Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

–  Audition de M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958)              2

  Présences en réunion...........................54

 


Jeudi
12 décembre 2024

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 064

session ordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La Commission auditionne M. Bruno LE MAIRE, ancien ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958)

 

M. le président Éric Coquerel. J’ai plaisir à retrouver ce matin M. Bruno Le Maire, qui a été ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique jusqu’en septembre 2024.

Cette audition obéit au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 581100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Nos auditions sont publiques. Nos deux rapporteurs ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

L’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bruno Le Maire prête serment.)

 

M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique. Je suis, moi aussi, heureux de vous retrouver, monsieur le président, et de retrouver cette place familière. Merci d’avoir convoqué cette commission d’enquête sur les finances publiques de la France.

Je serai bref, car le débat sur le budget pour 2025 et la censure du Gouvernement ont fait tomber les masques : cette assemblée, à de si rares exceptions près, ne veut pas réduire les dépenses publiques ; cette assemblée ne veut pas réduire la dette ; cette assemblée ne veut pas de plan sérieux de rétablissement des comptes publics. Cette assemblée taxe, dépense, censure. Elle vote toutes les dépenses nouvelles – manière un peu baroque de redresser les comptes ; elle supprime toutes les économies – manière un peu surréaliste de maîtriser les déficits. Elle a depuis longtemps perdu le sens des réalités économiques et budgétaires, et elle a même au passage perdu le budget pour 2025, première victime collatérale de la censure. La seconde victime en est aussi connue : c’est le rétablissement rapide des comptes publics. Que de temps perdu !

Évidemment, il faut quand même donner le change ; il faut quand même faire semblant de vouloir réduire la dette et les déficits, pour sauver les apparences. Alors, suivant les orientations des groupes, un coup on joue avec des artifices, un coup on joue avec le feu.

Au NFP (Nouveau Front populaire), on aime jouer avec le feu, donc on multiplie les taxes, les impôts, les prélèvements de toutes sortes, dans un pays qui détient déjà le triste record de la pression fiscale en Europe. On fait croire que seuls les riches seront taxés mais on prévoit une augmentation de 1 point des charges sur tous les salaires, même les plus modestes. On invente le travail qui paye moins, le travail qui ne paye plus. M. Mélenchon connaît son histoire ; il sait que toutes les révolutions en France ont été précédées d’un mouvement de colère contre les impôts, alors lui et ses affidés chargent à mort la barque fiscale, dans le secret espoir de voir se lever le vent de la révolution, de renverser maintenant le gouvernement et, demain, le président de la République.

Pour le président de la République, vous trouverez sur votre chemin tous ceux – moi le premier –, qui croient encore en la force de nos institutions. Pour le gouvernement, en revanche, nous y sommes. Et avec l’aide de qui ? Avec la complicité du Rassemblement national qui, lui, préfère les artifices : une pincée de lutte contre la fraude, un poil de migrants en moins, et hop ! Les déficits ont disparu, comme par magie et sans effort – parce que le déficit est toujours la faute des autres, jamais notre responsabilité collective.

Mme Le Pen a voté la censure sous le regard attendri, au balcon de l’Assemblée nationale, de M. Mélenchon, qui jubilait. Triste jubilation des extrêmes, qui aggrave la situation de la France !

À quel moment a-t-il été sérieusement question du redressement des comptes de la nation dans vos débats ? Jamais. Où, dans vos débats, avez-vous proposé et documenté les économies durables, sérieuses, significatives ? Nulle part.

Oui, je suis responsable devant nos compatriotes de tous mes actes, de toutes mes décisions, de tous mes choix comme ministre des finances. Je suis responsable des dépenses que nous avons engagées pour faire face au covid et à la crise inflationniste. Je suis responsable des erreurs de mes services concernant les prévisions de recettes, puisqu’ils étaient sous mon autorité ; ces erreurs ont été documentées devant vous par les directeurs des administrations. Je suis aussi responsable des économies que nous avons décidées, engagées, présentées au début de l’année 2024 et que vous avez toutes combattues et rejetées.

Jamais en revanche vous ne me ferez porter la responsabilité de cet aveuglement collectif qui vous interdit de voir une chose simple : ni les impôts, ni les bouts de ficelle ne régleront le problème de la dette et des déficits en France, qui remontent à cinquante ans. Notre chômage de masse, notre effondrement industriel depuis 1980, notre modèle social, le poids des retraites sont la seule véritable explication de la situation où nous sommes. Ils sont le fruit des erreurs économiques des décennies passées, car les erreurs de politique économique se payent cher, et elles se payent longtemps.

La retraite à 60 ans, les 35 heures, les embauches massives de fonctionnaires, la multiplication des échelons administratifs, des autorités indépendantes, des commissions, des agences ont un coût : la dette, que nous remboursons maintenant au prix fort. Nous avons financé à crédit les promesses de tous ceux qui refusent les réalités économiques, et nous continuerons de financer à crédit notre modèle si nous revenons sur la réforme des retraites et si vous redistribuez toujours plus nos richesses nouvelles. Qui seront les débiteurs ? Les jeunes, qui sont les grands sacrifiés de la dette ; les actifs, qui se saignent pour payer des retraites de plus en plus coûteuses, et indexées sur les prix quand leurs salaires ne le sont pas. Que peut devenir une nation qui désespère ses jeunes et qui épuise ses travailleurs ?

La seule solution durable au problème des déficits et de la dette réside dans la transformation en profondeur de notre modèle économique et social. En sept ans, nous avons engagé ce chantier. Nous avons transformé ce modèle à bout de souffle, réformé les retraites, réformé le marché du travail, créé 2,5 millions d’emplois ; nous avons fait venir des investisseurs ; nous avons ouvert des usines ; nous avons baissé les impôts ; nous avons valorisé le travail ; nous avons généré une croissance depuis 2017 supérieure en moyenne à celle des Allemands ou des Britanniques ; nous avons fait donner les forces économiques de la nation. Pas assez, certainement ; et sur une durée très courte. Mais au moins avions-nous commencé à remettre la France sur les bons rails : ceux de la formation en alternance, du travail, du travail, du travail, et de la production.

En sept jours, avec la censure, vous avez fait dérailler à nouveau la France.

Devant qui prends-je la parole ce matin ?

Je parle devant des parlementaires qui viennent de voter en commission 60 milliards de dépenses supplémentaires dans le budget pour 2025, après avoir proposé – tous groupes confondus – plus de 400 milliards de dépenses supplémentaires dans le budget pour 2024. Et vous dites vouloir rétablir les comptes publics ? Hypocrisie !

Je parle devant des parlementaires qui ont combattu le nouveau pacte de stabilité européen ; des parlementaires qui, à de rares exceptions près, ont voulu alourdir la facture des mesures exceptionnelles de soutien face au covid, et qui refusent maintenant de mettre fin à ces mesures ; des parlementaires qui se précipitent au « 20h » pour annoncer que les retraites seront bien revalorisées au 1er janvier. Et vous dites vouloir réduire le poids de la dette ? Hypocrisie !

Je parle devant des parlementaires qui prétendent vouloir le bien de nos compatriotes, mais qui offrent à longueur de séance publique le spectacle des invectives, des menaces, du bruit. Hypocrisie !

Dans ces moments exceptionnels, il aurait fallu le courage du compromis ; vous avez choisi la surenchère. Il aurait fallu de la sérénité ; vous avez choisi le désordre. Il aurait fallu de la stabilité ; vous avez choisi la fuite en avant.

Quel est le risque qui nous menace ? Ce n’est pas la faillite financière immédiate et brutale : nous en sommes protégés par la zone euro, que certains naguère voulaient quitter et que beaucoup continuent de critiquer. Le vrai risque est ailleurs ; ce sont les taux. Lentement mais sûrement, nous serons étranglés par le nœud coulant des taux d’intérêt, qui rendent le financement de notre dette de plus en plus coûteux. Demain, la charge du remboursement de la dette sera notre premier poste de dépense. Ce ne sont pas les hôpitaux, pas les écoles, pas les enseignants, pas les universités, pas la défense alors qu’il faut faire face au retour de la guerre en Europe, pas la lutte contre le réchauffement climatique. Non, ce sera, à la suite d’un aveuglement collectif, la charge de la dette. La France ne risque pas la mort subite ; elle risque la mort lente.

Pour prévenir ce risque, nous avons engagé le redressement des comptes en 2017. Nous sommes revenus sous les 3 % en 2018 et en 2019, et nous sommes sortis de la procédure pour déficit excessif pour la première fois depuis onze ans. En 2020, en 2021, en 2022, nous avons été rattrapés par la crise économique la plus grave depuis 1929 : celle du covid. Nous avons fait le choix de la protection maximale pour sauver notre économie et sauver nos emplois. Nous avons protégé notre potentiel fiscal, et par conséquent notre capacité à renflouer les comptes en sortie de crise. Oui, ces mesures de protection massive ont un coût : environ 15 points de dette supplémentaires. Permettez-moi de rappeler que, de 2008 à 2010, ce sont 35 points de dette supplémentaires qu’il a fallu pour sortir de la crise financière. Alors oui, ce sont 15 points de dette supplémentaires, mais pour faire face au covid, à la crise énergétique, à la flambée des prix ; pour sauver des milliers d’entreprises, des centaines de milliers d’emplois, des compétences, des savoir-faire uniques, des artisans, des commerces, des boutiques, des hôtels, des restaurants, des sites industriels que nous avons mis parfois cinquante ans à développer ; pour éviter à nos compatriotes une explosion de leur facture de gaz et d’électricité ; pour éviter que des territoires entiers ne sombrent dans la misère et le chômage de masse – a-t-on déjà oublié ?

Et qui peut critiquer ? Certainement pas vous : vous demandiez toujours plus. La dette covid est notre dette collective. Elle aurait été deux fois plus importante si je vous avais écoutés. En 2022 et en 2023, sur ma proposition, nous avons engagé la sortie de ces dispositifs exceptionnels. Qui était pour, ici ? Les députés de la majorité précédente. Qui d’autre ? Personne. Aurions-nous pu – et dû – sortir encore plus rapidement de ces dispositifs ? Des mesures d’économies plus fortes, plus radicales auraient-elles été justifiées ? Certainement, et d’ailleurs j’en ai proposé un certain nombre. Mais vous reconnaîtrez avec moi que jamais je n’ai trouvé nulle part le soutien nécessaire pour les faire adopter.

À la fin 2023 et au début 2024, alors que nous étions engagés dans le redressement des comptes, nous avons dû faire face, comme en Allemagne, à une perte brutale de recettes fiscales à hauteur de 42 milliards d’euros. Des dépenses nouvelles des collectivités locales à hauteur de 12 milliards d’euros sont venues alourdir la facture. Il a donc fallu prendre des décisions d’économies drastiques, rapides, impopulaires, pour tenir les comptes. Toutes ces décisions, je les ai proposées au président de la République, à Élisabeth Borne et à Gabriel Attal. Nous les avons prises et je les ai assumées publiquement. Elles ont représenté 25 milliards au total : annulations de crédits, sortie du bouclier tarifaire sur l’électricité, doublement de la franchise sur les médicaments, prélèvement sur les énergéticiens, taxation des rachats d’actions. Cette correction budgétaire en cours d’année est inédite. Nous avons fait face. Ces économies auront été, au bout du compte, les seules de 2024.

Populaires, ces décisions ? Certainement pas. Nécessaires ? Certainement. La plupart de ces mesures ont été prises par décret. D’autres auraient pu être inscrites dans une loi de finances rectificative. Au printemps 2024, cette voie me semblait la seule manière de mettre la question des finances publiques au cœur du débat politique. Chacun le sait ; chacun se fera son idée. Quel que soit le vecteur, une chose est sûre : toutes ces économies, vous les avez écartées du revers de la main. Vous avez même exigé de revenir dessus. Alors qui êtes-vous pour juger ?

La dégradation des comptes s’est poursuivie à l’été 2024. À ce moment, je ne disposais plus ni des leviers, ni de la légitimité pour prendre de nouvelles mesures de redressement efficaces et rapides. Après la dissolution, la gestion des affaires courantes ne me permettait pas de prendre des mesures à la hauteur de la situation. En septembre 2024, j’ai quitté le ministère des finances en laissant, avec Thomas Cazenave, un plan de rétablissement des comptes qui permettait, à cette date, de contenir le déficit public autour de 5,5 % en 2024. Il proposait de nouvelles mesures courageuses : augmentation de la franchise sur les consultations médicales, nouvelle réforme de l’assurance chômage, par exemple. Il ne comprenait en revanche aucune augmentation d’impôts, car je n’ai pas changé d’avis depuis sept ans : la solution est dans la croissance et dans la baisse des impôts ; la solution n’est certainement pas dans les augmentations d’impôts.

Il est très facile de faire porter sur mes seules épaules la responsabilité de la dégradation des comptes publics en 2023 et en 2024 – si facile que tout le monde ou presque, depuis mon retrait de la vie publique, a emprunté ce chemin, dans un unanimisme suspect et indigne de notre démocratie. Facile, mais faux : la dégradation brutale des comptes publics en 2023 et en 2024 tient avant tout, et vous le savez tous, à une erreur de prévision des recettes liée à la crise du covid et à la crise inflationniste. Nous avons réagi vite et fort – la plupart du temps contre vous. Facile, mais vain : il aurait été infiniment plus utile de nous mettre d’accord sur des mesures d’économies nécessaires pour faire face à cet accident et redresser la trajectoire de nos comptes. Facile, mais dangereux : nous risquons de passer à côté du seul débat essentiel, celui du modèle économique qui permettra à la France de réduire sa dette, de retrouver sa pleine souveraineté financière, et de voter enfin pour la première fois depuis un demi-siècle un budget à l’équilibre. Hélas, nous en sommes loin ; hélas, nous nous en éloignons.

M. le président Éric Coquerel. Je veux rassurer ceux qui nous écoutent ou qui nous lisent : cette commission d’enquête ne vise pas les députés et ne cherche pas à expliquer les raisons de la motion de censure. Votre introduction roborative a au moins le mérite de clore un débat : pour chercher les causes du dérapage des comptes publics, on ne peut pas se limiter aux erreurs techniques ; il faut s’intéresser aux raisons politiques de ces écarts.

Pour ma part, je ne pense pas que vous soyez le seul responsable de la situation : d’autres responsables politiques seront d’ailleurs entendus.

Au Sénat, vous avez affirmé que la dégradation des comptes publics s’expliquait principalement par le poids des dépenses sociales et la quantité de travail insuffisante. Pourtant, les dépenses publiques ont diminué de 2,7 points de PIB entre 2017 et 2023, passant de 54,3 % à 51,6 % du PIB. Les dépenses sociales sont également relativement stables : selon les dernières données de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), elles représentaient 32,2 % du PIB, soit un niveau identique à celui de 2014. En revanche, les recettes publiques ont bien diminué de 0,7 point entre 2017 et 2023. De même, vous avez indiqué que la dégradation était également liée à une quantité de travail insuffisante. Mais si le niveau de recettes est décevant, ce n’est pas parce que les Français ne travaillent pas assez, mais parce que leur travail n’est pas suffisamment rémunéré : la masse salariale en 2023 s’est révélée inférieure aux attentes et les salaires réels du privé ont reculé de 1,6 %, selon Eurostat. Dès lors, comment pouvez-vous affirmer que c’est notre système de protection sociale – et non l’échec de la politique de l’offre – qui explique la dégradation ?

M. Bruno Le Maire. Nous sommes d’accord sur un point : celui des salaires. Un des problèmes majeurs de la société française, c’est, à mon sens, l’écart trop important entre le salaire brut et le salaire net. Cet écart est dû au poids des charges, et celles-ci financent le modèle social.

La moitié des dépenses publiques vont au social et aux retraites ; 30 % à l’État ; 20 % aux collectivités. Tant que nous n’aurons pas réduit la part de la dépense sociale et celle de la dépense des retraites dans la dépense publique, en réfléchissant à un nouveau modèle social français qui tienne compte d’une démographie nouvelle, moins dynamique, nous continuerons à accumuler les déficits et la dette. Je vous recommande la lecture d’un article d’un économiste, très bien documenté, M. Jean-Pascal Beaufret, paru il y a quelques semaines, qui établit de manière très formelle, très technique, que tant que les retraites ne sont pas financées, il n’y aura pas de rétablissement des comptes publics en France.

On peut toujours essayer de mieux organiser l’État ; c’est indispensable. On peut évidemment réorganiser les pouvoirs publics, et éviter la multiplication des strates – commune, intercommunalité, département, région, État ; il faut, c’est certain, tailler dans cette accumulation inefficace. Mais je persiste et je signe : la vraie question française, c’est celle de la dépense sociale et de la dépense de retraite.

M. le président Éric Coquerel. Je vous ai cité des chiffres qui montrent que les dépenses publiques, exprimées en points de PIB, ont diminué, que les dépenses sociales sont stables, et que les recettes ont baissé. C’est la seule réponse que ces données vous inspirent ?

M. Bruno Le Maire. Ma réponse, c’est que si vous ne traitez pas la moitié de la dépense publique, mais seulement 30 %, celle de l’État, ou 20 %, celle des collectivités locales, vous ne réglerez pas le problème des comptes publics en France.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites donc qu’il n’y a pas de problème de recettes.

La politique de l’offre n’a pas eu les effets que vous nous aviez annoncés. En matière d’emploi, vous défendez un bilan : 2 millions d’emplois créés. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, 38 % des emplois marchands créés depuis 2017 sont des emplois d’apprentis. Entre 2017 et 2022, le nombre d’autoentrepreneurs a augmenté de 700 000 – à la suite d’un amendement voté ici dans le projet de loi de finances rectificative pour 2017, et qui a doublé le plafond autorisé pour les autoentrepreneurs. En outre, 2 millions de travailleurs vivent sous le seuil de pauvreté. Enfin, en 2025, on estime que 143 000 emplois vont être détruits et le taux de chômage devrait remonter à 8 %. Au vu de ces chiffres, estimez-vous toujours que votre politique a permis de créer autant d’emplois que vous le dites ?

M. Bruno Le Maire. Nous avons créé 2,5 millions d’emplois.

Je constate que, dans nos discussions, le chômage n’est plus un sujet. Nous avons le triste privilège, monsieur le président, de faire partie, avec le rapporteur général et quelques autres, des doyens de cette assemblée : vous vous souviendrez, comme moi, d’un temps pas si lointain où le chômage de masse était la préoccupation numéro 1 des parents et des grands-parents en France, où tout le monde vivait avec l’angoisse que son fils, que sa fille ne trouve pas d’emploi. Ce temps est révolu, grâce aux décisions de politique économique que nous avons prises, et qui ont permis la création de 2,5 millions d’emplois.

Il y a 700 000 apprentis : tant mieux ! Il est évident que l’une des voies qui permettra à la France de se redresser, c’est la valorisation de l’apprentissage, des métiers industriels, et plus largement de tous les métiers de la main : j’ai toujours défendu cette idée simple que l’intelligence de la main vaut l’intelligence de l’esprit. En engageant tous nos jeunes dans la même voie universitaire, on commet une erreur fondamentale pour l’avenir du pays.

Vous parlez du seuil de pauvreté. Ce que je sais, c’est que 14 % des habitants de notre pays vivent sous le seuil de pauvreté, et que c’est un scandale dans un pays développé comme le nôtre. Mais ce sont 34 % des chômeurs qui sont sous ce seuil : quand on combat le chômage et que l’on crée du travail pour tous, comme nous l’avons fait depuis sept ans, on combat la pauvreté.

Enfin, s’agissant de la fin de la politique de l’offre, je suis bien obligé de constater que sa mise à l’arrêt depuis plusieurs mois n’a pas produit de résultats concluants sur l’activité économique du pays.

M. le président Éric Coquerel. Quand les Français entendent que 2 millions d’emplois ont été créés, ils pensent à des emplois réels. Ces questions des apprentis et des travailleurs pauvres, la question de la qualité des emplois, ne vous inspirent aucun commentaire ?

M. Bruno Le Maire. Il faut commencer par créer des emplois ! Tous ceux qui promettent monts et merveilles et qui ont détruit des emplois à force de vouloir en inventer de purs et parfaits sont responsables du chômage de masse dans notre pays. Ce que je sais, c’est que, depuis sept ans, nous avons tourné cette page, et que nous avons le taux d’emploi le plus élevé depuis 1975. C’est une réalité chiffrée. Faut-il, dans un deuxième temps, améliorer ces emplois, les perspectives de rémunération, la formation ? Certainement. Mais il faut faire les choses dans le bon ordre.

M. le président Éric Coquerel. Nous nous rappellerons qu’il n’y a pas de chômage de masse dans notre pays.

Vous avez affirmé, le 29 mars 2024, que la réindustrialisation du pays était une des plus grandes réussites depuis 2017. Un récent rapport de la Cour des comptes évoque plutôt des progrès très fragiles. Selon l’Insee, la part de l’emploi industriel dans l’emploi salarié privé est passée de 16,4 % à 15,5 % entre 2018 et 2024 – j’aimerais vous entendre sur ces chiffres précis.

M. Daniel Labaronne (EPR). Ces questions sont hors sujet !

M. le président Éric Coquerel. Il me semble, au contraire, que le propos liminaire du ministre a ouvert la discussion sur le rôle de la politique économique dans le dérapage des finances publiques. Chacun ici a une idée des causes des erreurs de prévision : beaucoup, particulièrement dans l’ancienne majorité, voient des causes techniques ; d’autres croient à une dissimulation ; d’autres enfin, dont je suis, estiment que des résultats interprétés de façon très optimiste peuvent expliquer le phénomène sur lequel nous enquêtons.

