Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Caroline Bonmarchand, Mme Alice Girard et Mme Fabienne Silvestre, membres du groupe de travail RESPECT 2
– Audition conjointe, ouverte à la presse, de Mme Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale de France Télévisions et Mme Livia Saurin, secrétaire générale adjointe et de M. Frédéric Béreyziat, directeur général chargé des ressources d’ARTE France et Mme Agnès Lanöé, directrice prospective et développement transverse, accompagnés de M. Boris Razon, directeur éditorial, M. Olivier Père, directeur de l’Unité Cinéma, Mme Soumaya Benghabrit, directrice des ressources humaines, et Mme Céline Chevalier, directrice de la communication 15
– Présences en réunion................................31
Jeudi
14 novembre 2024
Séance de 9 heures 30
Compte rendu n° 5
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures trente.
La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, Mme Caroline Bonmarchand, Mme Alice Girard et Mme Fabienne Silvestre, membres fondatrices du groupe de travail RESPECT.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous entamons notre deuxième semaine d’auditions en recevant les fondatrices du groupe de travail Respect – réactivité, éthique, sécurité, professionnalisme, efficacité, confiance, transparence.
Madame Caroline Bonmarchand, vous êtes productrice de films. Vous avez été amenée à prendre une décision courageuse – je dirais même unique – et salutaire lorsque, sur l’un de vos tournages, le réalisateur a été accusé de viol par un technicien. Cet événement vous a inspiré la création de ce groupe de travail, avec vos deux cofondatrices. Madame Alice Girard, vous êtes également productrice ; dans une vie antérieure, vous avez été avocate pénaliste. Vous avez aussi eu à gérer et prévenir des violences sexistes et sexuelles sur l’un de vos tournages. Madame Fabienne Silvestre, vous êtes la cofondatrice et la directrice du Lab Femmes de cinéma, qui s’est beaucoup impliqué dans le groupe de travail Respect.
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Elle nous permettra, je l’espère, d’aboutir à une proposition de loi permettant de protéger les personnes.
Avant d’entendre les conclusions de votre groupe de travail, je vous rappelle qu’en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(Mmes Caroline Bonmarchand, Alice Girard et Fabienne Silvestre prêtent successivement serment.)
Mme Fabienne Silvestre, cofondatrice et directrice du Lab Femmes de cinéma et membre fondatrice du groupe de travail Respect. Nos travaux s’inscrivent dans un mouvement global et antérieur de lutte contre les violences. Ils ont été permis par de nombreuses prises de parole, puissantes et fortes, dans le secteur, notamment de la part de personnes que vous avez déjà auditionnées. Ils sont construits en complémentarité et grâce à des mesures déjà existantes, comme celles mises en œuvre par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Toutefois, s’il n’y avait aucun trou dans la raquette, nous n’aurions pas eu besoin de travailler pendant de longs mois pour élaborer ce rapport.
Le rapport du groupe Respect se veut une boîte à outils fondée sur le principe que « ceux qui font sont ceux qui savent ». Nous l’avons voulue extrêmement pragmatique : elle vient de professionnels du secteur, des personnes qui font des films, les produisent, les diffusent et en assurent l’exploitation. Elle s’adresse aussi bien aux professionnels qu’aux pouvoirs publics. Si notre rapport est désormais entre les mains des professionnels, nous aurons besoin de l’aide des pouvoirs publics pour qu’il devienne une réalité.
Pendant toute la durée de nos travaux, notre priorité absolue a été la protection des victimes et la lutte acharnée à mener contre les violences et le harcèlement sexiste et sexuel dans notre secteur. Les victimes, mais aussi le droit et la raison, ont été placés au centre et au-dessus de toutes nos réflexions.
Mme Alice Girard, productrice de films et membre fondatrice du groupe de travail Respect. Considérant que les réactions à chaud laissent peu de place à la raison, au droit et au respect de principes fondamentaux, nous avons inscrit notre méthode de travail dans un temps long, au rythme d’une réunion tous les vendredis matin pendant six mois. Nous avons souhaité mener, pour la première fois sur ces questions, une réflexion transversale, de sorte que, lorsqu’un problème survient sur un plateau, plus personne ne se retrouve seul dans son couloir de nage, sans connaître les outils à sa disposition.
La transversalité signifie que nous avons échangé et partagé nos expériences avec toutes celles et ceux qui font des films, de l’écriture du scénario jusqu’à son exploitation – techniciens, producteurs, agents, directeurs de casting, réalisatrices, comédiens, distributeurs, exploitants, vendeurs internationaux, représentants de festivals. Nous avons constitué un groupe de travail de près de trente personnes. Chaque membre participait à titre individuel, sans représenter sa propre structure ni un éventuel groupe militant ou syndical.
Forts de nos expériences regroupées, nous avons déroulé la frise de fabrication d’un film : chacune des étapes présentait des zones de risque, pas toujours bien appréhendées. Il s’agissait donc de centrer la réflexion sur la protection des victimes et celle du collectif de travail ainsi que sur l’application des règles existantes vis-à-vis du mis en cause. Nous sentions qu’il nous fallait tout faire pour éradiquer le continuum de violences systémiques qui traverse notre secteur parce qu’il est le reflet de l’ensemble de la société : toute amélioration y est susceptible de se répercuter ailleurs, là où des #MeToo commencent à émerger.
