Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

  Audition de M. Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’OFCE, sur la conjoncture économique 2

  Présence en réunion...........................20


Mercredi
2 avril 2025

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 098

session ordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La Commission auditionne M. Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’OFCE, sur la conjoncture économique

M. le président Éric Coquerel. Nous poursuivons notre cycle d’auditions consacré à la conjoncture économique en accueillant M. Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

M. Éric Heyer. En préambule, je tiens à préciser que l’ensemble des informations que je vais vous présenter sera disponible sur notre site à partir du 9 avril, date de notre conférence de presse. Bien que des ajustements mineurs puissent intervenir, l’essentiel vous est d’ores et déjà communiqué.

Avant d’aborder nos prévisions, permettez-moi de dresser un bilan de la situation économique depuis la crise sanitaire, il y a cinq ans. Nous observons un phénomène récurrent : après chaque crise, l’Europe décroche par rapport aux États-Unis. Cette tendance s’est confirmée : aujourd’hui, les États-Unis affichent une croissance supérieure à 12 % par rapport à leur niveau avant crise, tandis que la zone euro se situe à +4,7 %. Dans ce contexte, la France maintient sa position habituelle, c’est-à-dire dans la moyenne européenne. Nous enregistrons ainsi une croissance d’environ 4 %.

Cette crise se distingue toutefois des précédentes par une inversion des tendances au sein de l’Europe. Contrairement aux crises antérieures où les pays du Sud décrochaient et l’Allemagne surperformait, nous constatons aujourd’hui que l’Italie et l’Espagne surperforment, tandis que l’Allemagne connaît une récession. La relance budgétaire envisagée en Allemagne s’explique notamment par ces circonstances.

S’agissant de la France, il est crucial de noter l’hétérogénéité au sein même de notre économie. Si le PIB global affiche une croissance de 4 % par rapport au niveau pré-crise, le secteur marchand, lui, enregistre une progression de 5,5 %. Cependant, cette moyenne masque des disparités importantes. Plusieurs secteurs demeurent en récession. Ainsi, l’industrie manufacturière n’a pas retrouvé son niveau d’avant-crise, l’énergie et la construction accusent un retard de 7 %. La moyenne est tirée vers le haut par le secteur des services, prépondérant en France, qui connaît une forte croissance.

Concernant nos prévisions à court terme, nous observons une certaine homogénéité dans le sentiment des chefs d’entreprise, malgré l’hétérogénéité sectorielle. Leur moral, qui avait bien résisté pendant ces cinq années de crise, est désormais passé sous le seuil considéré comme normal. Cela ne signifie pas nécessairement une récession, mais plutôt une croissance inférieure à 1 %. Nos projections tablent sur une croissance de 0,6 %, ce qui correspond à des rythmes trimestriels de 0,1 % ou 0,2 %. Ces chiffres rendent pratiquement impossible d’atteindre l’objectif fixé dans le projet de loi de finances (PLF), et même 0,9 % semble hors de portée sans un second semestre exceptionnellement fort.

Les enquêtes attestent qu’un changement majeur s’opère dans la nature des freins à la production. Jusqu’à présent, les entreprises citaient principalement des contraintes liées à l’offre, tels que les problèmes d’approvisionnement et les difficultés de recrutement, quand les carnets de commandes étaient bien remplis. Aujourd’hui, la demande est devenue le principal obstacle déclaré par les entreprises européennes. Les problèmes d’approvisionnement sont revenus à des niveaux normaux, et bien que les difficultés de recrutement persistent, elles s’améliorent significativement. Ce constat est particulièrement important dans le contexte actuel, où nous discutons de politiques budgétaires et de guerres commerciales. Les carnets de commandes, tant sur le marché intérieur qu’à l’export, sont désormais au cœur des préoccupations et constituent le principal frein à l’activité économique.

Un élément clé qui pourrait stimuler la reprise est ce que nous appelons la « sur-épargne ». En France, le taux d’épargne habituel est d’environ 14,5 % à 15 % du revenu, soit environ 250 milliards d’euros. Actuellement, nous observons une sur-épargne cumulée de 297 milliards d’euros en plus de cette épargne normale, ce qui représente plus d’une année d’épargne supplémentaire. Ce phénomène se retrouve, à des degrés divers, dans tous les pays européens. L’apparition de cette sur-épargne en 2020-2021 était prévisible, compte tenu des politiques budgétaires accommodantes et du « quoi qu’il en coûte », qui ont maintenu les revenus des ménages, alors que les possibilités de consommation étaient limitées par les fermetures de commerces et les restrictions de déplacement.

Je souhaite attirer votre attention sur le fait que, contrairement aux attentes initiales, cette sur-épargne ne s’est pas dissipée avec la réouverture de l’économie. Au contraire, elle continue de croître dans l’ensemble des pays européens. Le cas américain, que l’on considérait comme la norme, montre à l’inverse une utilisation de cette sur-épargne, ce qui explique la différence entre le taux de croissance américain de 12 % et celui de l’Europe à 4,7 %.

L’enjeu majeur pour les conjoncturistes, qui influencera notre scénario, consiste donc à déterminer la destination de cette sur-épargne. Il est crucial de comprendre l’ampleur de ce phénomène : nous ne parlons pas de quelques milliards, mais de plus de 1 500 milliards d’euros dans les pays européens. Plusieurs scénarios sont envisageables : un retour partiel ou total à la consommation, entraînant potentiellement un boom économique ; un investissement dans les entreprises ou un financement de la dette publique. Le scénario le plus pessimiste, où les taux d’intérêt continueraient d’augmenter sans stimuler l’investissement ni la consommation, supposerait que cette sur-épargne resterait inactive sur les comptes bancaires ou serait transférée vers les États-Unis. Cependant, ce dernier scénario ne semble pas être la tendance actuelle, les flux de capitaux récents indiquant plutôt un rapatriement.

Cette sur-épargne représente donc un élément d’incertitude, mais potentiellement positif quant à son impact sur la croissance future. À court terme, nous n’anticipons pas un retour massif vers la consommation, comme le suggère le moral des ménages. En effet, l’indice de confiance des consommateurs est actuellement au niveau observé lors de la crise des gilets jaunes ou du grand confinement, périodes peu propices à une consommation importante. Nous estimons que cette sur-épargne se dirigera plutôt vers le financement des déficits, via l’achat d’assurance-vie ou de dette publique française ou européenne, ou éventuellement vers des projets immobiliers ou financiers.

Concernant l’inflation, notre analyse diverge de l’approche traditionnelle. Affirmer que nous sommes revenus au niveau d’inflation d’avant-crise et donc au monde d’avant-crise constitue à notre sens une interprétation erronée. Bien que le pic inflationniste soit derrière nous, avec un retour aux niveaux d’inflation pré-crise dans la plupart des pays et zones économiques, nous préconisons une lecture en termes de niveaux plutôt qu’en taux de croissance. Cette approche met en évidence un effet de « marche d’escalier » significatif sur les niveaux de prix. À ce titre, la France se distingue par une marche d’escalier inflationniste plus modérée que ses partenaires, avec des écarts considérables, soit 9 points de moins que le Royaume-Uni, 4,5 points de moins que le reste de la zone euro, près de 7 points de moins que les États-Unis, et 6,4 points de moins que l’Allemagne.

Cette différence est cruciale pour plusieurs raisons. Premièrement, cette marche d’escalier sur les prix nécessitera des ajustements similaires dans d’autres domaines, notamment les salaires et les taux d’intérêt. Nous sommes sortis d’une ère de prix bas, et il faudra s’adapter à des niveaux de prix durablement plus élevés. Deuxièmement, ces différences entre pays auront un impact significatif sur la compétitivité future. La France, ayant connu une inflation moindre, pourrait bénéficier d’un avantage compétitif, car la progression des salaires pour compenser l’inflation sera moins importante que chez ses concurrents.