Je reviens à mon propos. Il y a chaque année de moins en moins d’ouvertures d’usines : 125 en 2021, 85 en 2022, 31 en 2023. En septembre dernier, 180 entreprises individuelles prévoyaient des plans de licenciements qui pourraient concerner 100 000 emplois directs et indirects. Monsieur Le Maire, estimez-vous toujours que votre politique a permis de relancer l’industrie ?

M. Bruno Le Maire. Merci, monsieur le président, de placer le débat au bon niveau.

Je considère que nous avons engagé la réindustrialisation de la France, et qu’il faut aller beaucoup plus vite, beaucoup plus loin, beaucoup plus fort. Nous n’avons pas le choix ; sinon, notre industrie finira aux États-Unis ou en Chine. Par conséquent, il faut fixer à la nation française l’objectif de redevenir une grande nation de production.

Je regarde ce qui s’est passé depuis cinquante ans. Le résultat est cruel : nous sommes le pays développé qui a subi la plus forte vague de délocalisations industrielles et la plus lourde désindustrialisation de tous les pays développés. Il n’y avait pas de fatalité à voir la part de l’industrie manufacturière dans le PIB tomber de 20 % à 10 % : ce n’est arrivé ni en Allemagne, ni en Italie, ni dans les autres grands pays industriels.

Alors, que s’est-il passé ? Les décisions prises dès le début des années 1980, comme la retraite à 60 ans, les 35 heures et l’augmentation des charges sur les salaires, se sont révélées des erreurs fatales pour l’économie – et comme je ne suis ni partial, ni idéologue, je concède bien volontiers que c’est un président socialiste, François Hollande, qui a commencé à les corriger, notamment en créant le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Résultat de ces erreurs majeures de 1981 et 1990 : la part de l’industrie dans le PIB a été réduite de moitié, générant des délocalisations masquées sous le concept totalement fumeux – et révoltant pour la classe ouvrière française – d’industrie sans usine. Dans ma vie politique, j’en ai entendu des conneries, mais celle-là est championne !

Dans la ligne de la création du CICE, nous avons engagé une politique industrielle volontariste fondée sur trois piliers. Tout d’abord, la relance du nucléaire, parce qu’une énergie décarbonée à bas coût est indispensable à la réindustrialisation. Tous ceux, ici, qui combattent le nucléaire, s’attaquent en réalité à l’industrie française. Ensuite, la baisse des impôts de production, en particulier la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) : avec des impôts de production sept fois plus élevés qu’en Allemagne, nous n’avions aucune chance de nous en sortir. Je les ai donc ramenés de 3,5 % à 3 % du PIB – et je suis le seul à l’avoir fait. Enfin, un effort de formation, notamment dans le nucléaire, et la création de nouvelles filières industrielles – une première depuis des décennies –, comme celle des batteries électriques ou celle de l’hydrogène. Tous ces efforts ont permis l’ouverture de plus de 600 usines.

Certes, ce n’est qu’un commencement, le mouvement de réindustrialisation doit maintenant impérativement être accéléré pour faire face à la politique américaine et chinoise. À cet égard, je plaiderai pour trois actions. Tout d’abord, il est urgent de supprimer définitivement la CVAE et la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), qui sont autant de boulets à nos pieds. Ensuite, il faut accélérer le développement des écoles de formation à tous les métiers de l’industrie – ingénieurs, ouvriers qualifiés, techniciens de maintenance –, pour que le secteur puisse trouver les compétences pour répondre à ses besoins. Enfin – et cela vous surprendra peut-être davantage –, je plaide pour un protectionnisme vert pour certaines filières émergentes : sans protection tarifaire à nos frontières, nous ne pourrons pas développer la filière des batteries électriques et des panneaux solaires, ni sauver celle des pompes à chaleur. Dans les tout derniers mois de mes fonctions comme ministre de l’économie, je me suis ainsi battu pour que l’Union européenne impose une surtaxe sur les véhicules électriques fabriqués en Chine ; et nous avons gagné cette bataille.

M. le président Éric Coquerel. Je suis très content de vous entendre défendre le protectionnisme aux frontières nationales, vous qui défendez généralement le cadre européen.

M. Bruno Le Maire. Je parlais des frontières de l’Union européennes, monsieur le président.

M. le président Éric Coquerel. Ah !

Vous n’avez cessé de répéter que les baisses d’impôts s’autofinanceraient grâce aux nouvelles recettes permises par la croissance et l’emploi, qu’elles étaient censées favoriser. Vous arguez que les mauvais résultats sont dus à un déraillement de la politique de l’offre, mais il est évident que ce n’est pas une politique de relance par la demande qui est à l’œuvre dans notre pays depuis plusieurs mois. Un des objectifs prioritaires que vous vous étiez fixés était la baisse du déficit qui, selon les dernières prévisions, devrait s’établir à 6,1 % du PIB pour l’année 2024. Rétrospectivement, diriez-vous que votre politique fiscale, qui a consisté à aggraver la baisse des recettes, singulièrement au bénéfice des plus fortunés, a été une réussite ?

M. Bruno Le Maire. Il n’y a jamais de réussite totale, ni d’échecs définitifs – vous trouverez l’auteur de cette citation.

Au regard de la pression fiscale dans notre pays – la plus lourde à l’échelle européenne, tant pour les ménages que pour les entreprises –, je considère que la baisse des impôts, des taxes et des prélèvements est une nécessité absolue pour libérer les forces économiques du pays et redonner confiance à nos concitoyens dans la capacité à vivre dignement de leur travail. Les Français peuvent légitimement dire stop aux taxes et aux nouveaux prélèvements obligatoires.

Nous avons choisi, contre vents et marées, de plafonner à 25 % l’impôt sur les sociétés (IS), y compris pendant la crise du covid-19 et la période inflationniste qui a suivi, et les résultats sont là : les recettes de l’IS sont passées de 31 milliards en 2015 à 57 milliards en 2023. Je persiste et je signe : il est de notre responsabilité collective de rendre la dépense publique plus efficace, pour rendre aux Français ce qu’ils sont en droit d’attendre de leur contribution, et certainement pas d’augmenter les impôts, qui est toujours une solution de facilité.

M. le président Éric Coquerel. Dès juillet, avec M. Cazenave, vous m’avez informé que la rentabilité des principaux impôts et taxes – IS, TVA, impôt sur le revenu (IR) n’était pas été aussi importante que prévu.

En instaurant une flat tax, sorte de bouclier social pour ceux qui vivent avant tout des revenus de leur capital, vous avez fortement transformé l’imposition dans l’objectif d’attirer des capitaux et, partant, de développer la compétitivité. Nous craignions alors – et nous vous l’avons dit – que ceux qui pouvaient bénéficier de la baisse de l’impôt sur le capital ne choisissent de faire migrer une partie de leurs revenus vers le capital – une crainte avérée par l’étude menée l’an dernier par l’Institut des politiques publiques (IPP) et Bercy sur la répartition des revenus des plus riches.

Ne pensez-vous pas qu’une telle transformation de la fiscalité a perturbé le système, expliquant en partie l’imprévisibilité et la moindre rentabilité des recettes de l’IR ?

M. Bruno Le Maire. Je ne crois pas, mais je ne suis pas expert : il reviendra à des personnes plus chevronnées de se prononcer.

Nous n’avons jamais été d’accord sur la fiscalité du capital. Contrairement à ce que l’on imagine spontanément, le prélèvement forfaitaire unique (PFU) ne vise pas que les plus fortunés : abaisser le prélèvement sur le capital à 30 %, c’est baisser l’impôt pour des millions de nos compatriotes qui ont créé leur société – des indépendants, des artisans – et se rémunèrent grâce aux dividendes. Ma ligne politique n’a jamais changé : améliorer la rémunération du travail pour que nos concitoyens puissent en vivre dignement. Je note par ailleurs que, même abaissé à 30 %, le taux du PFU reste supérieur à celui en vigueur dans la majorité des pays européens, en particulier l’Allemagne. Nous en avons longuement débattu avec Jean-Paul Mattei, mais je reste convaincu que la stabilité est la première des vertus en matière de fiscalité, car rien ne perturbe plus les agents économiques qu’une modification des taux tous les quatre matins. Je plaide donc pour le maintien du taux de 30 % pour le prélèvement forfaitaire unique.

En outre, nous n’avons pas baissé uniquement l’impôt sur le capital : nous avons aussi diminué l’impôt sur le revenu à hauteur de 5 milliards d’euros suite à la crise des gilets jaunes, ainsi que d’autres impôts qui pesaient sur les ménages, comme la taxe d’habitation, qui a allégé l’effort de 20 milliards d’euros. Et je rappelle qu’au tout début du quinquennat, nous avons supprimé les cotisations sociales pour les salaires les plus bas, ce qui a permis de rendre du pouvoir d’achat aux salariés les plus modestes.

M. le président Éric Coquerel. Quand on sait que trois personnes se partagent près d’un quart des actions du CAC40, les dividendes et le pouvoir d’achat semblent surtout redistribués aux plus riches.

M. Bruno Le Maire. Je me suis toujours battu pour instaurer une taxation minimale sur les plus grandes fortunes, en France et à travers la planète.

Mme Christine Pirès Beaune (SOC). Oh !

M. Bruno Le Maire. Mais oui madame la députée ! Qui a été à l’initiative de la taxation des plus riches ? Le Brésil et la France, alors que j’étais ministre des finances ! Qui a obtenu la taxation des géants du numérique ? Le ministre des finances français, avec ses collègues européens ! Qui a obtenu une taxation minimale de l’impôt sur les sociétés ? Le G7, à l’initiative, une fois encore, du ministre des finances français ! La justice fiscale passe aussi par les décisions internationales prises à notre initiative.

M. le président Éric Coquerel. Lors de l’examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2025, nous avons adopté un amendement tendant à instaurer une taxation minimale sur les grandes fortunes mais, sauf erreur de ma part, vos plus fidèles s’y sont opposés, comme ils l’ont fait sur les articles du texte de M. Barnier qui prévoyaient le même genre de mesure.

M. Bruno Le Maire. Parce que si vous le faites à l’échelle nationale, les chances sont grandes que les gens foutent le camp ! En agissant à l’échelle internationale, vous taxez tout le monde, ce qui est à la fois plus juste et plus efficace. C’était ma ligne de conduite, ça le reste.

M. le président Éric Coquerel. Au Sénat, vous avez indiqué que contrairement à l’hypothèse de croissance, qui fait l’objet d’un arbitrage politique au plus haut niveau de l’État – Jérôme Fournel nous l’a confirmé lors de son audition –, il existait un mur entre l’évaluation des recettes et la décision politique, afin d’éviter toute manipulation.

Or, les auditions et les documents qui nous ont été transmis montrent bien que ce mur est perméable à plusieurs niveaux. Tout d’abord, l’hypothèse de croissance a évidemment une incidence sur le niveau des recettes. Or, ce choix n’est pas neutre et, en l’espèce, il n’était pas technique : vous avez simplement considéré que la politique économique fonctionnait, que les conditions de vie des ménages étaient satisfaisantes, qu’ils n’auraient pas besoin de se prémunir contre l’avenir et réduiraient donc leur épargne. Mais si la baisse des salaires oblige les ménages les moins bien dotés à « désépargner », ceux qui en ont les moyens réduisent leur consommation pour se constituer un matelas en vue du choc qu’ils anticipent. Envisager une diminution du taux d’épargne était donc très optimiste, comme nous l’ont confirmé votre ancien directeur de cabinet et le directeur du Trésor.

Enfin, les notes de vos anciens services prouvent que le politique est bien intervenu sur les hypothèses, afin de rehausser les prévisions du niveau de recettes : une note du 13 septembre 2023 indique que certaines hypothèses visent à « remonter le taux de prélèvement obligatoire comme arbitré », et dans une note du 18 octobre 2023, le Trésor propose de « s’écarter du consensus interdirectionnel sur les prévisions de recettes, en prenant en compte une augmentation des recettes de + 0,6 milliard d’euros de TVA dans le PLFG 2023, au regard d’une légère surprise positive en août qui semble relativement défendable vis-à-vis du HCFP ».

Maintenez-vous vos propos sur le mur qu’il existerait entre l’administration et le pouvoir politique ?

M. Bruno Le Maire. Je les maintiens, monsieur le président : le ministre des finances n’intervient à aucun moment dans l’évaluation des recettes fiscales, même s’il est vrai – je l’ai toujours dit, ici comme au Sénat, et ça ne va pas changer maintenant – qu’il fixe l’hypothèse de croissance. Lorsque je l’ai évaluée à 1 % pour 2023, tous les membres de votre commission me sont tombés dessus au prétexte que cette prévision était trop optimiste. Tout le monde s’attendait à une récession, et pourtant, au final, la croissance s’est établie à 0,9 %, pas si loin de notre hypothèse. Pour 2024, j’ai fixé la croissance à 1,4 %, avant de ramener cette hypothèse à 1,1 %. Là encore, vous aviez estimé que c’était trop élevé – c’est votre droit, mais je rappelle que toutes les prévisions de croissance ont été validées par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), qui les jugeait plausibles. D’ailleurs, dans son avis de décembre 2023, le Conseil constitutionnel a rejeté le grief d’insincérité du budget, en particulier des prévisions de croissance.

Vous arguez que fixer l’hypothèse de croissance conduit à rendre un arbitrage sur l’évaluation des recettes. Oui, évidemment, mais reconnaissez que ce raisonnement est un peu jésuitique ! Je n’ai pas fixé l’hypothèse pour gonfler les recettes ; j’ai simplement évalué le potentiel de croissance de la France, année après année ; Et, année après année, à l’exception de 2020, nos prévisions se sont révélées proches de la réalité.

Enfin, je répète que ce sont les services qui évaluent le rendement des divers impôts et taxes, et c’est très bien ainsi. Sur ce sujet, il est bon et sain d’avoir une séparation entre le politique et l’administratif – si le ministre commençait à se mêler du rendement de la TVA, de l’impôt sur les sociétés ou de l’impôt sur le revenu, vous crieriez à la manipulation.

M. le président Éric Coquerel. Très tôt, vous avez estimé que la dégradation du déficit nécessitait le dépôt d’un projet de loi de finances rectificative (PLFR), afin de redonner la main à l’Assemblée nationale sur les choix à faire – ce n’est un secret pour personne, à commencer par moi, puisque vous m’en avez entretenu à de nombreuses reprises. Cela aurait aussi été l’occasion, me semble-t-il, de débattre des recettes.

Vous dites avoir écrit au premier ministre, Gabriel Attal, et au président de la République, en ce sens. Pourrons-nous avoir copie de ces courriers ? Entendu hier, l’ancien directeur de cabinet de Gabriel Attal nous a confirmé que l’arbitrage final avait été rendu par le premier ministre. Selon vous, quelle est la responsabilité de chacun dans cette décision ?

À l’époque, Gabriel Attal aurait justifié son refus par l’encombrement du calendrier législatif. Cet argument vous semble-t-il recevable ? N’aurait-on pas pu inscrire ce texte en priorité et, à défaut de pouvoir le faire cet été, n’aurait-il pas été plus opportun d’examiner un PLFR à l’automne, plutôt que d’attendre le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) ?

Pouvez-vous nous raconter cet épisode ?

M. Bruno Le Maire. Par définition, tout est possible pour cette commission, monsieur le président.

Je vous ai déjà raconté cette histoire ; je vais le faire à nouveau et je ne dévierai pas d’une virgule. Oui, il était souhaitable de déposer un projet de loi de finances rectificative, et c’est l’option pour laquelle je me suis battu, oralement et par écrit – je tiens évidemment à la disposition de la commission des finances toutes les notes que j’ai rédigées en ce sens. Je continue de penser que ce texte était nécessaire, non pas tant pour augmenter les recettes de 2 ou 3 milliards, mais avant tout parce qu’il aurait eu l’immense mérite de remettre la question de l’équilibre des finances publiques, absolument fondamentale, au cœur du débat politique – c’est-à-dire, par définition, au cœur des travaux du Parlement.

J’ai réclamé ce débat dès août 2021 – et je l’ai fait encore en juin 2022, tous les parlementaires de l’ancienne majorité en sont témoins –, parce qu’une grande nation, une des plus grandes puissances économiques de la planète, a besoin de débattre de la manière dont elle finance son modèle économique et social.

D’un point de vue politique, le PLFR était justifié, mais, comme l’a parfaitement rappelé le directeur de cabinet du premier ministre d’alors, ce n’est pas dans ce sens que l’arbitrage a été rendu.

Jamais, en revanche, l’objectif final du président de la république et du premier ministre n’a changé : ramener le déficit public sous les 3 % de PIB en 2027. Et c’est pour cet objectif que je me suis battu.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’est pas celui qui a été retenu à la fin.

M. Bruno Le Maire. Il ne vous aura pas échappé, monsieur le président, que je ne fais plus partie de la fin.

M. le président Éric Coquerel. En entendant vos explications sur la censure, je me suis parfois demandé !

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’ai quelques scrupules à vous poser des questions, tant il est clair que votre intervention, aussi politique qu’offensive, relève avant tout de la diversion.

Reste que, plein de certitudes, vous avez formulé une question extrêmement choquante, qui confine à l’antiparlementarisme et au populisme : « Qui êtes-vous pour juger ? » Nous sommes les représentants du peuple français, et nous exerçons ici notre mission constitutionnelle de contrôle, peut-être la plus importante confiée au Parlement.

Votre question révèle votre mépris et votre condescendance – je me permets de vous le dire au regard de la longue amitié qui nous unit…

M. Bruno Le Maire. N’exagérons rien ! Ne prenez pas vos désirs pour des réalités.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous avons longtemps milité au sein de la même formation, où vous aviez même participé à une primaire,…

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Et vous ne l’aviez pas soutenu !

M. Éric Ciotti, rapporteur. ...même si cette expérience a été couronnée de peu de succès, qui se situait dans le cadre d’une même famille politique.

Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas nous parler ainsi.

Après avoir fustigé des décisions aussi dramatiques que la retraite à 60 ans, les 35 heures et la fin du nucléaire, qui ont creusé le déficit de plusieurs centaines de milliards d’euros, obéré la productivité et la compétitivité de nos entreprises et réduit le pouvoir d’achat des ménages – je ne peux que souscrire à ce constat légitime –, vous avez dressé un tableau idyllique de l’économie française qui est très à votre avantage. Mais je rappelle qu’à l’issue des sept années où vous avez eu l’honneur d’être ministre – comme nous avons l’honneur d’être parlementaires –, la dette s’est aggravée de 973 milliards d’euros, les déficits commerciaux cumulés atteignant 563 milliards, les déficits publics s’élèvent à 1 050 milliards et si le taux de chômage a effectivement diminué, il reste 1,6 point au-dessus de la moyenne européenne – seules l’Espagne, la Finlande et la Suède ont un taux plus élevé que la France, où il est de 7,6 %, contre 2 % en Pologne et 5,5 % en Allemagne. Ces chiffres devraient vous appeler à davantage de modestie : vous êtes, vous aussi, responsable et comptable de l’effondrement de l’économie française que vous avez parfaitement et légitimement décrit.

Vous faites porter à la censure une grande partie des maux de l’économie française, notamment le risque de hausse des taux d’intérêt ; vous avez sans doute omis la responsabilité de la dissolution. Il ne vous aura pas échappé, puisque vous étiez alors encore l’unique ministre de l’économie du président Macron, que dès le lendemain de la dissolution, le spread avec l’Allemagne s’était dégradé de 30 points ; à l’inverse, il s’est plutôt réduit suite au vote de la censure, qui a mis un coup d’arrêt à un budget qui augmentait de 40 milliards d’euros les prélèvements obligatoires sur les entreprises et les ménages.

Je ne comptais pas faire ce préambule, mais la teneur de votre intervention liminaire, qui m’a profondément surpris et choqué, appelait quelques rectifications.

J’en viens au dérapage de nos comptes publics en 2023 et 2024.

Lorsque vous recevez la note de la direction du budget et de la direction générale du Trésor, le 7 décembre 2023, il est encore temps d’engager des mesures correctrices dans le projet de loi finances pour 2024. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait et avez-vous maintenu jusque tard dans l’année 2024 une prévision de croissance de 1,4 % que le consensus économique jugeait irréaliste ?

M. Bruno Le Maire. Il ne vous a pas échappé que je ne suis pas plus fan de la censure que de la dissolution, et pour une raison simple : je considère que la stabilité de la politique économique et fiscale est la seule manière d’obtenir des résultats durables et solides dans notre pays et pour nos compatriotes. Puisque vous parlez des spread, je rappelle que lorsque j’étais ministre des finances, ils sont restés stables autour de 25 points, à l’exception de la période du covid. C’est à la suite des événements politiques qu’ils ont bondi à 90 points – même si, aujourd’hui, ils sont redescendus aux alentours de 70 points. Donc oui, j’estime être en droit de vous demander qui vous êtes pour juger

M. Éric Ciotti, rapporteur. Quels événements ?

M. Bruno Le Maire. Je viens de dire que je n’étais ni un fan de la dissolution, ni un fan de la censure. Sans stabilité, il n’y aura pas de reconstruction économique ; c’est bien pour cela qu’avec le président de la République, nous l’avons garantie pendant sept ans.

