisons.

Premièrement, le ralentissement de l’inflation a été très rapide : de plus de 7 % en février 2023, elle est tombée à 4 % en décembre 2023 et en dessous de 3 % au début de l’année 2024.

Deuxièmement, l’évolution du bénéfice fiscal n’a pas été cohérente avec la macroéconomie : malgré une augmentation de 13 % des excédents bruts d’exploitation, les recettes de l’impôt sur les sociétés stagnent. Il en va de même de la TVA, marquée par une mobilisation importante des crédits de TVA. Enfin, les prix de l’électricité sont retombés de manière violente, alors que les acteurs étaient encore en panique après le choc de l’invasion russe en Ukraine et ses conséquences sur les prix de l’énergie au premier semestre 2022. Après les difficultés de l’hiver 2022-2023, chacun s’attendait à ce que l’hiver 2023-2024 soit pire, mais la production d’EDF est fortement remontée et les prix de l’énergie n’ont jamais retrouvé un tel niveau.

Troisièmement, les prévisions de croissance ont été plutôt justes pour cette période marquée par de gros chocs économiques – les crises sanitaire et énergétique –, comme le notent l’Institut des politiques publiques (IPP) et d’autres acteurs qui ne sont pas particulièrement favorables au gouvernement : la croissance a été de 1,1 % en 2023, conforme à la prévision du gouvernement, alors que les taux de croissance enregistrés en 2021 et 2022 étaient supérieurs à ce qui était attendu.

Au niveau élevé d’inflation et à l’instabilité qui rend le pilotage de la trésorerie plus stratégique, il faut ajouter tout un arsenal de mesures prises, avec succès, pour éviter que l’économie ne sombre : activité partielle, prêt garanti par l’État (PGE), fonds de solidarité, prise en charge des coûts fixes... N’oublions pas les mesures budgétaires complémentaires destinées à relancer l’économie ou à assurer la survie de notre système de santé : plan France 2030 et Ségur de la santé. Plus de 250 milliards d’euros ont ainsi été injectés dans l’économie, un montant colossal qui n’a pas été sans effets sur les liquidités, l’élasticité des recettes et les comportements des acteurs économiques – autant de réactions quasi impossibles à modéliser qui ont perturbé les statistiques et rendu les prévisions difficiles.

Le HCFP reconnaît d’ailleurs que les prévisions du gouvernement n’ont pas de biais systématique. Laurent Bach remarque que l’on n’a jamais aussi bien prévu l’activité économique qu’en 2024, mais que l’on ne s’est presque jamais autant trompé en matière de recettes fiscales. Presque tous les pays sont dans le même cas que la France. Le déficit public britannique a été de 4,5 % en 2024, alors qu’il était estimé à 3,1 % en mars. L’Allemagne, pays très soucieux de ses finances publiques, affiche un écart de 0,8 point par rapport à son programme de stabilité, ce qui correspond à près de 30 milliards d’euros.

J’en viens au début de l’année 2024, moment où j’ai quitté mes fonctions à la DGFIP pour devenir le directeur de cabinet de Bruno Le Maire. Dès la fin de 2023, la dégradation des recettes – et donc des finances publiques – était connue, au point qu’un freinage des dépenses avait été amorcé. Le 12 décembre 2023, confronté à la baisse de recettes et à des notes lui faisant augurer une situation encore plus dégradée, Bruno Le Maire avait réuni le directeur général des finances publiques, la directrice du budget et le directeur général du Trésor, afin de leur demander un plan d’action d’urgence. Dans les dernières semaines de 2023, les dépenses ont été réduites de 6 milliards d’euros, ramenant le solde budgétaire à – 2 milliards d’euros.

Nous sommes alors entrés dans une période très difficile à vivre de recalage hebdomadaire du solde, au fur et à mesure que les informations statistiques remontaient concernant l’État, la partie comptabilité nationale des données, la sécurité sociale et l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), les collectivités territoriales. L’agrégation de données statistiques complémentaires de 2023, tirant toutes dans le même sens, s’est matérialisée par des comptes de plus en plus dégradés. On peut parler de tempête parfaite tant les éléments se sont groupés. On peut aussi reprendre l’image du TGV qui doit s’arrêter quand il y a un sanglier sur les voies : nous avons eu affaire à un troupeau de sangliers, car tous les agrégats de finances publiques ont manifesté les mêmes tendances.

Début 2024, nous avons engagé une action immédiate à chaque information reçue. Le 24 janvier, la note de conjoncture de la direction générale du Trésor et de la direction du budget estimait que le déficit atteindrait 5,3 % au lieu de 4,9 % en 2023. Ses auteurs recommandaient néanmoins d’attendre les chiffres définitifs de l’Insee avant de faire toute communication et de prendre des mesures plus lourdes. Le 25 janvier, nous avons néanmoins pris un arrêté, autorisé par la loi de finances, pour rehausser la TICFE en deux temps : d’abord du niveau de protection de crise au niveau intermédiaire de 21 euros par mégawattheure, puis à un niveau de pré-crise en 2025. Le 16 février, 2 milliards d’euros de crédits ont été annulés par décret, un montant inédit surtout en début d’année, à un moment où la direction du Trésor révisait de 5,3 % à 5,6 % sa prévision de déficit budgétaire pour 2023 – finalement, il s’est établi à 5,5 %.

Fallait-il aller au-delà du décret d’annulation de crédits et présenter un projet de loi de finance rectificative (PLFR) ? Le débat était posé dès janvier 2024, car le PLFR aurait présenté trois avantages : inscrire des recettes fiscales ; remettre les compteurs à zéro parce que les décrets d’annulation ne permettaient pas d’aller au-delà de 12 milliards d’euros ; prendre des mesures relatives aux collectivités territoriales. Le gouvernement a finalement renoncé à un PLFR, considérant que le moment n’était pas idéal.

Le 17 avril 2024, le programme de stabilité a été présenté en conseil des ministres, en retenant l’hypothèse d’un déficit budgétaire de 5,1 % pour 2024. À brève échéance des élections européennes, aucun détail n’a été donné concernant les économies, sachant qu’un nouveau pacte de stabilité et de croissance (PSC) allait entrer en application. La Commission européenne nous avait indiqué que nous pouvions procéder en deux étapes : d’abord un programme de stabilité ne comprenant que les grands agrégats, puis une version finalisée à l’automne. C’est ce qu’a fait le gouvernement de Michel Barnier, en envoyant la programmation à moyen terme et le programme de stabilité finalisé.

Dans cette chronologie un peu longue et assez éprouvante pour les différents acteurs, deux événements se sont enchaînés : les élections européennes et la dissolution de l’Assemblée nationale. Les travaux concernant diverses mesures visant à contrôler les dépenses sociales et celles de l’État se sont interrompus. Thomas Cazenave, ministre des comptes publics, a alors averti qu’il serait impossible de contenir le déficit budgétaire à 5,1 % en 2024 si la situation se prolongeait, le gouvernement démissionnaire ne pouvant prendre des décisions.

Les événements de 2023 se sont reproduits en 2024. Dès le 17 juillet, la direction générale du Trésor a estimé le déficit à 5,6 % et non plus à 5,1 % comme prévu pour 2024, et potentiellement à 6,2 % pour 2025. Début septembre, au moment où Michel Barnier prenait ses fonctions et où je devenais son directeur de cabinet, la direction générale du Trésor révisait à la hausse ses prévisions de déficit : 6,2 % pour 2024 et 6,9 % pour 2025. Cette hausse s’explique par les mêmes phénomènes que ceux observés l’année précédente : divergence entre la croissance bien évaluée à 1,1 %, et des recettes fiscales largement surestimées, avec une élasticité de 0,4 en 2023 et probablement de 0,7 en 2024. Ces niveaux très inférieurs aux références historiques engendrent des problèmes de modélisation pour les prévisionnistes, qui se répercutent sur toute la sphère économique.

Deux rapports ont été commandés dans le courant de l’année 2023, afin d’analyser les causes des erreurs de prévisions en 2023 et de faire un bilan de l’exécution à mi-2024. Plus récemment, un conseil scientifique a été créé pour essayer d’améliorer les prévisions de recettes. Il faudra notamment être capable d’anticiper, en fonction des taux d’intérêt, des comportements sur les remboursements de crédits de TVA, la mobilisation et l’autolimitation de l’IS. Si nous voulons élaborer des objectifs de finances publiques plus solides, il faudra intégrer ces comportements dans les modèles.

M. le président Éric Coquerel. Dans la loi de finances initiale de 2023, les recettes de l’IS devaient atteindre 55,3 milliards d’euros ; dans le programme de stabilité établi en avril dernier, elles sont estimées à 67,4 milliards d’euros, soit à 12,1 milliards de plus. Quelles sont les évolutions macroéconomiques qui expliquent ce relèvement de la prévision ?

M. Jérôme Fournel. Premièrement, la DGFIP ne met pas les chiffres dans les compteurs du PLF et du programme de stabilité, elle enregistre des données comptables sur les prévisions. Deuxièmement, dans le courant de l’année 2023, on tablait sur une hausse de 13 % de l’excédent brut d’exploitation (EBE), et, étant donné la manière dont les modèles sont construits, cette augmentation très significative de la richesse produite aurait dû se répercuter sur les recettes de l’IS. En 2022, l’IS avait produit un surcroît de recettes, dont une partie avait été intégrée dans le PLF pour 2023. Il ne revient pas à la DGFIP de faire ces prévisions, je le répète, mais le calcul semblait cohérent. Il faut reconnaître une tendance collective à s’autopersuader que les recettes supplémentaires constatées en 2021 et en 2022 relevaient d’une dynamique, et que le même phénomène allait se produire en 2023. Or ce fut l’année du retournement.

M. le président Éric Coquerel. Deux mois plus tard, dans une note du 12 juin 2023, vous écrivez que « la probabilité d’un ajustement négatif significatif sur l’IS encaissé en 2023 par rapport à la prévision est désormais élevée ». Dans son rapport sur la dégradation des finances publiques, le Sénat indique, pour sa part, qu’aucun élément dans l’analyse économique et financière sous-jacente aux problèmes de stabilité ne vient justifier un tel bouleversement de l’estimation, à peine quatre mois après la promulgation de la loi de finance initiale. Quand on suit les évolutions suivantes, on se rend compte qu’il aurait été avisé de conserver la prévision initiale : après les 67,4 milliards d’euros du programme de stabilité en avril, le PLFG pour 2023 ne prévoit plus que 61,3 milliards d’euros, et l’exécution est finalement de 56,8 milliards d’euros, soit un niveau légèrement supérieur à la prévision initiale de la loi de finances initiale pour 2023.

À la lecture du rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) sur les prévisions de recettes des prélèvements obligatoires, je comprends même que cette erreur de prévision était évitable. Une analyse par secteur économique aurait pu conduire à corriger l’indicateur macroéconomique habituellement utilisé, soit l’EBE. Cette analyse aurait permis de conclure que l’augmentation de l’EBE n’allait pas nécessairement se matérialiser par une hausse équivalente des recettes de l’IS puisque la hausse de 84 milliards d’euros de l’EBE était imputable pour moitié à EDF. Or, comme l’indique le rapport, il était prévisible que l’IS d’EDF allait être limité puisque l’entreprise était déficitaire en 2022. Comment expliquez-vous que cette analyse n’a pas été faite par la DGFIP, notamment lorsque vous avez relevé de 12,1 milliards d’euros la prévision de recettes d’IS dans le cadre du programme de stabilité ?

