Compte rendu
Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire
– Audition de M. Laurent Bach, co-responsable du pôle Entreprises de l’Institut des politiques publiques, de M. Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques et de M. Olivier Redoules, directeur des études de Rexecode, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958) 2
– Information relative à la commission................26
– Présences en réunion...........................27
Mardi
28 janvier 2025
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 076
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Éric Coquerel,
Président
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La Commission auditionne M. Laurent Bach, co-responsable du pôle Entreprises de l’Institut des politiques publiques, M. Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (en visioconférence) et M. Olivier Redoules, directeur des études de Rexecode, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958)
M. le président Éric Coquerel. Nous sommes réunis pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour 2023 et 2024. Notre commission dispose des prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, messieurs Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué aux personnes auditionnées et qui vous a également été transmis.
Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment aux personnes auditionnées et avoir écouté leurs propos liminaires, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions. Les commissaires appartenant aux différents groupes pourront également poser des questions ensuite, si possible, courtes, l’idée étant de laisser le plus possible la parole aux personnes auditionnées. Le président et les rapporteurs pourront, s’ils l’estiment nécessaire, procéder à des relances si des réponses semblent insatisfaisantes. Je rappelle que notre audition est transmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Laurent Bach, Xavier Ragot et Olivier Redoules prêtent serment.)
M. Laurent Bach, co-responsable du pôle Entreprises de l’Institut des politiques publiques. Je suis professeur de finance à l’ESSEC, ce qui me donne certainement un nombre de vues originales sur ces questions de finances publiques, mais j’ai bien conscience que c’est en tant que membre de longue date de l’Institut des politiques publiques (IPP) que vous me faites venir aujourd’hui. Contrairement à mes collègues de l’OFCE et de Rexecode, aucun des membres de l’IPP n’est macroéconomiste. C’est donc par un autre cheminement que nous nous sommes impliqués dans les débats budgétaires des années récentes. Nous avons participé à l’évaluation de nombre des mesures nouvelles introduites depuis 2017. Il s’agit d’évaluations à caractère microéconomique, dont le but est soit d’établir la distribution de l’effort budgétaire proposé entre les ménages ou les entreprises, soit d’estimer l’effet causal des réformes sur tel ou tel comportement espéré ou redouté. Elles concernent par exemple la réforme de la fiscalité du capital, la baisse de la taxe d’habitation ou les subventions à la décarbonation de l’industrie. Ces évaluations ont d’ores et déjà permis de réévaluer les coûts et les bénéfices de mesures qui, encore aujourd’hui, représentent un effort budgétaire très conséquent pour nos finances publiques.
Depuis le milieu de l’année 2024, nous suivons à l’IPP la chronique des écarts de prévision budgétaire avec un engagement croissant, à mesure que les termes principaux de l’erreur s’avèrent être très proches de nos domaines d’expertise. En effet, il apparaît que ce n’est pas tant la prévision macroéconomique qui a pêché, mais la prévision de recette d’impôts sur laquelle, à l’IPP, nous travaillons en permanence. C’est ce qui m’a amené à publier régulièrement, depuis le début de l’automne dernier, des analyses circonstanciées de la prévision des recettes d’impôt sur les sociétés et de TVA. Sur ces deux points, il m’apparaît que le gros de l’erreur vient de l’inadaptation des modèles de prévision de chaque impôt à la situation nouvelle, issue de la sortie des confinements, de la crise énergétique et du retournement des taux d’intérêt. Il faut bien dire que l’on n’avait encore jamais vu le bénéfice fiscal croître de plus de 40 points en un an, ni de taux de croissance de l’assiette de TVA à deux chiffres. Sont survenues de ce fait de nombreuses surprises de prévision, positives dans un premier temps, puis très négatives ces derniers temps. J’ai pu constater le même mouvement de balancier sur les mêmes impôts en Allemagne. Or il est bien connu que les réactions aux surprises budgétaires ne sont pas symétriques : on détend la dépense quand la surprise est bonne et on ne la contraint pas d’autant quand la surprise est mauvaise. C’est ainsi qu’un épisode d’incertitude de la prévision peut générer un endettement supplémentaire, bien qu’involontaire. On peut le regretter, voire chercher à limiter cette tendance, ou bien penser, comme c’est mon cas, que c’est là un enchaînement de décisions proprement politiques qui dépasse mes compétences d’analyste.
Aussi, lorsque les modèles se dérèglent ou lorsque les résultats d’une évaluation sont fragiles, mon réflexe est d’abord de chercher à comprendre l’origine technique des erreurs, et ce même, et surtout, lorsque l’on en constate l’existence simultanée ailleurs en Europe. On ne saurait en particulier se contenter d’une explication par l’accident statistique de la pandémie et de la guerre en Ukraine, suivie d’un atterrissage brutal. Il faut en effet, en plus, une mécanique propre des recettes fiscales pour expliquer, par exemple, que l’on puisse prédire, comme c’était le cas du projet de loi de finances pour 2024 (PLF 2024), une augmentation de près de 20 % des recettes d’IS quand la croissance économique n’aurait, elle, atteint que 1,4 %.
En tous les cas, comprendre l’erreur passée pour éviter l’erreur future nécessite une prise de recul et le traitement d’informations issues d’horizons plus larges qu’habituellement. Il me semble qu’un tel questionnement a eu lieu au sein des administrations. J’en juge par exemple par l’introduction, certes peu documentée publiquement, d’ajustements à leur modèle de prévision de la TVA dès 2023. Ces innovations n’ont à l’évidence pas suffi à améliorer la prévision pour 2024, voire elles ont pu, comme l’avait suggéré alors dans son avis le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), faire surestimer encore un peu plus les recettes. Le problème, de mon point de vue, est surtout qu’il reste difficile de comprendre, à partir des seuls documents budgétaires, comment ces prévisions de recettes sont faites, et comment les méthodes et les sources utilisées s’ajustent d’une année sur l’autre. Je pense que pour comprendre à temps, il aurait fallu scruter plus d’informations comptables des entreprises, dont beaucoup sont rapidement livrées à l’administration fiscale. On aurait pu aussi se tenir plus rapidement averti de l’évolution des comportements de paiement des entreprises et de ses causes. Cependant, dans le feu de l’action, on n’a pas toujours ni les ressources ni la crédibilité pour suivre toutes les pistes.
C’est pour cette raison qu’il faudrait, à l’avenir, que l’administration ne soit pas seule à travailler sur ces sujets et que des équipes de chercheurs puissent fournir une prévision alternative des éléments du budget les plus incertains, à scénario macroéconomique donné. La croissance du bénéfice fiscal ou de l’assiette de la TVA ou les comportements de paiement de ces impôts sont, à l’IPP, des sujets sur lesquels nous avons l’habitude de travailler en nous saisissant des sources administratives les plus récentes. Nous sommes par exemple capables de produire une analyse poussée des déclarations individuelles de TVA et d’IS déposées au printemps dès l’été qui suit.
Vous ne m’entendrez bien sûr pas dire ici que si l’IPP avait été mis en mesure de prévoir les recettes de TVA et d’IS 2023 et 2024, nous aurions nécessairement proposé une prévision plus proche de la réalité que celle de l’administration. Ma conviction est bien plus modeste. Avoir à disposition plus d’une évaluation crédible aurait permis aux législateurs et au HCFP de mieux comprendre l’ampleur et les sources de l’incertitude sur ces sujets. Comme vous l’a dit le directeur général de l’Insee il y a deux semaines, cette diversité des estimations existe déjà s’agissant des prévisions macroéconomiques, notamment grâce au travail reconnu de l’OFCE et de Rexecode, ici présents. Cependant, ce n’est pas encore le cas s’agissant de la prévision des dépenses et recettes à macroéconomie donnée, pour laquelle l’administration est seule, tant il faut maîtriser la mécanique des recettes fiscales et les données attenantes.
Les méthodes à utiliser pour la macroéconomie d’un côté et les finances publiques de l’autre sont en effet bien différentes. Cela se matérialise d’ailleurs par une distinction entre ces deux matières au sein même de l’organigramme des services de prévision de Bercy. Il ne faut en particulier pas se méprendre sur les prévisions de soldes, qui sont aujourd’hui produites par les macroéconomistes extérieurs à l’administration. Elles servent avant tout comme un ingrédient important de la prévision de l’activité, comme l’a indiqué la semaine dernière Olivier Garnier de la Banque de France. Quand il s’agit pour le HCFP d’évaluer la prévision de solde, il n’inclut pas dans ses avis de mention des prévisions autres que celles de l’administration.
Pour conclure, il serait donc naturel et souhaitable qu’il incombe à ceux qui évaluent les politiques publiques aujourd’hui de participer pleinement aux prévisions de finances publiques. On ne peut toutefois pas seulement compter sur un engagement bénévole de leur part si l’on veut que cette contribution soit régulière.
M. Olivier Redoules, directeur des études de Rexecode. Je ne fais pas de prévisions aujourd’hui. J’ai fait de la prévision en début de carrière, j’ai commencé ma carrière au département de la conjoncture de l’Insee, j’ai beaucoup examiné celles des autres quand j’étais au Medef, mais aussi au secrétariat du Haut Conseil des finances publiques et à la Cour des comptes. J’ai participé à un audit de la Cour des comptes en 2021 et à la préparation d’un rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques. Aujourd’hui, je suis dans une maison, Rexecode, dont le cœur de métier est la prévision économique, d’abord au service de ses adhérents, qui sont les entreprises, depuis 1957.
Je propose d’organiser mon intervention en deux temps. Tout d’abord, s’agissant du retour sur le passé, beaucoup de choses ont été dites par Laurent Bach, dont je veux saluer les travaux sur la TVA et sur l’IS, entre autres. Ensuite, je parlerai des moyens d’améliorer les choses, en tout cas le processus de prévision, qui est un bien collectif.
À Rexecode, nous faisons des prévisions de manière assez différente de celles du Trésor. Nous sommes très peu nombreux, nous veillons surtout à avoir des comptes qui sont cohérents entre eux, entre agents économiques, ce que l’on appelle un « bouclage » en macroéconomie. Ensuite, nous essayons d’intégrer au maximum l’information, qui est souvent de l’information publique – on peut penser aux enquêtes de l’Insee – mais aussi privée, qui va nous guider et nous permettre d’établir un chiffre de croissance ou de consommation pour l’année passée. Notre objectif est d’éclairer nos adhérents, qui paient pour cela et qui, s’ils ne sont pas contents, peuvent partir. Nous faisons ce cadrage chaque trimestre et il repose aussi sur des intuitions macroéconomiques. C’est là où le jugement d’experts peut jouer. Par exemple, nous avons fait l’hypothèse, qui s’est vérifiée, peut-être pour de mauvaises raisons, que les ménages ne réduiraient pas leur taux d’épargne, et qu’ils chercheraient plutôt à préserver la valeur réelle de leur patrimoine. De fait, cette hypothèse que nous avons émise au moins depuis 2022 nous a conduits à avoir une vision très modeste de la croissance de la consommation des ménages, qui cherchent plutôt à maintenir un taux d’épargne élevé.
