Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

–  Audition de M. François Écalle, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes et président de Fipeco, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958)              2

  Présences en réunion...........................17

 


Jeudi
23 janvier 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 075

session ordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La Commission auditionne M. François Écalle, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes et président de Fipeco, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958)

 

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, je vous rappelle que nous sommes réunis pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 » et que notre commission s’est vue octroyer à ce titre les prérogatives d’une commission d’enquête.

Le bureau de la commission a décidé que les auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué aux personnes auditionnées et qui vous a également été transmis. Notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale, l’enregistrement audiovisuel étant ensuite disponible à la demande.

M. François Ecalle, vous êtes conseiller maître honoraire à la Cour des comptes et président de l’association Fipeco – Finances publiques et économie. Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle qu’en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

 

(M. François Ecalle prête serment.)

 

M. François Ecalle, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, président de Fipeco. Je vous précise au préalable que Fipeco est une toute petite association, où je suis le seul à travailler, les autres membres ayant les fonctions d’un comité de lecture. Je ne pourrai donc peut-être pas répondre à toutes vos questions. J’ajoute que je ne représente pas le comité d’experts chargé par le ministre de l’économie d’examiner les prévisions de finances publiques : j’en faisais partie mais je m’exprime ici à titre personnel.

De 1993 à 1997, j’étais le sous-directeur chargé des finances publiques de la direction de la prévision, fusionnée depuis avec la direction du Trésor. Nous avions alors toujours deux jeux de prévisions : celles, techniques, internes au ministère et les prévisions officielles, dites normées. J’ai ensuite contribué aux audits des finances publiques demandés par le nouveau premier ministre, en 2002 et en 2012 : j’ai constaté que cela n’avait pas changé. J’ai obtenu les prévisions techniques, très différentes des prévisions officielles. Au vu des informations publiées par l’Assemblée nationale et par le Sénat au cours de ces derniers mois, j’ai l’impression qu’il y a toujours deux jeux de prévisions.

Les prévisions officielles de moyen terme me semblent avoir toujours été normées et construites pour afficher un objectif politique de réduction du déficit public, de nature à rassurer nos créanciers et nos partenaires européens. Plus on se rapproche du verdict de l’Insee, plus les prévisions officielles sont généralement proches des prévisions techniques. Je pense que les écarts entre les prévisions des déficits publics de 2023 et 2024 et les déficits constatés ou prévus aujourd’hui relèvent plutôt de l’erreur technique, même si des éléments de normage peuvent être identifiés – comme les prévisions de croissance des dépenses des collectivités locales – et si les prévisions officielles n’ont pas été actualisées aussi vite que les prévisions techniques à la fin de 2023.

Le compte de l’Insee des administrations publiques de 2023 est encore provisoire, tandis que celui de 2024 n’est pas encore connu : cela invite à la prudence. Si les dernières nouvelles ne semblent pas mauvaises, il est probable que ces écarts sont inédits – sous réserve de mettre de côté les années de récession et de rebond de l’activité après une récession.

Ils tiennent pour partie au scénario macroéconomique. N’étant pas un macroéconomiste, je me contenterai d’évoquer les dépenses publiques et le passage du scénario économique aux prévisions de recettes, en distinguant les problèmes de méthode et les problèmes de gouvernance.

S’agissant des méthodes, les erreurs ont été faibles sur les dépenses de l’État, dont les crédits sont pour la plupart limitatifs et plutôt bien contrôlés ; elles ont été assez faibles sur les dépenses des administrations sociales, relativement prévisibles pour un scénario macroéconomique donné. Les erreurs sont surtout venues des prévisions de recettes – impôts et cotisations sociales – et de dépenses des administrations publiques locales.

La prévision est un art difficile ; je me suis trompé lorsque j’en faisais. Les quatre dernières années ont été marquées par des chocs inédits, pouvant expliquer des erreurs inédites. Cela dit, les méthodes de prévision du ministère des finances pourraient être améliorées. Par exemple, il faudrait réestimer a posteriori l’impact budgétaire des mesures fiscales nouvelles, construire des séries longues de recettes à législation constante pour les principaux prélèvements obligatoires, chercher quels agrégats macroéconomiques sont les mieux corrélés avec ces recettes. Le dernier acompte de l’impôt sur les sociétés a toujours été très difficile à prévoir : peut-être des informations pertinentes de certaines entreprises peuvent-elles être obtenues au moment de la préparation du projet de loi de finances ? Il faudrait chercher, avec des méthodes statistiques, les principaux déterminants du produit des impôts locaux et des dépenses des collectivités locales, et examiner plus souvent les méthodes utilisées dans les autres pays.

Les remontées comptables infra-annuelles n’ont d’intérêt que si elles peuvent être confrontées à des prévisions mensuelles des recettes et des dépenses cohérentes avec les prévisions annuelles. Les méthodes d’élaboration des profils infra-annuels des prévisions de recettes et de dépenses – elles existent au ministère des finances – pourraient sans doute être améliorées.

J’en viens aux questions de gouvernance. Je distinguerai, d’une part, les prévisions pour l’année en cours et l’année suivante, et, d’autre part, les prévisions de moyen terme pour les années au-delà. Les prévisions pour l’année en cours et l’année suivante reposent essentiellement sur des informations partagées entre les directions générales des finances publiques (DGFIP), des collectivités locales (DGCL) et la direction de la sécurité sociale (DSS). Si ce partage d’informations n’a jamais été parfait, il serait sans doute pire si les prévisions de finances publiques étaient réalisées par un organisme tiers – je ne le conseillerai donc pas. Les équipes chargées des prévisions sont très professionnelles et il ne serait pas facile de les remplacer ou de les transférer à l’extérieur du ministère.

Les prévisions de l’administration doivent toutefois être plus facilement expertisées et challengées par des tiers. Je pense par exemple aux mesures suivantes : enrichir la description des méthodes de prévision dans le rapport sur les voies et moyens ; publier des retours d’expérience sur les écarts entre réalisation et prévisions – la direction du Trésor l’a fait il y a trois jours ; confronter plus régulièrement le chiffrage des mesures nouvelles avec celui d’autres organismes ; publier des séries longues de recettes à législation constante pour les principaux impôts ; appeler les chercheurs à travailler sur les déterminants des recettes et dépenses locales ; fournir plus d’informations – comme les prévisions mensuelles de recettes – au Haut Conseil des finances publiques (HCFP), lui donner plus de temps pour travailler et lui permettre de s’autosaisir.

