Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

–  Audition de M. Bertrand Dumont, directeur général du trésor, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958)              2

  Présences en réunion...........................32

 


Mardi
10 décembre 2024

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 059

session ordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La Commission auditionne M. Bertrand DUMONT, directeur général du trésor, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958)

 

M. le président Éric Coquerel. Nous poursuivons notre premier cycle d’auditions consacrées à l’étude et à la recherche des causes de la variation et des écarts de prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 en recevant M. Bertrand Dumont, directeur général du Trésor.

Notre commission s’étant dotée des prérogatives d’une commission d’enquête, cette audition obéit au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, M. Éric Ciotti et M. Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

 (M. Bertrand Dumont prête serment.)

M. Bertrand Dumont, directeur général du Trésor. À titre liminaire je souhaite indiquer que la direction générale du Trésor, compte tenu de son rôle de conseiller des ministres dans la conduite de la politique économique et dans l’élaboration de prévisions macroéconomiques, ainsi que de sa responsabilité en tant que gestionnaire chargée de l’émission de la dette de l’État, prend le sujet de votre enquête très au sérieux.

Il s’agit d’une question centrale car elle met en jeu la maîtrise de nos finances publiques et de notre endettement, dans le respect de nos engagements internationaux, et d’abord européens. Nous sommes dans la première année de mise en œuvre des nouvelles règles de fonctionnement du pacte de stabilité et de croissance et la capacité de la France à s’y conformer est fondamentale. De plus, le thème de votre commission soulève la question de la qualité de la signature de la France, qui est au cœur de la responsabilité de la direction générale du Trésor, celle-ci étant chargée de la dette et de la trésorerie de l’État.

Nous avons engagé depuis plusieurs mois un effort interne au sein de la direction pour comprendre ces écarts de prévision, qu’il s’agisse de l’exécution ou des recettes. Les ministres ont également engagé des travaux sur ce thème, l’Inspection générale des finances (IGF) a été missionnée en ce sens. Vos collègues sénateurs ont également mené un travail approfondi et certaines de leurs recommandations ont d’ores et déjà été prises en compte. Nous avons vocation à poursuivre cet effort.

Je structurerai mon propos liminaire en trois points, en commentant d’abord la dégradation du solde 2023, puis de revenir sur l’année 2024 et, enfin, en essayant d’en tirer quelques conclusions générales.

Pour mémoire, le déficit de l’année 2023, prévu à 4,9 % du produit intérieur brut en loi de finances de fin de gestion, a été in fine constaté par l’Insee à 5,5 % en mars 2024, soit un écart de l’ordre de 15 milliards d’euros. Il s’agit d’un écart important mais qui n’est pas non plus exceptionnel au regard de la série longue des écarts constatés entre la prévision et l’exécution. Il se compare également à celui de nos pairs européens.

Trois éléments permettent d’expliquer une telle différence. Le premier tient au changement de base méthodologique de l’Insee, qui est passé de la base 2014 à la base 2020. L’Insee procède régulièrement à des révisions de bases statistiques. L’impact est fort : 4 milliards d’euros sur les 15 milliards qui nous intéressent, soit 0,14 point de PIB. Cela concerne la sortie du champ des administrations publiques de l’Erafp, l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique, dont l’impact positif sur le solde sera durable, de l’ordre de 2,6 milliards d’euros  chaque année. Hors effet spécifique de changement de base, l’écart porte désormais sur 11 milliards d’euros.

La deuxième explication tient aux dépenses, avec deux mouvements contraires : d’une part, des dépenses moindres qu’anticipé en 2023, à hauteur de 6 milliards d’euros pour l’État et de 2 milliards d’euros pour les Odac – organismes divers d’administration centrale – et, d’autre part, une dégradation du solde des collectivités locales, dont les dépenses sont plus dynamiques qu’anticipé dans la loi de programmation des finances publiques (LPFP), avec un effet de 4 milliards d’euros sur le solde public – 2,7 milliards en fonctionnement et 1,2 milliard en investissement.

Le troisième élément, peut-être le plus intéressant, concerne la dynamique des recettes. La dégradation est substantielle, de l’ordre de 21 milliards d’euros, sachant que les recettes hors prélèvements obligatoires enregistrent un impact positif de 5 milliards. Pour expliquer cette évolution, je veux dire un mot sur le processus d’élaboration des prévisions relatives aux prélèvements obligatoires. La direction générale du Trésor établit des hypothèses macroéconomiques puis analyse leurs conséquences sur les prélèvements obligatoires. Lorsqu’on prévoit une consommation dynamique, cela a un impact sur la TVA ; lorsqu’on prévoit une activité dynamique des entreprises, cela a un impact sur l’impôt sur les sociétés (IS).

Par ailleurs, nous intégrons au fur et à mesure les remontées comptables disponibles, en lien avec la direction générale des finances publiques et la direction du budget, afin d’affiner les prévisions. C’est ce que nous avons fait tout au long de l’année 2023. La vérification est un autre élément très important dans la gouvernance des finances publiques. Nous répondons régulièrement au Haut Conseil des finances publiques (HCFP), qui étudie les informations dont on dispose. Il analyse la plausibilité de nos hypothèses macroéconomiques et de nos hypothèses de recettes, puis émet un avis public, tant sur la croissance que sur les recettes. Au fond, c’est un peu le garde-fou de la crédibilité de l’ensemble du dispositif. Voilà pour la méthode.

Le cadre macroéconomique de 2023 était cependant inédit – ce point est un peu sous-estimé. Si les années 2021 et 2022 ont été marquées par la crise covid et par une très forte volatilité tant en matière d’exécution budgétaire que de produit intérieur brut, 2023 reste une année exceptionnelle, traitée comme telle par la Commission européenne, en raison de la crise géopolitique très grave que vous connaissez et d’une crise énergétique exceptionnelle. Celle-ci a été marquée par un problème de production en France dans les mois précédents et par un dérèglement des marchés mondiaux et européens de l’électricité et des hydrocarbures. Cela a déclenché une inflation à des niveaux inédits depuis une trentaine d’années. Cette forte volatilité macroéconomique, conjuguée au fonctionnement complexe de certains impôts, a eu également un impact sur le comportement des agents qui a été rendu plus difficilement anticipable, ce qui explique la moins bonne prévisibilité des recettes fiscales.

J’en viens à un point spécifique : l’élasticité des recettes. De façon générale, sur une longue période, les recettes publiques évoluent en lien avec le PIB. La France n’étant pas un État pétrolier et ne disposant pas de sources extérieures de richesse, elle taxe les différents stades de la production et de la consommation. De ce fait, sur une moyenne période, il y a une équivalence entre le rythme de progression de la richesse et celui des prélèvements obligatoires – ce point est bien documenté, notamment par le Haut Conseil des finances publiques.

Cette mécanique bien huilée a été profondément remise en cause par la crise covid et par la crise inflationniste de l’année 2023. En 2022, les recettes ont progressé beaucoup plus vite que la richesse, avec une élasticité de 1,5 – 1 euro de richesse produite en plus permet de collecter 1,50 euro supplémentaire de taxes. Après ce moment de fort dynamisme, nous attendions un contrecoup en 2023 ; or celui-ci a été nettement plus important qu’anticipé. Alors que le projet de loi de finances (PLF) prévoyait 0,6, il s’est établi à 0,4, ce qui est exceptionnel. Le HCFP n’a jamais remis en cause la crédibilité des différents scénarios portant sur l’élasticité et l’évolution des recettes.

Ce n’est qu’au mois de mars 2024, après que l’Insee a consolidé le compte de l’année 2023, que nous avons su que l’élasticité était beaucoup plus faible qu’attendu. C’est un point de calendrier très important car nous ne connaissons le compte de l’année n qu’en mars n+1. Il est donc difficile de tirer des conséquences de l’année en cours avant mars de l’année suivante.

Autre élément expliquant cette moins-value de 21 milliards d’euros, la composition de la croissance nous a surpris : le ralentissement des salaires, plus fort qu’anticipé à la fin de 2023, a eu des conséquences mécaniques sur les recettes fiscales qui en découlent – cotisations sociales, CSG, impôt sur le revenu (IR) – et sur l’inflation, qui a significativement reflué. C’est une bonne nouvelle pour l’économie française mais cela a néanmoins un impact négatif sur les recettes en valeur – quand l’inflation diminue, le PIB en valeur évolue moins vite et la collecte de TVA rapporte moins d’euros. Enfin, le comportement des agents joue un rôle important, avec une surprise à la baisse sur les recettes d’impôt sur les sociétés à la fin de l’année 2023. Tels sont les principaux facteurs de la dégradation en 2023.

J’en viens à l’année 2024. Entre le solde attendu dans le PLF pour 2024 et le solde tel qu’il est désormais anticipé, l’écart est fort puisque nous passons de 4,4 % à 6,1 %. J’appelle votre attention sur le fait que ce chiffre de 6,1 % reste une prévision. Nous n’avons pas encore les résultats du dernier acompte d’IS, qui seront connus mi-décembre, et nous ne disposerons pas de vision consolidée de l’année 2024 avant fin mars 2025, lorsque nous aurons les informations complémentaires nécessaires sur les collectivités locales et sur la sphère sociale, le déficit de l’État étant connu au cours du mois de janvier. Il n’est pas possible, à ce stade, de tirer des leçons définitives de l’année 2024.

Plusieurs facteurs expliquent cette dégradation. Le premier porte sur les prélèvements obligatoires, avec un écart de l’ordre de 40 milliards d’euros, la croissance en valeur du PIB ayant été revue à la baisse en cours d’année. J’appelle votre attention sur le fait qu’il y a deux sujets : la croissance en volume, attendue à 1,4 % du PIB, sera finalement proche de 1,1 % et, par ailleurs, en raison d’une moindre inflation, la croissance en valeur passe de 4 à 3,5, entraînant une dégradation mécanique des prévisions de recettes à hauteur de 7 milliards d’euros.

La prévision de 1,4 %, que nous avons revue à 1,1 %, a été faite par le gouvernement sur la recommandation de la direction du Trésor au mois de septembre 2023. Elle paraissait vraisemblable, la Commission européenne étant à 1,3 % et le FMI – Fonds monétaire international – à 1,2 %. Au cours de l’année, nous avons vécu une détérioration du contexte géopolitique et de la situation économique de nos grands voisins européens, à commencer par l’Allemagne dont la croissance, attendue à plus de 1 %, sera finalement proche de zéro. Après avoir subi tout au long de l’année cette évolution plutôt négative, une révision de 0,3 point a été nécessaire. Je note que le consensus des économistes était quant à lui de 0,8 % en septembre 2023 : ils se sont donc trompés de 0,3 %, comme le gouvernement.

Deuxième facteur important, la révision des recettes est due pour moitié à la reprise en base de la prévision de recettes pour 2023. Les résultats de 2023 ayant été moins bons qu’attendu, le point auquel l’économie est arrivée au 1er janvier 2024 était plus bas. Quand vous partez d’un point plus bas, mécaniquement, la valeur générale de la richesse sur laquelle vous effectuez des prélèvements obligatoires est inférieure. C’est donc l’ombre portée de l’année 2023 qui, irrémédiablement, détériore les recettes attendues pour 2024.

En outre, l’impôt sur les sociétés dépend du bénéfice fiscal de 2023, tandis que l’impôt sur le revenu dépend des revenus de 2023. Comme l’année 2023 a été moins bonne, la mécanique des impôts entraîne un impact sur les recettes attendues en 2024 de l’ordre de 11 milliards d’euros, qui s’ajoute au premier impact macroéconomique de 20 milliards d’euros.

Il y a également des éléments plus spécifiques liés à la composition de la croissance en 2024. Alors que nous attendions un rebond de la consommation, ce n’est pas le scénario qui s’est déroulé : la croissance en volume est comparable à la prévision mais la composition de cette croissance est différente. Nous avons eu moins de recettes de TVA, avec plus d’exportations et moins d’importations, et cela s’est traduit par 7 milliards d’euros de pertes de recettes. Enfin, il n’y a pas que des nouvelles négatives : la sortie anticipée des boucliers tarifaires en février 2024 a contribué à rehausser les recettes de 6 milliards d’euros.

Deuxième facteur important : les dépenses des collectivités territoriales, qui ont augmenté de 13 milliards d’euros. Pour l’année 2024, tout indique que la tendance ne sera pas cohérente avec ce qui avait été anticipé dans la loi de programmation des finances publiques, à savoir une baisse en volume de 0,5 % des dépenses de fonctionnement. À fin octobre, celles-ci sont en effet plus dynamiques, à hauteur de 6 % contre 4,6 % dans le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG). Les dépenses d’investissement sont également très dynamiques. Je rappelle qu’un niveau d’incertitude continue à s’attacher à ces prévisions de dépenses : il y a de la variabilité – on le constate mois après mois.

