Compte rendu

Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République

 Table ronde relative à la place des victimes dans le procès pénal, et plus particulièrement dans les procès dits « hors normes », réunissant :

-          M. Jérôme Bertin, directeur général de France Victimes, et Mme Magali Blasco, directrice de l’association FV84, trésorière de la Fédération ;

-          Mme Claire Liaud, cheffe du Service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes du ministère de la justice (SADJAV) ;

-          M. Raphaël Le Gall, chef du bureau de l’aide juridictionnelle au SADJAV ;

-          Mme Christine Julard, sous directrice des finances, de l’immobilier et de la performance (Direction des services judiciaires) ;

-          Mme Anne-Sophie Lepinard, présidente de la commission accès au droit du Conseil national des barreaux ;

-          Mme Pauline Jarroux, docteure en anthropologie sociale. 2

         Informations relatives à la Commission................22

 


Mercredi
24 Septembre 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 95

2024-2025

Présidence
de Mme Pascale Bordes,
vice-présidente


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La séance est ouverte à 15 heures 05

Présidence de Mme Pascale Bordes, vice-présidente.

Table ronde relative à la place des victimes dans le procès pénal, et plus particulièrement dans les procès dits « hors normes », réunissant :

        M. Jérôme Bertin, directeur général de France Victimes, et Mme Magali Blasco, directrice de l’association FV84, trésorière de la Fédération ;

        Mme Claire Liaud, cheffe du Service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes du ministère de la justice (SADJAV) ;

        M. Raphaël Le Gall, chef du bureau de l’aide juridictionnelle au SADJAV ;

        Mme Christine Julard, sous directrice des finances, de l’immobilier et de la performance (Direction des services judiciaires) ;

        Mme Anne-Sophie Lepinard, présidente de la commission accès au droit du Conseil national des barreaux ;

        Mme Pauline Jarroux, docteure en anthropologie sociale.

Mme Pascale Bordes, présidente. Tout d’abord, je tiens à vous indiquer que le président Boudié, dont vous voudrez bien excuser l’absence, suit cette table ronde à distance.

Le 1er juillet dernier, des représentants du Collectif de victimes de Joël Le Scouarnec étaient auditionnés conjointement par la commission des lois et la commission des affaires sociales. Cette table ronde passionnante qui nous a tous marqués a mis au jour de nombreux dysfonctionnements relevant pour certains de la sphère médicale et sociale, pour d’autres de la sphère judiciaire. Les présidents de ces deux commissions ont décidé de poursuivre le travail entamé en se concentrant sur les problématiques propres à leurs domaines de compétences respectifs. Le 30 septembre, à quinze heures, une table ronde comparable à celle d’aujourd’hui sera ainsi organisée par la commission des affaires sociales – dont je salue le président ici présent, M. Frédéric Valletoux – avec des membres des instances sanitaires concernées par l’affaire Joël Le Scouarnec – Conseil national de l’ordre des médecins, collège des directeurs généraux d’agences régionales de santé, direction générale de l’offre de soins.

De notre côté, nous avons souhaité explorer plus avant la place des victimes dans les procès dits « hors norme », dont on peut raisonnablement penser, sans verser dans le catastrophisme, qu’ils sont appelés à être plus fréquents. Pour cela, nous avons invité des intervenants d’horizons différents : des représentants de la fédération France Victimes – M. Jérôme Bertin, son directeur général, Mme Pauline Okroglic, juriste chargée de la coordination des grands procès, Mme Magali Blasco, directrice de l’association FV84, trésorière de la fédération ; une représentante du Conseil national des barreaux (CNB) : Mme Anne-Sophie Lépinard, présidente de la commission Accès au droit ; des représentantes du ministère de la justice : Mme Claire Liaud, cheffe du service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (SADJAV) au secrétariat général, accompagnée de Mme Céline Dusautoir, cheffe du bureau de l’aide aux victimes et de la politique associative (Bapva) et de M. Raphaël Le Gall, chef du bureau de l’aide juridictionnelle (BAJ), ainsi que Mme Christine Julard, sous-directrice des finances, de l’immobilier et de la performance de la direction des services judiciaires ; enfin, Mme Pauline Jarroux, docteure en anthropologie, qui a élaboré un vade-mecum sur la place des victimes dans le cadre du séminaire organisé par l’École nationale de la magistrature (ENM) sur les droits des victimes dans ce type de procès.

M. Jérôme Bertin, directeur général de la fédération France Victimes. La fédération France Victimes représente 130 associations d’aide aux victimes réparties sur tout le territoire et composées de 1 700 professionnels de l’aide aux victimes qui reçoivent chaque année plus de 400 000 victimes. Elle est également l’opérateur du numéro national d’aide aux victimes, le 116 006. La plupart de nos associations ont reçu un agrément du ministère de la justice pour œuvrer dans leurs missions, ce qui confère aux parquets et à la justice de manière générale la possibilité de les réquisitionner. Elles sont ainsi insérées dans la politique publique d’aide aux victimes, notamment à l’occasion des procès hors norme dont notre réseau a hélas une forte expérience.

Les procès hors norme sont définis selon certains critères précis, fixés entre autres par le ministère de la justice, mais nous souhaitons aussi les évoquer sous le prisme de l’accompagnement, qu’on pourrait lui aussi qualifier de hors-norme.

De quels procès hors norme parle-t-on ? De procès qui comptent de nombreuses victimes comme le procès des prothèses PIP, le procès des accusés des attentats du 13 novembre 2015, dit procès V13, ou le procès Le Scouarnec ? Du procès du piratage d’Adecco, qui s’est récemment tenu à Lyon, avec 72 000 victimes concernées par cette escroquerie de grande ampleur ? De procès fortement médiatisés, au puissant retentissement, avec une seule victime directe, comme le procès Pelicot ou le procès Jubillar ? De procès concernant une zone très localisée, comme celui de la rue d’Aubagne à Marseille, où l’effondrement d’immeubles a fait de nombreuses victimes, uniquement marseillaises, ou de procès touchant des victimes réparties dans toute la France ou de par le monde comme celui de l’attentat de Nice, où des victimes de vingt-six nationalités différentes étaient représentées ?

Avant de répondre aux questions, je tiens à rappeler ce à quoi nous veillons tout particulièrement. L’accompagnement, selon nous, doit s’entendre au sens large : il ne peut qu’être global. C’est la raison pour laquelle nous voulons éviter le tout-psychologique, raccourci trop souvent opéré. Les victimes ont besoin d’être entourées par des équipes pluridisciplinaires. Les procès hors norme appellent des procédures hors norme : l’accompagnement doit se concevoir très en amont pour qu’il puisse être satisfaisant aux yeux des victimes. Or la labellisation « hors norme » se focalise sur le seul temps de l’audience.

L’objectif des dispositifs mis en place est de n’oublier personne : il ne faut laisser aucune victime de côté et veiller à intégrer les personnes qui ont été victimes des faits qui font l’objet du procès sans pour autant être reconnues parties civiles, comme ce fut le cas dans le procès Le Scouarnec. Il s’agit bien sûr aussi de respecter la singularité de chaque victime.

Les associations de victimes sont soumises à de multiples exigences. Permettez-nous à notre tour, compte tenu des retours que nous font les victimes, d’en formuler nous-mêmes.

Mme Anne-Sophie Lépinard, présidente de la commission Accès au droit du Conseil national des barreaux. C’est à un double titre que je représente le Conseil national des barreaux, en tant que présidente de la commission Accès au droit mais aussi en tant que membre de la commission Libertés et droits de l’homme.

Depuis des décennies que la place de la victime dans le procès pénal est questionnée, nous pouvons constater des améliorations, particulièrement après l’étape clé qu’a été la directive européenne du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité. L’accompagnement de la victime, en particulier dans les procès hors norme, appelle des travaux réguliers regroupant différents acteurs : il rend nécessaire un regard pluridisciplinaire.

Le Conseil national des barreaux s’est à cet égard mobilisé de plusieurs manières : organisation annuelle des états généraux du dommage corporel, avec, par exemple, pour thème en 2018 « Événement traumatique collectif et dommage individuel » ; publication en 2019 et 2020 d’un vade-mecum consacré à la défense des victimes d’événements collectifs ou sériels ; participation au cycle de formation organisé par l’ENM dans le cadre du projet européen VICTI – Victims, Information, Compensation in Trials, Investigation – rassemblant magistrats, avocats et autres acteurs européens, qui a donné lieu à l’élaboration d’un vade-mecum : organisation en 2025 d’une journée nationale de la relation avocat-magistrat, sous le prisme de la justice nationale et internationale, avec des discussions consacrées à l’assistance des victimes dans l’exercice de la compétence universelle devant les juridictions nationales. Ajoutons que le CNB va lancer des travaux relatifs à la victimisation secondaire, qui est actuellement un enjeu fondamental des procès.