M. Jérôme Fournel. Tout d’abord, je répète que la DGFIP ne fait pas de prévisions de recettes. Ensuite, l’idée d’un maintien des prix de l’énergie à un niveau assez élevé était très répandue à l’époque. Cette tendance devait se retrouver dans les bénéfices d’EDF, au point de permettre une hausse de l’IS et de la Crim. Il y a eu de l’aveuglement à propos du marché de l’électricité, mais il était d’autant plus logique de penser que l’EBE d’EDF allait croître au cours de cette période que les les centrales devaient retrouver un fonctionnement plus normal et que leur rendement devait s’améliorer. Encore une fois, je tiens à préciser qu’en disant cela, je m’élève un peu au-dessus de ma condition de directeur général des finances publiques de l’époque.

M. le président Éric Coquerel. Le même rapport de l’IGF précise qu’une partie de l’écart s’explique par le rendement décevant de la Crim. Alors que le rendement était estimé à 12,3 milliards d’euros dans la loi de finances de 2023, une note du 17 février, soit moins deux mois plus tard, informait le ministre que les recettes de la Crim allaient diminuer en raison de la baisse des prix de l’énergie. En avril, le programme de stabilité prend acte d’une très forte moins-value du produit de la Crim : on n’en attend plus que 4,9 milliards d’euros. Cette estimation est encore revue à la baisse dans le PLF pour 2024, puis dans le PLFG pour 2023. En définitive, la Crim n’a rapporté que 0,6 milliard d’euros. Au regard du niveau des recettes attendues, cette moins-value a perturbé grandement l’équilibre du budget. Que dire alors de l’augmentation de la prévision de recettes de l’IS lors de l’élaboration du programme de stabilité en avril 2023 ?

M. Jérôme Fournel. Encore une fois, j’indique que l’élaboration des recettes du programme de stabilité ne relevait pas de ma fonction : il n’a été ni préparé ni envoyé par la DGFIP, et je n’en avais même pas connaissance. Reste que la chronique de l’évolution des prix de l’énergie a conduit à surestimer les recettes attendues de la Crim et de l’IS. Le rendement de la Crim a été une déconvenue majeure, je vous l’accorde. Début 2024, nous nous sommes rendu compte que seulement 300 millions d’euros avaient été versés au titre de cette contribution pour l’année 2023. La DGFIP a relancé les contribuables afin qu’ils s’acquittent du versement du solde, tout en reconnaissant qu’ils avaient un peu de mal à le calculer car il n’existe pas de mécanisme d’autolimitation comme pour l’IS. Quelque 1,7 milliard d’euros rattaché à l’année 2023 a ainsi été récolté sur le tard, atténuant un peu l’impression de très faible rendement.

M. le président Éric Coquerel. La TVA explique 1,4 milliard d’euros de la moins-value pour l’État en 2023. Je comprends que cet écart est dû à une dégradation du contexte macroéconomique sur laquelle vous et vos homologues avez alerté les ministres à plusieurs reprises, notamment le 30 octobre 2023, la veille du dépôt du PLFG pour 2023. Le 27 novembre vous indiquez aux ministres qu’une probable moins-value sur la TVA se confirme, précisant que « ce n’est pas une bonne nouvelle ». Vient ensuite la fameuse note du Trésor du 7 décembre 2023.

Avant le dépôt du PLFG, les ministres étaient informés d’un risque d’une baisse de recettes. Pourtant, d’après les éléments qui m’ont été transmis, il avait été décidé « de s’écarter du consensus interdirectionnel sur la prévision de recettes et de maintenir une hypothèse allante de croissance des emplois taxables et d’évolution spontanée de la TVA, alors que les remontées comptables de la DGFIP alertaient déjà d’une forte décélération, compte tenu des aléas de la fin d’année liés à l’inflation ». Qu’est-ce qui a justifié que les conseillers des ministres augmentent de 0,6 milliard d’euros la prévision consensuelle des administrations sur la TVA ?

M. Jérôme Fournel. Il faut le demander aux uns et aux autres. Nous avons fait état de la baisse du rendement de la TVA, tout en restant très prudents sur son point d’atterrissage, car nous ne comprenions pas très bien ce qui était en train de se passer. Le niveau d’incertitude restait très fort, car nous observions des évolutions contrastées sur la TVA nette suivant les mois, tandis que les emplois taxables augmentaient encore significativement même si la tendance commençait à se retourner. En tant que directeur général des finances publiques, j’ai en effet émis des alertes, mais elles ont été relativement tardives et non assorties d’analyses sûres.

Pour qu’il n’y ait pas de méprise, j’aimerais revenir sur les rapports entre l’administration et les cabinets des ministres, que j’ai vu évoluer au cours de ma longue carrière à Bercy. Il y a très longtemps, les membres des cabinets des ministres et ceux des directions de Bercy se réunissaient, puis on effectuait ce que les directions appelaient un « normage ». Tout cela a disparu depuis belle lurette. Les membres des cabinets s’appuient sur les prévisions, mais ils peuvent réfuter les analyses des administrations, ce qui est tout à fait légitime. S’ils ne pouvaient pas le faire, ils n’auraient qu’à se mettre en pilote automatique et laisser les administrations diriger. Comme je n’ai pas participé à cette réunion, je ne peux pas vous dire quels points ont été controversés. Il peut arriver que le cabinet démontre que certaines hypothèses de l’administration ne tiennent pas, ce qui conduit à corriger la première copie. Il s’agit d’une saine interaction : les cabinets reconnaissent la compétence technique des administrations, mais celles-ci acceptent de voir leurs choix remis en cause, étant donné que le montant des recettes et le taux de croissance ne sortent pas d’un programme informatique. Il est sain de questionner les choix et les présentations des administrations. Au cours de mes dernières années de carrière, je n’ai pas vu de ministres ou de membres de cabinet modifier de façon biaisée les choix effectués par les administrations.

M. le président Éric Coquerel. Vous indiquez que vos alertes ont été relativement tardives, mais cela n’explique pas pourquoi la prévision des administrations a été relevée de 0,6 milliard d’euros. Vous nous suggérez de le demander aux uns et aux autres. Qui sont-ils ?

M. Jérôme Fournel. En l’occurrence, je pense à la direction générale du Trésor qui participait probablement à la réunion dont vous parlez et qui a inscrit les chiffres de prévisions. Je suis sûr qu’ils vous apporteront les éléments nécessaires.

M. le président Éric Coquerel. Nous nous sommes vus cet été en juillet, avec Bruno Le Maire, auprès duquel vous aviez un rôle précieux, et vous nous avez dit que la question d’un projet de loi de finances rectificative avait été débattue à plusieurs reprises. Comment se fait-il que M. Le Maire n’ait pas remporté cette négociation ?

M. Jérôme Fournel. Un ministre des finances ne gagne pas toujours sur les choix qu’il défend, et c’est normal.

M. le président Éric Coquerel. Avez-vous une idée des raisons pour laquelle il en a été ainsi ?

M. Jérôme Fournel. Il y avait à ce propos une hésitation. Tout d’abord, nous étions alors au début de l’année 2024 : au sortir du débat budgétaire et alors que s’ouvraient d’autres chantiers législatifs, il n’allait pas de soi, pour l’ensemble du gouvernement, de remettre en chantier un nouveau projet de loi de finances.

Ensuite, à quelques semaines des élections européennes, le gouvernement n’avait pas spécialement envie de lancer un objet de cette nature, qui donne souvent lieu à des surenchères, notamment fiscales. Du reste, lorsque nous avons pris le décret d’annulation, le débat sur le projet de PLFR avait déjà été ouvert dès la fin janvier et il s’est prolongé après le décret d’annulation, comme une remise à zéro des compteurs ou comme une possibilité qui restait ouverte. En outre, la possibilité d’un PLFR avant l’été et après les élections européennes a toujours été présente dans les débats internes au gouvernement. Bruno Le Maire avait d’ailleurs été autorisé à évoquer cette option, ce qu’il a fait publiquement à plusieurs reprises, disant que cela ne se ferait pas immédiatement, mais qu’il était possible que nous disposions dans le courant de l’année d’éléments d’information complémentaires sur les recettes. De fait, il est déjà arrivé, notamment pendant la crise financière, que nous adoptions cinq ou six PLFR successifs. En l’occurrence, le choix était parfaitement rationnel du point de vue du gouvernement, même si ce n’était pas la position de Bruno Le Maire, que je viens de rappeler. On voit bien, en effet, que les informations dont nous disposions étaient fragiles et nous avions d’ailleurs commandé des rapports d’inspection pour faire le point sur la situation. Nous pensions que nous aurions alors davantage d’éléments sur la conjoncture et que ce serait alors le bon moment pour élaborer un PLFR. Bruno Le Maire considérait qu’il fallait aller vite en raison de la dégradation, mais l’autre choix était, politiquement, tout à fait défendable.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’est donc pas par vous que je saurai qui a eu gain de cause !

En tant que directeur de cabinet de Bruno Le Maire, puis de Michel Barnier, vous étiez, dans les deux cas, au cœur du réacteur. Comment Michel Barnier, avec le même directeur de cabinet que Bruno Le Maire, a-t-il pu découvrir que la situation était, comme il l’a déclaré en prenant ses fonctions, pire que prévu ?

M. Jérôme Fournel. Je vais vous l’expliquer très simplement. Le 17 juillet 2024, la direction générale du Trésor émettait une note de prévision d’exécution faisant état d’un taux de 5,6 % et 6,2 % pour les années 2024 et 2025. Un mois et demi plus tard seulement, le 11 septembre, soit quelques jours à peine après la prise de fonctions de Michel Barnier – ma propre nomination intervenant le 12 septembre –, une autre note présentait des chiffres décalés de près d’un point de PIB : 6,2 % pour 2024 et près de 6,9 % pour 2025. Le premier ministre était donc confronté à un nouvel élément d’information dont son directeur de cabinet ne disposait pas auparavant.

M. Éric Ciotti, rapporteur. À quel montant estimez-vous, à ce jour, le montant des déficits publics pour 2024 ?

M. Jérôme Fournel. Je ne saurais faire tout seul une prévision d’exécution. Des chiffres figurent dans les projets de textes financiers. Le chiffre est aujourd’hui de l’ordre de 6,1 % à 6,2 %, donc très proche de ce qui a été annoncé en septembre. Par rapport à la situation que nous avons connue dans les dernières semaines et les derniers mois, des éléments de freinage de la dépense sont intervenus.

Après le décret d’annulation et le choix de ne pas faire de loi de finances rectificative, Bruno Le Maire a envoyé à l’ensemble des ministres des plafonds de dépenses, qui ont fait l’objet, au cours de l’été, à l’initiative du premier ministre, d’un surgel visant à s’assurer qu’ils seraient respectés. Ces plafonds ont permis de tenir à peu près la prévision faite par la direction générale du Trésor début septembre, soit un déficit de l’ordre de 6,2 %. Ce chiffre peut bouger de 0,1 point en fonction des recettes et nous avons connu récemment quelques éléments plus inconfortables. Le chiffre de 6,1 % de septembre traduisait notamment de nouvelles informations, comme une moindre rentrée de recettes et un besoin de financement des collectivités territoriales beaucoup plus significatif qu’attendu, et sur lequel je pourrai également revenir. Ce sont les éléments que nous retrouvons peu ou prou dans la prévision de déficit actuelle, entre 6,1 % à 6,2 %, sachant que, dans une marge de 0,1 à 0,2 point, certains éléments sont encore incertains à ce stade.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vous posais cette question parce que le premier ministre, qui m’a reçu lundi dernier, me faisait part d’une situation beaucoup plus dégradée que celle qui est évoquée actuellement. Je prends note de votre analyse, même si vous ne pouvez évidemment faire de prévisions à vous seul.

Vos réponses ont été très exhaustives, et je vous en remercie. Nous constatons cependant un écart gigantesque et inédit entre les prévisions et les réalisations. Vous en donnez des explications très rationnelles mais, selon vous, cet écart tient-il à des erreurs techniques liées aux éléments que vous avez soulignés ou à des fautes politiques ? Certaines décisions ont-elles été retardées, certains éléments n’ont-ils pas été pris en compte ou certains arbitrages n’ont-ils pas permis de corriger les trajectoires malgré des alertes qui auraient été émises ?

