Compte rendu

Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité

– Audition, ouverte à la presse, de M. Gérald-Brice Viret, directeur général de CANAL+ France, en charge des programmes et des antennes, Mme Sylvie Cavalié, directrice des affaires sociales, M. Laurent Hassid, directeur des acquisitions Cinéma, M. François Mergier, directeur de la production de Studiocanal et Mme Marine Schenfele, directrice de la RSE du Groupe CANAL+              2

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Sara Forestier, actrice et réalisatrice 17

– Présences en réunion................................26

 


Jeudi
7 novembre 2024

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 4

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission

 


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La séance est ouverte à quatorze heures dix.

La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Gérald-Brice Viret, directeur général de CANAL+ France, en charge des programmes et des antennes, Mme Sylvie Cavalié, directrice des affaires sociales, M. Laurent Hassid, directeur des acquisitions Cinéma, M. François Mergier, directeur de la production de Studiocanal et Mme Marine Schenfele, directrice de la RSE du Groupe CANAL+ ;

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons cette journée d’auditions en recevant les dirigeants du groupe Canal+ : M. Gérald-Brice Viret, directeur général de Canal+ France, chargé des programmes et des antennes, M. Laurent Hassid, directeur des acquisitions cinéma, Mme Marine Schenfele, directrice de la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE), Mme Sylvie Cavalié, directrice des affaires sociales et M. François Mergier, directeur de la production de Studiocanal.

La commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Le groupe Canal+ est un acteur majeur du cinéma français : il a préfinancé 57 % des films d’initiative française en 2023, diffuse trois chaînes gratuites et trois chaînes payantes sur la TNT et sa plateforme compte 17,4 millions d’abonnés. Il est à la fois producteur, éditeur, distributeur et agrégateur d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles et de programmes audiovisuels.

Compte tenu de la place qu’il occupe dans le paysage audiovisuel français, Canal+ a une responsabilité particulière en matière de prévention des violences sexistes et sexuelles. C’est pourquoi nous avons souhaité vous entendre dans un format incluant chaque pan de l’activité du groupe afin que vous puissiez nous faire part des problèmes concrets que vous constatez lors de la production et de l’acquisition de contenus et dans la gestion de l’antenne, et nous rendre compte des actions que vous menez dans ce domaine.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Gérald-Brice Viret, Mme Sylvie Cavalié, M. Laurent Hassid, M. François Mergier et Mme Marine Schenfele prêtent successivement serment.)

M. Gérald-Brice Viret, directeur général de Canal+ France, chargé des programmes et des antennes. Le groupe Canal+ est un acteur majeur de la création et de la distribution de contenus en France et dans plus de cinquante pays, avec près de 27 millions d’abonnés. En France, Canal+ propose l’édition et l’agrégation de chaînes gratuites ; nous proposons également des chaînes thématiques et des chaînes premium pour lesquelles nous produisons et diffusons du sport – 10 000 heures par an –, des films français, européens et internationaux, des séries, des documentaires, des programmes de flux et des fictions. À travers notre plateforme, nous intégrons Netflix, Apple+ et Paramount+. Au total, nous investissons près de 3,5 milliards d’euros chaque année dans les contenus. Avec l’appui notre filiale Studiocanal, dirigée par Anna Marsh et détentrice de dix-neuf sociétés de production à travers le monde, le groupe Canal+ est un leader français et européen de la production et de la distribution de longs-métrages avec un catalogue de plus de 9 400 titres provenant de plus de soixante pays.

Canal+ a toujours été un pionnier dans la promotion des causes sociétales et de la diversité en diffusant des contenus porteurs de sens et en créant des espaces de réflexion. Ces engagements sont guidés par la conviction forte que la télévision joue un rôle clé dans la transformation de la société et qu’elle est un moteur de changement, et encore davantage en tant que diffuseur de films de cinéma.

Nous sommes rassemblés pour évoquer une cause qui dépasse les écrans et qui touche à la dignité à la sécurité auxquelles chaque Français aspire. Chez Canal+, il s’agit non seulement d’une responsabilité mais aussi d’une conviction que nous défendons avec ferveur depuis quarante ans que nous existons.

Nous sommes le premier financeur du cinéma, avec des films comme Jusqu’à la garde, Les Chatouilles, Slalom, La nuit du 12 et Le Consentement. Nous accompagnons actuellement un projet de film sur La Maison des femmes, grâce auquel nous sommes devenus partenaires de l’association. Nous produisons également des séries et des films. Cette place dans le cinéma nous amène à suivre de près les évolutions de la société et même à tenter de les provoquer. Le groupe s’est engagé à donner la parole aux femmes, devant et derrière la caméra, ce qui se traduit par une attention particulière donnée à l’accompagnement, au financement et à l’exposition de films de réalisatrices pour que cette parole soit écoutée.

M. Laurent Hassid, directeur des acquisitions cinéma chez Canal+. Dans le cadre de ses investissements, Canal+ accorde une place particulière au renouvellement des talents et accompagne à ce titre nombre de réalisatrices dans leur premier film, parfois dès l’étape du court-métrage ; depuis deux ans, nous avons atteint et même légèrement dépassé la parité. Nous sommes heureux d’avoir accompagné Justine Triet, dont le quatrième film a reçu un Oscar et une Palme d’or, Audrey Diwan pour L’Événement, Julia Ducournau dès ses premiers courts-métrages et jusqu’au film qu’elle tourne actuellement, après la Palme d’or reçue pour Titane, ainsi que d’autres films qui ne sont pas encore sortis. Il ne s’agit pas seulement de traiter du sujet des violences faites aux femmes, mais de porter un regard différent sur la société par le biais de ces nouvelles réalisatrices dont nous espérons faire les talents de demain.

M. François Mergier, directeur de la production de Studiocanal. Les questions sociétales sont au cœur de la stratégie de Studiocanal, qui fait beaucoup pour accompagner le changement de la société. Depuis 2021, nous sommes partenaires du Lab « Femmes de cinéma », une association qui défend la place des femmes dans le monde du cinéma et dont le rapport dévoilé hier lors des Rencontres de l’ARP – la Société civile des auteurs réalisateurs producteurs – intitulé « Respect », est de grande qualité.

En 2023, après le succès en salles de Je verrai toujours vos visages, nous avons fait le constat amer qu’en huit ans, un seul film français réalisé par une femme avait dépassé le million d’entrées : Aline, de Valérie Lemercier. C’était pourtant l’année de Barbie et de la Palme d’or pour Anatomie d’une chute. Nous avons réfléchi à notre responsabilité dans cet écosystème et analysé les raisons pour lesquelles le cinéma ne produit pas de films populaires de femmes. 20 % seulement des projets que nous recevons sont réalisés par des femmes, et leur budget moyen est inférieur de moitié à celui des hommes. Nous avons donc créé un fonds de développement spécialisé pour les réalisatrices engagées dans des projets ambitieux en fixant l’objectif de dépenser 1 million d’euros en deux ans dans une dizaine de projets que nous distribuerons ensuite. En un an, nous avons déjà signé cinq ou six projets.

M. Gérald-Brice Viret. Nous sommes également partenaires des Césars depuis trente ans. Lors de la dernière cérémonie, nous avons laissé à Judith Godrèche près de dix minutes d’antenne durant lesquelles elle a livré un discours poignant sur les violences sexuelles dont elle a été victime. Cette prise de parole courageuse et indispensable a été un électrochoc dans l’industrie du cinéma français. Nous avons récemment produit le film Vivante(s), de Sarah Barukh, qui porte la voix de 125 femmes assassinées par leur compagnon ; il a été diffusé sur Canal+ et sur nos chaînes gratuites.

Nous sommes convaincus qu’une représentation juste et authentique repose sur la présence de femmes à la création et nous nous attachons à valoriser la place et la parole des femmes dans toutes nos créations originales. Nous sommes fiers que 57 % de nos projets soient produits ou coproduits par des femmes. Dans La Fièvre, les protagonistes sont des femmes ; dans BRI, nous avons choisi d’imposer des femmes dans le casting d’une unité d’élite souvent perçue comme masculine. Cet engagement s’étend aux séries que nous achetons.

Notre approche des violences sexistes et sexuelles croise l’enjeu de l’inclusion et de la représentation des LGBTQ+, communauté qui y est particulièrement exposée. Nous sommes à l’initiative de la Nuit gay depuis quarante ans ; notre chaîne Hello diffuse documentaires, films, courts-métrages sur le sujet ; nous avons diffusé les Têtu Awards l’année dernière ; nous avons produit un film sur la dépénalisation de l’homosexualité, La Fin du placard, il y a quelques mois.

Enfin, nous savons que, pour être légitimes dans notre combat contre les violences sexistes et sexuelles, il est essentiel de mobiliser nos meilleurs efforts en interne. Le groupe Canal+ s’assure de garantir un environnement de travail sécurisé et inclusif pour toutes et tous en même temps qu’il veille à donner ce sens à ses antennes. Ce travail est mené par notre directrice RSE, Marine Schenfele.

Mme Marine Schenfele, directrice de la RSE du groupe Canal+. Le groupe Canal+ a priorisé l’enjeu de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles contre les femmes, les enfants, les minorités de genre et les minorités sexuelles dès 2019 en veillant à le traiter dans toute son étendue, des discriminations jusqu’aux actes de violence de nature psychologique, physique ou sexuelle. Le groupe agit à deux niveaux : en tant qu’employeur responsable, il a mis en place des dispositifs et politiques qui vont au-delà de la stricte application des textes de loi pour assurer la sécurité de ses salariés et lutter contre les violences sexistes et sexuelles ; en tant qu’acteur sectoriel, il investit largement dans les contenus et participe à faire évoluer les pratiques du secteur.

Ces engagements se traduisent dans un plan d’action lancé sous la direction de Maxime Saada, président du directoire du groupe Canal+, qui a tenu à faire de l’égalité femmes-hommes une priorité de nos engagements sociétaux. Un comité interne nommé « Et ta sœur ? » a été créé, puis complété par le comité « Et ton frère ? ». Ils réunissent tous les métiers du groupe, des ressources humaines au marketing en passant par les antennes et le contenu, et ont pour objectif de coordonner les mesures concrètes adoptées au sein du groupe et de prioriser les actions autour de trois axes de travail. Le premier axe concerne la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et contre les discriminations qui en sont le terreau au sein de l’entreprise et chez nos partenaires ; le deuxième vise l’égalité professionnelle et l’égalité des chances et s’attache à lutter contre les violences économiques ; le troisième se concentre sur la représentation de la diversité en luttant contre les stéréotypes qui peuvent nourrir à leur tour les discriminations.

En matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles et les discriminations, ce plan se traduit par l’application d’une tolérance zéro pour les comportements inacceptables de harcèlement moral et sexuel, mais aussi de discriminations ou de sexisme dit ordinaire. Un ambitieux plan de formation a été déployé. Il comprend une formation obligatoire pour l’ensemble des salariés, qui a été effectivement suivie par 95 % des effectifs du groupe dans le monde à la fin de l’année 2023 et doit être renouvelée tous les deux ans, ainsi que des formations ciblées qui ont visé 100 % des manageurs et 100 % des équipes éditoriales, de la production interne, de la direction des sports, des équipes de production de films et de séries et de la production déléguée chez Studiocanal.

Le groupe a mis en place un système de traitement des alertes pour faciliter la prise de parole de tous les collaborateurs et collaboratrices concernés et organiser le traitement rigoureux de tous les signalements. Il repose sur des canaux internes ainsi que sur une plateforme ouverte à des signalements externes ; il vise en particulier les faits de discrimination, de harcèlement moral ou sexuel et d’agissements sexistes, même s’il ne s’y limite pas. Afin qu’ils soient bien identifiés par tous, la définition des comportements prohibés, les noms et les coordonnées des personnes référentes ainsi que la liste des canaux d’alerte et les numéros d’aide externe sont communiqués sur notre intranet et sur des affiches présentes dans tous les sanitaires des sites et dans les lieux de passage des studios. Nous donnons par ailleurs une place importante au dialogue social qui va au-delà de l’obligation légale sur ces sujets. Les représentants du personnel sont systématiquement associés aux enquêtes portant sur des faits de harcèlement et de discrimination.

Enfin, ce plan d’action se concrétise par des actions de sensibilisation régulières à travers l’organisation de conférences et de formations ouvertes à tous, qui reposent sur la conviction que le rôle d’allié est essentiel et que chacun et chacune doit s’en emparer.

Une clause insérée dans tous nos contrats engage les parties à respecter les normes nationales et internationales, en particulier les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT). Nous annexons systématiquement à tous nos contrats de préachat et de coproduction une charte demandant à nos partenaires de production de lutter contre les stéréotypes, d’aborder les scènes sensibles de nudité, de violence et de sexe avec la plus grande vigilance, de traiter les acteurs et actrices dans la plus grande dignité et de ne tolérer aucun comportement inapproprié dans le cadre de la production.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour cette présentation exhaustive de ces dispositifs. En tant qu’acteur majeur du cinéma français, Canal+ a une responsabilité forte dans la prévention de ces comportements. Vous avez détaillé les mesures prises pour lutter contre les violences en amont, mais s’adresse-t-on à vous en cas de difficultés sur les tournages que vous financez ? Si oui, quelles mesures avez-vous adoptées ?

M. Gérald-Brice Viret. Si le cinéma français est aussi fort dans le monde, c’est parce qu’il a des partenaires, comme Canal+ et certaines plateformes, qui l’aident à exister. Pour notre part, nous produisons près de 150 films par an. Quand le dernier film d’Artus est arrivé sur le bureau de Laurent Hassid, il fallait se persuader qu’il aurait du succès ; finalement, 11 millions de Français ont vu Un p’tit truc en plus. Nous sommes un partenaire majeur du cinéma français depuis quarante ans et nous l’aimons profondément. Il suffit de voir le nombre de films qui ont remporté des Césars ces dix dernières années.

M. François Mergier. Dans le cinéma français, le métier central est celui de producteur délégué : le film naît quand il signe un contrat avec un auteur. C’est ce producteur qui embauche les salariés, qui finance le film et qui le livre à ses partenaires financiers. En France, il s’agit le plus souvent de petites sociétés de production qui font financer leurs films par des distributeurs, comme Studiocanal, et par des chaînes de télévision, payantes ou gratuites. Studiocanal agit dans les deux métiers, comme producteur et comme distributeur : dans 90 % des cas, nous sommes uniquement distributeur, voire coproducteur, c’est-à-dire que nous touchons des parts de recettes ; nous produisons à part entière environ deux films par an. La responsabilité légale varie selon que nous sommes l’un ou l’autre.

Côté distribution, nous sortons une douzaine de films par an. Il ne nous a pas été signalé beaucoup de cas de violence ; j’y vois le fruit du travail que nous avons mené dans la sélection des films et dans la prévention. J’ai en tête le cas d’un problème entre un chef de poste et son équipe qui a eu lieu pendant la préparation d’un film, juste avant le tournage. Le problème a été signalé au producteur qui, après avoir enquêté, a décidé de sortir immédiatement le chef de poste du tournage pour protéger la sécurité de ses employés. Il a très bien agi et nous n’avons rien à lui reprocher ; cela n’a eu aucun impact sur notre travail. Je l’ai su des mois plus tard.

Nous sommes actuellement confrontés à un cas plus complexe concernant un film réalisé par trois réalisateurs canadiens, dont l’un est attaqué pour des faits très graves. Ce réalisateur n’était présent qu’en postproduction et les faits qui lui sont reprochés sont postérieurs au film. Néanmoins, nous sommes en train de vérifier que tout a été mis en œuvre pour protéger la sécurité de l’équipe ; notre enquête indique qu’il n’y a pas eu de faits répréhensibles sur le tournage. En revanche, en tant que distributeur du film, nous nous posons la question de la diffusion de l’œuvre maintenant que les faits ont été révélés. Nous ne forcerons personne à sortir le film. Il est déjà sorti en salle, où il a eu un tout petit succès.

M. Laurent Hassid. La place de Canal+ dans le financement des longs-métrages est très importante ; en revanche, son rôle de préacheteur n’est ni un rôle de coproduction, ni un rôle de détenteur de recettes. Nous achetons simplement les droits à l’avance, sur plans. C’est le producteur qui est juridiquement responsable du respect du droit du travail sur son film. On m’a signalé très peu de cas de violences sexistes et sexuelles avant, pendant ou après un tournage. Le producteur m’en avertit le plus souvent avec un décalage : même si nous échangeons beaucoup en amont et lors de la sortie du film, nous sommes loin des tournages ; nous ne sommes pas les premiers au courant. Ces producteurs nous préviennent car nous travaillons avec eux d’année en année. À l’exception de quatre ou cinq majors françaises, il s’agit d’un essaim de petites sociétés de production qui produisent généralement un à deux films par an ; au total, nous achetons 120 films à une centaine de producteurs chaque année.

Nos contrats de préachat incluent une charte détaillant les contrôles que le producteur doit effectuer sur le tournage. Même si nous ne sommes pas présents, j’ai conscience que les choses évoluent : il n’y a pas une seule corporation du cinéma qui ne mène pas une réflexion sur la manière de prévenir les violences sexistes et sexuelles sur les tournages. Cette réflexion, d’abord fragmentée au sein de la profession, devient plus homogène. En tant que partenaire financier et diffuseur, nous avons un rôle actif à jouer pour améliorer les choses.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous financez des films à double titre, par le préachat et par l’intermédiaire de vos dix-neuf sociétés de production. Ces dix-neuf sociétés ont-elles des exigences quant au respect du droit du travail ? J’imagine que la réponse sera rapide. Par ailleurs, en tant que financeur, vous êtes confrontés à la double exigence de prendre des risques tout en respectant une déontologie. J’aimerais savoir quels sont vos leviers d’action pour participer à la responsabilité de l’écosystème. Si l’on apprend à la fin du tournage qu’une personne a commis des actes pénalement répréhensibles, le film ne vaut plus rien. Avez-vous déjà réfléchi à la question ? Avez-vous formulé des exigences particulières, par exemple sous la forme d’un engagement écrit ?

Je vous poserai tout à l’heure d’autres questions sur les chaînes télévisées, qui sont le deuxième volet de l’action de Canal+.

M. François Mergier. Côté production, nous pourrions en effet perdre des sommes importantes en cas de violence problématique sur un plateau car nous ne sommes pas vraiment protégés malgré tout ce que nous mettons en place. Si le monde du cinéma change profondément depuis quelques années, des améliorations restent nécessaires car le système est loin d’être parfait. C’est pourquoi je suis ravi que cette commission d’enquête ait lieu et que des rapports sortent. Le rapport « Respect » fait de nombreuses propositions visant à libérer la parole, à protéger les victimes et aussi l’écosystème.

En tant que producteur délégué, nous faisons preuve d’une extrême vigilance dans le choix de nos projets et nous avons instauré des mesures de sensibilisation, d’information et de vérification allant au-delà du code du travail et de la convention collective dans bien des domaines. Des personnes de Studiocanal ont ainsi formé aux violences sexistes et sexuelles toutes les équipes des deux derniers films que nous avons produits, mesure que le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) va rendre obligatoire à la fin de l’année. En tant que coproducteur, nous prévoyons des clauses exigeant la plus grande moralité de notre partenaire dans le traitement de ces sujets très sensibles, ce qui nous permettrait le cas échéant de vérifier s’il a bien rempli son rôle et de nous retourner contre des auteurs de violences sexistes et sexuelles.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Avez-vous des exigences contractuelles concernant les scènes d’intimité ? Exigez-vous d’ores et déjà la présence d’un coordinateur d’intimité ? Exigez-vous que le contrat de la comédienne ou du comédien soit explicite, que le séquençage des scènes soit écrit et qu’il fasse l’objet d’un avenant en cas de changement, d’où qu’en vienne la demande ? Si vous ne l’avez pas encore fait, y réfléchissez-vous ?

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Avez-vous un protocole pour demander le respect des engagements pris dans le cas où vous constatez un manquement ?

M. François Mergier. Notre clause de moralité n’entre pas dans ce genre de détail mais elle exige évidemment du producteur le respect du code de travail et de la convention collective qui contient diverses obligations à cet égard. Les comédiens doivent notamment donner leur accord préalable à toute scène d’intimité, et, lors de la préparation du film, ils doivent avoir été informés de la manière dont lesdites scènes seraient tournées. Le droit protège déjà, mais il reste sûrement des améliorations à apporter. Si nous devions produire un film avec des scènes d’intimité, ce qui n’est pas encore arrivé, nous serions très vigilants sur ces points. Notre clause de moralité oblige le producteur à respecter ces règles et, en cas de manquement, nous pouvons réagir à plusieurs niveaux : faire cesser immédiatement ces comportements ; retirer du générique le nom des personnes visées ; attaquer le producteur.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous n’avez jamais eu à engager l’une ou l’autre de ces actions ?