Mme Caroline Bonmarchand, productrice de films et membre fondatrice du groupe de travail Respect. En se saisissant eux-mêmes de ces questions, les professionnels ont dégagé un premier sujet de réflexion fondamental en ce qu’il participe de la création d’une culture du consentement dans notre secteur d’activité : la prévention. Le CNC a certes déjà instauré une formation des producteurs, qui sera progressivement élargie à l’ensemble des personnes travaillant sur un plateau. Il faut cependant intervenir plus en amont. Aussi préconisons-nous la création d’un module spécifique aux violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) dans le cursus de formation des futurs techniciens et comédiens.
Une formation, continue et évolutive cette fois, nous semble également nécessaire pour pour l’ensemble des producteurs, et pas seulement les gérants de société de production comme c’est le cas aujourd’hui. Au-delà, l’objectif est de former la totalité du secteur – équipes de tournage, techniciens, agents et assistants, ces derniers recevant souvent la parole des victimes. Toute la profession et ses différents métiers, y compris les équipes des sociétés de distribution, de vente internationale et des festivals internationaux, doivent avoir accès à cette formation.
Tout aussi importante est la mise en place de la prévention dès l’origine des projets, dès l’écriture du scénario. Les personnes qui y travaillent doivent être informées de leurs droits et devoirs, disposer d’un numéro à contacter en cas de problème.
Notre boîte à outils a vocation à servir à l’ensemble des employeurs du secteur. Elle se veut très pratique, en proposant des outils comme le harcèlomètre, qui permet de distinguer les différents délits ; la communication pour avis, dès la préparation, du scénario à une coordinatrice ou un coordinateur d’intimité ; la désignation de référents harcèlement dûment formés, agissant en binôme sur les plateaux et issus de départements différents ; l’affichage à toutes les étapes de la fabrication du film, jusqu’à la postproduction – un réalisateur, un monteur, une assistante passent de nombreux mois ensemble, enfermés dans une pièce –, la distribution et la promotion. Il s’agit de couvrir l’ensemble du spectre de la fabrication du film par la formation – un investissement certes, mais utile pour « économiser » tout incident susceptible de se produire tout au long de la chaîne.
Mme Alice Girard. Nous avons imaginé une charte Respect préventive accompagnée d’une déclaration commune, à l’image de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, que signeraient les différentes personnes travaillant sur un film. Elle rappellerait l’ensemble des principes, communs et de droit, qui s’avèrent largement méconnus du milieu. Le droit du travail est certes très complet mais il ne règle pas tout, et beaucoup de chartes existent dans différents secteurs – certaines collectivités territoriales en font signer lors de tournages sur leur territoire. L’intérêt de celle-ci serait d’être commune à tous.
Elle rappellerait les principes de droit ; la nécessité d’accepter, en cas de survenue d’un accident sur un film, les enquêtes internes engagées par la production ainsi que leurs conclusions ; les règles à respecter pendant le casting, celles relatives au jeu des enfants, notamment des adolescents ; l’appel au coordinateur d’intimité. Surtout, nous préconisons le principe de non-mise en lumière qui s’appliquerait en parallèle des mesures conservatoires prises, au moment d’un incident, à l’égard d’un mis en cause. S’il s’agit d’un réalisateur dont le film nécessite d’être présenté en festival ou dans une « tournée province », ce principe permettrait au collectif de continuer à travailler sans le mettre en lumière tant que la justice ne s’est pas prononcée.
Nous avons également constaté l’existence de nombreux dispositifs de signalement de violences à l’occasion de la fabrication d’un film : une cellule psychologique chez Audiens ; le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), censé constituer un référent mais dont les moyens humains et matériels sont insuffisants ; le CNC ; le Livre blanc du collectif 50/50. Ces outils sont toutefois assez disparates et ne constituent pas un kit de règles applicables. Nous avons donc tenu à rappeler qu’en cas de signalement, le référent harcèlement doit absolument être formé à recueillir la parole et que la production doit pouvoir mener une enquête interne de manière neutre et indépendante, idéalement en missionnant un médiateur le temps du tournage.
Les films présentent cette particularité que les tournages ont lieu sur l’ensemble du territoire, ce qui rend très difficile de mobiliser une ressource pour mener une enquête interne, c’est-à-dire auditionner chaque personne, recueillir la parole de la victime, des témoins et du mis en cause, tandis que le producteur doit prendre les mesures conservatoires qui s’imposent, pour protéger la victime et l’isoler. Ce médiateur auquel nous pensons pourrait être désigné en lien avec les assurances, qui n’ont pas forcément la capacité d’expertiser immédiatement le risque d’arrêt d’un tournage en raison d’un signalement de violence. Cette médiation extérieure et neutre nous paraîtrait très utile en particulier durant le tournage – en préparation et en postproduction, le temps est moins compté.
Outre la charte Respect, nous proposons d’annexer à chaque contrat une clause extrêmement détaillée qui, d’une part, poserait le principe élémentaire du travail dans un cadre bienveillant et respectueux, débarrassé de toute violence morale – la première de toutes – et, d’autre part, rappellerait les règles de droit généralement méconnues, préciserait les notions de violence morale, de harcèlement, d’atteinte, d’agression sexuelle et de viol ainsi que l’articulation du droit du travail, du droit pénal et du droit d’auteur, qui énoncent parfois des injonctions contradictoires.