Le procès hors norme n’est pas clairement défini. Cette notion renvoie à des acceptions différentes mais les critères généralement admis sont le nombre des parties – victimes ou prévenus – et la durée du procès. À cela s’ajoutent, selon le vade-mecum publié à l’occasion de la formation VICTI, la complexité de l’affaire, son degré de médiatisation et l’organisation particulière qu’elle requiert. Reste que cette notion varie selon le ressort concerné, qu’il s’agisse de Paris ou de la province.

Nous serons vraisemblablement de plus en plus confrontés aux questionnements que suscitent les procès hors norme. Ces dernières années ont montré que leur organisation devenait systématique et gagnait en finesse, même si des questions particulières à chaque procès se posent. Leur préparation en amont, par la juridiction et les barreaux concernés, constitue une étape décisive de leur bon déroulement mais aussi un aspect fondamental du respect, des deux côtés de la barre, des droits des parties, plus particulièrement de ceux des victimes. Cela implique des réunions entre les divers acteurs et plus spécifiquement entre les avocats des parties civiles pour décider des questions posées, calibrer la durée des auditions, travailler sur les dépositions à la barre, structurer les plaidoiries. Notre attention se porte aussi sur le choix des salles nécessaires pour accueillir les parties et les conditions dans lesquelles elles pourront déposer et prendre place pour suivre le procès. Ajoutons la prise en compte de l’aide juridictionnelle : les victimes des faits criminels les plus graves sont éligibles à l’aide juridictionnelle de droit, autrement dit sans critères de ressources. Cette mobilisation de la profession pour soutenir les intérêts des victimes va bien au-delà du travail habituel que fournit l’avocat assistant une partie civile, compte tenu de la nature de l’organisation que cela exige.

Mme Pauline Jarroux, docteure en anthropologie sociale. Je suis membre d’un collectif de recherche qui a travaillé sur la judiciarisation du terrorisme en analysant les audiences des procès des attentats de janvier et novembre 2015 à Paris et de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, auxquelles nous avons pu assister grâce à des accréditations. Dans le cadre de cette enquête qualitative, dont l’objectif était de comprendre les logiques et les processus plutôt que de mesurer, j’étais plus particulièrement chargée du volet consacré aux victimes – quelle place ces procès allaient leur faire ? comment allaient-elles investir les procès ? – sachant que la justice antiterroriste était relativement peu accoutumée à un grand nombre de victimes – rappelons que plusieurs centaines voire plusieurs milliers s’étaient constituées parties civiles dans ces trois procès. Nous avons rendu notre rapport final en 2023 à l’Institut Robert Badinter, ex-IERDJ (Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice).

J’ai également pris part à un travail d’expertise à l’ENM qui visait à formaliser un ensemble de bonnes pratiques en matière de prise en charge des victimes dans les procès hors norme, l’objectif étant que la France et les autres pays membres se conforment mieux à la directive 2012/29/UE déjà citée. Les procédures de masse soulèvent des enjeux pluriels pour le respect des droits des victimes, qui est mis en tension avec les impératifs organisationnels et logistiques. Mon travail a surtout consisté à mettre en forme les retours d’expérience délivrés par les magistrats européens à partir de procès comme celui du crash du vol MH17 ou celui des attentats de Bruxelles. J’ai donc élaboré des fiches pratiques très ciblées, allant de la gestion des expertises à l’information aux victimes, pour ensuite livrer un vade-mecum à l’ENM. L’un de ses intérêts est l’attention qu’il porte à l’amont de la tenue des audiences dans l’organisation des procès hors norme, qui s’étend parfois plusieurs années. Qu’il s’agisse de la logistique, des aspects mobiliers et immobiliers, des équipements de sécurité, des ressources humaines, ce travail est nécessaire pour que les procès se déroulent comme il faut mais aussi pour que les droits des victimes soient respectés à toutes les étapes de la procédure.

Mme Claire Liaud, cheffe du service de l’accès au droit et à la justice au secrétariat général du ministère de la justice. Je précise que ce service s’occupe aussi de l’aide aux victimes. Avant de prendre mes fonctions actuelles, il y a dix mois, j’ai été magistrate du siège pendant vingt-huit ans, dont huit passés en tant que présidente de juridiction. Je peux à ce titre témoigner de l’amélioration notable de la prise en compte des victimes dans le déroulement du procès pénal. J’ai à cet instant une pensée pour toutes les victimes, celles des procès hors norme mais aussi celles des procès de tous types qui se déroulent sur le territoire de notre République, car il ne faut pas oublier la place qui leur est faite chaque jour dans le fonctionnement de nos juridictions.

Vous évoquiez, madame la présidente, les dysfonctionnements de la sphère judiciaire. Si des progrès importants ont été accomplis, qu’il s’agisse de l’accompagnement des victimes par une association ou de l’organisation des procès hors norme, les victimes sont sans doute les justiciables les plus difficiles à satisfaire car il s’agit de personnes blessées dans leur cœur, dans leur âme, dans leur corps. Très humblement, il nous faut entendre cette douleur et cette souffrance : à quelque niveau que l’on se situe – ministère, juridictions, cabinets d’avocats, associations –, nous sommes engagés pour les accompagner.

Pour les procès hors norme ou procès sensibles, il n’existe pas de définition. Elle ne dépend pas des victimes : certains procès sensibles n’ont pas de conséquences ou presque pour l’accueil des victimes alors que des procès éprouvants pour les victimes ne sont pas considérés comme sensibles. Néanmoins, en raison de leur impact sur le fonctionnement ordinaire des juridictions, certains procès font l’objet d’une labellisation interne au ministère de la justice. Les demandes émanant des cours d’appel en ce sens sont centralisées à la direction des services judiciaires. Cette labellisation permet aux juridictions d’obtenir des moyens supplémentaires et une organisation spécifique à leurs besoins en matière d’immobilier, de ressources humaines, d’équipements numériques, d’aide aux victimes, d’aide juridictionnelle ou encore de sécurité. Chaque année, une dizaine de procès sont ainsi labellisés. Pour les victimes, certains dispositifs peuvent être mis en place : accompagnement en audience par une association d’aide aux victimes lors des audiences, accompagnement par un chien d’assistance judiciaire, retransmission dans une autre salle, parcours sécurisé dans le palais, webradio, traitement spécifique des frais de déplacement et des indemnités. Quant aux victimes des crimes les plus graves, au nom de la solidarité nationale, elles sont éligibles à l’aide juridictionnelle sans conditions de ressources.

Ces procès dits exceptionnels sont aussi exceptionnels sur le plan budgétaire. Nous rappellerons, sans jugement de valeur, que les budgets qui leur sont consacrés peuvent atteindre plusieurs millions d’euros. Ainsi, pour les procès des attentats terroristes de Paris, 54 millions ont été dédiés à la seule aide juridictionnelle.

Mme Pascale Bordes, présidente. Avocate depuis quarante ans, je sais que des progrès ont été accomplis en matière d’accompagnement des victimes. Nous revenons de loin mais la situation est perfectible. Il n’est pas question, bien sûr, de créer une hiérarchie entre les victimes, que le procès soit hors norme ou pas. Toutes doivent recevoir le même traitement. Toutefois, ces procès dits hors norme renvoient à des enjeux spécifiques.

Nous savons bien, par exemple, que nos palais de justice, si beaux soient-ils, ne sont pas du tout adaptés à la tenue de tels procès. Nous l’avons constaté, avec mon collègue Stéphane Mazars, dans le cadre de la mission d’information sur l’évaluation de la création des cours criminelles départementales dont nous étions rapporteurs. Le tribunal de Vannes ne pouvait ainsi pas accueillir, lors du procès Le Scouarnec, les quelque 300 victimes et leurs proches dans des conditions conformes à leurs attentes. J’aimerais savoir à quelles adaptations, chacun dans vos domaines respectifs, vous procédez pour les procès hors norme. S’agissant du procès V13, par exemple, les avocats ont décidé de mutualiser les plaidoiries pour éviter les répétitions.

Mme Christine Julard, sous-directrice des finances, de l’immobilier et de la performance de la direction des services judiciaires du ministère de la justice. Je reviendrai sur le processus de labellisation mis en place au sein de la Chancellerie. Les juridictions concernées nous saisissent pour obtenir un accompagnement dans l’organisation des procès, qui se traduit par un appui méthodologique pour les différents volets que sont l’immobilier, la sûreté, la sécurité numérique et, bien entendu, l’accompagnement des victimes, mais aussi par une aide financière pour supporter les coûts supplémentaires, après une analyse conjointe des adaptations nécessaires.