M. Jérôme Fournel. Il est toujours difficile de faire du contre-factuel et de dire ce qui se serait passé si les choses avaient été différentes. Tout d’abord, il est clair que l’enchaînement des temps politiques, entre les élections européennes, la dissolution et le statut de gouvernement démissionnaire, a probablement limité les capacités d’action. Des dispositions réglementaires qui auraient pu être prises en matière notamment de sécurité sociale n’ont, de facto, pas pu l’être. Il ne s’agit pas de décisions politiques en matière de finances publiques, mais d’un contexte politique qui a fait que certaines choses n’ont pas pu être mises en œuvre durant cette période ou n’ont pas pu être corrigées.

La dérive de 2023 a fait l’objet de beaucoup d’attention, mais – je le dis d’autant plus tranquillement que je n’étais pas alors dans le cockpit, j’étais à la tête de la régie financière –, même s’il était peut-être possible de corriger à la marge pour quelques centaines de millions d’euros, rien à cette date ne permettait de réagir assez vite au-delà de ce qui avait été fait avec le freinage de dépenses de 6 milliards d’euros sur 2023.

Sur 2024, outre le contexte politique qui a pu paralyser certaines décisions, le véritable enjeu, auquel nous sommes du reste encore confrontés puisque les textes financiers sont encore loin d’être adoptés, est notre capacité à corriger la situation et à reprendre sur 2025 et les années ultérieures une maîtrise plus forte des finances publiques. C’est la raison pour laquelle Michel Barnier a mis en évidence la situation dans laquelle nous nous trouvions et la nécessité de prendre des mesures, lesquelles se sont traduites notamment par des plafonds de dépenses par ministère et par des efforts de réduction de ces plafonds, y compris ceux qui avaient été préparés par Gabriel Attal. C’est là, en effet, qu’il faut agir.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous avez occupé et occupez encore ce matin des fonctions politiques en tant que directeur de cabinet aux côtés d’un exécutif politique. Quels étaient, à partir de janvier 2024, la chaîne de commandement et vos interlocuteurs à Matignon et à l’Élysée ? Aviez-vous un lien direct avec le secrétaire général de l’Élysée dans les arbitrages économiques et les choix qui ont été faits ? Pouvez-vous nous expliquer le fonctionnement, y compris au quotidien, de ces arbitrages ?

M. Jérôme Fournel. Les liens et les échanges avec Matignon étaient très fréquents. Outre les réunions de directeurs de cabinet, au cours desquels je faisais souvent des points d’étape financiers, des réunions régulières avaient lieu avec la direction du cabinet de Matignon, ainsi que des réunions du premier ministre avec le ministre de l’économie et des finances et le ministre des comptes publics, permettant de tenir régulièrement Matignon informé de la situation des comptes. Plusieurs courriers de Bruno Le Maire ont été envoyés à Matignon et au président de la République à propos de l’évolution de la situation en vue du programme de stabilité.

Par ailleurs, nous avons eu à plusieurs reprises des échanges de nature moins institutionnelle avec le directeur de cabinet du premier ministre et avec le secrétaire général de l’Élysée, notamment à propos du PLFR, notamment pour permettre à nos autorités respectives de trancher la question, en leur demandant notamment ce qu’ils y inscriraient réellement. Nous ne sommes d’ailleurs pas parvenus à établir un projet de loi de finances rectificative définitif. Nous visualisions certes des éléments à cette fin, mais il n’était évidemment pas question de préparer un projet tant que nous n’avions pas reçu de « Go ! » politique.

Il y a donc eu des discussions à ce propos, notamment pour préparer des réunions chez le président de la République et chez le premier ministre, et pour définir une stratégie et notre ambition quant au programme de stabilité. Nous avons ainsi débattu pour savoir si nous nous fixerions pour 2024 un objectif de 4,9 %, de 5 % ou de 5,1 %, dont nous sommes loin aujourd’hui. Ces débats étaient alimentés et préparés par les conseillers et, derrière eux, par les directeurs de cabinet et par le secrétaire général de l’Élysée, en amont des grandes décisions et des grands choix.

M. le président Éric Coquerel. Qui tranche ces débats ?

M. Jérôme Fournel. Cela dépend de leur nature. Pour le programme de stabilité, qui recouvre des enjeux européens et internationaux pour les prochaines années, une réunion a eu lieu chez le président de la République. En revanche, la plupart des débats portant sur la fixation de plafonds pour les ministères ou sur le niveau du décret d’annulation étaient tranchés, très classiquement, chez le premier ministre.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Le ministre de l’économie Bruno Le Maire m’avait appelé fin avril ou début mai pour me dire qu’il voulait déposer un projet de loi de finances rectificative et qu’il souhaitait recueillir mon sentiment, en tant que président d’un parti d’opposition. Qui a rendu l’arbitrage final par lequel il a été décidé qu’il n’y aurait pas de PLFR ? Le secrétaire général de l’Élysée ou le président de la République ?

M. Jérôme Fournel. L’arbitrage final a très clairement été rendu par Matignon, mais en ligne avec l’Élysée, considérant que ce n’était pas le bon timing pour un projet de loi de finances rectificative.

M. Éric Ciotti, rapporteur. La contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité accuse un écart gigantesque entre la prévision, qui était de 12,3 milliards d’euros dans le PLF, et l’exécution, qui s’élevait à 600 millions d’euros – vous avez cité un chiffre un peu plus élevé, à savoir 1,7 milliard d’euros.

M. Jérôme Fournel. C’est le chiffre final, une fois pris en compte tous les soldes, même si nous avons recouvré ces sommes très tardivement, bien au-delà de l’année 2023.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Cet écart tient surtout au prix très élevé que vous avez retenu pour le mégawattheure – 500 euros –, alors que ce montant n’a été franchi que pendant quelques jours ou quelques semaines durant l’été 2022. Retenir un prix aussi élevé ne revenait-il pas à rendre la mesure inopérante par anticipation et n’était-ce pas, somme toute, complètement fictif ?

M. Jérôme Fournel. Ce n’est pas la direction générale des finances publiques qui a fixé ce chiffre. La déception collective ressentie par l’ensemble des services et directions de Bercy, ainsi que par le ministre et par son cabinet, quant au rendement de la Crim incite à ne pas voir là un biais de conception ou un choix, mais plutôt un effet mécanique de cette évolution de prix. À l’été 2022, au moment où le dossier démarrait avec une Crim construite sur deux ans, les prix de l’énergie atteignaient leur pic, certains articles de presse – certes moins fiables que les prévisions de la direction générale du Trésor ou d’autres sources – évoquant même un chiffre de 1 000 euros par mégawattheure dans certains pays voisins. L’idée que nous avions peut-être atteint une sorte de plateau pour une durée d’un ou deux ans, et l’absence de toute prévision quant à la fin de la guerre en Ukraine – qui n’est d’ailleurs pas terminée –, pouvaient converger vers cette prévision pessimiste sur plusieurs années quant aux prix de l’énergie, doute démenti depuis lors par la capacité de la direction, des équipes et des agents d’EDF à remonter fortement en puissance en 2022-2023. Il n’était donc pas si absurde, à l’été 2022, de fixer comme nous l’avons fait les prévisions de recettes de la Crim pour 2023.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Votre audition démontre la nécessité pour notre commission de trouver des explications impôt par impôt et de voir dans le détail la mécanique des prévisions. Nous constatons que ce que nous pensions assez évident est en réalité un peu complexe. Il nous faut, par ailleurs, éviter la posture qui consisterait à intenter un procès d’intention à l’endroit des hauts fonctionnaires qui, comme vous, ont grandement servi le pays.

Le coût de l’examen par le Parlement d’un projet de loi de finances rectificative peut être l’une des raisons ayant motivé la décision de ne pas en déposer – on sait à quel niveau de déficit on y entre, mais pas à quel niveau on en ressort.

Ma première question porte sur le rôle de l’accroissement du besoin de financement des collectivités dans la dégradation du solde : comment expliquez-vous que la prévision ait été erronée à cet égard ? Est-ce lié à l’absence de règles de coercition envers les collectivités locales après 2022 ? Quelle est, selon vous, la répartition entre l’investissement et le fonctionnement ?

M. Jérôme Fournel. N’oublions pas que les exécutifs municipaux se sont mis en place au début de la crise de la covid, la tenue même des élections municipales ayant fait l’objet de nombreuses hésitations. À cette époque, compte tenu de la situation du pays et du monde, il était très difficile d’engager très rapidement des investissements, alors qu’en général, la première année du mandat est celle où les exécutifs municipaux travaillent leurs projets et les suivantes celles où ils les déroulent.

On a alors sous-estimé un élément qui apparaissait pourtant dans les statistiques, et je prends en la matière ma part de responsabilité en tant que directeur général des finances publiques, car nous disposons des situations comptables et prévisionnelles des collectivités. Les chroniques de mandature municipale montrent que les collectivités territoriales ont connu, durant les premières années, un excédent supérieur à celui que l’on observe sur un cycle électoral normal. En effet, la courbe des besoins de financement des collectivités suit généralement un cycle dans lequel elle est relativement plate et proche de l’équilibre durant les premières années, puis se creuse durant les quatrième et cinquième années pour remonter à la fin. Ce cycle se retrouve d’une mandature à l’autre et, même si le modèle n’est pas parfait, il aide notamment la direction générale du Trésor à établir des prévisions quant aux besoins de financement des administrations publiques locales.

En l’espèce, si nous avions observé attentivement, nous aurions constaté que les besoins de financement des trois ou quatre premières années étaient légèrement inférieurs à ceux des autres années, avec plutôt un excédent de financement des collectivités territoriales sur cette période. Il faudrait d’ailleurs ré-analyser finement ces données, qui ont donné lieu à des travaux rendus publics, notamment sur les dépenses d’investissement des collectivités ou sur les effectifs et les emplois de la fonction publique territoriale, données que nous avons aussi partagées au sein du Haut Conseil des finances publiques locales créé par Bruno Le Maire.

Le mouvement, qui commençait à peine en 2023, s’est beaucoup creusé en 2024 et se creusera encore plus en 2025, avec un effet de miroir inversé. Le fait que les collectivités territoriales aient connu des années plutôt excédentaires pendant un, deux ou trois ans du fait que la mécanique des projets d’investissement n’a pas été lancée aussi vite que dans un cycle électoral habituel se traduit, dans un second temps, par des besoins de financement exceptionnellement creusés par rapport à ce qui se produit habituellement. Nous avons en effet constaté avec surprise que les prévisions de besoins de financement des administrations publiques locales étaient du double de celles qui ont été observées durant les vingt dernières années au moment du pic d’investissement.

Même si, par comparaison avec l’État, les collectivités territoriales ne sont que faiblement endettées et présentent un déficit public limité, et si l’on tient compte des jeux de compensations et de transferts réciproques, le passage de 0,4 à 0,8 point de PIB des besoins de financement constaté sur 2024-2025 est évidemment un choc, car nous nous efforçons habituellement, dans nos prévisions, de maintenir un niveau de précision inférieur à 0,4 ou 0,5 point. Ces besoins étaient donc insuffisamment modélisés et l’absence de dispositifs de contrainte, de négociation et de discussion a contribué à empêcher tout processus de régulation.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En matière de dépense de l’État, un PLFR aurait permis, selon vous, de remettre les compteurs à zéro, et donc de procéder à de nouvelles annulations dans le cadre de l’autorisation parlementaire. Vous dites toutefois aussi, dans le même temps, que les annulations auxquelles il a été procédé sont d’une ampleur inédite. Considérez-vous qu’il était possible d’aller plus loin que ces 10 milliards d’euros ?