Les prévisions de recettes sont intrinsèquement fragiles ; l’État ne contrôle pas certaines dépenses, notamment celles des collectivités locales. Si ce risque en termes de prévisions pourrait être compensé par des efforts plus importants de l’État, ceux-ci risqueraient d’être excessifs. L’État doit donc inciter plus fortement les collectivités locales à contribuer au redressement des comptes publics.

Dès l’installation du HCFP en 2013, nous nous sommes interrogés – ses autres membres et moi-même – sur son rôle en matière de prévisions pour l’année en cours et la suivante. Selon la réglementation européenne, le Haut Conseil devrait produire ou approuver les prévisions économiques et exercer une surveillance du respect des règles budgétaires. La loi organique de 2012 a toutefois seulement prévu qu’il donne un avis consultatif sur les prévisions économiques et qu’il apprécie la cohérence entre les soldes structurels du projet de loi de finances et de la loi de programmation.

Nous avons tout de suite considéré que notre mandat ne pouvait pas se limiter à vérifier que le solde structurel du projet de loi de finances était le même que celui de la loi de programmation : nous devions apprécier la cohérence globale des prévisions macroéconomiques et de finances publiques. Nous nous sommes demandé si notre avis sur les prévisions économiques devait se conclure par « nous approuvons » ou « nous n’approuvons pas » ces prévisions. Nous avons considéré que telle n’était pas la volonté du Parlement de l’époque : nous n’obtiendrions sans doute pas les informations du ministère des finances nécessaires pour prendre une position aussi tranchée.

Il est toujours techniquement très difficile d’affirmer qu’une prévision est soit bonne, soit mauvaise : ce n’est jamais binaire. Les conséquences d’un avis négatif n’étaient pas claires. En effet, le gouvernement pouvait maintenir ses prévisions et il revenait alors au Conseil constitutionnel de trancher. Refuser d’approuver la prévision du gouvernement ne la rend pas pour autant insincère au sens du Conseil constitutionnel – cela suppose une volonté de tromperie. Il était donc probable qu’un avis négatif n’aurait pas eu d’effet. Nous avons donc choisi de conclure les avis du Haut Conseil avec une gamme variée d’adjectifs non hiérarchisés – plausible, peu réaliste, optimiste. Ainsi, ses avis sont très difficiles à décrypter. Tel fut le cas de ceux émis en 2023 et 2024, comme de ceux des années précédentes.

S’agissant des prévisions de moyen terme, les directions du Trésor et du budget les ont toujours faites à politique inchangée ; elles n’ont jamais été publiées depuis le début des années 1990. J’ai sans doute été le dernier à les publier ; à l’époque, je les partageais avec la délégation parlementaire pour la planification du Sénat.

Ces travaux devraient pouvoir être publiés sous le contrôle d’un tiers de confiance – par exemple, le HCFP. Cela nécessite d’accepter qu’il existe deux prévisions de moyen terme, l’une technique à politique inchangée, l’autre correspondant à la programmation officielle des finances publiques, incluant la mise en œuvre de mesures nouvelles que le gouvernement ne souhaite pas dévoiler dans l’immédiat, en particulier pour prendre le temps de la concertation. L’écart entre les déficits publics apparaissant dans ces deux prévisions à un même horizon mesurerait alors l’ampleur des mesures à prendre pour atteindre des objectifs officiels de déficit : les débats pourraient s’engager sur une base plus claire.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie pour cette intervention liminaire – elle répond à notre demande – et pour vos propositions. J’ai retrouvé dans vos propos ce qui a été dit ici par Pierre Moscovici il y a deux jours : si nous nous sommes retrouvés avec un tel écart sur les recettes, c’est en raison de l’optimisme des ministres, donc du choix d’intégrer des hypothèses macroéconomiques exagérées, ce que le HCFP avait d’ailleurs relevé. Selon vous, le gouvernement ne prend pas suffisamment en compte les prévisions budgétaires de ses propres services économiques. Dois-je en conclure qu’il force les hypothèses et que, contrairement à ce que Bruno Le Maire a affirmé devant cette commission, il n’y a pas de réelle étanchéité entre le ministre et l’administration qui réalise les prévisions – ce que Pierre Moscovici a très clairement dit ?

M. François Ecalle. J’ai observé les pratiques du ministère des finances lorsque j’y étais en fonction, puis lorsque je travaillais à la Cour des comptes et au HCFP. Depuis 2016, j’en suis toutefois loin, même si je me suis tenu informé des différents travaux parlementaires rendus publics depuis quelques mois et que j’ai fait partie du comité d’experts. Je répondrai donc que, non, il n’existe pas de totale étanchéité entre les ministres et l’administration.

Le degré d’implication du pouvoir politique diffère toutefois selon l’horizon des prévisions. Les prévisions à moyen terme – les programmes de stabilité, les lois de programmation –, au-delà de l’année n+1, ont toujours été complètement normées, le but étant d’afficher un objectif de déficit public : jusqu’à il y a quelques années, il s’agissait de le ramener à zéro ; désormais, l’ambition est un peu moindre et vise un seuil juste un peu en dessous de 3 % du PIB. Le programme de stabilité et la loi de programmation sont ensuite construits pour y parvenir, ce qui est totalement politique. À l’approche de la fin de l’année en cours, alors que l’Insee va rendre son verdict au mois de mars de l’année suivante, l’intérêt politique à normer les prévisions est bien moindre – le politique intervient donc bien moins, alors qu’il le fait beaucoup s’agissant de l’année en cours.

Les années 2023 et 2024 sont clairement marquées par les dépenses des collectivités locales, pour lesquelles la prévision figurant dans le programme de stabilité d’avril 2024 ne correspondait pas à la prévision technique. Pour ces années, je ne suis pas capable d’établir la part qui relève du biais optimiste des ministres et celle qui correspond à des erreurs techniques, même si je pense que cette dernière – en ce qu’elle se rapproche du verdict – est beaucoup plus importante.

M. le président Éric Coquerel. Les interventions politiques que vous évoquez peuvent-elles aller jusqu’à tordre des prévisions économiques normées ?

M. François Ecalle. Oui. Mes souvenirs sont très anciens mais les choses n’ont pas dû beaucoup changer. Nous présentions nos prévisions techniques au cabinet du ministre, lequel nous faisait part – de façon très informelle – de son choix de chiffrage pour le taux de croissance ou le déficit public lorsque venait le moment de la prévision officielle. Il nous revenait alors de publier les comptes correspondants.