Concernant les dépenses sociales, elles enregistrent 4 milliards d’euros supplémentaires en raison d’un dépassement de l’Ondam – objectif national de dépenses d’assurance maladie – et d’une dégradation du marché du travail. Du côté des dépenses de l’État, l’exécution est en amélioration de 4 milliards d’euros, résultant des différentes décisions prises par le gouvernement tout au long de l’année – décret d’annulation, gel des crédits supplémentaires, notification de cibles d’exécution ambitieuses aux ministères.

En conclusion, nous sommes conscients de la nécessité de poursuivre le travail d’amélioration de la qualité de nos prévisions et de nos modèles. En effet, l’économie subit des évolutions permanentes du fait des comportements des acteurs, des déterminants macroéconomiques et d’une situation internationale instable. Il est donc très important d’adapter nos modèles et nos méthodes de calcul.

L’une des questions posées est celle du bon degré d’information du public et du Parlement. Il est important de trouver un équilibre, et ce n’est pas une chose facile, entre l’indispensable transparence et la stabilité de la prévision dans le temps. La matière économique et la matière budgétaire sont par nature assez volatiles. Il faut donc trouver le point juste entre la multiplication d’exercices de prévision, en matière macroéconomique comme sur le solde, et la crédibilité de la signature de la France. Si nous changeons nos prévisions de soldes tous les mois, nous créerons davantage de bruit, comme disent les économistes, que de capacité d’anticipation. Il faut donc trouver le point d’équilibre.

Cela signifie qu’il faut aussi se demander ce qui pourrait être transmis de façon complémentaire aux assemblées parlementaires et ce qui doit faire l’objet de communications publiques. Du reste, les différentes périodes de l’année n’appellent pas forcément les mêmes réponses. Le Trésor fait deux grands exercices de prévisions dans l’année, l’un en hiver et l’autre au mois de juin. Devons-nous communiquer sur la prévision macroéconomique et sur la prévision de solde à ces deux moments de l’année ? La question est ouverte.

Enfin, dernier point important, la France n’est pas seule en Europe à connaître cette volatilité du solde budgétaire et des prévisions de recettes. Le ministre s’est rendu à Bruxelles pour rencontrer ses homologues européens et lorsque nous avons fait le tour de table, nous avons constaté que, dans la plupart des pays, l’année 2023 et l’année 2024 avaient également été marquées par des phénomènes de ce type. L’ombre portée de la crise covid, qui s’est transformée en crise énergétique, a affecté l’ensemble des économies de notre continent.

M. le président Éric Coquerel. Lors de nos précédentes auditions, notamment celles de Mme Mélanie Joder, directrice du budget, et plus encore de M. Jérôme Fournel, ancien directeur général des finances publiques (DGFIP), nous avons compris que la responsabilité des prévisions et des estimations incombait principalement à la direction générale du Trésor. Cela semble être également l’avis de l’ancien ministre Bruno Le Maire, que nous auditionnerons jeudi : c’est dire si nous étions impatients de vous auditionner.

Je rappelle que vous témoignez sous serment, y compris pour ce qui concerne la précision de vos réponses aux questions. Nous avons en effet constaté que les réponses de certaines personnes auditionnées se précisaient après certaines questions – tant qu’à faire, autant nous donner des réponses précises et exhaustives sans attendre.

Lors de son audition au Sénat, le 7 novembre, Thomas Cazenave a indiqué que le dérapage de 2024 s’expliquait à 75 % par de mauvaises prévisions et 25 % par l’augmentation des dépenses des collectivités. Une des questions qui se pose est de savoir ce qui, dans ces mauvaises prévisions, relève du technique et ce qui relève du politique.

Lorsque la prévision de déficit de 5,1 % présentée dans le programme de stabilité a été actualisée à 5,6 %, la dégradation de la précision s’est expliquée par le retrait d’hypothèses optimistes présentes dans le programme de stabilité. Il s’agit donc de mesures plutôt politiques, qui n’ont pas été accomplies, plutôt que de mesures techniques.

C’est d’ailleurs, semble-t-il, l’analyse de vos services : dans une note non datée sur le PLF de vos services qui nous a été communiquée, il est indiqué que l’écart s’explique à la fois par l’absence de mise en œuvre de certaines mesures envisagées au moment du programme de stabilité, par le très fort dynamisme des dépenses des collectivités locales et par des recettes fiscales décevantes, notamment sous l’effet d’une croissance de l’activité davantage portée par les exportations. Selon vous, quelles sont les explications techniques et politiques qui justifient cet écart de prévisions ?

Par ailleurs, qui vous demande d’intégrer des hypothèses favorables dans les prévisions ? Estimez-vous que certains niveaux de recettes intégrés dans les trajectoires étaient trop élevés au moment où on vous les a présentés ? Si oui, est-ce le résultat d’hypothèses trop optimistes ou bien vous a-t-il été demandé de présenter une prévision de recettes à un niveau défini, à charge ensuite pour vos services d’élaborer les hypothèses correspondantes ?

M. Bertrand Dumont. Je n’essaierai pas d’évaluer la part relative de chaque cause en pourcentages. L’année 2024 subit d’abord les effets macroéconomiques de l’année 2023 : au 31 décembre 2023, le point d’atterrissage de l’économie était moins bon qu’attendu ; nous en « payons » les conséquences en 2024. C’est mécanique. Par exemple, on évalue en 2023 le montant d’IS et d’IR que les entreprises et les ménages paieront en 2024 – c’est lié au fonctionnement et au mode de prélèvement des impôts. À cette ombre portée de 2023 sur 2024 s’ajoutent les facteurs macroéconomiques propres à l’année 2024. La croissance a été moins forte que prévu : on est passé de 1,4 % à 1,1 %, notamment en raison d’une dégradation assez nette de l’environnement international. De plus, la composition de la croissance a été différente de celle attendue : le fort taux d’épargne des ménages et la décision de la Banque centrale de baisser les taux d’intérêt faisaient attendre une reprise de la consommation et un rebond de l’inflation – ce sont des déterminants macroéconomiques. Or la moindre consommation a entraîné de moindres recettes de TVA. Dans ces facteurs, l’influence de la décision politique est objectivement limitée. Je ne sais pas si vous rangez les dépenses des collectivités territoriales dans la liste des facteurs politiques. Les élus ont bien pris la décision d’investir plus en fonction du cycle électoral.

D’un autre côté, on trouve les éléments qui ressortissent davantage à la décision politique, à savoir les mesures que les membres du gouvernement ont prises eu égard aux informations que la direction générale du Trésor leur a fournies en réaction à la dégradation du solde budgétaire. Nous discutons en permanence avec les membres du gouvernement et leur transmettons régulièrement nos prévisions, lesquelles sont nourries, à mesure que l’année avance, des informations issues de l’exécution. Ils sont donc amenés, le plus souvent en se fondant sur les recommandations des directions, à prendre certaines mesures. Dans ce cas précis, ces mesures, qui forment la part politique sur laquelle vous m’interrogez, ont consisté en annulation de crédits budgétaires, en surgel, en cibles de dépenses notifiées aux ministères – la directrice du budget, qui suit plus précisément cette question, vous l’a sans doute exposé en détail. Elles ont permis de freiner le rythme de la dépense tout au long de 2024, ce qui explique aussi qu’à ce jour, l’exécution soit meilleure que ne le prévoyait le projet de loi de finances (PLF) pour 2024.

Vous m’avez interrogé plus spécifiquement sur le programme de stabilité. En février 2024, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave ont pris un décret annulant 10 milliards d’euros de crédits. En complément, d’autres mesures devaient permettre de réduire le déficit de 10 milliards d’euros supplémentaires. Le programme de stabilité les détaillait, prévoyant que l’État baisserait ses dépenses de 5 milliards d’euros, que la taxation des rentes rapporterait 3 milliards d’euros et que les collectivités consentiraient un effort à hauteur de 2 milliards d’euros. Ainsi, nous avons dialogué toute l’année avec la volonté de prendre en compte la dégradation des recettes liée au contexte macroéconomique et d’en tirer les conséquences. J’ajoute que la vérité oblige à dire qu’en cours d’année budgétaire, il est très difficile de modifier substantiellement l’incidence de la macroéconomie et l’exécution des recettes lorsque le décalage avec les prévisions est aussi fort qu’il l’a été en 2024. Je ne suis pas sûr que le Trésor aurait recommandé de prendre des mesures brutales susceptibles de mettre à mal la croissance macroéconomique, afin d’atteindre à toute force l’objectif de solde.

Ensuite, monsieur le président, vous m’interrogez sur les recettes, pour savoir si on nous demande parfois de faire de la rétro-ingénierie, si j’ose dire : on nous dirait qu’il faut obtenir tel rendement pour que nous construisions une hypothèse crédible en ce sens. Ma première réponse est non. Les choses ne se passent pas comme ça. Nous établissons une prévision macroéconomique, qui concerne les différents aspects de la croissance française, la consommation, les exports, la situation des entreprises ; nous en déduisons ensuite l’évolution des recettes. L’ensemble sert tout au long de l’année de fondement technique aux prévisions et aux notes transmises aux membres du gouvernement. Je pense que Mélanie Joder et Jérôme Fournel vous l’ont déjà indiqué. Nous n’avons jamais biaisé nos prévisions.

J’ajoute que le système est pourvu d’un garde-fou, indispensable : le Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Chaque fois qu’un texte budgétaire lui est soumis, qu’il s’agisse du programme de stabilité, du projet de loi de finances ou du projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG), il vérifie la crédibilité de nos hypothèses macroéconomiques et de nos prévisions de recettes. En reprenant ses commentaires, vous verrez qu’il les a toujours jugées vraisemblables. Parfois, il a estimé qu’elles étaient optimistes, mais il lui arrive de se tromper : certaines qu’il jugeait optimistes se sont avérées en ligne, et inversement.

M. le président Éric Coquerel. Dans le document du 29 mars 2024 en vue du programme de stabilité d’avril 2024, il est par exemple indiqué que « les hypothèses favorables conduisent à rehausser les prélèvements obligatoires de 2,6 milliards d’euros en 2024 et 2025 ». Ce même document prévient également que « par leurs écarts aux évolutions défendables des sous-jacents économiques, ces hausses exposent fortement les prévisions aux critiques du HCFP ».

Les chiffres avancés peuvent donc susciter des critiques du HCFP qui les jugerait trop favorables. Pourquoi ?

M. Bertrand Dumont. N’ayant pas la note sous les yeux, je ne détaillerai pas ce point. Les hypothèses que nous retenons pour élaborer le programme de stabilité s’affermissent avec le temps. En effet, le programme étant établi pour trois ans, une partie des mesures reste à documenter, qu’il s’agisse d’éléments de macroéconomie, de prévisions de recettes ou de nouvelles mesures politiques. Ce qu’il était possible de faire pour réguler la dépense dans le courant de l’année 2024 a été fait. Le gouvernement souhaitait prendre des mesures fiscales complémentaires – j’ai cité celle qui devait rapporter 3 milliards d’euros ; la question a été posée de présenter un projet de loi de finances rectificative (PLFR). Tout cela visait à renforcer la crédibilité de notre hypothèse.

La citation que vous venez de lire montre également que nous restons toujours attentifs à la crédibilité de nos prévisions. Nous les analysons en prenant en considération la vision du Fonds monétaire international (FMI), de la Commission européenne et de l’OCDE. Ce souci de justesse est au cœur de notre action.

M. le président Éric Coquerel. Ma deuxième question concerne les collectivités. La loi de programmation des finances publiques (LPFP) et le programme de stabilité reposaient sur l’hypothèse que le volume de leurs dépenses de fonctionnement diminuerait de 0,5 %. Les notes de vos services montrent bien qu’en l’absence de mécanisme de contractualisation, ce n’était pas crédible. Le constat est identique concernant les dépenses d’investissement, censées augmenter de 12,5 % en 2024 mais de 1,2 % en 2025. Vos services indiquent ainsi que « les besoins d’investissement pour la transition écologique pourraient conduire à une hausse des investissements des collectivités. Or la trajectoire des finances publiques s’appuie sur une chronique d’investissements locaux ne tenant pas explicitement compte de ces enjeux ».