M. Jérôme Fournel. On est, de fait, allé plus loin, puisque le projet de loi de finances de fin de gestion adopté hier a procédé à des annulations complémentaires, au-delà des 10 milliards d’euros prévus dans le décret d’annulation.

Un élément souvent sous-estimé, issu des situations rencontrées ces dernières années, notamment la crise de la covid, et des programmes tels que France relance ou France 2030, est l’important volant de report de crédits de la gestion 2023 sur la gestion 2024. À un niveau de pilotage fin de la gestion, l’enjeu est d’assainir ce volant de reports, ce que fait précisément le projet de loi de finances de fin de gestion. Compte tenu des nombreuses annulations et de l’importance des reports à absorber, l’effet de solde est, au bout du compte, moins élevé que ce qui était attendu. Évitons les confusions : une annulation de 10 milliards d’euros, puis de quelques autres milliards en loi de fin de gestion, représente un effort considérable qui permettra de faire passer le report de 20 milliards d’euros à un niveau relativement normal de quelques milliards seulement. C’est encore beaucoup, certes, mais il a fallu absorber cette masse de reports et je ne suis pas sûr qu’on pourrait aller beaucoup plus loin.

L’enjeu est moins l’annulation de crédits pour elle-même que les déterminants de la dépense. Ainsi, certaines des ouvertures de crédits opérées à l’occasion de la loi de finances de fin de gestion sont liées à l’organisation des élections, aux Jeux olympiques ou à la Nouvelle-Calédonie, car il faut bien gérer les impondérables, que ce soit par des mesures réglementaires en cours de gestion ou par un projet de loi de finances de fin de gestion.

On peut toujours se dire qu’on peut toujours aller plus loin, et ce n’est pas quelqu’un qui a commencé sa carrière à la direction du budget qui dira le contraire, mais il me semble que nous sommes allés aux limites de ce qui était raisonnablement faisable pour répondre aux priorités du pays et aux besoins de financement. Je le répète, la gestion en cours d’année n’assure pas les dépenses de réformes structurelles : il s’agit d’un pilotage fin de la dépense. On peut toujours réduire un volume de crédits pour l’aide publique au développement ou d’autres missions mais, compte tenu de l’ensemble des engagements passés, les marges ne sont pas infinies.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. J’en viens à des questions concernant les recettes. Considérez-vous que le débat entre les administrations est suffisant, notamment pour ce qui est de la prévision de recettes nouvelles ? Ce que nous comprenons de ce que nous a dit la direction du budget et de ce que vous nous dites, c’est que les mesures nouvelles relèvent essentiellement de la direction de la législation fiscale : n’y a-t-il pas là un biais, la prévision n’étant peut-être pas assez éprouvée ?

En deuxième lieu, souscrivez-vous à la recommandation de nos collègues sénateurs, qui proposent de ne pas inclure de prévision de cinquième acompte de l’impôt sur les sociétés ?

Enfin, d’un point de vue plus macroéconomique, considérez-vous que la hausse du taux d’épargne des Français, qui n’était guère attendue, a pu avoir un impact sur la consommation, notamment sur la TVA ?

M. Jérôme Fournel. Sur le premier point, très clairement, on peut faire mieux quand il s’agit de travailler en commun à des prévisions. Il ne s’agit pas seulement de celles qui concernent les mesures nouvelles – dans ce cas, le comportement des acteurs et la mécanique fiscale sont toujours un petit défi.

En 2017, lorsque j’étais directeur de cabinet de Gérald Darmanin, nous avions essayé de resserrer les liens entre administrations pour éviter les remontées d’informations en silo. Ces pratiques se sont perdues au moment de la crise de 2020 ; il faudrait les raviver.

En ce qui concerne le cinquième acompte d’IS, je ne crois pas qu’il faille ne pas tenir compte d’une recette de manière systématique. Cela introduirait un biais d’insincérité. On peut en revanche faire en sorte qu’une prévision de croissance soit toujours très prudente par rapport au consensus des économistes.

Ces dernières années, on a beaucoup cherché à contemporanéiser la recette par rapport à l’activité économique. C’est une bonne chose, notamment pour la réactivité de l’outil fiscal. Mais si, en raison de la part d’incertitude que cette contemporanéité comporte, on ne retient qu’une partie des recettes, on créera une grosse difficulté méthodologique.

Sur le dernier point, les taux d’épargne très élevés – traditionnellement hauts en France, ils ont atteint des sommets, à 17-18 % – ont évidemment une incidence sur le niveau de consommation, donc sur les recettes fiscales.

Un des éléments d’explication de la situation actuelle est la composition de la croissance. Ces derniers mois, les exportations étaient dynamiques, contribuant positivement au PIB, ce qui est une très bonne chose – la marque France s’exporte –, mais sans produire de recettes fiscales ; du moins de recettes directes, comme l’est la TVA – les recettes d’IS passent par les entreprises.

M. le président Éric Coquerel. Mathieu Lefèvre a évoqué le fait que des annulations de crédits supérieures auraient été possibles dans le cadre d’un PLFR. La question s’était posée à l’époque ; Bruno Le Maire avait même estimé que l’ensemble des montants gelés aurait pu être annulé – il me l’avait dit au téléphone. Mais, comme vous l’avez très justement dit, un PLFR permet aussi de modifier les recettes. Dès lors que celles-ci étaient en baisse, a-t-on envisagé de chercher à les augmenter dans ce cadre ou ne s’est-on posé la question que des annulations de crédits ?

M. Jérôme Fournel. La question des recettes a été posée dans le cadre du PLFR. Deux possibilités ont été évoquées, reprises ensuite dans le débat sur le PLF pour 2025 : la taxation des rachats d’actions et, au vu du médiocre rendement de la Crim, une taxation d’EDF portant sur la puissance installée. Ce dernier projet est devenu, dans le PLF pour 2025, un versement de dividendes, qui a l’avantage de produire les mêmes effets de rendement en évitant la mécanique fiscale et l’augmentation du taux de prélèvements obligatoires, et en apportant de la souplesse. L’idée est restée d’inclure des mesures de ce type en loi de finances, avec un petit effet rétroactif sur 2024, ou dans un PLFR ultérieur.

La dégradation spectaculaire de la situation par rapport aux prévisions, notamment pour 2025, a conduit, en particulier après la nomination de Michel Barnier à Matignon, à choisir de concentrer les efforts sur 2025. Le principe était, quitte à recourir à des mesures fiscales lourdes – il y en a dans le PLF pour 2025 actuellement débattu au Sénat –, d’assumer des recettes exceptionnelles temporaires au lieu de les répartir sur plusieurs exercices. Au fond, face à la dégradation prononcée du déficit observée pour 2024, à 6,1 % ou 6,2 %, les 3 milliards d’euros de recettes fiscales obtenues par la taxe sur les rachats d’actions et la nouvelle Crim ciblant directement la capacité de production d’EDF, ne feraient bouger le curseur que de 0,1 point : ce n’est pas à la hauteur, tout en faisant durer les mesures fiscales plusieurs années, ce qui ne donne pas l’impression voulue.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous nous avez dit qu’en 2023, il vous avait fallu un certain temps pour analyser ce qui arrivait et que vous ne l’aviez vraiment réalisé que fin 2023. Le déficit est passé de 4,9 % à 5,5 %. Vous arrivez début janvier 2024 au cabinet de Bruno Le Maire. Vous voyez alors se répéter ce que vous avez constaté en 2023. Pourtant, il vous faut plus de deux trimestres pour commencer à donner l’alerte. Pourquoi pas plus tôt ? Les élections européennes étaient prévues. Pourquoi ne pas avoir fait plus vite de modifications dans le cadre d’un PLFR ?

M. Jérôme Fournel. Je ne partage pas l’idée que nous n’avons pas réagi très vite. Je suis arrivé avant la mi-janvier. Bruno Le Maire a annoncé dès janvier à la télévision une hausse de la TICFE, pour une sortie rapide du dispositif de crise et un retour progressif au niveau d’avant-crise ; l’arrêté date de la deuxième quinzaine de janvier. Je ne vois pas comment il aurait été possible d’être plus réactif. Le décret d’annulation de 10 milliards d’euros date de février. Nous n’avions même pas encore les comptes définitifs de l’Insee ! Y a-t-il déjà eu, dans l’histoire financière de notre pays, des réponses aussi rapides des autorités publiques à une dégradation des comptes, à part lors de la crise mondiale de 2008 ? À l’époque, c’était d’ailleurs sous la forme de projets de loi de finances rectificative.

Le PLFR, nous l’envisageons dès janvier et Bruno Le Maire en défend l’idée au niveau politique. Il aurait souhaité un PLFR dès le mois de mars. Finalement, le gouvernement décide, pour les raisons que j’ai évoquées, de remettre cette option à plus tard. Puis les événements politiques en ont décidé autrement.

On ne peut vraiment pas parler d’une absence de réaction. À chaque information nouvelle, nous avons réagi dans les quinze jours.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous avez constaté en 2023 que les entreprises se mettaient à demander plus vite le remboursement de leur crédit de TVA. Comment anticipez-vous leur réaction à des augmentations de taxes ou à des défaillances ? Pensez-vous qu’elles vont revenir à leur comportement antérieur ou qu’elles vont faire davantage d’économies, ce qui aggraverait le déficit ?

M. Jérôme Fournel. L’attitude des entreprises est très rationnelle du point de vue de la gestion de leur trésorerie. Si les taux continuent de baisser, cela affectera les demandes de remboursement de crédit de TVA. De même, le réajustement de l’inflation en dessous de 2 % aura mécaniquement des effets sur le comportement des entreprises – et on va peut-être retrouver de la sérénité concernant la fiabilité des prévisionnistes.

En 2023, il y avait déjà une hausse du nombre des défaillances d’entreprises, mais qui faisait suite à leur baisse historique du fait de l’abondance de liquidités de la période du covid. De toute façon, il n’y a pas de régime permanent en la matière. La création et la disparition d’entreprises sont mécaniques en économie.

Un aspect qui serait à améliorer, mais plutôt du côté du contrôle, a trait à un phénomène particulier que nous avons observé pendant la crise et qui nous a probablement un peu leurrés, y compris le directeur général des finances publiques que j’étais. À l’époque, nous donnions des subventions à de multiples entreprises par l’intermédiaire du fonds de solidarité ou de l’aide dite coûts fixes. Ces aides étaient toutes conditionnées au respect des obligations fiscales et sociales. De ce fait, des entreprises se sont mises en règle pour les obtenir. Nous transmettions ensuite les informations aux Urssaf pour qu’elles puissent faire leurs vérifications de leur côté. Cet élément a probablement compté dans la dynamique de recettes observée en 2021-2022, et il n’a sans doute eu qu’un temps : une partie des intéressés – nous les surveillons un peu plus qu’avant – a dû revenir à des activités moins régulières.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous confirmez donc que c’était un mirage. On a soutenu des entreprises qui auraient dû disparaître.

M. Jérôme Fournel. Je n’ai pas à choisir les entreprises qui doivent disparaître ; la disparition et la création d’entreprises relèvent de l’activité normale. Ce qui est clair, et il ne faut pas s’en cacher, c’est que le subventionnement a été relativement large. C’était nécessaire : c’était le prix à payer pour que l’économie ne s’effondre pas. La situation est en train de se réguler et une partie des hausses de faillites que l’on observe ces derniers mois résulte de ce retour à la normale après un ou deux ans de liquidités abondantes. Des modèles économiques qui ne fonctionnent pas doivent logiquement être écartés.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Beaucoup de pays d’Europe ont rencontré les mêmes problèmes que nous. En Allemagne, la baisse des recettes fiscales par rapport aux prévisions est de l’ordre de 22 milliards d’euros en 2025 et atteindra 80 milliards d’ici à 2028.