Un autre sujet concerne les modalités d’exploitation des films ayant rencontré une situation de violence.
Mme Fabienne Silvestre. Nous entendons par « film abîmé » un film dont la sortie est affectée par un signalement de fait de violence ou de harcèlement sexiste et sexuel. Cette expression s’est imposée à nous pour son caractère fourre-tout assez pratique, même si elle peut donner, à tort, l’impression que le film est mis au même niveau que la victime. Ce n’est évidemment pas le cas ; la parole des victimes est placée au-dessus de tout.
Ce que nos travaux ont fait ressortir, s’agissant des films ayant fait l’objet de signalement de faits de violence, c’est l’absolue nécessité de faire la différence entre ceux qui ont donné lieu à des mesures de prévention, de protection et d’enquête, et ceux pour lesquels la culture du silence a prévalu. Accompagner la sortie des premiers nous paraît essentiel pour permettre une vraie libération de la parole des victimes, qui ne s’interdiraient alors pas de parler de crainte de mettre la sortie de ces films en péril.
Le protocole Respect ne concernerait que les films à venir ; il pourrait s’appliquer à l’accueil en festival, à la distribution, à l’exploitation en salles, à la diffusion par les chaînes de télévision, à la presse et aux tournées de promotion à l’étranger. Il repose sur les deux principes déjà évoqués de la non-mise en lumière et de la contextualisation. Le premier est inspiré de la pratique des Césars : les personnes mises en examen ne peuvent pas se rendre à la cérémonie ; il n’y a pas de prise de parole en leur nom en cas d’obtention d’un César, ni d’invitation aux événements autour des Césars. La non-mise en lumière est un moyen de respecter la parole des victimes en même temps qu’elle permet aux films d’être exploités tout en contextualisant la violence associée à l’un des membres de l’équipe. La personne mise en retrait n’est pas déclarée coupable ; il s’agit de laisser à la justice le temps de faire son travail, ce qui ne nous semble pas contradictoire avec la notion de présomption d’innocence.
Sur le moment où débuterait l’application de cette mesure – à la publication de témoignages dans un article sérieux ou au dépôt d’une plainte – aucun consensus ne s’est dégagé au sein du groupe. Tout le monde était d’accord, en revanche, pour l’effectivité de la non-mise en lumière lors de la mise en examen.
Quant au principe de contextualisation, il consiste à accompagner le film dit abîmé ayant obtenu la certification Respect auprès des festivals et exploitants des tournées de promotion. Ceux-ci se verraient adresser du matériel pédagogique détaillant les faits de violence survenus, précisant les mesures mises en place et dressant un état des lieux de la procédure judiciaire en cours.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Dans la culture du consentement que vous avez évoquée, comment définiriez-vous le consentement ? Où s’arrête-t-il dans la mesure où la poursuite d’une carrière ou l’obtention d’un rôle sont parfois en jeu ? « On m’a demandé de faire cela dans un casting », nous a dit Sara Forestier. Comment définir le consentement à cette étape de préembauche, alors qu’il n’y a pas de contrat de travail ?
Toutes les auditions que nous avons conduites jusqu’à présent ont mis en avant la nécessité d’une charte. Quel serait son rôle ? Ne faudrait-il pas aller au-delà – vous-mêmes parlez d’un contrat de travail ?
J’ai le sentiment que les enfants bénéficient de davantage d’encadrement que les adolescents, pour lesquels la question du consentement se pose de manière quelque peu différente. Où en est votre réflexion sur ce point ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. « Ceux qui font sont ceux qui savent », avez-vous dit. Pour notre part, nous cherchons à savoir pour faire, en l’espèce faire évoluer la législation. J’ai lu vos préconisations avec beaucoup d’intérêt. Nous ne sommes pas en phase sur tout, mais je vous remercie pour votre travail.
Votre implication vient, madame Bonmarchand, du problème grave qui s’est produit sur votre film Je le jure. Pouvez-vous nous faire part des mesures que vous avez prises ?
Mme Caroline Bonmarchand. J’ai en effet été confrontée, pendant le tournage de ce film, au signalement par le réalisateur lui-même d’une accusation de viol le concernant de la part d’un technicien. Passé le premier moment de choc – je travaillais avec cette personne depuis de nombreuses années sans avoir jamais rencontré de problème –, je l’ai immédiatement informé que j’allais prendre des mesures.
À ce stade, aucune plainte formelle n’avait été déposée. J’ai passé la nuit à relire le Livre blanc du Collectif 50/50, dont je suis membre, et à tenter d’établir une marche à suivre. Le lendemain, j’ai appris que le technicien ne souhaitait plus travailler sur le tournage. J’ai réuni les deux référents travaillant sur le tournage, les ai informés de la situation et ai demandé à rencontrer le plaignant, que j’ai entendu en présence d’une référente et d’une personne de son choix, qui était présente le soir où se sont déroulés les faits. Ceux-ci avaient eu lieu en dehors du temps de tournage, pendant un week-end, lors d’une fête organisée par le réalisateur dans l’appartement qu’il partageait alors avec d’autres personnes.