L’analyse des données de l’Insee révèle ainsi un décalage entre l’augmentation des prix et celle des salaires. Si le Smic a suivi l’inflation grâce à son indexation, le salaire de base accuse un retard d’environ trois points, ce qui se traduit par une perte de pouvoir d’achat pour les salariés. D’après nos prévisions, les salaires progresseront plus rapidement que les prix dans les années à venir, non pas pour augmenter le pouvoir d’achat des salariés mais pour compenser cette perte.

Il est important de noter que les primes ont partiellement atténué cette perte de pouvoir d’achat, conformément à la stratégie gouvernementale. Cette approche visait à utiliser des primes comme mesure temporaire, avant de les transformer en augmentations salariales pérennes, face à l’incertitude sur l’ampleur de l’inflation.

Enfin, cette marche d’escalier se manifeste également dans les taux d’intérêt, qui ont connu une hausse significative. Nous sommes sortis de l’ère des taux zéro et il est peu probable que nous y revenions à court terme. Cette période ne reflétait pas la juste valeur du prix de l’argent. La hausse des taux d’intérêt a été brutale, s’apparentant à une marche d’escalier abrupte. Le problème actuel n’est pas tant le niveau des taux que la rapidité de leur progression, environ cinq points en un an, ce qui représente un choc trop violent pour l’économie.

L’image de la marche d’escalier est pertinente. Face à une hauteur à franchir, on préfère généralement un escalator à une marche unique et élevée qui risquerait de nous faire trébucher. C’est précisément ce qui s’est produit ; les défaillances d’entreprises que nous observons sont en partie liées à ce phénomène. La Banque centrale européenne (BCE) visait précisément à freiner la demande pour juguler l’inflation, mais l’ajustement a été trop brutal. Nos prévisions indiquent que l’Europe devrait abaisser progressivement cette marche, de manière plus prononcée que les États-Unis et le Royaume-Uni. En matière de taux de change, cet écart de taux d’intérêt en faveur des États-Unis devrait favoriser l’appréciation du dollar, ce qui va à l’encontre des souhaits actuels du président américain.

Habituellement, lors de telles hausses brutales des taux, les États interviennent pour amortir le choc. L’État français a lui-même subi cette hausse sur ses propres taux d’emprunt. Nous sommes passés de taux nuls, voire négatifs, à des taux avoisinant les 3 % à 3,4 % aujourd’hui. Ce n’est pas tant le niveau qui est exceptionnel – nous avons connu des taux à 4,5 % avant la crise de 2008 –, mais la rapidité de cette progression.

Mon analyse est la suivante : le taux zéro n’était pas normal. Aujourd’hui, un taux de 3,3 % à 3,4 % pour l’État français est justifié. Nous ne subissons pas de prime de risque excessive à mon sens. Ce taux correspond approximativement à l’inflation ciblée autour de 2 %, plus la croissance potentielle estimée par le gouvernement à 1,3 %. La somme de ces deux chiffres donne le taux normal auquel l’État français devrait emprunter. Nous sommes donc revenus à une situation normale, contrairement à la période précédant cette crise.

Concernant le marché du travail, nous avons observé une résilience exceptionnelle. Malgré des perspectives de croissance modestes – environ 5,5 % sur cinq ans, soit un rythme annuel de 1 % –, nous avons connu un million de créations d’emplois. Cette création est remarquable car habituellement, une croissance de 1 % permet seulement de stabiliser l’emploi. Nous avons créé 6,1 % d’emplois avec seulement 5,5 % de croissance, ce qui se traduit par une perte de productivité d’environ un demi-point. La question cruciale consiste à savoir si cette perte de productivité est temporaire ou permanente ; elle fait débat entre les économistes. Si la perte est permanente, nous n’aurons pas besoin d’une forte croissance pour créer des emplois et le chômage continuera de baisser. Si elle est temporaire, les gains de productivité reviendront, mais une croissance faible pourrait alors entraîner des destructions d’emplois et une hausse du chômage.

Actuellement, notre productivité est inférieure à son niveau d’avant-crise. Nous avons perdu 6,4 % de productivité par rapport aux autres pays de la zone euro. Cette situation peut être appréhendée de deux manières, positives ou négatives. On peut l’interpréter positivement : nous avons créé plus d’emplois qu’eux avec une croissance similaire, ce qui a fait baisser le chômage. Cependant, cette baisse de productivité a un coût, qui doit être assumé soit par les ménages via des salaires inférieurs à l’inflation, soit par les entreprises en réduisant leurs marges, soit par les finances publiques.

Jusqu’à présent, ce sont principalement les ménages et les finances publiques qui ont supporté ce coût. Les salariés ont perdu trois points de pouvoir d’achat, et l’État a financé des dispositifs comme l’apprentissage et les aides aux entreprises. Aujourd’hui, ces deux acteurs indiquent qu’ils ne veulent plus assumer ce coût. Les finances publiques doivent être assainies, passant d’un déficit de 5,8 % à 3 %. Les salariés réclament des gains de pouvoir d’achat. La pression se reporte donc sur les entreprises, qui devraient théoriquement réduire leurs marges. Cependant, notre scénario prévoit qu’elles ajusteront plutôt l’emploi, ce qui entraînera une reprise de la productivité mais au prix de destructions d’emplois.

En résumé, deux facteurs ont particulièrement influencé la productivité : l’apprentissage, dont le nombre de bénéficiaires est passé de 350 000 à près de 900 000, financé à hauteur de 25 milliards d’euros par l’État, et ce que la direction générale (DG) du Trésor appelle la « zombification » de l’économie. Les aides accordées pendant la crise sanitaire et les boucliers énergétiques ont permis de limiter les défaillances d’entreprises. Normalement, on compte environ 55 000 défaillances par an, mais ce chiffre est descendu à 28 000 en 2021. Nous avons ainsi accumulé pendant quatre ans ce que la DG Trésor qualifie d’entreprises « zombies ». Selon nos calculs, leur nombre est passé de 160 000 à 120 000 actuellement.

L’interprétation du graphique des défaillances d’entreprises mérite une analyse nuancée. Contrairement à l’idée reçue d’un record alarmant, nous assistons en réalité à un retour à la normale. Cette situation perdurera, car il faut absorber environ 120 000 défaillances en suspens. Une année standard compte désormais près de 55 000 défaillances, auxquelles s’ajoute ce rattrapage. Il ne faut donc pas s’attendre à une diminution des défaillances d’entreprises, bien au contraire.

Chaque entreprise défaillante représente généralement un ou deux emplois. Ce phénomène explique en partie les difficultés de recrutement récentes. Auparavant, les entreprises en phase d’embauche puisaient dans le vivier des salariés licenciés à la suite des faillites. La baisse temporaire des défaillances a maintenu ces emplois, limitant ainsi le flux de main-d’œuvre disponible. Le rattrapage progressif des défaillances va libérer des salariés sur le marché du travail, ce qui devrait atténuer les difficultés de recrutement dans les années à venir.

J’aborde maintenant un point essentiel avant de détailler notre scénario : la guerre commerciale. Le graphique des balances courantes illustre parfaitement les enjeux. Les échanges de biens et services s’inscrivent dans un jeu à somme nulle : l’excédent d’une zone implique nécessairement un déficit équivalent ailleurs. Théoriquement, une situation d’excédent ou de déficit durable n’est pas tenable, car un mécanisme d’ajustement devrait intervenir via le taux de change. Une balance courante excédentaire devrait entraîner une appréciation de la monnaie par rapport à celle du pays déficitaire, jusqu’à rééquilibrer les échanges.

En 2008, la Chine était clairement identifiée comme le pays déséquilibrant les échanges mondiaux, tandis que la zone euro se trouvait en équilibre. L’euro était alors à sa juste valeur. Il n’était donc pas surprenant que la délégation anglo-saxonne accuse la Chine de manipuler son taux de change, ce qui était avéré. Aujourd’hui, la situation a évolué : les excédents chinois ont diminué, bien qu’ils restent significatifs, et la zone euro est devenue excédentaire. Il est donc légitime que, du point de vue américain, on considère que les Chinois et les Européens ne paient pas le « juste » prix.