L’hypothèse d’une diminution des dépenses des collectivités territoriales était donc intenable. Vos services ont-ils travaillé sur d’autres pistes qu’une réduction artificielle du déficit public par des mesures non crédibles ?

M. Bertrand Dumont. L’État, les collectivités territoriales et la sphère sociale forment les trois grandes composantes de la dépense publique. La nécessité impérative de redresser les finances publiques s’impose à nous collectivement. Chacun a sa dynamique et ses priorités ; il ne me revient pas de juger de la légitimité de chaque dépense. Mais, sans la contribution de chacun, la stratégie collective censée assurer la maîtrise du déficit et le redressement des finances publiques ne pourra aboutir.

La LPFP prévoyait un mécanisme tendant à diminuer de 0,5 % par an le volume des dépenses annuelles de fonctionnement des collectivités locales. Le Parlement n’a pas souhaité instaurer un dispositif de régulation à même de rendre cette mesure effective. Lors de l’examen du dernier PLF, la question s’est posée d’adopter un dispositif de régulation de la dépense locale. Les membres du gouvernement ont également consenti des efforts, notamment en réunissant le Haut Conseil des finances publiques locales (HCFPL), afin de parvenir à un constat partagé et de définir des objectifs de moyen terme qui conviendraient à l’État et aux collectivités. Je constate que cela n’a pas encore abouti, alors que c’est indispensable pour maîtriser les finances publiques.

M. le président Éric Coquerel. Dans l’un des documents transmis, le Trésor envisage une réflexion sur les recettes locales. Il propose de redonner aux collectivités un pouvoir de taux, de diminuer leur exposition aux aléas macroéconomiques – « l’affectation croissante de fractions d’impôts nationaux, en particulier la TVA, pourrait être reconsidérée, notamment concernant les départements et les régions » –, de faire en sorte que les recettes demeurent sensibles, à moyen ou long terme, aux décisions locales, notamment pour les échelons communal et régional – « avec la disparition de la taxe d’habitation et de la CVAE, les collectivités ont perdu des incitations à attirer les ménages locataires et les entreprises ». D’autres pistes ont donc été envisagées. Ces réflexions ont-elles été suivies d’effet ?

M. Bertrand Dumont. Dans son rôle de conseil du gouvernement, le Trésor, comme les autres administrations, propose une série de pistes de nature à atteindre l’objectif de mieux maîtriser la dépense publique. Nous avons envisagé d’agir sur la fiscalité locale, sur la forte interaction entre l’État et les collectivités en matière de transfert de flux, de modérer la dépense en recourant à des objectifs plus contraignants. Le mécanisme des contrats de Cahors nous paraissait intéressant lors de sa mise en œuvre ; il a eu de réels effets. En étudiant les notes que la direction a émises au fil du temps, vous trouverez une série de propositions allant dans ce sens, portées à la connaissance des membres du gouvernement.

M. le président Éric Coquerel. Elles n’ont donc pas été suivies.

Le projet de loi de finances pour 2025 est fondé sur une prévision de croissance à 1,1 %. Début octobre, l’OCDE, la Banque de France, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Rexecode et l’Insee adoptaient le même chiffre ; le FMI prévoyait 0,9 % et la Commission européenne 0,7 %. Mais, contrairement à vos prévisions, ces chiffres ne prenaient pas en compte l’ajustement budgétaire retenu par Michel Barnier. Une fois le texte déposé à l’Assemblée nationale, les prévisions ont été revues à la baisse : l’OFCE ne tablait plus que sur 0,8 % et évaluait l’effet récessif du budget à 0,8 point de PIB.

Lorsque le taux de croissance de 1,1 % a été retenu, avez-vous jugé qu’il était crédible ou très optimiste ?

M. Bertrand Dumont. Nous avons jugé que ce taux était crédible. Il nous a semblé que l’ajustement budgétaire était de nature à limiter l’impact des mesures sur la croissance. Nous en avons discuté de manière approfondie avec nos collègues du FMI d’une part et avec ceux de la Commission européenne d’autre part. Nous sommes entrés dans le détail de la mécanique pour évaluer si l’incidence ne se réduisait pas à une diminution homothétique des crédits, en raison précisément du ciblage choisi.

M. le président Éric Coquerel. La note précédemment citée montre que la prévision de croissance retenue était la plus haute possible. Elle indique « retenir une croissance de 1,1 % nécessitera donc de convaincre le HCFP et la Commission européenne que l’ajustement budgétaire ne pèsera que modérément sur la croissance. Il est recommandé d’écarter tout relèvement de l’hypothèse de croissance au-delà de 1,1 %, car cela ne procurerait qu’un gain limité sur le déficit public, au prix d’un avis probablement défavorable du HCFP, qui serait préjudiciable vis-à-vis du Parlement et dans les négociations à venir avec la Commission européenne et nos partenaires européens ».

M. Bertrand Dumont. Comment se passe cet exercice ? La direction générale du Trésor propose au ministère une prévision de croissance, qui est le résultat de l’analyse approfondie de la situation de l’économie de la France et de l’économie internationale ainsi que de leurs principaux déterminants. Nous la menons avec toute la rigueur et toute l’objectivité qu’impose un objectif aussi fondamental. Logiquement, nous intégrons l’incidence des mesures fiscales sur la croissance. Nous sommes conscients que le chiffre retenu engage la crédibilité de la France. La Commission européenne, gardienne de l’application des règles budgétaires, examine nos prévisions dans le détail. Le souci de préserver notre crédibilité est central ; nous faisons systématiquement part de nos réflexions aux membres du gouvernement.

Les avis du HCFP constituent un premier garde-fou. Nos équipes y consacrent beaucoup de travail : elles remplissent un questionnaire détaillé et les discussions entrent dans le détail des paramètres retenus. Nous sommes très attentifs à fonder objectivement tous les éléments, qui doivent découler d’un raisonnement économique rigoureux.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vous remercie, monsieur le directeur général, pour vos réponses précises. Nous sommes là pour apprécier les causes de l’écart qui sépare la réalisation du budget 2023 et, plus encore, de celui de 2024, des prévisions : je ne sais s’il est inédit, mais il est gigantesque.

Les directions générales du Trésor et du budget ont rédigé une note, datée du 7 décembre 2023, pour alerter le ministre sur l’ampleur du dérapage du déficit public, qui atteindrait 5,2 %, alors que le PLFG, en cours de discussion à l’Assemblée nationale, prévoit qu’il se montera à 4,9 %. Quelques jours plus tard, le 13 décembre, les membres du gouvernement chargés du budget rédigent une note à l’attention du premier ministre, pour le mettre en garde et lui demander de faire connaître largement « le caractère critique de notre situation budgétaire » au gouvernement et à l’opinion publique. Directeur de cabinet du ministre puis, à partir du 1er janvier, directeur général du Trésor, vous êtes au carrefour de ces échanges. Pourquoi, selon vous, la demande d’informer le public, donc le Parlement, n’aboutit-elle pas ? Pourquoi, puisque l’écart est significatif, le PLFG n’est-il pas modifié ?

M. Bertrand Dumont. On constate un écart de 0,6 % en 2023 ; celui de 2024 sera sans doute substantiel, mais il est trop tôt pour le dire. Les travaux de vos collègues du Sénat, qui ont examiné une période d’une vingtaine d’années, montrent qu’il n’est pas inédit : on en trouve de comparables les années de crise économique ou financière, et celles de forte volatilité.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’aurais dû préciser que ma remarque s’entendait hors période de crise.

M. Bertrand Dumont. Justement, nous avons collectivement tendance à sous-estimer la dimension critique de l’année 2023. En effet, nous avons vécu une crise d’inflation qui s’est notamment traduite par une crise énergétique : cela a profondément modifié le comportement des agents. La direction générale du Trésor et l’ensemble des observateurs ont sans doute sous-estimé à quel point le niveau d’inflation, inédit depuis plus de trente ans, pèserait sur leurs décisions de consommation et d’investissement. Cette année était donc hors norme sur le plan macroéconomique ; même si cela était moins immédiatement visible que lors du covid, l’incidence était comparable.

Vous m’interrogez sur la note du 7 décembre 2023, signée par mon prédécesseur, et dont j’ai pris connaissance en tant que directeur de cabinet de Bruno Le Maire. Elle nous place au cœur de l’exercice de prévision pour l’année. Au mois de décembre, l’exécution est largement avancée ; s’agissant de l’encaissement des principaux impôts, nous bénéficions des résultats cumulés de la direction générale des finances publiques (DGFIP), qui donnent des indications. Nous ne connaissons pourtant qu’une partie de l’équation : le cinquième et dernier acompte de l’impôt sur les sociétés, qui est essentiel, n’intervient que le 15 décembre. Du côté des dépenses, beaucoup d’inconnues demeurent : nous ne connaîtrons toutes les informations relatives aux sphères sociale et locale pour l’année 2023 que le 26 mars 2024, à la parution du compte définitif de l’Insee. J’espère ne pas trahir la pensée de mon prédécesseur en affirmant que sa note du 7 décembre informe les membres du gouvernement du meilleur état de connaissance dont nous disposons, donc des meilleures prévisions possible, sur le déficit, qu’il estime à 5,2 % du PIB. En aucun cas il ne s’agit d’une certitude. D’ailleurs, certains aléas à la baisse se sont matérialisés au cours des semaines suivantes, pesant sur le solde. Cela concerne notamment des facteurs macroéconomiques : le 7 décembre, nous n’avions ainsi pas pleinement conscience de la dégradation de la masse salariale que j’ai évoquée, comme le rapport de l’Inspection générale des finances le met clairement en évidence.

Je ne veux pas parler à la place des membres du gouvernement concernés, que vous interrogerez certainement, mais j’ajoute qu’ils ont pris leur plume pour alerter la première ministre sur la situation des finances publiques, comme la presse l’a rapporté. Leur propos excède largement l’exécution de l’année 2023 : objectivement, le 7 décembre, vous tâchez de l’évaluer au mieux, mais des mesures brutales visant à diminuer les dépenses n’auraient plus beaucoup de sens ; on pourrait seulement envisager des mesures fiscales ciblées, mais leur application nécessiterait au minimum l’adoption d’amendements législatifs. Leur intention, à mon sens, était donc de souligner la nécessiter d’accomplir un travail de prise de conscience de la situation des finances publiques, dans le public comme chez les autres membres du gouvernement. Le ministère des finances doit essentiellement veiller à la bonne tenue des finances publiques et au suivi de l’exécution budgétaire.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Après la mise en garde du 7 décembre, quels moyens d’alerte sont utilisés au premier semestre de 2024, et à quelle fréquence ? Qui est alerté ?

M. Bertrand Dumont. Le 7 décembre 2023, mon prédécesseur alerte le ministre sur l’exécution du budget de l’année. Il ajoute que, pour 2024, le Trésor accomplira en janvier et février la tâche qu’il mène traditionnellement en début d’année, à savoir le budget économique d’hiver : il remet à plat les prévisions macroéconomiques, en reprenant les différents éléments constitutifs de l’économie française, dont il étudie la dynamique – les ménages, les entreprises, la demande adressée à la France, la conjoncture internationale, qui se dégradait. Le résultat sert de soubassement au programme de stabilité. Il est communiqué aux membres du gouvernement concernés, que nous informons de nos prévisions relatives à l’exécution de l’année passée et de celle qui débute. Au fur et à mesure, nous leur transmettons des notes faisant état des nouvelles prévisions de solde budgétaire, à politique inchangée. Ainsi, lorsque nous mettons à jour nos évaluations en février, celles-ci n’intègrent pas d’éventuelles mesures de freinage de la dépense, non plus que fiscales. Le programme de stabilité cristallise ces éléments ; il remet à plat à la fois la prévision de croissance, alors ramenée de 1,4 % à 1,1 %, et les efforts complémentaires en matière de dépense publique.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Outre la mise en garde envoyée aux membres du gouvernement concernés, savez-vous à quel rythme la première ministre et le président de la République ont été informés ? Selon vous, au moment des élections européennes et de la dissolution, quelles prévisions relatives au niveau du déficit public avaient été portées à leur connaissance ?

M. Bertrand Dumont. Ce qu’il me semble clair, c’est qu’il y a des échanges. La direction générale du Trésor, la direction du budget et la direction générale des finances publiques informent les ministres de l’évolution de la situation, au fur et à mesure des informations dont elles disposent, sur une base régulière – mensuelle pour l’exécution budgétaire et pour la collecte des impôts. Nous menons plusieurs exercices, dont je viens de parler. Nous informons également les ministres, au fil du temps, de tous les points d’alerte macroéconomiques qui pourraient avoir un impact sur l’économie française. Nous le faisons autant que de besoin. Tout vient en complément des deux grands exercices annuels que sont le budget économique d’hiver et le budget économique d’été. Il y a aussi des échanges réguliers et fluides entre le ministère des finances, le cabinet du premier ministre ou de la première ministre et le cabinet du président de la République.