Le plaignant ne souhaitant pas porter plainte, je ne pouvais pas activer la clause assurantielle qui permet de couvrir cinq jours d’arrêt de tournage en cas de plainte et de signalement au procureur. Avec son autorisation, j’ai réuni l’équipe de tournage – sans les comédiens dans un premier temps –, pour éviter que ne s’installe une omerta qui aurait été propice aux rumeurs. J’ai annoncé le lancement immédiat d’une enquête, confiée à une avocate spécialisée en droit du travail, et nous sommes convenu de la nécessité d’informer les comédiens, tout en abordant différentes hypothèses sur les mesures à prendre à ce stade – fallait-il changer de réalisateur, comment garantir une rémunération au technicien qui subirait, sinon, une double peine, etc.
Le lendemain, à l’issue d’une deuxième réunion, nous avons décidé collectivement que le réalisateur – qui a accepté ce mode de fonctionnement – continuerait à diriger le film pendant les trois semaines de tournage restantes, mais qu’il serait mis à l’écart de l’équipe. Le fait que le film se déroule dans un décor unique a rendu cette organisation possible. Nous avons défini un protocole très précis pour encadrer l’arrivée du réalisateur sur le plateau, la configuration de la pièce de travail dans laquelle il serait confiné, les personnes avec qui il interagirait, etc. Le tournage s’est ainsi achevé sans que l’équipe soit contrainte de se trouver en relation directe avec le réalisateur.
Mme Alice Girard. Pour vous répondre concernant la culture du consentement, nous estimons qu’elle doit être promue à toutes les étapes de la production.
Vous évoquiez le témoignage de Sara Forestier à propos des castings. Nous préconisons, dans notre rapport, le respect de plusieurs règles fondamentales : les castings, qui sont effectivement des situations de préembauche, doivent avoir lieu exclusivement dans des lieux de travail, et non dans des cafés ou des hôtels ; ils doivent être organisés avec sérieux ; ils ne doivent pas comporter de scènes d’amour ou de baiser, ni de scènes dénudées – autant de règles très simples, qui nous semblaient relever de l’évidence, mais qui ne sont pas toujours appliquées en pratique. Pour faire advenir une culture du consentement, il faut s’abstenir de créer des situations dans lesquelles on oblige une personne espérant être embauchée, donc en position de faiblesse, à se plier au désir d’une personne dominante, qui est en mesure de le lui imposer. Il est évidemment tout à fait possible d’apprécier la qualité d’un comédien ou d’une comédienne sans lui faire jouer des scènes dérangeantes.
Dans le même esprit, nous avons aussi travaillé sur la question des coordinateurs d’intimité. Ce métier, assez méconnu en France, suscite parfois la méfiance des réalisateurs, qui craignent que leur façon de diriger les comédiens soit remise en cause. C’est pourtant tout l’inverse : les scènes d’intimité doivent être préparées, dans le respect du consentement de chacun, y compris des personnes qui assistent à la scène sur le plateau. La France, où de très nombreux tournages se déroulent simultanément et en permanence, compte très peu de coordinateurs d’intimité et ne propose pas une formation systématique sur ces questions. Ce manque est d’autant plus problématique que certaines scènes, qui en apparence ne relèvent pas de l’intimité à proprement parler, peuvent néanmoins être vécues difficilement par un comédien ou une comédienne si on ne prend pas la peine de réfléchir à ces questions.
Enfin, il nous paraît important de prendre le temps d’échanger périodiquement avec les équipes pour s’assurer que chacun se sent à l’aise dans son travail ou que personne n’a été confronté à une situation qui l’a heurté. De tels moments de dialogue sont très rares sur un tournage, alors qu’ils peuvent parfois suffire à dénouer des situations violentes en encourageant chacun à s’exprimer.
Mme Fabienne Silvestre. Seules trois coordinatrices d’intimité exercent en France, ce qui s’explique en effet probablement en partie par l’absence de formation. Elles ne sont toutefois pas occupées à temps plein : dans la mesure où il n’y a aucune obligation à avoir recours à ces professionnels sur les tournages, la demande est loin d’être pléthorique. Dès lors, la question se pose de l’opportunité de créer une formation – c’est le serpent qui se mord la queue.
Mme Caroline Bonmarchand. Pour faire le lien avec la question des chartes, comme vous l’avez dit, elles ont le mérite d’exister mais en restent aux bonnes intentions. Celle que nous proposons ne serait qu’un élément parmi d’autres pour promouvoir des règles obligatoires, assorties de conséquences financières. Notre charte s’articulerait ainsi avec une certification, qui serait attribuée par une commission paritaire réunissant l’ensemble des partenaires – syndicats de producteurs, de techniciens et de comédiens, associations, CHSCT, CNC – selon un système de points correspondant à l’ensemble de nos préconisations en matière de formation et d’accompagnement, étant entendu que celles-ci pourraient être amenées à évoluer si la commission paritaire le jugeait utile.
Cette certification aurait des conséquences sur la délivrance de l’agrément, qui est indispensable à la fois pour permettre au film de se faire et une fois le tournage terminé. Elle permettrait à la fois de garantir que toutes les mesures de prévention ont été prises en amont – outre celles qui sont déjà obligatoires – et, en cas d’incident, de s’assurer, à travers une deuxième grille de critères, que le producteur a réagi de manière respectueuse, en se conformant au droit du travail, en ne favorisant pas l’omerta, etc.