Au ministère de l’économie et des finances, c’est, traditionnellement, plutôt la direction générale du Trésor qui discute avec les administrations financières européennes. Mais, en tant que directeur général des finances publiques, avez-vous eu aussi ce type d’échanges avec vos homologues européens ? Ont-ils été suffisamment poussés ? En aurait-il fallu davantage pour mieux anticiper les problèmes ?

M. Jérôme Fournel. Nous avons évoqué différents sujets pendant la crise, au niveau européen et international  comme vice-président du forum de l’OCDE sur l’administration fiscale, j’ai animé des travaux dans ce domaine. Les questions d’intérêt commun concernaient le fonctionnement même de nos administrations en période de restrictions et de télétravail massif, la distribution des aides – dont plusieurs administrations fiscales étaient chargées, comme l’était la DGFIP, alors que ce n’était pas leur vocation première – et l’impact de la crise sur les recettes fiscales.

Nous n’en étions pas – nous n’y sommes toujours pas – à un niveau de coopération suffisant pour aller très loin dans l’analyse, même si des informations ont été partagées et que de petits groupes d’experts se sont montés. C’est que les dispositifs fiscaux sont différents les uns des autres. Même pour la TVA, dont le cadre européen est assez homogène, les secteurs qui bénéficient de taux réduits ne sont pas les mêmes, les délais de remboursement de crédit de TVA ou les circuits non plus.

Ce sont effectivement des sujets qu’il faudrait regarder de plus près. Les mécomptes actuels de plusieurs pays européens en matière de recettes fiscales devraient inciter à creuser cette piste.

M. David Amiel (EPR). Le comportement inhabituel des entreprises que vous avez évoqué pour expliquer la situation de 2023 et 2024 – une mobilisation plus précoce des créances fiscales dans un contexte de hausse des taux – ne laisse-t-il pas présager de bonnes surprises dans la période qui vient, par une sorte d’effet de rattrapage ? De ce point de vue, je suis un peu troublé par les chiffres du projet de loi de finances de fin de gestion : 1,4 milliard d’euros de nouvelle baisse de la TVA dans l’amendement du gouvernement.

M. Jérôme Fournel. Être prudent – sans pour autant, je le disais, adopter un biais tel que l’exclusion du cinquième acompte – est une bonne chose.

Par ailleurs, entre éléments de composition de la croissance et retour à la normale du comportement des entreprises, je pense que la situation est en train de se rétablir, mais je ne mettrais pas ma main à couper que l’élasticité des recettes sera de 1 dès l’année prochaine. Il faut une année de retour à une élasticité normale pour que les prévisions de croissance et de recettes rejoignent à nouveau des modèles qui auront été améliorés.

Des analyses le montrent, notamment dans des rapports ou des notes commandés par Bruno Le Maire courant 2024, les prévisions des administrations sont traditionnellement assez bonnes, y compris en ce qui concerne les recettes, qu’elles ont tendance, sur une très longue période, à sous-estimer plutôt que l’inverse. En revanche, les administrations ont beaucoup de mal à prévoir les chocs. L’élasticité prévue est donc plus proche de 1 que l’élasticité réelle, qui connaît de fortes hausses et baisses. Il y a eu de fortes hausses en 2021 et 2022. Au bout du compte, pour la période 2021-2024, je ne suis pas sûr que la moyenne globale ne sera pas très proche de 1. On aboutirait ainsi à la situation habituelle : les recettes progressent comme la richesse produite, laquelle demeure le déterminant de notre capacité à financer les services publics et à dépenser, ce qui est plutôt sain.

M. Philippe Brun (SOC). Je suis en désaccord avec Mathieu Lefèvre, qui voudrait que l’on examine la situation impôt par impôt. Il y a eu des problèmes pour tous les impôts et si une erreur doit être évoquée, elle concerne la prévision d’élasticité des recettes par rapport à la croissance du PIB.

Ce n’est pas vous qui avez fait cette prévision, mais quand, comme directeur général des finances publiques, vous avez vu que l’élasticité soumise au vote des parlementaires dans le PLF pour 2024 était de 1,4 alors que vous constatiez une élasticité de 0,2, corrigée ensuite en 0,4, quelle a été votre réaction ?

M. Jérôme Fournel. Par essence, le directeur général des finances publiques n’a pas les éléments de prévision macroéconomique de croissance, ni dans sa composition ni même dans son volume. C’est une information extérieure. Je ne peux donc pas dire que je me sois inquiété, affolé, ni que j’aie appelé le directeur général du Trésor pour dire « mais qu’est-ce que vous avez fait ? ».

En ce qui concerne l’approche impôt par impôt, des déterminants macroéconomiques comme les taux d’intérêt, l’inflation ou les prix de l’énergie ont eu une influence sur les différents impôts en même temps. Quand l’EBE et la croissance de l’activité sont bons, cela devrait procurer des recettes d’IS, mais des dotations aux provisions ou des charges financières peuvent réduire ces dernières. Par exemple, si les taux d’intérêt augmentent alors que vous êtes endetté, vos charges financières s’alourdissent. S’il y a de l’inflation, les ménages peuvent sous-consommer pour épargner et éviter d’acheter des produits de plus en plus chers. Quand l’inflation ralentit, les entreprises peuvent chercher à reconquérir des parts de marché en écrasant leur marge, qui elle-même joue sur le solde ; en même temps, il peut y avoir des effets sur l’impôt sur le revenu parce que, la consommation ralentissant, l’effet nominal est inférieur, à niveau de croissance réel donné.

Je pense tout de même qu’il faut une approche détaillée pour bien apprécier ce qui s’est passé. Visiblement, des facteurs économiques combinés ont tiré dans le même sens l’ensemble des recettes. Mais l’élasticité prévue est le cumul des prévisions de recettes impôt par impôt : on la constate une fois qu’on a fait ces prévisions.

Nous avons d’ailleurs eu de bonnes nouvelles concernant certains impôts, comme les droits de mutation à titre gratuit, plus dynamiques que prévu ces dernières années et qui le restent en 2024.

Il faudrait donc procéder d’abord à une analyse fine, puis la compléter d’une vision macroéconomique.

M. Philippe Brun (SOC). Comme directeur général des finances publiques, vous avez bien constaté que l’élasticité était très inférieure aux prévisions. J’ai vérifié : l’Évaluation des voies et moyens pour 2025 l’évalue à 0,2 en 2024 ; le chiffre a ensuite été corrigé en 0,4 du fait d’encaissements un peu plus tardifs. Mais, à l’époque, on nous propose 1,4. L’écart est gigantesque ! Comment est-ce possible ? À mon avis, c’est de là que vient l’erreur. Comment n’y a-t-il pas eu d’alerte générale à Bercy ?

Un tel redressement des recettes fiscales nettes par rapport au PIB n’était pas crédible. Vous l’avez bien dit en répondant à David Amiel : il y a eu des hausses exceptionnelles de l’élasticité en 2021 et 2022 ; fin 2023 et début 2024, on savait bien que la tendance économique n’était plus la même.

Cette question de l’élasticité est au cœur du sujet de la commission d’enquête.

M. Jérôme Fournel. Par définition, on se situe dans une série. Quand l’élasticité est très faible, comme en 2023, on se dit, comme vient de le faire David Amiel, qu’il y a probablement une possibilité de rebond ou, en tout cas, de normalisation, puisque la moyenne sur plusieurs années s’éloigne peu de 1. Mais quelle est la période de référence ? Est-ce 2024 qui va annuler 2023 ? Est-ce 2025 qui va annuler 2023 et 2024 ? Est-ce que 2023 et 2024 annulent déjà 2021 et 2022 ? Tout cela dans un paysage économique rendu chaotique par le covid et la crise de l’énergie. Dans ces conditions, il est très difficile de déterminer le bon niveau d’élasticité.

Nous l’avons construit analytiquement ; c’est ce que fait la direction du Trésor, y compris à partir des données fournies par la DGFIP. On peut se tromper ; et on s’est trompés ces dernières années, il faut le reconnaître. Du point de vue de la capacité de la DGFIP à interpréter les données qu’elle fournit aux autres administrations, nous n’y étions pas tout à fait.

Mais nous ne sommes pas les seuls en Europe. Et, de manière générale, les prévisions de Bercy sont reconnues comme très bonnes. Je crois qu’elles le sont, en effet, mais elles ont été perturbées par un environnement que personne n’était capable de modéliser ni d’expliquer.

M. Philippe Brun (SOC). Vous dites que d’autres pays européens ont des problèmes d’encaissement similaires. À la lecture de la presse européenne, je n’ai pas le sentiment qu’un autre d’entre eux ait connu un tel décalage dans la perception de ses recettes. Est-ce le modèle statistique français qui a failli ?

M. Jérôme Fournel. Je ne dirais pas cela.

J’ai parlé de l’Allemagne et du Royaume-Uni ; j’aurais pu mentionner l’Italie, à cause des conséquences sur ses comptes – quelque 2 points de PIB par rapport aux prévisions – du système de primes qui y avait été adopté, le super bonus.

En France, on est très sensible, dans les médias et dans la politique, à cette question de la qualité des prévisions. C’est une bonne chose, mais cela ne doit pas amener à conclure que la France fait moins bien que les autres dans ce domaine. Nos statisticiens sont reconnus ; les directions de Bercy sont très influentes – on le voit dans les cénacles européens et internationaux – en raison de la qualité des personnes qui y travaillent.

Il faut accepter que, de temps en temps, on puisse faire des erreurs, surtout dans un environnement économique difficile, et ne pas surréagir à des écarts qui restent relativement limités, rapportés à la masse des prélèvements. Les prélèvements obligatoires représentent plus de 1 400 milliards d’euros ; un écart de 10 à 20 milliards d’euros, c’est moins bien qu’une évaluation précise, mais cela ne remet pas en cause la qualité des hommes et des équipes.

M. le président Éric Coquerel. Si les autres se sont plantés au même moment, c’est peut-être lié à la politique macroéconomique menée et aux illusions à ce sujet…

Vous avez répondu à Philippe Brun que, face à certaines prévisions, le directeur général des finances publiques n’allait pas immédiatement passer un coup de téléphone. Cela m’inquiète un peu. Si les gens qui font les prévisions ne sont pas questionnés par les experts des encaissements de la DGFIP, il n’est pas étonnant qu’il y ait à un moment donné un problème d’anticipation. On a l’impression d’un cloisonnement entre les deux.

M. Jérôme Fournel. Si j’en ai donné l’impression, c’est un malentendu et je m’en excuse.

Toute l’information produite par la DGFIP est instantanément transmise à la direction du budget et à la direction générale du Trésor pour les tenir le plus rapidement et complètement au courant de ce qui se passe au niveau comptable et financier, indépendamment même de toute prévision.

Ensuite, des travaux communs sont conduits par le département des études et statistiques fiscales au sein de la DGFIP, les équipes du Trésor qui font les prévisions, la direction du budget et, le cas échéant, la DLF. Il s’agit de garantir que les éléments factuels d’encaissement sont bien pris en compte dans les prévisions. Ce travail est au cœur du dispositif de prévision.

Après, chacun son métier. Les gens peuvent avoir un avis, challenger le Trésor, et le font souvent – je l’ai fait plusieurs fois –, mais bien avant que le chiffre final ne sorte. Je demandais à mes équipes de me rendre compte de leurs groupes de travail avec la direction générale du Trésor. Je me souviens avoir trouvé celle-ci un peu trop précautionneuse en 2019, alors que les recettes rentraient bien, et avoir demandé qu’elle soit interrogée sur cette prudence. Mais ce questionnement se fonde sur des données factuelles d’encaissement et, éventuellement, sur des primo-analyses, en aucun cas sur des modèles – nous n’en avons pas à la DGFIP – permettant de projeter les éléments macroéconomiques sur les recettes attendues.

Dans toute maison, il faut que les gens se parlent le plus possible. Il faut aussi que chacun accepte les compétences des autres.