Nous sommes auditionnés régulièrement par le HCFP, comme l’OFCE ainsi que l’Insee et la Banque de France. Nous présentons donc à cette occasion notre dernier cadrage de prévision. Si l’on se place en septembre 2023, au moment où nous avions fait nos prévisions qui ont été présentées au HCFP dans le cadre de la préparation du PLF pour 2024, nous avions une prévision de croissance beaucoup plus faible que celle du Gouvernement. Celle-ci s’est finalement révélée trop faible pour 2024. Cependant, nous avions plutôt de bonnes prévisions sur la consommation. Nos prévisions se sont révélées trop pessimistes essentiellement sur la dépense publique et sur les exportations, qui sont deux postes qui, certes, engendrent de la croissance, mais qui n’engendrent pas forcément autant de recettes fiscales. Pour mémoire, le Gouvernement avait une prévision de croissance de la consommation pour 2024 de 1,8 %, ce qui est très fort. En outre, le Gouvernement avait aussi choisi une prévision de 1,4 % de croissance au moment du PLF. Elle était bien supérieure au consensus, le HCFP l’a rappelé à maintes reprises. Peut-être qu’au-delà même du chiffre de croissance, l’histoire n’était pas complètement la bonne. Vouloir faire baisser assez fortement le taux d’épargne et en faire un moteur de croissance était peut-être un pari hasardeux.
Sur les finances publiques, nous n’avons pas fait du tout le même travail que l’IPP. Nous ne sommes donc pas capables d’atteindre ce niveau de détail. Nous essayons de suivre les comptes et nous avons vu, par exemple, que la TVA devenait de moins en moins décryptable. Au vu de la situation mensuelle budgétaire, nous avions de moins en moins de possibilités de réconcilier cela et d’y voir une logique. Il y a sans doute eu des choses qui étaient perturbées, à la fois par le comportement des agents, mais aussi par le mécanisme même des impôts. Ils se sont ajoutés par ailleurs à d’autres éléments plus macroéconomiques : l’inflation perturbe forcément à la fois le comportement des agents et la dynamique fiscale. Nous avons été surpris par la bonne tenue des entreprises fin 2022, et d’autres mouvements ont perturbé la lecture des comptes fiscaux et sociaux. On peut penser à la fin d’un certain nombre de mesures exceptionnelles, et, de manière générale, à la fin d’une période exceptionnelle qui était le Covid et qui nous concernait encore en 2023.
En ce qui concerne 2024, les moindres recettes atteignaient un peu plus de 40 milliards d’euros, dont la moitié était déjà un effet de base. Environ 21 milliards d’euros étaient par exemple connus grâce à l’information disponible, peut-être pas en décembre mais plus tard. En 2024, plusieurs effets négatifs sont allés dans le même sens : la baisse de l’IS, mais l’on pouvait s’y attendre quand le cinquième acompte de décembre était mauvais ; la TVA qui s’est révélée beaucoup plus basse que prévu, par rapport à une prévision que le HCFP signalait déjà dans son avis pour le projet des lois de finances pour 2024. Il s’étonnait alors que la croissance de la TVA soit supérieure à celle des emplois taxables ; le fait que le Gouvernement pariait sur une stabilisation des recettes de droits de mutation à titre onéreux (DMTO), alors que le marché immobilier ne montrait pas encore de signe de stabilisation.
À ceci, il faut ajouter de mauvaises surprises qui n’étaient pas forcément prévisibles, notamment sur l’IR ou sur les collectivités locales. Une partie importante de la surprise vient du fait qu’une partie de la prévision relevait plus de l’intention que de la prévision, et était pour partie performative. Rien ne forçait les collectivités locales à faire les efforts anticipés par le gouvernement. Elles ne les ont d’ailleurs pas faits. Il y a donc eu un mélange qui se voit davantage traditionnellement sur les programmations de moyen terme, notamment les programmes de stabilité ou des lois de programmation de finances publiques, systématiquement ratés. Dans le cas présent, pour un PLF, nous avons eu un mélange de prévision et d’intention, peut-être en raison du projet de loi de programmation des finances publiques.
En matière d’enjeux, nous avons toujours tendance à nous dire qu’a priori, la dette n’est pas un problème si, pour reprendre l’expression consacrée « r = g », c’est-à-dire que le taux d’intérêt réel que l’on paie est à peu près similaire au taux de croissance. S’il existe un problème de confiance, ce ne sera peut-être plus le cas. Si, sur notre taux d’intérêt, une prime de risque est en place, en raison des marchés financiers ou de nos partenaires européens qui se montrent défiants, on ne pourra plus faire le pari de se dire que la dette est quelque chose de neutre à moyen terme. Ensuite, il y a un coût politique, vous le mesurez tous les jours en raison d’un déficit important et d’erreurs de prévision, qui nécessite du temps pour comprendre ce qui se passe.
Que pourrait-on faire pour améliorer les choses ? Cela pose la question de ce que l’on met derrière le mot « prévision », de sa finalité et de ce que l’on prend en compte dans une prévision. Raisonne-t-on à politique inchangée ? En raisonnant à politique inchangée, on pourrait reprocher au gouvernement de ne pas intégrer des mesures qui dégraderaient le déficit, alors qu’il paraîtrait logique qu’il intègre des mesures assez sûres, qui améliorent les finances publiques. Intègre-t-on les mesures politiques soumises à discussion, celles du gouvernement, mises en place par amendement au cours du débat parlementaire ? Jusqu’en 2023, le Gouvernement faisait passer ses textes en 49.3. Ce n’était donc pas un sujet. Cependant, cela le devient, maintenant que le Parlement a plus de poids dans l’élaboration des textes. De même, il est important de savoir si l’on intègre, ce qui a été le cas au cours des dernières années, des intentions ou des paris. C’est dit de manière très technique dans les avis du HCFP, mais quand l’on dit qu’une mesure est « non documentée », cela veut dire que c’est un pari ou une intention. Certes, on peut considérer que le Gouvernement est de bonne foi et qu’il souhaite vraiment le faire, mais cela ne garantit pas que cela soit fait. Par conséquent, il serait important, pour les futures prévisions, d’essayer de distinguer ce qui relève de l’intention du Gouvernement, exprimée dans le cadre d’une vision stratégique, et ce qui relève d’une prévision, qui permet d’évaluer ce qui est vraisemblable, réaliste, qui se passe à la fois pour l’économie et pour les finances publiques.
S’il fallait définir une bonne prévision, nous pourrions avoir quelques bases. Un premier point serait d’éviter tout volontarisme. Quand on part d’un écart de production négatif, ce qui veut dire que l’on considère qu’il y a un potentiel de rebond très important et spontané pour l’économie, cela doit être beaucoup plus justifié qu’aujourd’hui. On le fait de manière assez systématique, il suffit de regarder les derniers problèmes de stabilité ou la loi de programmation de finances publiques. En pratique, on s’est souvent trompé sur le potentiel de l’économie, on l’a souvent surestimé. Un autre point important est de ne pas compter sur un rehaussement de la croissance potentielle à l’horizon de la prévision. Certes, il est possible de prendre des mesures qui vont rehausser la croissance potentielle, par exemple la réforme des retraites, mais ces mesures sont en général très difficilement programmables. C’est très difficile de dire dans quelle temporalité, quand bien même on croit à leurs effets, ces effets seront vraiment visibles. C’est encore plus incertain quand on pense aux recettes fiscales qu’elle procurerait. Enfin, un dernier point est d’éviter tout ce qui relève de l’intention, du « non documenté ».
Que faire de plus par rapport à ce que l’on fait aujourd’hui ? Le HCFP fait très bien son travail. Il a émis plusieurs alertes, à la fois sur le scénario macroéconomique et sur les soldes budgétaires. Il faudrait peut-être lui donner plus de poids, par exemple en matière de communication. Il pourrait s’autosaisir, ce qui n’est pas le cas, et ce qui semble une exception française. Il pourrait aussi se voir donné le rôle d’animer un débat sur la prévision macroéconomique et budgétaire, sur le modèle des « commissions économiques de la nation », que je n’ai pas connues, mais dont Denis Ferrand m’a vanté les mérites. On peut aussi accroître l’implication des organismes extérieurs pour apporter une expertise. Cela demande deux choses : un accès aux données et des moyens, car, comme nous le voyons, il s’agit d’un sujet complexe. Il faut acquérir une expertise et il ne faudrait pas rajouter du bruit au débat. De manière générale, j’insiste et je rejoins totalement Laurent Bach sur le besoin et l’intérêt de plus de transparence.
Enfin, la prévision ne va pas remplacer la décision de politique publique. On peut très bien avoir des prévisions très fines et très techniques, il faut donc tenir compte des avis du HCFP. Faut-il lui donner la mission de valider explicitement les projets du Gouvernement ? Pourquoi pas ? A minima, il serait possible de soumettre le Gouvernement à un exercice de comply or explain, en cas d’écarts ou de réserves du HCFP. Il convient de rester prudent, car même si l’on investit beaucoup pour affiner les prévisions, elles resteront des sujets incertains. Nous savons bien que le risque n’est pas complètement symétrique : en cas de bonne surprise de croissance, ce n’est pas si grave. Cependant, une mauvaise surprise enclenche un certain nombre de difficultés. On pourrait imaginer avoir des réserves financières et, de manière un peu plus stricte, avoir des mécanismes de correction. On a su, au moment du Covid, être très agile tout au cours de l’année pour adapter la politique budgétaire à la situation économique et sanitaire. Si l’on considère que l’objectif de retour à la soutenabilité des finances publiques est important, il faut pouvoir mettre en place des mécanismes de correction. Soit on les prévoit au moment des textes financiers, soit on le fait de manière réactive. Tout cela bénéficiera de plus de transparence et de la capacité, notamment du HCFP et d’autres organisations, d’animer le débat public en la matière. Enfin, peut-être faudrait-il également changer la façon dont on apprécie les cibles. On établit une cible de déficit, qui est la résultante de beaucoup d’éléments, notamment du cycle économique. Dans une période où l’on va vouloir faire de la consolidation budgétaire – nous y serons peut-être contraints – on pourrait vouloir raisonner plutôt en « effort ». Il me semble que la bonne terminologie est la « dépense nette des prélèvements ». C’est quelque chose, si je comprends bien, auquel nous pousse une nouvelle règle européenne et qui aurait deux avantages : le premier, c’est que l’on mesurerait vraiment ce que l’on fait. Cela serait plus proche de l’action. Ensuite, le résultat serait peut-être aussi plus contracyclique. Si l’on fait une consolidation budgétaire, le risque est que la croissance s’affaiblisse et que l’on ait de mauvaises surprises sur le déficit, non pas parce que l’on n’a pas fait les bonnes mesures, mais juste parce qu’il y aura des effets à court terme inévitables de la consolidation budgétaire sur la croissance économique.
M. Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques. Je vous parle d’une université américaine, Princeton, où les débats budgétaires sont tout aussi vifs qu’en France.
Je suis directeur de recherche au CNRS et j’interviens comme président de l’OFCE. Ce débat est intéressant parce qu’il renvoie à la raison d’être de l’OFCE. L’OFCE a été créé en 1980 par Raymond Barre, puis consolidé par François Mitterrand, à une époque où il y avait un débat sur les prévisions économiques françaises, qui étaient produites par l’Insee à l’époque. Le Gouvernement, dans une « sagesse libérale », a choisi de créer un institut indépendant, l’OFCE, pour critiquer, au sens intellectuel du terme, les prévisions et les évaluations des politiques publiques du Gouvernement. Cela fait 40 ans que l’OFCE joue ce rôle de vigie lucide et critique des trajectoires des finances publiques dans le débat politique français.