M. François Mergier. Non, nous n’avons jamais rencontré un tel cas jusqu’à présent.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Dans le cadre des préachats, envisagez-vous d’évoluer vers des contrats très détaillés, à l’américaine, pour protéger votre réputation et vos finances ? En tant que financeur, envisagez-vous d’envoyer quelqu’un pour vous assurer de la bonne moralité du tournage d’un film dans lequel vous pouvez avoir investi beaucoup d’argent ?

M. Laurent Hassid. Des réflexions sont en cours dans la profession et une priorité se dégage : il faut libérer la parole et s’assurer qu’elle est bien prise en compte par le producteur. Nous n’avons jamais été en situation de discuter avec un producteur au moment où de tels faits se présentaient. Jusqu’à présent, nous les avons appris après-coup, alors que les producteurs avaient improvisé des réponses – entendons-nous bien, ils ne l’ont pas fait avec légèreté parce que le sujet ne s’y prête pas, mais après y avoir beaucoup réfléchi, sachant qu’il n’existe pas de protocole spécifique. Ce que l’on pourrait reprocher à un producteur – et nous n’avons jamais été en situation de le faire –, c’est de ne pas avoir pris en compte la parole d’une victime, que tout un dispositif vise à faire émerger. Les producteurs, qui sont les chefs d’orchestre, peuvent avoir un comportement vertueux en mettant en place des protocoles – la boîte à outils préconisée par le groupe Respect – qui doivent être aussi concrets possible parce qu’ils ont été inspirés par le cas de productrices que personne ne pouvait aider à résoudre les problèmes qu’elles rencontraient. Il a fallu prendre en compte la parole des victimes et agir. Face à des producteurs qui n’ont pas un comportement vertueux, c’est-à-dire qui ne mettent pas en place les protocoles nécessaires, on peut réfléchir à des dispositions plus radicales.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous en venons aux échanges avec les députés.

Mme Céline Thiébault-Martinez (SOC). Dans cette discussion, nous nous plaçons du côté du producteur, c’est-à-dire de la personne qui fait le film et sollicite un financement auprès de Canal+. Le code du travail, qui s’applique aux acteurs comme à n’importe quel salarié, prévoit des mesures contre les agissements sexistes et le harcèlement sexuel. Vous vous préoccupez de ce qui pourrait être dit par un producteur ou par un réalisateur, mais avez-vous envisagé de vous placer du côté de victimes potentielles ? Pouvez-vous être aussi un interlocuteur à l’écoute des victimes ou vous limitez-vous à la relation avec le réalisateur, notamment dans le cadre de cette clause de moralité ? En quarante ans, combien de fois Canal+ a-t-il soulevé cette clause à l’encontre d’un producteur avec lequel il avait signé un contrat ?

Sur le plan interne, estimez-vous que votre activité est spécifique et qu’elle requiert une approche particulière du harcèlement et des violences sexistes et sexuelles ? Estimez-vous, au contraire, que votre protocole est similaire à ceux que l’on pourrait trouver dans n’importe quelle autre grande entreprise ?

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Votre position n’est pas la même en tant que préacheteur ou coproducteur. Lorsque vous êtes préacheteur, avez-vous un dispositif de traçabilité comme il en existe désormais dans tous les secteurs commerciaux pour s’assurer des conditions de production ?

Utilisez-vous des systèmes d’alerte particuliers lorsque des mineurs participent à des castings ou à des films ?

Nous n’avons pas encore parlé de l’industrie pornographique alors que Canal+ joue un rôle éminent dans cet écosystème – c’est d’ailleurs l’un des rares domaines que M. Bolloré n’a pas remis en cause lorsqu’il a pris les commandes du groupe. Je ne me place pas sur le terrain de la morale, mais je rappelle que les violences sexistes et sexuelles ont longtemps été mises en scène et représentées comme une normalité dans ces œuvres particulières, véhiculant des références dangereuses et suscitant un mimétisme à grande échelle dans la société auprès d’un public de plus en plus jeune. Le groupe Canal+ a longtemps prétendu que sa présence sur le créneau prévenait la diffusion anarchique de vidéos libres et sans contrôle. Ce n’est manifestement pas le cas, au vu du développement de ce type de tournages, en séquences courtes qui plus est. Quelle est votre philosophie, quelles sont vos pratiques, quels sont vos protocoles dans ce domaine, à tous les maillons de la chaîne ?

M. Michaël Taverne (RN). Les notions que vous utilisez – environnement de travail sécurisé, dignité, tolérance zéro, charte – témoignent de votre bienveillance. Lors de travaux que nous avions effectués sous la précédente législature, nous avions eu une discussion sur les coordinateurs d’intimité – en l’occurrence, il s’agissait de coordinatrices –, sur l’importance de leur rôle et sur l’opportunité de rendre leur présence obligatoire comme aux États-Unis. Que pensez-vous de la place des coordinateurs d’intimité dans l’audiovisuel et le cinéma ? À votre avis, quelles initiatives faudrait-il prendre pour sensibiliser vos partenaires aux violences sexistes, sexuelles mais aussi psychologiques ?

Mme Graziella Melchior (EPR). Si les mesures mentionnées en matière de RSE ont été mises en place de manière progressive, avez-vous pu en mesurer les résultats à chaque étape ? Envisagez-vous de prendre des mesures complémentaires ? Nous avons parlé des victimes, mais que faites-vous des auteurs après une enquête administrative ? Comment articulez-vous cette enquête avec la procédure judiciaire qui peut se dérouler en parallèle ?

M. Gérald-Brice Viret. Des actions sont menées tout à la fois sur les antennes et dans l’entreprise. Le documentaire Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste, réalisé avec notre service des sports, a permis de libérer la parole des femmes dans les rédactions sportives. Nous avons été précurseurs, de même qu’avec le documentaire Faut qu’on parle, qui aborde la question de l’homosexualité dans les sports. Dans l’entreprise, nous avons organisé la première Nuit Gay, il y a quarante ans. Nous appliquons une tolérance zéro et une politique dynamique en matière de RSE car nous avons la chance d’avoir un président sensible de longue date à cette question.

Mme Sylvie Cavalié, directrice des affaires sociales du groupe Canal+. Étant juriste en droit social de formation, et professionnelle du droit du travail depuis plus de trente ans, je connais bien ces sujets et je les pratique dans l’entreprise.

Lorsque nous avons créé un protocole, notre objectif n’était pas de cocher une case pour répondre à une obligation du code du travail avant de passer à autre chose. Au contraire, en lien avec les partenaires sociaux, nous avons cherché à améliorer cette base légale minimale et à l’étendre à tous les sujets liés à la sécurité dans l’entreprise. Nous avons travaillé d’abord avec le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), puis avec la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) qui joue un rôle très actif dans ce domaine, je tiens à le souligner. Pour en avoir discuté lors de colloques avec des collègues directeurs des ressources humaines, les CSSCT ont parfois du mal à trouver leur place. Chez Canal+, la commission est pleinement associée : nous entretenons une relation de dialogue et de coordination avec nos élus.

Dès qu’un fait répréhensible est relevé au sein de l’entreprise, nous en discutons avec la secrétaire de la CSSCT, également référente en matière de harcèlement du côté des partenaires sociaux. Nous décidons conjointement de faire une enquête et nous convoquons une réunion extraordinaire de la CSSCT. Un représentant élu et un représentant du service des ressources humaines participent à l’enquête, le choix étant guidé par la volonté d’une neutralité parfaite : les représentants ne doivent pas connaître le mis en cause ni appartenir à la direction où se sont déroulés les faits. Nous entendons la victime et le mis en cause. À ce stade, il est en effet important de se préoccuper de la santé de l’une et de l’autre. Certains mis en cause peuvent ne pas se rendre compte du caractère inapproprié des actes commis ou des propos tenus et, quand nous les écoutons, le ciel leur tombe parfois sur la tête. Ils sont donc accompagnés pendant toute la durée de l’enquête. Mais ce qui est primordial, c’est la santé de la victime. En cas de besoin, elle est prise en charge par notre service médical. Le médecin du travail et les infirmières sont impliqués dans le processus, nous avons une ligne d’écoute Stimulus et nous travaillons avec une psychologue externe qui peut intervenir au sein de l’entreprise. La direction et les partenaires sociaux mènent l’enquête de façon conjointe : nous recevons les témoins ensemble, en garantissant la confidentialité des témoignages, et nous établissons un rapport qui est adressé aux partenaires sociaux et à la direction générale. Les cadres concernés décident alors de la nature de la sanction. Nous revenons vers la victime et la personne mise en cause afin de les informer du déroulement de l’enquête et des conclusions rendues.

Pour continuer d’améliorer ce protocole, j’envisage une formation conjointe des élus et des personnels des ressources humaines sur la conduite de ces enquêtes. Nous allons commencer par un retour d’expérience à partir de la petite dizaine d’enquêtes qui ont été réalisées depuis trois ou quatre ans dans le groupe. Je vais convoquer tous les enquêteurs pour que chacun puisse dire la manière dont il a vécu ces enquêtes, proposer des améliorations possibles, mais aussi exprimer ce qu’il a ressenti – car les enquêtes provoquent aussi de fortes émotions parmi nous. À partir de ce travail collégial, nous organiserons une formation pour améliorer encore notre procédure interne.

Mme Marine Schenfele. Ces cas sont souvent liés à des positions de pouvoir qui, dans un groupe comme Canal+, peuvent être un peu particulières : réalisateurs, « incarnations » – personnalités connues qui incarnent la chaîne. Nos formations et nos dispositifs d’alerte tiennent compte de cette particularité. À la suite de certaines enquêtes, nous avons d’ailleurs impliqué nos incarnations dans un travail de réflexion commun sur leur positionnement et la manière dont elles pouvaient contribuer à lutter contre les violences sexistes et sexuelles.

M. Gérald-Brice Viret. Dans notre optique de tolérance zéro, nous donnons en effet des réponses rapides aux signalements.

S’agissant des films pornographiques, une tradition depuis quarante ans, leur accès est verrouillé par des codes parentaux afin de protéger les enfants et les jeunes.

M. Laurent Hassid. Cette catégorie ne représente qu’une vingtaine de films par an chez Canal+, c’est-à-dire une trentaine d’heures de programmes, à comparer avec les millions d’heures accessibles gratuitement sur de multiples plateformes. Nous appliquons évidemment les dispositifs réglementaires : doubles verrouillages ; codes parentaux ; inaccessibilité du cinéma adulte – quand on s’abonne à Canal+, il faut faire une demande pour avoir accès aux films pornographiques, rangés dans une catégorie à part sur MyCanal, qui nécessite l’usage d’un code.