M. le président Éric Coquerel. La Cour des comptes a documenté les baisses de prélèvements obligatoires depuis 2017 : elles atteignent désormais 60 milliards d’euros par an. Interrogé par une autre commission d’enquête, vous avez indiqué que le problème n’était pas tant celui des dépenses que des recettes. Je partage votre analyse. J’observe que les baisses de recettes n’ont finalement pas été autofinancées par une hausse de l’activité économique. Si les ministres affichaient des niveaux de recettes élevés entre en 2021 et 2022, au sortir d’une période de crise, j’ai la conviction que le gouvernement, aveuglé par la confiance dans sa politique, n’a pas anticipé le retour à la normale. Quel est votre avis sur l’effet de ces baisses massives d’impôts sur l’écart à la prévision ? En d’autres termes, pensez-vous que le gouvernement a cru récolter les fruits de sa politique, ce qui l’a empêché de prendre conscience du caractère exceptionnel des années post-covid – 2021 et 2022 ?

M. François Ecalle. En effet, l’analyse comptable de l’augmentation du ratio du déficit public rapporté au PIB entre 2016 et 2023 montre la faible part jouée par les dépenses publiques. Il faut toutefois tenir compte du fait que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), qui faisait partie des dépenses publiques en 2016, a été remplacé par des allégements de charges, ce qui a automatiquement fait baisser le ratio des dépenses publiques par rapport au PIB – de mémoire, de 0,9 point.

L’écart est principalement dû au taux des prélèvements obligatoires, qui ont diminué de 50 à 60 milliards d’euros sur la période. Cela n’a pas été constaté en 2022. À l’époque, j’avais indiqué que cette année était anormale, car elle a battu un record en matière de prélèvements obligatoires, malgré leur forte baisse. L’année 2023 était donc une forme de normalisation.

Cela a sans doute joué sur les prévisions, puisque l’année 2021-2022 a été exceptionnelle en matière de rentrées de recettes fiscales, avec une très forte élasticité des prélèvements obligatoires au PIB – le rebond de l’activité après une récession est fréquent. Le ministère des finances en était conscient puisque, fin 2023, les prévisions intégraient une baisse de cette élasticité, inférieure à 1. Il semble toutefois avoir été surpris par l’ampleur de la correction ou normalisation.

À titre personnel, j’identifie deux catégories de baisses de prélèvements obligatoires, sur les entreprises et sur les ménages. Les baisses concernant les entreprises sont nécessaires, en raison de nos problèmes de compétitivité, du déséquilibre structurel de nos échanges extérieurs et de la désindustrialisation. Je n’ai cependant jamais dit qu’elles allaient s’autofinancer mais au contraire que tel ne serait pas le cas : si l’on veut stabiliser le déficit public, les mesures fiscales doivent être compensées par des réductions de dépenses – des économies d’un ordre de grandeur équivalent.

M. le président Éric Coquerel. Je vous poserai encore trois questions. Tout d’abord, vous considérez que les prévisions ne devraient pas relever uniquement de Bercy et que le HCFP gagnerait à être davantage aidé et à pouvoir s’autosaisir. Cela n’est-il pas également vrai pour l’Assemblée nationale, dont le contrôle fait partie des prérogatives ?

M. François Ecalle. Vous avez raison, même si je ne saurais me permettre de faire des recommandations concernant l’Assemblée nationale, qui n’est d’ailleurs pas totalement désarmée en la matière.

M. le président Éric Coquerel. Je pose une autre question quelque peu iconoclaste sur le HCFP. Vous avez souligné que beaucoup de termes ont été utilisés afin d’éviter l’emploi du mot « insincérité », qui aurait eu des conséquences trop lourdes en matière constitutionnelle. Le HCFP ne s’est-il pas montré trop prudent ? A-t-il été à la hauteur de sa mission ?

M. François Ecalle. Il a continué à suivre la doctrine établie en 2013. Il était effectivement difficile de hiérarchiser les adjectifs utilisés : les mots « passablement optimistes » revêtent-ils un sens plus négatif que « modérément optimistes » ? Ce n’est pas clair. Selon le président du HCFP, la résolution du problème suppose de revenir aux prérogatives qui lui ont initialement confiées : le Haut Conseil doit produire ou approuver.

Produire – comme le fait, au Royaume-Uni, l’Office for budget responsibility (OBR)  est plus compliqué qu’on ne le pense ; les résultats ne sont pas forcément meilleurs. Ce serait une mauvaise idée que d’éclater l’écosystème des prévisionnistes. du ministère des finances – direction du Trésor, direction du budget, DSS, DGFIP. J’écarte donc l’option selon laquelle le HCFP produirait lui-même les prévisions.

Faut-il qu’il les approuve ? Pierre Moscovici a évoqué deux scénarios à cet égard. Demander au HCFP d’approuver ou de ne pas approuver soulève les mêmes questions qu’en 2013 : que se passera-t-il s’il n’approuve pas ? En effet, s’il ne conclura pas à l’insincérité, synonyme de volonté de tromperie, il pourrait ne pas approuver les prévisions pour des raisons purement techniques. Dès lors, que fera le Conseil constitutionnel ? Sans doute considérera-til qu’il ne lui revient pas de valider les prévisions réalisées par le gouvernement et approuvées par le Parlement lors du vote de la loi de finances. Je me rangerai donc plutôt à la dernière option de Pierre Moscovici, selon laquelle le gouvernement pourra conserver sa prévision, même en l’absence d’approbation, à la condition de s’en expliquer.

M. le président Éric Coquerel. Dernière question, sommes-nous immunisés quant à l’ampleur des problèmes rencontrés en termes de prévisions pour le budget 2025 ?

M. François Ecalle. Je me garderai d’assurer que nous sommes immunisés, même si une grosse partie des erreurs de ces trois dernières années s’explique par la conjoncture exceptionnelle. Si l’année 2025 ne suit pour l’instant pas le même chemin, elle présente tout de même de gros risques. Ainsi, l’instabilité politique et les difficultés à ce que le Parlement adopte une loi de finances ne contribuent pas à améliorer la confiance dans l’avenir des investisseurs, qui détestent l’incertitude. L’environnement international est lui aussi très risqué. Il ne faut donc pas écarter l’hypothèse d’un gros problème en 2025.