Quoi que vous en pensiez, les chiffres sont têtus : nous avons le taux d’emploi le plus élevé depuis quarante ans, nous avons rouvert des usines dans un pays qui les fermait en série, nous avons recréé des filières de production et de formation, notamment dans le nucléaire auquel vous êtes si attaché, mais aussi développé de nouvelles voies, avec les batteries et véhicules électriques, l’hydrogène ou encore les pompes à chaleur.

C’est vrai, le taux de chômage actuel, de 7,6 % n’est pas satisfaisant et nous devons faire mieux en la matière. Mais demandons-nous pourquoi la France est le seul de tous les pays développés à ne jamais avoir atteint, en cinquante ans, le plein-emploi, qui correspond à un taux de chômage de 5 % ? La cause réside dans des choix collectifs contre lesquels je me bats.

J’ai plaidé pour que la réforme de l’assurance chômage aille plus loin, mais vous l’avez refusé, monsieur le rapporteur. C’était la condition à payer pour réduire le taux de chômage.

Oui, il faut un meilleur système éducatif, un autre système de formation. Il faut arrêter de vendre l’illusion de 80 % d’une classe d’âge au bac et tout le monde à l’université, dans des formations théoriques. Le taux de chômage ne descendra jamais à 5 % si la formation par l’apprentissage et l’alternance n’est pas améliorée, si l’idée simple que l’intelligence de la main vaut l’intelligence de l’esprit n’est pas défendue, si la réduction du coût du travail dans notre pays n’est pas poursuivie. C’est ce débat que nous devrions avoir.

Vous parlez d’un effondrement économique de la France ; pardon, j’ai vu une réalité radicalement différente. Il est regrettable que la reconnaissance de l’action menée depuis sept ans vienne des pays étrangers et que les parlementaires de la République soient incapables d’admettre combien notre politique économique a amélioré la vie de millions de nos compatriotes.

Vous me demandez si le budget pour 2024 aurait dû être corrigé à la fin de 2023. La directrice du budget vous a répondu : ce n’était ni techniquement possible, car les évaluations de la note du 7 décembre étaient trop incertaines, ni souhaitable, parce qu’on ne refait pas le budget de la France à partir d’un pressentiment ; on le fait sur la base de certitudes statistiques.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je suis contraint de vous rectifier. Non seulement j’étais favorable à la réforme de l’assurance chômage, mais le groupe auquel j’appartenais alors avait déposé un contre-budget qui visait à la pousser plus loin.

Quant à vous, vous avez commis l’erreur d’abandonner cette réforme entre les deux tours des élections législatives, pour des raisons électorales évidentes, qui s’éloignent très nettement de l’intérêt général. Dans votre propos liminaire, vous auriez pu revenir sur cette attitude, aux conséquences lourdes pour les finances publiques.

En février, vous avez pris un décret annulant 10 milliards d’euros de crédits. Vous soulignez l’importance de cet effort, mais il doit être relativisé, car 16 milliards d’euros de dépenses avaient été reportés du budget de 2023 à celui de 2024.

Qui a décidé de ne pas présenter de projet de loi de finances rectificative ? Quel rôle les échéances électorales européennes ont-elles joué dans le choix de reporter la prise de décision, malgré des conséquences très lourdes pour le budget et l’endettement ? Ces arbitrages ont-ils été pris par le président de la République, le secrétaire général de l’Élysée ou le premier ministre ?

M. Bruno Le Maire. L’ancien directeur de cabinet du premier ministre vous a parfaitement répondu hier. Conformément à la Constitution, il revient au premier ministre de décider de la présentation d’un projet de loi de finances rectificatives, après avoir rendu un arbitrage avec le président de la République. Pour ma part, je me suis suffisamment exprimé sur l’opportunité de ce texte.

Le lien que vous opérez entre l’absence d’un tel texte et les élections européennes me semble étrange. Depuis le début de 2024, je n’ai cessé d’annoncer des décisions impopulaires de réduction des dépenses. Le 21 janvier, alors que certains de vos collègues défilaient sur les plateaux de télévision pour demander de ne pas revenir sur le bouclier tarifaire sur l’électricité, je demandais de mettre fin à cette mesure exceptionnelle, qui n’avait été instaurée que pour faire face à la crise inflationniste. Nous étions à cinq mois des élections européennes. Nous avons ensuite annoncé l’annulation de 10 milliards d’euros de crédits de l’État, c’est-à-dire de l’argent en moins pour la transition climatique, pour l’aide aux pays en voie de développement, pour certains outils essentiels de l’État ou les universités ; ce n’était pas facile.

Ne nous reprochez pas d’avoir manqué de courage avant les élections européennes, alors que les faits montrent que nous avons eu le courage, avec le président de la République et le premier ministre de l’époque, d’annoncer des décisions impopulaires pour rétablir les comptes publics.

M. Éric Ciotti, rapporteur. L’écart considérable entre les prévisions de recettes de la contribution sur la rente inframarginale (Crim) de la production d’électricité, de 12 milliards d’euros, et les recettes effectivement constatées pour cet impôt, de 1,6 milliard, est l’une des causes du dérapage budgétaire. Comment expliquez-vous cette erreur d’évaluation ?

M. Bruno Le Maire. Cette erreur a été corrigée. Nous avons empêché qu’elle se reproduise en proposant, en 2024, une nouvelle modalité de perception de la Crim. Selon moi, cette erreur s’expliquait surtout par la baisse plus brutale que prévu des prix de l’électricité.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous qualifiez les mesures que vous avez annoncées d’impopulaires – je vous laisse cette appréciation politique. Vous avez reçu, à de multiples reprises, des notes de vos services vous alertant sur la gravité du dérapage budgétaire, mais vous ne les avez portées à la connaissance ni des parlementaires ni des Français. Je pose de nouveau la question : qui a refusé cette transparence ? Est-ce le premier ministre, le président de la République, ou vous-même ?

M. Bruno Le Maire. C’est faux, monsieur le rapporteur. Le 21 janvier, puis le 18 février, sur le plateau du journal de vingt heures de TF1, devant des millions de téléspectateurs, j’ai annoncé que le plus dur en matière de finances publiques était devant nous. Vous ne pouvez pas prétendre que je n’ai pas informé les Français !

Au début du mois de janvier, lors de mes vœux, relayés par la presse écrite, la radio, la télévision et les réseaux sociaux, j’ai rappelé que la question des finances publiques allait être la plus difficile. Je ne peux pas à la fois être traité de père la rigueur ou de père Fouettard en janvier, et de père Noël qui a cédé à la gabegie en décembre ! J’ai été extrêmement clair vis-à-vis de tous nos compatriotes sur la gravité de la situation des finances publiques et sur la nécessité de prendre des mesures de redressement.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pourtant, M. Barnier, quand il a pris ses fonctions de premier ministre, a indiqué découvrir une situation budgétaire beaucoup plus dégradée qu’il ne le pensait. Quelques jours auparavant, lors d’une audition par notre assemblée, vous n’aviez pas évoqué la gravité de la situation.

M. Bruno Le Maire. On peut tout me reprocher, mais certainement pas de ne pas avoir alerté depuis 2021 sur la gravité de la situation des finances publiques. Dès août 2021, lors de la Rentrée des entrepreneurs de France, j’ai déclaré qu’il était nécessaire de sortir des mesures d’urgences, du bouclier tarifaire et du « quoi qu’il en coûte ».

En juin 2022, au début de ce quinquennat, j’ai indiqué que nous étions à l’euro près et que nous avions atteint la cote d’alerte en matière de finances publiques. À chaque audition par cette commission, je n’ai cessé d’alerter. Je me suis battu pour la réforme des retraites, pour laquelle vous n’avez pas réussi à obtenir le soutien de l’ensemble du groupe que vous présidiez à l’époque, alors même que c’était indispensable pour rétablir les comptes publics.

Depuis trois ans, j’alerte sur la gravité de la situation ainsi que sur la nécessité de sortir des mesures d’urgence et de rétablir les comptes. On ne peut pas non plus me reprocher de ne pas avoir pris les mesures nécessaires en ce sens, y compris quand elles étaient impopulaires.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. L’un des mérites de cette commission d’enquête est de faire des convertis à la réduction des déficits publics. Les mêmes qui ont refusé les mesures que vous avez évoquées au cours de l’année 2024 – je me souviens de l’examen assez houleux du décret d’annulation en commission des finances –, et qui demandaient davantage de dépenses à l’occasion des différentes crises que nous avons connues, y compris pour subventionner les carburants, se sont convertis à la bonne gestion. Tant mieux, c’est un progrès.

La politique de l’offre a beaucoup été commentée. Peut-être aurions-nous dû ouvrir une commission d’enquête sur les bonnes rentrées fiscales en 2021 et 2022. Et peut-être la question à poser devrait-elle être : quel serait l’état de nos finances publiques aujourd’hui sans les réformes structurelles que vous avez engagées depuis 2017 ?

Replaçons l’erreur de prévision dans son contexte. Elle n’est inédite ni dans le temps – en 2008, les recettes de l’impôt sur les sociétés se sont effondrées, par exemple –, ni dans l’espace – l’Allemagne et la Grande Bretagne ont fait face à des erreurs de prévision similaires. Par ailleurs, le rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) de juillet indique qu’elles sont liées pour plus de 80 % à des facteurs exogènes, ce qui devrait plaider pour s’abstenir de faire un procès politique dans cette commission.

Les premières auditions que nous avons menées font apparaître une imprévisibilité accrue du lien entre les recettes et le contexte macroéconomique. Le montant des recettes de TVA apparaît assez décorrélé du niveau de l’inflation ; l’impôt sur les sociétés est décorrélé des prévisions d’excédent brut d’exploitation (EBE) et l’épargne est décorrélée de l’inflation. Partagez-vous ce constat ? Cette décorrélation est-elle liée, selon vous, à la réponse budgétaire massive, de près de 250 milliards d’euros, à la crise sanitaire ? Cette réponse a-t-elle perturbé le modèle prévisionniste dont vous avez la charge ?

M. Bruno Le Maire. C’est l’un des facteurs d’explication. Depuis trente ans, les finances publiques de notre pays se dégradent. Il n’y a que quelques décennies, le niveau de notre dette publique était le même que celui de l’Allemagne, à 60 %. Toutefois, nous avons géré la crise financière de 2008 de manière différente de l’Allemagne et des autres pays européens. La dette publique a alors bondi, passant de 60 % à 95 % de la richesse nationale. Lorsque j’ai pris mes fonctions au ministère de l’économie, elle s’établissait à 97 % de la richesse nationale.

Lorsqu’est survenue une deuxième crise, à double lame – covid puis inflation –, nous avons collectivement choisi de protéger notre économie et nos salariés. Ces mesures ont coûté 15 points de dette publique. À la sortie de cette crise, j’ai plaidé, avec d’autres, pour sortir des dispositifs exceptionnels et rétablir les comptes. Nous avons engagé ce rétablissement à la fin de 2023. À la mi-novembre 2023, tout est nominal, comme disent les militaires : nous avançons dans la bonne direction pour tenir l’objectif de 3 % de déficit public en 2027 – même si certains nous reprocheront un rythme trop lent.

La découverte que les recettes fiscales étaient inférieures de 42 milliards d’euros aux prévisions a été comme un parpaing sur le pare-brise, un accident de la route. Nous y avons fait face en réduisant les dépenses. Comme vous l’avez rappelé, nous ne sommes pas les seuls à connaître cette situation. L’Allemagne a perdu 57 milliards d’euros de recettes pour les quatre années à venir.

Face à cet accident conjoncturel, nous avons réagi vite et fort. L’accident s’explique probablement par le brouillage lié à l’augmentation très forte de l’inflation et à son recul tout aussi fort et rapide. Les économistes, les statisticiens, devront confirmer cette intuition, notamment concernant les recettes de l’impôt sur les sociétés.

Mais le vrai problème est ailleurs que dans cet accident conjoncturel. Voulons-nous, oui ou non, des finances publiques assainies ? Quelles décisions structurelles sont nécessaires pour y parvenir ?

Il faut poursuivre le rétablissement des comptes, réduire les déficits et réduire la dette pour garantir l’indépendance de la France. Nous devons faire face à des défis technologiques, notamment l’intelligence artificielle (IA), et climatiques, qui demandent des investissements considérables, mais aussi au retour de la guerre sur le sol européen, avec un partenaire américain qui nous demande de payer pour poursuivre sa protection. Or la charge de la dette risque de nous priver de la capacité d’investir les centaines de milliards d’euros nécessaires pour faire face à ces défis. Il est donc indispensable de la réduire.

Je continue de promouvoir trois décisions majeures. Premièrement, nous devons poursuivre la transformation du modèle social français, avec notamment la réforme des retraites et de l’assurance chômage, et l’amélioration de la formation et de l’éducation. Notre objectif ne doit plus être que 80 % des membres d’une classe d’âge atteignent le bac, mais que 100 % obtiennent un emploi.

Deuxièmement, nous devons nous accorder sur les moyens de réduire la dépense publique, tout en garantissant une efficacité accrue des impôts versés par nos compatriotes.

Troisièmement, il nous faut investir, innover, pour garantir la croissance. Les 1 000 milliards de dette, en tant que tels, ne veulent rien dire. Il faut les rapporter à la richesse qu’ils ont permis de créer. Pour créer de la richesse, il faut que la dette renvoie à des dépenses d’investissement plutôt qu’à des dépenses de fonctionnement. Nous devons réussir à faire le partage entre les deux.

Il me semble que le vrai débat est là : pas sur un accident conjoncturel, pour lequel nous avons pris des mesures, mais sur la nécessité de réduire la dette et les déficits, pour dégager des marges de manœuvre pour les dépenses publiques et garantir l’indépendance de la France.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le second enseignement de nos auditions est que, face à un tel accident, la réduction des dépenses de l’État constitue l’un des seuls leviers disponibles en cours d’exercice budgétaire. Vous avez actionné ce levier en prenant des mesures précautionneuses, si bien que les dépenses du budget de l’État ont été moindres qu’anticipé. Les budgets de la sécurité sociale et des collectivités n’ont, quant à eux, pas été affectés, alors qu’ils représentent respectivement plus de la moitié et 20 % des dépenses publiques.

Considérez-vous que l’évolution des besoins de financement des collectivités territoriales, qui est peut-être liée à un effet retard dans le cycle électoral, aurait pu être mieux maîtrisée grâce à un mécanisme de coercition, tel que celui que nous avions envisagé dans la loi de programmation des finances publiques de 2023 ?

Vous avez gelé plus de 16 milliards d’euros de crédits en 2024. Aurait-il été possible d’aller plus loin dans les annulations de crédits par voie réglementaire, notamment pour faire face à l’augmentation des dépenses soumises à l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), qui a fait l’objet de deux alertes du comité d’alerte sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie, selon le directeur général de la sécurité sociale ?

M. Bruno Le Maire. Oui. Au vu du volume total des dépenses, les économies que nous avons proposées, même si elles font pousser des hauts cris à certains, restaient raisonnables.

S’agissant des responsabilités respectives de l’État et des collectivités locales, d’un côté, les recettes ont été inférieures de 42 milliards aux prévisions, de l’autre, les dépenses des collectivités locales ont été supérieures de 12 milliards d’euros aux estimations. Le problème principal concerne donc les recettes. J’en prends toute ma part.

L’expression « collectivités locales » ne veut pas dire grand-chose : Foucrainville, qui compte quatre-vingt-cinq habitants est une collectivité locale au même titre que l’Île-de-France, alors qu’il s’agit de deux réalités très différentes.

Il me semble que le millefeuille territorial, incompréhensible pour nos compatriotes, est devenu ingérable. Il est une source de dépenses excessives et inefficaces. N’évacuons pas le problème, au motif que nous n’en serions pas responsables, si nous voulons progresser.

Enfin, un instrument de coercition des collectivités locales ne serait ni efficace ni souhaitable. Nous le savons d’expérience et, pour ma part, je crois à l’indépendance des collectivités locales. Dans les vingt à trente années à venir, il faudra réorganiser l’échelon territorial de A à Z, supprimer un échelon territorial pour permettre aux Français de s’y retrouver et renforcer l’indépendance des collectivités locales. Je plaide notamment pour leur autonomie fiscale. Les élus locaux, qui se battent parfois dans des conditions difficiles, seraient responsables devant leurs concitoyens des augmentations d’impôts qu’ils décideraient. Le petit jeu qui consiste, pour l’État et les collectivités locales, à se renvoyer la balle, n’est pas bon pour la nation française.

Plutôt que de choisir la voie de la coercition des collectivités, j’ai instauré un Haut Conseil des finances publiques locales (HCFPL), dont je pense qu’il est extrêmement utile pour travailler en bonne intelligence avec les collectivités sur leurs dépenses et leurs recettes. Je souhaite qu’il soit le plus actif possible.

Je ne crois pas à la coercition. Je crois à l’autonomie et à la simplification des collectivités locales.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous l’avez indiqué, la présentation d’un PLFR aurait permis de replacer au centre du débat la question des finances publiques. Mais ce véhicule législatif présentait l’inconvénient d’être moins rapide que l’outil réglementaire pour annuler les crédits. En outre, il était possible de prendre des mesures rétroactives dans le PLF pour 2025 – ce qui n’a d’ailleurs pas été fait. Enfin, il semble qu’il aurait été difficile d’aller plus loin que les annulations de crédit décidées en 2024, d’une ampleur inédite, aux dires de la directrice du budget. Ajoutons que, compte tenu des incertitudes liées à la discussion parlementaire, il n’était pas possible de prévoir quel aurait finalement été l’impact budgétaire de ce PLFR.

Ainsi, les bénéfices du recours à un PLFR n’étaient-ils pas inférieurs aux risques qu’il présentait ? La voie réglementaire n’était-elle pas la plus pratique ?

M. Bruno Le Maire. Force est de constater que les recettes attendues n’ont pas été là. Une autre voie aurait peut-être été plus efficace. Cela dépend du point de vue, technique ou politique, que l’on adopte.

Vous êtes des responsables politiques ; je l’ai été moi-même pendant vingt-deux ans. Plaçons-nous donc sur ce plan, comme l’a demandé M. le rapporteur Éric Ciotti. Un débat est nécessaire sur les finances publiques : plus les économies à réaliser seront importantes, plus elles affecteront la vie quotidienne de nos compatriotes, et plus il sera nécessaire d’en débattre sur la place publique, c’est-à-dire à l’Assemblée nationale. C’était ma conviction d’avril 2024 ; vous me connaissez suffisamment pour savoir que je n’en ai pas changé depuis. Un autre vecteur a été choisi, mais je pense que la présentation d’un projet de loi de finances rectificative était une manière de permettre ce débat.

M. le président Éric Coquerel. Vous reprochez aux parlementaires de ne pas s’être rendu compte que vous aviez amélioré la vie de millions de nos concitoyens – les Français ne semblent pas non plus s’en être rendu compte en juillet dernier.

La conviction d’avoir amélioré la vie de nos concitoyens n’a-t-elle pas affecté vos prévisions en matière de consommation ? Les hauts fonctionnaires auditionnés hier ont exprimé l’incompréhension de vos services devant l’absence de retombées de la baisse de l’inflation et de l’augmentation de l’épargne disponible sur la consommation en 2024.

Or, selon l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), entre 2021 et 2023, le pouvoir d’achat a baissé pour les sept premiers déciles ; il est resté stable pour le huitième ; les seuls déciles à avoir bénéficié d’une hausse évidente de pouvoir d’achat sont les deux derniers. La croyance dans les effets de votre politique ne vous a-t-elle pas amené à surestimer la hausse de la consommation populaire, au vu du pouvoir d’achat réel des Français ?

M. Bruno Le Maire. Ne disposant pas moi-même de chiffres précis sur ce sujet, je ne me hasarderai pas à des réponses inexactes ou bancales.

Face à la crise économique la plus grave depuis 1929, nous avons pris des mesures de protection, qui ont unanimement été jugées efficaces et salutaires. L’OFCE, à l’origine des chiffres que vous citez, le reconnaît bien volontiers, nous avons protégé le pouvoir d’achat de nos compatriotes. Dans certains pays européens, l’inflation du montant des factures de gaz et d’électricité a atteint 100 % ou 150 %. Cela n’a pas été le cas en France.

J’en suis convaincu, si l’on veut que l’épargne disponible soit dépensée, il faut garantir la stabilité de la politique économique. Toute incertitude en matière économique ou fiscale suscite l’attentisme des entreprises pour leurs investissements, et des ménages pour la consommation.

M. Éric Coquerel (LFI-NFP). Vous avez expliqué que le niveau de la dette devait être apprécié au regard du niveau de richesse qu’il autorise à produire. Je suis ravi de vous voir reconnaître que la dette n’est pas forcément mauvaise ; cependant, la dette est en l’occurrence due à une baisse des recettes et avantage les plus riches de nos concitoyens.

Ainsi, les gains fiscaux permis par le PFU ne profitent pas aux huit premiers déciles ; l’avant-dernier décile bénéficie de seulement 0,1 milliard et le dernier décile, de 8,6 milliards, dont 8 milliards vont aux 1 % des plus riches, soit 300 000 personnes. C’est ce qui explique – ces chiffres ne sont plus contestés par personne – que la part du patrimoine national détenue par les 500 Français les plus riches soit passée de 25 % en 2017 à 42 % aujourd’hui, alors que le patrimoine global n’a pas doublé.

Quid d’une politique qui crée des déficits et de la dette en distribuant des cadeaux fiscaux aux plus fortunés ?