Une charte éditoriale a été créée il y a vingt ans pour faire en sorte que ces films se conforment à la loi, notamment sur l’absence de violence, qu’ils respectent la personne, l’image des femmes. Quelques années plus tard, elle a été renforcée par une charte déontologique. Nous avons ensuite prévu au sein de la chaîne un système où les acteurs peuvent enregistrer leur témoignage à l’issue d’un tournage et s’exprimer sur la manière dont il s’est déroulé.

Nous demandons la désignation de tiers de confiance, de coordinateurs d’intimité sur les tournages. Depuis quelques mois, il nous a semblé préférable que le coordinateur d’intimité ne soit pas choisi par la production, qu’il soit un tiers indépendant de nous comme du producteur. Les sociétés de production étant de petites structures, il nous reviendrait alors de prendre en charge son coût. Or il n’existe pas en France de formation adéquate pour un coordinateur d’intimité qui serait présent sur le plateau pendant la totalité du tournage. Le collectif 50/50, avec lequel j’en discute, me met en garde : il ne faut pas choisir des gens non formés, même s’ils connaissent cette industrie. Soit nous attendons qu’une formation existe en France, soit nous demandons à la personne d’aller se former aux États-Unis ou au Canada. Nous en sommes là. Quoi qu’il en soit, nous avons toujours cherché à améliorer les dispositifs destinés à protéger les femmes.

M. Gérald-Brice Viret. Un autre moyen est aussi d’imposer des femmes, comme Ovidie, à la réalisation.

M. Laurent Hassid. Certaines réalisatrices ont suivi le chemin d’Ovidie, apportant dans ces films un point de vue féminin sur la sexualité et le plaisir. Elles se sont glissées dans la programmation de ces vingt films proposés.

M. Gérald-Brice Viret. François Mergier peut vous répondre en ce qui concerne la place des mineurs et des enfants sur les tournages.

M. François Mergier. En ce qui concerne la place des enfants sur les tournages, il se trouve que nous sommes en train de produire un film avec des mineurs. Nous devons évidemment obtenir l’autorisation de la direction régionale interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets), et satisfaire à toutes les obligations concernant le volume horaire adapté en fonction de l’âge de l’enfant et l’accord écrit des mineurs de plus de 13 ans. Au delà de ces obligations légales, nous avons d’emblée nommé un référent petite enfance sur le tournage, ce qui est devenu une obligation imposée par le CNC depuis cet été. C’est une personne indépendante, sans lien hiérarchique avec quiconque sur le plateau, formée à la petite enfance, qui connaît le milieu. Elle est présente pendant toute la durée du tournage pour s’assurer du bien-être des enfants, de leur bon traitement, du respect des volumes horaires. Le dispositif reste sans doute perfectible, mais il fonctionne.

M. Gérald-Brice Viret. La force de l’offre Canal+, c’est sa grande diversité. Les films préachetés sont produits, ils sortent d’abord en salle avant d’arriver six mois plus tard sur Canal+. Pour vous répondre sur la traçabilité, je peux vous dire que dès la sortie en salle, on sait s’il y a eu un problème au tournage. Six mois plus tard, on a eu le temps de savoir tout ce qui s’est passé. Deux exemples me viennent en tête : L’Abbé Pierre, une vie de combats, un film qui a rencontré un énorme succès lors de sa sortie en salle, mais que nous ne pouvons plus proposer, même si 200 personnes y ont travaillé, car le récit ne correspond pas à la vraie vie du personnage ; Belle, le dernier film de Benoît Jacquot, que nous avons financé mais que nous n’avons pas pu sortir en salle.

M. Laurent Hassid. Nous rencontrons la même difficulté pour un autre film que celui de Benoît Jacquot : dans ce type de cas, il n’y a pas de problème particulier sur le tournage mais des affaires antérieures entachent le film, complexifient voire empêchent la sortie du film. Canal+ se retrouve d’ailleurs aux côtés de France Télévisions dans l’un des deux cas. Tous les partenaires au tour de table financier du film sont concernés, même si c’est le distributeur qui est en première ligne car confronté au public et aux salles de cinéma au moment de la sortie. Pour ces deux films, on s’interroge : petite sortie ? Absence de sortie ? Producteurs et distributeurs doivent en décider avec nous.

Quand des violences sont constatées sur un tournage, il est possible de mettre en place un protocole pour protéger les victimes, enquêter en cas de signalement et éviter que le film ne s’arrête. C’est le rôle du producteur. Il est aussi possible de faire de la prévention en amont. Certains producteurs font faire des formations aux techniciens, organisent des réunions pour les scènes compliquées. Ces dispositifs n’existent pas encore dans la loi ni même dans les accords interprofessionnels. Or tout le monde est concerné. Canal+ est certes actif en termes de diffusion et de financement, mais tous les partenaires sont impliqués dans des films où les producteurs n’ont pas forcément joué leur rôle.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous avez détaillé vos efforts pour que tout fonctionne au mieux. J’ai en tête trois situations qui laissent penser que la tolérance zéro n’est pas appliquée.

Un animateur vedette de CNews, chaîne du groupe Canal+, a été condamné en première instance, pour corruption de mineurs en 2022 et pour harcèlement sexuel en 2023. Chaque fois, la chaîne l’a maintenu à son poste. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi Jean-Marc Morandini est toujours à l’antenne ?

Lorsque Loana Petrucciani fait dans une émission le récit du viol qu’elle a subi, le comportement des chroniqueurs et certaines des questions posées semblent trahir une incompréhension des effets du traumatisme sur sa mémoire et son élocution. J’ai vu les images : ils se moquent de l’invitée d’une manière qui s’apparente au sadisme. L’éthique aurait voulu que l’entretien se passe différemment. Avez-vous diligenté une enquête et prononcé des sanctions ?

Dans l’affaire dite des baisers forcés, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique – l’Arcom – a envoyé à la chaîne C8 une mise en demeure. Quelles mesures appliquez-vous dans ces cas-là ?

Vous allez m’objecter que j’évoque des affaires pénales en cours et que la présomption d’innocence s’applique. Cependant, elle ne s’applique pas en matière de droit du travail et n’empêche donc pas l’employeur de prendre immédiatement des mesures conservatoires pour protéger la santé et la sécurité des salariés.

M. Gérald-Brice Viret. Quand les faits se sont déroulés dans l’entreprise et qu’ils ont été commis par des collaborateurs qui travaillent pour nous en interne, nous sommes à même de prendre une décision, parce que nous maîtrisons les tenants et les aboutissants.

Jean-Marc Morandini est un collaborateur extérieur dont l’émission est diffusée tous les jours sur CNews. Puisqu’il a fait appel des condamnations prononcées contre lui, il bénéficie de la présomption d’innocence. Nous l’avons déjà dit dans la presse : pour nous, il est innocent. Nous ne sommes pas juges, nous ne jugerons pas Jean-Marc Morandini à la place de la justice.

M. Erwan Balanant, rapporteur. En tant qu’employeur, vous pourriez prendre des mesures conservatoires visant à préserver la santé et l’intégrité des autres salariés, ainsi que l’image de la chaîne. Ce ne sont pas des condamnations ; le code du travail vous y autorise.

M. Gérald-Brice Viret. Encore faudrait-il que l’intéressé soit collaborateur de Canal+, or il ne l’est pas. C’est un prestataire. Ce n’est donc pas le droit du travail mais le droit des affaires qui s’applique. Son émission est même produite à l’extérieur, comme nous en étions convenus avec les employés de Canal+ et les syndicats en 2017, à la suite de la grève des salariés d’iTélé. Sept ans après, nous n’avons pas changé d’avis : la présomption d’innocence s’applique à ce prestataire, qui en plus rencontre un énorme succès tous les matins – il n’y a aucun problème d’image pour la chaîne.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Daphné Roulier s’est plainte de comportements sexistes : une vedette du petit écran l’a coincée dans un couloir ; on lui a dit : « T’es bonne. Tu viendrais pas me rejoindre dans ma chambre ? » ; on lui a proposé d’animer une émission à condition de pratiquer une mammoplastie ; on l’a menacée de la retirer de l’antenne en raison de sa grossesse. J’aimerais vous entendre également sur l’affaire Pierre Ménès, survenue en 2021. Plus récemment, Cyril Eldin a aussi été mis en cause. Enfin, vous allez financer, voire produire, l’adaptation du livre d’Éric Zemmour, que huit femmes accusent de comportements déplacés. Dans de telles situations, que faites-vous concrètement ?

M. Gérald-Brice Viret. Les faits concernant Daphné Roulier seraient antérieurs à mon arrivée à Canal+. J’entretiens d’excellentes relations avec elle, je ne l’ai jamais entendue en parler, non plus que son mari. Sous ma direction, les choses se seraient passées différemment ; nous aurions agi.

C’est ce que nous avons fait avec Pierre Ménès. Je suis arrivé en 2017. L’un de ses directeurs a relevé un comportement déplacé : convoqué, il a reçu un avertissement. Le documentaire Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste a libéré la parole – c’est pour cela qu’on fait ce genre de documentaires. Dans l’entreprise, plusieurs personnes ont témoigné. Qu’avons-nous fait ? Nous l’avons mis à pied et retiré de l’antenne, puis Sylvie Cavalié et moi avons lancé une enquête.

Mme Sylvie Cavalié. Accompagnée d’une représentante syndicale, j’ai reçu quarante-deux personnes, sur deux mois, pour faire la lumière sur les faits portés à notre connaissance grâce à ce film. Outre les mesures relatives à Pierre Ménès, nous avons proposé un plan d’action global. En effet, la spécificité des incarnations, c’est-à-dire des personnes connues, n’avait pas été prise en compte et il fallait y travailler. Gérald-Brice Viret a repris nos propositions et le plan d’action a ainsi été déployé afin de sensibiliser les incarnations au problème du harcèlement et des violences sexuelles.

M. Gérald-Brice Viret. L’enquête a été menée et présentée au comité social et économique (CSE). L’entreprise s’est séparée de Pierre Ménès.