Les droits de douane ne constituent certainement pas la solution appropriée. Cependant, il est important de souligner que le protectionnisme ne découle pas uniquement de l’administration Trump. L’administration Biden poursuivait cette tendance avec l’Inflation Reduction Act (IRA), qui avait été initiée par Obama. Si l’on examine le taux de change euro/dollar, on constate qu’à l’époque de l’équilibre, il oscillait autour de 1,35-1,40. Aujourd’hui, malgré une légère reprise, il n’atteint que 1,1. Nos calculs estiment que la valeur d’équilibre de l’euro serait de 1,35.

Au sein de la zone euro, la France fait figure d’exception avec un déficit de sa balance courante, bien que relativement modeste. Tous les pays de la zone euro aspirent à être excédentaires, ce qui est mathématiquement impossible sans provoquer des tensions commerciales. En conséquence, nous observons une multiplication des mesures protectionnistes à l’échelle mondiale depuis 2021. Notre évaluation des barrières douanières indique que leur impact sera significatif, particulièrement à l’horizon 2030. Néanmoins, des effets sont à prévoir dès 2025-2026, période couverte par nos prévisions.

Je tiens à signaler une étude à paraître de l’OFCE le 9 avril, qui analysera en détail les annonces attendues ce soir du président américain. Notre analyse compare l’impact de droits de douane américains de 10 % avec un scénario incluant des mesures de rétorsion européennes équivalentes. Un aspect intéressant de cette étude est le suivant : le coût de la réaction européenne semble relativement avantageux, pénalisant davantage les États-Unis que l’Europe. Contrairement à l’intuition, répondre à une mauvaise mesure par une mesure similaire pourrait ne pas être trop préjudiciable. Nos modèles suggèrent ainsi que pour la France, l’absence de réaction entraînerait une perte de croissance de 0,1 % l’année prochaine, contre 0,2 % en cas de réaction. L’écart n’est donc que de 0,1 %. En revanche, pour les États-Unis, leur action initiale leur coûterait 0,4 % de croissance, mais 0,9 % si l’Europe réagit. Le coût de notre réaction pèserait donc bien plus lourdement sur les États-Unis que sur l’Europe. À ce sujet, je vous recommande vivement de consulter l’analyse du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) sur ce sujet, particulièrement éclairante.

Cependant, selon notre évaluation, le principal canal de transmission des mesures annoncées par le président américain passera davantage par l’incertitude générée que par les droits de douane eux-mêmes. Notre analyse part du postulat que dans un monde sans choc, la croissance française aurait dû atteindre 1,4 % au cours des deux prochaines années. Ce chiffre se décompose en une croissance potentielle de 1,2 % et un léger rattrapage post-crise.

Néanmoins, des chocs positifs et négatifs vont perturber ce scénario. Un choc positif majeur concerne la baisse des taux d’intérêt. Amorcée il y a dix-huit mois, elle va progressivement stimuler la croissance. Malheureusement, plusieurs chocs négatifs contrebalanceront cet effet. D’abord, les engagements budgétaires du gouvernement, notamment en 2025 et 2026, devraient amputer le pouvoir d’achat des ménages et l’investissement des entreprises d’environ un demi-point chaque année. Ensuite, l’incertitude globale que j’ai évoquée devrait réduire la croissance d’environ 0,6 point, auxquels s’ajoutent des effets directs sur le commerce mondial et nos échanges. Les autres effets porteront sur la diminution du commerce mondial et de la croissance de nos échanges. En tenant compte de ces facteurs positifs et négatifs, nous anticipons une croissance de 0,6 % en 2025, légèrement inférieure aux prévisions de la Banque de France, bien que nos projections à court terme soient très proches. Nous prévoyons ensuite une reprise progressive à 1,2 % en 2026.

Concernant l’inflation, nous anticipons une décrue significative en 2025, principalement due à la baisse des prix de l’électricité, avant un retour sur un sentier de 1,8 %, conforme à notre cible et à celle de la BCE. Les salaires devraient récupérer les trois points perdus, et nous estimons qu’à l’horizon 2026, la marche d’escalier sur les salaires sera identique à celle sur les prix, mettant fin à la perte de pouvoir d’achat des salariés. Je prévois une poursuite de l’augmentation du pouvoir d’achat, bien que moins marquée qu’en 2024. Il est important de noter que la hausse du pouvoir d’achat en 2024 était principalement due aux revenus du capital et non aux salaires. Cette situation s’explique par la hausse des taux d’intérêt, qui a compensé la faible progression salariale. Nous anticipons désormais une inversion de cette tendance, avec une progression des salaires supérieure à celle des revenus du capital.

Cependant, nous prévoyons une augmentation du chômage, ce qui nous distingue probablement des autres centres de conjoncture. Nous observons ainsi une réapparition des gains de productivité et anticipons environ 100 000 destructions d’emplois par an : 111 000 la première année, puis 81 000 l’année suivante. Considérant que la population active continue de croître en raison de la réforme des retraites, que nous supposons maintenue, nous prévoyons une augmentation régulière du taux de chômage pour atteindre 8,5 % fin 2026, avec une moyenne de 8,3 % sur l’année 2026.

Concernant les finances publiques, notre prévision de déficit n’est pas très éloignée des 5,4 % annoncés par le gouvernement. Notre projection de croissance plus faible que celle du gouvernement, qui maintient 0,9 %, explique en partie pourquoi nous anticipons un déficit de 5,5 % en 2025. Pour 2026, nous avons établi notre prévision sur la proposition gouvernementale d’un ajustement structurel de 0,6 % du PIB. Compte tenu de notre prévision de croissance, nous estimons que le déficit diminuera légèrement pour s’établir à 5,3 % en 2026. Enfin, nous prévoyons une poursuite de l’augmentation des charges d’intérêts, qui devraient atteindre 2,5 points de PIB en 2026. La dette publique devrait progresser de 2 points pour atteindre 117 points de PIB en 2026.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie pour cette présentation, qui suscite plusieurs questions de ma part.

Premièrement, le gouvernement annonce une baisse de 35 milliards d’euros des dépenses publiques dès 2026, et de 100 milliards d’ici 2029. Compte tenu de votre troisième tableau qui indique clairement un problème de demande plutôt que d’offre, ne pensez-vous pas que ces réductions de dépenses publiques risquent d’engendrer un effet récessif, compromettant ainsi la baisse des déficits annoncée ?

Deuxièmement, concernant l’épargne plus importante qu’estimée, particulièrement chez les ménages ayant cette capacité, avez-vous identifié un lien entre la baisse des impôts et cette augmentation de l’épargne, suggérant que les avantages fiscaux n’ont pas été orientés vers la consommation ?

Troisièmement, ne peut-on pas attribuer le décrochage de l’Allemagne à la forte dépendance de l’économie allemande aux exportations, par opposition à la consommation intérieure qui caractérise davantage la France ? Le reflux économique actuel, combiné aux difficultés d’exportation que vous avez mentionnées, notamment dans le secteur industriel, n’explique-t-il pas les difficultés actuelles de l’Allemagne ?

Quatrièmement, concernant l’évolution de la valeur ajoutée par branche, comment interprétez-vous l’importance des services marchands et la baisse de l’industrie manufacturière au regard des déclarations de Bruno Le Maire en mai 2024 sur la réussite de la réindustrialisation du pays ?

Cinquièmement, sur la divergence entre création d’emplois et baisse de productivité, ne pensez-vous pas que cela s’explique principalement par la nature des emplois créés, notamment l’augmentation exceptionnelle de l’apprentissage (passant d’une moyenne de 400 000 à plus de 900 000) et la création de 700 000 auto-entrepreneurs, qui ne sont pas nécessairement des emplois à forte productivité du fait de leur précarité ?