Tous les ans, l’OFCE organise l’Observatoire français des comptes de la nation, où nous invitons tous les conjoncturistes et prévisionnistes de la place de Paris à confronter leurs prévisions. La Banque de France, l’Insee, le Trésor, la Commission européenne, Standard & Poor’s, des banques privées, Rexecode y participent, entre autres. Nous confrontons nos prévisions et nous avons des débats annuels où l’on compare les erreurs, les prévisions. On voit que le métier de prévisionniste est assez compliqué et qu’il y a des biais entre les institutions sur le taux de croissance. Souvent, c’est d’ailleurs notre constat d’octobre dernier, les prévisions de croissance de la direction générale du Trésor ne sont pas en moyenne plus mauvaises que les autres.
Nous nous penchons ici sur les prévisions de finances publiques, effectuées, à ma connaissance, par très peu d’instituts. Je n’en connais que trois : la direction générale du Trésor, la Banque de France et l’OFCE. L’Insee a bien sûr de bonnes prévisions, mais il fait des prévisions à six mois. Dans le paysage français, les instituts qui travaillent sur les prévisions des finances publiques globalement (tous les impôts, toutes les mesures nouvelles, toutes les prévisions et toutes les composantes de l’économie) effectuent un travail très important. Nous le réalisons avec une équipe, à l’OFCE, qui est dirigée par Éric Heyer, Mathieu Plane et Xavier Timbeau, en particulier, deux fois par an, en octobre et en avril. L’équipe entière, pendant deux mois, se concentre sur le travail de prévision. Il s’agit d’un travail colossal.
La prévision comporte deux composantes : d’abord, la croissance à mesures inchangées, prenant en compte l’évolution des salaires, de la consommation, de l’investissement et des exports, qui influencent les recettes fiscales et, ensuite, l’évaluation des mesures nouvelles proposées par le Gouvernement et votées par le Parlement.
La difficulté varie pour ces deux objets. Il s’agit d’un travail de conjoncturiste et nous utilisons des modèles. Le modèle macroéconomique de l’OFCE est assez peu différent du modèle de la direction générale du Trésor. La structure est similaire. Ce sont les choix de paramètres qui sont différents, basés sur des appréciations différentes.
Les mesures nouvelles sont quant à elles particulièrement difficiles à analyser pour tout observateur externe, car Bercy a un avantage comparatif dans la définition de la mesure. Par exemple, pour la contribution à la rente inframarginale des énergéticiens – qui, on le sait, entraînait une erreur de prévision substantielle – le détail de la mesure, le détail de l’assiette fiscale et du texte législatif lui-même n’étaient pas connus au moment où cette mesure a été annoncée. Les instituts comme l’OFCE et tous les analystes ont donc dû utiliser en grande partie l’information transmise par la direction générale du Trésor, qui a un avantage comparatif.
De ce fait, la prévision des finances publiques est un exercice intense, qui demande une approche globale et, comme l’a dit Laurent Bach, des compétences très spécifiques, impôt par impôt. La difficulté du conjoncturiste est de prendre toutes ces informations et de faire une narration globale sur une vision de la dynamique de l’économie française. Cette spécificité de la prévision des finances publiques fait qu’il y a peu d’acteurs en France qui travaillent sur ce sujet.
Je pense qu’il est difficile d’envisager de fractionner les compétences de prévision de la direction générale du Trésor. L’idée d’enlever des compétences à la direction générale du Trésor pour les mettre dans un autre institut, afin de renforcer l’analyse, ne me semble pas une très bonne idée. Dans le cas français, le sujet n’est pas tant, me semble-t-il, le fractionnement des compétences que la transparence des produits élaborés par la direction générale du Trésor.
S’agissant du Haut Conseil des finances publiques, je pense qu’il faut envisager un écosystème des prévisionnistes. Le Haut Conseil des finances publiques ne va pas faire de prévision. Il prend les analyses des prévisionnistes et les compare. Il faut donc se demander comment renforcer le travail des prévisionnistes qui interviennent en dehors du Haut Conseil des finances publiques. Mon expérience est qu’il y a un travail très important à accomplir sur la transparence des documents. Ne soyons pas naïfs, il y a certains documents dont je comprends, en tant qu’économiste à l’OFCE, qu’ils ne peuvent pas être transparents (des analyses de scénarios, de nouvelles recettes fiscales, pour informer le ministre des options politiques). Mais un grand nombre de documents transmis au Haut Conseil des finances publiques pourraient être publics et ne le sont pas. Or nous sommes auditionnés pour nous exprimer sur la crédibilité des prévisions du Gouvernement, sur la base de documents sur la dynamique de certaines recettes fiscales que nous n’avons pas. Le système ne fonctionne pas. Nous devrions avoir au moins une bonne partie de l’information dont dispose le Haut Conseil des finances publiques pour nous exprimer sur la qualité des prévisions qu’analyse le Haut Conseil des finances publiques. On confond le rôle du Haut Conseil des finances publiques et l’information transmise aux prévisionnistes de la place, à Paris. Je pense qu’une grande partie des notes transmises au Haut Conseil des finances publiques par la direction générale du Trésor devraient être publiques très tôt dans l’année. Nous avons besoin d’informations pour nos prévisions et cette asymétrie d’information est dommageable à toute la qualité du débat.
Je pense qu’il faut tenir des réunions trimestrielles d’information sur la dynamique des recettes fiscales, comme avec le Haut Conseil des comptes de la nation, qui se tenait en juillet. Bercy pourrait faire un point avec tous les conjoncturistes de la place pour réactualiser la dynamique des recettes publiques, les dépenses des collectivités locales, les recettes de TVA, les recettes d’IS et la dynamique des cotisations en lien avec la directions de la sécurité sociale, pour que tous les acteurs disposent de l’information, de manière transparente, au moins en juillet. J’évoque le mois de juillet afin que ce point ait lieu avant le PLF et avant la réunion cruciale de septembre, où est arrêté le cadrage « macroéconomique » qui servira de base au débat parlementaire. Il est crucial que des informations soient transmises au mois de juillet.
Ce qui motive cette commission d’enquête, c’est l’erreur un peu inédite à très court terme, à un an, de l’écart de prévision. Je pense qu’il y a un autre horizon crucial pour comprendre la dynamique des prévisions, à 10 ans, à 20 ans, de la projection des finances publiques à législation inchangée. Aux États-Unis, le Congressional Budget Office (CBO) fait une prévision de la dette à 10-20 ans et donne un cadrage autour duquel il est possible d’apprécier les divergences de court terme, afin de savoir si l’on parle de fluctuations autour d’une tendance ou si une nouvelle tendance se dessine. Je trouve qu’en France, dans la prévision des finances publiques, on manque de cet horizon très long, qui doit être élaboré par un institut, qui cadre les fluctuations de court terme. Cet horizon long est fractionné dans différentes projections de notre système fiscal (les retraites, la démographie, l’éducation). C’est un biais singulier par rapport aux autres pays. À mon sens, l’institut qui devrait effectuer ce travail est France Stratégie, qui dispose, dans ses réseaux, du Conseil d’orientation des retraites, du Conseil d’orientation pour l’emploi, du Comité de suivi de l’assurance maladie, du Haut Conseil pour le climat, du Conseil national de la productivité, du Haut Conseil des rémunérations, de l’emploi et de la productivité, du Conseil d’analyse économique, dont j’ai l’honneur de faire partie et dans le cadre duquel nous avons élaboré une note relative à la projection de la dette publique à 10 ans. Je pense que, dans cet écosystème des prévisionnistes des finances publiques, il est nécessaire de réfléchir sur le temps long, au-delà du débat crispé sur la dette publique. Cette réflexion devrait être portée par France Stratégie, et non par le Haut Conseil des finances publiques, qui a déjà bien à faire pour analyser les prévisions de court terme du Gouvernement.
M. le président Éric Coquerel. Pour rendre ses avis sur les projets de loi de finances, le Haut Conseil aux finances publiques compare les prévisions de croissance du Gouvernement à celles d’autres organismes, dont les vôtres, messieurs Xavier Ragot et Olivier Redoules. Pour 2023 et 2024, il a considéré que les prévisions de croissance du Gouvernement étaient élevées. Vos prévisions étaient effectivement bien plus basses, en particulier celles de Rexecode. Finalement, ce sont les prévisions du Gouvernement qui ont été les plus proches de la croissance observée, du moins pour le niveau, puisque sur ces deux années, sa composition, c’est-à-dire la manière dont le Gouvernement imaginait cette croissance, n’a pas bien été appréhendée. Cela a été développé dans des auditions précédentes, mais contrairement à ce qui a été attendu, ce n’est pas la consommation des ménages qui a tiré la croissance, mais le commerce extérieur et la dépense publique. Alors que le Gouvernement avait intégré une hypothèse de réduction des dépenses, ce sont en fait ces mêmes dépenses qui ont permis de sauver sa prévision. Comment analysez-vous le fait qu’en s’étant trompé sur la manière d’y arriver, le Gouvernement a quand même atteint l’objectif de croissance imaginé au départ ?
M. Olivier Redoules. Il faut distinguer 2023 et 2024, qui sont deux années très différentes. En 2023, dans le contexte dont on se souvient, c’est-à-dire celui de l’automne 2022, la prévision relevait du pari. Le Gouvernement a fait le choix de parier qu’il n’y aurait pas de disruption forte des approvisionnements d’énergie. Il s’est trouvé que son choix était judicieux et qu’assez rapidement, nous avons constaté à l’automne que les prix baissaient même plus vite que ce que nous pouvions espérer. La prévision pour 2024 était différente : nous n’attendions pas de choc de ce type. Nous voyions les clignotants s’allumer sur un certain nombre d’indicateurs. Je ne sais pas si nous pouvons vraiment dire que quand on prévoit une croissance de 1,4 % et que l’on finit à 1,1 %, il s’agit d’une petite réduction. L’information qui était disponible fin 2023 ne permettait pas de prévoir 1,4 %.
Ensuite, un effet de vase communicant entre la croissance et le déficit s’est sans doute produit. Nous avons tenu une prévision un peu plus basse que prévu, mais tout de même très forte, à savoir 1,1 % de croissance, mais en enregistrant un déficit beaucoup plus important. D’une certaine façon, nous avons fait un peu plus de croissance qu’espéré et un peu plus de déficit aussi.
M. Xavier Ragot. L’analyse de Bercy sur la dynamique du PIB a été meilleure que celle d’autres prévisionnistes. Est-ce que c’est pour de bonnes ou de mauvaises raisons ? Les services de Bercy se sont trompés, mais beaucoup d’autres aussi, sur les composantes de la croissance du PIB. Effectivement, c’est la dynamique du commerce extérieur qui a été bien plus positive qu’attendu et la consommation qui a été plus atone. La dynamique du commerce extérieur a été positive en raison d’une chute des importations et pas vraiment à cause d’une augmentation des exportations
Le débat qui anime les conjoncturistes porte sur le taux d’épargne des ménages. Il existe deux sujets polémiques : le taux d’épargne des ménages et la productivité des entreprises, donc la dynamique du taux de chômage. Dans les prévisions du taux d’épargne des ménages, les évaluations de l’OFCE montrent, entre autres, que par rapport aux prévisions du Gouvernement, la dissolution et l’instabilité politique ont coûté entre 0,2 et 0,3 point de taux de croissance. Cet écart est colossal, parce que les gens investissent moins et les ménages épargnent plus. Ils s’interrogent sur le futur. Il existe donc une composante endogène, l’incertitude de l’environnement français et international, qui entraîne une hausse du taux d’épargne des ménages. Cet effet s’est révélé au cours de l’année 2024.