L’affaire Cyril Eldin ne concerne pas Canal+, dont par ailleurs il n’est plus le collaborateur.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Suite à l’affaire dite Loana et au comportement de chroniqueurs dans l’autre affaire que j’ai évoquée, peut-être y a-t-il eu des avertissements, voire des mises à pied, ou des engueulades…

M. Gérald-Brice Viret. Disons des tensions.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Avez-vous aussi décidé de former les chroniqueurs aux violences sexistes et sexuelles et à l’écoute des victimes ? Je suis allé une fois dans l’émission de Cyril Hanouna pour parler du harcèlement scolaire. J’avais prévenu qu’au cas où les choses tourneraient n’importe comment, je quitterais le plateau sur-le-champ. Cela s’était moyennement bien passé ; le traitement du sujet était à la limite de l’acceptable. Les interviewers et les chroniqueurs sont face à des victimes : sont-ils formés pour que leur parole soit celle que l’on doit aux victimes ?

M. Gérald-Brice Viret. Déjà, je remarque que vous n’avez pas quitté le plateau, où Mme Rousseau est également venue – vous pourrez nous faire part de votre expérience, madame la présidente.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’en garde un souvenir ému.

M. Gérald-Brice Viret. Nous aussi !

Loana est une collaboratrice de la société H2O Productions. Nous la suivons depuis longtemps et nous essayons de l’aider. Il était important qu’elle vienne témoigner, mais nous aurions pu mieux mener l’entretien – cela a été dit lors de la réunion de bilan et explique les tensions que nous avons connues ensuite. Néanmoins, la démarche était bienveillante : elle-même souhaitait venir en parler et nous voulions évoquer ces problèmes. Elle traverse une période difficile et précaire ; nous sommes derrière elle.

L’Arcom nous a tirés par la manche à plusieurs reprises, parfois fortement, à cause de débordements survenus au cours de l’émission TPMP – quelquefois à juste titre, d’autres fois non. Les chroniqueurs ont reçu une vraie formation. De plus, nous avons revu la composition du plateau : Pascale de La Tour du Pin et d’autres sont venus en renfort. Depuis quasiment un an, aucun problème n’est advenu. Les victimes reçoivent un traitement particulier. Je suis très heureux parce que l’émission atteint des records d’audience ; nous avons une responsabilité car elle touche des publics jeunes. Nous avons donc organisé cette formation pour prêter une attention plus grande encore aux interviews, des victimes notamment. Elles sont toujours les bienvenues sur le plateau, nous veillons sur elles, et nous sommes attentifs à entendre les avocats de toutes les parties.

Un Suicide français est un des livres les plus populaires d’Éric Zemmour. Nous avons le projet, en développement, de l’adapter sous la forme d’un documentaire pour la chaîne Planète+. Mais si l’auteur est condamné, nous reverrons notre position.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous nous dites maintenant qu’il faut attendre la condamnation, alors que vous nous avez dit auparavant que vous faisiez de la prévention. Où placez-vous la frontière ? Cela dépend-il des personnes ou des situations ?

M. Gérald-Brice Viret. C’est très simple. Canal+ emploie 2 000 collaborateurs. Nous produisons beaucoup d’émissions nous-mêmes ; nous avons deux rédactions, pour les sports sur Canal+ et pour l’information sur CNews et C8. Dès lors que nous avons connaissance de faits survenus dans notre périmètre, Sylvie Cavalié et moi appliquons la tolérance zéro ; quand nous ne disposons pas des éléments nécessaires pour juger, nous laissons la justice faire son travail. Je ne suis pas juge, je suis directeur général : j’ai la charge des salariés, et j’y suis très attentif.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Caroline Mécary s’est plainte de comportements misogynes de Pascal Praud, qu’elle a mis en cause explicitement dans la presse. Le groupe a-t-il réagi pour qu’il adapte son comportement et ses propos – sinon son ton, qui manifestement n’a pas changé ?

J’émets des réserves sur vos réponses relatives aux films pornographiques, que j’estime insuffisantes. Une charte qui date d’il y a vingt ans, modifiée par un code de déontologie, c’est limité. Au-delà du tournage des œuvres, il est établi que leur diffusion participe ontologiquement à banaliser la violence sexiste et sexuelle – cela dit sans jugement de valeur.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Évidemment, en matière pénale, la présomption d’innocence s’applique. Mais, je le répète, l’employeur doit prendre des mesures, or vous l’avez fait dans certains cas, notamment avec Pierre Ménès. Pour d’autres, vous expliquez que vous agirez s’ils sont condamnés.

M. Gérald-Brice Viret. S’agissant des films pornographiques, nous avons commencé à travailler sur le sujet il y a vingt ans, sans attendre les débats ouverts plus récemment. Les œuvres diffusées sur Canal+ n’ont jamais soulevé aucun problème. Nous avons été les premiers à choisir des femmes pour réaliser des films pornographiques, notamment Ovidie. Elle a également créé la série Des Gens bien ordinaires, qui a reçu un prix international. Dans le domaine du porno, Canal+ maîtrise la situation ; on parle de vingt œuvres par an, et nous sommes très vigilants.

Dans l’affaire du journaliste que vous avez cité, les faits se sont passés sous les yeux de collaborateurs de l’entreprise et impliquaient des collaboratrices, qui se sont plaintes à nous. Nous étions à même de juger. Dans l’autre cas, je ne sais pas de quoi on parle, je ne connais pas les faits, je ne suis ni juge ni enquêteur : je ne prendrai pas de décision sur la foi d’un article de presse et, puisque la personne a fait appel, je la présume innocente. Le raisonnement vaudrait pour n’importe qui.

Mme Sylvie Cavalié. Nous prenons aussi en considération le collectif de travail, confronté à une situation susceptible de provoquer de l’émotion. Nous avons donc déployé des dispositifs dans l’entreprise, précisément pour remplir nos obligations relatives à la sécurité. Nous avons une ligne de soutien psychologique, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dont nous communiquons très régulièrement le numéro. En cas de besoin, nous faisons venir une psychologue en interne, qui organise des groupes de travail collectifs. Elle reçoit également les collaborateurs qui le souhaitent, pour libérer la parole, pour accompagner ceux qui vivent une situation personnelle difficile, ou lorsque des tensions apparaissent dans une équipe. Nous mettons en place tous les éléments pour rétablir un climat de travail serein.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous menez une réelle politique de prévention, que vous présentez de manière convaincante. Mais vous pouvez entendre qu’en laissant un Morandini en plateau ou en décidant de produire l’adaptation du livre de Zemmour, vous brouillez le message. Que croire ? D’un côté, si incontestable que soit la présomption d’innocence, vous valorisez les accusés ; de l’autre, vous encouragez la prise de parole mais sans remettre en cause la starification.

Lorsque les faits sont extérieurs à l’entreprise, vous n’agissez pas tant que la justice ne s’est pas prononcée. Que faites-vous quand une personne a été condamnée ? Prenons l’exemple de Nicolas Bedos : comment envisageriez-vous la production d’un film auquel il participe ?

M. François Mergier. Nous avons reçu il y a dix jours un scénario dont il était l’auteur. Nous l’avons refusé. Nous ne nous sommes même pas posé la question d’une éventuelle rentabilité. Nous avons un rôle à jouer ; nous n’allons évidemment pas mettre en lumière des gens qui viennent d’être condamnés – ce n’est pas une position que nous avons envie de défendre.

M. Laurent Hassid. La réflexion est comparable lorsque nous sommes acheteurs, c’est-à-dire simples diffuseurs, ni producteurs, ni distributeurs. Il y a dix ans, les questions ne se seraient peut-être pas posées dans les mêmes termes. La société et le milieu ont évolué : dans l’exemple que vous citez, il est désormais impossible de réfléchir de la manière que vous évoquez.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Madame Cavalié, vous avez présenté très clairement le dispositif de la commission de santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). Le cas échéant, comment s’effectue le lien avec la justice ?

Je formule une remarque prudente. Nous voulons seulement connaître la doctrine de votre groupe. La commission ne remet pas en cause votre liberté éditoriale. Des gens qui avaient commis des crimes ont écrit des livres pendant qu’ils étaient en prison.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Nicolas Bedos vient d’être condamné, mais il a fait appel : il est toujours présumé innocent. M. Morandini est dans la même situation.

M. Gérald-Brice Viret. Vous lui en voulez !

M. Erwan Balanant, rapporteur. Pas du tout. Je fais mon travail de rapporteur d’une commission d’enquête ; je ne suis ni juge ni procureur. Je m’en tiens aux faits et j’essaie de déterminer ce qui a été bien fait et de réfléchir aux possibles améliorations.

Les contrats d’assurance prévoient une clause qui permet d’indemniser jusqu’à 500 000 euros une interruption de tournage pour une durée maximale de cinq jours. Or le coût peut être bien supérieur, par exemple s’il faut changer toute une équipe, en cas d’accident grave. Nous allons auditionner les assureurs. Ils pourraient proposer une clause plus avantageuse, payante, pour résoudre des problèmes qui imposent de suspendre longuement le tournage. En tant que financeur, une telle clause pourrait-elle vous intéresser ? Cela pourrait-il assainir le milieu ? Il arrive que les gens ne parlent pas par peur de briser leur carrière ou un travail collectif, parfois le projet d’une vie.

M. Gérald-Brice Viret. Il s’agit d’une proposition de travail qui nous intéresse fortement. Une œuvre de cinéma est l’aboutissement d’un travail collectif qui peut réunir 150 à 200 personnes.

Nous avons été confrontés à ce problème. Canal+ produit également beaucoup de séries : pour le quarantième anniversaire de la chaîne, nous en avons compté 105 – vous connaissez Les Revenants, le Bureau des légendes, et d’autres. Olivier Bibas et moi avons dû interrompre le tournage d’une série originale. Avec le producteur, nous avons décidé de payer à parts égales le coût des jours nécessaires pour trouver une solution. Nous agissons beaucoup : dans les productions originales, nous travaillons sur le contenu et nous savons précisément ce qui se passe. Nous souhaitons bénéficier du soutien des assurances pour libérer la parole et gérer la survenue d’un cas délictueux sur un tournage. C’est une piste intéressante.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous vous remercions. Vous pouvez nous transmettre par écrit d’éventuels compléments.

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*     *

La commission procède ensuite à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Sara Forestier, actrice et réalisatrice.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je suis heureuse de conclure cette journée d’auditions en accueillant Mme Sara Forestier. Vous êtes actrice et réalisatrice, connue et reconnue. Au nom de la commission et des députés présents, je vous remercie d’être venue témoigner des violences et de l’omerta qui ont existé, et existent vraisemblablement encore, dans le cinéma français.

Cette commission d’enquête vise à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité. Des témoignages comme le vôtre sont extrêmement précieux pour éclairer nos travaux et nous amener à formuler des propositions fortes et adaptées au monde du cinéma, qui permettront véritablement de changer les choses.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Sara Forestier prête serment.)