Très en amont, environ un an à un an et demi avant la tenue des audiences, nous nous penchons sur les éventuelles adaptations en matière immobilière au regard du nombre des victimes mais aussi du nombre des accusés, lequel peut constituer un facteur déterminant dans la labellisation. Il nous faut déterminer si le tribunal a la capacité d’accueillir l’ensemble des parties dans de bonnes conditions. Cela peut nous conduire à louer des salles à l’extérieur, à effectuer des travaux, par exemple, en ajoutant des boxes pour les accusés ou en équipant des locaux à proximité de la salle d’audience pour la retransmission du procès. Le numérique ouvre à l’ensemble des victimes et parties civiles la possibilité d’assister au procès, quand toutes n’ont pu être réunies dans la salle d’audience. Nous prenons également en compte la sécurité et la sûreté, qu’il s’agisse de l’accueil des parties ou du public ou bien des transferts des accusés.

Mme Anne-Sophie Lépinard. Les procès hors norme impliquent pour la profession d’avocat des questions organisationnelles spécifiques. Il importe de fixer le calendrier des audiences avec la juridiction, d’autant que certains procès se tiennent dans un autre ressort. Les avocats des parties civiles se concertent ensuite. Pour les procès liés aux attentats, aux crimes contre l’humanité, compte tenu des contraintes de temps qu’implique le nombre des parties civiles, les avocats doivent mutualiser leur travail : affiner les questions pour éviter les répétitions, préciser les thématiques des plaidoiries pour rationaliser les interventions, sans laisser de côté bien sûr l’intérêt des personnes qu’ils défendent. C’est un délicat équilibre à trouver : il nous faut à la fois porter la voix de celles et ceux que nous assistons tout en nous inscrivant dans les réalités qu’impose l’ampleur de ces procès. Par ailleurs, les cabinets doivent aussi se redéployer en amont. Certains procès se déroulant sur plusieurs mois, cela nécessite d’engager des collaborateurs et de s’entourer d’une équipe spécifique, qu’elle soit constituée pour l’occasion ou qu’elle existe au préalable.

M. Jérôme Bertin. Pour bien accompagner les victimes, il s’agit pour nous d’adapter nos moyens en fonction notamment du fait que le procès est ou non labellisé. Nous pouvons dans certains cas anticiper très en amont en renflouant les finances d’une association locale pour qu’elle puisse recruter même si, par définition, le fait que les associations appartiennent à un réseau national permet de jouer sur la solidarité et de mutualiser les efforts. Il arrive très régulièrement que des associations d’un même secteur s’entraident pour renforcer leurs moyens, voire qu’une coordination intervienne avec la fédération qui, disposant d’un accès à tous les adhérents et d’une plateforme téléphonique, fait circuler les informations pour que personne ne soit oublié.

Je citerai une initiative prise par nos collègues de l’association Montjoye dans le cadre du procès de l’attentat de Nice. Ils ont non seulement adapté le vade-mecum comme pour chaque grand procès mais aussi élaboré un livret pédagogique sur les procès pour terrorisme à l’attention des mineurs afin de s’adapter à la présence à l’audience de ce public particulier.

Mme Magali Blasco, directrice de l’association de médiation et d’aide aux victimes (AMAV) – France Victime 84, trésorière de la fédération. Il existe des contre-exemples. Ainsi, le procès Pelicot a été organisé sur quatre mois sans qu’aucune préparation n’ait été faite en amont en association avec le service d’aide aux victimes. La fédération, par sa coordination, le réseau, par son apport de ressources extérieures et la synergie créée, ont joué un rôle essentiel. Cela est toutefois vrai au niveau local aussi, grâce à la mutualisation avec des personnes-ressources extérieures, s’agissant notamment des prises en charge psychologiques et psychiatriques : l’unité de victimologie et les psychiatres qui composent la Cump (cellule d’urgence médico-psychologique) ont à cet égard consenti d’importants efforts de travail en synergie.

Le procès de Millas en est une autre illustration. Deux associations ont été mobilisées, celle qui accueillait le procès à Marseille et celle qui a accompagné les victimes des Pyrénées-Orientales, chacune désirant rester dans son département. On a pu observer une synergie, une mutualisation au moment de la préparation du procès et lors de l’accompagnement, avec des modalités d’intervention et des temporalités différentes. Par ailleurs, les chiens d’assistance judiciaire – il y en a encore peu en France – peuvent aussi être mutualisés : leur venue est organisée depuis d’autres juridictions.

Mme Pascale Bordes, présidente. Nous en venons aux questions des députés.

M. Stéphane Mazars (EPR). Je vous remercie pour votre présence, ainsi que la présidence de la commission pour l’organisation d’une table ronde sur ce sujet important, déjà traité par la commission des affaires sociales eu égard au procès Le Scouarnec. Je porte une attention particulière aux affaires judiciaires « hors norme » en matière de crimes sexuels. Depuis le mouvement #MeToo et la libération de la parole, elles ont vocation à se multiplier. Ainsi, rien que ces derniers mois, nous avons connu les affaires Pelicot et Le Scouarnec, qui ont eu un écho retentissant, de portée mondiale.

Ces deux affaires ont été jugées par des cours criminelles départementales (CCD). Leur création en 2018, puis leur généralisation en 2021, a donné lieu à un débat sur leur pertinence. Certains en critiquaient le principe, considérant qu’elles remettaient en cause le jury populaire. D’autres au contraire les voyaient comme un moyen de faire face à l’engorgement des cours d’assises et d’éviter la correctionnalisation des viols – une pratique très répandue.

Dans le cadre d’une mission d’information demandée par la commission des lois, Mme Pascale Bordes et moi-même avons auditionné les acteurs du procès Pelicot. Nous avons effectué une journée d’immersion à Vannes dans le cadre du procès Le Scouarnec. Nos conclusions ont montré que, dans ces procès hors norme en matière de viol, les CCD pouvaient représenter un grand intérêt pour les victimes.

En effet, dans les procès hors norme, la mobilisation de jurés sur des audiences de plusieurs semaines est extrêmement délicate. Leur préparation, leur disponibilité professionnelle et leur capacité à supporter la charge émotionnelle et médiatique de ces affaires peuvent être des obstacles. De même, les jurés doivent appréhender l’enjeu de société que représentent ces procès, portés notamment par des collectifs associatifs et militants, tout en accordant une attention particulière à la situation de chaque victime, dont l’histoire est et doit rester singulière.

Il semble évident que des magistrats professionnels sont mieux à même d’appréhender les intérêts respectifs de ces deux enjeux. Notre rapport a donc conclu que la collégialité professionnelle des magistrats offrait une réponse adaptée – continuité, sérénité, capacité d’analyse – face à des dossiers massifs et une meilleure prise en compte des besoins des victimes.

Ma première question portera sur cette réflexion : pour ce type d’affaire, pensez-vous qu’il soit pertinent que ce soient les CCD qui opèrent ? Ma deuxième interrogation a trait à la politique immobilière : faut-il systématiquement concentrer ces procès hors norme dans des lieux adaptés, à l’échelle nationale ou dans quelques cours d’appel dédiées, avec le risque de décorréler le lieu de jugement de celui où l’ordre public a été troublé ?

M. Jérôme Bertin. Le réseau France Victimes vous rejoint concernant les cours criminelles départementales. Interrogés avant leur généralisation, nous avions pu constater, à travers les expérimentations menées, que dès lors que la place de la victime était respectée et qu’elle conservait la possibilité d’avoir accès aux faits et à la vérité, au sens de l’existence d’une procédure orale, avec des experts et des témoins, plutôt qu’un simple jugement sur dossier totalement dématérialisé, elle n’émettait pas de réserves quant à l’absence d’un jury populaire. Les victimes craignaient surtout que, par souci d’économie, le procès soit réduit dans le temps.

Concernant la politique immobilière, je ne peux pas parler au nom des victimes que nous recevons. La délocalisation pose des difficultés matérielles, par exemple lorsque les appels des grands procès ont lieu dans d’autres juridictions. Il faut alors permettre à la victime de participer au procès, soit en s’y rendant physiquement si elle le souhaite, soit par une retransmission. La question est celle de l’accessibilité à ce type de procès délocalisé.

Mme Anne-Sophie Lepinard. Le Conseil national des barreaux (CNB) s’est toujours opposé à la cour criminelle départementale, considérant que les garanties du procès habituellement attendues devant la cour d’assises n’étaient pas remplies. Un premier bilan a été réalisé en 2023. Le CNB s’est de nouveau positionné à l’occasion d’une mission d’urgence lancée par le ministre de la Justice sur l’audiencement criminel et correctionnel : il maintient sa position. Il considère en effet que les éléments incontournables d’un procès criminel ne sont toujours pas attendus ; surtout, les objectifs affichés initialement pour créer ces CCD ne sont pas atteints. Le dispositif n’est donc pas satisfaisant pour nous. Il ne l’est pas davantage pour la victime.