Le sujet de la prévision des finances publiques et l’erreur du Gouvernement ne remettent pas en cause la qualité des prévisions du Gouvernement à mesures inchangées, puisqu’il ne s’est pas trompé plus que les autres sur le niveau du PIB et sur les composantes du PIB. La question cruciale réside dans l’élasticité des recettes fiscales, qui a été sous-évaluée en 2020-2021 et surévaluée en 2023-2024.
M. le président Éric Coquerel. Depuis 2017, le Président de la République a engagé une politique de baisse des prélèvements obligatoires, qui a surtout profité aux ménages les plus aisés, comme l’a récemment montré un rapport de la Cour des comptes. Cette politique aurait dû conduire à une diminution des recettes fiscales. Cependant, après la crise sanitaire, nous avons connu deux années exceptionnelles où l’élasticité des prélèvements obligatoires était supérieure à un. Après avoir posé cette question à François Ecalle, je voudrais également entendre votre avis. L’écart à la prévision que nous avons connu ces deux dernières années ne s’explique-t-il pas par cette politique de baisse massive d’impôts ? Est-il possible que le Gouvernement n’ait pas vu le caractère exceptionnel de ces années post-Covid et qu’il ait donc pu conclure que les baisses d’impôts s’autofinançaient, ce que les années 2023 et 2024 ont infirmé ?
M. Xavier Ragot. Tout d’abord, les baisses d’impôts contribuent d’une manière structurelle au déficit. Nous l’avions évalué, avec Raul Sampognaro et Mathieu Plane, et nous avions imputé la moitié de la hausse de la dette aux dépenses pérennes. Il existe donc une dimension structurelle de contribution des baisses d’impôts au déficit depuis 2017.
Cependant, je pense que votre question est plus précise : en quoi ces baisses d’impôts, dont l’effet pourrait être prévisible, ont entraîné possiblement un optimisme dans l’appréciation des recettes fiscales, quand ces dernières étaient plus dynamiques que le PIB ? Il est difficile de répondre à cette question, parce qu’effectivement, pour 2021-2022, les recettes fiscales étaient très dynamiques, plus que le PIB. Cela a surpris tout le monde. Le déficit a décru – puisque les recettes fiscales ont augmenté – plus qu’anticipé par beaucoup d’acteurs, nous y compris. Les recettes fiscales croissent normalement comme le PIB et l’élasticité est égale à un en moyenne, à législation inchangée. Là, l’élasticité a été supérieure à un. Tout le monde s’attendait à ce qu’elle décroisse pour retrouver sa moyenne historique. La question portait donc sur la rapidité de la décroissance de l’élasticité des recettes au PIB. Nous avons tous été surpris. On l’estimait à 0,8 point à peu près en 2023-2024. Elle a atteint 0,5-0,6 pour beaucoup de recettes fiscales de manière conjointe : IS, TVA, cotisations et DMTO.
Je ne pense pas que les baisses d’impôts de 2017 aient entraîné un optimisme très important. Je pense que l’optimisme sur les recettes fiscales 2023-2024 était peut-être lié à des surprises positives sur le marché de l’emploi. Les créations d’emplois étaient très dynamiques. Il y a pu y avoir l’illusion que cette dynamique du marché de l’emploi était le signe d’un dynamisme de l’économie sous-jacente qui pouvait générer des recettes fiscales. À l’OFCE, nous étions plus pessimistes sur la dynamique de l’emploi parce que nous pensions qu’elle était associée à l’apprentissage, à différents éléments de nature conjoncturelle plutôt que structurelle. J’associerais donc l’optimisme relatif aux recettes fiscales à l’optimiseme relatif à la dynamique de l’emploi, qui était relativement bonne par rapport aux tendances historiques en 2023-2024.
M. Laurent Bach. Il y a une doctrine de l’administration sur la mesure de l’impact budgétaire des mesures nouvelles, de type baisse d’impôts : c’est de faire l’hypothèse que les agents ne répondent pas, que les bases taxables, entre autres, n’augmentent pas, quand les taux baissent. Cela veut dire qu’il y a d’abord une doctrine de prudence.
En revanche, cela peut être introduit dans les prévisions macroéconomiques, parce qu’effectivement, la réponse des agents à ces mesures peut être intégrée dans la prévision de l’investissement. Si, tout à coup, le rendement de l’investissement est jugé plus positif grâce à des baisses d’impôts, nous pouvons penser qu’il va monter. La consommation peut augmenter si un impôt baisse, comme la taxe d’habitation, et que la propension marginale à consommer est élevée.
Nous revenons à la question de la qualité du cadrage macroéconomique qui a été introduit par le Gouvernement. Encore une fois, dans la mesure où ce scénario macroéconomique n’a pas été trop mal évalué, nous pouvons en déduire qu’effectivement, ces baisses d’impôts ont un impact sur le niveau du déficit, probablement. Toutefois, il ne s’agit pas d’une question de prévision.
M. Olivier Redoules. L’avis du Haut Conseil des finances publiques sur le projet de loi de finances de fin de gestion fait état d’un certain nombre d’impôts qui sont responsables de l’erreur de prévision alors qu’ils n’ont pas forcément fait l’objet de telles mesures de baisse. La moindre recette d’IS observée en 2023 vient pour partie des revalorisations successives du smic qui ont précédé la diffusion du choc de prix à l’ensemble des salaires. Nous voyons qu’aujourd’hui, le taux moyen de cotisation est revenu à peu près à son niveau de fin 2019. Dans quelle mesure cette évolution traduit-elle la baisse du taux d’IS, qui a été prise en compte « un pour un » dans les mesures nouvelles du Gouvernement ? Est-ce simplement le contrecoup d’une recette qui avait été exceptionnellement élevée en raison de nombreux facteurs conjoncturels en 2022 ? Il est difficile de le savoir.
M. le président Éric Coquerel. Nous entendons à peu près les mêmes réponses sur les solutions à trouver, notamment sur la question de l’écosystème des prévisions, mais personne ne parle de la manière dont il est possible d’aider l’Assemblée nationale à mieux contrôler. Comment l’Assemblée pourrait-elle également avoir ses propres expertises ? Cela vous semble-t-il une mauvaise idée ?
M. Xavier Ragot. À l’OFCE, nous avions un contrat-cadre avec l’Assemblée nationale pour élaborer des prévisions et nous avons réalisé une série de prévisions pour tester le concept, notamment sur l’IS. Nous avions rédigé des notes, en 2018 me semble-t-il, pour montrer que l’OFCE pouvait aider la représentation nationale à réfléchir dans le cadre du PLF. Nous étions allés assez loin dans la réflexion. Nous avions proposé une ligne téléphonique avec des créneaux qui permettraient d’appeler des économistes de l’OFCE pour essayer de faire des évaluations à une heure, trois jours et deux mois, dans le cadre du PLF. L’Assemblée nationale n’a pas donné suite à cette démarche.
Des instituts comme les nôtres, ou l’IPP et d’autres j’en suis sûr, seraient volontiers disponibles, dans un cadre à définir, pour aider la représentation nationale, notamment lors de ce moment très intense qu’est le PLF. Toutefois, un tel travail doit être organisé, car il demande de mobiliser des équipes de manière assez intense.
M. Laurent Bach. Il est arrivé que l’IPP travaille pour le Sénat. Nous avons été les premiers, avec le Sénat, à produire une évaluation de l’impact budgétaire réel de l’introduction du PFU en 2017. Nous avons aussi été les premiers à estimer la probabilité de remboursement des PGE au printemps 2021. Nos travaux étaient très intenses, avec une temporalité très courte. Il fallait, après avoir répondu à un appel début mars, travailler sur les données et rendre un rapport début avril, ce qui, pour nos équipes, est très difficile.
Il faut évidemment s’accorder sur les conditions de publication des résultats. Nous avons une charte éthique qui nous impose de publier nos résultats, quels qu’ils soient. À partir du moment où vous, Assemblée nationale, vous vous engagez à nous demander un travail, nous le publierons, même si vous n’êtes pas d’accord avec le contenu.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Selon vous, à quelle période – je parle de 2024 – l’écart entre le projet de loi de finances et l’exécution était-il perceptible par les prévisionnistes, par les équipes de la direction générale du Trésor et par le cabinet du ministre ? À quelle période de l’année, selon les éléments dont vos instituts disposaient, pouvait-on sonner ce signal d’alarme qui est intervenu finalement assez tard ?
M. Olivier Redoules. Avant de répondre, je voudrais souligner mon soutien au besoin d’avoir des compétences pour l’Assemblée et pour le Parlement.
L’information est disponible assez tardivement dans l’année. Une partie de l’information assez importante devait être disponible fin décembre 2023, début janvier 2024 : il s’agissait du cinquième acompte d’IS et des remontées de TVA. Cela permettait –le Gouvernement s’est d’ailleurs exprimé dans ce sens et a pris des dispositions, notamment le gel de crédits – d’avoir un ordre de grandeur de l’effet de base qui, à la fin, est une perte d’un peu plus de 20 milliards d’euros de prélèvements obligatoires.
Ensuite, au fil de l’année, le travail est complexe : l’une des recettes, qui était la plus lisible sur les documents budgétaires disponibles publiquement, à savoir la TVA, ne l’est plus du tout. C’est encore plus compliqué pour les autres recettes. Je dirais que, jusqu’au mois d’octobre, les informations ne sont pas disponibles pendant un temps assez long. Des remontées comptables sur certains impôts sont sans doute disponibles mais avec une marge d’incertitude assez élevée.
Nous avions une idée des recettes de DMTO, peut-être un peu plus tôt, au mois d’août. Toutefois, pendant une longue période, nous n’avons pas eu suffisamment d’informations. Les derniers mois de l’année ouvrent une incertitude très élevée, qui ne permet pas de conclure à partir des données de sept ou huit mois de l’année sur la recette de toute l’année. Par exemple, en 2022, les recettes de TVA étaient plutôt bonnes jusqu’au mois de juillet, et la situation s’est dégradée en fin d’année.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Pour être plus concret, selon vous, de quels éléments d’appréciation sur la dérive des déficits publics l’exécutif disposait-il au mois de mai 2024 ?