Mme Sara Forestier, actrice et réalisatrice. Je vous remercie de me donner l’occasion de parler des violences dans le milieu du cinéma. J’ai choisi de m’exprimer dans le cadre de cette commission d’enquête pour que ma parole soit entendue. En effet, je ne me résous pas à voir les institutions de l’État délaisser ce sujet au profit de la sphère médiatique plutôt que de s’en saisir à bras-le-corps.

Dans un premier temps, je vais vous exposer les mécanismes que j’ai identifiés grâce à mon expérience, qui permettent aux violences non seulement de surgir, mais aussi de se déployer et de se perpétuer en faisant taire les victimes. Dans un second temps, pendant nos échanges, je vous proposerai des pistes visant à les restreindre et à les circonscrire.

Je vais commencer par vous présenter ma trajectoire d’actrice, car c’est seulement en considérant une longue période de temps que l’on peut comprendre comment ces violences sont collectivement intégrées, répétées, tolérées et normalisées.

J’ai débuté très jeune dans le cinéma, à 13 ans, en passant des castings. Et j’ai commencé ma carrière en disant « non » lors du premier d’entre eux, quand on m’a demandé de retirer ma culotte et de la faire tournoyer dans les airs pour qu’elle atterrisse dans l’assiette d’un autre personnage, dans une scène soi-disant comique d’un court-métrage. J’ai dit non et les responsables du casting étaient outrés. Ils m’ont toisée : comment osais-je leur dire non ? Je n’avais que 13 ans, je n’étais personne et je n’avais jamais tourné de film ! Pourtant j’ai dit non et je suis partie.

Les « non » m’ont accompagnée durant toute ma carrière, façonnant ma personnalité, mon rapport aux autres et à mon propre corps.

Peu de temps après, j’ai 15 ans et je tourne mon premier film, L’esquive. Sur le plateau, entre deux scènes, l’un des régisseurs me dit : « J’ai envie de te faire l’amour dans les fesses. » Il a 30 ans et j’en ai 15 ; je suis choquée. Heureusement, un autre régisseur l’arrête immédiatement et lui dit : « T’abuses, elle est trop jeune ! ». On est passé à autre chose et on n’en a pas reparlé : ça a été un non-événement.

Quelque temps avant, dans une scène du même tournage, un acteur devait tenter de m’embrasser ; avant les prises, il s’amusait à cracher par terre pour m’humilier. Je me sentais mal et j’en ai parlé au réalisateur, qui m’a simplement dit de l’ignorer, que c’était un petit con. Comme toujours, les mots utilisés ne désignent pas les choses. Le réalisateur a fini par le recadrer et on est passé à autre chose : ça a été un non-événement.

Toujours sur ce tournage, un incident illustre le rapport au corps si particulier dans ce milieu. Pour une autre scène, on avait les mains sur le capot d’une voiture, dont la portière était ouverte. Quelqu’un, sans le faire exprès, a claqué la portière sur mon doigt, qui est devenu violet et s’est tordu. L’équipe a arrêté de filmer et a appelé les pompiers. Pendant qu’on les attendait, le réalisateur est venu me dire : « Sara, ce serait formidable si on pouvait utiliser l’état dans lequel tu es – j’étais blême – pour tourner une scène dans la voiture : ce serait fort. » Je suis retournée dans la voiture, dans cet état, et nous avons tourné la scène.

J’ai intégré très tôt ce rapport au corps, qui est omniprésent. Ainsi, sur un autre tournage, je suis restée des heures dans un bassin, car nous avons fait de nombreuses prises. Quand j’ai été au bord de la convulsion, claquant des dents et les lèvres presque bleues, on est venu me prendre dans les bras en me disant que j’étais très courageuse.

Dans ce métier, on se donne corps et âme, on a envie d’offrir le meilleur et on donne tout. Tout au long de ma carrière, j’ai été un bon petit soldat, m’efforçant de tout donner pour une œuvre et pour un metteur en scène. Se donner corps et âme, cela a signifié pour moi me retrouver nue dans une scène, alors que dans ma vie, je n’avais jamais été nue devant quelqu’un. Être actrice, c’est être sexuée avant même d’avoir investi sa propre sexualité. Cela implique aussi de mentir, de faire comme si on connaissait les choses du sexe alors qu’on est encore vierge, pour ne pas être trop embarrassée dans une scène d’amour – cela donne même des situations assez cocasses.

Pendant toutes ces années, j’ai intégré ce rapport au corps, tout en étant accompagnée de mes « non ». Ils m’ont protégée, notamment des metteurs en scène qui voulaient coucher avec moi en me menaçant de me retirer un rôle – je n’ai pas fait ces films-là. Jusqu’au jour où il y a eu le « non » de trop, celui qu’on n’a pas laissé passer, celui qu’on m’a fait payer.

Pendant la préparation d’un tournage, au moment des essais caméra, j’ai eu très mal au ventre, au point de devoir m’allonger. Personne n’a fait attention à moi. Le soir même, je suis allée aux urgences où le médecin m’a expliqué que je faisais une hémorragie interne : en raison d’une grossesse extra-utérine, l’une de mes trompes avait explosé, répandant un litre et demi de sang dans mon ventre. J’ai immédiatement été opérée et j’ai eu une péritonite – une infection assez grave qui peut entraîner la mort. Je suis restée hospitalisée, avec un traitement antibiotique par intraveineuse. Deux jours après ma prise en charge aux urgences, toujours hospitalisée, j’ai prévenu la réalisatrice qui m’a reproché de ne pas l’avoir avertie plus tôt : à cause de moi, le début du tournage était décalé d’une dizaine de jours.

Juste avant de commencer à tourner, j’apprends que l’acteur principal est contrarié : « ça le fait chier » qu’on ait décalé le tournage, parce que ses plannings suivants sont très serrés. Aucune compassion pour moi, aucun mot de soutien au sujet de mon hospitalisation. Mais cette fois encore, je suis un bon petit soldat – d’autant que je connaissais les producteurs – et je commence le tournage. Au soir du troisième jour, sur le trajet de retour du plateau, je partage un trajet en voiture avec l’acteur principal. Au téléphone avec sa compagne, il raccroche et dit : « Putain, fait chier, elle veut garder le gosse alors que j’en ai déjà deux avec deux femmes différentes ! » Dans cette voiture, avec cet homme qui tient ces propos, je me sens mal ; avec lui, une femme ne doit pas la ramener et je sens que je dois me faire toute petite.

Juste après, pour une broutille, une histoire d’accessoire, on ne se comprend pas ; ça l’énerve et il me parle mal. Je ne me sens pas bien, parce que je sais qu’il sera impossible de continuer comme ça pendant tout le tournage ; je vais me sentir rétrécie de l’intérieur, je vais devoir m’écraser et c’est impossible. Je prends sur moi et je décide d’aller lui parler dans les loges, au calme. Je lui explique que je ne me sens pas bien, qu’on ne pourra pas tourner deux mois ensemble dans cette ambiance et que j’aimerais que ça se passe mieux. Il n’est pas d’humeur à parler, il s’énerve et me dit : « casse-toi ou je vais te gifler. » Sous le choc, je le regarde et lui réponds : « Non, tu ne me fais pas peur, tu ne me menaces pas. ». Ça ne lui plaît pas, il « monte dans les tours » et me gifle.

Je hurle et je demande immédiatement à être emmenée à l’hôpital. Je sens que les membres de l’équipe paniquent, parce que personne ne sait gérer ce type de situation. Comme souvent sur les tournages, toutes mes affaires personnelles étaient restées dans ma chambre d’hôtel – mes papiers, mon argent, ma carte bleue. Sans rien pour me payer un taxi, je suis dépendante d’eux. Lorsque je leur dis ensuite que je veux être emmenée au commissariat, ils paniquent et essayent de m’en dissuader. Devant mon insistance, ils finissent par le faire.

Pendant que j’attends dans le hall du commissariat pour déposer plainte, la réalisatrice vient me voir et me fait du chantage. Elle me fait culpabiliser : si je porte plainte, je vais détruire son film. Elle minimise la violence de la gifle – il m’aurait à peine effleurée – et n’a aucun mot de compassion. Cette fois encore, il faudrait que ce soit un non-événement. Choquée par ses propos, je reste sans voix et finis par la chasser ; elle n’a rien à faire là. Par la baie vitrée, je vois qu’une partie de l’équipe est là, avec l’acteur qui m’a giflée, pour qu’il s’excuse. On me demande d’accepter ses excuses, pour pouvoir mettre la poussière sous le tapis et passer à autre chose. S’il m’avait juste insultée, j’aurais pu accepter, mais en vingt ans de carrière, personne n’avait jamais levé la main sur moi. J’ai dit non, encore une fois, et je suis allée dans le bureau du policier en demandant à l’équipe de partir.

À ce moment-là, une chose prend toute la place : la peur. Pour eux, c’est la peur des assurances, la peur de perdre de l’argent, parce qu’ils ne savent pas gérer ce type de situation. Pourquoi ne pas licencier l’agresseur ? Parce qu’il faudrait tourner à nouveau toutes les scènes déjà filmées les trois premiers jours ; ça coûte cher. C’est plus simple que la victime encaisse, mais ce n’est pas ce que j’ai fait.

À la sortie du commissariat, je suis rentrée chez moi à Paris – le tournage se déroulait en province. Je me sentais seule, je voulais me protéger. Évidemment je n’ai pas dormi de la nuit ; j’étais encore sous traitement antibiotique et j’avais très mal au ventre. Le lendemain matin, je suis allée consulter et le médecin m’a tout de suite mise en arrêt maladie ; ma gynécologue et le médecin qui s’était occupé de ma péritonite ont confirmé la prescription. Mon inflammation avait repris et je devais absolument me reposer, sinon je risquais de ne plus pouvoir être enceinte. J’ai suivi leurs conseils et décidé de prendre soin de moi, alors que la production me mettait la pression pour que je revienne sur le plateau à quatorze heures.

Au moment où l’équipe a reçu mon arrêt maladie, la culpabilité et la responsabilité se sont inversées : je suis devenue l’ennemie, celle qui met en danger le film. Au cours des jours suivants, pendant que je me soigne et que j’essaie de me remettre psychologiquement, mon avocat communique avec la production, qui ne voulait pas me payer mes trois jours de tournage. Il fait valoir que compte tenu du contexte – nous sommes juste après l’affaire Weinstein et Adèle Haenel n’a pas encore pris la parole –, il serait mauvais pour la production que cela s’ébruite. Deux jours après cette discussion, un article paraît dans la presse people, renversant complètement les faits : c’est moi qui suis accusée d’avoir giflé l’acteur ! (Mme Sara Forestier, en pleurs, s’interrompt quelques secondes.)