Notre charte ne saurait exister sans cette certification déterminant l’agrément, donc sans conséquences sur l’existence du film.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’idée d’une certification pour un film abîmé par la survenue d’une violence me semble très intéressante. Je suis en effet convaincue que les personnes parleront d’autant plus facilement qu’elles ne mettront pas en péril toute une équipe et tout un projet.
Quel rôle envisagez-vous de confier au CNC dans le traitement de telles situations ?
Quel statut aurait le médiateur que vous avez évoqué ? Serait-il extérieur ou interne au tournage ? Par qui serait-il payé ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. La vertu pédagogique et préventive des chartes est indéniable. Je m’interroge toutefois sur la pertinence d’une certification visant à valider le simple respect du droit du travail, qui constitue déjà une obligation pour les producteurs. Ces derniers sont certes soumis à des injonctions complexes, voire contradictoires, mais n’est-il pas problématique de certifier un film, c’est-à-dire de lui accorder un bonus, simplement parce qu’il se déroule dans des conditions conformes au code du travail, qui doit s’appliquer à tous et à toutes, même si cela peut s’avérer plus complexe dans certains milieux, dont le vôtre ?
Comment avez-vous été formées à votre métier ? Vous expliquez, par exemple, que si un projet implique cinq producteurs et un gérant de production, seul ce dernier est tenu d’avoir suivi la formation dispensée par le CNC, ce qui signifie que certains producteurs peuvent tout simplement n’avoir reçu aucune formation sur ces sujets. Comment pourrait-on former les producteurs et tous les acteurs de la chaîne ? Une formation juridique obligatoire pour tous vous semblerait-elle pertinente ?
Mme Alice Girard. Le CNC est notre maison mère : il est chargé de délivrer, sous réserve du respect de la réglementation applicable, l’agrément à tous les films d’initiative française. Dans un premier temps, l’agrément dit des investissements est délivré, avant la réalisation du film. Ensuite, une fois le film terminé, l’agrément de production est délivré si toutes les règles ont bien été respectées pendant le tournage. Sans cet agrément, les financements encadrés, c’est-à-dire publics ou parapublics, ne sont pas versés et le film ne peut obtenir le visa qui lui permet de sortir en salles, ce visa étant lui aussi délivré par le CNC.
Nous proposons que soient listées, au stade de l’agrément des investissements, une série d’obligations applicables aux producteurs et aux équipes de tournage et indispensables à l’obtention d’une certification Respect. C’est malheureux à dire, mais le droit du travail, la loi et les chartes déjà en vigueur ne suffisent pas à faire respecter ces règles. Il n’existe actuellement aucun document signé et appliqué par tous. Les chartes signées avec les collectivités, par exemple, ne sont pas portées à la connaissance des techniciens. Nous souhaitons donc que la charte Respect devienne un outil véritablement collectif, connu de tous et annexé à tous les contrats conclus, y compris par exemple pour obtenir un financement d’une chaîne de télévision ou un crédit bancaire.
La certification serait ainsi conditionnée au respect de diverses règles à titre préventif. Pour la conserver jusqu’à l’exploitation du film, dans l’hypothèse où une violence surviendrait pendant sa fabrication, l’équipe de production devrait en outre démontrer que des procédures respectueuses de la parole de la victime, du mis en cause et du collectif de travail ont été appliquées.
Le rôle de médiateur serait plutôt confié à une cellule de médiation, qui réunirait toutes les ressources indispensables pour réagir quand survient une violence. Si les enquêtes réalisées dans ce type de situation sont internes au tournage, elles doivent être confiées à un enquêteur externe, qui puisse travailler au côté du producteur. Cette cellule proposerait aussi des outils de suivi psychologique, pour la victime comme pour le collectif de travail, et traiterait de la question de l’expertise assurantielle. Une telle organisation permettrait une plus grande réactivité pendant le tournage en cas de problème, en centralisant toutes les exigences prévues par la loi.
Enfin, il est des situations que le droit du travail ne permet pas de résoudre. Par exemple, quand une équipe refuse de travailler avec une personne en raison de son comportement sur un autre tournage ou dans une affaire ancienne, rien n’est prévu : l’employeur ne peut pas exclure cette personne sous peine de se rendre coupable de discrimination à l’embauche, alors que le malaise de l’équipe est bien réel. De la même façon, dans le cadre de la promotion d’un film, si notre proposition de non-mise en lumière était appliquée envers un mis en cause, celui-ci serait juridiquement en droit de se retourner contre la production pour diffamation – d’autant qu’à ce stade, les relations ne sont plus encadrées par le contrat de travail. De nombreuses situations ne peuvent donc pas être réglées par la simple application du droit du travail.
Mme Caroline Bonmarchand. Le barème que nous proposons irait d’ailleurs au-delà des seuls éléments rendus obligatoires par le droit du travail, puisqu’il comporterait des préconisations concernant les castings, imposerait la présence systématique d’un coordinateur d’intimité, etc.