Vous m’interrogez plus précisément sur la teneur des conversations entre les deux ministres, la première ministre, puis le premier ministre, et le président de la République. Par hypothèse, je n’assistais pas à ces échanges, je ne suis donc pas capable de vous répondre. En revanche, nous transmettons, à chaque fois que le cabinet du ministre le souhaite, mais c’est au premier chef sa responsabilité, des éléments d’information sur la situation macroéconomique et sur la situation des finances publiques.

Quant au dernier état de la prévision au mois de mai, donc avant les élections, nous étions collectivement calés sur le programme de stabilité qui avait très fortement tiré les conséquences de ce que nous avions appris de l’année 2023 – une année fortement dégradée par rapport à ce qui a été anticipé, qui a eu un impact très nettement supérieur à ce que nous attendions sur l’année 2024 – et sur les premiers éléments d’information sur l’année 2024.

Je me permets de vous inviter à faire attention à la question de la science rétrospective : ce n’est pas parce qu’une tendance observée en début d’année se confirme au cours de l’année qu’il était écrit qu’elle se confirmerait. Nous observons la variabilité des prévisions macroéconomiques sur longue période dans les exercices que nous menons régulièrement. Ce n’est donc pas parce que janvier et février sont mauvais que le reste de l’année le sera.

Notre base de référence était le programme de stabilité, résultat d’un exercice lourd qui demande techniquement et politiquement beaucoup de travail.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Avez-vous participé à des réunions interministérielles ou à des réunions à l’Élysée dont l’objet était la dégradation des prévisions sur les finances publiques ? Dans le cas contraire, avez-vous eu connaissance de l’organisation de telles réunions, notamment autour du président de la République ou des membres de son cabinet ? Et à quelle date ?

M. Bertrand Dumont. Le président m’a utilement rappelé que je suis sous serment. Je n’ai pas une vision complète de mon agenda sur les six premiers mois de l’année, mais je ne me souviens pas avoir participé à une réunion en présence du président de la République sur les finances publiques sur les six premiers mois de l’année 2024. Je m’en souviendrais.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Avez-vous le souvenir d’une réunion avec les membres du cabinet du président de la République ou le secrétaire général de l’Élysée ?

M. Bertrand Dumont. Je vérifierai et, le cas échéant, vous en informerai.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Savez-vous si les alertes émises par les ministres – j’évoquais celle de décembre 2023, mais il y en a eu manifestement d’autres   et les mesures correctrices qui ont été, ou auraient pu être, proposées ont pu recevoir un arbitrage négatif du premier ministre ou de la présidence de la République ?

M. Bertrand Dumont. Comme vous l’a indiqué ma collègue directrice du budget, les directions informent les ministres de l’évolution de la situation des finances publiques et de la situation macroéconomique et font de leur mieux pour formuler des propositions adéquates et calibrées pour répondre à l’évolution de cette situation. Face au constat de la dérive de notre solde, la direction du budget et la direction générale du Trésor ont fait des propositions pour assurer la maîtrise du solde et, autant que possible, le redresser, ce qui peut être fait par des mesures sur la dépense et, possiblement, par des mesures sur la recette.

Vous avez reçu l’ensemble des notes que nous avons communiquées aux ministres. Elles portent témoignage du fait que, constamment, nous essayons de proposer des mesures. Il revient aux ministres de prendre des arbitrages. Je ne les qualifierais ni de positifs ni de négatifs, car ce sont des arbitrages politiques, pris au vu de la situation à un moment donné du temps. L’hypothèse d’un projet de loi de finances rectificative à la charnière du premier et du deuxième trimestre 2024 était sur la table, mais la voie réglementaire a finalement été choisie avec un décret d’annulation quasiment historique et des mesures assez lourdes présentées dans le cadre du programme de stabilité. Il y a eu des réactions tout au long de l’année, chaque fois que nous avons eu des informations complémentaires sur l’évolution de la situation macroéconomique et sur l’évolution de notre solde.

J’ajoute qu’il est possible de faire un peu de pilotage du solde ou de prendre des mesures complémentaires, mais il est difficile, en cours d’année, de prendre des mesures massives, de nature à changer la trajectoire budgétaire. La direction générale du Trésor ne le recommande pas d’un point de vue macroéconomique. Nous recommandons des mesures d’ajustement, mais la prudence est nécessaire. Pour utiliser une métaphore un peu facile, un paquebot ne peut être gouverné par des coups de barre à droite et à gauche en fonction des informations reçues. J’appelle à nouveau l’attention sur l’illusion de la science rétrospective : en mars ou avril, l’année est encore loin d’avoir fini. Une certaine prudence est donc de mise afin d’éviter de prendre des mesures pouvant avoir un impact économique très négatif sur la croissance alors que les risques ne sont pas complètement matérialisés.

M. le président Éric Coquerel. Concernant les informations que vous avez transmises au fur et à mesure aux ministres, avez-vous constaté des écarts entre ces informations et ce qui a été rendu public par les ministres ?

M. Bertrand Dumont. Les ministres choisissent le tempo de leur communication politique et, en tant que directeur général, je ne leur recommanderais pas de faire état publiquement de toutes les informations nouvelles sur la macroéconomie ou les finances publiques. Cela créerait trop de brouillard sur la communication financière du gouvernement. La préservation de la qualité de la signature française exige de la prudence et de la pondération dans l’expression publique, dont la fonction n’est pas d’enregistrer des oscillations mais de définir un cap politique.

M. le président Éric Coquerel. Ma question portait sur le point de savoir si des informations rendues publiques ont pu différer de celles que vous aviez transmises.

M. Bertrand Dumont. Je n’en ai pas le souvenir, ni pour les échanges avec les ministres qui ont eu lieu au début de l’année 2024 pour revoir la prévision de croissance de 1,4 % à 1,1 % ni pour ceux concernant la nouvelle prévision de déficit, qui a donné lieu aux mesures de régulation budgétaire déjà évoquées.

La décision des ministres quant au moment où ils font état de l’évolution des prévisions macroéconomiques est une autre question.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Lors de son audition, Jérôme Fournel est revenu sur l’évolution de certains indicateurs macroéconomiques au cours des années 2023 et 2024. Selon vous, quelle a été l’influence au cours de cette période de l’évolution des taux d’intérêt – et du comportement d’optimisation de leur trésorerie dont ont pu faire preuve les entreprises  , de l’augmentation du taux d’épargne des ménages et de l’évolution erratique des prix de l’électricité dans le dérèglement des prévisions de recettes fiscales ?

M. Bertrand Dumont. L’année 2023 a connu une très forte évolution des grands paramètres macroéconomiques.

Je rappelle que nous sommes passés d’une politique monétaire très longue de taux zéro à une hausse très forte des taux en réponse à la poussée inflationniste, qui a profondément affecté le comportement des acteurs. Ce changement explique sans doute notre difficulté à complètement anticiper les comportements des ménages et des entreprises et les dynamiques économiques.

Nous avons également été surpris en 2024 par la composition de la croissance. Nous nous attendions à un rebond de la consommation, soutenue par la baisse des taux d’intérêt qui favorise l’endettement des ménages et des entreprises pour mener de nouveaux projets. Nous avons au contraire constaté, malgré une progression du pouvoir d’achat en 2023 et 2024, le maintien d’un taux d’épargne historiquement élevé. Avant la crise du covid, il était de 14 % alors qu’il est aujourd’hui de 18 %. À la différence des ménages américains, qui ont massivement utilisé le surcroît d’épargne et de pouvoir d’achat dont ils ont bénéficié lors de la période du covid, les ménages français ont très fortement thésaurisé et continuent de le faire. Nous avions anticipé une évolution positive de la consommation au deuxième semestre 2024. Nous n’étions pas les seuls puisque l’Insee a procédé à une forte révision de la composante consommation dans les déterminants de la croissance entre juillet et octobre. C’est l’ensemble de ces paramètres qui expliquent les évolutions sur l’année 2024.

La très forte volatilité du prix de l’électricité a eu un impact massif sur les recettes de la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim). Nous avions en effet retenu à l’été 2023, dans le cadre de la préparation du projet de loi de finances pour 2024, des hypothèses très supérieures aux prix finalement constatés. Certains experts jugeaient que les prix de l’électricité resteraient durablement à un niveau très élevé et il existait des doutes sur le bon fonctionnement des marchés de l’électricité et du gaz, avec, potentiellement, des effets macroéconomiques très importants.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. L’injection de 250 milliards d’euros d’argent public pour faire face à la crise sanitaire a-t-elle pu contribuer au dérèglement entre les perspectives macroéconomiques et les rentrées fiscales ? Autrement dit, les modèles de prévision ont-ils pu être déréglés par la réponse à la crise sanitaire ?

M. Bertrand Dumont. L’économie réelle est plus importante que les modèles. Je n’ai pas de doute sur la qualité et sur la nature de la réponse publique à la crise sanitaire. Le soutien massif aux ménages et aux entreprises a été positif pour notre économie. Instruits par l’expérience de la réponse à la crise de 2008-2010, qui avait insuffisamment protégé les salariés, nous avons mis en place, sur le modèle de l’Allemagne, un système de chômage partiel beaucoup plus fort. Il a certes été coûteux, mais il a permis de sauvegarder très efficacement l’emploi. La création de 2,7 millions d’emplois depuis 2017 montre que nous avons évité la perte de richesse liée à une hausse massive du chômage et à la perte de compétences qui en aurait résulté.

Est-ce que cette réponse a déréglé la capacité des prévisionnistes à anticiper le comportement des ménages ? C’est prendre le sujet par le bout de la lorgnette, mais elle a par exemple déformé la perception de l’inflation par les ménages, ce qui a eu un impact sur notre capacité d’anticipation des grandes tendances de l’économie.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez utilisé la métaphore du paquebot pour montrer la difficulté à piloter la dépense publique, à l’exception de l’État. Considérez-vous que l’absence de mécanismes de régulation, ou en tout cas d’autocontrainte, des finances des collectivités territoriales a joué sur leur fort dynamisme d’investissement en 2023 et 2024 ?

M. Bertrand Dumont. Plusieurs phénomènes se conjuguent. Le phénomène classique du cycle électoral, bien identifié par les économistes, se traduit par un accroissement de la dépense à la veille des grandes échéances électorales. Le cycle actuel est marqué par un accroissement beaucoup plus fort que les cycles précédents.

Pendant la période du covid, caractérisée par une contrainte sur l’offre et sur la demande, la capacité d’investissement des collectivités s’est trouvée bridée et nous assistons aujourd’hui à un rattrapage de projets.

Troisième élément d’explication structurelle, la forte accumulation de trésorerie par les collectivités. Ce phénomène n’est pas le même pour tous les niveaux de collectivité, mais il est observable de façon agrégée grâce à l’obligation de dépôt sur le compte centralisé du Trésor. Nous constatons un montant d’épargne de l’ordre de 50 milliards d’euros, qui constitue une base pour les projets d’investissements.

La pertinence d’un mécanisme de régulation de cette dépense relève d’une appréciation politique, mais, en tant que directeur général du Trésor, il me semble important que la sphère sociale, la sphère locale et l’État lui-même participent d’un même effort à des objectifs partagés de maîtrise des déficits et de la dette. Si vous me permettez ce commentaire de nature politique, les règles de ce constat partagé et de cette action collective n’ont pas encore été fixées. Nous avons fait des propositions en la matière.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Avez-vous eu des relations avec vos homologues allemands et britanniques, qui ont aussi connu des prévisions défaillantes ?

Considérez-vous qu’il y a pu avoir des défaillances dans la coordination au sein des directions du ministère de l’économie et des finances pour les prévisions macroéconomiques et leur impact sur les recettes publiques, notamment les impositions nouvelles comme la Crim ? Jérôme Fournel nous a en effet expliqué que les recettes de celle-ci étaient définies par la seule direction de la législation fiscale et qu’un manque de coordination pourrait être à l’origine des mauvaises prévisions de cette recette.