Mme Véronique Louwagie (DR). Le cinquième acompte d’IS n’a pas toujours existé. L’idée, en l’instaurant, était de faire encaisser des recettes sur un budget antérieur de l’État. Nous en parlons chaque année. Ne pourrait-on modifier le dispositif pour revenir à quatre acomptes ?

M. Jérôme Fournel. En effet, le cinquième acompte d’IS fait régulièrement l’actualité, soit qu’il représente une cagnotte, soit qu’il corresponde au contraire à un trou dans les recettes.

Son instauration nous a fragilisés, c’est vrai. Il est très difficile de revenir en arrière. Mais j’ai toujours combattu l’idée d’aller plus loin soit en baissant le seuil d’éligibilité des entreprises à cet acompte, soit en augmentant la part d’IS versée dans ce cadre.

En général, début décembre, la direction des grandes entreprises au sein de la DGFIP commence à appeler celles qui sont éligibles pour obtenir une estimation de ce qu’elles vont payer. Mais ces montants ne peuvent être consolidés qu’après le 10 décembre – déjà trop tard.

Mme Véronique Louwagie (DR). Pourriez-vous nous communiquer un état des montants des différents acomptes d’IS au cours des cinq ou six dernières années, par exemple depuis 2018 ? En 2023, le cinquième acompte devait être très faible.

M. Jérôme Fournel. Ce sera demandé.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le Sénat propose aussi d’exclure le mécanisme d’autolimitation dont bénéficient les entreprises. Trouvez-vous cette piste plus intéressante que celle de la suppression du cinquième acompte lui-même ?

M. Jérôme Fournel. Peut-être. Il faut vraiment en étudier les effets potentiels, en particulier le risque d’insécurité juridique pour les entreprises.

Pendant la crise sanitaire, on a accru leurs marges d’autolimitation sur les acomptes de manière générale, car il était difficile de prévoir les bénéfices. On leur a ainsi laissé un peu de mou – certaines auraient d’ailleurs bien voulu que cela continue et se développe. Les solliciter alors que toutes les dotations aux provisions ne sont pas faites, que la politique de dotation aux amortissements n’est pas connue, que des éléments exceptionnels peuvent encore intervenir, cela se pratique et les directions financières des grandes entreprises le savent très bien. En revanche, leur demander d’être très précises, sans leur laisser aucune marge de manœuvre, les mettrait dans l’insécurité, pour une question qui n’influe pas sur le rendement global de l’impôt pluriannuel mais ne relève que d’un élément de trésorerie.

Si nous en avions les marges financières et budgétaires, nous pourrions réduire un peu le poids du cinquième acompte dans le total de l’IS. Mais je doute que ce soit une perspective très réaliste à court terme.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Pourriez-vous nous donner la date précise des deux arbitrages effectués, l’un à Matignon sur le PLFR et l’autre à l’Élysée sur le programme de stabilité ?

M. Jérôme Fournel. Pour le PLFR, il n’y en a pas : le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique a lancé la réflexion dès le mois de janvier, et la décision s’est dessinée au fil des réunions qui se sont succédé en février, même si l’idée n’a pas été totalement écartée puisqu’elle a ressurgi après les élections européennes. De toute façon, tout projet de loi doit recevoir l’aval de Matignon. En l’occurrence, il s’est plutôt agi d’une absence de décision dans la phase de préparation des élections européennes. Sur le programme de stabilité, je vais retrouver la date précise et vous la communiquer. Matignon et l’Élysée partageaient la même vision, mais c’est le président de la République qui défend la France au Conseil européen où de tels sujets – relevant d’ordinaire du Conseil pour les affaires économiques et financières – peuvent remonter dans les circonstances actuelles.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Qu’est-ce qui vous fait dire que l’élasticité à la croissance pourrait revenir à 1 en 2025 ? Une dépêche de l’Agence France-Presse nous apprend que les catastrophes naturelles ont causé des pertes économiques de 310 milliards de dollars dans le monde en 2024, ce qui risque de peser sur la rentabilité des entreprises, celles du secteur agricole en particulier. À votre connaissance, existe-t-il des études ou expertises montrant que l’élasticité ne reviendrait pas à 1 ? Il est à redouter que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous revivions en 2025 ce que nous avons déjà connu en 2023 et 2024.

M. Jérôme Fournel. N’étant pas prévisionniste, je ne vais pas m’engager à prévoir une élasticité unitaire en 2025. En revanche, je peux vous renvoyer à une étude publiée par le HCFP en février 2023 où il est montré que l’élasticité se situe autour de 1 sur une longue période, que la croissance soit bonne, mauvaise ou atone. Ce lien de corrélation est stable : si le PIB décroît de 1 % et que les recettes baissent de 1 %, l’élasticité sera de 1 – on préfère évidemment les situations où la corrélation est positive. Le niveau des recettes changera en fonction de l’allégement ou de l’alourdissement des prélèvements, mais, à niveau de prélèvements donné, la croissance et les recettes évoluent de la même manière sur moyenne et longue période. On voit mal ce qui pourrait perturber cette logique, à part une fraude massive, de type carrousel pour la TVA. Les recettes peuvent alors évoluer moins vite que la croissance, l’écart pouvant être partiellement corrigé par un système de lutte contre la fraude efficace. À l’échelle globale des prélèvements obligatoires, ces phénomènes restent cependant marginaux ou de second ordre. À moins de perturbations économiques très fortes, l’élasticité devrait revenir aux alentours de 1, après des années où elle était très inférieure ou très supérieure à ce chiffre. Cela se produira-t-il en 2025 ou en 2026 ? D’autres événements perturbateurs surviendront-ils ? Je n’en sais rien.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Quelle élasticité avez-vous prévue pour 2025 ?

M. Jérôme Fournel. Dans le PLF, elle a été fixée à 0,9. Après deux années où elle était très inférieure à 1, pour la troisième année nous avons fait preuve de prudence en nous rapprochant de ce niveau tout en restant juste au-dessous.

Mme Christine Arrighi (EcoS). La diminution de 24 milliards d’euros des recettes fiscales nettes attendues pour 2024 s’explique essentiellement par la baisse de 14,3 milliards d’euros du produit de l’IS. Pourquoi n’avez-vous pas retenu une option plus prudente, compte tenu du mauvais rendement de l’IS constaté en 2023 ? En toute responsabilité, pour reprendre une expression que vous utilisez beaucoup, pourquoi avoir fait une prévision de rendement très élevée pour 2024 malgré les alertes concernant 2023 ?

M. Jérôme Fournel. En tant que directeur général des finances publiques, je n’étais pas chargé de faire une prévision d’IS pour le PLF ; je faisais part de constatations. L’alerte est arrivée relativement tard dans le processus budgétaire. Fallait-il corriger les textes en cours de discussion budgétaire pour introduire les derniers éléments ? C’est avec d’autres que moi qu’il faut en discuter. Les textes ont été figés avant que je ne fournisse des alertes suffisantes. L’alerte principale est arrivée au moment du versement du cinquième acompte, c’est-à-dire en toute fin de parcours, à un moment où nous étions hors délais par rapport aux textes financiers.

Mme Christine Arrighi (EcoS). La Crim a été une déconvenue majeure, dites-vous. Par un jeu de vases communicants, les 12 milliards d’euros manquants ont été pratiquement compensés par les 10 milliards d’euros d’annulation de crédits. Comment expliquez-vous que le tir n’ait pas été corrigé, alors qu’il aurait été possible de faire contribuer d’autres groupes que les énergéticiens, comme nous le proposions ?

M. Jérôme Fournel. C’est le dispositif prévu qui a été appliqué. Quand j’ai parlé de compensations, je ne faisais pas référence au décret d’annulation mais au fait que la Crim était destinée à capter une rente liée aux prix élevés de l’énergie, à un moment où la France, comme d’autres États, essayait de protéger une partie de sa population par le biais d’un bouclier tarifaire ou des aides. Si les prix finissaient par baisser, la Crim rapportait moins, mais les aides pouvaient diminuer. Ce n’est pas une équivalence comptable. L’idée politique sous-tendant la création de la Crim était d’éviter la captation d’une rente liée aux prix élevés, ne devant rien à la performance des entreprises et tout au contexte géopolitique.

M. Jean-Paul Mattei (Dem). Nous avons réussi à instaurer le prélèvement à la source, ce qui n’était pas évident, mais nous ne sommes pas capables d’avoir des outils qui nous permettent d’avoir des prévisions fiables. Cela m’étonne un peu. Partant des chiffres d’affaires déclarés par les entreprises, il devrait être possible de faire tourner des modèles qui nous donnent des prévisions de recettes de TVA et d’IS. Qu’est-il prévu de faire pour progresser dans ce domaine ? S’agissant de l’IS, la baisse peut-elle s’expliquer en partie par un changement de comportement des entrepreneurs en matière de provisions, non par malice mais par prudence ? Enfin, je ferais remarquer que nous n’aurions pas eu les éléments suffisants pour élaborer un PLFR en février ou mars. Sans la dissolution, nous aurions certainement eu un PLFR.

M. Jérôme Fournel. Au vu de la dégradation continuelle au cours de l’année 2024, on peut se dire qu’il valait mieux attendre quelques mois pour présenter un PLFR qui puisse englober des éléments non décelables en février, tels que les besoins de financement des collectivités territoriales.

Nous nous sommes effectivement posé la question du comportement rationnel d’agents économiques tels que les entreprises et les banques, face à des taux d’intérêt qui avaient bondi avant de refluer. Quoi qu’il en soit, une éventuelle augmentation des provisions ne peut être un facteur dominant des évolutions que nous avons constatées lors du versement du cinquième acompte de l’IS. Les logiques d’autolimitation ou de modulation des acomptes se payent au moment du solde. Or nous n’avons pas constaté de rebond ou de sous-estimation à ce moment-là, ce qui tend à montrer que les entreprises avaient fait correctement leurs calculs et que le solde était cohérent avec ce qu’elles nous avaient déclaré au moment des acomptes successifs. Elles peuvent se tromper et elles sont d’ailleurs pénalisées si elles modulent trop. En l’occurrence, ce n’est pas ce qui s’est passé.

Monsieur Mattei, vous avez raison sur un point : nous devons probablement enrichir nos modèles et nos outils, notamment les algorithmes, afin de disposer de plus de capteurs pour analyser l’activité économique. C’est là un domaine relativement nouveau, mais nous devons pouvoir faire rétroagir plus d’indicateurs économiques relatifs à des comportements. Quoi que l’on fasse, cependant, il est très difficile d’anticiper correctement les modifications du comportement des acteurs économiques et de la composition de la croissance. Ainsi, il faut certes que nous parvenions à intégrer dans des modèles de TVA des taux d’intérêt réels, et donc le comportement des entreprises en matière de trésorerie, mais il n’est pas anormal que nous n’y soyons pas encore parvenus, car cela suppose à la fois une analyse très fine et un petit risque d’erreur en voulant intégrer plus de facteurs que nous ne pouvons en maîtriser pour ce qui est du comportement, voire de la psychologie, des acteurs économiques. Vous avez cependant raison sur le fond, et cela dit bien l’importance du travail engagé ces dernières semaines, notamment par le conseil scientifique créé par Antoine Armand et Laurent Saint-Martin pour recourir à l’aide d’experts extérieurs à l’administration. Cette dernière est très solide dans ce domaine mais, pour défricher des terres nouvelles, disposer d’un maximum d’avis et de l’aide d’un maximum d’acteurs ne peut pas faire de mal.

M. Éric Ciotti, rapporteur. En conclusion de sa question, Jean-Paul Mattei disait qu’il n’y a pas eu de PLFR à cause la dissolution. Je renverserai cette question sous forme de boutade : pensez-vous que la dissolution soit une conséquence de la dégradation de la situation budgétaire ?