C’est imparable, puisque le témoignage, totalement mensonger, est anonyme. J’étais sans doute naïve, mais je ne pensais pas cela possible. Après cet article, comment prendre la parole, comment expliquer que c’est moi qui ai reçu cette gifle ? Parce que je l’ai reçue ! Ils ont réussi à me faire taire.

Psychologiquement, c’était comme un coup de massue supplémentaire. Je voulais avoir un enfant et la fausse couche avait été très dure à vivre. Dans un tel état de faiblesse, je n’étais pas armée pour recevoir toutes ces violences, je n’étais pas assez forte pour faire face. Après ce dernier coup implacable, j’étais terrassée. J’étais, littéralement, à terre, à genoux dans mon salon, en sanglots – je revois encore cette image et ça me fait mal d’y repenser. J’ai eu envie de mourir. J’ai pourtant du caractère et j’ai toujours été très joyeuse, mais là, c’était trop à supporter pour mon corps et mon esprit.

Quelques mois plus tard, je devais tourner dans une série. Après la publication de l’article, qui m’a fabriqué cette réputation, j’apprends que je suis virée et que deux autres projets sont annulés. Par conséquent, je n’avais plus de revenus, je ne pouvais plus payer mon loyer et je me suis endettée, d’autant que je comptais sur le tournage interrompu pour tenir financièrement pendant un moment – les revenus des acteurs sont irréguliers.

J’ai survécu comme j’ai pu et j’ai finalement tourné à nouveau, mais j’étais dégoûtée du cinéma et je me défiais de tout le monde. Comment refaire confiance à ceux qui avaient été capables d’un tel comportement ? En réalité, il est difficile de voir les violences et la cruauté, parce que les agresseurs et les complices se défaussent. Après tout ce qui avait été dit sur moi, lorsque j’arrivais sur les plateaux, je le lisais dans les regards qui me jugeaient : « Ta réputation te précède ». En mon for intérieur vivait un très puissant sentiment d’injustice : ce qui m’était arrivé était injuste, mais c’était encore pire de voir ces gens me regarder comme si c’était moi la coupable !

J’étais sur la défensive et j’entretenais un cercle vicieux : plus vous êtes sur la défensive, plus les gens se sentent confortés dans leur opinion. C’est comme un piège qui se referme et dont on a l’impression qu’on ne pourra jamais sortir. Si un tournage ne se passe pas bien, cela confirme aux équipes du tournage précédent que c’était bien vous, le problème. J’ai continué à tourner, mais je me sentais humiliée, oppressée par quelque chose qui s’était refermé sur moi. Alors, comme toutes les femmes victimes de violences, j’ai opté pour la seule solution : je me suis retirée et j’ai essayé de me reconstruire, dans mon coin.

Et puis il y a eu le témoignage d’Adèle Haenel et la libération de la parole. Je suis tombée sur une interview incroyable d’Isabelle Adjani, dans laquelle elle racontait exactement ce qui m’était arrivé. Elle jouait dans une pièce et, après qu’un acteur violent l’avait giflée, elle avait quitté le théâtre. Dans ce texte, elle expliquait que tout le monde lui était tombé dessus, comme si c’était elle la responsable – ces mots résonnent encore dans ma tête. Il me semble même que l’acteur avait menti, lui aussi, en l’accusant d’avoir été violente. Quand je pense à elle, je ne peux m’empêcher de penser à ce sketch, diffusé pendant la cérémonie des César, où l’on se moque d’elle en lui faisant dire « Je ne suis pas folle, vous savez ! » et en jouant sur cette réputation.

Les femmes qui sont abîmées de cette manière-là, c’est presque avec l’œil luisant qu’on les enferme dans ce qualificatif de folle. Lire ce témoignage et entendre les propos d’Adèle Haenel, cela m’a libérée. J’ai compris le caractère implacable de ces mécanismes. Grâce à la libération de la parole, on s’est collectivement déniaisés. À partir de ce moment-là, j’ai mieux compris ce qui m’était arrivé et les rouages qui étaient à l’œuvre.

J’aimerais aborder un autre point très important. Pendant la descente aux enfers, on vous somme de faire un examen de vos propres comportements, pour vérifier que vous n’avez pas fait d’erreurs. Parce que si vous n’êtes pas une victime parfaite, on n’accepte pas que vous soyez une victime. Mais c’est un piège, car la victime parfaite n’existe pas. On vous somme de reconnaître toutes vos erreurs, comme si on vous faisait manger votre tartine de merde jusqu’au bout – pardonnez-moi l’expression. Vous devez faire votre examen de conscience pour qu’on daigne reconnaître que vous avez été victime.

Quand j’ai commencé à me reconstruire et à aller mieux, quand j’ai compris le fonctionnement du système, je me suis prêtée à cet exercice et j’ai identifié les moments où j’ai reproduit des violences. J’ai pu présenter mes excuses aux personnes que j’avais blessées et leur expliquer pourquoi j’avais agi comme je l’avais fait. Après un casting, par exemple, je n’avais pas rappelé tout le monde, parce que c’est ce qu’on avait fait avec moi et que je n’en étais pas morte ! Mais rester six mois sans réponse, c’est humiliant, ce n’est pas acceptable.

Lorsque j’ai tourné mon propre film, je n’ai peut-être pas suffisamment protégé mes actrices. Après coup, je me suis rendu compte qu’ayant commencé ma carrière d’actrice avec un metteur en scène, certes talentueux mais qui intégrait la violence dans sa manière de faire, j’avais reproduit ses mécanismes et son rapport au corps délétères, ainsi qu’une défiance vis-à-vis des équipes techniques. Cela me rend triste, parce que ce n’est pas comme ça que je veux faire du cinéma.

Il est tout de même très injuste, comme le souligne Isild Le Besco dans Dire vrai, que nous fassions cet examen de conscience mais que les agresseurs, eux, ne le fassent pas !

Le monde du cinéma est aussi marqué par un certain relativisme, lequel tend à mettre sur le même plan des propos inconvenants, une gifle et une agression sexuelle – alors que ce n’est pas la même chose ! Après réflexion, je ne pense pas que les gens du milieu considèrent vraiment ces comportements comme étant du même ordre : c’est, une nouvelle fois, une façon pour eux de fermer les yeux sur les agissements des agresseurs.

Je ne souhaite pas que mon agresseur soit empêché de faire du cinéma, ni que son nom soit placardé – raison pour laquelle je ne l’ai jamais nommé publiquement en dehors de la sphère judiciaire. Je veux simplement qu’il aille en prison car, en me frappant alors que je sortais de l’hôpital, il a détruit des années de ma vie. Ni peine de mort sociale, ni peine de mort professionnelle : je souhaite simplement que justice soit rendue. Lorsqu’un agresseur est en prison, il est mis hors d’état de nuire et les choses sont ainsi réglées. Mais aujourd’hui la justice est défaillante. Je comprends qu’il soit difficile, pour les victimes, de constater l’impunité dont bénéficie leur agresseur. Voir son agresseur passer à la télé, c’est insoutenable. Que va-t-il se passer si la justice ne fait rien ? Va-t-on laisser les choses se régler dans la sphère médiatique ?

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci pour ce témoignage très fort sur le caractère systémique des violences et sur la stratégie mise en place pour qu’elles restent tues. J’ai une première question, à laquelle vous n’êtes pas obligée de répondre : quand avez-vous porté plainte, et êtes-vous certaine que celle-ci est en cours d’instruction ?

Mme Sara Forestier. Le jour des faits, j’ai déposé une main courante : on m’avait expliqué, au commissariat, que cela prendrait moins de temps dans un premier temps qu’un dépôt de plainte. Ensuite, j’ai été totalement écrasée par ce qui se passait. J’ai même voulu me suicider. On me conseillait de surcroît de ne pas mettre d’huile sur le feu et d’arrêter de parler de tout cela. J’étais tellement faible que j’ai écouté ce très mauvais conseil ! Le jour de l’agression, on m’avait même dit de ne pas quitter le tournage car cela pourrait se retourner contre moi. Voilà ce qu’on dit systématiquement aux filles : « Ne pars pas », « Reste », « Encaisse ». Les années suivantes, je n’ai pas pu porter plainte non plus car j’étais endettée – l’argent est un sujet dont il faut parler aussi ! Et puis mon corps m’a lâchée. J’étais dans un état déplorable, proche de la mort. Je n’étais pas du tout en état de porter plainte et, pour moi, ce n’était pas la voie à suivre. Je suis partie vivre à la campagne.

Mais je ne pouvais pas laisser passer. Un jour avant la prescription des faits, j’ai pris ma voiture pour me rendre au commissariat. Un policier m’a écoutée et a enregistré ma plainte – qui, depuis, s’est perdue dans les limbes. Mon avocat s’est enquis de la suite mais, pour l’heure, je n’ai aucune information.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Si je vous ai posé cette question, c’est parce que notre commission d’enquête ne peut traiter d’instructions judiciaires en cours. Votre témoignage nous ouvre néanmoins un champ d’investigation très important : celui des mécanismes qui se mettent en place pour faire taire les femmes et passer les violences sous silence. Au-delà de la responsabilité de l’auteur des faits, il y a celle du milieu du cinéma, notamment de vos employeurs.

Notre rôle, en tant que législateur, est de faire évoluer la loi pour protéger les personnes : pourriez-vous nous indiquer, au regard de votre expérience, ce qui aurait pu vous protéger davantage et ce qui aurait permis que votre affaire fasse l’objet d’un traitement différent ?

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous êtes l’une des plus grandes comédiennes des vingt dernières années ; vous avez reçu deux César. Et vous venez de décrire une machine à broyer des talents… Je vous en remercie, car votre témoignage va enrichir nos travaux. Je le dis avec sincérité et émotion car votre audition, qui intervient après celles de nombreuses autres personnes, fera partie des plus marquantes.

Tout a commencé lorsque l’on vous a demandé d’enlever votre culotte, à l’âge de 13 ans. Et pendant près de vingt ans, vous avez tenu. Quels sont les mécanismes qui permettent de tenir, de mener une carrière avec talent, d’avoir du succès et de faire les films magnifiques que vous avez tournés ? Comment ce milieu peut-il se permettre de détruire un talent de la même façon que l’on jette une vieille paire de chaussures ?