M. Laurent Bach. Je vais répondre au sujet de l’IS, car il s’agit de quelque chose d’assez précis. À partir du moment où vous avez le dernier acompte de décembre 2023, vous savez, pour les plus grandes entreprises, quels sont leurs bénéfices fiscaux en 2023. Cela vous donne une idée très précise, ou assez précise, de ce qui va se passer pour l’ensemble des autres entreprises en 2024, puisque pour la plupart des entreprises, ce qu’elles vont payer en 2024 est le résultat de leurs bénéfices de 2023. Le cinquième acompte a un intérêt, bien sûr en lui-même mais aussi pour prévoir les recettes d’IS tout le long de l’année 2024, jusqu’en décembre, date à laquelle une nouvelle information sur le bénéfice 2024 est disponible. Il me semble que ce travail a été effectué, puisque les chiffres du PSTAB sur l’IS ont reflété cette réévaluation des recettes d’IS pour 2024, probablement en raison de la réception du cinquième acompte en décembre 2023. L’information est donc disponible en décembre. Celle-ci doit être retraitée, parce que les grandes entreprises ne fonctionnent pas exactement comme toutes les autres entreprises. Ce travail a été fait et il a visiblement été bien conduit, puisque la prévision de croissance des bénéfices a été mise à jour de 13 % à 2 % entre le PLF 2024 et le PSTAB d’avril. Cette actualisation reflète les données du cinquième acompte.
Pour la TVA, c’est beaucoup plus immédiat. Vous pouvez disposer d’informations assez ponctuelles et importantes sur les remboursements. La plupart des entreprises demandent leur remboursement de TVA en décembre de l’année. Quand elles font la clôture de leurs comptes, elles se disent qu’elles doivent se faire rembourser des sommes importantes au titre de la TVA et qu’elles vont donc les demander en décembre. Par conséquent, en janvier 2024, vous avez toutes ces demandes de remboursement qui affluent et qui vous donnent un renseignement supplémentaire pour la comptabilité budgétaire 2024 et en comptabilité nationale pour 2023. Cependant, évidemment, sur la TVA, une information continue sur l’évolution de l’activité est disponible tout au long de l’année.
M. Xavier Ragot. Au moins en juillet, une consolidation était possible.
Le programme de stabilité, élaboré en avril, contenait des prévisions pluriannuelles sur cinq ans de déficit et des déclarations d’intentions de réformes à venir sur plusieurs années. Le Gouvernement « raconte » en quelque sorte son histoire fiscale. Les informations sont déclaratives et les observateurs les perçoivent comme telles.
Par conséquent, les fluctuations mensuelles budgétaires de l’État sont difficiles à lire en début d’année, sur les quatre premiers mois, parce qu’elles fluctuent énormément. Le programme de stabilité ne comporte pas d’éléments d’analyse de cette situation mensuelle mais plutôt sur les données pluriannuelles. Il faut attendre mai-juin pour avoir une tendance, qui permet la consolidation de la tendance des finances publiques de moyen terme.
Avant le mois de juin, il est compliqué de distinguer les éléments de l’ordre des fluctuations et les éléments de l’ordre de la tendance sur l’année. Nous ne pouvons pas exclure que le Gouvernement avait des informations (sur la dynamique d’investissement des collectivités locales, sur la dynamique des salaires…) en termes de prévision sur l’année. Nous n’avons pas eu accès à l’entièreté de ces documents. Je ne peux donc pas vous répondre plus précisément sur la clarté et le degré d’information qu’aurait pu avoir Bercy avant juin sur des indicateurs avancés d’évolution des finances publiques sur l’année 2024.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Il est possible, selon votre réponse, que le 9 juin, jour de la dissolution, l’exécutif disposait d’informations qui n’étaient pas sur la place publique sur la dégradation de nos finances publiques.
M. Xavier Ragot. Je pense que nous ne pouvons pas l’exclure. Il existe une question implicite : quel est le moment adéquat pour que l’exécutif, en toute certitude, mette des informations dans le débat public avec un degré de confiance suffisant ? Quelle est la stratégie de communication de l’incertitude que doit transmettre l’exécutif ? C’est un débat second, qui porte sur le moment adéquat. Le premier débat, c’est l’information.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Sur l’exécution budgétaire 2024, le chiffre de 6,1 % de déficit public vous paraît-il à ce stade toujours tenable, pertinent et exact ?
M. Laurent Bach. Sur ce sujet, nous disposons des informations parues dans la presse récemment, dans Les Échos la semaine dernière.
Les seuls chiffres dont nous disposons concernent le secteur « État ». Pour les secteurs « Sécurité sociale » et « collectivités locales », pour lesquels les dépenses sont très volatiles, nous n’aurons pas d’informations avant la publication du compte des administrations publiques de l’Insee.
M. le président Éric Coquerel. Je voudrais savoir si vous pensez que la très forte hausse du chômage au quatrième trimestre 2024, de 3,9 %, qui est la plus forte remontée en une décennie, peut avoir un impact sur les résultats économiques, et donc les déficits ?
M. Laurent Bach. Les remontées comptables dont nous disposons, en tout cas dans la presse, pour la TVA part « État » ne suggèrent pas une aggravation, en tout cas pas depuis les chiffres de la loi de finances de fin de gestion. Cependant, il y a peut-être eu d’autres impacts. En général, c’est la TVA qui est l’impôt le plus lié à l’activité courante, mais il peut y avoir des effets sur d’autres éléments du budget que je ne suis pas en mesure d’évoquer à ce stade.
M. Xavier Ragot. Nous nous fondons sur des éléments lus dans la presse sur des dynamiques que connaît Bercy, que nous ne connaissons pas et que les journalistes connaissent avant nous. Sur de nombreux sujets, nous devons vous répondre indirectement, par des lectures de presse, sur des documents auxquels nous n’avons pas accès.
Par ailleurs, effectivement, la hausse rapide du taux de chômage va contribuer à ne pas faire baisser le taux d’épargne et à diminuer les dynamiques de cotisations sociales et l’activité économique. Les prévisions de l’OFCE faisaient malheureusement état d’une hausse du taux de chômage à l’horizon de fin 2025. Il serait légèrement en dessous de 8 %, à 7,9 % je crois. Toutefois, nous révisons actuellement nos anticipations. Le chiffre est un peu plus négatif. Il s’agit de notre appréciation d’une dégradation de la situation de la France qui va peser sur les prévisions de déficit que nous sommes en train d’élaborer pour l’année 2025.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Messieurs, vous nous dites que les baisses de recettes et d’impôts qui ont eu lieu en 2017 ne permettent pas de comprendre la sous-exécution des recettes fiscales qui nous occupent. Est-ce à dire, selon vous, que le débat qui nous occupe n’est pas tant un débat de politique économique qu’un débat de prévision technique ?
Ensuite, vous indiquez que le scénario macroéconomique a été « correctement établi en 2023 et 2024 ». Est-ce à dire, par conséquent, que le débat qui nous occupe est d’abord un débat de transmission technique du scénario macroéconomique à la croissance spontanée de certains grands impôts que vous avez évoqués, notamment l’impôt sur les sociétés et la TVA ?
M. Laurent Bach. Naturellement, ce n’est pas dans mes compétences de juger la partie proprement politique des conséquences de cette erreur de prévision. Mais en tout cas, je peux essayer de comprendre la partie technique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une partie politique. J’ai notamment mentionné que le problème politique que posent ces erreurs de prévision, c’est que quand cette dernière est bonne, on a tendance à la dépenser et que quand elle est mauvaise, on a tendance à ne pas contraindre dans les mêmes proportions. Cela a un effet d’endettement, que l’on peut juger politiquement comme une bonne chose ou une mauvaise chose. Un débat politique doit avoir lieu, mais ce n’est pas un débat sur lequel je me sens capable de donner une information utile.
Sur la partie technique, je pense que dans la mesure où le cadrage macroéconomique pour 2023-2024 n’a pas été mauvais et dans la mesure où les baisses d’impôts sont censées se refléter dans ce cadrage macroéconomique et pas directement dans les prévisions de recettes – parce que la doctrine de l’administration est de considérer que les baisses d’impôts ont un effet très important sur le budget et donc c’est seulement dans la mesure où ces dispositions ont un effet sur l’activité que l’impact de ces mesures sera amoindri –l’erreur de prévision, d’un point de vue purement technique, n’est pas liée à ces baisses d’impôts. En revanche, ces baisses d’impôts ont peut-être un impact sur le débat proprement politique que l’on veut avoir sur le niveau d’endettement que l’on voudrait atteindre.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous confirmez donc que la politique fiscale menée en 2017 est décorrélée des prévisions qui nous occupent aujourd’hui.
M. Laurent Bach. Effectivement, d’un point de vue technique, l’effet de ces baisses d’impôt sur l’erreur de prévision me paraît négligeable.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quelles sont les similarités dans les difficultés de prévision technique qu’ont rencontrées également les Allemands et les Britanniques ? Pour les Britanniques, je pense notamment à la question de l’externalisation des prévisions. Considérez‑vous, quand on voit la différence technique qu’ont connue également les Britanniques, que l’externalisation est par définition une bonne chose ?
M. Laurent Bach. Je suis allé voir moi-même les prévisions qui ont été faites en Allemagne et au Royaume-Uni. En Allemagne, on constate beaucoup de similitudes, peut-être pas avec la même ampleur. Toutefois, les erreurs sont du même type, sur les mêmes impôts. Une erreur importante a été commise sur la TVA en 2024 et une autre sur l’impôt sur les sociétés pour la même année, sachant qu’en Allemagne, l’impôt fédéral sur les sociétés représente un poids beaucoup moins important dans les recettes.
Des phénomènes similaires, au moins sur le continent européen, ont produit les mêmes conséquences. Pour autant, cela ne veut pas dire que nous ne pouvions pas avoir une meilleure prévision. Ce n’est pas parce que les Allemands se sont trompés que les Français ont le droit de se tromper. Des choses sont à améliorer dans la prévision, encore plus si le sujet est européen et pas seulement français.
En ce qui concerne l’externalisation britannique à l’Office for budget responsibility (OBR), il faut comprendre qu’elle n’a pas véritablement augmenté la qualité des prévisions. De plus, l’externalisation suppose un accès plus compliqué aux données fiscales. Par exemple, l’OBR n’a pas le droit d’utiliser de données individuelles fiscales, parce que le secret fiscal britannique lui interdit. Par conséquent, cet organisme doit réaliser des prévisions sans données individuelles, alors qu’en France, évidemment, le Trésor a accès à certaines données individuelles, ce qui lui permet d’être plus précis, notamment pour la mesure de l’impact des mesures nouvelles.
M. Olivier Redoules. Il me semble que les autres pays ont aussi commis des erreurs de prévision. Une partie importante des erreurs de prévision sont liées à un contexte macroéconomique fluctuant, avec une série de chocs qui se sont ajoutés. La différence avec la France réside peut-être dans la capacité de ces pays à prendre des mesures correctives en cours d’année, qui est peut-être plus forte que la nôtre. Ce n’est donc pas simplement une question de prévision des finances publiques, mais également de pilotage.
Sur la question de l’externalisation, je partage le point de vue de Xavier Ragot : cela serait très compliqué. Je pense que beaucoup partagent cette idée. La ressource humaine qui permet de réaliser des prévisions est rare et il sera très compliqué de démultiplier les endroits où elle est effectuée. Cela étant, si nous faisons abstraction de cette limite, un arbitrage doit sans doute être réalisé en faveur d’une prévision moins précise et moins informée mais plus transparente. Cette question a peut-être guidé le choix d’un certain nombre de pays et c’est pour cette raison qu’il faut se poser la question ici.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous évoquez également la question de l’optimisme dans les prévisions au sens large, qui serait courante sur le long terme et assez linéaire. Ne peut-on pas, malgré tout, distinguer dans l’optimisme des prévisions de finances publiques au sens large une sorte de réalisme de court terme, à un ou deux ans, et un biais d’optimisme, à plus long terme, qui serait lié notamment aux engagements européens ? Cette distinction ne vaudrait pas seulement pour la France, mais aussi pour les pays membres de la zone euro, avec une forme de déconnexion entre le court terme et le moyen terme que nous pourrions essayer de résoudre.