Les prévisionnistes hésitent à prévoir des chocs et des événements inédits, par crainte de la critique. Il ne faut pas exclure que toutes les prévisions de croissance, qu’elles émanent du ministère, de l’OCDE, de la Commission, de Rexecode ou de l’OFCE – Observatoire français des conjonctures économiques –, qui oscillent actuellement entre 0,8 % et 0,9 %, descendent toutes d’un cran au cours de l’année.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. M. Moscovici nous assurait avant-hier que les prévisions étaient à la limite de l’insincérité. Vous dites, au contraire, que l’écart, principalement sur les recettes, s’explique par des raisons techniques. Reprendriez-vous l’idée de limite de l’insincérité ? Je rappelle que le Haut Conseil des finances publiques qualifiait en septembre 2023 le scénario macroéconomique de « plausible », la prévision de déficit de « vraisemblable », et la prévision de croissance d’« élevée », certes, mais nous terminons à 1,1 %, donc entre le consensus des économistes et la prévision du gouvernement. S’agissant du projet de loi de fin de gestion pour 2023, la prévision de croissance est qualifiée de « réalisable », celle de solde public de « plausible » et celle de prélèvements obligatoires de « globalement plausible », avec là encore une croissance prévue à 1 % et qui était finalement de 0,9 %.

M. François Ecalle. Je ne reprends pas le terme d’insincérité : au sens du Conseil constitutionnel, cela supposerait – comme beaucoup de délits – un élément d’intentionnalité. Or je ne sais pas quelle était l’intention du gouvernement : je n’étais pas dans le bureau du ministre de l’économie et je ne sais pas ce qui s’y est dit.

Le travail du comité d’experts n’avait pas pour objet de répondre à cette question. Nous avons essayé de travailler plutôt sur les méthodes ; les mesures que j’ai citées en introduction sont largement celles que propose ce comité. Nous n’avons pas cherché à savoir quelle était la part du politique et celle du technique ; c’est plutôt, à mon sens, le rôle de votre assemblée. Il y a des deux, je crois, mais avec davantage de technique que de politique.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. La Banque de France estime que l’essentiel de l’écart de prévisions sur les recettes est lié à la traduction du cadrage macroéconomique en recettes : à macroéconomie inchangée, on peut avoir des prévisions de recette différentes. Faites-vous vôtre cette analyse ? La composition de la croissance et le comportement des acteurs ont-ils joué un rôle important dans les erreurs de prévision qui nous occupent ?

M. François Ecalle. Oui. La prévision de croissance du PIB en 2023 et 2024 n’était pas anormalement erronée, surtout dans un contexte inédit de chocs successifs dans un sens et dans l’autre. Le problème ne vient pas de là, en effet, mais de la composition de la croissance – entre consommation, échanges extérieurs, etc. – et surtout de la traduction en termes de croissance des recettes, à législation constante, de ce scénario macroéconomique.

Je précise « à législation constante », car on oublie souvent l’impact des mesures nouvelles. Leur chiffrage est un problème. Je pense en particulier à la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (CRIM) – qui ne peut toutefois pas expliquer la différence entre les prévisions du PLF pour 2023 et le résultat final, puisqu’elle a été adoptée par amendement. Il y a quand même là une erreur de 11 milliards d’euros !

Celle-ci était particulièrement énorme, mais beaucoup de mesures ne sont jamais revues après le chiffrage initial. Il n’y a pas de séries historiques : nous n’avons aucune série de croissance des impôts à législation constante – ou plutôt il y en a bien une, qui permet de montrer l’évolution de l’élasticité des prélèvements obligatoires à législation constante. Pour la créer, j’ai reconstitué moi-même, il y a une dizaine d’années, à partir d’informations très hétéroclites, une croissance à législation constante des prélèvements obligatoires. Cette donnée a été reprise par le Haut Conseil, et on en voit maintenant le graphique un peu partout. Mais j’ai eu beaucoup de mal pour l’établir, et je ne suis pas du tout sûr de la fiabilité de mes chiffres. C’est là un problème sur lequel il faudrait se pencher.

Vous auditionnez bientôt Laurent Bach, qui vient de publier un papier intéressant sur l’évolution récente de la TVA. Pour prévoir les recettes, on utilise – je le faisais à la direction du Trésor il y a trente ans – un agrégat tiré de la comptabilité nationale, les « emplois taxables », dans lesquels on trouve grosso modo 60 % de consommation des ménages, 20 % d’investissement en logement, les derniers 20 % correspondant aux rémanences de TVA. Ce que montre Laurent Bach, c’est que la croissance des emplois taxables ne colle plus bien, ces trois ou quatre dernières années, avec celle de la TVA. Il faudrait donc réexaminer la corrélation entre cet agrégat et la TVA.

Il faut peut-être changer la formule des emplois taxables – pour passer à 65 % de consommation des ménages, par exemple. Il faut aussi se demander si d’autres agrégats sont mieux corrélés avec la TVA : Laurent Bach propose de se fonder plutôt sur les importations ; je n’y crois pas beaucoup.

Il y a enfin la question des comportements des acteurs. Laurent Bach montre qu’une bonne partie de l’erreur vient des remboursements de TVA. Il s’intéresse surtout au comportement des entreprises – qui peuvent avoir intérêt à demander des remboursements plus ou moins vite, en fonction des taux d’intérêt notamment – mais il ne faut pas oublier celui de l’administration : les délais de remboursement dépendent des procédures de contrôle, qui peuvent être plus ou moins rapides. Pendant la crise de 2020, il fallait qu’elles soient rapides pour améliorer la trésorerie des entreprises ; par la suite, on a durci les procédures. Seule la DGFIP est capable de mesurer ces coups d’accordéon.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Connaissez-vous la composition de l’écart de 1,7 point de PIB, entre les 4,4 points initialement prévus et le résultat final de 5,1 ?

M. François Ecalle. Non. Je n’ai eu ni le temps ni les moyens de faire cette étude.

Le Trésor a publié il y a trois jours une note qui revient sur les prévisions de finances publiques pour 2023 et 2024. Elle présente une décomposition, qui a été présentée au comité d’experts il y a un mois et demi et qui nous a paru une bonne base de réflexion.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Hier, la Banque de France nous a proposé un mécanisme de précaution sur les recettes : en cas de recette supérieure aux prévisions, on constituerait une réserve – je ne parlerais pas de cagnotte ; ce fonds compenserait les moindres recettes les années où cela serait nécessaire. Cette proposition vous paraît-elle pertinente ?

M. François Ecalle. C’est une idée qui revient souvent, sous des formes diverses – fonds de régulation, fonds conjoncturel, etc.

Ce sont de bonnes idées, relativement faciles à mettre en œuvre en régime normal, quand la situation des finances publiques n’est pas spécialement dégradée. C’est beaucoup plus difficile quand on a un déficit très élevé, et que l’on se donne des objectifs ambitieux pour le réduire.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quelle est votre position sur l’externalisation des prévisions ? Je comprends que vous êtes plutôt favorable au scénario dégradé évoqué par Pierre Moscovici, dans lequel le gouvernement conserverait une marge de manœuvre, mais serait chargé de s’en expliquer devant un HCFP et un Parlement qui verraient tous deux leurs pouvoirs renforcés.