Mme Fabienne Silvestre. Un autre exemple de cas que le droit du travail ne permet pas de traiter concerne les festivals de cinéma : leurs organisateurs ont certes une responsabilité juridique vis-à-vis de leurs équipes, mais ils accueillent également de très nombreuses personnes, notamment des équipes de films, qui ne sont plus liées entre elles par aucun contrat. Or ces manifestations sont à la fois des lieux de travail, puisqu’on y présente des films, et des lieux de fête, propices à la survenue de violences sexistes et sexuelles. La France compte plus de 700 festivals de cinéma. Je vous laisse imaginer le nombre de personnes concernées et le nombre d’occasions d’incidents ainsi générées.
Les festivals de cinéma se déroulent en outre dans un environnement économique assez contraint, qui les pousse à employer beaucoup d’autoentrepreneurs. Le Festival des Arcs, en Savoie, dont je suis la cofondatrice, emploie par exemple trois référents harcèlements, dont nous avions souhaité qu’ils suivent une vraie formation. Nous nous sommes heurtés au statut d’autoentrepreneur de l’une d’entre elles, qui n’a pas pu bénéficier de crédits à la formation et dont nous n’avons pas pu prendre en charge les frais parce qu’elle était prestataire. Le droit du travail en vigueur comporte de nombreuses lacunes de ce type, qui sont problématiques.
Mme Caroline Bonmarchand. Pour répondre à votre question s’agissant des adolescents, rappelons d’abord que leur expérience sur un tournage peut être formidable. Elle doit cependant faire l’objet d’une attention particulière. Actuellement, l’encadrement spécifique du travail des adolescents – la constitution d’un dossier auprès de la direction régionale interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets), la présence d’un référent – n’est obligatoire que jusqu’à 16 ans. Nous estimons qu’il devrait être maintenu jusqu’à 18 ans.
Il est très important d’informer l’adolescent de ses droits – par exemple, de la possibilité de quitter un casting – et d’interroger son désir de manière précise, en s’assurant notamment que ce désir est bien le sien et non celui de son entourage.
Les adolescents doivent, par ailleurs, pouvoir consulter un psychologue avant de démarrer le tournage, mais aussi après : un tournage de deux mois, entouré d’adultes, est une expérience assez unique, qui peut être très heureuse, mais qu’il peut parfois être difficile de quitter pour retourner à la vraie vie. Un accompagnement peut donc s’avérer nécessaire, même quand tout s’est très bien passé. Certains producteurs le proposent d’ailleurs déjà.
Enfin, les adolescents doivent être accompagnés sur le tournage, à la fois par un référent et par quelqu’un qui les aide dans la poursuite de leur scolarité.
Mme Alice Girard. Les adolescents peuvent voyager pour la promotion des films, et il faut alors impérativement qu’ils soient accompagnés d’un référent. Les festivals sont en effet des lieux de fête, et donc une zone un peu fragile pour les adolescents, qui peuvent être tentés. Les adultes qui les entourent ont la responsabilité de faire en sorte qu’il n’y ait pas de dérive.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Plutôt que de créer une commission nouvelle ad hoc, au statut un peu indéfini, ne vaudrait-il pas mieux que le CNC délivre un agrément renforcé par plusieurs des aspects de la certification que vous préconisez ?
Par ailleurs, vous avez évoqué, madame Bonmarchand, la clause assurantielle, qui ne peut jouer qu’après dépôt de plainte et signalement au procureur de la République. Les contrats d’assurance du cinéma ne devraient-ils pas évoluer pour mieux prendre en compte ce risque, qui est aussi réputationnel ? De fait, un film abîmé est démonétisé, ce qui met en tension toute une équipe – acteurs, réalisateur et production –, avec la possibilité d’une omerta pour éviter cette démonétisation. La question de l’assurance est donc importante et nous allons interroger les assureurs à ce propos, mais nous souhaiterions aussi connaître votre point de vue de productrices.
Mme Alice Girard. Il est, en effet, tout à fait possible d’intégrer ces aspects dans le cadre de l’agrément. C’est une idée que nous avons évoquée et nous avons imaginé, si ce n’était pas possible, de recourir au modèle de la commission de dérogation à la convention collective de l’annexe 3. En termes moins techniques, les films dont le budget est inférieur à 3 millions d’euros peuvent déroger à la grille tarifaire de la convention collective du cinéma. La commission paritaire chargée de vérifier le respect des règles, qui comporte des représentants des producteurs et des techniciens, est extérieure au CNC, mais sa décision s’impose pour l’agrément. Dans un monde plus rationnel, on pourrait donc tout à fait imaginer que ces aspects soient traités dans le cadre de l’agrément.
Mme Caroline Bonmarchand. Il nous semblait qu’une commission externe, qui ne soit pas uniquement liée à l’agrément, pourrait faire évoluer les règles et permettre de discuter d’une manière transversale, comme nous l’avons fait durant les huit mois qu’ont duré nos travaux. Elle réunirait autour de la table tous les acteurs du secteur pour prendre le temps de réfléchir dans un cadre qui dépasserait largement la question de savoir combien de points attribuer à tel ou tel film, et serait aussi un lieu d’accès aux outils, avec un secrétariat qui centraliserait les demandes en cas d’incident et en amont.