M. Laurent Bach. Quand nous comparons le réalisé à la prévision et quand nous examinons tous ces graphiques qui comportent un biais systématique, il est vrai que ce biais se voit typiquement pour le programme de stabilité d’avril, pour la prévision au-delà de l’année en cours et ,pour le projet de loi de finances, au-delà de l’année à venir.
Comme suggéré par François Ecalle ici même, il y a probablement deux ensembles de prévisions au-delà de l’année N+ 1 : celui qui comporte des programmes, des mesures, des pratiques à mettre en œuvre, qui expliquent ce biais, parce que l’ensemble de ce paquet de mesures qui est intégré dans le programme de stabilité n’est pas totalement mis en œuvre et que ce décalage existe toujours. Il serait intéressant de comparer l’évolution des prévisions à politiques et pratiques inchangées avec le réalisé deux, trois ou quatre ans plus tard. Malheureusement, nous ne disposons pas de ces informations. Elles ne sont pas publiées, ou en tout cas, quand elles le sont, avec des scénarios d’évolution des dépenses qui sont très conventionnels. Par exemple, la croissance des dépenses des quinze dernières années est reprise comme base de projection pour les trois prochaines années, sans autre réflexion. Ce sont ces éléments qui sont publiés dans le rapport économique, sociale et financier 2024, par exemple. Il existe probablement des prévisions sans mesures nouvelles de ces dépenses qui sont plus réalistes.
M. Xavier Ragot. Il me semble que le biais à deux ans, quand on prend l’histoire des finances publiques, a été considérablement réduit depuis le travail du Haut Conseil des finances publiques. Aujourd’hui, les prévisions du Gouvernement du PIB à un an ou deux ans, comme nous l’avons dit, ne sont pas plus mauvaises que d’autres, voire à la marge, dans les années récentes, relativement meilleures que les autres. Ce sont les composantes du PIB dont on a parlé qui sont mal prévues par beaucoup de conjoncturistes. Je dirais que le travail du Haut Conseil des finances publiques a été salutaire sur ce point.
En outre, le contenu du PSTAB – aujourd’hui le PSMT – est très déclaratif et très lié à des engagements pluriannuels européens. De plus, l’engagement réalisé sur des mesures non précisées est autant politique qu’économique. Toutefois, à deux ans, l’horizon de nombreuses prévisions actuelles, les prévisions du Fouvernement des deux années passées sont peu biaisées. Pour 2025, notre analyse est en cours. Nous serons bientôt auditionnés à ce sujet par le Haut Conseil des finances publiques.
M. le président Éric Coquerel. Vous dites donc qu’il n’y a pas d’incidence technique de la baisse des impôts sur les prévisions de déficit. Je voudrais savoir quel est votre avis, même si vous avez dit que vous n’étiez pas expert sur cette question, sur l’incidence politique de cette lecture, c’est-à-dire de ce qui donne une vertu à la baisse des impôts, par exemple sur l’emploi, l’investissement.
M. Laurent Bach. Le sujet de l’effet budgétaire de toutes ces baisses d’impôts me concerne en premier lieu, parce que nous avons évalué le nombre de ces baisses. Nous sommes capables d’estimer l’effet budgétaire. Ce dernier, même en prenant en compte les réponses comportementales, est globalement assez négatif, parce que, par exemple, les réformes de la fiscalité du capital n’ont pas eu un impact très fort sur l’investissement. Elles ont eu des impacts plutôt faibles sur la création et sur l’exil fiscal. Il y a tout un ensemble de réponses qui peut-être étaient espérées et que nous n’avons pas trouvées.
L’important est de savoir si, dans les prévisions macroéconomiques, ces effets avaient été anticipés. Je ne suis pas capable de le dire, parce que je ne suis pas macroéconomiste et je ne sais pas exactement comment ils ont été intégrés, si ils l’ont été. Je constate néanmoins que les prévisions macroéconomiques n’ont pas été, de manière flamboyante, très élevées, puisqu’elles sont, pour cette année, légèrement au-dessus de ce qui aurait pu être le résultat d’une anticipation d’un effet très fort sur l’investissement.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ma question est très simple. Je trouve que cette audition porte en elle l’une des réponses à nos interrogations. Vous faites des analyses économiques, des prévisions, elles ont leurs limites. Le Gouvernement fait les siennes, d’autres institutions font les leurs. C’est simplement aux hommes politiques, ici et au Sénat, de faire leurs choix et leurs arbitrages.
Tout est déjà sur la table. Des différentes études et prévisions que vous faites, tous les éléments me semblent intéressants, avec leurs limites, leurs contradictions éventuelles, leurs biais, et à la fin, nous devons faire nos arbitrages. Finalement, n’en demande-t-on pas trop à vos prévisions ?
Il y a un débat plus large sur la « science économique ». Des gens plus intelligents que moi ont montré les limites de cette volonté de la catégoriser comme science et de vouloir utiliser des outils qui vous confèreraient une pseudo-noblesse de science dure. Tout cela n’est-il pas le signe d’une démission des politiques, qui cherchent une espèce de Graal, de formule magique, et demandent à l’économie, à l’économétrie, à la prévision économique, ce qu’elle ne peut pas faire ?
Si l’on mettait vos études à leur juste place, ce qui ne signifie absolument pas les minorer, mais au contraire les respecter dans leur vertu, leur mérite et leurs limites, si tout le monde restait à sa place et si les hommes politiques prenaient la leur et assumaient leur courage et leurs analyses, tout cela n’aurait pas lieu.
M. Laurent Bach. La question du traitement des analyses que nous faisons me paraît très importante, afin de savoir comment toutes nos productions sont prises en compte. En tant que producteurs, nous trouvons toujours que vous ne nous écoutez pas assez, mais cela ne veut pas forcément dire que vous devriez toujours nous écouter.
En revanche, vous dites que « tout est déjà sur la table ». Or, du point de vue des analystes, je pense qu’il y a un certain nombre de choses qui pourraient être produites par les analystes qui ne le sont pas encore. En réalité, notamment du point de vue des recettes ou même de certaines dépenses, nous pourrions faire une prévision alternative de certains éléments que, pour l’instant, seul le Gouvernement produit et sur lesquels les incertitudes sont nombreuses, comme l’évolution du bénéfice fiscal, l’évolution de l’assiette de la TVA ou les comportements de remboursement. À l’IPP, nous avons une vue très concrète, mais jusque-là, nous ne l’avons pas fait, car nous n’avions pas de contrat. Nous avons des contrats sur certaines évaluations très ponctuelles qui nous permettent d’accéder aux données du Trésor, mais qui ne suffisent pas pour nous mobiliser, pour utiliser ces données à l’effet de produire une prévision simultanée de certains éléments particulièrement incertains du budget.
M. Olivier Redoules. Ces prévisions, quand bien même on augmenterait assez massivement les outils, seront toujours entourées de beaucoup d’incertitudes. Elles sont de trois types : l’incertitude de l’économie elle-même, l’incertitude du comportement des agents et l’incertitude des mesures qui sont prises. Nous avons parfois du mal à comprendre les effets des mesures passées. Ce travail nécessite du temps et nous rencontrons des difficultés à appréhender les effets des mesures qui sont annoncées sous forme d’intentions ou qui sont plus avancées.
Il faut donc faire preuve de prudence, soit en constituant des réserves financières, soit en partant de prévisions plus conservatrices à moyen terme. La production économique peut tout de même jouer un rôle. Il peut être utile de se rendre compte, au moment de voter un texte budgétaire, que les recettes fiscales sur lesquelles il se base pour l’année suivante sont surestimées.
C’est aussi le cas des débats qui peuvent avoir lieu sur les amendements. Il serait envisageable d’avoir des capacités, au sein du Parlement, d’évaluer, de contre-expertiser ce que fait le Gouvernement, mais aussi d’évaluer ses propres projets d’amendements. Aujourd’hui, il me semble que seuls les projets d’amendement adoptés sont effectivement évalués. Améliorer ces aspects contribuerait à la transparence du débat et à une prise de décision mieux informée.
M. Xavier Ragot. Je pense que la remarque est légitime et que l’économie ne se substituera pas aux politiques. Néanmoins subsiste la question de l’amélioration de la qualité de l’information du débat public, qui est au cœur de la mission de l’OFCE. Nous communiquons régulièrement dans les médias français, en veillant à être rigoureux et précis, notamment sur l’incertitude de nos évaluations. Cela contribue à l’éducation de nos concitoyens sur l’incertitude inhérente au fonctionnement de l’économie.
Néanmoins, des points relèvent du consensus parmi les économistes, sur des effets des dynamiques fiscales du budget, de certaines dynamiques de la politique monétaire dont nous n’avons pas parlé ici, sur la conjoncture française. Il est raisonnable de mettre en avant ces points dans le débat public. Cependant, malheureusement, dans le débat public, ce qui est consensuel parmi les économistes attire moins les journalistes que les éléments de débat. Je pense qu’il est important, en lien avec l’information transmise par le Gouvernement, de donner une place raisonnable à l’analyse économique.
Enfin, notre capacité d’analyse et de prévision sera d’autant plus renforcée que l’on peut s’asseoir sur des propositions de réformes issues du Parlement ou de l’exécutif pour éclairer le débat public. Sur les implications budgétaires, commerciales, de croissance de telles réformes plutôt que telles autres, je pense qu’il est important et utile de nous mobiliser. Le concitoyen doit saisir les implications budgétaires des mesures votées à court et à moyen terme sur un ensemble de sujets, qui peuvent aller des politiques commerciales aux politiques fiscales, industrielles, sur lesquelles je pense que l’analyse économique a des choses à dire.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je trouve que l’OFCE est très précis sur les effets de la politique monétaire, et un peu isolé. Vos analyses sont mal utilisées par certains mouvements politiques, parce qu’elles sont utilisées de manière partielle. De plus, des éléments cruciaux comme le rôle des énergies fossiles, le prix du pétrole ou de l’électricité ne sont pas suffisamment débattus, contrairement à d'autres pays comme les États-Unis. Nous avons abandonné certains leviers de souveraineté économique, financière et énergétique, ce qui nous contraint à débattre sur des sujets qui renvoient à des données plus aléatoires.
En outre, l’analyse économique se fonde sur la répétition de comportements. Or, face à des ruptures de modèles ou des changements brutaux dans les politiques commerciales, énergétiques ou monétaires, vous êtes confrontés aux limites de votre science. N’est-ce pas simplement une difficulté inhérente à votre discipline, et ne devrions-nous pas prendre vos analyses avec plus de prudence dans ce contexte ?