Enfin, concernant l’impact des taxes douanières sur l’économie mondiale, si l’on considère l’hypothèse avancée par Stephen Miran – l’économiste apparemment le plus écouté par Trump – selon laquelle ces mesures visent principalement à dévaluer le dollar en incitant les détenteurs de dette américaine à échanger leurs bons du Trésor contre des obligations perpétuelles ou quasi-perpétuelles peu rémunérées, quel impact une telle baisse du dollar pourrait-elle engendrer à court et moyen terme sur l’économie mondiale ?

M. Éric Heyer. L’effet récessif d’un effort structurel sur les dépenses publiques doit être envisagé à partir des multiplicateurs budgétaires. En substance, nous cherchons à déterminer l’impact récessif sur la croissance pour chaque milliard d’économies réalisées. Les avis des économistes divergent sur ce point. Certains, s’inscrivant dans une perspective classique ou ricardienne, estiment que le multiplicateur est nul, c’est-à-dire que les économies réduisent les déficits sans effet récessif. À l’opposé, les économistes keynésiens soutiennent que les effets peuvent être très importants, avec des multiplicateurs pouvant atteindre le niveau de deux. Dans ce dernier cas, 10 milliards d’euros d’économies pourraient entraîner une baisse de 20 milliards d’euros de l’activité, annulant de fait l’effet sur le déficit en raison de la baisse des recettes fiscales.

La réalité se situe probablement entre ces deux extrêmes, et dépend de trois facteurs principaux. Le premier a trait à la coordination des politiques avec les partenaires : des politiques d’austérité menées simultanément par plusieurs pays tendent à augmenter les multiplicateurs. Le deuxième est lié au contexte économique : les multiplicateurs sont plus élevés en période de basse conjoncture ou d’insuffisance de la demande. Le troisième est relatif à la politique monétaire : une banque centrale accommodante peut atténuer les effets récessifs, tandis qu’une politique monétaire restrictive les amplifie.

La situation la plus défavorable serait celle que nous avons connue entre 2010 et 2012, avec une austérité généralisée, une hausse des taux d’intérêt et une économie en bas de cycle. C’est dans ce contexte qu’Olivier Blanchard a reconnu en 2011 que les estimations initiales des multiplicateurs étaient trop faibles. Actuellement, certains éléments restent préoccupants. En effet, nous sommes actuellement confrontés à une insuffisance de la demande plutôt que de l’offre, ce qui tend à augmenter la taille des multiplicateurs. Cependant, deux facteurs viennent atténuer cet effet. Premièrement, l’annonce par la BCE d’une baisse des taux d’intérêt offre un soutien monétaire compensatoire, contrairement à la situation de 2010-2011. Deuxièmement, notre principal partenaire économique, l’Allemagne, s’oriente vers une politique de relance plutôt que d’austérité, ce qui modifie considérablement nos perspectives.

Je tiens à préciser que les multiplicateurs ne sont pas nuls pour autant. Nos estimations les situent à un niveau inférieur à 0,9, ce qui reste significatif, bien qu’inférieur au 1,5 observé précédemment. Concrètement, cela signifie que pour 10 milliards d’euros d’économies budgétaires, nous anticipons une réduction de l’activité économique de 8 milliards d’euros, entraînant une baisse des recettes publiques de 4 milliards d’euros. Le résultat net est une réduction du déficit de 6 milliards d’euros. Bien que cela provoque un certain choc économique, nous parvenons néanmoins à améliorer notre situation budgétaire, contrairement à 2010.

L’élément crucial de cette équation est la politique économique de l’Allemagne. Notre voisin propose des mesures de relance d’une ampleur considérable, s’étalant sur plusieurs années. Cette rupture significative avec leur approche antérieure n’est pas motivée par un désir de nous aider à faire face à notre propre austérité, mais par la gravité de leur propre situation économique. Historiquement, après chaque crise, l’Europe accusait un retard par rapport aux États-Unis, mais l’Allemagne surperformait au sein de l’Europe. Dans ce contexte, la volonté de réduire rapidement les déficits en haut de cycle économique était compréhensible et peu coûteuse. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : l’Allemagne sous-performe, se trouvant dans une position similaire à celle de l’Italie en 2010-2011.

Face à cette réalité, le chancelier allemand rejette désormais l’austérité au profit d’une relance massive, décision principalement motivée par les défis internes de l’Allemagne. Le modèle économique allemand, reposant sur l’énergie russe bon marché, l’exportation de biens d’équipement vers la Chine et des dépenses militaires limitées grâce à la protection de l’Otan, est aujourd’hui remis en question. L’Allemagne doit faire face à la hausse des prix de l’énergie, à la concurrence chinoise dans des secteurs clés comme l’automobile, et à la nécessité d’augmenter ses dépenses militaires. L’avantage de l’Allemagne réside dans sa marge de manœuvre fiscale, due à un endettement moindre que le nôtre. Cela lui permet d’engager des sommes considérables dans la relance, ce qui devrait atténuer les effets récessifs de notre propre politique d’austérité.

Concernant les taux d’épargne, nous sommes confrontés à une situation difficile à modéliser. Le comportement d’épargne actuel des ménages échappe à nos modèles économétriques traditionnels. Nous ne comprenons pas pourquoi les ménages continuent à épargner autant. Une explication avancée par le Conseil d’analyse économique (CAE) suggère que cette sur-épargne est concentrée chez les 10 % à 15 % des ménages les plus aisés. Pour illustrer, les 10 % les plus modestes ont un taux d’épargne nul, tandis que les 10 % les plus aisés épargnent environ 40 % de leurs revenus. Cependant, nous observons également une augmentation du taux d’épargne chez les classes moyennes, un phénomène que nous peinons à expliquer et à anticiper dans son évolution future. Quoi qu’il en soit, un monde aussi incertain n’est pas propice à une baisse de ce taux.

Quant à l’emploi et la productivité, nos observations – qui excluent les autoentrepreneurs – révèlent la création d’un million d’emplois salariés, bien au-delà des 90 000 prévus par nos modèles compte tenu de la croissance. Nous parvenons à expliquer environ 75 % de cet écart. L’apprentissage joue ainsi un rôle majeur, suivi par les effets des mesures de soutien aux entreprises durant la crise, qui ont préservé environ 170 000 emplois. Enfin, la modération salariale et d’autres facteurs comme l’augmentation du taux d’absence contribuent également à ce phénomène.

À ce titre, l’analyse sectorielle fournit des éclairages. Si nous arrivons à expliquer la dynamique de l’emploi dans les services, le secteur industriel présente des anomalies par rapport à nos modèles. L’industrie n’a pas ajusté ses effectifs autant que prévu, une situation qui pourrait évoluer prochainement. Les chefs d’entreprises industrielles nous font part d’un paradoxe : malgré une baisse de production de 1,5 % par rapport à l’avant-crise, ils ont maintenu leurs effectifs. Cette situation, bien qu’écon

omiquement contre-intuitive, s’explique par la rareté perçue des compétences. Les employeurs, craignant de ne pouvoir reconstituer leur main-d’œuvre qualifiée en cas de reprise, pratiquent ce qu’ils nomment la « rétention de main-d’œuvre ».

Cette stratégie pourtant coûteuse, a été rendue possible par deux facteurs successifs. En 2020-2021, les dispositifs gouvernementaux, principalement l’activité partielle, ont joué un rôle crucial. Ensuite, en 2022-2023, l’inflation a permis aux entreprises de répercuter ces coûts salariaux supplémentaires sur les prix, préservant ainsi leurs marges, particulièrement dans l’industrie, à l’exception notable du secteur du matériel de transport. Dès lors, nous anticipons désormais un ajustement significatif de l’emploi. Les carnets de commandes se vident, les dispositifs de soutien s’estompent, et la capacité à absorber ces coûts via l’inflation s’amenuise. Des plans sociaux devraient donc s’ensuivre, à l’image des annonces formulées par Michelin. Concernant les non-salariés, bien que l’emploi se maintienne fortement dans cette catégorie, principalement grâce aux auto-entrepreneurs, cette dynamique n’est pas prise en compte dans l’analyse précédente.