M. Jérôme Fournel. Vous m’élevez beaucoup au-dessus de ma condition, monsieur le rapporteur ! Je ne crois pas que ce soit le cas. C’est la conséquence du résultat des élections européennes et de la volonté de redonner la parole aux Français.

Mme Félicie Gérard (HOR). Les reports de crédits, qui sont pratiqués par tous les gouvernements successifs, soulèvent des interrogations sur la sincérité budgétaire, car ils peuvent être perçus comme une façon de reporter artificiellement des dépenses sur l’exercice suivant. Quelle est votre analyse de cette pratique ? Ne faudrait-il pas réduire bien davantage le recours à ces reports ?

La complexité de nos administrations nécessite une coordination exemplaire entre les différents services impliqués dans l’élaboration et le suivi budgétaires. Vos différentes expériences professionnelles vous en donnent une vision multiple : comment cette coordination entre les administrations pourrait-elle être renforcée pour garantir une plus grande efficacité dans la construction des prévisions, les alertes transmises et les décisions politiques qui en découlent ?

Vous avez dit qu’il fallait intégrer plus de données dans nos prévisions de recettes pour limiter les écarts constatés. Quelles données faut-il intégrer ?

Dernière question, plus politique, puisque nous avons de plus en plus de difficultés à prévoir nos recettes, ne faudrait-il pas, plutôt que d’augmenter encore les impôts et les taxes, diminuer nos dépenses bien plus que nous ne le faisons, grâce notamment à des réformes structurelles ? Si oui, lesquelles ?

M. Jérôme Fournel. Je suis assez réservé quant à une forte limitation des reports et, en revanche, très favorable à des logiques de contractualisation pluriannuelle, que j’ai pratiquées dans mes différentes fonctions – y compris, sous une autre forme, dans les plus récentes. Quand on est patron d’une administration, et même au niveau du fonctionnement de l’État – ce qui rejoint d’ailleurs votre question sur les mesures structurelles –, si l’on veut réaliser des transformations un peu lourdes, il faut les inscrire dans la durée, dans un cadre pluriannuel. En tant que directeur général des finances publiques, j’étais ainsi parvenu à signer – du moins la première fois, car je n’ai pas pu le faire la seconde – avec la directrice du budget et la secrétaire générale de Bercy un contrat pluriannuel qui autorisait une grande liberté dans l’usage des reports, en évitant le comportement consistant, selon la vieille boutade bien connue, à faire tourner la jeep dans la cour pour épuiser les crédits de carburant restants.

Cette pratique caricaturale n’a évidemment plus cours dans l’administration et ne doit pas être prise au pied de la lettre, mais elle décrit des raisonnements absurdes qu’il faut éviter en ouvrant une perspective dans laquelle ce n’est pas parce qu’on n’aura pas consommé 100 % de ses crédits avant la fin de l’année qu’on en sera privé l’année suivante. Il faut donc accepter les reports, dans l’idée qu’une logique pluriannuelle rend les gens plus intelligents et plus moyen-termistes ou long-termistes, et moins court termistes. C’est notre intérêt.

Je ne suis donc pas vraiment favorable à l’idée d’une plus grande limitation des reports. Il faut, bien sûr, adopter un pilotage macro, en particulier en cas de chocs impliquant des gros blocs, des plans particuliers ou un ralentissement lié aux effets d’une crise, car ces circonstances ont des conséquences à l’échelle macro, mais laisser cette liberté aux gens a de l’intérêt.

Quant au fonctionnement des administrations, il faut mettre autant que possible ces dernières autour de la table et revivifier les comités de discussion existants. De fait, il existe déjà des enceintes destinées, notamment au niveau technique, à formaliser des prévisions. Ce n’est cependant pas toujours suffisant. Ainsi, bien que la direction générale du Trésor ait une couverture très large en termes de politiques publiques et de compréhension sectorielle des politiques, une amélioration des prévisions est possible avec un travail interministériel au niveau technique pour observer plus finement ce qui se passe, par exemple, dans les secteurs du bâtiment, des transports ou de l’énergie. Accumuler les éléments d’une vision sectorielle, et non pas seulement macro et transversale, me semble ainsi faire partie des points d’amélioration possible.

Quant aux données à intégrer, j’en ai évoqué certaines, comme les taux d’intérêt dans des mécanismes de comportement des acteurs économiques. Aujourd’hui, le taux d’intérêt, qui pourra peser sur les charges financières de l’entreprise, est factorisé en termes d’impact sur la croissance et l’investissement global, mais pas en termes de prévision de recettes pour l’IS ou pour la TVA – notamment pour savoir quel remboursement de crédit TVA les entreprises demanderont selon que le taux d’intérêt réel sera de 5 % ou de 0 %. Ces éléments me semblent pouvoir être intégrés assez facilement – du moins devons-nous les tester pour savoir si nous parvenons à une meilleure prévision en les intégrant.

D’autres facteurs peuvent aussi être intégrés, comme l’inflation. L’une des difficultés en la matière est que l’examen des comportements ne se limite pas à une mesure réalisée à un instant T, mais suppose aussi la prise en compte de dynamiques. Une inflation qui décroît toute l’année diffère d’une inflation stable en moyenne sur toute l’année. Il n’est donc pas si simple de faire ces modélisations fines, et cela a de la valeur.

Sur la quatrième question, qui est de savoir ce qu’il faudrait faire, joker ! Il y a, en effet, beaucoup à faire en matière de complexité administrative. La France, qui possède un appareil administratif aux strates complexes, représente à peu près 50 % des collectivités de l’Union européenne et compte des centaines d’opérateurs. Elle possède aussi un appareil social très développé, avec des dépenses de retraite et de maladie qui se situent respectivement trois points et deux points au-dessus des moyennes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). On peut agir intelligemment sans priver les gens de ressources, mais il est difficile de réduire durablement la dépense publique tant qu’on ne s’attaque pas durablement et structurellement à ces aspects.

M. Charles de Courson, rapporteur général. S’agissant de la TVA, ne pensez-vous pas que l’écart de 10 milliards observé en 2024 entre les prévisions et les réalisations s’explique tout simplement par des hypothèses macroéconomiques erronées selon lesquelles, tant en 2023 qu’en 2024, la consommation des ménages repartirait progressivement grâce à une baisse de leur taux d’épargne ?

M. Jérôme Fournel. En partie, oui. Le paradoxe est que nous avons eu la croissance que nous attendions en 2023 et 2024. En 2024, en effet, le taux initialement prévu de 1,4 % en début d’année a été recalé à 1 %, chiffre qui a bien été constaté en fin d’année et, en 2023, la prévision de croissance a été réalisée. À l’échelle macro, donc, la prévision de croissance globale a été tenue. En revanche, la composition de cette croissance a varié. Vous avez parfaitement raison de dire que nous continuons d’espérer une baisse du taux d’épargne des ménages et une reprise de la consommation – tant que ce n’est pas le cas, elles n’alimentent pas la TVA, dont les recettes diminuent donc. C’est là une partie des erreurs de prévision de recettes.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Pour l’IS, comment avez-vous pu retenir, dans le projet de loi finances initiale (PLFI) pour 2024, un produit de 72 milliards d’euros, alors que les recettes estimées dans le PLFI pour 2023 étaient de 56 milliards d’euros, réajustées à 67 milliards d’euros dans le programme de stabilité d’avril 2023, pour finir à 57 milliards d’euros ? Plus largement, pensez-vous qu’il y ait un lien entre l’EBE et le résultat fiscal ?

M. Jérôme Fournel. Sur ce dernier point, il y a tout de même un lien. L’EBE est la valeur ajoutée produite par l’entreprise et, à taux de marge donné et autres facteurs inchangés, c’est finalement du résultat net : une fois pris en compte, le cas échéant, le poids des charges financières, le résultat net se transforme, au bout du compte, en résultat fiscal, avec toutes les conventions y afférentes. La logique voudrait donc qu’il y ait un lien, qui peut éventuellement se déformer ponctuellement pour une entreprise particulière. En tant que directeur général des finances publiques, je n’étais pas chargé d’inscrire le chiffre des recettes d’IS dans le PLF. Je le répète, le moindre rendement du cinquième acompte a été le principal écart observé en matière d’IS. En octobre, novembre et décembre, en effet, l’écart de plus de 5 milliards d’euros tient pour 80 % au dernier acompte. Ce chiffre, qui a été très peu anticipé à un tel niveau, a contribué à l’erreur de prévision portant sur l’IS en 2024.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Avez-vous participé, dans vos fonctions successives, à la définition du cadrage macroéconomique sur la base duquel les prévisions de recettes sont élaborées, tant en 2023 qu’en 2024 ?

M. Jérôme Fournel. En 2003 et 2024, pas du tout. La direction générale des finances publiques n’est pas chargée du cadre macro et je n’y ai pas participé du tout.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Enfin, une question subsidiaire : avez-vous participé à la réunion qui s’est tenue à l’Élysée entre le président de la République, le premier ministre et le ministre de l’économie, dont vous étiez à l’époque le directeur de cabinet, et qui a écarté, début 2024, le recours à un PLFR de printemps ? Dans la négative, quel compte rendu vous en a fait votre ministre ?

M. Jérôme Fournel. Il y a eu plusieurs réunions à Matignon et à l’Élysée : je ne pourrais plus vous dire ce qu’il en est de celle dont vous parlez. Mais j’étais en général de toutes ces réunions, même s’il pouvait, par ailleurs, y avoir, entre le ministre et le premier ministre, le ministre et le président de la République ou le premier ministre et le président de la République, des échanges auxquels nous n’assistions pas.

Cela dit, le fait de ne pas recourir à un PLFR était une option sur laquelle Matignon et l’Élysée étaient entièrement d’accord. Elle était liée au calendrier, si peu de temps après l’adoption du projet de loi de finances initiale. De plus, dans une période marquée par l’incertitude, il n’était pas aberrant de considérer qu’il n’y avait pas urgence, d’autant que les sujets fiscaux en question pouvaient effectivement être traités plus tard.

Ce n’était pas la position que défendait Bruno Le Maire. Les niveaux de crédits annulés étaient élevés, il y avait des changements importants pour 2023 et d’autres prévus pour 2024 : cela justifiait à ses yeux de repasser devant le Parlement pour le rassurer. De plus, nous estimions qu’un projet de loi de finances rectificative était la meilleure façon de faire prendre conscience de la nécessité d’une réaction forte au sujet des finances publiques.

Mais les deux options se défendent et c’est l’autre qui a été choisie.

M. Charles de Courson, rapporteur général. En ce qui concerne le décret d’annulation de 10 milliards d’euros de crédits, la décision est prise dès janvier – vous l’avez confirmé – et le texte paraît début février. Pourquoi avez-vous eu recours à un décret d’annulation ? Il suffisait de bloquer les crédits : vous gelez et vous laissez les crédits être sous-consommés du montant correspondant aux annulations.

M. Jérôme Fournel. Il n’y a pas qu’en fiscalité qu’il y a de la psychologie. Le simple gel des crédits – comme on met des crédits en réserve lors de l’adoption du PLF – n’est pas la meilleure manière de faire comprendre aux ministères qu’il va falloir être très précautionneux dans l’usage des fonds. C’est ainsi que nous avons procédé dans un second temps, à l’été, quand nous avions très peu de marge pour aller au-delà des 10 milliards d’euros. Mais cela laisse espérer un dégel. Au contraire, leur donner dès le début de la gestion le signal qu’ils ne pourront pas compter sur ces crédits supplémentaires les responsabilise, y compris les gestionnaires. Croyez-en un vieux budgétaire, l’effet psychologique n’est pas du tout le même.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Mettez-vous dans la peau des parlementaires. Voter fin décembre un projet de loi de finances et avoir un décret d’annulation de 10 milliards d’euros un mois plus tard ! Depuis quarante ou quarante-cinq ans que je suis ces questions, avant même de commencer à siéger ici il y a trente et un ans, je n’ai jamais vu un décret d’annulation aussi précoce. Cela ne vous choque pas ?