Mme Sara Forestier. Je ne connais aucune actrice qui n’ait pas été abîmée. Personne ne passe entre les gouttes. Derrière les larmes de Juliette Binoche, il y a beaucoup de choses…

Si je suis venue, c’est aussi pour évoquer les pistes d’amélioration. Le premier sujet, fondamental, est celui des assurances. Si l’agresseur portait la responsabilité financière de ses actes, la production pourrait faire ce qu’elle devrait faire : arrêter le tournage, jauger la situation et extraire l’agresseur. Et c’est lui aussi qui financerait les jours de tournage supplémentaires ou perdus. Les assurances sont le nerf de la guerre.

Il me semble aussi que la loi devrait rendrait obligatoire, lors des castings, la lecture d’un texte très court informant les candidats – en particulier s’ils sont jeunes – de leurs droits. Ce texte préciserait notamment qu’ils peuvent ne pas faire ce qu’ils refusent de faire, et même quitter le casting. Il est d’ailleurs incroyable que cela n’existe pas déjà. Quand on est jeune et que l’on passe ses premiers castings, on ne sait pas que l’on peut dire non et partir ! Si je l’ai fait, c’est parce que j’ai eu la chance qu’il ne se soit jamais rien passé de malaisant dans ma famille. Je n’aurais pas pu poser de telles limites si j’avais été issue d’une famille incestueuse. De nombreux débutants imaginent que, parce que le cinéma est un art, les limites sont floues. Ils craignent d’être « grillés » en quittant un casting.

Lorsque je réalisais mon film, je me suis rendu compte que l’une de mes directrices de casting avait filmé de jeunes candidats en leur faisant jouer des animaux de façon humiliante. Je l’ai virée sur-le-champ !

Mme la présidente Sandrine Rousseau. On pourrait imaginer que les accompagnants des mineurs ne soient pas présents sur les plateaux uniquement mais qu’ils arrivent dès le casting. Ce serait ainsi un adulte, et non le candidat lui-même, qui dirait le droit et fixerait les limites.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Avez-vous trouvé, madame Forestier, des points d’appui dans la profession ? Au moment où le mouvement #Metoo est apparu, on entendait souvent dire que tout le monde savait. Avez-vous pu vous rapprocher de consœurs qui auraient pu voir dans votre expérience le reflet de la leur ? Ou bien a-t-il fallu qu’Adèle Haenel et d’autres parlent pour que vous vous sentiez en situation de le faire ?

Mme Céline Thiébault-Martinez (SOC). Je vous remercie pour votre témoignage très fort, qui nous sera très utile. Je voudrais revenir sur votre proposition qu’un texte soit lu lors des castings. J’en comprends l’intérêt, mais il me semble problématique de faire porter la responsabilité de la fixation des limites sur un enfant – d’autant plus qu’il peut avoir été victime de violences sexuelles. Ne faudrait-il pas que la protection des candidats repose davantage sur les responsables des castings ?

M. Michaël Taverne (RN). Nous avons tous été touchés par votre émotion. Vous avez dit « On donne tout » ; cela peut induire des dérives et nourrir la culture du silence. Lorsque l’on vous a demandé de retirer votre culotte au cours d’un casting, l’avez-vous signalé ? Pourrait-on envisager la présence sur les tournages de personnes encadrant les mineurs ? Vous avez raison de souligner que la question des assurances est primordiale ; nous aurons d’ailleurs l’occasion d’auditionner leurs représentants. Mais imaginez-vous un autre dispositif qui permettrait de mettre un terme à la culture du silence et de briser le cercle vicieux ?

Mme Sara Forestier. Lorsque j’ai parlé de ce qui m’était arrivé, on m’a répondu à demi-mot que mon agresseur avait aussi frappé ses compagnes. Mais pourquoi serait-ce aux autres actrices, aux autres victimes, de soutenir leurs consœurs ? La libération de la parole m’a permis de structurer ma pensée et de comprendre ce qui m’était arrivé, mais ce qu’il faut maintenant c’est qu’une agression ait des conséquences. L’agresseur doit savoir qu’il portera la responsabilité financière de ses actes et qu’il devra quitter le tournage. Si l’on ne sort pas Depardieu d’un tournage lorsque des accusations sont portées contre lui, c’est parce que cela coûterait beaucoup trop cher. Tant que la responsabilité ne sera pas endossée par les bonnes personnes, l’agresseur restera – et que pourra faire la victime ? Rester à côté de lui et baisser la tête ? La problématique des assurances ne pourra pas être contournée : elle est centrale.

Aujourd’hui, c’est un cercle vicieux. Mais si un agresseur est sanctionné, les autres ne commettront plus les mêmes faits. Il faut donc arrêter de tergiverser et enclencher un cercle vertueux.

J’ai la conviction que les mineurs doivent, quoi qu’il arrive, être accompagnés. Il m’est arrivé bien plus de choses que ce que je vous ai raconté. Un réalisateur m’a demandé un jour de m’insérer un œuf dans le vagin en me laissant entendre que, si j’étais une vraie actrice, je serais capable de le faire. J’ai une multitude d’anecdotes ahurissantes comme celle-ci !

S’agissant des castings, j’essaye d’être pragmatique car je connais le milieu du cinéma : pour que les dispositifs soient efficaces, il faut qu’ils puissent être mis en œuvre. Même s’ils ne sont pas mineurs, des candidats qui se présentent pour la première fois à un casting doivent être informés de leurs droits. C’est aussi important que d’expliquer aux enfants que leur corps leur appartient. Un petit texte peut paraître anodin mais ce n’est pas rien de savoir qu’on a le droit de dire non. Savoir, c’est déjà pouvoir. Et la lecture d’un texte n’a rien d’infaisable ; personne n’aurait d’excuse pour la contourner. Ceux qui passent leur temps à tenter d’invisibiliser les violences seraient ainsi forcés de poser des mots, de fixer des limites. Un tel dispositif ne permettrait pas d’éradiquer les violences, mais ce serait une première balise, une façon d’armer petit à petit les cerveaux et les consciences.

M. Michaël Taverne (RN). Avez-vous signalé les faits que vous avez vécus lorsque vous étiez jeune et pensez-vous que les mineurs devraient être encadrés sur les plateaux ?

Mme Sara Forestier. Oui, j’ai dû rapporter ces faits à mon agent de l’époque, mais ils ont été considérés comme des non-événements. Le fait de dire ne signifie pas que l’on est entendu. Lors de mon premier casting, j’ai eu l’impression que j’avais en face de moi des malades, des dingos – une bande d’adultes qui me mettait la pression. Heureusement, je le répète, j’avais la chance d’avoir appris, grâce à ma famille, qu’il existait des limites et que j’avais le droit de dire non.

S’agissant des mineurs, je le dis sans hésitation : ils doivent bénéficier d’un accompagnement systématique car il est hors de question de les laisser à portée d’une possible agression. S’agissant des adultes, la présence de référents VHSS (violences et harcèlement sexistes et sexuels) sur les tournages constitue une avancée. Lorsque je suis revenue au cinéma, très récemment, j’ai eu la chance de travailler avec une équipe en or : des femmes qui m’ont comprise et protégée. La première assistante, qui était la personne référente, a vu que je souffrais d’un trauma ; elle a senti que j’étais abîmée et ne m’a pas jugée. Petit à petit, la confiance a grandi. Je suis parvenue à lui parler et j’ai commencé à aller mieux. Cela souligne l’importance des formations à la question des traumas, comme il en existe au sujet des violences sexuelles. Même si l’on parvient à circonscrire les violences, que faire en effet des nombreuses femmes qui ont été abîmées jusqu’alors ?

Cette expérience me permet d’affirmer que le cinéma peut réparer – je veux le croire, et je le crois. Les tournages devraient toujours se passer ainsi. La directrice de production – une femme aussi ! – a pris soin de moi. Elle ne laissait passer aucune violence sur le plateau. La présence de référents VHSS est donc fondamentale.

Au-delà, je voudrais attirer votre attention sur les lourdes répercussions de la lenteur de la justice. Il se passe souvent beaucoup de temps avant qu’un accusé ne soit jugé. Que faut-il faire de lui, en attendant ? Étant attachée à la présomption d’innocence, je ne peux me résoudre à ce qu’il soit banni des tournages. Je propose donc qu’il soit accompagné pour éviter qu’il puisse agresser quelqu’un d’autre entre-temps. Si j’étais moi-même accusée, je ne prendrais pas mal cet accompagnement ; j’y verrais au contraire l’occasion, en tant qu’innocente, de démontrer que je me comporte bien. J’insiste : il faut être pragmatique. Si la parole se libère et que plus rien n’est mis sous le tapis, il faut s’attendre à ce que de très nombreux agresseurs soient dénoncés. Or, puisqu’ils ne quitteront pas le métier du cinéma, il faut trouver un moyen de les accompagner en attendant leur jugement et leur sanction éventuelle.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Une comédienne, un réalisateur, un chef opérateur ou un producteur ayant connaissance du droit est plus à même de se protéger et de protéger les autres. Pensez-vous qu’une formation juridique renforcée – en matière de droit du travail, notamment – dans les métiers du cinéma pourrait être utile ? Sachez en effet que la situation que vous venez de décrire est déjà prévue par le code du travail : en attendant le jugement, l’employeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les autres salariés.

Mme Sara Forestier. Il me semble qu’il existe déjà de telles formations. On pourrait bien sûr les perfectionner, mais que faire concrètement des accusés ? Il faut vraiment donner plus de moyens à la justice : si les choses n’avancent pas, c’est parce qu’elle n’est pas au rendez-vous. Elle est beaucoup trop lente, si bien que l’on se retrouve en situation d’engorgement… À vous d’agir !

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Avant que la justice ne passe, il faut que les femmes se sentent le courage d’aller jusqu’à la plainte – ce qui n’est pas simple, comme le démontre votre témoignage. La justice ne peut donc être la seule réponse ; nous en avons d’ailleurs esquissé d’autres. Merci pour la sincérité de votre parole et pour la force de votre témoignage, dont je ne doute pas qu’il fera avancer les choses.

 

La séance s’achève à dix-sept heures cinq.


 

Membres présents ou excusés

Présents.  M. Pouria Amirshahi, M. Erwan Balanant, Mme Graziella Melchior, Mme Sandrine Rousseau, M. Emeric Salmon, M. Michaël Taverne, Mme Céline Thiébault-Martinez

Excusée.  Mme Claire Lejeune