M. Bertrand Dumont. Nous avons eu des échanges approfondis et très réguliers avec nos homologues ainsi qu’avec la Commission européenne et le FMI. Le contexte était celui d’un assez fort niveau d’incertitude de l’économie mondiale. L’Allemagne avait perdu une vingtaine de milliards d’euros de recettes et devait revoir ses cibles de déficit public alors que le Royaume-Uni constatait un écart supérieur à un point de PIB.

La comparaison des écarts de prévisions macroéconomiques avec ces deux pays nous est favorable, puisque l’écart moyen entre la prévision et l’exécution était, avant la crise, de 0,2 % en France contre 0,3 % chez nos voisins, et le même constat peut être fait pendant la période de crise. Nous n’étions pas les seuls à connaître des écarts, car les phénomènes qui nous ont affectés ne concernaient pas que l’économie française.

Une des recommandations du rapport de l’Inspection générale des finances est une meilleure coordination des directions de Bercy. Nous la partageons pleinement et des travaux ont déjà été engagés. La prévision de recettes de la Crim est un exercice particulièrement difficile, mais nous aurions sans doute gagné à davantage échanger entre nous.

M. le président Éric Coquerel. Vous estimez qu’il n’est pas possible, pour des raisons macroéconomiques, de faire changer de cap le paquebot, mais un décret d’annulation de 10 milliards d’euros a tout de même été pris.

Quelle a été votre réaction lorsque la proposition d’un projet de loi de finances rectificative de Bruno Le Maire n’a pas été retenue ?

M. Bertrand Dumont. Je maintiens ma métaphore du pilotage d’un paquebot.

Sur la base des informations disponibles caractérisant la matérialisation de certains risques, l’aggravation du déficit semblait probable et des mesures, qui représentaient à peu près 20 milliards d’euros, ont été prises. Nous avons ensuite proposé un projet de loi de finances rectificative, mais l’arbitrage est de la responsabilité des autorités politiques après pondération des différents facteurs.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Il est difficile d’obtenir une documentation factuelle sur le modèle Mesange – modèle économétrique de simulation et d’analyse générale de l’économie. Sur son site Fipeco, François Ecalle explique qu’il ne différencie pas l’effet du multiplicateur keynésien selon l’état de la conjoncture et présenterait donc un défaut de procyclisme. Pouvez-vous nous éclairer sur cet aspect ?

M. Bertrand Dumont. Ce modèle est en effet plutôt keynésien, mais il n’est pas particulièrement procyclique.

L’ensemble des modèles que nous utilisons sont présentés sur notre site internet. Ils font l’objet d’échanges avec des macroéconomistes et des spécialistes internationaux et français.

Les modèles présentent toujours des défauts. Il n’existe pas de modèle parfait permettant de prévoir le comportement des ménages et des entreprises à court et moyen terme. Il ne faut pas demander plus à un modèle que ce qu’il peut donner et seul le jugement d’expert permet de corriger ses erreurs. Nos modèles sont constamment améliorés à partir de ce que nous savons de l’évolution des déterminants des comportements des acteurs. Nous utilisons le modèle Mesange pour tester certaines propositions économiques et nous le remettons constamment sur le métier pour tester son bon fonctionnement.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne crois pas à ce modèle et vos propos s’apparentent à une discussion sur la taille d’une boule de cristal. J’essaye de comprendre comment vous utilisez cette boule de cristal. Je répète donc ma question, qui était très précise : le modèle Mesange prend-il en compte la conjoncture afin d’éviter tout effet procyclique ?

M. Bertrand Dumont. Ce n’est pas une boule de cristal, c’est une modélisation macroéconomique de l’économie française pour anticiper ses réactions. Je ne crois pas qu’il soit procyclique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce n’est pas ma question. Est-ce que les paramètres du modèle Mesange prennent en compte la conjoncture dans la variation du multiplicateur keynésien ?

M. Bertrand Dumont. Je ne suis pas sûr de comprendre exactement votre question. Ce modèle sert à évaluer l’impact de propositions de politiques économiques, plutôt qu’à comprendre la conjoncture et les évolutions de court terme.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Considérez-vous donc que l’évaluation de l’impact d’une mesure économique ne doit pas être affinée par un multiplicateur keynésien ? Si c’est le cas, c’est inquiétant car il me paraît évident qu’un arbitrage de politique publique doit prendre en compte la conjoncture.

M. Bertrand Dumont. Je n’avais pas compris que le modèle Mesange était le sujet de l’audition.

Nous regardons évidemment les différents aspects structurels et conjoncturels de toute recommandation de politique économique que nous faisons au gouvernement, et nous en évaluons le risque procyclique ou anticyclique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je n’ai pas obtenu de réponse à ma question, je passe donc à la suivante.

Plusieurs spécialistes estiment que le modèle Mesange minore les effets économiques des politiques publiques au delà d’une période de cinq ans. Est-ce exact ?

M. Bertrand Dumont. La capacité prédictive des modèles au delà de cinq ans est effectivement nettement plus faible. Les modèles sont importants car ils nous aident à anticiper et analyser l’impact à moyen terme des politiques économiques, mais leur fonction n’est pas de décrire l’avenir de façon mathématique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Est-il vrai que Mesange ne prend pas en compte l’impact de long terme de l’investissement public dans le PIB potentiel à travers une hausse du stock du capital ?

M. Bertrand Dumont. Je n’ai pas tous les détails de ce modèle en tête. Je serai ravi de consacrer une audition à ce modèle, si vous le souhaitez.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je souhaiterais obtenir une réponse par écrit sur ce point.

Par ailleurs, est-il vrai que Mesange ne distingue pas les investissements selon leur nature ? Par exemple, les programmes de travaux publics des collectivités territoriales sont-ils traités de la même manière qu’un investissement permettant la prolongation de dix ans des centrales nucléaires ?

M. Bertrand Dumont. Nous nous interrogeons ici sur la pertinence des modèles macroéconomiques utilisés en 2023 et 2024 pour anticiper la conjoncture à un ou deux ans. Pour de telles prévisions, nous n’utilisons pas le modèle Mesange, mais plutôt le modèle Opale, avec ses déclinaisons trimestrielles et semestrielles. Opale nous permet de comprendre la dynamique des grands paramètres de l’économie française pour les mois qui suivent et de mettre à jour régulièrement les prévisions macroéconomiques et budgétaires. Nous améliorons ce modèle de manière régulière, pour mieux comprendre l’évolution de l’offre et de la demande.

Vous avez évoqué le caractère keynésien de nos modèles. De fait, ils reposent sur une logique de la demande, qui est la meilleure pour anticiper l’évolution de l’économie. Toutefois, si nous nous contentons de cette logique, notre capacité d’anticipation se dégrade dans les périodes de dysfonctionnement des chaînes de valeur. En effet, les chefs d’entreprise se projettent dans l’avenir et prévoient leurs investissements à partir de deux déterminants : la demande – c’est-à-dire leur carnet de commandes –, mais également leur capacité à s’approvisionner, qui peut être affectée, par exemple, par la guerre en Ukraine, la crise du covid ou la crise inflationniste. Partant de ce constat, nous avons amendé notre modèle, pour intégrer, à côté de la composante keynésienne, une composante d’offre, assez spécifique à ces années de dysfonctionnement de la chaîne de valeur – elle a depuis perdu en pertinence, car la situation s’est améliorée. Ainsi, nous ajustons nos modèles en permanence.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’ai sciemment évité de vous interroger sur le modèle Opale. Pour cette commission d’enquête, mon hypothèse est la suivante : la crise des finances publiques renvoie à l’échec de la politique économique et industrielle des gouvernements de la période, qui a empêché de dégager les recettes nécessaires, en l’absence de réforme structurelle des dépenses. C’est la raison pour laquelle je vous interroge sur vos prédictions à cinq ou sept ans, et non sur celles à un trimestre, qui ne m’intéressent pas.

Vos modèles, dites-vous, sont essentiellement fondés sur la demande. Or, depuis 2014, les gouvernements successifs ont choisi une politique de l’offre. L’effet de ces politiques publiques pouvait-il donc être calculé à partir de vos modèles ?

M. Bertrand Dumont. Distinguons deux questions. Nos modèles de prévision des tendances de l’économie française à trois ou six mois s’appuient notamment sur la demande, comme c’est le cas dans d’autres pays, car ce type de modèle est le plus efficace pour les prévisions à un ou deux trimestres.

Quant à la politique économique menée depuis sept ans, elle vise à renforcer notre outil de production, en allégeant les charges pesant sur le travail, en réduisant la fiscalité sur les entreprises et en simplifiant les normes. Nous analysons ses résultats non pas à partir de modèles, mais à partir de ses effets réels sur le marché du travail, sur le taux d’investissement des entreprises – il est actuellement à 22 %, et surpasse de deux points celui de nos partenaires allemands – et sur l’attractivité du territoire français – pour la cinquième année consécutive, la France est le pays le plus attractif d’Europe pour les investissements étrangers.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Par le passé – avant la crise du covid, s’entend – est-il déjà arrivé que les recettes de l’impôt sur les sociétés et de la TVA – ou d’autres grands impôts – se révèlent inférieures de plusieurs milliards aux prévisions ou est-ce un fait nouveau ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous expliquer l’enchaînement économique qui a mené à ce décrochage des recettes de l’IS et de la TVA ?

M. Bertrand Dumont. Oui, il y a des précédents de décrochage des recettes, en général liés à des épisodes de crise financière.

Pour l’impôt sur le revenu, ce décrochage s’explique par le moindre dynamisme de la masse salariale à la fin de l’année 2023. En outre, alors que le barème de cet impôt est indexé sur l’inflation, le revenu moyen des ménages a progressé à un rythme inférieur à l’inflation, ce qui a eu un effet négatif sur les recettes.

Quant au décrochage des recettes de TVA, il s’explique au plan macroéconomique par le contraste entre le dynamisme des exportations et la relative atonie des importations. En outre, le mécanisme de collecte de la TVA, qui implique des remboursements réguliers des entreprises, a pu conduire à des variations infra-annuelles de ses recettes – vous pourrez interroger Mme la directrice générale des finances publiques sur ces mécanismes complexes, qui ne sont pas complètement modélisés.

Enfin, vous le savez, l’impôt sur les sociétés est l’impôt le plus difficile à modéliser. À cause des fortes variations du bénéfice fiscal net des entreprises, il est plus volatil que la croissance. En outre, il a la particularité d’être collecté sur plus d’une année fiscale, ce qui rend plus difficile de prévoir ses recettes.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Je reprends à mon compte une question de M. Woerth : à quel moment la direction générale du Trésor a-t-elle pris conscience du déséquilibre du budget pour 2024 ? Lors de la publication de la note du 7 décembre 2023 ? Avant ? Après ?

M. Bertrand Dumont. Dans la note du 7 décembre 2023, mon prédécesseur a constaté les mauvais résultats pour l’année 2023, tout en recommandant de ne pas communiquer sur ceux-ci, car il était trop tôt pour en tirer des conséquences définitives. À l’époque, nous ne connaissions pas encore les recettes du cinquième acompte de l’IS, qui ne sont calculées que le 15 décembre, ni le solde pour toutes les administrations publiques, qui n’a été connu que quatre mois plus tard, le 26 mars 2024.

Pour l’année 2024, notre compréhension de la situation macroéconomique et de son impact sur les finances publiques ne s’est stabilisée que lorsque nous avons réalisé les budgets économiques d’hiver, à partir du mois de janvier et durant le mois de février. Nous en avons tiré les conséquences en révisant nos prévisions.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Pouvez-vous nous rappeler quelle est la place de l’Agence France Trésor au sein du ministère et son lien avec la direction générale du Trésor ?

Vous avez évoqué tout à l’heure la qualité de la signature française. Le marché de la dette publique est un bon thermomètre des difficultés de finances publiques. L’Agence France Trésor a-t-elle identifié une inquiétude des investisseurs en 2023 ou au début de 2024 ?

M. Bertrand Dumont. Non, nous n’avons pas identifié d’inquiétude à cette période. Notre dialogue avec les investisseurs est permanent. Ils font confiance à la France, à la qualité de notre économie et de notre signature.

L’Agence France Trésor est un service à compétence nationale qui relève de la direction générale du Trésor. Son directeur général, qui est placé sous mon autorité, a deux responsabilités : la gestion au quotidien de la trésorerie de l’État – il doit garantir que celui-ci est à tout moment en mesure d’exécuter ses dépenses –, et l’émission de la dette, pour couvrir les besoins de refinancement – c’est-à-dire rembourser la dette passée arrivant à échéance – et les besoins liés au déficit budgétaire.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Il y a quelques mois, le président Macron se félicitait que la réduction du taux de l’IS ait permis d’augmenter le rendement de cet impôt. Le soubassement idéologique de ce raisonnement est connu, c’est l’idée simpliste, illustrée par la courbe de Laffer, selon laquelle trop d’impôt tue l’impôt, théorie qui n’a jamais été validée empiriquement par les économistes.