M. Xavier Ragot. Nous avons effectivement insisté sur la dimension budgétaire, car c’était l’objet de cette audition et que ces instruments relèvent de la compétence de la représentation nationale. Cependant, dans notre prévision de l’économie française, cet environnement global, notamment la politique monétaire, joue un rôle important. Notre prévision de croissance intègre la baisse attendue des taux d’intérêt de la Banque centrale européenne, qui devrait contribuer significativement à la croissance française.
L’ensemble des sujets mentionnés, l’évolution de la politique commerciale, la politique énergétique et la politique monétaire, sont cruciaux pour notre projection à 10 ou 20 ans des finances publiques. Cependant, pour nos prévisions à court terme (un à deux ans), sauf en cas de crise financière majeure, les évolutions structurelles récentes, comme l’arrivée de Trump au pouvoir, ont peu d’impact sur notre prévision du déficit en 2025.
Les limites des modèles renvoient toujours à un débat complexe et je ne veux surtout pas survendre les analyses économiques. Je dirais simplement que beaucoup d’économistes ont prévu une bulle de la « tech » américaine, qui est en train d’exploser. Même face à des situations inédites, l’analyse économique peut s’avérer utile lorsqu’elle est utilisée à bon escient.
M. Thierry Liger (DR). Nous avons parlé d’effets à court terme, à moyen terme et à long terme. Comment intégrez-vous les baromètres des PME, les données sur les défauts de paiement des Urssaf ? Vous avez évoqué les remboursements d’IS et les effets TVA sur les grandes structures, qui diffèrent de ceux des petites structures, notamment pour la TVA liée à l’exportation. Comment ces dynamiques, qui agissent comme des effets correcteurs, sont-elles intégrées dans vos modélisations ?
M. Olivier Redoules. À Rexecode, nous avons un certain nombre d’enquêtes et d’échanges avec des fédérations professionnelles et des entreprises. Nous intégrons ces données de manière qualitative. Par exemple, nous prenons en compte les faillites ou les inquiétudes des entreprises dans nos prévisions d’investissement. Cependant, nous n’avons pas de modèle qui applique une règle de trois directe entre un indicateur et une prévision d’investissement. Cela s’explique notamment par les nombreux chocs non reproductibles que nous avons connus récemment.
M. Laurent Bach. L’année 2009 a été particulièrement importante à cet égard, avec un choc très négatif sur les recettes de TVA et d’IS, dû aux nombreuses faillites de PME. Actuellement, nous ne sommes pas au même niveau de crise. L’effet direct sur les recettes peut exister : lorsqu’il y a beaucoup de faillites, certaines entreprises cessent simplement de payer, ce qui se reflète rapidement dans les recettes. Je ne sais pas si nous sommes à un niveau d’alerte suffisant pour observer cet effet, ni si le Trésor le prévoit, car nous manquons de détails sur la prise en compte de ce type d’effet de trésorerie dans les prévisions.
M. Xavier Ragot. Nous examinons attentivement de nombreux indicateurs économiques faibles, tels que le climat des affaires, l’indice PMI, les taux de faillite. Ces données révèlent le climat de confiance dans l’économie et nous permettent de construire des indicateurs avancés pour évaluer globalement la situation des ménages et des entreprises. Ces indicateurs diffèrent des modèles macroéconomiques. Nous modulons les résultats de ces derniers en fonction des informations fournies par les indicateurs avancés, ce qui constitue le travail du conjoncturiste.
Il existe également des techniques de prévision en temps continu, appelées nowcasting, qui utilisent l’intelligence artificielle pour exploiter un maximum d’informations, y compris les requêtes Google ou des données à très haute fréquence. Ces techniques permettent aux conjoncturistes d’obtenir des informations précieuses sur la santé des PME ou la dynamique de certains secteurs comme la construction.
Cependant, pour l’année 2023-2024, ces indicateurs avancés se sont révélés peu utiles, car les chocs sur les recettes fiscales étaient décorrélés du PIB. Ces indicateurs ont permis d’anticiper l’évolution du PIB, mais n’ont pas pu prévoir les phénomènes fiscaux spécifiques à cette période.
M. Emmanuel Mandon (Dem). Je souhaite rebondir sur une analyse de monsieur Laurent Bach. Vous indiquez : « Les gouvernements européens ne meurent pas tous de recettes de taxe sur la valeur ajoutée plus basses que prévu, mais tous en sont frappés. » Puis, vous précisez : « la prévision du produit de la taxe sur la valeur ajoutée en 2024 a été surestimée de 4 % en Allemagne et de 2,5 % au Royaume-Uni ». Pour vous, la difficulté à prévoir les produits de TVA n’est donc pas nouvelle et n’est pas un problème français, mais touche de nombreuses économies mondiales. Dans chaque pays concerné, l’État tente de combler l’écart entre prévisions et réalisé en mettant en place divers dispositifs visant à combler le déficit dans l’assiette des impôts. Vous évoquez notamment l’introduction d’une TVA sur certains produits financiers ou d’assurance. Pourriez-vous nous détailler l’intérêt de cette proposition pour fiabiliser les prévisions de recettes ? Avons-nous des retours d’expérience de l’étranger en la matière ?
M. Laurent Bach. En théorie, la TVA est un impôt simple sur la consommation, dont l’évolution est largement prévue par les instituts macroéconomiques. Si la TVA fonctionnait comme dans la théorie, sa prévision devrait être parfaite. Cependant, le problème réside dans le fait que certains types de consommation sont exonérés ou taxés à des taux réduits. Ainsi, même avec une prévision précise de l’évolution de la consommation, l’assiette TVA peut s’en écarter. Par exemple, les produits taxés au taux élevé baissent particulièrement en 2024. Cela crée un décalage entre l’évolution de la consommation et celle de l’assiette TVA. Ce phénomène n’est pas propre à la France et peut se produire dans d’autres pays, notamment en raison des déformations de la consommation suite à la pandémie et à la crise énergétique. Pour rendre la TVA plus prévisible, une solution serait de modifier son assiette pour qu’elle se rapproche davantage de la consommation totale, en introduisant par exemple de la TVA sur les produits financiers actuellement exonérés.
M. Emmanuel Mandon (Dem). Dans vos travaux respectifs, avez-vous eu l’occasion d’évaluer la pertinence et l’efficacité du modèle macroéconométrique Mésange, de la direction générale du Trésor, développé pour évaluer l’impact sur l’économie française de mesures de politique économique ou de chocs externes ?
M. Olivier Redoules. Je n’ai pas évalué personnellement le modèle Mésange, mais nous l’utilisons régulièrement. Il s’agit du meilleur modèle public disponible. Il est à la fois complet et relativement simple, mis à jour en 2017 par des experts de haut niveau issus de diverses administrations, notamment de l’Insee et de la direction générale du Trésor. Il a le monopole de la prévision crédible à moyen terme. Cependant, il convient sans doute de faire preuve de précautions quand on l’utilise.
Le fait est qu’il est sans doute intéressant pour illustrer un scénario, mais ce n’est pas un modèle à utiliser pour réaliser des prévisions. Cependant, il suppose que l’on raisonne en équilibre financier, sinon il pourrait aboutir à des mesures excessives. En outre, il ne permet pas de déterminer précisément le timing des impacts des mesures. Le modèle reflète un consensus économique sur les effets à long terme de certaines mesures, basé sur une riche synthèse de la littérature. Toutefois, ces prédictions moyennes ont peu de chances de se réaliser exactement telles quelles dans la réalité.
Dans les programmations à moyen terme, Mésange et d’autres outils ont été utilisés pour estimer les effets de croissance potentielle des réformes. Ces scénarios partent souvent d’une situation en dessous du potentiel, prévoyant un rattrapage spontané suivi d’une augmentation du potentiel grâce aux mesures politiques. Bien que cette approche soit valable pour décrire la cohérence d’une stratégie économique, en déduire des prévisions précises de recettes, de croissance, d’emploi et d’équilibre budgétaire est problématique.
Il serait utile d’avoir, en plus de la stratégie du Gouvernement, une trajectoire à politique inchangée, plus réaliste et ne comptant pas sur des effets incertains.
M. Xavier Ragot. Il existe peu de modèles macroéconométriques permettant d’évaluer les politiques publiques en tenant compte des effets de celles-ci sur l’emploi, l’épargne et les finances publiques. Outre Mésange, nous pouvons citer e-mod de l’OFCE, en cours de réestimation, et le modèle de la Banque de France.
Le modèle Mésange, en particulier, est évalué dans des cahiers de variantes et le problème d’un tel modèle macroéconomique réside dans la possibilité de l’utiliser de différentes manières. Il y a beaucoup de jugement dans l’introduction des mesures dans Mésange. Finalement, ce sont les équipes de conjoncturistes qui utilisent le modèle qui permettent de parvenir à une qualité de prévision. Je pense que les erreurs de prévision ne proviennent pas tant d’équations mal spécifiées de Mésange, mais du jugement sur le rendement de certaines recettes fiscales qui étaient un peu « hors modèle », surévaluées, par les personnes qui ont utilisé Mésange. Nous constatons par ailleurs des différences avec le modèle OFCE, notamment sur la dynamique du taux de chômage prévu, mais pas sur la prévision de finances publiques 2023-2024.
M. Emmanuel Mandon (Dem). En novembre dernier, nous savons que deux d’entre vous ont été invités à contribuer à un comité scientifique de neuf experts sur la prévision de finances publiques. Le Gouvernement ou la direction générale du Trésor ont-ils déjà fait appel à votre expertise auparavant, que ce soit de manière ponctuelle ou de manière récurrente, en vue d’améliorer le travail de prévision macroéconomique ?
M. Laurent Bach. À l’IPP, nous n’honorons que des contrats, nous ne réalisons pas de consulting caché. Nous n’avons pas de contrat avec la direction générale du Trésor sur la prévision des recettes. Ma participation au comité est bénévole et vise à faciliter les échanges avec l’administration pour poser des questions et formuler des recommandations. C'était ma première interaction avec les services de prévision de l’administration.
M. Xavier Ragot. À l’OFCE, les interactions avec l’administration font partie de notre mandat. Nous sommes en contact avec différentes administrations qui demandent à nous auditionner pour disposer de nos prévisions. Au-delà du chiffre que nous publions, leur volonté est de comprendre pourquoi nous effectuons cette prévision-là. Dans ces cas-là, nous interagissons avec nos homologues du Trésor. Durant la crise sanitaire, nous avons eu des échanges sur les prévisions de faillites et l’impact des PGE. Nous nous efforçons de rendre nos économistes disponibles pour expliciter nos analyses auprès des administrations et des députés. Nous sommes également auditionnés par la Commission européenne et le FMI pour donner notre appréciation de l’économie française.
Mme Félicie Gérard (HOR). Le déficit public s’est considérablement dégradé sur la période 2023-2024, atteignant des niveaux bien supérieurs aux prévisions initiales du Gouvernement. Nous cherchons donc à identifier les facteurs ayant conduit à cette prévision erronée. Comme vous l’avez dit, il existe des lacunes dans notre manière de réaliser nos prévisions fiscales. Toutefois, en tant que parlementaires, nous avons chaque année quelques semaines seulement pour examiner et adopter un budget. Ainsi, alors que les prévisions budgétaires évoluent parfois de manière significative en fin d’année, quelles pistes identifiez-vous pour rendre plus efficaces la construction du projet de loi de finances et la discussion budgétaire au Parlement ?