M. Jérôme Fournel. C’est en partie pour cela que Bruno Le Maire souhaitait repasser devant le Parlement.

Vous le savez tous, ce sont des plafonds que l’on vote : les crédits votés sont des maximums de dépenses, non des objectifs ou des injonctions à dépenser.

Il me paraît plus responsable de prendre des mesures dès qu’on a des informations nouvelles, qui n’étaient pas disponibles au moment du vote ou de l’entrée en vigueur de la loi de finances, que de se priver, pour ne faire de peine à personne, des outils réglementaires à la disposition de l’exécutif et d’attendre trois ou quatre mois.

M. le président Éric Coquerel. Je note tout de même qu’il y a eu des réunions à l’Élysée sur le PLFR. Vous n’avez pas nié ce qu’a dit M. de Courson à ce sujet. Cela n’avait pas été dit tout à l’heure.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Je n’ai pas trente et un ans d’Assemblée derrière moi, mais ce qui est décrit relève de la plus totale insincérité. Il faut que vous compreniez. M. de Courson a raison de vous demander de vous mettre dans la peau d’un député.

À la première réunion de la commission des finances suivant les élections législatives, on nous a dit que le déficit serait de 4,4 %. La semaine suivante, le ministre est venu nous dire que finalement, ce serait 5 %. La semaine d’après, les nouveaux ministres sont arrivés et ont annoncé que l’on devrait être à 6 %. Le tout en trois semaines. Comprenez que c’est un peu perturbant ! Nous ne pouvons pas nous contenter de réponses dilatoires.

En ce qui concerne la Crim, vous avez expliqué que ses recettes fluctuaient beaucoup en fonction des prix de l’énergie, mais il s’agit tout de même d’un fiasco monumental. On le voit en comparant le projet de loi de finances de fin de gestion à ce qui avait été annoncé par le ministre des comptes publics. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de mesures correctives ?

Quelle est, concrètement, l’incidence du bouclier tarifaire sur l’énergie dans le déficit ? Contrairement à ce qu’il semble, le coût est énorme. A-t-il été envisagé de demander, comme l’Espagne et le Portugal, une exemption du marché européen de l’électricité, très défavorable à la France ?

M. Jérôme Fournel. J’essaie de faire des réponses aussi précises que possible et en aucun cas dilatoires.

S’agissant du marché de l’énergie, il ne faut pas oublier que la France a fonctionné grâce à des importations à certains moments, notamment lorsque certaines de ses centrales connaissaient des difficultés. D’où l’intérêt, parfois, du marché de l’énergie : nous étions bien contents de pouvoir importer à des prix raisonnables. On peut se dire durant certaines périodes qu’on est gagnant et avoir autrement une vision différente, mais je ne crois pas qu’on ait à se plaindre.

Pour ce qui est des montants, je parle de mémoire et en sortant totalement de mon ancienne condition de directeur général des finances publiques : le coût global du bouclier énergétique, lié à la baisse des taxes sur l’énergie, doit être d’environ 30 milliards d’euros.

Pourquoi n’avons-nous pas pris des mesures dès la fin 2023 ? La Crim avait pour but de capter une rente liée aux prix. Si cette rente n’existe pas, taxer EDF a simplement pour résultat une augmentation du prix de l’énergie et ce n’est pas l’entreprise qui paie à la fin, c’est le consommateur. Si on assujettit à une taxe une entreprise qui n’a pas de marge particulière, parce que sa situation économique et les prix de l’énergie ne lui ont pas permis d’en constituer une, on a en réalité affaire à un impôt de production, qui est payé à la fin par le consommateur, à travers le prix de l’énergie. Or je ne suis pas sûr que ce soit le résultat attendu.

M. Gérault Verny (UDR). Êtes-vous capable d’estimer le surplus d’inflation généré en 2023 par la désorganisation des flux logistiques – sur-stocks, pénuries, hausses de prix et compagnie – au niveau international ?

M. Jérôme Fournel. Je vais passer mon tour : je vous conseille d’interroger le directeur général du Trésor à ce sujet. Je crois que le Trésor a fait des analyses concernant le coût du fret maritime et son impact sur les prix. Je vous dirais une bêtise si j’essayais de vous donner un chiffre.

M. Gérault Verny (UDR). À quel moment, en 2024, avez-vous compris que l’inflation décélérait beaucoup plus vite que prévu ?

M. Jérôme Fournel. Elle a décéléré, fortement, tout au long de l’année 2023. En 2024, on est très vite passé sous les 2 %, avant d’atteindre des points bas. En août, on était à 1,2 % et à 1,3 % en septembre. Le niveau constaté en glissement annuel est très limité : de ce point de vue, la bataille contre l’inflation a objectivement été gagnée.

Je n’en ai pas encore parlé, mais il faut distinguer la prévision macroéconomique annuelle et la modélisation mensuelle ou en tout cas infra-annuelle. Nous ne sommes pas forcément mauvais s’agissant de la prévision macroéconomique, y compris pour le taux d’inflation, mais quand la courbe passe de 5 % à 3 % dans l’année, la situation est très différente et le comportement des acteurs se modifie – nous l’avons vécu en direct au cours de 2023.

Nous avons probablement surestimé – mais nous ne sommes pas les seuls à l’avoir fait – l’effet d’hystérésis de l’inflation. L’inquiétude était qu’une boucle prix-salaires se forme et que, de ce fait, l’inflation se maintienne. En réalité, la politique monétaire de la Banque centrale européenne et les conditions économiques post-crise n’ont pas conduit à la création d’une telle boucle. Jusqu’à l’été 2023, les ménages ont plutôt perdu du pouvoir d’achat, puis la situation s’est retournée à la fin de l’année. On a continué à avoir des gains de pouvoir d’achat en 2024 en raison de l’évolution des salaires comparativement à celle de l’inflation.

Nous avons pris conscience qu’il se passait quelque chose au cours de l’été 2023. Au reste, les premiers éléments d’évolution des recettes ou de cristallisation de pertes de recettes sont apparus, et ce n’était pas un hasard, à la fin de l’été.

M. Gérault Verny (UDR). Comment en est-on arrivé à prévoir une hausse de 30 % des recettes d’IS dans la loi de finances pour 2024 alors que l’inflation décélérait fortement et que la croissance potentielle montrait plutôt des signes de fragilité ?

M. Jérôme Fournel. Il faut avoir en tête un élément que je n’ai pas mentionné, et je vous prie de m’en excuser. Une partie importante de l’IS collecté porte sur des entreprises qui ont leur siège en France mais dont les profits viennent de partout. Quand vous faites des analyses ou des prévisions sur l’impôt sur les sociétés, vous ne pouvez pas seulement tenir compte de la situation économique de la France – à propos de laquelle, j’y reviens, on ne s’est pas trompés au niveau macroéconomique puisqu’on est toujours autour du même chiffre qu’après le recalage du début de l’année, à savoir 1,1 % de croissance aujourd’hui contre 1 % après le recalage et 1,4 % initialement.

Si la modélisation de l’IS est très compliquée, c’est parce que cet impôt ne dépend pas uniquement de critères macroéconomiques français. Nous faisons ainsi appel à des prévisions d’excédent brut d’exploitation au niveau des groupes pour visualiser, si je puis dire, ce que les entreprises ramènent finalement sur le territoire français par l’impôt sur les sociétés. C’est particulièrement complexe, car il ne s’agit pas seulement d’une question de capitalisation : de grandes entreprises paient de l’IS ou des impôts équivalents qui sont accaparés ailleurs, alors que d’autres consolident tout et paient tout en France.

Par ailleurs, je redis que je n’étais pas chargé, en tant que directeur général des finances publiques, d’inscrire dans le PLF un montant concernant l’IS. Nous faisons les encaissements, nous regardons la situation et nous donnons à ce sujet, ou en tout cas nous essayons de le faire, une information fiable de nature comptable. L’information est arrivée tardivement en 2023, notamment en raison du cinquième acompte. Je redis également que la prévision ne porte pas seulement sur la France : elle intègre le fait qu’une partie de l’IS est payée par des entreprises mondiales qui œuvrent sur tous les marchés.

M. Gérault Verny (UDR). C’est très clair, mais je me permets d’insister : il était prévu que les recettes de l’IS augmentent de 30 %, ce qui est plutôt colossal. Au lieu de s’appuyer sur une prévision alarmiste ou ne serait-ce que prudente, on a survalorisé les recettes futures et construit un budget insincère dès son fondement.

M. Jérôme Fournel. Tout a-t-il été anticipé au mieux en fonction de l’information disponible au moment où les prévisions ont été faites ? Ce n’est pas moi qui m’en occupais, encore une fois, mais je crois que oui. Certains éléments plaidaient dans le sens d’une poursuite de la croissance de l’IS. Comme vous l’avez souligné, monsieur le président, une partie de l’évolution était liée aux bénéfices attendus du côté d’EDF, au vu d’un EBE particulièrement dynamique. La réalité des chiffres est que nous nous sommes trompés. Je ne peux pas vous dire que la prévision était correcte – sinon, vous ne seriez pas en train de me questionner –, mais je pense que, dans le cadre des formats habituels en matière de prévision, les administrations ont objectivement essayé de modéliser le plus honnêtement possible l’IS de l’année suivante. Vous savez que la volatilité de cet impôt est très forte. Les courbes que nous pourrons vous fournir montrent que les variations sont historiquement très importantes.

M. Gérault Verny (UDR). Venons-en à l’avenir : êtes-vous capable d’estimer le surcroît de croissance en 2025 si le PLF est rejeté ?

M. Jérôme Fournel. Joker. Je suis incapable de faire maintenant une telle modélisation. Je crains néanmoins que cela ne conduise pas à un surcroît, mais à un trou dans la croissance.

M. le président Éric Coquerel. Joker accepté.

Mme Véronique Louwagie (DR). Je voudrais simplement préciser ma demande au sujet des acomptes d’IS. Outre les montants constatés, pouvez-vous nous fournir les prévisions pour chaque acompte au cours des huit dernières années ?

M. Jérôme Fournel. Je ne suis pas sûr que nous fassions des prévisions acompte par acompte – il existe une prévision globale et ensuite on applique les règles relatives aux acomptes – mais nous essaierons de vous fournir le maximum d’informations.

Mme Véronique Louwagie (DR). Avez-vous ou non une prévision particulière pour le cinquième acompte ?

M. Jérôme Fournel. Il en existe une dans la mesure où cet acompte concerne un nombre réduit de sociétés. La modélisation porte sur un champ particulier et nous intégrons cette dimension. L’exposition internationale n’est pas la même en fonction de la taille ; mécaniquement, seules les grandes sociétés sont sujettes au cinquième acompte.

M. le président Éric Coquerel. Merci, monsieur Fournel.

Chers collègues, nous porterons à deux heures trente la durée des prochaines auditions – je constate que deux heures ne suffisent pas.

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

 

Réunion du jeudi 5 décembre 2024 à 9 heures

Présents. - M. David Amiel, Mme Christine Arrighi, M. Michel Castellani, M. Jean-René Cazeneuve, M. Éric Ciotti, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, M. Benjamin Dirx, Mme Félicie Gérard, M. Pierre Henriet, Mme Véronique Louwagie, Mme Claire Marais-Beuil, M. Jean-Paul Mattei, M. Emmanuel Maurel, M. Jacques Oberti, M. Charles Sitzenstuhl, M. Gérault Verny

Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, M. Thomas Cazenave, M. Nicolas Metzdorf, Mme Sophie Pantel, Mme Christine Pirès Beaune, Mme Eva Sas, M. Emmanuel Tjibaou

Assistaient également à la réunion. - M. Philippe Brun, M. Jérôme Guedj