Alors même que la pérennisation du CICE, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, sous la forme d’une diminution de cotisations a eu pour effet d’accroître les bénéfices des entreprises, tout comme la réduction des impôts de production et l’inflation, les chiffres montrent une diminution du rendement de l’IS rapporté au PIB durant la présidence de M. Macron. Comment expliquez-vous ce résultat piteux ?

M. Bertrand Dumont. La littérature théorique et la plupart des travaux empiriques établissent un lien mécanique entre l’augmentation de la pression fiscale sur les entreprises et la réduction de leur investissement. C’est l’objet d’un consensus.

Depuis 2017, le taux d’imposition des sociétés en France est passé de 33 % à 25 %. Grâce à cette baisse, nous nous situons désormais dans la moyenne européenne en matière d’imposition des sociétés. D’autres pays, tels que l’Espagne ou l’Italie, ont suivi le même chemin. En Allemagne, le taux d’imposition est resté relativement stable.

Dans les sociétés non financières – le secteur financier obéit à une dynamique propre  , nous constatons une hausse du taux d’investissement des sociétés, qui a atteint 22,7 % en France en 2023, soit un niveau supérieur à celui en Allemagne, qui est de 20 %. Cette dynamique d’investissement constitue l’un des fondements de notre croissance économique.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Ma question portait non pas sur l’investissement, mais sur le rendement de l’impôt sur les sociétés rapporté au PIB. Comment expliquez-vous ces très mauvais résultats ?

M. Bertrand Dumont. Je me suis efforcé de le démontrer, l’année 2023 et sans doute l’année 2024 ont été marquées par une progression bien moins forte qu’anticipé du bénéfice fiscal net des entreprises, donc des recettes de l’impôt sur les sociétés. Ce sont deux années hors norme, qui ne me semblent pas représentatives d’une tendance de long terme. D’ailleurs, la chute des recettes fiscales en 2023 et 2024 ne concerne pas seulement l’IS, mais aussi d’autres impôts.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Ces résultats ne signent-ils pas tout simplement l’échec de la politique économique ?

M. Bertrand Dumont. Non. Il serait erroné de tirer une telle conclusion des résultats pour l’année 2023 – nous ne connaîtrons ceux de l’année 2024 qu’avec le versement du cinquième acompte. Par ailleurs, en 2023 les mauvaises surprises en matière de recettes fiscales n’ont pas seulement concerné l’impôt sur les sociétés.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). À la suite de l’alerte de décembre 2023, mentionnée dans le rapport d’information du Sénat sur la dégradation des finances publiques, avez-vous proposé à l’exécutif de déposer un projet de loi de finances rectificative ? Pourquoi un tel texte ne nous a-t-il pas été soumis ?

M. Bertrand Dumont. Comme je l’indiquais, ces questions ne se sont pas posées en décembre 2023, mais au premier trimestre de 2024, quand il est apparu que la situation macroéconomique et des finances publiques se détérioraient. Tout s’est cristallisé au moment de la présentation du programme de stabilité. Nous avons recommandé au ministre de prendre des mesures – ce qu’il a fait, à travers un décret d’annulation de crédits, des mesures de surgel, et des notifications d’objectifs de dépenses.

Des solutions alternatives étaient possibles, telles qu’un projet de loi de finances rectificative. Avec les représentants d’autres administrations de Bercy, nous les avons présentées au ministre. Mais c’est à lui qu’il revenait de décider, car ce type d’arbitrage est politique.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Le choix de ne pas recourir à un projet de loi de finances rectificative a-t-il eu des motivations autres que politique ?

M. Bertrand Dumont. Les deux options, – le recours à des mesures d’ordre réglementaire ou le recours à des mesures d’ordre législatif – présentaient des avantages et des inconvénients, que nous avons expliqués au ministre.

Contrairement à un décret, un projet de loi de finances rectificative permet de prendre des mesures fiscales, mais il pose des problèmes propres de mise en œuvre. L’arbitrage en la matière appartient au ministre.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Selon vous, il n’était donc pas nécessaire de prendre des mesures fiscales, et les deux options étaient équivalentes ?

M. Bertrand Dumont. Ce n’est pas ce que j’ai répondu. Chacune des options avait ses avantages et ses inconvénients. La voie réglementaire permet d’agir plus rapidement, à travers par exemple un décret d’annulation de crédits. Les ministres ont pris des décisions extrêmement fortes dans ce cadre, que la directrice du budget vous a décrit. Il aurait été possible de recourir, en complément, à un projet de loi de finances rectificative, mais le ministre, qui est juge en la matière, n’a pas considéré que c’était opportun.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites que 2023 et 2024 ont été des années hors norme du point de vue des recettes de l’IS.

Il serait possible de penser la même chose de 2022, qui a été l’année de la relance post-covid, l’année où nous sommes remontés à la surface, après avoir touché le fond. Pourtant, à l’époque, les bonnes recettes de l’IS ont été présentées comme une conséquence de l’abaissement du taux de cet impôt.

M. Bertrand Dumont. La pertinence des choix économiques doit être évaluée sur le moyen terme. Évitons de nous focaliser sur une année donnée, particulièrement quand celle-ci est marquée par des phénomènes macroéconomiques très spécifiques.

M. le président Éric Coquerel. Vous considérez que 2023 et 2024 étaient hors norme. Il faudrait ajouter que 2022 l’était aussi.

M. Bertrand Dumont. J’essayais de vous dire qu’il faut analyser les évolutions sur une durée de cinq ou sept ans.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Si j’ai bien compris, c’est seulement en février 2024 que vous avez pris conscience du décrochage par rapport aux prévisions. De quand datent les premières alertes ?

M. Bertrand Dumont. Cela dépend de quoi on parle. La note du 7 décembre 2023 alertait le ministre sur la seule exécution du budget pour 2023. En s’appuyant sur les recettes de TVA constatées à cette date, mon prédécesseur prévenait le ministre que le déficit budgétaire, prévu à 4,9 % du PIB, risquait de s’élever finalement à 5,2 % du PIB pour cette année-là. Il lui indiquait en outre que les prévisions macroéconomiques et de finances publiques seraient mises à plat en 2024, dans le cadre du budget économique d’hiver.

Le 24 janvier 2024, dans une nouvelle note envoyée au ministre, nous avons avancé une prévision de déficit de 5,3 % du PIB pour 2023, en nous appuyant sur des éléments complémentaires, relatifs notamment à l’exécution du solde de l’État. Il nous manquait encore des informations sur les sphères locales et sociales. Le 26 mai 2024, le juge de paix – l’Insee – a établi le solde provisoire à 5,5 % du PIB pour 2023.

Pour l’année 2024, c’est lors de l’élaboration des budgets économiques que nous avons actualisé la prévision macroéconomique et de finances publiques, dans des notes au ministre que nous vous avons transmises.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Vos hypothèses macroéconomiques sont-elles partagées avec la directrice du budget et la directrice générale des finances publiques, ou travaillez-vous en silo, pour que les ministres entendent plusieurs sons de cloche ?

M. Bertrand Dumont. Heureusement que nous ne vivons pas dans un silo ! La prévision macroéconomique relève de la direction générale du Trésor. Nous établissons une prévision à l’hiver puis une autre à l’été, à partir de nos discussions avec les autres administrations concernées à Bercy, telles que la direction générale des finances publiques, ou la direction générale des douanes, qui assume un rôle de collecte des recettes.

Ainsi nos hypothèses de recettes sont-elles travaillées avec les autres directions, même si la responsabilité de la prévision relève fondamentalement de la direction générale du Trésor.

Par exemple, nos hypothèses de recettes de TVA s’appuient sur notre prévision en matière de consommation des ménages. Nous en discutons ensuite avec la direction générale des finances publiques, notamment, pour nous assurer de la cohérence de nos chiffres avec les remontées comptables, étudier l’impact d’éventuels phénomènes exceptionnels ou de phénomènes que nous aurions mal compris.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Les recettes de l’IS, élevées en 2022, ont chuté en 2023 parce que les bénéfices des entreprises ont été plus élevés en 2022 qu’en 2023. Or, justement, 2022 est l’année où le taux de l’IS est tombé à 25 %.

Des économistes ont étudié le comportement des entreprises après la baisse de l’imposition des sociétés en Espagne. Ils ont constaté que celles-ci ont décalé au maximum l’exercice où sont constatés leurs bénéfices pour profiter des années où le taux de l’IS est le plus bas. Les entreprises françaises n’auraient-elles pas également décalé la déclaration de leurs bénéfices à 2022, pour bénéficier de la baisse à 25 % du taux de l’IS ? Cela expliquerait également la baisse des bénéfices déclarés l’année suivante. Dans quelle mesure ce type de transfert intertemporel des bénéfices a-t-il joué, selon vous ?

M. Bertrand Dumont. Je ne dispose pas d’information spécifique sur ce point, même si le risque d’optimisation de l’impôt sur les sociétés existe toujours.

La direction générale du Trésor ne collecte pas l’impôt. En outre, comme vous le savez, pour l’impôt sur les sociétés, la collecte pour une année n n’est achevée qu’en mai de l’année n + 1. Les liasses fiscales ne sont analysées par la direction générale des finances publiques qu’à l’été de l’année n + 1.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Combien avons-nous dépensé en plans de relance depuis 2020 ? Avez-vous le même chiffre que moi, d’environ 140 milliards d’euros ?

La croissance française s’élèverait à 1 % ou 1,1 % en 2024. Si l’on compare aux autres pays, est-ce un bon résultat ?

M. Bertrand Dumont. Oui, le coût de l’ensemble des mesures s’élève environ à 140 milliards d’euros, même s’il faudrait distinguer entre les mesures de soutien à l’économie et les mesures de relance à proprement parler. Nous vous donnerons le détail des chiffres.

Quant au taux de croissance, il s’établit à 1 % environ dans l’Union européenne, alors qu’il est de 2 % ou de 2,5 % aux États-Unis. Ce décalage – nous pourrions même évoquer un décrochage – est l’objet du rapport de M. Draghi sur la compétitivité européenne. Ce n’est pas une fatalité. Avant la crise financière, dans les années 1990, le rythme de croissance en Europe se comparait favorablement à celui des États-Unis, voire le surpassait. Il faut donc redynamiser notre croissance.

En revanche, la comparaison avec les autres pays de l’Union européenne est favorable à la France. La croissance du PIB par rapport à 2017 a été de 8,5 % pour la France contre 6,8 % pour l’Italie et 3,5 % pour l’Allemagne. Cela vous donne une idée de la performance relative de l’économie française.

M. Fabien Di Filippo (DR). J’aimerais élargir le débat aux prévisions portant sur l’évolution des taux d’intérêt. Pendant les premières années du quinquennat d’Emmanuel Macron, nous avons cherché à alerter le gouvernement sur la réalité que masquait la politique d’endettement à bon compte qu’il menait, je veux parler de l’effet boule de neige provoqué par un éventuel retournement de la conjoncture.

Les emprunts servent non seulement à boucler les budgets de l’État et de la sécurité sociale mais aussi à couvrir la charge de la dette. Or celle-ci a toujours été sous-évaluée alors qu’elle a augmenté de manière exponentielle et nous savons qu’elle deviendra le premier poste budgétaire de l’État à la fin du deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron, avec près de 90 milliards d’euros par an.

Comment le Trésor a-t-il pris en compte cette évolution ? A-t-il alerté le ministre Bruno Le Maire au cours des deux dernières années, à partir du moment où l’emballement a commencé à se faire sentir ? Comment ce phénomène a-t-il été traité ? La question se pose car rien ne semble avoir été fait pour enrayer cette augmentation. Nous avons même l’impression qu’elle a été minimisée.

M. Bertrand Dumont. Nous sommes bien évidemment très sensibles à l’évolution des taux d’intérêt, qui a un impact non seulement sur la dette mais aussi sur le fonctionnement général de l’économie, comme je l’ai rappelé à plusieurs reprises.