M. Erwan Balanant, rapporteur. C’est le rôle des structures existantes et des pouvoirs publics que de faire évoluer les textes. La question comporte en effet un volet législatif et un volet réglementaire. C’est déjà le travail des commissions paritaires et des CHSCT. Je suis très intéressé par tout le travail que vous avez accompli, dont nous pourrons grandement nous inspirer pour améliorer les choses, mais ne vaut-il pas mieux renforcer les structures qui existent plutôt que de créer une commission qui pourrait être suspecte et dont le fondement juridique pourrait poser question ?
Mme Caroline Bonmarchand. Vous avez raison. Il s’agit à la fois de renforcer et de réunir les ressources.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous en venons aux autres questions.
M. Michaël Taverne (RN). Madame Girard, vous avez indiqué qu’une équipe de tournage pourrait être réticente à l’idée de travailler avec une personne accusée ou faisant l’objet d’une procédure judiciaire pour un acte délictueux ou criminel. Selon Sara Forestier, que nous avons auditionnée la semaine dernière, on pourrait envisager la création d’un statut d’accompagnateur chargé de surveiller ces individus sur les tournages. Qu’en pensez-vous ?
M. Stéphane Mazars (EPR). Je ne connaissais pas la notion de film « abîmé », mais il est juste de souligner, comme le fait le rapporteur, qu’une accusation visant un membre de l’équipe nuit, dès le début de sa diffusion, à la notoriété d’un film. C’est tout le sens de la non-mise en lumière d’une personne qui aurait pu être montrée du doigt durant un tournage. C’est aussi toute la difficulté qu’il y a à prendre des mesures nécessaires tout en respectant la présomption d’innocence. De fait, si l’enquête pénale ne démontre pas la culpabilité de la personne désignée, comment pouvez-vous prévenir les difficultés financières liées aux actions qui pourraient être engagées contre vous au motif que vous auriez empêché une personne de prendre la lumière ou empêché les autres membres de l’équipe de bénéficier pleinement des retombées d’un film considéré d’emblée comme abîmé ?
Ces éléments sont-ils pris en compte par les assurances ? Lorsque vous contractez avec une compagnie d’assurances, anticipez-vous les éventuels recours qui pourraient être exercés contre vous au titre de cette non-mise en lumière ? Comment conciliez-vous les grands principes de la prévention et du recueil de parole des personnes qui se disent victimes avec celui de la présomption d’innocence de celles qui pourraient vouloir obtenir réparation si cette présomption n’a pas été respectée ?
Mme Soumya Bourouaha (GDR). Avez-vous mis en place des indicateurs pour mesurer l’impact de votre modèle – par exemple, des retours sur la rapidité d’intervention ou sur la satisfaction des personnes ayant fait l’objet de violences ? Y a-t-il, parmi les témoignages que vous avez recueillis, un retour d’expérience des victimes ? Quelles ont été leurs attentes et comment pourrait-on améliorer encore le dispositif ?
Mme Alice Girard. Le droit du travail n’autorise pas le producteur à désigner un accompagnateur lorsque cela ne relève pas du contrat de travail qu’il a signé avec les techniciens. Dans le cas du film que j’évoquais, l’accusation émanait d’un article de presse qui s’est ultérieurement révélé erroné, visant un technicien qui contestait les faits, et aucune procédure judiciaire n’était en cours. Affecter un accompagnateur à ce technicien sur le film que je produisais revenait à donner suite aux accusations d’un article de presse, et le droit du travail ne le permet pas.
Mme Fabienne Silvestre. Le signalement de faits de violence est un phénomène psychosocial qui a également des conséquences économiques très lourdes. Qui plus est, un film est une œuvre collective : le fait de distinguer les films abîmés qui ont fait l’objet d’un accompagnement est le moyen que nous avons cherché pour prendre acte du signalement de faits de violence et prendre réellement en charge la victime tout en permettant au film de sortir. Ce sujet a longtemps été silencié et nous ne pouvions pas admettre que certains films sortent malgré des faits de violence plus ou moins connus – souvent plutôt moins que plus. Aujourd’hui, on sait – plus ou moins – que certains films qui ont fait l’objet de signalements en raison de problèmes survenus ne sont même plus vus dans certains festivals, pourtant déterminants pour la carrière d’un film. On ne peut donc pas se satisfaire de montrer des films marqués par une silenciation, mais pas non plus d’empêcher que des films de bonne qualité soient vus si la violence commise a été accompagnée, notamment à leur sortie. C’est là le chemin très étroit que nous cherchons.
Mme Alice Girard. Quant à savoir si on pourrait nous le reprocher, je précise que, selon notre charte – qui serait signée « à froid », hors du contexte lié à un acte particulier –, toute personne participant à un tournage doit accepter le principe de la non-mise en lumière en cas de problème dans lequel il serait mis en cause a posteriori. Cela doit devenir une culture collective. Les agissements d’un seul ne doivent pas sacrifier le travail de tous.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les injonctions contradictoires du code du travail et du droit d’auteur, que vous évoquez, sont un point important. Sauf erreur de ma part, le réalisateur, lorsqu’il est embauché par une production, signe généralement deux contrats : un contrat de technicien, qui est celui qui lui donnera accès au statut d’intermittent du spectacle, et un contrat d’auteur, en tant qu’auteur de l’œuvre que constitue le film. Le code du travail permet qu’une personne fasse l’objet de mesures conservatoires pour protéger l’ensemble de l’équipe – vous l’avez fait d’une certaine manière, mais on peut en imaginer d’autres –, mais si le film est abîmé, quel est son statut en termes de droit d’auteur et de mise en lumière ? S’agit-il toujours de son œuvre ? Il me semble que c’est le cas, et il semble difficile d’y déroger, compte tenu des différentes conventions internationales en la matière. Comment fait-on et quelles pistes proposez-vous à ce propos ?