Quant à la politique commerciale américaine, les modèles économiques démontrent unanimement que l’imposition de droits de douane est contre-productive, y compris pour le pays qui les instaure. Cette mesure engendre une inflation domestique supérieure, incitant la banque centrale à maintenir des taux d’intérêt élevés, ce qui provoque une appréciation de la monnaie nationale. Ce mécanisme va à l’encontre de l’objectif de dépréciation du dollar visé par l’administration américaine.

Stephen Miran, économiste renommé de Harvard, propose une approche plus radicale. Il suggère de combiner les droits de douane avec une intervention coordonnée des banques centrales, similaire aux accords de Plaza de 1985. Cette stratégie impliquerait une vente massive des réserves de dollars par les banques centrales étrangères, suivie d’un rachat par la Réserve fédérale américaine (FED). Bien que cette manœuvre puisse effectivement affaiblir le dollar, elle soulève des questions quant à la soutenabilité de la dette publique américaine.

Pour pallier le risque de faillite, Miran évoque l’idée suivante : obliger les détenteurs d’obligations d’État à 10 ans à les transformer en obligations à 100 ans. Dans ce cadre, la hausse des tarifs douaniers serait envisagée comme un levier de négociation. Mais compte tenu des simulations – qui conservent certes leur part d’incertitude –, je ne vois pas comment les États-Unis pourraient être en position de force. Le principal perdant des droits de douane sera les États-Unis.

Cette approche remettrait fondamentalement en cause l’indépendance des banques centrales, ce qui semble plus que surprenant de la part d’un économiste d’Harvard. Nous entrerions là dans le scénario d’un autre monde, qui selon moi a très peu de chance de se matérialiser. Mais il convient de rester prudent : nous sommes surpris à longueur de temps.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Je souhaite aborder trois points essentiels concernant vos prévisions économiques.

Premièrement, concernant le chômage, vous anticipez une augmentation de 7,2 % à 8,5 % d’ici fin 2026, soit environ 400 000 à 500 000 chômeurs supplémentaires. Cette projection contraste avec l’anomalie économique récente où nous avons observé une croissance d’un million de salariés malgré une croissance économique faible, d’environ 1 % par an. Vous attribuez en partie ce phénomène à l’essor de l’apprentissage, avec 500 000 contrats supplémentaires. Cependant, votre tableau n’indique que 284 000 emplois liés à l’apprentissage. Pouvez-vous clarifier cette différence ?

Ensuite, concernant la « zombification » des entreprises, vous estimez à 160 000 le nombre d’entreprises artificiellement maintenues en vie grâce aux aides liées à la crise du Covid-19. Toutefois, vous n’associez que 170 000 pertes d’emplois potentielles à ce phénomène, ce qui équivaut à seulement un emploi par entreprise. Ce chiffre me semble étonnamment bas. Pourriez-vous détailler votre analyse sur ce point ?

Ensuite, j’aimerais aborder les erreurs de l’ensemble des prévisionnistes sur l’évolution de la consommation des ménages. Les vieux modèles économiques keynésiens, tels que Mésange et Opale, prévoyaient un rebond de la consommation par suite de la baisse des taux d’intérêt et de l’inflation, anticipant que l’épargne accumulée serait réinjectée dans l’économie. Or, nous constatons que cette prévision ne se réalise pas. Pouvez-vous nous éclairer sur les raisons de cet écart entre les prévisions et la réalité observée  ?

Je constate en effet que les propensions à épargner non seulement se maintiennent à un niveau élevé, mais continuent même de progresser légèrement. Tous les économistes affirment que leurs modèles sont justes et que ce sont les agents économiques qui se trompent. Pour ma part, je me range plutôt du côté des consommateurs. Je note que vos prévisions tablent sur une certaine reprise de la consommation. Quels éléments vous permettent d’avancer cet argument ? Il me semble que la raison fondamentale de cette épargne élevée réside dans l’absence totale de confiance en l’avenir, pour des raisons tant internationales que nationales.

Ma dernière question concerne le rôle du commerce extérieur. Sur la période 2023-2024, nous avons connu une croissance de 2 %, dont les trois quarts s’expliquent par le commerce extérieur. Or, pour 2025, vous prévoyez une contribution nulle, l’Insee allant même jusqu’à -0,1 %. Ne pensez-vous pas que le phénomène d’augmentation massive des droits de douane aura un effet dépressif sur le commerce extérieur  ? Ce grand moteur de la croissance française ne risque-t-il pas de s’éteindre, voire de s’inverser  ?

M. Éric Heyer. S’agissant de l’emploi vous m’interrogez sur le fait que 600 000 à 700 000 apprentis ne génèrent qu’un effet emploi de 284 000. Il faut comprendre qu’il n’y a pas un effet de substitution à un pour un. Ces apprentis produisent de la valeur ajoutée, mais une entreprise qui aurait embauché deux personnes à temps plein pourrait opter pour quatre apprentis à la place. Nos modèles économétriques montrent un effet emploi d’environ 0,5. Il est important de noter que la majorité de ces apprentis sont de niveau bac+3, bac+4 ou bac+5, ce qui explique leur productivité non négligeable.

Concernant les défaillances d’entreprises, le chiffre de 170 000 que vous mentionnez concerne spécifiquement le quatrième trimestre. Sur l’année, nous estimons plutôt ce chiffre à 120 000. Ce chiffre peut sembler faible, mais il faut comprendre que lorsque les entreprises arrivent devant les tribunaux de commerce, elles se sont généralement déjà séparées de la très grande majorité de leurs salariés. En moyenne, il ne reste qu’environ 1,5 employé par entreprise défaillante. De son côté, à partir de ses enquêtes, la Banque de France nous trouve assez pessimiste et évalue le nombre de défaillances à venir à 90 000.

Quant à la consommation des ménages, je partage votre analyse. Notre prévision montre une légère baisse du taux d’épargne, passant de 18,2 % à 18,1 %, puis à 17,4 %. Cependant, il est important de souligner que les ménages continuent de sur-épargner par rapport à un taux normal d’environ 15 %. Cela reflète le contexte d’incertitude et la hausse du chômage que nous anticipons.

Enfin, concernant le commerce extérieur, notre analyse est peut-être moins pessimiste que la vôtre en raison de ce que nous appelons « l’effet de marche d’escalier » sur les prix. Nous observons que depuis trois trimestres, les parts de marché de la France cessent de baisser et repartent même à la hausse. Nous expliquons cela par le fait que nous gagnons des parts de marché sur l’Allemagne et d’autres partenaires européens, grâce à une progression plus modérée de nos salaires et de nos coûts. Notre hypothèse est que cette tendance va se poursuivre, compensant ainsi les effets négatifs sur le commerce extérieur. Cela nous conduit à une prévision proche de zéro pour la contribution du commerce extérieur à la croissance. Mais il convient de demeurer très prudent.

M. le président Éric Coquerel. Ne peut-on pas considérer que l’évolution du taux d’épargne s’explique également par un changement dans la structure des épargnants  ? Compte tenu de la concentration accrue des richesses, la part de la consommation tend à diminuer chez les plus aisés. N’est-ce pas ce phénomène qui explique en réalité cette augmentation du taux d’épargne  ?

M. Éric Heyer. Vous avez tout à fait raison. C’est effectivement un élément central. La limite de nos modèles réside dans leur nature moyenne, ne permettant pas de distinguer ces différences de revenus. C’est a posteriori, une fois que nous connaissons les revenus du capital, que nous pouvons reconstituer cet aspect. Dans nos prévisions, nous avons intégré cet élément. Globalement, comme nous prévoyons une progression plus rapide du revenu du travail par rapport au revenu du capital, cela contribue à faire légèrement baisser le taux d’épargne global.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’aimerais aborder plusieurs points, notamment concernant les effets de la politique monétaire. Vous avez identifié des baisses de croissance liées à cette politique en 2023 et 2024, puis une inversion de tendance pour 2025 et 2026. Pouvez-vous détailler ces prévisions et expliquer leur logique, étant donné que la politique monétaire me semble toujours assez restrictive par rapport aux fondamentaux, en particulier français  ? J’ai bien noté vos commentaires sur la politique de la BCE, mais il convient de distinguer la zone euro dans son ensemble et l’économie française en particulier. Il est important de souligner qu’il n’y a pas eu de convergence des économies depuis la création de la zone euro.