M. François Ecalle. Tout à fait. C’est ce qui me semble souhaitable pour les prévisions pour l’année en cours et l’année suivante.

Il me semble essentiel de distinguer celles-ci, associées au projet de loi de finances, des prévisions pour les années au-delà. Pour le moyen terme, le problème est tout à fait différent.

Comment construit-on un programme de stabilité ou une loi de programmation des finances publiques ? Vous commencez par les recettes. Vous prenez une croissance potentielle un peu optimiste – mais pas trop, il ne faut pas que ce soit trop voyant ; une croissance du PIB en volume qui lui permet de rejoindre son potentiel ; une croissance des prix qui se stabilise au niveau cible de la Banque centrale européenne, c’est-à-dire un peu en dessous des 2 %. Vous obtenez ainsi une croissance du PIB en valeur. En appliquant une élasticité de 1, vous obtenez l’évolution des recettes. Ensuite, vous passez aux dépenses, dont vous calculez la croissance pour qu’elle vous permette d’atteindre votre objectif de déficit… Et si jamais le résultat est vraiment irréaliste, vous pouvez ajouter un soupçon de mesures fiscales nouvelles que vous ne documentez pas, et qui vous permettront de remonter un peu le taux des prélèvements obligatoires. Bref, il n’y a rien derrière, c’est purement normatif !

La première loi de programmation des finances publiques, en 1993 – on disait « loi d’orientation », à l’époque –, tenait sur un fichier Excel d’une dizaine de lignes. Depuis, c’est beaucoup plus complexe, car la Commission européenne demande beaucoup plus d’informations. Mais la méthode de construction est toujours la même.

Cela donne une prévision de moyen terme qui n’a jamais été respectée, et qui est à mon sens purement politique.

J’ai pu constater, quand je menais des audits de finances publiques, que la direction du budget et celle du Trésor établissaient des prévisions de moyen terme, techniques, à politique inchangée, dans lesquelles on ne suppose pas que l’on va prendre des mesures d’économie. Ces prévisions sont très utiles. Elles n’ont jamais été publiées – la dernière fois, c’était moi qui les faisais, en 1994-1995, et nous les transmettions à la direction de la planification du Sénat, qui les publiait. Du jour où le ministre de l’économie a découvert qu’elles ne conduisaient pas à un déficit de 3 % du PIB en 1997, on ne les a plus publiées. Il serait à mon sens nécessaire de les externaliser, peut-être en donnant un pouvoir beaucoup plus important à un tiers de confiance, comme le disait Pierre Moscovici – qui pourrait, par exemple, être Pierre Moscovici lui-même.

M. le président Éric Coquerel. Je revendique aussi cette place pour l’Assemblée nationale.

M. Philippe Lottiaux (RN). Merci de vos analyses. Je retiens de vos propositions qu’une externalisation des prévisions à moyen terme permettrait d’avoir un débat plus objectif. Mais, vous le confirmez aussi, on peut bien avoir les meilleures prévisions du monde, la commande politique prévaut. Elle oriente, c’est un fait. Ce que nous avons du mal à savoir, c’est quelle était la commande et qui l’a passée.

Pouvez-vous revenir sur l’élasticité des recettes par rapport à la croissance ? Une croissance faible en recettes dure-t-elle ? Est-ce là une situation conjoncturelle, ou bien structurelle ?

La crise du logement et de la construction, que l’on a laissé s’installer et qui va durer, n’a-t-elle pas un impact fort sur les recettes de TVA ?

Vous disiez aussi qu’il ne fallait pas trop toucher aux dépenses de l’État, car les diminuer fortement aurait un effet récessif, et vous vous prononciez plutôt pour contraindre les dépenses des collectivités. Je suis sceptique : les collectivités représentent un peu plus de 5 % de la dette publique, mais 70 % de l’investissement public. L’État est dopé à la dépense publique comme Lance Armstrong à l’EPO, mais si on diminue ses recettes de fonctionnement plutôt que celles d’investissement, on peut ne pas trop toucher à la croissance. Si on contraint fortement les collectivités, en revanche, on va toucher à la majorité de l’investissement, et on risque vraiment, pour le coup, un effet récessif.

M. François Ecalle. S’agissant de l’élasticité globale des prélèvements obligatoires au PIB – sachant qu’il y a aussi des élasticités impôt par impôt –, le petit graphique que j’évoquais tout à l’heure montre, sur longue période, qu’elle s’établit en moyenne à 1. Elle a été nettement supérieure à 1 en 2021 et en 2022, et inférieure à 1 en 2023 et en 2024 ; on peut penser qu’elle reviendra vers 1 et que cette phase d’élasticité faible est terminée. Mais je ne fais pas de prévisions, je n’en ai pas les moyens ; ma réponse est théorique.

On voit souvent de telles variations dans les périodes de crise puis de rebond. Ainsi, l’impôt sur les sociétés est très réactif : il amplifie les cycles conjoncturels. Et vous avez raison, l’immobilier joue un rôle : en 2021 et 2022, l’immobilier se portait encore bien. Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) sont donc très bien rentrés, comme d’autres impôts liés à l’immobilier : impôt sur la fortune immobilière (IFI), droits de succession, taxes foncières, etc. Cela explique le fait que l’élasticité ait été nettement supérieure à 1 dans ces années-là. En 2023 et 2024, en revanche, le marché de l’immobilier a chuté, et les recettes aussi.

Quant aux collectivités locales, je me réfère à une période qu’elles n’ont pas aimée, celle du quinquennat Hollande, durant laquelle les dotations de l’État ont été réduites de 12 milliards d’euros. Dans un premier temps, les collectivités ont réduit leurs investissements : c’est souvent le plus facile, et d’ailleurs je ne suis pas sûr que tous ces investissements soient pertinents ; mais dans un second temps, elles ont réduit leurs dépenses de fonctionnement. En 2015 et en 2016, l’emploi public dans les collectivités locales a diminué, certes très peu, mais cela ne s’était jamais vu.

Mme Estelle Mercier (SOC). Vous estimez que les erreurs ont été essentiellement techniques. L’année 2022 a été anormale, et l’ampleur de la normalisation en 2023 a été mal évaluée : on peut tout à fait l’entendre, même si nous avons déjà connu des crises et des rebonds, et que cela ne doit pas être complètement imprévisible. Mais comment expliquez-vous qu’en 2024, on ait maintenu des prévisions optimistes et décalées par rapport à la réalité économique ?