M. Bruno Le Maire. Je n’ai jamais considéré que la dette était un mal en soi ; ce qui en est un, c’est une dette qui finance des dépenses de fonctionnement plutôt que d’investissement, avec un taux d’intérêt supérieur au taux de croissance. Une dette de cette sorte ruine l’indépendance du pays.

Selon la note de l’OFCE du 24 mai 2024, 70 % de l’augmentation de la dette est liée aux dispositifs anticrise ; c’est un choix collectif dont je revendique le caractère nécessaire et salutaire, et qui nous a protégés face à la crise du covid et à la crise inflationniste.

S’agissant des plus fortunés, la bonne voie est la taxation internationale, sur laquelle nous travaillons dans le cadre du G20. Elle permettra d’agir efficacement sans risque d’évasion fiscale.

La dette est un sujet fondamental pour l’avenir de notre nation et du continent européen. Nous vivons un moment de bouleversement : les États-Unis investissent massivement ; avec l’Inflation Reduction Act, ils mènent une politique d’attractivité basée sur l’effondrement des prix de l’énergie, qui risque de provoquer une deuxième vague de désindustrialisation en France. Donald Trump accentuera la baisse des prix du pétrole pour rendre son pays encore plus attractif pour les investissements étrangers. La compétition est féroce et les États-Unis ne nous feront aucun cadeau : s’ils peuvent récupérer notre base industrielle, ils le feront. La Chine n’en fera pas davantage – ni en matière de protection de son marché, ni en matière d’investissements, ni en matière de soutien aux nouvelles technologies. L’Europe va-t-elle rester les bras croisés ? Notre productivité s’est effondrée depuis trente ans, même si nous avions commencé, grâce à la politique menée depuis sept ans, à la restaurer. Comme Mario Draghi, j’estime qu’il faut dépenser davantage au niveau européen, dans trois secteurs majeurs : l’intelligence artificielle, pour ne pas être colonisés par les technologies américaines ou chinoises ; la défense, pour assurer notre sécurité ; le climat, pour éviter l’accélération du réchauffement global. Voilà les décisions les plus urgentes à prendre. Cependant, si nous voulons être crédibles dans le concert européen, il faut que nos comptes publics soient bien tenus. C’est à la condition que chaque État membre respecte cette discipline que l’idée de la dette commune et de nouvelles dépenses communes rencontrera l’adhésion.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez tort de vous énerver depuis une heure et demie : il ne s’agit pas d’un procès politique. Quel besoin de faire votre procès quand vous êtes pris en flagrant délit de faillite ? Nous ne cherchons pas à déterminer si vous êtes coupable ou non ; votre culpabilité est établie puisque durant les sept années où vous avez été ministre, la France a accumulé 1 000 milliards de dette, nos finances publiques ont connu un dérapage historique et la désindustrialisation et le chômage ont repris. Nous essayons plutôt de comprendre comment des gens aussi brillants et intelligents que vous ont pu à la fois tout bien faire et tout échouer. Nous n’aimerions pas reproduire les mêmes erreurs ! Étant moins intelligents et moins brillants que vous, nous sommes plus prudents et souhaitons nous y prendre mieux.

N’est-ce pas le Bruno Le Maire d’avant 2017 qui avait raison ? Vous disiez alors : « C’est un autre visage du socialisme, Emmanuel Macron, un visage plus avenant, plus ouvert, mais c’est toujours le socialisme » ; « Emmanuel Macron, c’est l’homme sans projet, parce que c’est l’homme sans conviction » ; « c’est de la soupe ». Puisque vous n’êtes visiblement responsable de rien, le vrai responsable n’est-ce pas Emmanuel Macron, tel que vous l’aviez décrit avant d’être son ministre ?

M. Bruno Le Maire. En tout cas, le vrai responsable de la dégradation du débat public, c’est vous. En transformant des mensonges en vérités, vous rendez le débat impossible. Vous parlez de désindustrialisation alors que nous avons ouvert 600 usines là où 1 million d’emplois industriels avaient été détruits auparavant. Vous parlez de chômage de masse alors que notre majorité a réussi à atteindre le taux d’emploi le plus élevé depuis 1974. Comment débattre si, au lieu de partir des faits, vous partez des mensonges ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous accusez les oppositions d’être responsables de toutes vos erreurs. Pourtant, entre 2017 et 2022, vous cumulez tous les pouvoirs ; vous avez une majorité écrasante à l’Assemblée nationale et rédigez donc le budget de A à Z, sans reprendre aucun amendement des vraies oppositions. En 2022, 2023 et 2024, vous faites adopter les projets de loi de finances à coups de 49.3 ; vous tenez donc la plume du début à la fin et les oppositions n’ont pas ajouté une virgule aux textes budgétaires. Or les derniers budgets présentent les deux plus gros dérapages de la Ve République. Comment les oppositions peuvent-elles être tenues responsables pour les erreurs d’un budget rédigé dans les couloirs de Matignon et de Bercy ?

M. Bruno Le Maire. Si nous avions suivi vos recommandations, nous aurions creusé le déficit encore plus largement.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce n’est pas ma question !

M. Bruno Le Maire. Entre 2017 à 2022, où nous étions majoritaires, les déficits publics étaient contenus. En 2017, le déficit s’était même réduit de 0,7 point – nous avions fait mieux que prévu ; ensuite, nous avons encore progressé. La seule exception, c’est l’année 2020, où nous avons connu le covid. Nous nous sommes donc montrés sérieux.

Si nous avons recouru au 49.3, c’est parce que vous ne proposiez que des dépenses supplémentaires, qui n’auraient fait qu’aggraver le déficit. En janvier 2024, vous vous êtes opposés à la sortie du bouclier tarifaire sur l’électricité ; Marine Le Pen vient d’ailleurs de faire tomber le gouvernement parce que nous ne voulions pas revenir sur cette mesure, que vous avez qualifiée de taxe Macron, de taxe Le Maire ou de taxe Attal, au gré de vos apparitions sur les plateaux de télévision. Aucun débat n’est possible si l’on confond mensonge et vérité. Vous avez le droit de critiquer notre décision de rétablir la fiscalité sur l’électricité, mais non d’affirmer que vous ne vous êtes jamais battus contre ! Vous étiez opposés au décret d’annulation de février 2024, qui permettait de dégager 10 milliards d’euros d’économies. Vous étiez opposés à la réforme des retraites – la mesure d’économie la plus significative pour redresser les comptes. En juillet 2024, vous avez fait campagne pour la nationalisation des autoroutes, qui impliquerait une dépense de 40 à 50 milliards ; pour l’exonération des moins de 30 ans d’impôt sur le revenu – une drôle de mesure de justice fiscale, dont bénéficieraient bien des chefs d’entreprise prospères –, qui impliquerait une dépense de 3,5 milliards ; pour une baisse de la TVA sur l’essence, qui coûterait 10 milliards ; pour l’augmentation du minimum vieillesse, qui coûterait 1 milliard. Au total, votre programme prévoyait 70 milliards de dépenses supplémentaires ; si nous vous avions suivis, nous serions allés droit dans le mur et nous aurions alourdi les dépenses publiques d’environ 100 milliards d’euros.

Quant aux économies que vous proposez, elles se résument à la suppression de l’aide médicale d’État (AME) – 1,2 milliard – et à la réduction de notre contribution à l’Union européenne – 5 milliards. En somme, vous proposez des milliards d’euros de dépenses et quelques millions d’économies ; cela ne saurait marcher.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Aucune réponse ! Vous avez la majorité pour écrire les budgets de 2017 à 2022, puis vous procédez par 49.3 de 2022 à 2024 ; et c’est là qu’on observe les pires dérapages budgétaires de la Ve République. Comment le justifiez-vous ?

M. Bruno Le Maire. Vous aurait-il échappé qu’en 2020, il y a eu la crise du covid, puis la crise inflationniste ? Vous êtes de nouveau dans le mensonge. En 2017, 2018 et 2019, c’est contre vous que nous avons rétabli les comptes publics, revenant sous les 3 % du PIB et sortant de la procédure pour déficit excessif. Ensuite, nous avons massivement protégé nos compatriotes. Non seulement vous étiez d’accord, mais vous proposiez même d’aller plus loin. Lorsque nous avons fait face à un accident, vous avez refusé toutes nos solutions. Comment voulez-vous rétablir les comptes en proposant sans cesse des dépenses supplémentaires ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). La réforme des retraites date de 2022 et ses effets économiques n’ont rien à voir avec les budgets précédents qui ont amené la France dans cette situation. Quant au chômage, durant les années de votre mandat, il y avait dans notre pays 600 000 emplois non pourvus et 5 millions de chômeurs et de mal-employés. En quoi la réforme de 2022 fait-elle réaliser des économies sur les années précédentes ? Comment la réforme de l’assurance chômage pourrait-elle créer les 4,5 millions d’emplois qui manquent, éliminant tout chômage résiduel – même s’il s’agit, pour moitié, de gens entre deux postes ?

M. Bruno Le Maire. Revenir sur la réforme des retraites ne produirait, pour le coup, aucune économie.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce n’est pas ma question. Attention, vous êtes sous serment !

M. Bruno Le Maire. Je suis sous serment, donc je dis des choses vraies, contrairement à vous qui dites des choses fausses. La réforme des retraites permet de réaliser, à terme, 15 à 17 milliards d’euros d’économies ; l’abroger reviendrait à nous priver d’une économie structurelle indispensable pour notre pays.

Quant à la réforme de l’assurance chômage, nous l’avons accompagnée de dispositifs de formation. On peut sans doute aller plus loin encore, mais vous qui aimez la Ve République devriez savoir que le taux d’emploi le plus élevé depuis 1974 a été atteint grâce à notre politique économique.

M. le président Éric Coquerel. Vous imputez la quasi-totalité de l’augmentation du déficit aux dépenses liées au covid. Or tous les économistes, dont François Ecalle qui a été auditionné par la commission d’enquête visant à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française, expliquent que c’est principalement la baisse des recettes qui en est responsable. Dans le cadre du débat budgétaire, les oppositions et une partie de la majorité ont voté 50 milliards de recettes supplémentaires, ramenant le déficit en dessous de 3 % du PIB. Pour réduire le déficit, ne faut-il pas agir sur son origine – un problème de recettes – plutôt que de chercher sans cesse à réduire les dépenses ?

M. Bruno Le Maire. Ma conviction absolue, depuis vingt-cinq ans que je suis engagé en politique, c’est que les déséquilibres budgétaires français sont dus, en premier lieu, au modèle économique que nous avons choisi, un modèle de consommation. Nous devons passer à un modèle de production, pour créer de la valeur, de la richesse, des entreprises et des emplois mieux qualifiés et mieux rémunérés, qui apporteront de meilleures recettes d’impôt sur le revenu. Si nous gardons un modèle de consommation, nous irons vers un appauvrissement collectif généralisé : des emplois moins qualifiés et moins bien rémunérés ; moins d’usines et moins de valeur ajoutée produite en France. Je me suis battu toute au long de ma vie publique pour une bifurcation vers ce modèle industriel.

Il faut cependant être cohérent : si l’on veut une industrie nationale, de la valeur ajoutée, des usines, des ouvriers, une culture ouvrière et des salariés qualifiés, il faut baisser les impôts – la CVAE, la C3S – et les charges qui pèsent sur les entreprises industrielles. Il faut supprimer une série de normes bien plus contraignantes qu’aux États-Unis ou en Chine, et mettre en place un protectionnisme vert pour les filières en développement.

La voie que vous proposez, celle de l’augmentation des impôts, découragerait l’investissement des entreprises et démoraliserait les salariés. Nous sommes en désaccord, sur ce point, avec des membres de l’ancienne majorité, par exemple Jean-Paul Mattei. La pression fiscale est, en France, la plus forte parmi les pays développés ; il faut la baisser pour redonner un élan au travail et à l’investissement.

M. le président Éric Coquerel. Il s’agissait d’augmenter uniquement les impôts des ultrariches et des très grandes entreprises.

M. David Amiel (EPR). Je suis surpris que les collègues du Rassemblement national nous reprochent d’avoir conduit la réforme des retraites trop tard, alors qu’ils proposent sans cesse de l’abroger – sans offrir de solutions alternatives de financement. Ils nous reprochent aussi d’avoir trop dépensé pendant la crise énergétique alors qu’ils viennent de voter en faveur d’un bouclier tarifaire éternel.

Je suis également surpris, monsieur le président, par vos propos sur le rapport de la Cour des comptes sur la désindustrialisation. Pierre Moscovici soulignait, en audition, que la désindustrialisation avait été stoppée par la politique de l’offre, entamée sous François Hollande et prolongée par Emmanuel Macron et Bruno Le Maire.

Monsieur Le Maire, vous avez dit que le problème des recettes, en 2024, n’avait pas touché uniquement la France, mais également l’Allemagne et d’autres pays de l’Union européenne, tout comme le Royaume-Uni. Avez-vous eu des échanges avec vos homologues sur les difficultés de prévision des recettes dans ces années particulières ? Cette concomitance ne plaide-t-elle pas en faveur d’une approche européenne de cette question, en particulier pour une interprétation aménagée des règles budgétaires européennes durant ces années d’après-crise pleines d’imprévus ?

Si, au lieu d’attendre le printemps, nous avions débattu, dès cet automne, d’un projet de loi de finances rectificative, n’aurions-nous pas pu faire entrer en vigueur, dès 2024, des mesures susceptibles d’augmenter les recettes fiscales ? Je pense en particulier à la taxe sur les rachats d’actions et à la contribution du secteur maritime.

M. Bruno Le Maire. Il fallait tenter tout ce qui pouvait l’être. Entre janvier et juin 2024, en tant que ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, je m’étais efforcé de remettre nos finances publiques sur la bonne trajectoire, le plus vite possible.

Je n’ai pas eu d’échanges avec mon homologue allemand, qui a connu le même sort que moi et n’est plus ministre des finances. En revanche, il serait intéressant, lorsque tous les pays de la zone euro auront retrouvé un gouvernement stable, de s’interroger collectivement sur les raisons de cette perte de recettes qui a affecté non seulement la France et l’Allemagne mais aussi, hors zone euro, la Grande-Bretagne.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). En 2022, vous avez initié, avec Gabriel Attal, alors ministre des comptes publics, l’exercice des dialogues de Bercy. Reconduit en 2023, il devait associer les oppositions à la construction du budget dans le contexte où nous n’avions plus qu’une majorité relative. À l’occasion de ces dialogues, les oppositions désormais très enclines à donner des leçons, notamment le Rassemblement national, vous avaient-elles fait des propositions sérieuses et crédibles pour baisser la dépense publique ? Que les masques tombent !

M. Bruno Le Maire. Des propositions avaient été faites ; fallait-il les considérer comme crédibles ? C’est un autre débat. J’ai toujours été frappé par l’abondance des propositions de dépenses supplémentaires ; désormais spectateur du débat public, je le suis également par la volonté de revenir sur des réformes structurelles comme celle des retraites, qui représente pourtant un élément clé du redressement de nos comptes, puisque les retraites comptent pour beaucoup dans la dérive de la dette. En tout état de cause, l’exercice est salutaire : tout ce qui permet de dialoguer sérieusement sur ce sujet est utile.

M. le président Éric Coquerel. Je confirme qu’il y a eu des propositions. Je rappelle également que les dépenses fiscales sont aussi des dépenses. À l’occasion des dialogues de Bercy, Mme Borne avait auditionné les deux rapporteurs généraux et les deux présidents de commission ; des courriers précis avaient d’ailleurs été envoyés.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Monsieur Le Maire, quand je vous entends, je constate que si vous n’êtes plus ministre des finances, vous avez gardé le ministère de la parole. Tant mieux, c’est l’occasion de confronter vos paroles aux faits. Vous avez dit que toute incertitude avait des effets négatifs sur les entreprises et les ménages ; mais n’est-ce pas vous-même qui créez cette incertitude économique ?

Le 16 février 2024, confirmez-vous avoir reçu une note de la direction générale du Trésor, portant sur le déficit public pour les années 2023 à 2027 et vous annonçant que le déficit s’élèverait en 2024 à 5,7 % ?

M. Bruno Le Maire. Vous découvrez la lune ! Au cours des deux auditions au Sénat, qui ont duré près de six heures, j’ai détaillé toutes les notes qui avaient été adressées par le Trésor et par la direction générale des finances publiques (DGFIP). Je peux en refaire la chronologie. Chaque fois, les services recommandaient de rester prudents car ce n’est qu’en mars que l’Insee publie les chiffres sûrs ; avant, il ne s’agit que d’évaluations.

En 2023, nous nous étions fixé un objectif de croissance à 1,4 %. Dans son avis de septembre 2023, le Haut Conseil des finances publiques juge plausibles cette croissance et les évaluations de recettes qui vont avec. Le 4, le 6 et le 16 octobre 2023, une note de la direction générale des finances publiques établit que les recettes – le solde IS, TVA et IR – vont être supérieures de 200 millions d’euros. Cela montre à quelle vitesse les choses se sont dégradées. Le 27 octobre 2023, le HCFP juge nos prévisions de recettes plausibles. Quand je dis qu’il s’agit d’un accident, un parpaing qui tombe sur le pare-brise de la voiture, la comparaison ne me semble pas exagérée.

Le 7 décembre, nous parvient la première alerte : la fameuse note du Trésor qui a fait l’objet d’heures de délibération au Sénat et qui indique que les recettes de TVA pourraient être moindres que prévu, et que les dépenses des collectivités territoriales pourraient augmenter. Elle ne fait même pas mention de l’IS, qui a pourtant été l’une des causes principales de la chute des recettes. Elle demande explicitement de ne pas communiquer sur ce sujet, car trop d’incertitudes pèsent sur cette prévision. Je réagis immédiatement : le 12 décembre, avec le ministre des comptes publics, nous convoquons le directeur général du Trésor, le directeur général des finances publiques et la directrice du budget pour réfléchir aux mesures à prendre. Nous anticipons, nous réagissons, nous décidons : 6 milliards de crédits sont annulés pour faire face à une éventuelle confirmation de la dégradation des recettes. Le 13 décembre, j’informe la première ministre par note et je propose une série de mesures : des revues de dépenses, des annulations de crédits, le relèvement de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE). Le 21 décembre 2023, le Conseil constitutionnel valide le projet de loi de finances pour 2024 et écarte le grief de défaut de sincérité.

Le 19 et le 24 janvier, nous recevons de nouvelles alertes de la DGFIP, du budget, du Trésor, qui confirment des pertes de recettes fiscales. Début février, nous commençons à recevoir les nouvelles prévisions de croissance du Fonds monétaire international (FMI) et de la Commission européenne. Nous sommes pris dans un effet ciseau entre la diminution des recettes et une situation géopolitique – guerre en Ukraine, crise en mer Rouge – qui affecte le niveau de croissance. J’informe le président de la République ; je lui propose de réviser la croissance, mais de maintenir nos objectifs de déficit. Dans la note du 16 février que vous mentionnez, le Trésor dit qu’il est possible, sans mesures de rectification, d’aboutir à 5,6 % de déficit, et chiffre à environ 30 milliards d’euros les mesures d’économies nécessaires pour parvenir à maintenir le déficit sous les 5 %.

J’ai donc proposé 30 milliards d’économies : 5 milliards sur la TICFE, le 21 janvier ; 10 milliards sur l’État, mi-février ; j’ai ensuite proposé au président de la République et au premier ministre 15 milliards d’économies supplémentaires, sous forme d’une loi de finances rectificative, début mars. Ces économies permettaient, malgré l’accident des recettes, de maintenir le déficit sous les 5 % en 2024.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Vous aviez donc des alertes, même si tout est allé très vite. En février, elles vous étaient bien parvenues. Deux jours après avoir reçu la note du 16 février, vous étiez sur TF1 pour annoncer aux Français – aux investisseurs, aux partenaires, aux collectivités – que le déficit serait à 4,4 %. Je suis désolé, mais c’est vous qui êtes, en l’occurrence, source d’incertitude. Prétendez-vous que c’est quelques jours plus tard que vous vous êtes rendu compte qu’il y avait un trou de 30 milliards dans les finances publiques ? En octobre 2023, vous pouviez l’ignorer ; mais en février 2024, vous avez fait le choix politique d’annoncer des prévisions optimistes. Vous dites que le HCFP avait jugé vos prévisions plausibles ; mais toutes les auditions, notamment celle de Pierre Moscovici, prouvent que les alertes et les appels à la prudence étaient fréquents.

Dernière question. Vous appuyez beaucoup sur le déficit conjoncturel, mais dans le projet de finances pour 2023, le déficit global s’établit à 5,5 %, dont 5,1 % de déficit structurel et 0,3 % de déficit conjoncturel. En 2024, le déficit est à 6,1 %, dont 5,7 % de déficit structurel, hors inflation. Qu’est-ce qui vous permet alors d’affirmer que vous n’avez pas dégradé structurellement les comptes publics, et de tout mettre sur le dos de la crise du covid ?

M. Éric Ciotti, rapporteur. Il me semble que vous n’avez pas cité les notes que nous avons reçues, en particulier celle de la direction générale du Trésor (DGT) du 11 juillet 2023 évoquant le risque d’un déficit de 5,2 %, et celle du 30 octobre signalant un risque de moins-value importante s’agissant l’impôt sur le revenu et de la TVA. Dans son avis concomitant à cette dernière, le HCFP considère que la prévision pour 2023 est élevée et incertaine.

M. Bruno Le Maire. Il la juge également plausible : les deux estimations vont de pair. S’agissant de la note du 30 octobre, parlez-vous de 2023 ou de 2024 ?