Par ailleurs, vous avez mentionné que l’euro devrait atteindre un taux de change d’environ 1,35 face au dollar. Nous avons déjà connu de tels niveaux par le passé. Il est important de noter que la notion d’euro fort n’a pas la même signification dans le langage courant qu’en politique économique. Un euro très élevé par rapport au dollar posait cependant un réel problème de compétitivité à la France. Je comprends votre analyse pour la zone euro, mais la France, l’Italie et l’Espagne, en particulier, ont des contraintes de change différentes de nos partenaires d’Europe germanique, sans oublier l’Italie du Nord. Êtes-vous certain qu’un taux de 1,35 dollar par euro ne serait pas préjudiciable à la croissance française ? J’ai tendance à le penser, pour ma part.

J’aimerais également aborder un sujet totalement différent, en lien avec vos observations très intéressantes sur la politique américaine. Nous éprouvons effectivement des difficultés à interpréter le fameux article publié par M. Miran. Ne sommes-nous pas face à une nouvelle phase particulièrement inquiétante de l’impérialisme américain ? Après le pouvoir exorbitant du dollar, qui permettait aux États-Unis de financer leurs déficits public et commercial de manière totalement dérogatoire par rapport à toute autre nation, si nous poursuivons votre analyse jusqu’à son terme, ne sommes-nous pas aux frontières d’une nouvelle forme d’impérialisme  ?

Vous avez également évoqué la fin potentielle des banques centrales. Je souhaiterais approfondir votre raisonnement et exprimer mon inquiétude quant à une possible privatisation. Nous observons ce que j’appelle « l’extrême argent », c’est-à-dire l’entrée en politique de conglomérats multinationaux dotés d’un pouvoir de marché exorbitant. N’y a-t-il pas là une tentative manifeste de s’approprier le contrôle souverain des banques centrales, aboutissant à une privatisation de la politique monétaire qui me semble particulièrement préoccupant  ?

M. Éric Heyer. Concernant la politique monétaire, je vais revenir sur le graphique pour clarifier mon propos, mais globalement, cela va dans le sens de votre analyse. En cumulant les effets sur 2023-2024, la politique monétaire a, selon nos estimations, amputé la croissance de 1,3 point de PIB. Pour 2025, nous prévoyons un impact de 0,3 point, ce qui maintient un effet cumulé négatif. En somme, la politique monétaire a bien eu un impact négatif, mais la moitié de cet effet devrait être rattrapée en 2026.

Vous avez donc raison de souligner que la politique monétaire actuelle, bien que plus accommodante, a contribué négativement à l’activité. C’était d’ailleurs l’objectif des banques centrales face à l’épisode inflationniste que nous avons connu. Pour contrer cette inflation, il fallait ralentir l’activité, ce qui passe par des politiques budgétaires plus restrictives, la politique du « quoi qu’il en coûte » n’étant plus de mise. C’est donc bien la politique monétaire qui a cherché à refroidir l’économie.

Le décalage que nous observons s’explique par le temps nécessaire entre l’annonce de mesures et leurs effets sur l’économie. Nous avons atteint un pic aux alentours de 2023, et depuis plus d’un an, les taux baissent assez rapidement. Il faut généralement environ dix-huit mois pour qu’une baisse de taux se traduise par une augmentation de l’investissement et de la consommation. Ainsi, nous observons aujourd’hui les effets des baisses de taux passées. Les hausses sont terminées, et leurs effets récessifs s’estompent. Nous commençons à engranger les bénéfices de cette politique, ce qui devrait soutenir l’économie en 2025, 2026 et même 2027, en raison de ces décalages temporels persistants.

Je reconnais que l’ajustement a peut-être été trop brutal. Il faut noter que les États-Unis ont dû agir pour des raisons différentes des nôtres, n’ayant pas connu l’inflation liée à l’énergie résultant de la guerre en Ukraine. De notre côté, si nous n’avions pas augmenté les taux d’intérêt, nous aurions probablement connu une dépréciation encore plus forte de notre taux de change et, partant, une inflation importée. C’est en partie ce qui a justifié des hausses de taux comparables en Europe par rapport aux États-Unis. Notre objectif était double : limiter l’inflation et éviter l’inflation importée qui aurait résulté d’une absence de hausse des taux. Je comprends les critiques, mais face à la hausse significative des taux américains, nos options étaient limitées.

Concernant le taux de change, votre analyse est certes discutable. Vous avez raison de rappeler que nous avons connu des taux supérieurs à 1,40, voire 1,60 au début des années 2000. À ce niveau, la zone euro était à l’équilibre de sa balance courante. C’est pour cette raison que nous estimons le taux de change d’équilibre, celui qui équilibre les balances courantes, aux alentours de 1,35. Il est vrai qu’à ce niveau, la France serait largement déficitaire.

C’est pourquoi il me semble crucial de sortir de cette logique mercantile qui vise à croître uniquement par le commerce extérieur. Pour poursuivre la réflexion du président Coquerel, je pense que le modèle allemand, bien que représentant une réussite économique, n’est pas un modèle viable pour une grande économie. Si cela peut fonctionner pour de petits pays comme le Luxembourg ou la Suisse, une grande économie comme l’Allemagne ne peut pas fonder sa croissance sur un excédent de balance courante de 8 points de PIB chaque année. Cet excédent se traduit nécessairement par un déficit équivalent ailleurs dans le monde, ce qui n’est pas soutenable à long terme.

Je suis peut-être optimiste, mais je pense que la logique allemande commence à se fissurer. Le discours actuel et l’annonce d’investissements de plus de 1 000 milliards d’euros sur dix ans témoignent d’une volonté de relancer la consommation interne. L’Allemagne a besoin de stimuler sa consommation intérieure via l’investissement, ce qui devrait contribuer à rééquilibrer les balances courantes au sein de la zone euro à terme.

Progressivement, cela devrait résoudre le problème des taux de change. Il est possible que, plutôt que d’adopter une approche conflictuelle, une partie des dépenses militaires et d’investissement allemandes bénéficieront aux entreprises américaines. Cela pourrait permettre de rééquilibrer nos balances courantes respectives sans recourir à des droits de douane ou tenter de contraindre les banques centrales, ce qui ne serait pas une solution appropriée.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). J’aimerais aborder trois points. Premièrement, concernant le déficit de la balance commerciale avec les États-Unis, pourquoi la régulation monétaire n’a-t-elle pas joué son rôle  ? Le taux de change euro/dollar ne semble pas permettre une correction adéquate de ce déséquilibre.

Deuxièmement, vous avez évoqué une incompréhension quant au niveau élevé de l’épargne. Le directeur général de l’Insee a souligné qu’il n’y avait pas de fatalité à maintenir ce taux. Avez-vous des recommandations concrètes pour le faire baisser ?

Enfin, nous avons constaté d’importants écarts dans les prévisions budgétaires de l’État français pour 2023 et 2024. Dans un contexte international extrêmement volatile, comme vous l’avez souligné à plusieurs reprises, quelles mesures pourrions-nous mettre en place pour renforcer la robustesse et la fiabilité de nos prévisions ?

M. Éric Heyer. Concernant la sous-évaluation du taux de change, deux explications principales se dégagent.

Premièrement, les politiques monétaires conventionnelles et non conventionnelles des banques centrales ont joué un rôle déterminant. Les taux d’intérêt plus élevés aux États-Unis qu’en Europe, notamment en raison du maintien prolongé de taux bas par la BCE, ont entraîné des mouvements de capitaux vers les rendements supérieurs. Cela a soutenu la valeur du dollar tout en dévaluant l’euro.