M. François Ecalle. Il est possible que les résultats de 2022 nous aient illusionnés. Pendant la préparation du programme de stabilité d’avril 2023, on a découvert que les résultats de 2022 étaient bien meilleurs que prévu : il y a eu des erreurs aussi dans l’autre sens. De manière mécanique, cette base de recettes bien meilleure en 2022 que prévu a relevé les prévisions de recette pour 2023 : toutes choses égales par ailleurs, si vous avez plus de recettes une année, vous en aurez plus l’année suivante ; les prévisionnistes appellent cela l’effet base. Cela aurait dû être corrigé, on s’en aperçoit a posteriori. Cela a été fait en partie : le ministère des finances s’attendait à une normalisation, mais pas aussi forte.

Oui, il y a eu une erreur. Quelle est la part de l’erreur et quelle est celle de l’intervention politique ? Je le redis, je n’en sais rien.

Prenons un autre exemple, celui des dépenses des collectivités locales. Il est clair que la prévision d’évolution qui figurait dans le projet de loi de finances pour 2024, puis dans le programme de stabilité en avril 2024, était irréaliste. Je ne pense vraiment pas que la direction du Trésor l’ait choisie spontanément. Mais, si l’on en croit la prévision actuelle, nous allons constater pour 2024 un déficit des administrations publiques locales en points de PIB qui est inédit depuis trente ou quarante ans. Je redis que les prévisionnistes ont toujours un peu de mal à annoncer des nouvelles quand elles sont à la fois mauvaises et inédites. Si j’avais été en poste à la direction du Trésor l’année dernière, j’aurais hésité à afficher un déficit des administrations publiques locales jamais atteint depuis trente ou quarante ans. Il y a une forme de retenue : l’intervention du politique n’est pas nécessaire pour que les prévisionnistes renoncent à afficher des chiffres qui sont la conclusion de leur raisonnement, mais qui paraissent extraordinaires.

Mme Estelle Mercier (SOC). Vous avez été spécialiste des recettes fiscales entre 2013 et 2015. Avez-vous constaté des évolutions dans l’approche de la fiscalité ou dans la qualification de certaines dépenses en tant que dépenses fiscales depuis 2017 ? Les niches fiscales ne font plus l’objet d’une comptabilisation, ni même d’une estimation. Ont ainsi disparu des comptes les dispositifs concernant les sociétés mères et filiales, qui représentent pourtant presque 17 milliards d’euros, le régime d’intégration des groupes – pour presque 16 milliards d’euros – et le régime sur les titres de participations et leur distribution – pour presque 7 milliards d’euros. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

M. François Ecalle. Quand je m’occupais des finances publiques à la Cour des comptes, entre 2008 et 2015, nous avons fait plusieurs rapports sur les dépenses fiscales. Cellesci sont définies comme des dérogations à une norme fiscale qui conduisent à une perte de recettes pour l’État. Mais quelle est la norme ? Ce n’est pas évident du tout. Vous avez cité des dispositifs pour lesquels on peut s’interroger : sont-ils la norme ou une dérogation à la norme ? Je donnerai un autre exemple, plus familier : celui du quotient familial, autrefois considéré comme une dérogation à la norme et donc comme une dépense fiscale, et aujourd’hui considéré comme la norme. Si on organisait un débat sur le sujet, je ne pense pas que l’on arriverait à une conclusion définitive.

La Cour avait dit, à l’époque, qu’il faudrait à tout le moins que le ministère des finances explicite ce qui relève de la norme et ce qui relève de la dérogation. Il l’a fait, en partie – la Cour a été suivie, insuffisamment à mon avis. Ce n’est pas toujours très clair, notamment pour la TVA.

L’année dernière, le ministère des finances a réduit de 10 milliards d’euros le montant des dépenses fiscales, notamment à travers celles qui sont liées à la TVA, pour des raisons qui, selon moi, ne sont pas justifiées. Il y a donc encore des problèmes.

À l’époque, la Cour, après de longues hésitations, avait considéré que la définition des dépenses fiscales – et donc leur liste – devait être confiée à une autre institution ; aujourd’hui, c’est la direction de la législation fiscale qui l’établit dans son coin. La Cour n’a pas été suivie, mais je précise que ni elle, ni le Conseil des prélèvements obligatoires n’étaient très preneurs de cette mission difficile.

Mme Estelle Mercier (SOC). À vous entendre, on a l’impression que seuls les services décident de ce qui figure ou pas dans telle ou telle liste, et qu’il n’y a aucune intervention politique. Est-ce vraiment la réalité ?

M. François Ecalle. C’était la réalité quand j’étais à la Cour des comptes et que j’écrivais ces rapports, entre 2008 et 2015. Je ne peux pas me prononcer sur ce qu’il en est aujourd’hui.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Que le budget ait été sincère ou pas, que les prévisions retenues aient été le résultat d’une erreur technique ou le produit d’un optimisme débordant, le fait est que le déficit est abyssal. Or la représentation nationale a été informée trop tardivement de la situation pour être en mesure de proposer les correctifs utiles, voire, en ce qui me concerne, pour plaider en faveur de recettes supplémentaires. Il s’agit là assurément d’un déni démocratique.

Nous nous demandons toujours quand et par qui a été prise la décision de retenir une prévision optimiste et de se passer d’un projet de loi de finances rectificative ; j’espère que cette commission d’enquête permettra à tout le moins de mettre en lumière les responsabilités de chacun. Car il ne s’agit pas seulement, comme l’a dit Jérôme Fournel, d’une déconvenue majeure : la situation pèse sur les Françaises et les Français, les collectivités locales, nos investissements et les politiques sociales et environnementales.

Estimez-vous nécessaire de réaliser une évaluation, d’une part, de la transformation, en 2019, du CICE en allégements de cotisations patronales et, d’autre part, de ses conséquences sur le montant des recettes sociales ?

M. François Ecalle. Cette transformation a eu des conséquences sur le plan comptable. En effet, les crédits d’impôt sont considérés par les comptables nationaux comme des dépenses publiques. De fait, le CICE est totalement indépendant du bénéfice fiscal : c’est une aide à l’emploi. En le transformant en allégements de charges, on a donc réduit la dépense publique d’environ un point de PIB et diminué les prélèvements obligatoires.