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je parle d’une note de la DGFIP d’octobre 2023.

M. Bruno Le Maire. Elle ne figure pas dans le recensement dont je dispose ; j’ai en revanche des notes de la DGFIP datées du 4, du 9 et du 16 octobre. En tout état de cause, l’ensemble des notes seront mises à la disposition du Sénat et de l’Assemblée nationale.

Monsieur Guiraud, on corrige quand on sait qu’il y a une erreur, pas quand les évaluations de certains services demeurent incertaines et attendent d’être confirmées par l’Insee – en mars 2023. J’ai pâti de ces incertitudes lorsqu’avant l’été 2024, on m’a annoncé 16 milliards de dépenses supplémentaires des collectivités locales, finalement ramenées à 12 milliards – on ignore encore le chiffre définitif.

La responsabilité d’un ministre consiste à faire preuve de sang-froid, pas à sonner le branle-bas à chaque fois qu’un service signale un risque de dégradation, ni à inquiéter tout le monde avec des décisions précipitées. Un ministre doit prendre les décisions nécessaires et garder le cap, comme je l’ai fait ; il doit prendre les mesures de correction au bon moment, comme je l’ai fait. Une fois que le FMI et l’OCDE se sont prononcés, une fois que l’Insee, en mars, communique le montant précis des recettes, une fois qu’il a des certitudes, il élabore, sereinement et calmement, un nouveau programme de stabilité, qui est adopté en avril.

En sept années et demie comme ministre de l’économie et des finances, c’est ce besoin de sang-froid qui m’a guidé. Si j’avais cédé à la panique au moment de l’épidémie de covid, j’aurais suggéré d’augmenter le taux de l’IS et de modifier la politique fiscale ; à l’inverse, nous n’avons pas modifié celle-ci. Au moment de la crise inflationniste, j’aurais pu réviser certains paramètres ; à l’inverse, nous avons garanti la stabilité.

J’en ai la conviction profonde, conserver le même cap, garantir la stabilité aux entreprises, aux investisseurs et aux ménages, c’est ce dont la France a le plus besoin.

M. le président Éric Coquerel. Votre réponse à la question de David Guiraud ne me satisfait pas totalement. Vous parlez de certitudes, mais nous sommes d’accord pour reconnaître que l’imprévisibilité, équivalente à 1,7 point de PIB, est de nature à inquiéter les marchés. Si la France continue à emprunter sans problème, ce n’est pas uniquement parce que le déficit varie de 0,1 ou de 0,2 point, mais c’est grâce au sérieux dont elle fait preuve en matière de prévisions. En quelques mois, ce sérieux qui rassure les marchés a failli.

David Guiraud l’a rappelé, sur TF1, alors que vous saviez avec certitude que le déficit dépassera 4,4 % du PIB, vous avez continué à évoquer les mêmes chiffres ; ils étaient déjà faux et ont contribué à alimenter l’incertitude des marchés. Comment pouvez-vous justifier de citer des chiffres qui ne correspondent pas à ceux qui vous ont été communiqués deux jours plus tôt ?

M. Bruno Le Maire. Je le justifie et je le défends de manière très simple : je tiens à contrecarrer la propension immodérée à la dépense de tous les acteurs politiques français. Si à la moindre alerte, vous faites savoir que le déficit n’est plus de 4,4 % du PIB mais de 5 %, c’est open bar ! La responsabilité politique consiste à tenir ses objectifs : y renoncer ou les décaler à la moindre alerte, qui plus est incertaine, équivaut à donner aux acteurs politiques un blanc-seing pour engager des dépenses supplémentaires.

Par ailleurs, la note l’explique très bien : l’objectif d’un déficit égal à 4,4 % du PIB peut être tenu si 30 milliards d’économies sont dégagés. J’ai choisi de suivre cette voie, celle de la fermeté ; vous pourriez me le reprocher si je n’avais pas eu le courage d’annoncer ces économies, mais je les ai annoncées. La seule chose qui nous amène à corriger cet objectif, c’est la révision des prévisions de croissance de 1,4 % à 1 %, sur la base des estimations du FMI et de l’OCDE du début du mois de février.

Enfin, si les marchés avaient été aussi inquiets qu’on le dit, les spreads entre l’Allemagne et la France n’auraient pas explosé en septembre ou en octobre 2024, mais dès le début de l’année ; or ça n’a pas été le cas.

M. le président Éric Coquerel. Je ne suis pas convaincu. Taire la réalité des chiffres et leur évolution ne fait que reporter le problème, puisqu’il a bien fallu les annoncer ; d’autant que le dépassement des 5 % tenait déjà compte des mesures de gel des dépenses. Une telle démarche n’est positive ni pour les acteurs économiques ni pour tous ceux qui s’appuient sur ces chiffres.

M. Bruno Le Maire. C’est un point de désaccord entre nous. Il faut s’exprimer quand on a la certitude d’être face à un problème et quand dispose de la solution.

Le ministre de l’économie et des finances n’est pas là pour crier au loup et se couvrir en annonçant que les choses vont très mal. Il est là pour décrire la situation exacte dans laquelle se trouve le pays, et les réponses qu’il apporte aux problèmes.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’était pas la situation exacte dans laquelle nous étions.

Mme Estelle Mercier (SOC). Monsieur Le Maire, un minimum d’humilité aurait été bienvenu dans votre discours d’introduction, compte tenu de la situation financière et de l’état de dégradation des comptes publics, dont vous êtes responsable en tant que ministre de l’économie ces sept dernières années ; cela ne fait aucun doute pour personne.

Qui sommes-nous pour vous juger ? Des parlementaires, élus de la nation et représentants du peuple, siégeant dans une commission d’enquête qui cherche à comprendre comment on a pu autant se tromper et quel a été votre rôle. Nos questions sont légitimes, que ça vous plaise ou non ! Nous n’avons aucune leçon à recevoir de vous ; en revanche, vous avez des comptes à nous rendre.

Les précédentes auditions ont montré que les prévisions pour 2024 anticipaient une baisse de 0,5 % de l’inflation subie par les collectivités locales par rapport à l’inflation moyenne des ménages, soit une augmentation de 1,8 %. La prévision des dépenses des collectivités locales était donc, dès le départ déconnectée, de leur situation budgétaire et financière réelle, d’autant qu’elles subissent une inflation de leurs coûts bien supérieure à celle des ménages – elles n’achètent pas des télévisions ou des pâtes. De mémoire, en 2023, l’inflation des coûts de fonctionnement était de 6 % à 7 % et celle des coûts d’investissement de 15 %.

Lors de son audition, Mélanie Joder a déclaré que cette prévision avait été associée à un instrument de pilotage par contractualisation de la dépense locale, que vous n’avez pas retenu – vous l’avez encore confirmé tout à l’heure. J’en conclus donc qu’il n’y a pas eu de dérapage des dépenses des collectivités locales : il s’agit simplement d’un écart entre une prévision fantaisiste de Bercy, volontairement optimiste et déconnectée des réalités budgétaires des territoires, associé à une absence de dialogue politique.

Par pitié, épargnez-nous le faux discours sur l’autonomie des collectivités locales, que vous n’avez cessé de malmener depuis des années !

M. Bruno Le Maire. Vous me confortez dans ma conviction : personne n’est jamais responsable de rien dans ce pays ! Les collectivités locales ne seraient pour rien dans cette situation ? Les termes « collectivités locales » ne veulent d’ailleurs strictement rien dire : ils traduisent des réalités qui n’ont rien à voir. Quoi de commun entre une petite commune, qui fait face à l’augmentation des prix de certaines dépenses de fonctionnement – la cantine scolaire, par exemple – et une grande région capable d’entretenir deux sièges de conseils régionaux – en Normandie, malgré la fusion ? Quoi de commun entre une grande ville, dont les fonctionnaires sont en nombre pléthorique et ne travaillent que 32 heures par semaine en moyenne, et un département qui se bat pour financer l’aide sociale à l’enfance (ASE) ?

Si on généralise, en disant que toutes les collectivités locales sont irresponsables et n’y peuvent rien, on n’avancera pas beaucoup ! Vous parlez de 6 % à 7 % d’augmentation des dépenses de fonctionnement ; il y a certainement des économies à faire. Certaines collectivités sont bien gérées, contrairement à d’autres ; je regrette que les premières soient trop souvent les victimes des agissements des secondes.

Si l’on veut avancer, il ne s’agit pas de se renvoyer la balle indéfiniment, mais de se saisir collectivement de cet enjeu ; les collectivités locales, séparément et en fonction de leur situation, doivent rendre des comptes.

Mme Christine Pirès Beaune (SOC). Entre 1998 et 2024, soit une durée de vingt-six ans, vous avez été au gouvernement ou avez travaillé auprès d’un gouvernement pendant vingt ans. La situation dans laquelle se trouve la France vous incombe en partie, me semble-t-il.

Vous estimez qu’un débat sur les finances publiques est nécessaire ; très bien, mais à condition qu’il s’accompagne d’un débat sur les services publics. Parler des unes sans évoquer les autres, c’est au mieux une ineptie, au pire une roublardise.

Vous vous dites favorable à la stabilité fiscale : je n’ai jamais entendu de phrase plus bête ! Moi aussi, je suis pour la stabilité fiscale, sous réserve que le système fiscal soit juste et équilibré.

Le deuxième rapport du Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital évoque les effets de la baisse de l’impôt sur le patrimoine : « Chaque année, les dividendes sont concentrés sur un petit nombre de foyers. Mais en 2018, ces dividendes ont été encore plus concentrés qu’en 2017 : […] un tiers des 23 milliards d’euros [distribués] ont été [perçus] par 3 800 foyers – 0,01 % des foyers fiscaux. » Les plus-values mobilières sont elles aussi très concentrées : 75 % des plus-values de droit commun ont été perçues par les mêmes 3 800 foyers fiscaux.

Qu’avez-vous fait, monsieur Le Maire pour ces 3 800 foyers fiscaux ? Rien ! N’êtes-vous pas un peu responsable de la stabilité de l’injustice fiscale ?

M. Bruno Le Maire. Cette notion de justice fiscale, on l’entend matin, midi et soir, dans tous les partis. Elle sert d’excuse pour augmenter les impôts des Français. J’ai lu ce rapport, dont vous faites une lecture partielle et partiale ; je vous en recommande la lecture intégrale, parce qu’il explique également à quel point la politique fiscale que nous avons menée a été positive.

Je me méfie des termes de justice fiscale, qui sont le prétexte à l’augmentation des impôts pour les plus fragiles de nos compatriotes. Augmenter de 1 point pendant plusieurs années les charges sur les bas salaires, comme le proposent vos alliés politiques, vous appelez ça de la justice fiscale ? Moi, j’appelle cela voler les gens qui travaillent !

M. Jacques Oberti (SOC). Répondez à la question !

M. Bruno Le Maire. Faisons attention aux mots que nous employons, parce qu’ils traduisent des réalités que nos compatriotes ont de plus en plus de mal à comprendre. Vous proposez d’augmenter les impôts de tout le monde, même ceux des travailleurs.

Moi aussi, je suis très attaché aux services publics. En politique, il faut avoir le courage de faire des choix et de regarder la réalité en face. La situation de l’hôpital public, auquel nous sommes tous viscéralement attachés et reconnaissants, est très difficile, qu’il s’agisse de l’immobilier ou des soignants. Mais ce n’est pas en augmentant les impôts des travailleurs, des indépendants ou des petites entreprises qui n’en peuvent plus que l’on pourra investir dans l’hôpital ! Il faut avoir le courage d’assumer des économies, que vous refusez.

Quand je propose de doubler la franchise sur les médicaments, la faisant passer de 50 centimes à 1 euro, vous criez au scandale. Je revendique cette décision, parce que la gratuité de tout pour tous ruinera nos services publics. Demander cet effort sur le prix du médicament, qui rapporte des centaines de millions d’euros pouvant être réinvestis dans les services publics, tout en maintenant un plafonnement à 50 euros pour les patients souffrant d’une affection de longue durée (ALD), est à la fois juste et efficace.

Nos débats montrent bien que deux directions radicalement différentes se font face. D’une part, la fuite en avant et le financement des déficits par les impôts, qui est un suicide collectif. Elle mènera à une révolution politique, parce que nos compatriotes refuseront de les payer. D’autre part, la direction que j’ai toujours défendue, la transformation de notre modèle économique, la création d’emploi et de croissance tout en réduisant la dépense publique pour ne financer que l’indispensable, notamment les services publics.

M. le président Éric Coquerel. La meilleure défense est certes l’attaque, mais pouvez-vous réagir précisément à l’extrait qui a été cité, sans revenir sur les choix politiques présupposés, et simplifiés, des députés qui vous interrogent ?

M. Bruno Le Maire. Je vais y réagir en citant l’intégralité du rapport évoqué : je l’ai précisément sous les yeux.

M. le président Éric Coquerel. Nous avons le temps. Et puisque l’on parle d’extraits, le rapport du HCFP évoqué tout à l’heure ne mentionnait pas uniquement que la prévision était « plausible ».

M. Bruno Le Maire. Certes. On peut lui faire dire que la prévision était incertaine et audacieuse, tout en oubliant le terme plausible, mais il reste préférable de systématiquement citer l’intégralité des propos.

M. le président Éric Coquerel. L’extrait cité par Mme Pirès Beaune était suffisamment long et la phrase assez précise pour que vous puissiez y réagir.

M. Bruno Le Maire. Permettez-moi de lire à mon tour ce rapport du Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital :

« La forte progression des dividendes déclarés par les ménages au titre de 2018 à 2020 – environ 23 milliards d’euros, contre 14 milliards de 2013 à 2017 – est comparable par son ampleur à la chute enregistrée en 2013, au moment où les revenus mobiliers ont été intégrés au barème progressif de l’IR.

« France Stratégie a contracté avec deux équipes de recherche pour évaluer quelle part de cette hausse des dividendes en 2018 est due à la mise en place du PFU. Ces équipes ont rencontré de grandes difficultés méthodologiques pour mener cette évaluation. Elles ont été à même d’établir l’existence d’un effet causal de l’instauration du PFU sur le versement de dividendes aux ménages, mais sans pouvoir évaluer un ordre de grandeur au niveau macroéconomique.

« Malgré ces évaluations […], le comité a considéré dans son rapport de 2021 que la majorité de cette augmentation a bien été causée par l’instauration du PFU. Plusieurs éléments plaident en ce sens : les résultats des évaluations de la réforme de la barémisation de 2013 […] ; les dividendes ont chuté en 2013 simultanément à la mise en place de la barémisation, puis ont retrouvé leur niveau initial en 2018 simultanément à la mise en place du PFU, pour se maintenir à ce niveau en 2019 et 2020 ; le surcroît de versement de dividendes est essentiellement observé chez les entreprises non cotées […] »

Cela signifie que l’augmentation des dividendes et l’instauration du PFU ont bénéficié non seulement aux grandes entreprises du CAC40, mais aussi à toutes les petites entreprises et à tous les indépendants qui se versent des dividendes.

M. Nicolas Ray (DR). Considérez-vous que les outils de prévision des recettes fiscales sont devenus imparfaits et qu’ils doivent être corrigés ? Avez-vous connu par le passé de tels écarts entre les prévisions de recettes et leurs exécutions ?

M. Bruno Le Maire. Dès lors que l’écart entre les prévisions et les recettes réelles s’élève à 42 milliards, ces outils doivent être corrigés ; il est essentiel de s’interroger sur le modèle produisant un tel écart. Toutefois, sans le relativiser, il convient de rapporter ce montant à celui de l’intégralité des recettes fiscales, qui s’élèvent à 1 200 milliards. J’ajouterai enfin que d’autres pays ont connu la même situation ; l’Allemagne, notamment, avec un écart de 57 milliards.

Nous devons évidemment regarder de près pourquoi les modèles ont failli, bouleversant toute la trajectoire de rétablissement des comptes publics. Cela ne doit pas se reproduire.

Je crois qu’au cours des trente dernières années, les écarts de prévision des recettes n’ont été aussi significatifs qu’une seule fois – peut-être deux.

M. Nicolas Ray (DR). Vous avez pointé la responsabilité des collectivités locales dans le dérapage actuel des déficits. Ces propos ont suscité de vives réactions puisque celles-ci ne représentent que 8 % à 9 % de la dette totale – un pourcentage qui est stable –, bien loin des 1 000 milliards de dettes accumulées sous votre ministère, dont 600 milliards hors covid. Or les collectivités locales sont tenues de voter des budgets à l’équilibre. Reconnaissez une maladresse, voire une erreur, dans vos propos à leur égard ?

M. Bruno Le Maire. Une maladresse, certainement, puisque mes propos ont été mal compris. Mais ce qui me préoccupe plus que tout, c’est l’intérêt de la nation et celui des Français. Même si je dois recevoir encore de nombreux coups, je ne renoncerai pas à regarder les choses en face et à dire la vérité.

On ne peut prétendre rétablir les comptes publics uniquement en taillant dans les dépenses de l’État : c’est un mensonge et j’aime la vérité. Je préfère dire les choses frontalement à nos compatriotes. La première nécessité consiste à revoir notre modèle social et nos dépenses en matière de retraite. On peut évacuer le débat en défendant toutes les dépenses sociales et en refusant de toucher aux retraites, mais on ne peut alors, dans le même temps, prétendre rétablir les comptes publics.

Par ailleurs, même si elles ne comptent que pour 20 % des dépenses publiques, on ne peut sérieusement dire que toutes les collectivités locales sont bien gérées. Même le rapporteur Éric Ciotti, qui a peut-être des arrière-pensées, le confirme. Certaines sont très bien gérées ; beaucoup font face à des situations très difficiles, en particulier les maires des petites communes. Pendant quinze ans, j’ai été le député d’une circonscription rurale et je connais les difficultés auxquelles ils sont confrontés. À l’inverse, une région se paye encore le luxe d’entretenir deux sièges de conseil régional. J’ai encouragé la fusion entre la Haute et la Basse Normandie, mais je ne comprends pas pourquoi il reste un conseil régional à Rouen et un autre à Caen ! Des mesures d’économie sont sans doute envisageables.

Certaines grandes villes comptent un plus grand nombre de fonctionnaires que toutes les autres villes de dimensions comparables ; leur temps de travail, en outre, n’est pas conforme à la durée légale.

J’ai sans doute été maladroit en laissant penser que je mettais tout le monde dans le même sac ; c’est complètement faux. Certains départements sont confrontés à la chute des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), en raison des difficultés du marché immobilier. La question des mineurs isolés est devenue ingérable pour beaucoup d’entre eux ; elle appelle une réponse forte et structurée.

Regardons sereinement les choses en face, en détail, mais ayons aussi l’ambition de reconnaître que le modèle économique de l’État-providence doit être remis en question si l’on veut véritablement rétablir les comptes publics.

M. Nicolas Ray (DR). Comme vous, nous pensons qu’un PLFR était nécessaire au printemps dernier ; le groupe Les Républicains l’avait réclamé.

Quelle a été la raison du refus du premier ministre ? Vous avez dit qu’un problème d’agenda parlementaire en était plus probablement la cause que l’approche des élections européennes. Toutefois, ma collègue Véronique Louwagie me dit que des PLFR ont été votés très rapidement pendant l’épidémie de covid. Qu’est-ce qui a vraiment motivé ce refus ? Avez-vous alors pensé à démissionner ?

M. Bruno Le Maire. Non. Je n’ai pas envisagé de démissionner, parce que j’ai une éthique de responsabilité. La démission ne s’envisage pas quand les temps sont durs, et s’envisage uniquement en cas de désaccord avec un objectif stratégique. Or je n’ai jamais eu de désaccord avec le président de la République ou ses premiers ministres successifs quant à l’objectif stratégique que constituaient la réduction de la dette et le retour du déficit sous le seuil des 3 % du PIB en 2027, conditions du rétablissement de nos comptes et de la continuité de notre crédibilité politique en Europe.

Ce n’est pas le ministre des finances qui décide de l’opportunité de présenter un PLFR ; Emmanuel Moulin, alors directeur de cabinet du premier ministre, vous l’a clairement dit. Comme le prévoit la Constitution, cette décision est prise par le premier ministre, après en avoir débattu avec le président de la République. Je continue de penser que cette modalité était politiquement préférable, puisqu’elle ne modifiait pas l’objectif stratégique de retour du déficit sous le seuil des 3 % en 2027.

Mme Véronique Louwagie (DR). Il me semble que nous nous éloignons quelque peu de l’objet de cette commission d’enquête, qui est la recherche des causes des écarts constatés. Nous devons être vigilants, afin qu’elle ne se transforme pas en une commission d’enquête sur la politique économique.

Monsieur Le Maire, vous considérez qu’il faut réduire les dépenses publiques sociales, compte tenu de leur poids dans l’ensemble des dépenses publiques. Pensez-vous qu’il soit possible de susciter l’adhésion de l’opinion publique sans s’attaquer, préalablement ou concomitamment, aux dépenses de l’État ? On entend régulièrement nos concitoyens nous dire que celui-ci ne fait pas d’effort pour réduire son train de vie. On pense évidemment aux différents opérateurs, agences et commissions et à l’enchevêtrement des différentes sphères, que vous avez évoqué.

M. Bruno Le Maire. Je partage entièrement votre remarque. Vous faites partie du petit nombre de députés, que j’ai cités dans mon propos liminaire, attachés au rétablissement des comptes publics et je vous en remercie.