Si je ne peux donner la position de l’institution, je répondrai à titre individuel sur la seconde question : elle pose le problème du déplacement pour la victime, toujours susceptible de créer des difficultés selon le ressort du lieu où se déroule le procès. La symbolique de la justice dépend quant à elle non seulement de l’immobilier qui est choisi, mais surtout de la manière dont la victime se positionne matériellement dans la salle d’audience ou en dehors, en présentiel ou au travers d’un écran : notre intérêt est de nous adapter aux attentes de chaque victime, qui peuvent être très différentes.

Mme Pauline Jarroux. La question de la délocalisation s’est posée pour le procès des attentats de Nice, dont l’audience s’est tenue à Paris, en vertu de la centralisation des procès en matière de terrorisme. Un grand écran avait été installé à Nice, retransmettant l’audience en direct.

Les victimes ont exprimé une grande variété de points de vue sur ce dispositif. Certaines ont eu l’impression qu’on leur avait confisqué leur procès, notamment en raison de l’absence d’avance de frais pour celles qui souhaitaient monter à Paris pour suivre le procès ou pour témoigner : beaucoup ont été découragées, car Paris coûte cher. De plus, le déplacement peut poser des problèmes physiques.

En revanche, d’autres ont trouvé très confortable le fait de disposer d’une salle assez confidentielle à Nice, abritée des passions médiatiques. Peut-être n’auraient-elles pas suivi le procès à Paris, en raison de la présence des accusés et de l’attention médiatique. En outre, l’écran à Nice permettait une certaine forme de mise à distance. Je n’ai donc pas d’avis tranché sur cette question.

Mme Pascale Bordes, présidente. Vous avez raison de le souligner, les victimes sont plurielles, d’où la difficulté à organiser ces procès hors norme : il faut essayer de faire au mieux, sachant que nous ne répondrons jamais aux attentes de toutes.

Mme Christine Julard. Les victimes ont effectivement une perception très différente, certaines préférant assister au procès en présentiel, dans la juridiction proche. Il faut aussi prendre en compte la durée du procès, qui peut ne pas permettre à une victime de se déplacer tout au long de celui-ci.

Sur le plan strictement immobilier, l’hypothèse d’une délocalisation nécessiterait d’identifier les salles d’audience susceptibles d’accueillir ces procès, sans toutefois neutraliser les capacités de la juridiction elle-même, qui doit poursuivre son activité normale. Nous n’avons pas encore travaillé sur cette hypothèse – prématurée – et identifié les coûts qui en résulteraient, notamment ceux en matière d’indemnisation, de déplacement, de prise en charge, d’hébergement des victimes. Nous serions tout de même obligés de proposer d’assister au procès en présentiel ou dans une deuxième salle : sachant que les victimes viennent de toute la France, cela peut s’avérer compliqué.

M. Stéphane Mazars (EPR). Mon objet était de nous inviter à prendre un peu de recul compte tenu de la nécessité de toujours pouvoir corréler le lieu où est commise l’infraction – où le trouble public est ressenti – et celui où l’on juge et répare, par le jugement. La décorrélation présente un risque : l’intérêt peut être, dans certaines affaires, lorsque les auteurs des faits ou les victimes sont des personnalités locales, de rester sur place.

Mme Pascale Bordes, présidente. Ces propos m’invitent à poser une question à France Victimes. Certaines victimes vous ont-elles fait part de difficultés spécifiques pendant ces procès hors norme ? Je pense en particulier au procès Le Scouarnec, où plusieurs membres du collectif de victimes – notamment M. Gabriel Trouvé – ont évoqué des manquements dans l’accompagnement des victimes, sur plusieurs plans : judiciaire, psychologique et social.

Fait marquant, M. Trouvé a déploré les conditions dans lesquelles certaines victimes avaient été informées par les forces de l’ordre de leur statut de victime. En effet, ces personnes ne savaient pas – ou l’avaient enfoui dans leur mémoire profonde – qu’elles avaient été victimes des années auparavant. Elles ont reçu une convocation des forces de l’ordre pour une affaire les concernant et se sont déplacées au commissariat ou à la gendarmerie, où elles ont appris qu’elles avaient été victimes de viols par le passé, ce qui a déclenché un véritable tsunami émotionnel. À cet instant, un accompagnement – au moins psychologique – aurait été nécessaire.

Pensez-vous qu’il faille mettre en place un accompagnement, non seulement pendant la phase d’instruction et le procès, mais aussi en amont ? Dans ces dossiers hors norme, on sait par avance qu’il y aura un certain nombre de victimes, dont certaines n’auront pas été prévenues. J’adresse également ma question à la Chancellerie.

M. Jérôme Bertin. Ma collègue l’a évoqué à propos du procès Pelicot, pour remédier à un accompagnement qui pourrait être défaillant, il faut intervenir auprès des victimes et solliciter les associations très en amont. Les victimes qui assistent aujourd’hui à de grands procès et font part de leur satisfaction sont souvent accompagnées par des associations depuis des mois ou des années. Il a ainsi été possible de tenir compte de leur singularité et de leurs difficultés, en anticipant leurs besoins. Les procès en matière de terrorisme, pour lesquels les choses ont été discutées et travaillées très en amont, en sont une bonne illustration.

J’en viens au choc occasionné lorsque l’on apprend sa qualité de victime alors que l’on n’avait pas forcément conscience de l’être. Il faut en effet engager une réflexion avec les forces de sécurité intérieure pour penser le choc de l’annonce et l’anticiper. Des protocoles existent : je pense à celui qui a été mis en place pour l’annonce d’un décès. La délégation interministérielle à l’aide aux victimes (Diav), le service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (Sadjav) et les associations d’aide aux victimes ont élaboré ces protocoles: les maires, les policiers et les gendarmes sont accompagnés d’un professionnel lors du choc de l’annonce.

Nous travaillons actuellement avec la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) et notamment avec l’Office mineurs (Ofmin). L’objectif est d’être très rapidement saisis et mobilisés lorsque l’Ofmin intervient chez des pédocriminels. Il faut en effet anticiper le choc que la famille va subir lorsqu’elle va découvrir que le père est détenteur d’images pédopornographiques et peut-être aussi agresseur de ses propres enfants ou de proches.

Mais il faut avoir les moyens de le faire. Il est compliqué, pour les associations d’aide aux victimes, d’accompagner chaque policier à chaque annonce. Il en est de même pour les psychologues référents au ministère de l’intérieur. Il n’y a pas suffisamment de moyens pour anticiper et travailler ce choc psychologique.

M. Jiovanny William (SOC).  Avez-vous des données objectives sur les victimes qui ne se portent pas partie civile, par méconnaissance de leurs droits ? Par ailleurs, selon vous, les droits des parties civiles sont-ils aussi bien garantis ou appliqués en cas de visioconférence, s’agissant des victimes ou de leurs avocats ? Ma troisième question porte sur les victimes de terrorisme : est-il exact qu’il manque des experts en la matière, notamment concernant le prix des préjudices psychologiques ? L’Association française des victimes du terrorisme (AFVT) m’a à cet égard fait part de l’absence ou du manque d’experts compétents pour réaliser toutes les expertises sur l’indemnisation du préjudice relatif au terrorisme.

M. Jérôme Bertin. Je n’ai pas de données sur les parties civiles. Si une recherche est menée sur ce point, il faudra veiller à distinguer celles qui ne peuvent pas l’être de celles qui font le choix de ne pas l’être.

Je suppose que ce que vous appelez visioconférence correspond à la retransmission de l’audience. Très souvent, les avocats sont dans la salle d’audience avec les magistrats et les victimes assistent à distance, si elles ne peuvent être dans la salle. Par conséquent, les prises de parole des victimes sont rares. Je laisserai maître Lepinard s’exprimer sur ce sujet.

Concernant les experts, je rejoins le point de vue de l’association que vous avez mentionnée. En matière de terrorisme, il y a une pluralité de victimes et sans doute de nouveaux préjudices à évaluer. Les experts font face à cette masse de victimes à expertiser, ce qui recule et allonge d’autant la procédure d’instruction, voire ne permet pas de réaliser les expertises sur toutes les victimes ou pas aussi bien qu’il le faudrait.

Mme Anne-Sophie Lepinard. Sur la question des données objectives des parties civiles, le CNB n’a, par définition, pas de données sur les victimes qui ne se constituent pas partie civile. En revanche, les avocats peuvent constater les mouvements d’aller-retour d’une personne qui hésite à se constituer partie civile, ne serait-ce que par rapport à la lourdeur d’un procès. De manière générale, lorsqu’elle franchit la porte d’un cabinet d’avocats, on finit par réussir à la convaincre de se porter partie civile si elle en remplit les critères.

On constate aussi que le taux de classement sans suite est encore bien trop important, notamment dans certaines matières criminelles. C’est une des raisons pour lesquelles le CNB porte l’idée que le barème de l’aide juridictionnelle puisse être étendu au moment de l’assistance de la partie civile, lors du dépôt de plainte.