La charge des intérêts de la dette connaît une évolution qu’on pourrait qualifier de dynamique, et sans doute l’est-elle même trop : elle s’élèvera à 54 milliards d’euros  en 2025 contre 39 milliards en 2023 et 45 milliards en 2024. Ce phénomène n’est pas propre à la France puisque l’ensemble des pays européens font face à une hausse des taux d’intérêt. Nous anticipons cette hausse dans chaque budget en élaborant des hypothèses sur les taux d’intérêt à la fin de chaque année. Pour la fin de l’année 2024, nous avions prévu 3,3 %, estimation un peu conservatrice car les taux se situent plutôt autour de 3 % pour le court et le moyen terme. Je vous rejoins quand vous dites que cette charge est importante.

Par ailleurs, la direction générale du Trésor estime qu’il convient de revenir à un niveau de déficit situé autour de 3 % afin de mettre un terme à la progression de notre endettement et d’assurer sa stabilisation pour envisager in fine une décrue.

M. Fabien Di Filippo (DR). Permettez-moi d’insister : la direction générale du Trésor a-t-elle lancé en direction de l’exécutif des alertes sur la forte hausse des taux d’intérêt –  même si on observe un tassement depuis une dizaine de mois – et surtout sur les risques liés à une augmentation incontrôlée de la charge de la dette, susceptible de représenter dans les années à venir 20 % du budget de l’État ?

M. Bertrand Dumont. Cela renvoie à plusieurs questions.

Nous livrons-nous régulièrement à des exercices internes pour estimer l’impact d’une hausse des taux d’intérêt sur notre dette ? La réponse est oui. Ce sont des analyses publiques dont vous trouverez trace dans les documents budgétaires.

Une autre question porte sur la manière dont nous anticipons l’évolution des taux d’intérêt, autrement dit la politique de la Banque centrale européenne (BCE). Nous avons été confrontés à un choc d’inflation inédit, qui a conduit la BCE, comme la Réserve fédérale des États-Unis, à remonter fortement ses taux en quelques mois. Et cela a été un succès car nous voyons bien que l’inflation se situe sur une trajectoire régulièrement descendante en Europe et en France. Pouvions-nous anticiper à la fois la crise inflationniste et la réaction de la BCE ? Honnêtement, c’était assez difficile.

M. Fabien Di Filippo (DR). Pardonnez ma lourdeur mais je reviens à ma question : par quels moyens avez-vous alerté l’exécutif sur l’évolution de la charge de la dette ? Rappelons que sa hausse prévisible équivaut au montant total du budget de l’éducation nationale : elle passerait de 20 milliards à 80 milliards d’euros en cinq ans ! On ne peut imaginer que personne n’ait été prévenu et qu’un tel héritage soit laissé à ceux qui auront à gérer la suite. Que vous ayez bien analysé les différents scénarios, je n’en doute pas. Vous l’avez vu venir comme nous. Vous dites que c’était difficilement prévisible mais, même avant 2022, on pouvait redouter la rapidité de cette hausse.

M. Bertrand Dumont. Pour être précis, je vous dirai que je n’ai pas vu venir la hausse des taux d’intérêt de la BCE parce que je n’ai pas vu venir le choc inflationniste. En revanche, nous avons bien pris la mesure de l’augmentation extrêmement forte qu’a connue notre endettement à la suite de la crise du covid alors que nous avions réussi à le stabiliser voire à le réduire. Une marche particulièrement haute a été gravie, correspondant à une dizaine de points de PIB. Cela nous rend bien sûr plus vulnérables à une hausse des taux d’intérêt.

Comment communiquons-nous avec le gouvernement ? Régulièrement, la direction générale du Trésor et plus spécifiquement l’Agence France Trésor informent les ministres de la situation de la charge de la dette et de son évolution probable. Nous le faisons en toute transparence à l’égard du Parlement : vous retrouverez des analyses précises sur ce point dans les documents budgétaires.

M. Fabien Di Filippo (DR). Compte tenu de ces alertes, le ministre vous a-t-il demandé des travaux complémentaires ou consulté au sujet de mesures permettant d’endiguer cette hausse ?

M. Bertrand Dumont. Au cours des trente dernières années, la France, à chaque crise, a su mobiliser fortement, et sans doute à bon droit, des ressources budgétaires pour protéger son économie. C’est ainsi qu’elle a agi pendant la crise du covid. En tant que directeur général du Trésor, je considère que ces politiques sont légitimes et utiles d’un point de vue économique. Le défi collectif auquel nous sommes confrontés – et je pense que vous avez entendu les ministres l’évoquer – est de parvenir à conserver cette capacité d’action. L’enjeu porte donc surtout sur les efforts que nous devons consentir pour maîtriser notre endettement en vue de le réduire.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les outils de prévision macroéconomique sont construits, et pas seulement en France, sur des séquences économiques récurrentes, dans une approche keynésienne. Or depuis 2017, dans une volonté de rupture, a été appliquée une politique de l’offre. La crise du covid est intervenue et nous assistons à une augmentation exponentielle des faillites d’entreprises avec les conséquences que l’on sait sur la masse salariale, les dépenses sociales, la consommation, le rendement de la TVA et de l’IS. Selon vous, le moindre rendement de ce dernier impôt n’était pas prévisible mais l’augmentation de ces faillites permettait de l’anticiper.

Les prévisions pour 2024, nous le savons, n’étaient pas satisfaisantes. Avez-vous fait en sorte que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets ?

M. Bertrand Dumont. Nous avons tiré les conséquences, dès le programme de stabilité d’avril, de la baisse des recettes d’IS par rapport aux niveaux enregistrés à la fin de l’année 2023. Elles se situent en dessous de 60 milliards d’euros.

M. le président Éric Coquerel. Pour être précis, 57,7 milliards d’euros.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les effets sur la masse salariale, la TVA, la contribution sociale généralisée (CSG) sont-ils intégrés dans vos prévisions pour 2025 ? Nous voterons le projet de budget pour 2025 en janvier ou en février et il serait bon d’éviter un décret d’annulation en mars.

M. Bertrand Dumont. Nous avons construit les prévisions macroéconomiques et les prévisions de recettes du budget 2025 sur la base de l’ensemble des éléments à notre disposition au moment où nous les élaborions, c’est-à-dire pendant l’été, en vue d’une présentation au mois de septembre. Les évolutions ultérieures n’ont donc pu être prises en compte. En revanche, pour le projet de loi de finances de fin de gestion, nous avons intégré le moindre rendement de la TVA afin d’ajuster au plus près l’exécution des dépenses pour 2024.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Je comprends que ces éléments ne pouvaient être intégrés dans la construction du PLF et du PLFSS examinés à la fin de l’année 2024 mais le seront-ils pour les textes qui nous seront soumis en janvier et février prochains ?

M. Bertrand Dumont. Comme chaque année, nous nous lancerons à partir du mois de janvier dans un exercice de remise à plat de nos prévisions macroéconomiques et de nos prévisions de recettes dont les résultats seront transmis au ministre.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Ma deuxième question porte sur le rendement de la Crim que Jérôme Fournel a qualifié, lors de son audition la semaine dernière, de « déconvenue majeure ». Seuls 600 millions d’euros ont été perçus alors que les recettes étaient estimées à 12,3 milliards dans le budget pour 2023. Thomas Cazenave, que nous auditionnerons, avait avancé le chiffre d’un milliard pour 2024 mais là encore, l’objectif n’a pas été atteint. Comment avez-vous pris en compte ces décalages dans vos prévisions ?

M. Bertrand Dumont. Je vous transmettrai le tableau complet retraçant les recettes de la Crim par année.

M. Didier Padey (Dem). Les modèles de prévision keynésiens ne semblent plus adaptés aux réalités économiques actuelles. Pour les recettes de TVA, d’IR et d’IS, la tendance est à la baisse, la construction est à l’arrêt et les licenciements se font plus nombreux.

Avez-vous recours à des fournisseurs pour alimenter en algorithmes les modèles Mesange, Opale ou Saphir auxquels vous faites une confiance totale ? Travaillez-vous avec eux pour les modifier ? Je suis très inquiet pour 2025 puisque ces algorithmes ne seront, semble-t-il, pas modifiés alors qu’ils ne sont plus adaptés.

Par ailleurs, quelle corrélation établissez-vous entre l’activité industrielle et la hausse du coût de l’énergie, qui selon moi a joué un rôle majeur ?

M. Bertrand Dumont. Sachez que la direction générale du Trésor adapte en permanence ses modèles à l’évolution du comportement des acteurs et de l’économie nationale et internationale. Je conteste le fait que nous fassions une confiance aveugle à nos modèles. Bien au contraire, les résultats qui en sont issus sont passés en revue et réévalués par les agents de la direction et la hiérarchie. Ils font l’objet d’analyses fines, prenant en compte toutes les variables, notamment la demande mondiale adressée à la France, la consommation ou l’épargne. En outre, pour construire nos expertises, nous ne restons pas isolés. Nous avons des discussions régulières avec l’ensemble des conjoncturistes français et internationaux.

Quant aux prix de l’énergie, nous nous sommes efforcés de tirer toutes les conséquences de leur volatilité sur l’économie française. Je suis déjà revenu longuement sur les effets, ces deux dernières années, de l’inflation qui nous a tous surpris.

M. Didier Padey (Dem). Si vous avez procédé à des modifications de l’algorithme que vous avez utilisé pour 2024, il devrait aboutir désormais aux bonnes valeurs. L’avez-vous contrôlé ?

M. Bertrand Dumont. Nous vérifions en permanence les capacités de prévision de nos modèles à travers des reality checks. Nous procédons aussi à des tests comparatifs, en confrontant nos résultats avec ceux auxquels aboutissent de grandes institutions comme le FMI ou la Commission européenne qui se livrent à des exercices comparables, du moins sur le plan économique. Sur le plan des finances publiques, les choses sont un peu différentes car les prévisions budgétaires renvoient à un métier très spécifique.

Ces modèles prédictifs nous permettent d’anticiper certaines évolutions, mais l’économie n’est pas une science dure. Un simple réglage du modèle ne saurait mécaniquement nous rendre omniscients.

M. Didier Padey (Dem). Avez-vous intégré l’intelligence artificielle dans vos modèles ?

M. Bertrand Dumont. Nos modèles ne reposent pas du tout sur l’intelligence artificielle, même si nous réfléchissons à ce qu’elle pourrait nous apporter.

Mme Félicie Gérard (HOR). L’incapacité à prévoir de manière précise nos recettes remet en cause l’équilibre de toutes les lois de finances. Cela fait peser un risque important d’aggravation du déficit même dans l’hypothèse où le prochain projet de loi de finances nous permettrait de faire des économies supplémentaires, grâce à de moindres dépenses.

Je souhaiterais revenir sur quatre points. Le premier porte sur les reports de crédits, prétendument motivés par des considérations pluriannuelles. Ne seraient-ils pas une manière de reporter artificiellement des dépenses sur l’exercice suivant. Comment analysez-vous cette pratique ? Deuxièmement, considérez-vous que le cadre actuel de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) suffit à garantir la sincérité et l’efficacité du processus budgétaire ou pensez-vous qu’une réforme est nécessaire ? Troisièmement, les techniques d’analyse prédictive traditionnellement utilisées par l’administration semblant dépassées, vos services envisagent-ils de recourir à l’intelligence artificielle appliquée désormais à de nombreux domaines ? Enfin, compte tenu des difficultés à prévoir nos recettes, ne faudrait-il, plutôt que d’augmenter impôts et taxes, diminuer bien davantage que nous ne le faisons nos dépenses grâce à des réformes structurelles ? Si oui, lesquelles ?

M. Bertrand Dumont. S’agissant des reports de crédits de l’année n sur l’année n + 1, la directrice du budget vous a déjà répondu et je partage son point de vue sur les limites de cette pratique qui s’est beaucoup développée pendant la crise du covid.

Quant à la Lolf, je considère qu’elle fonctionne bien dans ses grands équilibres. Elle nous permet d’avoir une gouvernance de nos finances publiques conforme aux meilleurs standards internationaux. J’ai beaucoup insisté sur l’importance du rôle du Haut Conseil des finances publiques. Je ne recommanderais pas de remettre à plat la Lolf, même si elle est perfectible.

L’intégration de l’intelligence artificielle dans nos modèles de prévision ne constitue pas une solution miracle. La compréhension de l’économie à travers le travail de nos experts reste fondamentale. En outre, il importe de réfléchir avant de transmettre à ces modèles d’intelligence artificielle, détenus par des entreprises qui ne sont pas forcément françaises, les équilibres fondamentaux de nos prévisions macroéconomiques et de nos prévisions de finances publiques car ils sont susceptibles de mettre en évidence les points de faiblesse et de force de notre économie. Cela suppose une décision politique et implique une discussion de fond sur les avantages et les limites de cette technologie.