Nous ne pourrons demander aucun effort aux Français si nous ne sommes pas capables de réduire le train de vie de l’État, de simplifier l’organisation administrative du pays et de supprimer des couches administratives dans le millefeuille français. Chacun doit sentir que l’effort est équitablement partagé.

Lorsque nous avons demandé des économies en 2024, j’ai proposé au président de la République que le premier volet de 10 milliards porte exclusivement sur les dépenses de l’État. Sans cet effort, nous ne pouvons pas dire aux Français que les remboursements des médicaments ou des consultations médicales ne seront pas au même niveau qu’avant, ni que l’indexation des retraites sur l’inflation sera partielle.

À la fin du mois d’août 2023, j’avais proposé au président de la République que cette indexation ne soit que partielle, sauf pour les plus petites pensions, par souci d’équité entre ceux qui travaillent et ceux qui sont à la retraite. J’ai parfaitement conscience que cela représente des efforts pour nos compatriotes, mais je suis convaincu, contrairement à de nombreux responsables politiques, que les retraités sont parfaitement capables d’entendre qu’ils doivent également faire un effort pour que les jeunes travailleurs n’aient pas à supporter un poids de la dette trop élevé. Je crois à la solidarité et à l’esprit de responsabilité des Français.

Il y a des efforts à fournir sur les dépenses de l’État, sur les opérateurs et les agences – je l’ai proposé –, mais aussi sur des enjeux plus symboliques, auxquels je suis très attaché, comme la taille du gouvernement. Nommer un gouvernement restreint, comptant une dizaine de ministres – une quinzaine tout au plus –, pleinement engagés dans leur mission, c’est aussi une façon de dire à nos compatriotes que nous aussi, responsables politiques, nous nous serrons la ceinture ! Les temps difficiles le sont pour tout le monde.

M. le président Éric Coquerel. Madame Louwagie, la présente commission enquête sur les variations et les écarts des prévisions fiscales et budgétaires. Nous pensons que les causes de ces variations sont liées à la politique économique qui a été menée. Bruno Le Maire a lui-même évoqué cette relation dans son introduction et votre propre question relative au train de vie de l’État est très politique.

M. Bruno Le Maire. Je suis d’accord avec Mme Louwagie et avec le président Coquerel. Nous devons aller au bout de la compréhension de ce qui s’est passé s’agissant des recettes ; c’est un sujet technique et complexe, à propos duquel nous n’avons pas encore obtenu toutes les réponses. Mais sans une politique économique visant à créer une nation de production, il sera impossible de rétablir les comptes publics.

Les écarts résultent de la conjoncture, alors que l’impossibilité d’avoir des comptes publics à l’équilibre au cours des cinquante dernières années relève de la politique économique.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’approuve les propos de M. Le Maire : on ne peut généraliser la situation des collectivités locales.

Pourquoi n’avez-vous pas inscrit dans le réseau d’alerte des finances publiques les collectivités dont les paramètres budgétaires l’exigeaient ? Je vous avais alerté au sujet de la métropole de Nice, où un arbitrage politique contraire aux paramètres budgétaires a été effectué.

M. Bruno Le Maire. Votre question me semble quelque peu orientée, monsieur Ciotti ! J’ai personnellement créé le Haut Conseil des finances publiques locales, qui a vocation à donner l’alerte et à prendre des mesures d’ajustement.

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Je suis frappée, monsieur Le Maire, par le manque total d’humilité dont vous faites preuve. Tout gouvernement, comme tout ministre, est placé sous le contrôle du Parlement : acceptez cet état de fait et respectez ses représentants.

La Cour des comptes, en juillet 2024, et le gouverneur de la Banque de France, en septembre, ont affirmé que la principale cause de la hausse du déficit était la politique de baisse des impôts non financée. Pourquoi avoir maintenu et aggravé l’injustice fiscale, la fuite en avant avec les cadeaux aux plus riches et aux grandes entreprises ?

Vous avez balayé la question de la taxation des revenus du capital, en expliquant que la rémunération du capital était aussi une rémunération du travail, parce que de nombreux indépendants se rémunèrent en dividendes. Or d’après un rapport de France Stratégie d’octobre 2023, sur les 33,5 milliards de dividendes déclarés en 2021, 96 % ont été déclarés par 1 % des foyers. À combien estimez-vous le coût pour les finances publiques des cadeaux fiscaux sur les dividendes, qui ont profité quasi exclusivement à 1 % des foyers ?

M. Bruno Le Maire. Madame la députée, bien que je sois en retrait de la vie publique, je ne crois pas que l’on puisse dire que je me soustrais au contrôle du Parlement : j’entame ma dixième heure d’audition consacrée au dérapage des comptes publics. Je rends des comptes, mais d’après la façon dont je vois les choses.

Je constate que cette assemblée a laissé, dans le budget pour 2025, dériver les comptes publics. Elle n’a jamais soutenu mes efforts d’économie ; jamais !

Les baisses d’impôt profitent à tout le monde : lorsque l’impôt sur les sociétés baisse de 25 % et qu’il est plafonné à 15 % pour les plus petites entreprises, ce sont toutes les entreprises qui en bénéficient ! Bien évidemment, les volumes ne sont pas les mêmes, mais je continue de penser qu’un impôt stable sur les sociétés est aussi profitable aux PME, aux TPE, aux indépendants, aux artisans et aux commerçants, tout comme un PFU fixé à 30 %. Je sais qu’un débat porte sur ce taux, mais je n’en démordrai pas : il ne faut pas le modifier et risquer de laisser penser aux investisseurs que l’on change de politique fiscale comme l’on change de chemise.

Les sommes concernant les très grandes entreprises peuvent sembler importantes, mais des millions de nos compatriotes sont concernés.

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Dans le cadre du plan de relance, plusieurs grandes entreprises ont bénéficié d’aides publiques sans respecter leurs engagements sociaux et environnementaux. Pourquoi ces manquements n’ont-ils pas été financièrement sanctionnés et quel impact cela a eu sur les prévisions budgétaires ?

M. Bruno Le Maire. À quelle entreprise pensez-vous ?

Mme Danielle Simonnet (EcoS). On peut faire la liste des entreprises qui licencient à tour de bras et qui ne respectent pas les exigences écologiques.

M. Bruno Le Maire. Je vous invite à la dresser : je ne peux pas vous répondre si vous n’êtes pas précise.

C’est à force d’avoir imposé à Michelin une traçabilité écologique plus stricte que celle de ses concurrents américains et chinois que cette entreprise se retrouve désormais obligée de supprimer des emplois en France.

A contrario, Air France s’est engagée dans une politique de décarbonation de ses carburants après que j’ai autorisé un prêt de 5 milliards en sa faveur ; elle a respecté ses engagements. Grâce à un important prêt garanti par l’État (PGE), nous avons sauvé Renault qui s’est engagé, plus que n’importe quel autre constructeur européen, à développer les véhicules électriques et à financer des usines de batteries électriques en France ; il respecte ses engagements. Donnez-moi des noms !

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Vous n’avez rien à dire à propos de Sanofi ?

M. Bruno Le Maire. Quel est le montant de l’aide qui lui a été apportée ?

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Il me semble que c’est vous, le ministre !

M. Bruno Le Maire. C’est vous qui posez la question : soyez précise.

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Vous avez des comptes à rendre aux parlementaires : plutôt que d’essayer de me ridiculiser, dites-nous quel est le montant de l’aide apportée à Sanofi et combien d’emplois celle-ci a-t-elle supprimés par la suite ! Quels ont été ses engagements en matière de souveraineté sanitaire ?

M. Bruno Le Maire. Je ne cherche à ridiculiser personne, mais pour répondre à votre question, encore faut-il que je sache de quel montant il est question.

Je suis ici pour répondre aux questions portant sur la dégradation des comptes publics ; je le fais depuis trois heures, en apportant des précisions. Nous avons des désaccords, ce qui est bien normal. Vous mettez en cause des entreprises françaises : fournissez des éléments et des chiffres, auxquels je puisse apporter une réponse. J’aime les entreprises qui réussissent et je ne vous suivrai pas dans la voie consistant à pointer du doigt les grandes entreprises françaises.

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Avec cette réponse, vous considérez donc qu’aucune grande entreprise ayant perçu des aides de l’État n’a manqué à ses engagements sociaux ou environnementaux.

M. Bruno Le Maire. Je ne dis pas ça !

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Si vous n’apportez pas d’autres éléments de réponse, c’est donc que vous sous-entendez qu’il n’y a aucun problème en la matière et qu’aucune entreprise ayant perçu des aides de l’État ne licencie actuellement des dizaines de salariés, sans qu’il leur soit demandé un quelconque remboursement.

M. Bruno Le Maire. Madame la députée, quand on accuse, il faut des preuves. Cela s’appelle l’État de droit. Apportez-moi des preuves et des éléments, et je serai très heureux d’y répondre. Mais je considère que nous sommes tous ici présents pour défendre notre tissu économique et nos entreprises, certainement pas pour les fragiliser.

M. le président Éric Coquerel. Sanofi a reçu, en dix ans, 1 milliard d’euros de crédit d’impôt recherche (CIR), sans parler des autres aides publiques reçues. Estimez-vous, comme pour Michelin, que c’est un excès de contraintes qui les a conduits à supprimer des laboratoires de recherches et des postes de chercheurs ? Ne peut-on pas estimer qu’ils préfèrent installer des laboratoires et produire ailleurs simplement pour faire plus de profits ?

M. Bruno Le Maire. La question est plus précise, mais je ne pense pas avoir jamais évacué d’emblée la question du crédit d’impôt recherche. C’est un débat que nous avons eu au sein de la majorité, avec Jean-René Cazeneuve, avec Jean-Paul Mattei, mais aussi avec vous, monsieur le président. Il est tout à fait légitime d’examiner ce que le crédit d’impôt recherche peut rapporter, notamment dans le domaine du médicament, et ce qu’il coûte, comme de s’interroger sur d’éventuelles contreparties. Mais cela n’a rien à voir avec la politique de réponse à la crise, où il fallait sauver nos entreprises – ce dont je suis fier.

Quant à Michelin, il est facile de lui faire un procès. Pourtant, c’est une très belle, très grande entreprise, un des leaders mondiaux du pneumatique. Il n’y a qu’en France qu’on va taper systématiquement sur ce qui réussit, et surtout les entreprises qui réussissent à garder une empreinte industrielle ! Pour en avoir discuté avec M. Menegaux, oui, il licencie, mais pourquoi ? Regardez l’évolution du coût de l’énergie, notamment liée à la guerre en Ukraine, l’offensive menée par les Américains sur ce point, le coût de l’énergie en Asie. Et vous comprendrez pourquoi certaines entreprises sont en grande difficulté. Les pointer du doigt ne les aidera pas et ne sauvera pas les emplois.

Regardez ensuite les règles qui s’imposent en matière de durabilité des pneumatiques : elles sont, ainsi que les systèmes de contrôle, objectivement favorables aux pneumatiques chinois et défavorables aux pneumatiques français et européens. La vraie bataille à livrer, c’est d’établir des règles favorables à nos intérêts économiques. L’Europe doit apprendre à défendre ses intérêts économiques, et pas ceux de ses rivaux.

Enfin, on impose à Michelin, dans le cadre de la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, des règles de reporting qui sont les plus strictes de la planète. Cela coûte, selon les évaluations de M. Menegaux, des dizaines de millions d’euros. Si nous voulons que nos entreprises coulent, continuons à les accabler de charges, de règles, de normes, d’obligations. Mais après, il ne faudra pas pleurer sur les emplois détruits !

En revanche, je rejoins le président Coquerel sur la réflexion à mener sur le coût du CIR, en constante augmentation, et sur ce qu’il nous rapporte en laboratoires, centres de recherche et emplois.

M. le président Éric Coquerel. On pourrait se demander s’il faut affaiblir nos normes ou plutôt mieux protéger nos entreprises, en menant une politique protectionniste.

M. Jean-Paul Mattei (Dem). Je suis un peu gêné par la tournure du débat, qui devient une discussion de politique générale – passionnante, au demeurant, mais ce n’est pas tout à fait notre sujet.

S’agissant du PLFR, pourquoi n’avez-vous pas pu aller au bout ? Nous partagions l’idée qu’il était nécessaire. Quelles recettes fiscales y auraient été prévues ? Auriez-vous continué à le demander au mois d’octobre ?

Vous avez dit au Sénat que, pendant la crise du covid, l’ensemble des services se retrouvaient dans des réunions mensuelles. Pourquoi ne pas les avoir réinstaurées, notamment lorsque les recettes sont redevenues très volatiles ?

On parle beaucoup de la flat tax, dont je rappelle qu’elle comprend un prélèvement de 12,8 % au titre de l’impôt sur le revenu et un autre de 17,2 % au titre des prélèvements sociaux. Le projet de loi de finances présenté par Michel Barnier prévoyait une augmentation de la part fiscale à 20 %, ce qui portait la flat tax à 37,2 % pour certains contribuables. Auriez-vous voté cette mesure, si vous aviez été député ?

Je suis d’accord avec vous sur la nécessité de préserver l’entreprise. Il faut distinguer bénéfice utile et bénéfice futile : un bénéfice réinvesti, c’est un outil de production – raison pour laquelle j’étais très réservé sur la contribution sur les grandes entreprises. On peut néanmoins s’interroger sur les bénéfices versés à l’extérieur, c’est-à-dire sur la rémunération du capital ; et vous admettrez que la contribution des revenus du travail au budget de l’État est supérieure que celle des revenus du capital. Il faut se poser les bonnes questions.

M. Bruno Le Maire. Je n’aurais pas voté cette augmentation du prélèvement forfaitaire unique. Je n’aurais jamais voté aucune augmentation d’impôt sur nos compatriotes, pour une raison simple : ils n’en peuvent plus ! Notre niveau de prélèvement, en particulier sur le travail, est déraisonnable, notamment au regard de ce que font les autres grands pays européens : la France diverge à nouveau par rapport à ses grands partenaires, mais aussi concurrents, au premier rang desquels l’Allemagne.

Les réunions mensuelles peuvent être utiles si elles servent à informer ; on pourrait les rétablir. Mais il s’agit là de sujets politiquement très sensibles. Souhaitons-nous vraiment que les politiques interfèrent dans le travail des services sur l’évaluation des recettes ? Les responsables politiques ne doivent pas pouvoir biaiser des évaluations, ou forcer le trait pour éviter de réduire la dépense.

Enfin, je crois qu’un PLFR aurait été utile, au mois d’octobre comme au mois d’avril. Tout débat sur les finances publiques est à mon sens le bienvenu.

M. Charles de Courson, rapporteur général. J’en reviens à l’objet de notre commission d’enquête.

Je commence par le dérapage des finances locales, estimé par vos services à 13 milliards. Mais ne faut-il pas simplement voir là le fruit de prévisions initiales totalement irréalistes – une augmentation de 1,8 % en fonctionnement et de 7,5 % en investissement, quand nous allons finir l’année avec des augmentations respectivement de 4,6 % et 13,2 % ?

S’agissant du cadrage macroéconomique pour 2024, pourquoi avoir retenu un taux de croissance du PIB de 1,4 % ? Ce chiffre se situe bien au-delà de celui du consensus des économistes, qui était de 0,8 %, la Banque de France l’estimant à 0,9 %, l’OCDE et la Commission européenne à 1,2 % et le FMI à 1,3 %. Nous allons finir autour de 1 %.

Vous avez parlé devant nos collègues sénateurs d’une « grave erreur technique d’évaluation des recettes ». Comment s’explique-t-elle ? En ce qui concerne l’IS, vous avez inscrit dans la loi de finances une estimation à 72 milliards, alors que nous avions péniblement prélevé moins de 58 milliards en 2023. La différence est énorme ! En l’état actuel de mes recherches en tant que rapporteur général, mon interprétation est que lier l’EBE à la base fiscale est totalement erroné. Il en va de même pour la TVA : la différence entre les prévisions et les recettes est de 6 %, c’est considérable. Avez-vous joué un rôle dans l’idée que les taux d’épargne, qui étaient montés à 17 %, voire 18 %, allaient diminuer ? Deux années de suite, ce n’est pas arrivé ; et c’est lié au fait que les ménages n’ont pas confiance. S’agissant enfin de l’IR, l’écart est de 6 milliards, 6 % ! C’est la conséquence pour moitié d’appels aux avantages fiscaux divers et variés plus importants que prévu, et pour l’autre moitié d’une surévaluation des revenus des ménages. Les raisons des erreurs de prévision sont donc très différentes selon les impôts – et je n’ai cité ici que les principales, mais elles vont pour la plupart dans le même sens.

Vous étiez ministre, vous nous dites que vous étiez responsable, mais que vous laissez faire les services. Je ne comprends pas.

M. Bruno Le Maire. Oui, en matière d’évaluation des rendements, je laisse faire les services ; c’est leur responsabilité. Il ne me semble pas bon que les ministres se mêlent de ces prévisions. Je ne m’en mêle donc pas, mais, comme chef de cette administration, j’endosse la responsabilité.

On pourrait envisager un système totalement différent dans lequel le ministre rassemble les experts du Trésor et de la direction générale des finances publiques, et donne son avis sur les prévisions. Mais ce serait politiser un débat profondément technique ! L’évaluation du rendement des taxes et des impôts doit rester une tâche technique. Le ministre fixe le niveau de croissance ; c’est là une responsabilité politique. Mais l’évaluation du rendement des impôts et des taxes relève des services. Si le ministre s’en mêle, c’est le début du désastre en matière de réduction de la dépense ! Voilà ma conviction personnelle.

S’agissant des finances locales, votre question porte en elle-même sa réponse. La différence est énorme, en effet – nous sommes à un an des élections municipales. On pourrait la considérer comme positive, puisque l’investissement nourrit la croissance. Il me semble néanmoins que notre évaluation était raisonnable.

En ce qui concerne le taux de croissance, je vous rappelle que quand j’avais proposé le chiffre de 1 % pour 2023, tout le monde ou presque – les experts, la commission des finances – prévoyait une récession pour cette année-là. On me disait que notre objectif ne tenait pas absolument pas la route ! Mais nous avons fini à 0,9 %. Comme je crois en notre économie, j’ai choisi pour 2024 un chiffre ambitieux de 1,4 %. Quand l’OFCE, la Commission européenne et le FMI ont lancé l’alerte, notant que l’environnement géopolitique était très délicat, j’ai abaissé ce taux à 1 %. Nous allons finir à ce niveau et je suis convaincu que, sans les nouvelles conditions géopolitiques, notre évaluation de départ se serait révélée juste.

Concernant l’IS, je vous rejoins sur la question de l’EBE et de la base fiscale. Le cinquième acompte crée chaque année une grande volatilité sur les recettes fiscales. C’est un débat technique, mais je redis qu’il me semble tout à fait judicieux de mener de front, comme le fait le président de la commission des finances, le débat technique et le débat politique. Il faudrait examiner cette question attentivement.

M. Charles de Courson, rapporteur général. La TVA aussi ?

M. Bruno Le Maire. La TVA aussi, oui.

 

La réunion est suspendue de midi cinq à midi dix.

 

M. François Jolivet (HOR). Les services vous alertent sur un potentiel problème le 7 décembre 2023, soit en toute fin d’exercice, alors que depuis l’instauration du prélèvement à la source, Bercy encaisse les acomptes de l’IR tous les mois. De quels outils de reporting dispose le ministre des finances ? Je voudrais m’assurer que le problème n’est pas systémique.

Les moyennes et grandes entreprises savent quel sera le montant de leur impôt sur les sociétés si le budget qu’elles ont prévu est exécuté, qu’elles ajustent tous les mois au besoin. Concrètement, comment fonctionne l’exécution du budget de l’État ?

M. Bruno Le Maire. Votre question est vaste, mais je vais tâcher d’être bref. Le budget de l’État se prépare selon un calendrier que vous connaissez bien ; nous avons également un budget économique d’été, qui permet de faire le point sur la trajectoire, et un budget économique d’hiver. En outre, des notes sont adressées au ministre de l’économie et des finances, sur une base mensuelle ou trimestrielle, par les différents services compétents en matière de recettes fiscales – le Trésor, responsable au premier chef de la politique économique globale du pays, la direction générale des finances publiques, la direction du budget et la direction de la sécurité sociale. Cette fameuse note du 7 décembre s’inscrit dans ce système d’alerte sur les éventuelles difficultés.

Je tiens évidemment compte des observations formulées par la direction générale du Trésor, mais je ne tire les conclusions des alertes qu’une fois que les données sont matérialisées par les chiffres de l’Insee, qui sont disponibles beaucoup plus tard : modifier le budget de la nation à chaque potentielle difficulté serait ingérable ! La note dont vous parlez disait très précisément : « Certains éléments nécessitent des investigations complémentaires. Il convient donc de rester prudent sur l’atterrissage exact. »

On pourrait imaginer que les présidents et rapporteurs généraux des commissions des finances du Sénat et de l’Assemblée nationale soient destinataires de ces notes. J’y suis favorable, mais cela implique que chacun prenne ses responsabilités et sache utiliser à bon escient les informations transmises : si, chaque fois qu’une note alerte sur le fait qu’on n’est peut-être pas en ligne avec les prévisions et que la situation peut déraper, le pilote panique et exige une correction du budget, nous irons droit dans le mur. Néanmoins, un tel système aurait le mérite de partager l’information et de permettre un dialogue plus approfondi entre le gouvernement et les parlementaires sur le pilotage des finances publiques.