Sur votre deuxième question, de manière générale, le CNB est hostile à la visioconférence. En effet, nous savons que, pour des raisons techniques ou parce que les personnes ne sont pas dans la même salle, le procès peut être altéré. Dans les procès hors norme – nous n’avons pas de position sur ce point –, le nombre de parties civiles est important et tout le monde ne peut physiquement être dans la même salle. Je le redis, certaines victimes auront envie d’être dans la même salle, quand d’autres pas du tout ; chaque partie civile est différente.

Mme Sandrine Rousseau (EcoS). La première chose dont se sont plaintes les victimes de Le Scouarnec, c’est de l’absence d’information sur l’organisation du procès : en raison du nombre de victimes, elles n’ont su que tardivement les modalités d’organisation, ce qui a été la source d’un très grand stress. Elles ne savaient pas quand poser leurs congés ni comment organiser les modalités de déplacement.

Je ne reviens pas sur vos propos concernant l’annonce, si ce n’est que la même chose s’est produite lors du procès Pelicot. Mme Pelicot a, elle aussi, appris dans le commissariat qu’elle avait été victime de viols sous soumission chimique, en face-à-face avec un policier, sans aucune assistance.

Par ailleurs, je rejoins mon collègue Mazars, serait-il possible d’avoir des salles dédiées ? Dans le procès Le Scouarnec, les victimes n’étaient pas dans la salle d’audience, qui était réservée aux journalistes et aux avocats. Elles étaient dans une salle à part, ce qui est quelque peu troublant au regard de l’organisation et du déroulé de la justice. Alors qu’elles sont les premières concernées, elles ont été isolées de leur propre procès.

J’en viens à la question des avocats. Vous n’êtes pas sans savoir que l’un des avocats de M. Le Scouarnec s’est suicidé après le procès. Les auditions des victimes de Le Scouarnec que nous avons menées ont fait apparaître une victimisation secondaire – des traumatismes vicariants – très importante. En effet, l’avocat de Le Scouarnec était seul pour défendre son client face à 300 dossiers de victimes – 299 pour être très précise –, ce qui a manifestement affecté sa santé mentale. L’ordre des avocats prévoit-il l’accompagnement des avocats dans ce cadre ? Existe-t-il un accompagnement psychologique des avocats, pour les aider dans l’accompagnement psychologique de ces affaires ?

Le procès Pelicot a aussi mis en évidence une autre difficulté sur les temps hors procès – les repas, les trajets, les pauses. Mme Pelicot s’est retrouvée avec les personnes accusées de viol sur elle, dans les mêmes restaurants, dans les mêmes toilettes et dans les couloirs du tribunal. Cela est-il pris en considération ?

Ma dernière question s’adresse plutôt à France Victimes. Les victimes du procès Le Scouarnec nous ont fait part d’une très grande difficulté concernant la reconnaissance en victimisation et l’indemnisation liée au traumatisme. Après un procès massif, elles sont en effet redevenues des cas individuels face à France Victimes : toutes ont dû repasser par des épreuves à nouveau traumatisantes pour elles.

Mme Pascale Bordes, présidente. Madame Rousseau, je m’inscris en faux contre ce que vous venez de dire concernant le procès Le Scouarnec – je parle sous le contrôle de mon collègue Mazars. Nous nous sommes rendus à Vannes où nous avons auditionné des associations de victimes – notamment France Victimes – et des victimes. Nous avons constaté de visu que celles-ci pouvaient parfaitement se rendre dans la salle d’audience. Simplement, il n’était pas possible pour l’ensemble des 299 victimes d’être dans la salle d’audience au même moment. Elles avaient la possibilité – et c’est ce qu’elles ont fait – de venir dans la salle d’audience pour leur témoignage ; elle n’était pas réservée aux journalistes.

C’est la solution la moins mauvaise de toutes, si je puis dire, qui a été retenue à Vannes. Puisque vous avez assisté au procès, vous savez parfaitement que la salle d’audience ne pouvait pas accueillir toutes les victimes. La Chancellerie et le comité de pilotage ont donc décidé de louer un bâtiment pour les accueillir.

Mme Anne-Sophie Lepinard. Le fait que l’avocat soit dans la salle d’audience et la partie civile dans une salle à part pose-t-il des difficultés ? Nous nous interrogeons toujours pour savoir où notre présence est la plus souhaitable. En général, nous faisons le choix de la salle d’audience, pour pouvoir être au plus près des magistrats et des débats, et être plus actifs dans le procès et dans la défense des intérêts de notre client. Nous préférerions évidemment qu’il soit à proximité, pour communiquer plus facilement. Si cela n’est pas le plus confortable, nous pouvons tout de même maintenir le contact par téléphone, malgré cet éloignement géographique partiel.

Vous vous interrogez également sur l’accompagnement psychologique des avocats. Il est vrai que l’avocat, en ce qu’il est toujours au contact de personnes très fragilisées, est particulièrement exposé d’un point de vue psychologique. En l’état, il n’y a pas de structure ou d’organisation permettant un accompagnement des avocats en matière psychologique.

Pour autant, le Conseil national des barreaux lance des travaux relatifs au bien-être dans la profession d’avocat. Nous avons conscience d’être une profession à risque et l’instance nationale représentative de la profession doit se mobiliser sur cette question, de façon générale. En effet, le risque psychologique n’intervient pas uniquement dans les grands procès, même s’il y est plus aigu.

Enfin, vous avez évoqué la question des temps de pause et des éventuels contacts entre les parties civiles et les auteurs Cette préoccupation nous anime de longue date. Un seul exemple : des travaux collectifs entre le ministère de la justice, la profession d’avocat, France Victimes et d’autres acteurs ont abouti, en 2022, à l’élaboration d’un référentiel d’accueil et d’accompagnement des victimes en juridiction. Nous y dessinons des pistes pour éviter les contacts et prévoyons des salles d’attente. C’est souvent l’avocat qui permet d’éviter ce genre de contact : lorsque nous sommes aux côtés d’une partie civile, nous faisons en sorte que ces contacts n’existent pas.

Mme Magali Blasco. Au nom de France Victimes, j’apporterai quelques éclaircissements sur l’accompagnement des victimes souhaitant une pause, lors du procès Pelicot. Je rappelle que, dans ce procès, nous avons été requis par le procureur le 21 août, pour une ouverture du procès le 2 septembre, laissant peu de possibilités de préparation. Cependant, dès les premières réunions, une salle a été mise à disposition pour les temps de suspension d’audience, pour les parties civiles qui se retrouvaient dans des couloirs sécurisés auxquels le grand public n’avait pas accès. Effectivement, pour se rendre à la salle d’audience, les parties civiles devaient traverser une grande salle des pas perdus, dans laquelle se trouvaient du public, les accusés libres et les familles des accusés, également en protection. Enfin vous avez raison, lors du premier jour d’audience, la famille Pelicot s’est retrouvée dans le même restaurant que des accusés libres et leurs familles. Une correction a toutefois rapidement été apportée.

Préparer l’accompagnement d’un procès en amont est donc essentiel pour traiter ces questions, ou encore l’accès au tribunal ou le stationnement. Pour le procès Pelicot, des rues ont été fermées en raison du nombre important de médias. Or il n’avait pas été envisagé que les parties civiles puissent accéder au parking aérien sécurisé. Nous avons parfois organisé la sortie et l’entrée des parties civiles par des issues secondaires, même si Mme Pelicot voulait aussi passer par l’entrée principale. Nous avons parfois pris d’autres itinéraires pour les sorties.

Nous traitons toutes ces questions matérielles : la mise à disposition de la salle de pause, les rafraîchissements, la restauration dans cette salle – elle n’est pas toujours prévue par la juridiction –, la sécurisation au moment des sorties des temps d’audience. Nous travaillons sur les plannings, pour anticiper les temps forts de l’audience, au cours desquels les parties civiles souhaitent être présentes, et mobiliser le filet psychologique ou psychiatrique.

Ces illustrations le montrent, pour une prise en charge adaptée, il est nécessaire d’associer les services d’aide aux victimes au plus tôt dans la préparation des procès, en adressant un questionnaire tout simple aux parties civiles à travers leurs avocats, pour les questionner sur les attentes des victimes, leur fragilité et les risques auxquels elles sont exposées à l’occasion du procès.

M. Jérôme Bertin. J’insiste également sur la nécessité d’une mobilisation très en amont. De plus, les juridictions et les magistrats concernés par ces grands procès ne doivent pas oublier, lorsqu’ils mobilisent une association d’aide aux victimes, que celle-ci dispose d’un réseau. Il existe donc une possibilité de maillage territorial, pour aller au plus près de telle ou telle victime qui n’est peut-être pas dans la zone d’organisation du procès. Notre objectif est de n’oublier personne.