Enfin, comme vous le savez, la direction générale du Trésor est engagée avec la direction générale du budget dans la promotion des revues de dépenses, outil très utile pour disposer d’une vision structurelle. Dans bien des domaines, nous nous situons au delà des niveaux de dépenses de nos partenaires européens. Nous ne sommes pas toujours les champions du monde de l’efficience de la dépense et je ne peux que souscrire aux propos que vous avez tenus.

M. Charles de Courson, rapporteur général. J’aurai une première question sur l’IS. Le problème me semble-t-il, c’est que toutes vos précisions sont fondées sur le lien entre l’excédent brut d’exploitation (EBE) et la base fiscale de cet impôt ; or ce lien n’existe pas. En 2023, l’écart entre prévisions et recettes constatées était faible, de l’ordre de 2 % – 56,8 milliards d’euros contre 55,3 milliards d’euros dans le projet de loi de finances initiale (PLFI). En revanche, comment expliquez-vous l’écart de 20 % – 14 milliards d’euros – entre les 72 milliards d’euros prévus dans le PLFI pour 2024 et les 57,7 milliards d’euros qui seront collectés. N’est-ce pas de nature à remettre en cause le lien entre EBE et IS ?

M. Bertrand Dumont. C’est une très bonne question, monsieur le député. Dans le rapport de l’Inspection générale des finances, c’est l’un des points qui concentrent le plus de recommandations. L’IGF nous invite à effectuer des analyses sectorielles plus précises des entreprises contributrices à l’IS. Prévoir le rendement de l’impôt sur les sociétés est un exercice difficile, il y a un consensus parmi les économistes et les spécialistes des finances publiques à ce sujet. C’est l’un des impôts sur lesquels nous devons poursuivre nos travaux, en lien avec nos collègues de la DGFIP.

Plusieurs questions se posent. Vos collègues du Sénat se demandent si nous devrions continuer à intégrer le cinquième acompte dans nos estimations. Le laisser de côté nous paraîtrait une hypothèse exagérément conservatrice. Faut-il demander des informations complémentaires aux entreprises au moment du cinquième acompte afin d’avoir une vision plus globale et plus claire de leur bénéfice fiscal de l’année ? Il conviendrait d’apprécier cette charge supplémentaire pour nos services au regard de la capacité prédictive de telles informations. Nous aurions aussi à nous interroger sur le lien entre EBE et IS. Voici autant d’ouvrages que nous avons sur notre métier.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma deuxième question porte sur la TVA. L’écart entre prévisions et recettes, de 4,8 milliards d’euros en 2023, est de 12,1 milliards d’euros en 2024, aux dernières nouvelles, soit 6 %. Cette situation n’est-elle pas tout simplement liée au fait que vous avez formulé l’hypothèse d’une reprise de la consommation, qui ne s’est pas confirmée ?

M. Bertrand Dumont. Tout à fait : nous pensions que le déterminant « consommation » dans la composition de la croissance pour 2024 serait beaucoup plus fort. Nous nous sommes fondés sur trois paramètres : un niveau d’épargne important, donc une plus grande capacité des Français à consommer ; une progression du pouvoir d’achat ; la baisse des taux d’intérêt, qui constitue normalement un moteur dans la reprise de la consommation. Le résultat agrégé de la croissance française est proche de celui qui avait été anticipé mais l’évolution de ses déterminants explique la situation que vous avez rappelée pour la TVA.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Pour l’impôt sur le revenu, en 2023, 1,3 milliard d’euros supplémentaire a été perçu, soit un écart faible mais positif de 1,3 % ; en revanche, pour 2024, les recettes ont été inférieures de 5,3 milliards d’euros par rapport au niveau prévu. Comment expliquez-vous un décalage aussi important ?

M. Bertrand Dumont. J’ai déjà évoqué les deux facteurs explicatifs. Nous avons été surpris par la dynamique à la baisse de la masse salariale à la fin de l’année 2023. Par ailleurs, l’indexation du barème de l’IR sur l’inflation a pu provoquer un décalage par rapport à la progression des salaires.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Pour la fiscalité sur le tabac, les écarts sont considérables. Vous avez maintenu l’hypothèse d’une hausse de son rendement alors que c’est une baisse qui a été constatée. Est-ce parce que vous n’avez pas tenu compte de la substitution entre marchés parallèles et marché des buralistes ?

M. Bertrand Dumont. Je n’ai pas tous les éléments en tête s’agissant de la fiscalité sur le tabac. Je vous donnerai des précisions ultérieurement.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Parmi les éléments que vous avancez pour expliquer le dérapage budgétaire, vous mentionnez la contribution des collectivités territoriales, à hauteur de 4 milliards d’euros en 2023 et de 13 milliards d’euros pour 2024. J’ai refait les calculs par rapport à vos hypothèses totalement irréalistes – une augmentation des dépenses de fonctionnement de 2 %, voire de 1,8 %, et une augmentation de 7,5 % des dépenses d’investissement – et j’aboutis à un montant de 7,5 milliards d’euros au lieu de 13 milliards d’euros. Par rapport à des hypothèses réalistes, il ne s’agirait d’ailleurs que de 3 à 4 milliards d’euros comme en 2023.

M. Bertrand Dumont. Nous pouvons toujours discuter du référentiel mais il est clair que la dynamique des dépenses des collectivités locales est nette. Si nous voulons engager un effort véritable de maîtrise de nos finances publiques, plus particulièrement de notre endettement, les trois composantes de la dépense publique devront y contribuer, y compris la dépense locale.

M. Gérault Verny (UDR). Depuis le début des travaux de cette commission d’enquête, je suis dérangé par les réponses que vous et les autres personnes auditionnées avez apportées. Elles donnent l’impression que tout s’est passé normalement, malgré des petits dérapages à droite, à gauche : bref, c’est « Circulez, y a rien à voir ». Lorsque vous êtes interrogé à plusieurs reprises sur des faits qui posent problème, la moindre des choses serait d’apporter des réponses avec un minimum d’humilité, compte tenu de la gravité des dérapages constatés. Une note du Trésor du 11 septembre 2024 avait prévu, si rien n’était fait, un déficit atteignant 6,9 % du PIB. Le PLF a été fondé sur une hypothèse de croissance de 1,4 % alors qu’on sera plutôt aux alentours de 1,1 %.

Comment a-t-on pu surévaluer de 30 % les recettes de l’IS avec une prévision de croissance à 1,4 % ? C’est une question que j’ai soumise à plusieurs personnes auditionnées et l’une d’elles m’a suggéré de vous la poser.

M. Bertrand Dumont. Nous nous appuyons sur deux éléments : la dynamique générale de l’économie qui se reflète dans le bénéfice fiscal des entreprises ; la tendance observée au cours des dernières années. Or, les années précédentes, nous avons été régulièrement surpris par la dynamique positive de nos recettes d’IS. Très clairement, nous avions ce type d’anticipation lorsque nous avons construit la prévision pour 2023 et nous avons été surpris par la baisse de son rendement en décembre 2023 et plus encore au premier trimestre 2024, lorsque nous avons eu connaissance des montants consolidés.

Ces questions, nous ne les prenons pas à la légère. Au contraire, nous les considérons avec beaucoup de sérieux en veillant de façon très méthodique à en tirer les conséquences.

M. Gérault Verny (UDR). Qu’avez-vous prévu pour que les prévisions pour 2025 soient correctes ?

M. Bertrand Dumont. Tout d’abord, nous essayons de mieux comprendre les déterminants du comportement des ménages et des entreprises dans ce nouvel environnement macroéconomique plus incertain, qu’il s’agisse de la consommation, de l’épargne ou de l’investissement. Nous examinons aussi les recettes pour savoir comment améliorer nos prévisions quand nos anticipations n’étaient pas bonnes.

Par ailleurs, nous procédons à une revue, point par point, de nos méthodes de prévision pour essayer de les améliorer. Nous avons déjà donné suite de manière significative aux préconisations du Sénat et de l’Inspection générale des finances.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous nous avez indiqué n’avoir constaté le dérapage des finances locales que le 26 mars 2024. À quel moment l’avez-vous signalé ? Comment a-t-il été pris en compte et comment en avez-vous fait part aux différentes collectivités ? Vous nous avez dit vous-même qu’il était très difficile de modifier les trajectoires en cours d’année. Dans ces conditions, comment avez-vous pu croire que les collectivités étaient en mesure de faire les efforts nécessaires puisque toutes les décisions avaient été actées ?

M. Bertrand Dumont. Ma collègue directrice générale des finances publiques, en lien permanent avec les collectivités, pourra mieux vous répondre que moi. Nous effectuons un suivi de l’exécution de leurs dépenses tout au long de l’année, en partageant ces informations avec la DGFIP. Les notes auxquelles vous faites référence constituent une première étape par laquelle nous consolidons les informations disponibles. Nous comparons ensuite la dynamique de la dépense au cycle des années précédentes en essayant de nous projeter sur les évolutions pour l’année. Quant aux modalités de ces évolutions, elles renvoient aux considérations plus structurelles que j’évoquais.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Trois questions brèves. L’attaque terroriste du 7 octobre a-t-elle eu un impact sur le contexte économique global et donc sur les recettes en France ? Les pertes d’EDF, qui ont entamé les recettes de la Crim, étaient connues. N’était-ce pas une erreur de ne pas les intégrer dans la projection ? S’agissant des efforts en volume, il a été dit que les hypothèses concernant les collectivités territoriales n’étaient pas crédibles. Qu’en était-il pour l’État, pour lequel l’effort demandé était, à mon sens, plus important ?

M. Bertrand Dumont. L’attaque du 7 octobre a eu des effets limités sur l’économie française. En revanche, elle a eu un impact important sur la balance des risques : c’est moins le commerce entre la France et Israël et les territoires palestiniens qu’il faut prendre en compte que le risque de déstabilisation des voies commerciales mondiales, voire de certaines économies comme l’Égypte et dans un autre registre la Jordanie, avec lesquelles nous avons noué des relations qui nous exposent de manière importante.

S’agissant d’EDF, il est certain que nous aurions pu mieux prendre en compte sa situation. Le rapport de l’inspection des finances le met en évidence et nous devons en tirer les leçons.

Enfin, pour ce qui est du pilotage de l’évolution des dépenses de l’État et des collectivités, je soulignerai que les nouvelles règles européennes placent l’évolution de la dépense primaire de l’État au cœur du pilotage de l’évolution des finances publiques et de la maîtrise des finances publiques. Partant de là, nous pourrions envisager entre les différentes parties de la dépense un partage d’éléments de diagnostic et de règles, autour d’un objectif commun de meilleure maîtrise de notre déficit et notre endettement.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Dumont, je ne vous poserai pas de dernière question, me contentant d’une petite réflexion. Nous nous demandons si le politique peut influer sur le technique, en matière de prévisions et de conseils. Je vous ai bien écouté et j’ai l’impression que vous endossez de manière très forte la politique économique de vos ministres. Je me demande au fond si nous avons besoin des ministres. N’êtes-vous pas finalement l’acteur de l’influence qu’exercent les analyses politiques ?

M. Bertrand Dumont. Je ne le crois pas, monsieur le président. Nous faisons des propositions aux ministres mais ce sont eux qui portent la responsabilité de leurs choix.

 

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

 

Réunion du mardi 10 décembre 2024 à 16 heures

Présents. - Mme Christine Arrighi, M. Jean-Pierre Bataille, M. Mickaël Bouloux, M. Jean-René Cazeneuve, M. Éric Ciotti, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, Mme Marie-Christine Dalloz, Mme Mathilde Feld, M. Emmanuel Fouquart, Mme Félicie Gérard, Mme Perrine Goulet, M. Aurélien Le Coq, M. Mathieu Lefèvre, M. Corentin Le Fur, M. Jérôme Legavre, M. Philippe Lottiaux, Mme Véronique Louwagie, Mme Claire Marais-Beuil, Mme Estelle Mercier, Mme Sophie Mette, M. Jacques Oberti, M. Didier Padey, M. Emeric Salmon, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Gérault Verny, M. Éric Woerth

Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, M. Thomas Cazenave, M. Jean-Paul Mattei, M. Nicolas Metzdorf, Mme Sophie Pantel, Mme Christine Pirès Beaune, Mme Eva Sas, M. Emmanuel Tjibaou

Assistaient également à la réunion. - M. David Amiel, M. Pierre Cordier, M. Fabien Di Filippo, Mme Constance Le Grip