M. François Jolivet (HOR). Tel que le Conseil national de la résistance l’avait imaginé, le financement des systèmes de pensions – on ne parlait pas de retraite alors – et de protection médicale devait revenir aux familles et aux employeurs, l’impôt devant servir à financer les services publics.

Or voilà bien trop longtemps qu’il existe une grande porosité – et je sais que le président Coquerel souscrit à ce constat : nous avons perdu de vue la doctrine de départ, ce qui a finalement déresponsabilisé les acteurs, c’est-à-dire les partenaires sociaux pour ce qui concerne les retraites, et la sécurité sociale pour ce qui concerne la protection médicale.

Quelle est votre opinion politique sur ce sujet ?

M. Bruno Le Maire. Je me contenterai de quelques observations pour nourrir une réflexion devenue indispensable dans ce moment de grande transition.

À la création du système de sécurité sociale et du système de retraites, en 1945, il y avait peu de prestations et une démographie dynamique. Quatre-vingts ans plus tard, les prestations sont de plus en plus nombreuses et la démographie est de moins en moins dynamique. Ça ne peut pas marcher ! Nous allons, lentement mais sûrement, vers un appauvrissement généralisé. Ce modèle, qui consiste à prendre toujours plus à ceux qui travaillent pour financer les prestations de ceux qui ne travaillent pas, ou plus, est à la fois désespérant pour la nation, injuste et dangereux, surtout au regard des immenses défis que nous avons à relever.

Nous sommes en passe de devenir une colonie numérique des États-Unis et de la Chine : il faut investir massivement dans l’IA. Je rappelle que la capitalisation boursière de Google, qui s’élève à 2 500 milliards de dollars, dépasse à elle seule la capitalisation boursière de l’ensemble des grandes boîtes françaises du CAC40 ! Il faut investir aussi dans l’adaptation au changement climatique, dont nos compatriotes souffrent déjà en raison de la modification du trait de côte ou du retrait-gonflement des argiles qui menace leur maison. En outre, nous savons que, si nous ne payons pas davantage, Donald Trump laissera tomber notre sécurité, alors même que nous sommes menacés à nos frontières par la Russie de Vladimir Poutine.

Il y a donc un choix essentiel à faire, qui nous engage pour les cinquante prochaines années : déciderons-nous de maintenir l’État-providence dans sa forme actuelle, qui se révèle incapable de financer les priorités absolues que nous imposent les temps actuels, malgré une taxation toujours plus importante de ceux qui travaillent, ou aurons-nous le courage, collectivement, de changer de modèle, en recentrant les aides sociales sur ceux qui en ont réellement besoin et en s’assurant qu’elles ne sont plus financées uniquement par ceux qui travaillent – et qui n’en peuvent plus –, ce qui permettrait de dégager des ressources suffisantes pour les investissements stratégiques que j’ai évoqués ?

M. le président Éric Coquerel. Dans votre livre, vous remettez totalement en question le système social français assurantiel et prônez un système qui aiderait uniquement les moins favorisés, poussant de fait les autres vers le privé. Personnellement, j’y suis radicalement opposé.

On assiste à une fiscalisation croissante du système social, notamment en raison du recours à une fraction de la TVA pour compenser les exonérations de cotisations patronales – mais aussi, plus largement, la suppression d’autres impôts, comme la redevance télé, la CVAE ou la taxe d’habitation. D’une certaine manière, nous sommes en train de devenir accros à la TVA. Ne trouvez-vous pas cette tendance dangereuse ? Un rendement moins dynamique de cette taxe, comme ça été le cas en 2024, peut mettre en danger tout l’équilibre fiscal.

M. Bruno Le Maire. Je ne suis pas loin de penser comme vous, mais allons au bout du raisonnement : si la TVA est devenue une source de recettes universelle et absolue en cas de problème, c’est parce que notre modèle économique est fondé sur la consommation. Et je pense que ce modèle nous emmène droit dans le mur.

M. le président Éric Coquerel. C’est un choix !

M. Bruno Le Maire. Certes, mais je ne crois pas que ce soit le bon, car la part de la TVA dans les recettes de l’État se réduit comme peau de chagrin.

Pour ma part, je crois en un modèle économique différent : celui que nous avons commencé à construire, pendant sept ans, avec la majorité et le président de la République. Sans doute, comme l’a souligné M. le rapporteur Ciotti, aurait-il fallu aller encore plus vite, plus loin, être plus radical pour basculer vers un modèle économique de production qui défende nos agriculteurs, nos industries, nos laboratoires de recherche et notre innovation, et qu’enfin, on arrive à créer de la richesse en France pour dépendre moins de cette fameuse TVA.

M. le président Éric Coquerel. Si c’est le choix qui a prévalu depuis 2017, on peut au moins se dire que ce n’était pas le bon.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Dommage que je n’aie pas le temps de réagir à tous vos propos sur le nécessaire changement de modèle, ce serait passionnant ! Votre audition tient à la fois du plaidoyer pro domo et de la déclaration de politique générale – j’ignorais que vous étiez candidat !

Permettez-moi de revenir sur l’histoire du parpaing sur le pare-brise. Ce parpaing, ne l’a-t-on pas vu venir de loin ? Lors de son audition, Jérôme Fournel a déclaré : « Nous avons pris conscience qu’il se passait quelque chose au cours de l’été 2023. Au reste, les premiers éléments d’évolution des recettes ou de cristallisation de pertes de recettes sont apparus […] à la fin de l’été. » Ces inquiétudes transparaissaient aussi dans une note du 11 juillet à laquelle certains de mes collègues ont fait référence. N’aurait-il pas fallu réagir dès ce moment-là et, en tout état de cause, ne pas attendre le début de l’année 2024 ?

Par ailleurs, le premier principe d’une bonne gestion consiste à retenir les hypothèses les plus prudentes, voire les plus pessimistes. Or vous avez évalué le rendement de l’IS à 72 milliards, soit 20 % de plus que l’année précédente, alors même qu’il est évident que la croissance n’atteindra jamais 1,4 %. Comment est-il possible de n’avoir pas anticipé le moindre rendement de l’IS ?

Enfin, le rendement de la Crim, évalué à 12 milliards à l’été 2022, n’a finalement rapporté que 1 milliard. Comment a-t-on pu se tromper autant ? C’est une question sincère de néophyte.

M. Bruno Le Maire. La variation des prix de l’énergie est l’une des plus difficile à anticiper. En l’espèce, la baisse du prix de l’électricité a été beaucoup plus rapide que prévu. Reste qu’il y a eu une erreur manifeste d’évaluation, ce qui m’a d’ailleurs amené à proposer un mécanisme plus simple, fondé sur le chiffre d’affaires des énergéticiens, afin de garantir la recette de cette contribution.

Le directeur général des finances publiques était mon directeur de cabinet, et je ne contredirai pas ses positions. Je veux bien entendre que tout le monde savait dès l’été 2023, mais personnellement, je n’ai reçu les notes de la direction générale des finances publiques que les 9 et 16 octobre. Je répète qu’il me semblerait judicieux que ces notes soient désormais transmises aux présidents et rapporteurs généraux des commissions des finances du Parlement, ce qui évitera, à l’avenir, de chercher systématiquement des boucs émissaires, ce qui est tout à fait stérile.

Dans la première, le directeur général des finances publiques m’informe de la situation budgétaire de la TVA au 31 août : les recettes nettes, pour le mois comme en cumul sur l’année, affichent une plus-value – en l’espèce, 600 millions d’euros. Il s’agit de la première ressource fiscale de l’État : comment, alors, ne pas être fondé à penser qu’on est dans la bonne direction ?

Dans la deuxième, on m’informe que la recette nette finale de l’IS pour 2023 est très incertaine, en raison de difficultés pour anticiper le comportement des entreprises et donc le niveau du cinquième acompte, historiquement volatil mais déterminant – c’est d’ailleurs un sujet technique majeur.

Fin octobre 2023, le rendement de la TVA est bon, celui de l’IR également, et, malgré une incertitude sur l’IS, l’excédent fiscal s’élève à 200 millions d’euros. On ne me dit donc pas qu’il y a panique à bord ! Je ne suis pas devin : je n’ai aucune raison, moi, modeste ministre des finances, de douter des informations remontées par la DGFIP et le Trésor qui, je le répète, m’indiquent une plus-value de 200 millions d’euros de recettes.

M. Gérault Verny (UDR). Je bois du petit-lait en vous écoutant. Réduction de la fiscalité, économie de production, refus de toute nouvelle imposition : j’espère que le futur premier ministre vous nommera ministre de l’économie et que vous pourrez réparer l’économie française, qui vient de vivre sept années difficiles. La dette atteint 1 000 milliards, pour 500 milliards de croissance ; cela signifie que 2 euros de dette ont généré 1 euro de croissance. Ce n’est pas terrible !

Vous nous demandez de refuser toute augmentation de la fiscalité. Si vous aviez été député, auriez-vous rejeté un projet de budget tendant à alourdir la fiscalité de 40 milliards d’euros ?

M. Bruno Le Maire. Cela ne vous a pas échappé, je ne suis plus député, ni ministre. Je suis même sorti de la vie publique – même si j’ai grand plaisir à vous retrouver ici pour débattre sur l’avenir de la nation.

Je n’aurais jamais voté d’augmentation d’impôt. Mais ce n’est pas la même chose que de voter la censure du Gouvernement. Il y a une voie de passage entre les deux.

De nombreux parlementaires se sont opposés aux hausses d’impôts. Ils avaient raison et je salue leur courage politique.

M. Gérault Verny (UDR). Le Gouvernement avait engagé sa responsabilité sur le budget, ce qui compliquait la situation.

Tous les patrons de France sont en train d’établir leur budget prévisionnel pour 2025 de manière suffisamment raisonnable pour terminer l’exercice avec un solde positif, car les entreprises ne peuvent pas s’endetter comme le fait l’État.

Les recettes de l’IS n’ont pas chuté en 2024 ; c’est simplement qu’elles n’ont pas crû de 30 %, contrairement aux prévisions. J’ai posé la même question à toutes les personnes auditionnées, sans obtenir de réponse : comment une personne aussi brillante que vous ne s’est-elle pas interrogée en premier lieu sur la crédibilité d’une telle prévision de croissance des recettes fiscales, alors que le taux de croissance de l’activité attendu pour 2024 n’était que de 1 %, et que les entreprises n’étaient responsables que de la moitié de cette croissance, le reste étant malheureusement généré par la dette ?

M. Bruno Le Maire. Vous allez encore boire du petit-lait. Je ne cherche pas à être brillant et ne prétends pas l’être. En revanche, j’ai la prétention d’être honnête. Les prévisions de recettes de l’IS reposent sur une hypothèse d’élasticité entre la croissance et l’impôt sur les sociétés. En 2022, nous avions formulé l’hypothèse que l’élasticité des recettes fiscales à la croissance serait de l’ordre de 1 pour l’ensemble des impôts. L’élasticité a finalement été beaucoup plus forte, de 1,6, si bien que les recettes fiscales de 2022 ont été beaucoup plus importantes qu’espéré. En 2023, le phénomène inverse s’est produit, avec l’élasticité fiscale la plus faible depuis 1990 ou 1991.

Le problème n’est donc pas que nous ayons poussé le curseur trop loin, mais que le curseur que nous avons retenu – 1 euro de croissance conduit à 1 euro de recettes fiscales –, qui a été le bon, en moyenne, au cours des trente dernières années, ne l’a pas été en 2024. Je rappelle que nous avions déjà réduit notre prévision d’élasticité fiscale dans le PLF pour 2024.

C’est une question technique qui doit être posée, car elle est cruciale : le niveau d’élasticité fiscale qui a été valable pendant trente ans l’est-il encore ? Au regard des aberrations dans un sens ou dans l’autre depuis quatre ans, la réponse est visiblement non, et il faut réfléchir sur cet instrument.

Lors de la refondation, nécessaire, de la procédure budgétaire et d’évaluation des recettes en France, le ministre de l’économie et des finances devra rester responsable de l’évaluation de la croissance, dont beaucoup de paramètres sont très politiques, l’arbitrage final en la matière devra relever du premier ministre et du président de la République.

En revanche, les prévisions de recettes devront échapper à la responsabilité du ministre de l’économie et des finances et le calcul de l’élasticité devra être refondé de manière plus précise et cohérente.

M. Daniel Labaronne (EPR). Vous avez défendu vos choix politiques et souligné vos réussites en matière de croissance, de réduction du chômage ou d’attractivité de notre territoire.

Je m’interroge sur les modèles de prévision macroéconomique. Hier, Emmanuel Moulin a reconnu que la crise sanitaire, qui a créé des contraintes d’offres, avait remis en cause la pertinence des modèles de prévision utilisés jusque-là à Bercy, qui reposaient seulement sur des contraintes de demande, et qu’il avait fallu un certain temps pour élaborer des modèles alternatifs.

Je m’interroge également sur les modèles de prévision des recettes fiscales. Prennent-ils en compte les facteurs comportementaux ? Selon certaines analyses économiques, l’instabilité politique doit être prise en considération dans les comportements des acteurs économiques. Elle pousse les entreprises à accumuler plus de provisions que nécessaire et les ménages à épargner davantage. Je rappelle que l’année 2023 a été celle des 49.3 à répétition. Comment les événements politiques de 2024 – la dissolution de l’Assemblée, l’adoption d’une motion de censure – vont-ils affecter le comportement des différents acteurs en 2025 ? Ne faudrait-il pas élaborer des modèles de prévision de recettes plus robustes, qui prendraient en compte les effets du climat politique sur le comportement des acteurs ?

Vous n’avez sans doute pas eu le temps de donner des instructions à vos services pour moderniser les modèles de prévision macroéconomique et de recettes publiques en y intégrant de nouvelles variables, mais il faudrait revoir notre corpus théorique et économétrique.

M. Bruno Le Maire. Si notre politique économique a donné les résultats que j’ai indiqués en sept ans – le taux d’emploi le plus élevé depuis 1974 et un début de réindustrialisation, qui doit être confirmé –, c’est, je crois, grâce à deux facteurs, sa stabilité et sa clarté. Je suis favorable à une économie de production, au plein-emploi – avec un taux de chômage à 5 % – et à la refonte de l’État providence, qui ne peut plus avoir le tout-gratuit pour tout le monde comme horizon ultime. Voilà ce qui, à mon sens, est de nature à rassurer les investisseurs, les ménages et les entreprises.

Je crois à la stabilité fiscale, parce que faire joujou avec les impôts et les taxes crée de l’inquiétude et de l’incertitude, qui poussent les ménages à épargner et les entreprises à repousser l’investissement – forcément, elles ne savent pas à quelle sauce elles seront mangées. Nos compatriotes s’interrogent en permanence : quels taux, quelles contributions, quelles charges seront augmentés ?

En France, le taux d’épargne oscille entre 17 % et 18 % ; aux États-Unis, il est passé de 4,9 % à 4,8 % en août. Par ailleurs, le taux de croissance aux États-Unis est supérieur de 1,5 point au taux de croissance moyen de l’Europe. Bien sûr, le modèle américain est sur de nombreux points incompatible avec ce que nous voulons pour la société européenne, concernant les iniquités, les écarts de valeur et de richesse, notamment. Toutefois, il faut regarder les choses en face : un continent décolle, un autre stagne.

Si nous voulons décoller à notre tour, pour préserver nos principes de solidarité et notre modèle social, nous devons changer les fondamentaux. Nous avons commencé à le faire, notamment avec votre aide, Monsieur Labaronne, mais il faut aller encore plus vite.

M. le président Éric Coquerel. La question n’est pas celle du coût de notre modèle social. C’est que les États-Unis se soucient comme d’une guigne de leur déficit.

M. Bruno Le Maire. Si les États-Unis peuvent se ficher de leur déficit, c’est pour une raison très importante : le dollar est une monnaie de référence. L’une des grandes ambitions politiques de l’Europe devrait être de faire de l’euro une monnaie internationale de réserve. Le jour où ce sera le cas, nous pourrons sans doute lever la dette nécessaire aux investissements que suggère M. Draghi.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Dès le mois d’octobre 2023, la DGFIP vous a informé de difficultés concernant les prévisions de recettes. Dès le 7 décembre 2023, la direction générale du travail (DGT) ainsi que votre ministre des comptes publics vous ont informé de l’augmentation probable du déficit public, en portant les prévisions de 4,9 % à 5,2 %.

Face aux membres de la mission d’information relative à la dégradation des finances publiques au Sénat, vous avez affirmé qu’aucun ajustement n’était possible alors. Pourtant, une note datée du 13 décembre 2023 adressé par vous-même à Élisabeth Borne atteste du contraire.

Au Sénat, vous avez déclaré que « toutes les décisions possibles [avaient] été prises en temps et en heure. » Or tout à l’heure vous avez vous-même signalé que votre proposition de présenter un projet de loi de finances rectificative n’avait pas été suivie.

Vous qui nous taxez d’hypocrisie, pouvez-vous réaffirmer devant nous, en toute bonne foi, que « toutes les décisions possibles ont été prises en temps et en heure » ?

M. Bruno Le Maire. Oui, je le confirme. Je crois sincèrement que face à un effondrement imprévu de nos recettes fiscales, tout ce qui devait être fait a été fait en temps utile, et contre tout le monde ou presque.

La note que j’ai adressée à la première ministre après avoir reçu la note de mes services le 7 décembre prouve bien mon honnêteté : je ne cache pas les alertes sous le tapis. Le 12 décembre, j’ai réuni tous les directeurs d’administration concernés. Oui, l’erreur d’évaluation des recettes a été lourde et grave. Nous devons comprendre pourquoi les informations qui m’ont été données n’ont pas été les bonnes. En tout cas, puisque les directeurs d’administration qui me les ont transmises – auxquels je tiens à rendre hommage – étaient placés sous mon autorité, j’en prends la responsabilité.

Le 13 décembre, après avoir consulté les directeurs de l’administration centrale sur les mesures de correction possibles, j’adresse une note à la première ministre. Selon mes interlocuteurs, il n’était pas possible de modifier le projet de loi de finances ; la directrice du budget, Mélanie Joder, vous l’a confirmé. La situation étant incertaine, corriger le budget aurait constitué une faute économique et politique, en plus d’être inefficace. À ce stade de l’année, seules pouvaient être envisagées des mesures en gestion, que j’ai prises à hauteur de 6 milliards d’euros. Il fallait ensuite anticiper les mesures qui s’imposeraient début 2024 en cas de confirmation de la première alerte. J’ai communiqué à la première ministre mes propositions, qu’elle a validées. Ainsi, le 21 janvier 2024, j’ai ramené la TICFE, que j’avais mise à zéro pendant la crise énergétique pour soulager les ménages, à 21 %  une recette de 5 milliards d’euros. Au même moment, j’ai annoncé 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires.

Je le redis donc, sincèrement : face à cette crise imprévue en matière de recettes, nous avons fait, en temps utile, tout ce qui était possible et efficace.

Mme Christine Pirès Beaune (SOC). Une précision : parler de justice fiscale n’implique pas d’augmenter les impôts pour tous. Le ruissellement des richesses promis à tous les Français n’a pas eu lieu ; il a bénéficié à un tout petit nombre. En revanche, le ruissellement de la dette s’est bien produit, tant pour l’État que pour la sécurité sociale.

Je suis d’accord avec vous, parler des collectivités locales n’a aucun sens – je le dis depuis 2012. Mais cela n’a aucun sens non plus de parler « des » entreprises  une TPE n’est pas un grand groupe –, ni « des » foyers fiscaux. L’extrait de rapport que j’ai lu n’est pas contradictoire avec celui que vous avez cité ; j’ai simplement choisi le passage qui évoque les 3 800 foyers fiscaux qui ont profité de la concentration des richesses.

Je maintiens donc que la stabilité fiscale ne vaut que si elle s’accompagne de justice.

M. Bruno Le Maire. Je connais votre honnêteté et je respecte vos convictions, même si je ne les partage pas toutes. Ma vision est cependant différente de la vôtre : dans un pays où la moitié des habitants ne paient pas l’impôt sur le revenu – même s’ils acquittent la TVA – et où 70 % de cet impôt sont payés par 10 % des contribuables, je comprends le ras-le-bol de l’immense majorité de nos compatriotes, qui perçoivent des revenus moyens.

Pour ce qui est de la toute petite part des grandes fortunes, j’ai toujours été favorable aux mesures internationales, susceptibles d’éviter l’évasion fiscale, et j’ai défendu ces solutions au G20, avec mon homologue brésilien. On me rétorque qu’il s’agit d’un rideau de fumée ; mais en 2017, quand j’avais proposé de taxer les géants du numérique, on m’avait pareillement répondu que c’était impossible. Pourtant je l’ai fait et la mesure apporte chaque année plus de 1 milliard d’euros au Trésor public. Même chose pour la taxation minimale à l’IS. La France doit mettre tout son poids politique, de concert avec d’autres pays du G20, pour imposer une taxation minimale des plus grandes fortunes au niveau mondial, comme le préconise Gabriel Zucman.

En revanche, arrêtons d’accabler d’impôts les classes moyennes, les gens qui travaillent : ils n’en peuvent plus, cumulant charges, cotisations et impôt sur le revenu sans toujours bénéficier des mêmes avantages que les autres en matière de services publics. Cette question doit faire l’objet de la plus grande prudence.

Je rejoins votre propos sur les collectivités locales et sur les entreprises. Une PME sous-traitante et un grand groupe donneur d’ordre ne vivent pas la même réalité.