Les victimes pourront d’autant mieux s’organiser que les questionnaires préalables et les vade-mecum seront élaborés et envoyés à l’avance. En effet, on ne peut se contenter de leur adresser un avis à victime pour les prévenir qu’un procès aura lieu tel jour en tel lieu, sans anticiper toutes les difficultés auxquelles elles seront confrontées – routes fermées, accès, badge, etc.

On se focalise sur les grands procès récents, qui ont concerné des affaires de terrorisme ou d’atteintes sexuelles, mais ce ne sont pas les premiers. Le procès AZF a ainsi réuni plus de 4 000 parties civiles. Aujourd’hui, ces victimes reconnaissent qu’elles ont été plutôt bien accueillies et que le procès s’est plutôt bien déroulé : notre association, notamment toulousaine, les suivait depuis des années ; elle a pu organiser avec elles tous ces moments particuliers que vous avez évoqués.

Sur le procès Le Scouarnec, j’ai lu les propos du collectif. Il est regrettable que certains aspects aient été mal anticipés et mal vécus. Toutefois, si je regarde la situation par le prisme de France victimes 56, je constate que cela découle d’une mobilisation très tardive de l’association. Par ailleurs, celle-ci n’a pas bénéficié de moyens supplémentaires : durant le procès, elle a pu mobiliser au maximum trois professionnels, pour 300 victimes – soit un professionnel pour 100 victimes. Ce n’est évidemment pas satisfaisant du tout. Et je ne parle pas des victimes qui l’ont contactée sans être parties civiles : elles auraient peut-être souhaité disposer des mêmes informations.

J’insiste sur ce point : nous considérons, dans une acception large, que sont victimes toutes les personnes concernées par les faits, et non seulement celles qui recourent à la justice – même si, bien sûr, cette dernière a besoin d’identifier les parties civiles, lesquelles participeront au procès et auront des droits spécifiques.

Encore une fois, c’est une question d’anticipation et de moyens. Or des moyens existent. Le collectif a évoqué la possibilité de disposer d’un numéro cristal où obtenir des informations : l’association locale peut le créer. Prenons l’exemple de Bétharram. Le procureur de la République l’a mobilisée. Elle a toutes les informations ; toutes les victimes, même celles qui ne résident pas dans le secteur, sont orientées vers le numéro qu’elle a créé pour obtenir les bonnes informations au bon moment. Tout cela est possible. Au niveau national, on peut mobiliser le 116 006 pour des affaires exceptionnelles.

Des outils existent donc, il faut les saisir, au bon moment. C’est toujours possible, même au-delà de la juridiction. Les différents grands procès qui se sont tenus récemment montrent que les victimes sont rarement toutes réunies au même endroit au même moment, surtout quand ils ont lieu des années après les faits.

Mme Claire Liaud. À droit constant, plusieurs options s’offrent pour accompagner les victimes le plus en amont possible.

Les comités de pilotage n’ont d’utilité que si l’on fait des retours d’expérience. Ce sont ces derniers qui permettent d’avancer en adaptant les modalités pour les rendre plus satisfaisantes.

Lors du premier procès de Le Scouarnec, qui s’est ouvert en mars 2020, je présidais le tribunal de grande instance de Saintes. Il y avait alors trois victimes mais le procès était déjà considéré comme sensible ; la direction des services judiciaires avait apporté son concours à l’organisation. À la suite de ce procès eut lieu l’annonce aux autres victimes, très singulière. Les procureurs de la République et les juges d’instruction, qui dirigent les enquêtes judiciaires, peuvent faire appel à une association d’aide aux victimes ; ils informent les forces de sécurité intérieure qu’une telle association peut accompagner le déroulement de certains actes d’enquête, en occurrence les auditions des victimes.

Beaucoup a été fait mais beaucoup reste à faire. Les retours d’expérience permettent aux services du ministère de continuer d’aider les professionnels sur le terrain à accompagner, dès le départ, les victimes. Juridiquement, c’est donc possible. Du point de vue budgétaire, le Sadjav sert de caisse de résonnance aux demandes que formulent les cours d’appel pour organiser des procès hors norme – qui ne sont que l’aboutissement d’affaires hors norme.

Pour faire écho aux propos de Mme Rousseau, j’insiste, comme vous l’avez fait, madame la présidente, sur la singularité des victimes : chacune vivra différemment la symbolique du lieu de justice où se déroule le procès et voudra ou non être dans une salle à part, ou emprunter un parcours isolé. Il est parfois difficile de prendre toutes ces contingences en considération.

M. Erwan Balanant (Dem). J’arrive de Quimperlé. Comme la plupart des habitants de ma circonscription, j’ai pris l’affaire Le Scouarnec en pleine face. Vous venez de le dire, il s’agit d’une affaire et d’un procès hors norme ; comme toujours dans ces cas-là, la justice a mis du temps. Ce délai lui est nécessaire pour bien travailler, mais beaucoup de victimes ont du mal à comprendre que l’avance dont on disposait n’ait pas toujours été bien exploitée – nous avons failli collectivement, peut-être parce que nous apprenons encore. On savait qu’il y aurait des victimes, pourtant certaines ont appris sur leur lieu de travail qu’elles avaient été violées par un médecin à l’âge de dix ans. J’ai passé beaucoup de temps avec le collectif : il y a là un problème.

De manière générale, nous devons améliorer l’accompagnement des victimes dans notre pays. Sandrine Rousseau et moi l’avons constaté à l’occasion de la commission d’enquête relative aux violences commises dans le monde de la culture : beaucoup de gens abandonnent avant le procès, parce que c’est trop difficile, financièrement notamment. Nous avons parlé de délocalisation. Se déplacer a un coût, mais arrêter sa vie pendant trois mois aussi. Certaines victimes de Le Scouarnec qui s’occupent du collectif ont arrêté leur vie depuis qu’elles ont appris qu’elles étaient victimes. De telles décisions doivent être accompagnées. Nous devons y travailler. Les procès ne peuvent pas bien se dérouler si les victimes ne sont pas dans de bonnes conditions, psychologiques comme matérielles. Cela implique qu’elles connaissent leurs droits. Je n’accuse personne ; on apprend avec l’expérience. Mais désormais, nous devons placer la question de l’accompagnement des victimes au cœur de nos réflexions.

M. Jérôme Bertin. Je ne peux que souscrire à vos propos. Cette préoccupation doit être collective. J’ai parlé d’outils. Les associations d’aide aux victimes existent depuis plus de quarante ans, sur l’initiative de Robert Badinter, avec l’idée que, quelle que soit la cause de votre malheur, vous avez droit à la considération, à la solidarité et à un accompagnement.

Le réseau France victimes suit environ 400 000 personnes par an ; ce chiffre peut paraître impressionnant mais à peine une victime sur dix accède aux associations d’aide. Autrement dit, neuf sur dix ne sont pas accompagnées, ne savent peut-être même pas qu’un réseau existe, qu’elles peuvent trouver de l’aide, ni que tout cela est gratuit.

Très en avance dans ce domaine, notre pays est observé, notamment en Europe. Toutefois, notre dispositif est perfectible. De telles affaires le montrent : on se tromperait en n’envisageant ces situations dites collectives, qui réunissent une masse de victimes, qu’à travers la question de l’audience. Depuis la loi Guigou de 2000, les forces de l’ordre ont l’obligation d’informer les victimes de leur droit d’être aidées par une association ; peut-être l’ont-elles fait lors du dépôt de plainte mais ont-elles insisté ? Ont-elles mobilisé l’association ? Le parquet a-t-il, en application de l’article 41 du code de procédure pénale, réquisitionné le réseau d’associations agréées afin qu’on s’organise collectivement, peut-être deux ou trois ans avant l’audience, pour bien prendre tous ces aspects en considération ?

Encore une fois, les textes existent, les outils sont à disposition, les professionnels sont formés – il manque sans doute des moyens, mais là n’est pas mon propos. Il faut que chacun puisse y recourir au bon moment.

Mme Anne-Sophie Lepinard. La mobilisation collective est fondamentale. J’ajoute que les victimes accompagnées le plus tôt possible par un avocat sont les moins susceptibles de laisser tomber la procédure. Dans des procès très lourds psychologiquement, qui durent très longtemps, dont les acteurs judiciaires et associatifs peuvent changer, l’avocat reste la figure stable. Il offre une aide constante, l’association une aide pluridisciplinaire ; quand une victime bénéficie des deux, elle peut aller au bout du procès.