Que faut-il penser de cette mesure ? Des rapports du comité d’évaluation du CICE, lequel relevait de France Stratégie, je retiens que ce dispositif était mal construit, pour des raisons qui tiennent, là encore, au déficit public. En effet, si l’on a choisi un machin aussi complexe qu’un crédit d’impôt remboursable au bout de deux ou trois ans, c’est parce qu’au moment où la décision a été prise, en 2012, on s’était engagé à ramener le déficit à 3 % du PIB en 2013. Sous cet aspect, l’allégement des cotisations patronales est beaucoup plus simple et il a un effet immédiat sur la trésorerie, à la différence du CICE, dont certaines entreprises devaient attendre trois ans le remboursement.

Quant à la question plus générale des allégements de cotisations patronales, j’ai toujours estimé, pour ma part, qu’il s’agissait d’une bonne mesure pour soutenir l’emploi non qualifié. D’après le rapport Bozio et Wasmer, ce ne serait pas aussi évident : les nouvelles technologies affectent désormais des emplois plus qualifiés, le dispositif a pour effet de créer des trappes à bas salaires, le plafond de 2,5 Smic serait trop élevé… Il y a donc matière à revoir le profil de ces allégements, mais la transformation du CICE a plutôt été une bonne chose.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Pensez-vous que ces allégements très importants ont pu troubler les modèles de calcul des prévisionnistes ?

M. François Ecalle. Les allégements de cotisations sur les bas salaires sont probablement en partie à l’origine de l’erreur commise en 2023-2024 sur les cotisations sociales. Cette erreur s’explique également par le scénario macroéconomique, mais un autre facteur a joué : des revalorisations assez importantes du Smic, liées à son indexation sur l’inflation, sont intervenues de manière inopinée, lorsque la hausse des prix dépassait 2 %. Le phénomène a sans doute un peu perturbé les prévisionnistes, qui ont mal mesuré l’impact de ces revalorisations sur les allégements de cotisations. Il aurait pu être mieux évalué – le comité d’experts a examiné ce point. Les informations de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) auraient peut-être permis de réagir plus vite. Vous avez raison, c’est une des causes de l’erreur.

Mme Christine Arrighi (EcoS). L’Insee annonce que la prévision de croissance est revue à la baisse, de 1 % à 0,8 %, tandis que le déficit passerait de 5,5 % à 6 %. Pensez-vous que l’instabilité de la situation actuelle incite les prévisionnistes à la prudence et que les chiffres annoncés pourraient être, cette fois encore, contredits ?

M. François Ecalle. L’Insee se garde bien de faire des prévisions concernant le déficit public. Le Haut Conseil des finances publiques estimera vraisemblablement que la prévision de croissance de 0,9 % est « plausible ». Pour ma part, je suis plus pessimiste car l’incertitude, qui est toujours une mauvaise chose, est très forte au niveau national et international.

M. Emmanuel Mandon (Dem). L’an dernier, vous avez indiqué au Sénat que les travaux de prévision et les méthodes utilisées au sein du ministère des finances n’avaient pas beaucoup changé depuis près de vingt ans. Sur quelles observations se fondent cette conviction et quelles améliorations vous paraissent-elles possibles ?

M. François Ecalle. Techniquement, les méthodes de prévision des recettes fiscales sont les mêmes que celles que l’on utilisait il y a trente ans. Par exemple, la prévision concernant l’impôt sur les sociétés repose essentiellement sur le scénario macroéconomique, dans lequel l’agrégat le plus pertinent est l’excédent brut d’exploitation. Or on savait déjà, à l’époque, que celui-ci est très éloigné du bénéfice fiscal, auquel, du reste, d’autres éléments s’ajoutent, notamment les reports de déficit. On cherchait donc des agrégats plus pertinents. Puis on a envisagé d’utiliser l’information que les entreprises sont tenues de publier sur leurs comptes trimestriels, avant d’y renoncer devant la complexité de la tâche – c’était avant internet ! Ce serait plus facile aujourd’hui, mais le problème se pose toujours dans les mêmes termes : cette information porte sur les comptes consolidés mondiaux, ce qui ne dit pas grand-chose de l’impôt sur les sociétés qu’elles vont payer en France. Il faudrait donc sélectionner des entreprises qui paient leurs impôts en France, c’est-à-dire franco-françaises ou publiques – il y a eu un raté concernant EDF.

S’agissant de la TVA, on se posait les mêmes questions que Laurent Bach il y a trente ans ! Il montre qu’il existe une déformation des emplois taxables, mais c’était déjà le cas à l’époque. Le taux majoré de TVA était beaucoup plus élevé, de sorte qu’il y avait une déformation de la consommation entre les produits soumis au taux majoré et ceux qui étaient soumis au taux normal. On faisait donc évoluer la TVA comme les emplois taxables, en ajoutant un correctif pour tenir compte de cette déformation de la consommation. On procède ainsi depuis trente ans, et on commet des erreurs ; on cherche, mais on ne trouve pas forcément.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Le ministère de l’économie et des finances dispose-t-il, selon vous, des moyens convenables pour recueillir les données économiques nécessaires à l’évaluation de la pertinence des dépenses de service et de prestation ?

M. François Ecalle. Le ministère a beaucoup d’informations, mais cela ne suffit pas, comme l’illustre l’exemple de l’impôt sur les sociétés. Nous nous sommes demandé, au sein du comité d’experts, s’il ne faudrait pas demander aux entreprises de communiquer, chaque été, au moment de la préparation du projet de loi de finances, des informations sur ce qu’elles pensent que sera leur bénéfice fiscal pour l’année en cours. Mais, ce faisant, nous leur imposerions une obligation supplémentaire. Or on considère souvent que les entreprises sont déjà très réglementées et ont beaucoup d’informations à fournir.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Fipeco recourt à des données statistiques fournies par l’Insee. L’interprétation de ces données et les méthodes qu’il utilise vous paraissent-elles suffisamment robustes pour garantir la qualité de l’information sur laquelle s’appuient les politiques économiques et sociales du gouvernement ?

M. François Ecalle. L’Insee fait très sérieusement son travail, sous le contrôle d’Eurostat pour ce qui concerne notamment les agrégats relatifs aux finances publiques. Après, on peut débattre – ce sont des discussions qu’ont les économistes et les comptables nationaux – du périmètre des finances publiques ou de certaines conventions comptables. Ainsi, l’agrégat macroéconomique le plus important est le produit intérieur brut. Or on sait, depuis qu’on le mesure, qu’il a des défauts ; il ne prend pas en compte pas certains éléments. En revanche, il a le grand avantage de représenter assez bien l’assiette sur laquelle sont réalisés les prélèvements obligatoires, comme le montre l’élasticité de ces prélèvements au PIB.