Deuxièmement, la politique non conventionnelle de rachat assez massif d’actifs et de dette publique par la BCE, initiée sous la présidence de Mario Draghi, a injecté une quantité importante d’euros dans l’économie. Parallèlement, la FED retirait des dollars, baissait son bilan, créant ainsi un écart significatif entre les bilans des deux banques centrales. Cette divergence explique en grande partie la situation actuelle du taux de change. Dans ce contexte, notre préconisation n’est pas tant de chercher à modifier le taux de change, mais plutôt de stimuler la consommation et l’investissement au sein de la zone euro. Cela permettrait d’agir sur les importations européennes de manière plus efficace.

Concernant la réduction du taux d’épargne, plusieurs pistes sont envisageables, bien que leur efficacité reste à démontrer. Une meilleure répartition des richesses, comme l’a suggéré M. le président Coquerel, pourrait contribuer à ramener les taux d’épargne vers la moyenne, la propension marginale à consommer étant plus élevée dans les tranches inférieures de la distribution des revenus.

Un point crucial, que nous n’avons peut-être pas suffisamment souligné, concerne la nécessité de réduire l’incertitude relative à la politique budgétaire future. L’incertitude actuelle ne favorise pas la baisse du taux d’épargne. Bien que l’incertitude commerciale internationale soit complexe à gérer, les responsables politiques exercent une responsabilité directe sur l’incertitude domestique. Il est impératif de clarifier notre stratégie de réduction des déficits pour les années à venir. Plutôt que d’annoncer simplement un objectif de réduction de 110 milliards d’euros sans en préciser les modalités, il serait judicieux de détailler la répartition de cet effort. Qui va supporter cette charge  ? Dans quelle proportion les retraités, les ménages aisés, l’État ou les collectivités locales seront-ils mis à contribution  ? Une fois cette répartition établie et discutée, nous pourrons aborder le rythme de mise en œuvre et les instruments spécifiques à utiliser, qu’il s’agisse d’augmentations d’impôts ou de réductions de dépenses publiques.

Cette clarification permettrait aux acteurs économiques de connaître leurs contributions respectives et de se projeter dans l’avenir avec plus de confiance, réduisant ainsi potentiellement l’épargne de précaution.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Je souhaite formuler une remarque générale et poser quelques questions complémentaires.

Il est intéressant de noter que, malgré les affirmations initiales du quinquennat Macron sur l’efficacité des baisses d’impôts et de la théorie du ruissellement pour stimuler l’investissement et la croissance, la réalité semble plus complexe. La Cour des comptes a même évoqué 60 milliards d’euros de baisses d’impôts, mais les résultats escomptés ne semblent pas au rendez-vous.

J’aimerais que vous commentiez le graphique qui illustre l’évolution de l’écart entre les recettes et les dépenses. Entre 2017 et 2024, cet écart est passé de 3,4 points à 5,8, points, principalement en raison d’une baisse des recettes fiscales. Pourriez-vous analyser l’impact de cette évolution sur la croissance, en excluant l’année 2020 ?

Par ailleurs, vous avez souligné que les « marches d’escalier » devaient être financées. Jusqu’à présent, cela s’est fait par la dépense publique et par une baisse des revenus réels des salariés. Vous suggérez maintenant que la réduction de ces marches pourrait se traduire par une augmentation du chômage. Ne serait-il pas pertinent d’envisager que cette réduction soit supportée par les marges et les bénéfices des entreprises ? Pourriez-vous nous donner votre analyse sur cette alternative ?

À ce titre, quel serait l’impact potentiel d’une taxation des dividendes sur la croissance et la demande ? Considérant les 100 milliards d’euros versés en dividendes l’année dernière, une telle mesure pourrait générer des recettes pour l’État, permettant ainsi un investissement public accru et stimulant la demande. Par ailleurs, cette taxation pourrait inciter les entreprises à réinvestir une partie de leurs bénéfices en salaires et en investissements, plutôt que de les distribuer sous forme de dividendes qui finissent souvent dans l’épargne des plus aisés.

J’aimerais également vous poser deux questions complémentaires. Premièrement, vos projections de croissance intègrent-elles les 9 milliards d’euros récemment gelés par le gouvernement  ? Deuxièmement, concernant l’épargne des classes moyennes et populaires, ne pensez-vous pas que les annonces successives de mesures d’austérité, affectant notamment l’accès aux services publics pour ces catégories, puissent avoir un impact sur leur comportement d’épargne ?

M. Éric Heyer. Effectivement, le graphique que je n’ai pas eu le temps de commenter en détail révèle une réalité importante : le déficit actuel, comparé à celui de 2017, s’explique principalement par une baisse des recettes publiques plutôt que par une augmentation des dépenses publiques. Les dépenses publiques sont restées relativement stables autour de 57,6 points de PIB en moyenne, malgré le pic de 2020. En revanche, les recettes publiques ont chuté de 54 points de PIB à 51,3 points de PIB, selon les chiffres de l’Insee.

Contrairement aux souhaits du président de la République, les baisses d’impôts n’ont pas produit l’accélération du PIB escomptée, qui aurait dû entraîner une baisse des dépenses publiques en points de PIB et un autofinancement des déficits. Certes, on pourrait arguer que les premières années semblaient prometteuses, mais que la succession de crises (sanitaire, énergétique) a perturbé l’expérience. Mais, en règle générale, la politique de l’offre a pour ambition de faire augmenter la croissance potentielle de l’économie, et donc la productivité du travail. Mais l’évolution de la productivité du travail, proche de zéro après cinq ans de cette politique de l’offre, soulève de sérieux doutes sur son efficacité. D’autres politiques de l’offre que celle qui a été proposée via la baisse de la fiscalité auraient sans doute été plus efficaces.

Face à ces déficits, le gouvernement actuel propose de réduire les dépenses publiques plutôt que d’augmenter les recettes publiques. Cette approche risque d’avoir un impact négatif sur le taux d’épargne, car elle affectera davantage les ménages des déciles inférieurs, principaux bénéficiaires des dépenses publiques, que ceux des déciles supérieurs, plus concernés par les prélèvements obligatoires.

Pour atteindre l’objectif de 110 milliards d’euros d’efforts budgétaires convenus avec la Commission européenne, il convient de répartir l’effort entre tous. Celui-ci passera forcément par une hausse d’impôts. Une contribution équitable de tous les acteurs économiques, y compris les grandes entreprises et les ménages aisés, sera inévitable, que ce soit via une taxation des dividendes ou d’autres mécanismes.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Concernant le taux d’épargne des ménages, actuellement estimé à environ 18 % du revenu, vous avez souligné son impact négatif sur la dynamique de croissance. Votre institution a identifié au moins trois facteurs d’épargne, dont le décalage entre l’inflation ressentie par les ménages et celle mesurée par l’Insee, un phénomène qui s’est accentué depuis 2020. Pourriez-vous revenir sur les facteurs d’explication de ce phénomène préjudiciable à notre économie et nous indiquer s’il existe des pistes pour réduire cet écart sur le long terme, même en période de choc économique provoquant une crise inflationniste ?

Ensuite, vous indiquez que le principal enjeu de politique économique pour notre pays serait d’accroître la croissance potentielle en poursuivant les réformes structurelles, tout en s’attachant à réduire la dette publique sans entraver la croissance économique. Partagez-vous les analyses du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap) et de Rexecode, selon lesquels la baisse des transferts bismarckiens et de la consommation publique seraient les mesures de réduction de la dépense publique les plus à même de préserver notre potentiel de croissance ? Dans cette optique, certaines hausses de recettes seraient-elles, selon vous, moins préjudiciables à notre niveau de croissance que d’autres  ?