Mme Pascale Bordes, présidente. La longueur des procès hors norme affecte également les avocats. L’aide juridictionnelle est-elle adaptée ? Je pense non aux avocats qui assurent la défense de cinquante ou de cent victimes, mais à ceux qui, pendant trois mois, défendent une ou deux victimes. Certes, ils ne sont pas obligés d’assister à toutes les audiences mais un procès criminel est vivant, les choses peuvent aller très vite : cela requiert une mobilisation de tous les instants. Étant donné la rétribution en matière d’aide juridictionnelle, je ne suis pas sûre que des avocats acceptent d’intervenir pour une ou deux victimes seulement dans de tels procès. Mais je me trompe peut-être.

Mme Anne-Sophie Lepinard. Le CNB a souligné à plusieurs reprises que le montant de l’aide juridictionnelle était insuffisant de manière générale. En revanche, nous n’avons pas pris position sur son montant dans le cadre des grands procès en particulier.

Il est toujours difficile d’affirmer qu’aucun avocat n’interviendra pour une ou deux victimes en raison de la modicité de la somme : notre rôle reste d’assurer la défense. De plus, dans la carrière d’un avocat, la place des grands procès est minime. On ne peut donc raisonner de cette manière. Toutefois, un tel procès a un coût pour les cabinets. Ceux-ci sont mobilisés pendant de longues durées et l’avocat concerné est monopolisé à temps plein. Il est évident que de telles données devraient être prises en compte, or elles ne le sont pas forcément, car le mécanisme est forfaitaire. Néanmoins, le barème prévoit une rémunération pour les demi-journées d’audience supplémentaires.

Par ailleurs, il faut s’interroger sur la place accordée aux avocats qui assurent la défense de l’auteur. Dans de tels dossiers, ils doivent être plusieurs, or l’aide juridictionnelle ne peut indemniser qu’un seul avocat. Le barreau de Paris a créé un mécanisme de mutualisation pour pallier cette difficulté mais les autres barreaux n’ont pas adopté de dispositif en ce sens, probablement parce qu’ils ne sont pas confrontés de la même manière aux procès hors norme.

Mme Claire Liaud. J’ai expliqué que le budget des procès hors norme n’était pas négligeable ; une partie des crédits est consacrée à l’aide juridictionnelle, afin d’assurer la défense des intérêts des parties civiles et des accusés. Ces dernières années, le ministère de la justice a procédé à des réévaluations régulières de l’unité de valeur, même si celles-ci ne sont pas à la hauteur des attentes des avocats. Enfin, que ce soit pour la partie civile ou pour l’accusé, il existe en effet un mécanisme de majoration par demi-journée supplémentaire.

Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Les victimes de Le Scouarnec l’ont dit : les avocats ont joué un rôle essentiel de médiation avec l’institution judiciaire, dont ils ne comprenaient pas toujours le fonctionnement. Néanmoins, tous ont aussi souligné à quel point ils avaient ressenti un délaissement après le procès, lorsque le rôle de l’avocat s’amenuise : certes la justice est passée et la sentence a été prononcée, mais les traumatismes restent. Quelle place pourrait occuper l’avocat après le procès ?

Les victimes peuvent légitimement se sentir concernées par l’ensemble du procès et vouloir y assister. Cependant, elles ne peuvent s’absenter de leur travail que les jours où elles témoignent. Le reste du temps, elles ne sont pas indemnisées pour les frais de trajet, elles n’ont pas de place dans la salle : elles se sentent mises de côté.

Mme Anne-Sophie Lepinard. L’avocat joue un rôle de médiation avec l’institution judiciaire ; ce n’est pas propre aux procès hors norme. En effet, le langage de la justice et les temps judiciaires sont souvent compliqués à comprendre. Nous sommes là pour les décortiquer et essayer de dédramatiser les choses.

Je veux nuancer l’idée que l’accompagnement cesserait avec le procès. Nous restons présents au cours des semaines ou des mois qui suivent, au moins pour examiner l’opportunité d’interjeter appel. Selon le type de procès, l’indemnisation peut aussi soulever des questions, dans la mesure où les décisions ne s’appliquent pas toujours tout de suite. Parfois, en fonction de la relation que nous entretenons avec le client, nous pouvons rester présents pour répondre à des questions qui surviennent après coup – mais rien n’est systématique. Peut-être faut-il s’interroger à ce sujet.

On pourrait certainement parfaire le système d’indemnisation. Tous les grands procès soulèvent la question. Dans un système idéal, il serait préférable d’indemniser les parties civiles de la totalité des frais mais cela représente un coût collectif : il faut se demander si l’État peut l’assumer. Malheureusement, on revient toujours à la question des moyens.

M. Erwan Balanant (Dem). Parce qu’ils nous apprennent beaucoup sur la justice, les grands procès nous inspirent des pistes pour améliorer celle du quotidien.

Seuls les auteurs ont un avocat commis d’office. Faut-il systématiser la présence d’un avocat au moment du dépôt de plainte ? Ce dernier n’est pas toujours mûrement réfléchi, par exemple lorsque vous vous rendez au commissariat au milieu de la nuit pour signaler une agression, sans avoir eu le temps de prendre contact avec un avocat. Le bon sens voudrait que les victimes puissent bénéficier d’un avocat commis d’office car cela favoriserait les dépôts de plainte. En matière d’atteinte sexuelle, la plainte conditionne en grande partie l’instruction et le procès, s’il a lieu.

Mme Claire Liaud. Nous réfléchissons. Vous n’ignorez pas que le contexte budgétaire est très contraignant. Or prévoir une assistance systématique auprès des victimes représenterait un coût considérable pour la solidarité nationale.

M. Raphaël Le Gall, chef du bureau de l’aide juridictionnelle. Le CNB, avec lequel nous entretenons un dialogue constructif permanent, revendique la prise en charge de l’assistance à dépôt de plainte par l’aide juridictionnelle. Il demande que ce travail soit rétribué 200 euros hors taxes.

En l’état, le budget de l’aide juridictionnelle se monte à 661 millions d’euros. Nous estimons que cette mesure, si la représentation nationale l’adoptait, coûterait environ 616 millions. Il s’agit d’un ordre de grandeur : on ignore combien de personnes se feraient réellement assister par un avocat. On pourrait choisir de réserver le dispositif à certaines procédures mais cela pose une autre difficulté : la hiérarchisation des victimes.

M. Stéphane Mazars (EPR). Pour limiter le coût, on pourrait, dans certains cas, mobiliser la protection juridique. Cela étant, certains barreaux, modestes, éprouvent déjà des difficultés à assurer la permanence pénale pour les prévenus ; il serait compliqué d’ajouter une permanence pour les victimes.

La question de l’indemnisation est centrale : les victimes veulent être reconnues comme telles, mais elles veulent aussi une réparation. Cela implique des dommages et intérêts. En France, ils posent un problème d’appréciation. Souvent, la somme est forfaitaire ; en matière de crime sexuel en particulier, on procède trop rarement à des expertises pour évaluer le retentissement de l’infraction.

Existe-t-il, dans le cadre des procès hors norme, une doctrine de renvoi systématique de la décision sur les intérêts civils ? En effet, ils imposent d’apprécier chaque cas de manière singulière, en dehors du fait de société. Il faut par ailleurs prendre en compte le phénomène de victimisation secondaire qui existe pour tout procès, et plus particulièrement pour ceux qui nous occupent, très longs, médiatisés et éprouvants.

Mme Anne-Sophie Lepinard. Il faut distinguer la commission d’office, qui est un mode de désignation, de l’aide juridictionnelle, qui est un mode d’indemnisation. La commission d’office est possible sur tous les aspects juridictionnels, de l’information judiciaire à l’audience, ainsi qu’au stade de la confrontation – où elle est prévue. Ce qui manque, et que la profession revendique, c’est un accompagnement pour le dépôt de plainte. Comme l’ont expliqué les membres du Sadjav, nous achoppons sur les questions budgétaires.

M. Jérôme Bertin. L’accompagnement ne doit pas s’arrêter avec l’audience ; dans nos formations comme dans les dispositifs que nous déployons, nous prenons l’après-procès en considération. Il peut être nécessaire de donner des informations sur le délibéré, ou sur les droits – les avocats peuvent y pourvoir. Mais surtout, les personnes ont souvent besoin d’ateliers ou de groupes de parole. Il faut que les victimes d’événements collectifs, qui parfois se rencontrent pour la première fois, puissent en discuter et revenir sur ce qui s’est passé. Nous évoquons cette possibilité et nous essayons de les organiser.

Quant aux frais de justice et à l’indemnité de comparution, la question de l’avance est primordiale. On pourrait imaginer qu’elle soit automatique dans certains cas, avec des critères ; à défaut, un traitement en urgence doit être possible. On ne peut se contenter de dire aux victimes qu’il n’y a pas de problème, qu’elles percevront des indemnités de comparution et des remboursements de frais. Cela a été souligné : certaines victimes refusent ou s’interdisent de venir, faute de pouvoir avancer les frais.