M. le président Éric Coquerel.  La parole est à M. Matthias Renault, pour une intervention à titre individuel.

M. Matthias Renault (RN). Concernant les prévisions budgétaires du gouvernement, l’intervention politique est-elle systématique ? À quel moment a-t-elle lieu, étant rappelé que le budget économique est finalisé dès le mois de juillet ? Fait-elle l’objet de réunions entre la direction du budget, la direction du Trésor, le ministre et son cabinet ? La modification des chiffres intervient-elle une fois que le ministre a reçu la prévision technique de la direction du budget ou de la direction du Trésor, ou a-t-elle lieu plus en amont ?

M. François Ecalle. Je ne peux parler que de ce que je connais, c’est-à-dire de ce que j’ai fait – cela remonte maintenant à trente ans – et de ce que j’ai vu, notamment à l’occasion des audits de 2002 et de 2012. Ce sont d’ailleurs les seules années où la Cour des comptes a obtenu toutes ces informations. Lors de ces audits, j’ai pu avoir communication du dossier technique, qui est constitué d’une centaine de pages de fiches, de notes, etc. Nous avons pu recueillir ces documents car, dans les deux cas, le premier ministre nouvellement entré en fonction a demandé la réalisation d’un audit.

D’après mon expérience, qui s’est arrêtée en 2015, la direction du Trésor, autrefois la direction de la prévision, élabore son budget technique, avec les budgets économiques, en juillet. Ces budgets économiques sont transmis au ministre et à son cabinet, accompagnés au moins d’une note. Le dossier est généralement envoyé, au moins en partie, au cabinet. Ensuite, cela se passe de manière très informelle, dans le cadre des relations qu’entretiennent le conseiller économique ou budgétaire du ministre et le directeur du Trésor. Les discussions se déroulent dans leurs bureaux. Lors du lancement de la phase de préparation du PLF et du rapport économique et financier, un membre du cabinet, qui peut en être le directeur, fait état de la position du ministre ; il indique généralement que ce dernier trouve la prévision de croissance trop pessimiste et qu’il conviendrait de la remonter, par exemple, de 0,2 ou 0,3 point. La prévision de déficit est également évoquée. Les modifications apportées sont le fruit de relations interpersonnelles. Certains conseillers auront à cœur de démontrer à l’administration que le ministre a d’excellentes raisons techniques de penser que la prévision devrait être plus optimiste ; d’autres se contenteront de faire part de la décision du ministre…

M. Matthias Renault (RN). Dès lors que l’on constate un écart entre les prévisions techniques et la prévision figurant dans le PLF, on peut donc se livrer à certaines interprétations ?

M. François Ecalle. Vous pouvez vous poser des questions. Cela étant, il faut aussi tenir compte des décalages dans le temps. Les budgets d’été de la direction du Trésor sont élaborés en juin et en juillet, pour être parachevés, généralement, aux alentours du 14 juillet. La préparation du PLF s’échelonne ensuite du 14 juillet au 14 septembre. Au cours de ces deux mois, des informations nouvelles arrivent. La direction du Trésor rédige des notes plus légères ; elle peut signaler au ministre, par exemple, que les dépenses des collectivités locales augmentent bien plus que prévu. Ces informations sont susceptibles d’être prises en compte, à un degré variable, dans le rapport économique et financier, au terme du dialogue très informel qu’entretiennent le cabinet et le Trésor. Rien n’est complètement gelé ; les choses peuvent toujours évoluer, techniquement et politiquement.

M. Matthias Renault (RN). Vous avez affirmé que la Cour des comptes n’avait eu accès aux notes techniques qu’à l’occasion de ces deux audits. Vous paraîtrait-il de bonne politique qu’elle puisse en avoir connaissance systématiquement, au moins pour le rapport de gestion, indépendamment des documents dont peut disposer le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) ?

M. François Ecalle. Si l’on obligeait l’administration à fournir ces prévisions techniques, elle vous dirait qu’elles n’existent pas ; elle vous remettrait des prévisions qui ressemblent étrangement aux prévisions officielles. Les prévisions techniques figureraient sur des notes sans en-tête, non signées, que l’on appelle des notes blanches, lesquelles constituent des documents de travail dépourvus de toute signification. C’est aussi pour ce type de raisons qu’il ne me semble pas possible d’accorder beaucoup plus de pouvoirs au HCFP. La dernière des trois options proposées par Pierre Moscovici, qui consiste à donner plus d’informations dans le cadre d’une démarche de comply or explain appliquer ou expliquer –, me paraît être, en conséquence, la plus souhaitable.

En revanche, l’administration me paraît prête à communiquer ses prévisions de moyen terme. En effet, elle a bien conscience que les programmes de stabilité, les lois de programmation définissent des programmes structurels à moyen terme, fixent des objectifs de déficit public qui, bien que n’ayant strictement aucun sens à politique inchangée, exigent des efforts considérables. Elle verrait donc d’un bon œil, à mon sens, que ses travaux techniques soient, d’une manière ou d’une autre, extériorisés, en commençant par une échéance de prévision à trois ans.

M. le président Éric Coquerel. J’aimerais réécouter, à l’aune des propos très intéressants que vous nous avez tenus, les auditions de personnes actuellement en fonction à Bercy. La réalité que vous décrivez est en effet un peu différente de ce que l’on nous a affirmé depuis le début de la commission d’enquête.

Je retiens en particulier l’une de vos recommandations, celle de la nécessité d’avoir connaissance des prévisions – je pense notamment aux lois de programmation. Il me paraîtrait en effet utile que nous disposions de ces informations – à politique constante, si je puis dire – afin de nous faire une idée plus précise de la situation et de disposer d’un moyen de contrôle.

Je vous remercie, monsieur Ecalle.

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

 

Réunion du jeudi 23 janvier 2025 à 9 heures

Présents. - Mme Christine Arrighi, M. Jean-Didier Berger, M. Anthony Boulogne, M. Éric Coquerel, M. Emmanuel Fouquart, M. Mathieu Lefèvre, M. Philippe Lottiaux, M. Emmanuel Mandon, M. Kévin Mauvieux, Mme Estelle Mercier, M. Jacques Oberti, M. Matthias Renault

Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, M. Charles de Courson, Mme Félicie Gérard, Mme Véronique Louwagie, M. Jean-Paul Mattei, M. Nicolas Metzdorf, Mme Sophie Pantel, Mme Christine Pirès Beaune, M. Alexandre Sabatou, Mme Eva Sas, M. Charles Sitzenstuhl, M. Emmanuel Tjibaou