Enfin, sans rouvrir le débat qui dure depuis des années, je ne crois pas au ruissellement spontané. La bonne voie consiste à refaire de la France une grande nation de production, qui crée de la valeur, tout en gardant notre système fiscal redistributif.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). J’ai déjà posé cette question capitale aux deux directeurs généraux du Trésor que nous avons auditionnés : à quel moment se cristallise chez vous la conviction qu’on va avoir de sérieux problèmes en 2024 ? Hier, Emmanuel Moulin nous expliquait que la note du 7 décembre 2023 concernait, dans son esprit, l’année 2023 ; il n’était donc pas, à ce stade, persuadé que l’année suivante nous réservait un problème majeur.

M. Bruno Le Maire. Ma conviction s’est faite au moment où les chiffres de croissance ont été révisés par les grandes institutions internationales, début février 2024. Jusque-là, on n’avait qu’un problème de recettes : c’est ennuyeux, mais ce n’est pas grave ; il arrive de se tromper et, même si l’erreur concerne un montant très élevé, elle peut se corriger avec des annulations de crédits, des mesures de rétablissement et de retour à la normale, et la sortie des dispositifs exceptionnels. En revanche, si la croissance n’est pas au rendez-vous parce que la situation géopolitique se dégrade, le problème devient plus sérieux. C’est ce qui m’a amené à prendre rapidement des mesures supplémentaires et à proposer, dès le début 2024, de présenter une loi de finances rectificative.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Vous avez dit qu’à partir des années 2000, la France et l’Allemagne avaient divergé à propos des finances publiques : l’Allemagne conduit des réformes de structure ; nous ne les ferons que vingt ans plus tard, avec Emmanuel Macron. Une autre lecture consiste à noter que le début des années 2000 est marqué par l’apparition de la monnaie unique. Vous avez été le doyen de l’Eurogroupe et y avez siégé durant sept ans et demi ; ne peut-on pas voir dans la dégradation continue des finances de la France une conséquence de la déresponsabilisation de notre classe politique sous l’effet de l’adoption de l’euro ?

M. Bruno Le Maire. L’euro agit hélas sur nos finances publiques comme un anesthésiant, mais non comme un remède. C’est pourquoi je ne partage pas les inquiétudes quant à l’imminence d’une crise financière ; un lent étranglement de l’économie française et un lent appauvrissement de notre pays me semblent plus probables si on ne résout pas le problème des finances publiques.

L’écart de niveaux de dette et de déficit entre la France et l’Allemagne tient à deux raisons principales.

D’abord, la part des retraites dans la richesse nationale, une singularité française qui doit être résorbée. Tous ceux qui ont refusé de voter la réforme des retraites n’ont aucune leçon à donner en matière de finances publiques, car les retraites représentent 14 % de la dépense publique, un chiffre aberrant en comparaison des autres pays européens et plus largement développés. C’est ce déséquilibre qui, en réduisant les salaires, appauvrit aujourd’hui ceux qui travaillent.

Ensuite, le taux d’emploi : l’Allemagne a assumé des réformes courageuses, conduites par Gerhard Schröder, qui ont ramené le taux de chômage à 5 % et le taux d’emploi à près de 80 %. Supprimer l’écart de 2,5 points de chômage qui nous sépare de l’Allemagne réglerait 80 % des problèmes de dette et de déficit dans notre pays. Il nous faut un modèle de production et de plein-emploi, non un modèle de consommation et de chômage.

S’agissant de la monnaie unique – je reviens à la question qui m’a été posée par le président de la commission des finances –, l’indépendance de l’Europe et de la France nous confronte à trois défis majeurs.

La monnaie européenne doit devenir une monnaie internationale de référence – seule façon de nous rendre indépendants des États-Unis. Si vous voulez que le rapport Draghi ne reste pas lettre morte, comme des milliers de rapports européens, l’euro doit devenir une devise de réserve mondiale. D’ailleurs, Donald Trump ne s’y est pas trompé, attaquant immédiatement la Chine sur sa volonté de faire du renminbi une monnaie internationale de référence. Faire de l’euro une telle monnaie devrait être notre première ambition des trente prochaines années : cela garantirait notre capacité à lever de la dette et à investir.

Le deuxième défi est la tech. Si nous ne rétablissons pas nos finances publiques, nous ne pourrons pas investir suffisamment dans les technologies, l’intelligence artificielle, la gestion des données et la souveraineté numérique.

Enfin, n’oublions pas la défense. Quand un pays voisin menace, tous les quatre matins, de nous frapper avec des missiles tactiques, il est bon de se protéger, car le parapluie américain ne durera que ce que Donald Trump aura décidé.

M. le président Éric Coquerel. Vous l’avez dit, la croissance française est restée en 2023 à 1 % ; l’Allemagne, elle, est entrée en récession et on s’y demande si, en voulant à tout prix limiter la dette, on n’est pas en train d’étrangler l’activité économique. N’est-ce pas notre système de protection sociale, qui offre un matelas à la consommation populaire et permet aux dépenses publiques de prendre le relais en cas de reflux de l’activité du secteur privé, qui explique qu’on ne décroche pas par rapport à l’Allemagne ?

M. Bruno Le Maire. J’ai une autre explication : l’Allemagne décroche à cause du prix de l’énergie et de ses choix calamiteux dans ce domaine, notamment de son renoncement au nucléaire qui n’a pas été suffisamment pallié par les énergies renouvelables de substitution. Ce pays paie au prix fort l’accélération de la désindustrialisation et le départ des grandes usines, notamment du secteur chimique, vers d’autres pays où l’électricité est décarbonée et moins chère, notamment les États-Unis.

Par ailleurs, les Allemands débattent de l’assouplissement du frein à la dette ; étant dans une situation inverse, nous devrions avoir un débat sur la création d’un tel frein. Vu comme il est difficile de faire des économies et de réduire la dépense publique, imposons-le à la classe politique par une mesure constitutionnelle ! Le frein à la dette pourrait être levé en cas de crise et de difficultés, et ne s’appliquerait pas aux dépenses d’investissement dans les secteurs stratégiques, notamment la tech et la défense ; mais il nous contraindrait à assainir les finances publiques. C’est en mélangeant le meilleur de ce qui se fait en France et en Allemagne qu’on peut tracer un chemin.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je persiste et je signe : pendant sept ans, vous avez fait adopter des budgets que vous aviez construits de A à Z – pendant cinq ans grâce aux pleins pouvoirs conférés par votre large majorité au Parlement, puis, deux années de suite, grâce au recours de Mme Borne au 49.3 – la rumeur voulait d’ailleurs que vous n’étiez pas content des mesures qu’elle y avait ajoutées. Comment pourriez-vous ne pas être responsable de la situation ?

Dans votre intervention liminaire, vous avez fustigé la création de postes de fonctionnaires au motif que cela générait beaucoup de dépenses. Or, fin 2022 – je ne dispose pas de chiffres plus récents –, on comptait 178 000 fonctionnaires de plus que lors de l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, dont 90 000 dans la seule fonction publique d’État. Vous me rétorquerez sûrement qu’il était nécessaire de renforcer les effectifs des fonctions régaliennes – police, armée –, mais ce renforcement n’a pas été compensé par une diminution des fonctionnaires dans les domaines non régaliens, à l’exception de l’effort consenti par la DGFIP.

Par ailleurs, vous avez expliqué que le rétablissement des comptes avait notamment été compromis par la crise de covid-19. Or, dans son rapport annuel de 2018, la Cour des comptes pointait déjà l’existence de « déficits effectif et structurel plus élevés que dans la quasi-totalité des autres pays européens », ajoutant que le Gouvernement ne prévoyait qu’une amélioration très faible du solde public, pour une large part conjoncturelle. En 2019, elle déplorait à nouveau « une nette dégradation du solde et de la dette publics qui met en évidence la fragilité du redressement de nos finances publiques. […] les événements récents ayant démontré l’insuffisance et la grande fragilité du redressement opéré jusqu’à présent ». Selon la Cour des comptes, qui ne partage donc pas votre analyse, vous n’avez engagé aucun effort structurel pour diminuer la dépense publique. Aurait-elle tort ?

Vous cherchez à réduire la crise des finances publiques à un simple problème de prévisions, dont acte, mais permettez au Rassemblement national de considérer que ces erreurs maquillent en réalité une incapacité à maîtriser l’évolution des dépenses en volume.

M. Bruno Le Maire. Je suis très heureux, monsieur Tanguy, de vous voir enfin convaincu de la nécessité de réduire structurellement la dépense publique – une solution dont je suis moi-même l’un des fervents partisans –, car ce n’est absolument pas ce que vous proposez dans votre programme : il n’y a pas d’augmentation des dépenses publiques plus structurée, plus coûteuse et plus durable que la baisse de la TVA et la suppression de l’IR pour les moins de 30 ans !

Arrive-t-il au ministre des finances de ne pas être content ? Oui, bien sûr, notamment lorsqu’il perd les arbitrages. Par exemple, chacun sait que le fonds Vert n’a jamais été ma tasse de thé : si les collectivités territoriales veulent investir dans la transition écologique, très bien, mais il ne me semble pas qu’il revienne à l’État de financer leurs pistes cyclables. Il m’est aussi arrivé de tordre le nez devant la revalorisation du point d’indice des fonctionnaires, car par nature, plus on fait d’économies, mieux le ministre des finances se porte. Mais je faisais partie d’un gouvernement et, par définition, j’en assume donc toutes les décisions.

S’agissant des cinq années de « pleins pouvoirs », comme vous dites – la réalité est plus relative –, entre 2017 et 2019, nous avons rétabli les comptes publics et ramené le déficit sous la barre de 3 % du PIB. Puis, en 2020 et 2021, nous avons décidé de protéger nos concitoyens face au covid-19, la crise la plus grave qu’on ait connue depuis 1929.

M. Gérault Verny (UDR). La baisse de la dépense publique au cours des sept dernières années n’est pas très manifeste, puisqu’elle était plus élevée en 2023 qu’en 2017.

M. Bruno Le Maire. Pas en pourcentage du PIB. Toutefois, si vous voulez dire qu’on peut toujours faire mieux pour réduire structurellement la dépense publique et inventer un nouveau modèle d’organisation et de gouvernance, je suis tout à fait d’accord.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vous remercie pour vos réponses, même si je déplore la stratégie politique, voire politicienne, que vous avez adoptée dans votre intervention liminaire, en faisant porter la responsabilité de l’effondrement économique, budgétaire et financier de la France sur d’autres que ceux qui ont été aux responsabilités depuis 2017. Je retiens une phrase : « personne n’est responsable de rien ». Je ne crois pas que les Français partagent ce sentiment.

Une correction doit être apportée au bilan que vous avez dressé, au-delà de la question de la dépense publique, qui le leste considérablement : la réindustrialisation dont vous vous êtes prévalu reste malheureusement toute relative. Vous avez rappelé l’effondrement de l’emploi industriel et de la part de l’industrie dans la valeur ajoutée nationale. Or les emplois industriels ne représentent que 12 % du total de l’emploi salarié en 2024, contre 13 % en 2017.

La dette covid, quant à elle, est estimée entre 300 et 325 milliards d’euros, selon les sources – 165 milliards de dépenses au titre des mesures d’urgence et à peu près autant de pertes de recettes –, soit moins d’un tiers des près de 1 000 milliards de dette accumulés entre 2017 et 2024.

Au vu de ces chiffres, ne regrettez-vous pas le défaut d’humilité dont vous avez fait preuve en prétendant, en juin dernier, avoir « sauvé l’économie française » ?

M. Bruno Le Maire. C’est trop facile de me faire ce procès. Vous me reprochez d’avoir adopté une stratégie politique, mais la politique, c’est noble. Je ne me présente pas devant vous en technicien, pour apporter les mêmes réponses que les directeurs de Bercy. Je suis très heureux que nous menions ce débat et je ne crois d’ailleurs pas avoir été épargné par les critiques politiques depuis plusieurs mois.

Il ne faut pas réveiller le chat qui dort. Je ne veux emmerder personne, mais ne venez pas me chercher avec des reproches qui sont à la fois injustes et faux. Je revendique la stratégie politique que vous regrettez, car elle permet au moins de connaître clairement les volontés des uns et des autres pour l’avenir de la nation. Mais si vous pensez qu’on peut me griffer matin, midi et soir et me faire porter l’intégralité de la responsabilité du déficit et de la dette alors que je n’ai jamais trouvé ici aucun soutien pour réduire la dépense, faire des économies ou abandonner les boucliers tarifaires sur le gaz et l’électricité, vous vous trompez d’homme ! Adressez-vous ailleurs !

Les Français ne sont pas effarés par mes propos, ils sont effarés par l’évolution du débat politique et par ce qui se passe dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Croyez-moi, je les écoute et je sais ce qu’ils en pensent. Je suis heureux qu’au moins, pendant ces quatre heures d’audition, nous ayons pu débattre sur le fond et confronter nos arguments sur l’évolution de notre modèle économique et sur les grands choix à faire pour la France. Je remercie d’ailleurs le président Coquerel d’avoir fixé l’ambition de la commission à ce niveau-là.

Car oui, il y a bien un lien direct entre la situation des finances publiques françaises et le modèle économique que nous avons conforté pendant cinquante ans. Si je me suis battu sept ans durant pour changer ce modèle, augmenter le niveau de production et ouvrir des usines, c’est parce que je suis convaincu que cela permettra de garantir la prospérité aux Français et de rétablir nos comptes.

Nous ne sommes qu’au début de la réindustrialisation, monsieur Ciotti, alors que depuis quarante ans, on désindustrialise à tour de bras ! Je l’ai vu dans ma circonscription, dans l’Eure, en Normandie, où les usines et les sous-traitants automobiles ont fermé ; cela fait d’ailleurs les choux gras du Rassemblement national.

Certaines élites ont prétendu que l’on pouvait avoir de l’industrie sans usines ; elles se sont trompées ! On a augmenté les impôts de production sur les entreprises industrielles, tout en prétendant vouloir réindustrialiser ; c’était une faute. On a embauché des ingénieurs, mais sans plafonner leurs cotisations sociales, comme c’est le cas en Allemagne ; c’était une faute. On a dit vouloir réindustrialiser, mais on a fermé des réacteurs nucléaires ; c’était une faute. Toutes ces fautes et ces erreurs, nous avons cherché depuis sept ans à les corriger, humblement mais fermement.

Je suis d’accord avec vous sur un point : ce n’est qu’un frémissement. Je regrette qu’on ne persiste pas dans cette voie, qui est la seule favorable à la France : refaire de notre pays une grande nation de production.

M. le président Éric Coquerel. Ce que pensent les Français, ce sont les urnes qui le reflètent en dernière instance.

J’ai entamé cette audition en ayant à l’esprit l’analyse suivante : je vous pense honnête, mais la manière dont vous embellissez tous les aspects de votre bilan économique depuis 2017 a inévitablement des conséquences sur l’imprévisibilité des résultats, lorsque ceux-ci sont mauvais. Tout ce qui a été dit ce matin n’a fait que confirmer cette analyse.

Il y a un décalage entre les chiffres précis des niveaux d’industrialisation, de croissance, d’investissements et d’emploi, et le tableau que vous brossez. Vous pensez honnêtement que ce décalage pourrait ne pas avoir de conséquences, comme si le déficit annoncé allait finalement passer de 5,7 % à 4,4 % du PIB et alors même que le bilan n’est pas aussi bon que celui que vous dessinez.

Je fais le même constat s’agissant des conséquences en matière de recettes fiscales. À plusieurs reprises, vous avez souligné le caractère massif des effets du PFU pour nos concitoyens. Je vous ai communiqué les chiffres : tout le bénéfice du PFU est concentré sur les 10 % des Français les plus riches ; à 90 %, il est concentré sur 1 % d’entre eux, soit 300 000 personnes. Croire que cette mesure aura un impact massif sur la fiscalité des Français ne peut que mener à une surestimation tout aussi massive des recettes attendues, alors qu’elles sont en diminution. De la même façon, vous avez répété que le pouvoir global d’achat des Français s’est amélioré, alors que toutes les données montrent que ça n’a pas été le cas pour 70 % d’entre eux. Vous dites n’avoir jamais cru à la politique du ruissellement, mais il y a dans votre logique l’idée sous-jacente que les avantages fiscaux octroyés aux plus riches peuvent rejaillir sur l’activité économique.

Vous dites que l’épargne est plus importante en France que chez nos voisins, mais tout le monde n’est pas en mesure d’épargner : plus les revenus s’élèvent, plus l’épargne augmente. Si l’épargne est si forte, c’est bien parce que vous avez octroyé des avantages fiscaux à des gens qui ne les ont pas répercutés dans l’économie, par leur consommation et leur contribution à la production ; ils ont préféré thésauriser. Votre pari n’a pas fonctionné. Ces éléments participent également à expliquer l’imprévisibilité des écarts.

Enfin, je ne vous reproche pas d’avoir baissé les impôts, je vous reproche de l’avoir mal fait. Lors de l’examen du projet de loi de finances, contrairement à ce que vous dites, les amendements que nous avons défendus ne visaient pas à augmenter globalement les impôts, mais à revenir sur vos mesures fiscales, économiquement inefficaces et socialement injustes. Nos débats de ce jour ne m’ont pas fait changer d’avis au sujet de votre aveuglement quant aux résultats de votre politique économique, aveuglement qui a nécessairement un impact sur les prévisions.

M. Bruno Le Maire. Je n’établis pas le même lien que vous.

Si le ministre ne défend pas le bilan de la politique économique qu’il a conduite pendant sept ans, qui le fera ? Défendre ses actions fait partie des attributs de la fonction.

Merci de reconnaître mon honnêteté ; je m’efforce avant tout d’être lucide. Je ne prétends pas qu’en sept ans, la France est redevenue une grande puissance industrielle à l’instar de l’Allemagne, de la Chine ou des États-Unis, mais nous revenons de tellement loin ! Nous avons tellement fait n’importe quoi en la matière ces dernières décennies – c’est d’ailleurs l’un des éléments d’explication de l’appauvrissement relatif des travailleurs –, que malgré tout, ouvrir des usines dans un pays qui en fermait, ce n’est pas si mal.

Je vous invite à interroger le maire de Dunkerque, et plus largement, tous les habitants du Nord : vaut-il mieux habiter une ville dans laquelle aucune usine n’a ouvert ses portes depuis trente ans et dont les sites industriels n’ont cessé de fermer, ou une ville dans laquelle sont créées des usines de batteries électriques ? Ils préfèrent certainement une ville où sont ouvertes de telles usines, ou une ville comme Douai, où sera produite la nouvelle R5 électrique ! Je ne dis pas que c’est parfait, je dis que c’est mieux.

Quant à la croissance, ce n’est pas Byzance, mais la France a évité la récession. Le ministre de l’économie était peut-être nul, mais il a évité cet écueil, contrairement à l’Allemagne.

Depuis sept ans, nous avons connu la croissance la plus élevée, comparativement à la Grande-Bretagne, à l’Italie et à l’Allemagne. Mais la croissance moyenne en Europe, à cause des normes, de l’absence de marchés de capitaux et de l’absence d’investissements dans l’innovation, nous a fait perdre de la productivité par rapport aux États-Unis et de la croissance par rapport aux autres grandes puissances. Au cours des quinze dernières années, la productivité a crû de près de 30 % aux États-Unis et de 7 % en Europe.

Pendant les années 1970, 1980 et 1990, notre avantage relatif résidait dans une productivité plus forte que celle des États-Unis ; elle est désormais moindre. La France n’est pas un canard boiteux, ce sont les choix européens en matière de politique économique qui ne sont pas à la hauteur de la situation.

Vous établissez un lien entre les résultats insuffisants de la politique économique et un déficit trop important. Mettons de côté les crises liées au covid et à l’inflation, bien qu’elles soient fondamentales : mes regrets ne concernent pas nos grands choix de politique économique, parce que je pense que nous allions dans la bonne direction ; je regrette davantage ne pas être allé plus loin en matière de réorganisation et de réduction de la dépense publique. Il reste des économies à faire ; cela demande juste du courage.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie. Puisque vous avez eu le mot de la fin, cette audition n’était donc pas un procès politique !

 

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

 

Réunion du jeudi 12 décembre 2024 à 9 heures

Présents. - M. David Amiel, M. Erwan Balanant, M. Jean-Pierre Bataille, M. Carlos Martens Bilongo, M. Anthony Boulogne, M. Mickaël Bouloux, M. Jean-René Cazeneuve, M. Éric Ciotti, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, Mme Félicie Gérard, M. David Guiraud, M. François Jolivet, M. Daniel Labaronne, M. Tristan Lahais, Mme Constance Le Grip, M. Aurélien Le Coq, M. Mathieu Lefèvre, Mme Véronique Louwagie, M. Emmanuel Mandon, Mme Claire Marais-Beuil, M. Jean-Paul Mattei, M. Emmanuel Maurel, M. Jacques Oberti, Mme Christine Pirès Beaune, M. Nicolas Ray, M. Matthias Renault, M. Charles Rodwell, M. Emeric Salmon, M. Nicolas Sansu, Mme Danielle Simonnet, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Gérault Verny, M. Éric Woerth

Excusés. - M. Thomas Cazenave, Mme Marie-Christine Dalloz, Mme Yaël Ménaché, M. Nicolas Metzdorf, Mme Eva Sas, M. Emmanuel Tjibaou

Assistaient également à la réunion. - M. Erwan Balanant, M. Jérôme Guedj, Mme Estelle Mercier, Mme Sophie Pantel