S’agissant du renvoi sur les intérêts civils, je ne peux pas dire au nom des victimes s’il faut le systématiser. La comparaison n’est peut-être pas satisfaisante mais, dans les grands procès pour terrorisme, la question de l’indemnisation, qui relève du fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI), a été abordée avant le procès. Sauf si les parties civiles souhaitent contester en justice la décision, le procès est donc consacré à l’aspect pénal et à la condamnation. Cela apaise les débats : on se concentre sur les faits, l’établissement de la vérité, la sanction ; l’aspect indemnitaire et pécuniaire est décorrélé. Si on met de côté la question du quantum, ce principe est plutôt bien vécu par les victimes.

M. Erwan Balanant (Dem). Le dépôt de plainte est gratuit, quel que soit le motif. On pourrait rétablir le droit de timbre, disparu depuis 2014, pour nourrir l’aide juridictionnelle ou un fonds de soutien aux victimes.

M. Jiovanny William (SOC). Un texte autorisant la commission d’office au moment du dépôt de plainte, dont je suis à l’origine, a été voté par l’Assemblée nationale – le Sénat ne l’a pas encore examiné. Lors des auditions et de l’examen du texte en commission, nous avons envisagé de restreindre cette possibilité à la matière criminelle ainsi que de restaurer le droit de timbre. La Chancellerie n’a pas opposé d’autre argument que le coût. À mon sens, il est beaucoup plus onéreux de ne rien faire que d’autoriser la commission d’office pour les victimes, au moins en matière criminelle.

Pendant un procès criminel, les victimes ont besoin d’un soutien psychologique et moral. Souvent, elles n’ont que l’avocat pour le leur apporter. Or celui-ci fait son travail de conseil et de défense ; il ne peut pas toujours assurer d’autres tâches. Dans quelle mesure la Chancellerie et les associations pourraient-elles aider les victimes à ce moment précis ?

Mme Pauline Jarroux. Dans les affaires de terrorisme, les associations de victimes restent actives après le procès. Life for Paris, par exemple, a prévu de se dissoudre le mois prochain, à la date anniversaire des attentats du 13 novembre 2015. Elle a suivi les victimes avant le procès, durant les audiences et après le verdict. Au cours de cette dernière phase, l’association était là pour expliquer les enjeux juridiques de la décision et pour continuer à jouer un rôle de socialisation entre les victimes. Après dix mois de procès, période au cours de laquelle elles s’étaient parfois vues tous les jours, certaines victimes s’inquiétaient beaucoup de la manière dont elles allaient vivre la suite.

Dans le vade-mecum réalisé pour l’ENM, il était proposé de constituer un groupe de travail dédié à l’accompagnement des victimes quand un procès se profile à l’horizon. Ce groupe de travail comprendrait un représentant des chefs de juridiction, un magistrat délégué à la question des victimes, un représentant des avocats de parties civiles et un représentant d’associations d’aide aux victimes, agréées ou saisies par le parquet. L’idée est d’assurer un suivi continu. En amont du procès, il s’agit d’informer les victimes, même celles qui ne se sont pas constituées parties civiles parce qu’elles ne le voulaient pas ou ne le pouvaient pas. En matière de terrorisme, cette question est très saillante : quelles sont les victimes qui peuvent être reconnues parties civiles au sens du parquet ? Nous avions envisagé que le groupe de travail poursuivrait son suivi tout au long du procès, mais nous n’avions pas parlé du post-procès.

L’indemnisation est en effet dissociée du procès pénal en matière de terrorisme, mais je serais nuancée sur la manière dont cette dissociation apaise les débats. En début de procès, de nombreuses parties civiles n’ont pas clôturé leur dossier d’indemnisation. Certaines ont décidé tardivement de demander une indemnisation, d’autres ont fait l’objet d’une reconnaissance tardive. Or la reconnaissance de la qualité de partie civile au procès pénal joue sur la décision du FGTI (fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions) d’indemniser ou pas. En outre, du fait de cette dissociation, les victimes n’ont plus de lieu où exposer leurs éventuelles récriminations concernant les indemnisations. Elles utilisent parfois le procès pénal pour parler des difficultés rencontrées avec le FGTI ou de la souffrance provoquée par de nouvelles expertises. Il arrive que les présidents de cour rappellent alors que le procès n’est pas le lieu pour parler de ces sujets. Quel est le lieu pour en parler si ce n’est plus la salle du procès pénal ? Les audiences du juge de l’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme (Jivat) ne sont pas forcément mieux adaptées dans la mesure où elles sont plus conflictuelles : la partie civile n’y a pas du tout le même rôle que dans un procès pénal. Quoi qu’il en soit, l’indemnisation et l’absence de lieu pour en parler sont un immense sujet en matière de terrorisme.

Mme Claire Liaud. Nous avons oublié de parler de l’essentiel : la définition de l’aide aux victimes au sens du ministère et du service que je dirige. L’aide aux victimes est un accompagnement pluridisciplinaire proposé par les associations spécialisées, y compris pendant le procès – il n’est pas incompatible avec l’assistance de l’avocat. Dans le cadre des copilotages effectués lors de l’organisation des grands procès, nous évaluons les moyens budgétaires dont les cours d’appel ont besoin pour financer les associations qui vont intervenir pour rendre cet accompagnement effectif. Nous intervenons aussi auprès du bureau d’aide juridictionnelle en ce qui concerne la rétribution des avocats lors de ces procès hors norme. Entre 2007 et 2014, le budget de l’aide aux victimes a augmenté de 50 %. Quant aux délégations de crédits aux cours d’appel, elles ont augmenté de 16 % de 2024 à aujourd’hui.

Mme Pascale Bordes, présidente. Vous qui avez une grande expérience, madame Jarroux, savez-vous si d’autres pays ont de bonnes pratiques dont nous pourrions nous inspirer pour ces procès hors norme ?

Mme Pauline Jarroux. Sur quel aspect ? Il me semble qu’une bonne pratique ne peut couvrir tous les aspects de l’accompagnement des victimes. Lors du séminaire de l’ENM auquel étaient conviés divers magistrats européens, plusieurs bonnes pratiques – impulsées par tel État ou tel magistrat – avaient émergé.

Dans l’accompagnement en amont, certains pays se distinguent, au moins dans le cas de dossiers particuliers. Je pense au procès concernant le crash du vol MH17 de Malaysia Airlines, qui s’est tenu aux Pays-Bas. Les magistrats avaient créé un site internet sécurisé pour informer les victimes tout en veillant au secret de l’instruction. Ce site comportait des informations très techniques sur le crash lui-même, afin que les proches des victimes sachent, par exemple, si les passagers avaient eu le temps de se rendre compte de ce qui se passait. Il comprenait aussi des informations sur le travail d’enquête, le calendrier des investigations, le déroulement du procès, les étapes à franchir, l’opportunité de prendre un avocat. Ce site était particulièrement bien fait, mais j’imagine que l’on ne peut pas le copier à chaque grand procès. En l’occurrence, il offrait de nombreuses réponses, ce qui n’empêchait pas les rencontres en chair et en os entre magistrats, victimes et experts.

Mme Magali Blasco. Les associations d’aide aux victimes passent des conventions avec les barreaux, ce qui montre la complémentarité des interventions. L’avocat peut orienter son client vers le service d’aide aux victimes pour la mise en place d’un soutien moral ou psychologique. Quand l’avocat et son client sont domiciliés sur le territoire où se déroule le procès, les connexions sont faciles à établir. Ce n’est pas forcément le cas lors d’un procès hors norme. Il est alors possible de faire intervenir les associations du département où habitent les victimes. C’est un partenariat ressource.

 

Mme Pascale Bordes, présidente. Il me reste à vous remercier pour vos contributions et votre participation, sachant que votre temps est très précieux.

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La séance est levée à 17 heures.

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Informations relatives à la Commission

 

La Commission a désigné M. Ian Boucard, rapporteur sur la Mission d’information flash sur les transfèrements et extractions, en remplacement de Mme Émilie Bonnivard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Anne Bergantz, Mme Pascale Bordes, M. Ian Boucard, M. Florent Boudié, Mme Elsa Faucillon, M. Guillaume Gouffier Valente, Mme Marie-France Lorho, M. Stéphane Mazars, Mme Laure Miller, Mme Sandra Regol, M. Jean Terlier, Mme Céline Thiébault-Martinez, M. Jiovanny William

Excusés. - Mme Émilie Bonnivard, Mme Colette Capdevielle, M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin, M. Jordan Guitton, M. Jérémie Iordanoff, Mme Émeline K/Bidi, Mme Christelle Minard, Mme Naïma Moutchou, Mme Sophie Ricourt Vaginay, Mme Caroline Yadan

Assistaient également à la réunion. - M. Erwan Balanant, Mme Sandrine Rousseau, M. Frédéric Valletoux