M. Xavier Ragot. Nous avons essayé de mettre en place des éléments avec l’Assemblée nationale. Nous avons une convention-cadre OFCE Assemblée nationale et une convention-cadre OFCE Sénat pour évaluer sur des temps courts dans un cadre précis des propositions d’analyse soumises au Parlement.
Je pense qu’il s’agit d’une bonne modalité, sur laquelle il est possible de réfléchir. Une convention-cadre entre l’Assemblée nationale et quelques instituts pour définir un « droit de tirage » pour trois ou quatre évaluations par an, par exemple de septembre à octobre, pourrait être une manière de contribuer aux réflexions de l’Assemblée nationale. Ces évaluations ont effectivement vocation à être publiques dans tous les cas. Je pense que c’est la condition du sérieux de nos évaluations que de pouvoir être soumises à la critique de nos pairs. Ce processus d’interaction formalisé entre les parlementaires et nos instituts permettrait d’optimiser l’allocation des ressources pour ces évaluations à court terme, et ce pour des montants modestes.
M. Laurent Bach. Je pense qu’il serait bénéfique pour le législateur d’avoir accès à des contre-prévisions sur certains éléments, afin de pouvoir confronter différentes projections sur des aspects techniques. De fait, cette contre-prévision, en tout cas sur certains points, n’existe pas et ce n’est pas quelque chose dont vous pouvez vous saisir lorsque vous lisez les documents budgétaires. C'est un élément qui devrait être mis en place, tant pour vous que pour les tiers de confiance évaluant les prévisions de recettes et de dépenses. De plus, il y a un enjeu d’évaluation des mesures nouvelles. Des contrats-cadres existent déjà, comme celui que nous avons avec le Sénat, offrant un droit de tirage sur des études. Ce système a déjà été utilisé par le passé et pourrait être davantage exploité.
M. Charles de Courson, rapporteur général. Je constate que les prévisions sur la croissance en volume du PIB étaient relativement justes. Cependant, la composition de cette croissance diffère significativement des prévisions, en 2023 comme en 2024, relatives au commerce extérieur et à la consommation des ménages.
Concernant l’impôt sur les sociétés, comment expliquez-vous l’écart de 14 milliards d’euros sur un impôt rapportant environ 58 milliards d’euros, et qui reste stable de 2023 à 2025 ? L’explication basée sur l’indexation sur l’excédent brut d’exploitation semble insuffisante.
Pour la TVA, pourquoi observons-nous une surestimation systématique de la consommation des ménages ? On invoque souvent un retour attendu du taux d’épargne à 14,5 %, mais les comportements économiques peuvent évoluer. Or cette erreur se répète sur plusieurs années.
Concernant l’impôt sur le revenu, traditionnellement prévisible, car lié à la masse salariale, nous constatons des écarts importants. Pouvez-vous commenter ?
Les DMTO n’ont quant à eux pas été réajustés, malgré une baisse significative en 2023.
Enfin, nous pourrions parler des prévisions sur le tabac, pour lequel des baisses sont constatées, malgré les prévisions de hausse...
M. Laurent Bach. Concernant l’impôt sur les sociétés, plusieurs facteurs expliquent les difficultés de prévision. Nous pouvons citer, tout d’abord, l’effet multiplicateur des erreurs. Ainsi, une petite erreur sur le bénéfice fiscal se traduit par une erreur amplifiée sur les recettes, en raison du système d’acomptes et de solde. Ensuite, nous pouvons évoquer la faible corrélation entre l’excédent brut d’exploitation (EBE) et le bénéfice fiscal, sauf en période de crise majeure. Des éléments comme les déductions fiscales, les reports en avant, influencent cette relation. Enfin, nous pouvons parler de l’impact disproportionné des grandes entreprises. Par exemple, EDF a augmenté son EBE de 46 milliards d’euros en 2023, mais a peu payé d’impôts en utilisant ses pertes antérieures. À l’inverse, CMA-CGM a vu son EBE chuter de 25 milliards à 2 milliards d’euros, avec peu d’impact fiscal.
Pour la TVA, le problème de prévision de la consommation relève de l’analyse macroéconomique. Cependant, même avec une estimation parfaite de la consommation, l’erreur sur l’assiette de la TVA aurait persisté. En 2023 et 2024, l’assiette de la TVA a évolué moins dynamiquement que la consommation réelle, notamment parce que les éléments les plus taxés ont le plus diminué, pour des raisons qui restent à comprendre.
M. Olivier Redoules. Je vous cite l’avis du Haut Conseil des finances publiques de septembre 2023 sur le PLF 2024 : « la prévision de prélèvements obligatoires est tirée vers le haut par la prévision de croissance élevée et, au-delà, par des hypothèses favorables sur le rendement de certains impôts (croissance de la TVA) ». Pour en revenir à la TVA, nous avons prévu une croissance de la TVA supérieure à sa base taxable, elle-même dépendant d’une prévision de consommation de 1,8 %, supérieure à celle du PIB, qui supposait une baisse du taux d’épargne. Pour 2023, la prévision de consommation était également supérieure à celle du PIB. Il y a eu des hypothèses de rebond de certains impôts dont, implicitement, le niveau sous-jacent a été surestimé, considérant les baisses de recettes comme exceptionnelles, alors que c’était probablement le surplus de 2022 qui était exceptionnel. La difficulté réside dans l’estimation du niveau sous-jacent des recettes. Des analyses détaillées permettent de mieux le cerner alors qu’un raisonnement basé sur des grandes masses peut être trompeur.
Je salue également le travail de la direction générale du Trésor, mais je ne sais pas s’il y a eu un déficit de modélisation ou si les hypothèses étaient trop volontaristes.
M. Xavier Ragot. Il existe des facteurs communs qui expliquent que le rendement des recettes a été plus faible que prévu pour nombre d’impôts. Les années 2021 et 2022 étaient exceptionnelles en termes de rendement fiscal, mais c’était ininterprétable après le choc Covid, les PGE ou le dispositif d’activité partielle. La dynamique des assiettes fiscales était incompréhensible. Ensuite, le choc énergétique a créé de l’inflation. Les taux d’intérêt augmentés ont gelé le marché immobilier, entraînant la chute des DMTO. L’inflation a changé le comportement de consommation des ménages. Pour beaucoup de ménages français, cette hausse des prix était inédite. Le panier de consommation s’est tourné vers des biens de marque ou des biens de moins grande qualité, qui ont des assiettes fiscales différentes par rapport à d’autres consommations plus standards.
Il existe un risque de désagréger trop finement, impôt par impôt, entreprise par entreprise, et de ne pas voir la raison inédite de ces erreurs fiscales incroyables de l’ordre d’un point de PIB. Les chocs macroéconomiques, énergétiques et l’inflation ont complètement changé l’ensemble du fonctionnement des marchés. Nous sommes en train d’essayer de comprendre ce qui s’est passé dans le changement de comportement, en termes d’acomptes d’IS, de consommation, d’accès au logement, de stratégies d’investissement, de stratégies de consommation et de taux d’épargne.
Il ne faut pas que la trop grande désagrégation donne l’illusion de la compréhension, alors que toutes nos économies européennes ont connu un choc inédit, le choc inflationniste, que tous les conjoncturistes essaient d’intégrer dans la dynamique des assiettes fiscales.
Mme Claire Marais-Beuil (RN). Monsieur Bach, il y a quelques jours, vous avez publié un rapport intitulé À la recherche de la TVA perdue. Vous y émettez plusieurs hypothèses : vous dites que le modèle de TVA utilisé par le Trésor n’a pas été en mesure de suivre les déformations de l’assiette de TVA qui ont eu lieu depuis 2020. Je suppose que vous pointez du doigt un problème d’adaptation de son modèle. Ensuite, vous émettez l’hypothèse, et nous le savons, que les entreprises ont demandé des remboursements anticipés de TVA. Cela n’était-il pas un petit signe que les entreprises avaient besoin de trésorerie pour anticiper une baisse de rentrée d’impôts de production ? Enfin, au vu de tout ce que vous avez écrit, faut-il changer de modèle d’évaluation ?
M. Laurent Bach. Concernant le modèle, il est nécessaire pour comprendre l’assiette TVA car il n’existe pas de déclaration directe de ce qui est réellement taxé à la TVA, net des remboursements. Nous devons modéliser l’ensemble de l’économie, les achats et les ventes, en supposant une certaine stabilité dans la structure économique. Ce modèle fonctionnait bien avant 2020, mais a ensuite montré des écarts importants, d’abord en surestimant les recettes de TVA, puis en les sous-estimant en 2023 et 2024. Cela indique un changement dans les relations entre les différents secteurs économiques, un phénomène observé dans plusieurs pays. Il est difficile d’anticiper ces retournements, mais il est nécessaire de développer des compétences pour ajuster le modèle plus fréquemment et rapidement, et d’obtenir plus d’informations.
Concernant les remboursements, l’effet des difficultés financières des entreprises peut jouer un rôle. Cependant, la principale explication semble être la forte croissance de l’assiette TVA en 2021 et 2022 (environ 10 % chaque année), suivie d’un retour à la normale. Le système de TVA implique des paiements immédiats et des remboursements différés, ce qui a temporairement favorisé les recettes de l’État au détriment de la trésorerie des entreprises. Lorsque la croissance de l’assiette est revenue à la normale, cet effet s’est estompé. Pour mieux comprendre ce phénomène, il faudrait utiliser davantage de données individuelles sur les déclarations et le stock de créances des entreprises envers l’État, des informations qui commencent à être disponibles pour les chercheurs depuis trois ou quatre ans.
M. le président Éric Coquerel. Monsieur Ragot, par rapport au budget initial de Michel Barnier, l’OFCE avait prévu un impact de 0,8 point de PIB, si je ne me trompe pas. Avez-vous recalculé cet impact en fonction de la nouvelle composition du budget, qui comprend 24 milliards d’euros de dépenses en moins côté budget de l’État, 2 milliards d’euros côté collectivités territoriales, et 8 milliards d’euros côté Sécurité sociale ?
M. Xavier Ragot. Nous sommes en train d’y travailler. Nous anticipons une saisine du Haut Conseil des finances publiques. Malheureusement, je n’ai pas de chiffre à vous donner parce que les équipes travaillent, au moment où je vous parle, sur cet élément-là. Par ailleurs, la note de l’OFCE comparant la qualité des prévisions des prévisionnistes français sera disponible en fin de semaine.
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Information relative à la commission
La commission a désigné M. Corentin Le Fur rapporteur sur la proposition de loi visant à exclure les heures supplémentaires du calcul du revenu fiscal de référence (n° 753).
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire
Réunion du mardi 28 janvier 2025 à 16 heures 30
Présents. - Mme Christine Arrighi, M. Mickaël Bouloux, M. Éric Ciotti, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, Mme Félicie Gérard, M. Christian Girard, M. Daniel Labaronne, M. Mathieu Lefèvre, M. Thierry Liger, M. Emmanuel Mandon, Mme Claire Marais-Beuil, M. Jacques Oberti, M. Matthias Renault, M. Jean-Philippe Tanguy
Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Jean-Paul Mattei, M. Nicolas Metzdorf, Mme Sophie Pantel, Mme Christine Pirès Beaune, Mme Eva Sas, M. Charles Sitzenstuhl, M. Emmanuel Tjibaou