M. Éric Heyer. Le phénomène de l’inflation ressentie est bien documenté. L’inflation mesurée par l’Insee représente une moyenne basée sur un panier de consommation moyen, qui ne correspond pas nécessairement à la situation individuelle de chaque consommateur. Il est donc tout à fait normal que votre expérience personnelle diffère de cette moyenne.

Dans le détail de ce panier moyen, on observe des variations de prix à la hausse comme à la baisse. Cependant, les produits dont les prix diminuent sont généralement ceux que l’on n’achète pas quotidiennement, principalement les biens manufacturés. Lorsque l’on intègre des effets qualité, on observe que les prix baissent. Par exemple, un téléviseur actuel, bien que potentiellement plus onéreux, est considéré comme moins cher par l’Insee, en raison de ses caractéristiques améliorées.

À l’inverse, les produits de consommation courante tels que l’alimentation, ou les loyers, connaissent des augmentations de prix supérieures à l’inflation moyenne. Cette réalité quotidienne influence fortement la perception des consommateurs, créant un décalage entre l’inflation ressentie et celle mesurée officiellement. L’écart entre le ressenti et les chiffres officiels est particulièrement marqué actuellement, car l’inflation a principalement touché les produits alimentaires et énergétiques, essentiels dans notre quotidien. Le ressenti tend à s’aligner sur l’inflation alimentaire, qui a pu atteindre 20 % à certains moments.

Concernant l’impact sur l’épargne, il est important de noter que ce sont davantage les anticipations d’inflation future que l’inflation actuelle qui influencent les comportements. Si les ménages anticipent une hausse continue des prix, ils peuvent être incités à consommer immédiatement. À court terme, une inflation élevée tend à réduire le taux d’épargne, les dépenses essentielles absorbant une part plus importante du budget. Pour les ménages aisés, l’inflation a eu pour effet de dévaluer leurs actifs financiers en termes réels. La théorie économique, qui postule la rationalité des agents économiques, suggère que ces ménages pourraient chercher à reconstituer leur patrimoine en épargnant davantage.

Quant à la croissance potentielle, je ne crois pas que le principal problème se situe dans la fiscalité. J’estime que le principal levier réside dans l’augmentation globale du taux d’activité et du taux d’emploi, plutôt que dans des ajustements fiscaux. Deux approches sont envisageables : soit imposer une augmentation du taux d’emploi via des réformes des retraites, soit chercher à comprendre et à résoudre les raisons des faibles taux d’emploi.

Cette seconde approche, bien que potentiellement plus lente, serait plus durable qu’une réforme des retraites, qui oblige et sélectionne les personnes qui peuvent continuer à travailler. Elle impliquerait d’analyser pourquoi les taux d’emploi des seniors sont plus faibles en France qu’ailleurs, pourquoi les maladies professionnelles y sont plus fréquentes, et pourquoi employeurs et employés semblent s’accorder sur des départs anticipés. L’objectif consisterait à améliorer les conditions de travail pour que ni l’employeur ni le salarié senior ne souhaitent une rupture prématurée du contrat de travail.

M. le président Éric Coquerel. Je souhaite vous poser une question concernant les investissements annoncés en Allemagne. Une part significative de ces investissements, environ 60 %, semble destinée à remplacer l’industrie automobile par une industrie de l’armement. J’aimerais approfondir la question des effets structurels sur la consommation populaire. Pensez-vous qu’une industrie de l’armement aura le même impact qu’une industrie automobile classique en termes d’emploi et de consommation populaire ?

M. Éric Heyer. Je confirme que les investissements dans la défense et dans d’autres secteurs n’ont effectivement pas les mêmes impacts économiques. Nous préparons actuellement une publication sur ce sujet. Notre analyse indique que l’investissement dans la défense, notamment dans la production d’armements comme les obus ou les chars, a un effet d’entraînement économique limité à long terme. Ces équipements, idéalement peu ou pas utilisés, se déprécient rapidement sans générer de valeur ajoutée significative pour l’économie globale.

Cependant, à court terme, pour la période 2025-2026, les effets multiplicateurs sont comparables entre les investissements dans la défense et dans d’autres secteurs comme l’automobile, avec un coefficient proche de 1 dans les deux cas. La différence se manifeste à moyen et long terme, sur cinq à dix ans, où l’investissement dans la défense s’avère moins productif et génère un effet d’entraînement nettement inférieur.

Concernant les retombées internationales, l’investissement dans la défense pourrait avoir un impact plus faible à court terme sur l’économie européenne. En effet, il est probable qu’une partie significative de cet investissement soit négociée avec les États-Unis, contrairement au secteur automobile qui bénéficie principalement à l’Europe.

En résumé, même si l’effet d’entraînement à court terme peut être similaire entre la défense et d’autres secteurs, il sera probablement plus faible en raison des négociations potentielles avec l’administration américaine.

M. le président Éric Coquerel. J’aimerais enfin aborder un sujet lié à notre commission d’enquête actuelle, sur lequel M. Tavernier s’est exprimé plus tôt. Il s’agit du débat concernant l’externalisation partielle ou totale des prévisions de finances publiques, actuellement réalisées par Bercy. M. Tavernier a suggéré que la solution ne résidait pas nécessairement dans l’externalisation, mais plutôt dans l’élargissement de la base des contributeurs. Il vous a notamment mentionné. Quel est votre point de vue sur cette question ? Seriez-vous intéressé par un tel rôle ?

M. Éric Heyer. Je partage souvent l’avis de Jean-Luc Tavernier, et c’est encore le cas ici. Je ne pense pas que la solution serait de retirer cette responsabilité à la direction générale du Trésor pour la confier à un autre institut, en supposant que ce dernier ferait nécessairement mieux.

Pour illustrer mon propos, je peux vous parler de notre expérience à l’OFCE. Chaque année, nous réunissons tous les conjoncturistes travaillant sur la France, c’est-à-dire Rexecode, la Banque de France, l’Insee, la direction générale du Trésor, le Fonds monétaire international (FMI), l’OCDE, ainsi que les banques privées. L’objectif consiste à comparer nos prévisions, d’analyser techniquement nos divergences, et même d’établir un classement interne de la précision de nos prévisions, que nous ne publions pas.

Il apparaît que la direction générale Trésor se classe régulièrement parmi les meilleurs. Je peux même vous confier que la Commission européenne obtient souvent les meilleures performances. Cela s’explique, à mon avis, par leur méthode : la Commission consulte tous les instituts avant chaque prévision, agrège l’intelligence collective, et produit ainsi des prévisions souvent plus précises.

Je suggère donc de s’inspirer de cette approche. Plutôt que de confier exclusivement la tâche à la direction générale du Trésor, nous devrions ouvrir les discussions en amont, échanger les informations, et collaborer. Cela permettrait un apprentissage mutuel et aboutirait à des prévisions plus consensuelles, ou du moins à une meilleure compréhension de nos divergences.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie pour cette audition passionnante.

 

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

 

Réunion du mercredi 2 avril 2025 à 10 heures 30

 

Présents. - Mme Christine Arrighi, Mme Anne Bergantz, M. Mickaël Bouloux, M. Philippe Brun, M. Eddy Casterman, M. Jean-René Cazeneuve, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, Mme Edwige Diaz, M. Emmanuel Fouquart, M. Christian Girard, M. François Jolivet, M. Tristan Lahais, M. Aurélien Le Coq, M. Jérôme Legavre, M. Philippe Lottiaux, M. Emmanuel Mandon, Mme Claire Marais-Beuil, M. Denis Masséglia, M. Damien Maudet, M. Emmanuel Maurel, Mme Estelle Mercier, Mme Laure Miller, M. Jacques Oberti, Mme Christine Pirès Beaune, M. Matthias Renault, M. Charles Rodwell, M. Emeric Salmon, Mme Eva Sas, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Éric Woerth

Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, M. Corentin Le Fur, Mme Marianne Maximi, M. Nicolas Metzdorf, Mme Sophie Pantel, M. Charles Sitzenstuhl, M. Emmanuel Tjibaou