Mme Caroline Bonmarchand. Il y a deux contrats : l’un est le contrat de réalisateur, qui comporte une part où il apparaît en tant qu’auteur et une part en tant que technicien, car le réalisateur est auteur de l’œuvre, même s’il n’en a pas écrit le scénario ; l’autre contrat prend acte du fait, lorsqu’il y a lieu, qu’il a participé à l’écriture du scénario.
Mme Alice Girard. Dans tous les cas, en France, le réalisateur a le final cut, et il est le seul qui, au titre du droit d’auteur, a le droit de signer l’œuvre. Les partenaires qui investissent dans un film le font parce qu’il est l’œuvre de ce réalisateur-là. La difficulté tient donc au fait que le contrat d’auteur qui a été signé interdit de changer le réalisateur au milieu du film pour en faire l’œuvre de quelqu’un d’autre.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Une clause contractuelle peut fort bien stipuler que, si l’auteur a commis un acte répréhensible, il n’est plus auteur. Cela me semble tout à fait possible car il s’agit alors d’une rupture de contrat. La question peut se poser si le réalisateur est scénariste, mais s’il commet une faute et qu’il est licencié, il n’est plus l’auteur du film. La preuve en est qu’un autre réalisateur le finira.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cela se produit, par exemple, sur Netflix, où des contrats permettent de changer de réalisateur en cours de réalisation.
Mme Alice Girard. C’est la question du sacro-saint droit d’auteur français, légèrement différent pour le cinéma et pour l’audiovisuel. Les partenaires d’un film – un distributeur, par exemple – peuvent très bien décider de ne pas sortir ce film si le réalisateur a changé. Je ne crois donc pas qu’on puisse dire qu’il suffit d’en changer. Dans la pratique, certains comédiens n’acceptent parfois de tourner un film que parce qu’il est l’œuvre d’un réalisateur bien précis. Le public a le même réflexe : une pièce de théâtre, même si elle appartient au patrimoine, ne sera jamais la même œuvre si elle est montée par des metteurs en scène différents. La question du droit d’auteur est donc bien présente, car il est question du regard d’un auteur sur la façon de faire un scénario.
Mme Caroline Bonmarchand. La question de la culpabilité de la personne visée se pose également. Ce n’est pas parce qu’une personne est mise en cause qu’elle est coupable, or le temps de la vie d’un film – qu’il s’agisse de son tournage ou de son exploitation – n’est pas le même que celui de la justice et la réponse judiciaire ne sera pas nécessairement rendue pendant la durée d’exploitation du film.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous n’avons pas évoqué le cas où la justice trancherait par un non-lieu. De fait, en France, 0,7 % seulement des viols sont condamnés, de telle sorte que de nombreuses dénonciations n’aboutissent pas à une condamnation. Que se produit-il si des équipes refusent de travailler avec une personne incriminée ?
J’ai encore deux autres questions. Qu’est-ce qui a motivé la création de votre groupe hors des organisations déjà constituées ? Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de vous constituer en dehors des syndicats et des commissions déjà existantes ?
Dans un milieu aussi petit que celui dans lequel vous évoluez, où il existe des réseaux de loyauté formels ou informels, comment garantir que les instances mises en place seraient éloignées de ces réseaux de loyauté ? Comment envisagez-vous les choses ?
Mme Caroline Bonmarchand. Alice Girard et moi avons décidé de nous autosaisir de cette question après nous être senties très seules et avoir vécu une forme de traumatisme. Cela renvoie à la question de la formation des producteurs, car il existe autant de formations que de producteurs. De fait, hormis la Femis et autres écoles, nous avons tous des parcours différents – j’ai fait des études de sciences politiques dans un institut d’études politiques (IEP) et Alice des études de droit, tandis que certaines personnes deviennent productrices à la suite d’une expérience de plateau, à la direction de production ou à la régie : il n’existe pas une formation unique, ce qui plaide pour une formation continue qui se poursuive tout au long de l’exercice de notre profession, afin de ne pas nous limiter à une seule formation acquise une fois pour toutes dans la vie.
Nous avons dû prendre, seules et dans un temps très court, des décisions ayant des incidences très importantes en termes financiers et en termes de réputation, sur fond de relations très tendues avec nos partenaires et avec les équipes. Nous avons vécu toutes les deux des situations complexes, auxquelles nous avons aussi réagi d’après notre culture féministe. Les moyens de réponse existants ne nous semblaient pas complets et nous voulions comprendre pourquoi nous nous retrouvions dans de telles situations, pourquoi il existait un problème systémique dans notre secteur d’activité et comment trouver des solutions pour y mettre fin et travailler. Comme le disait Clémentine Charlemaine, du Collectif 50/50, nous n’avons pas de passion particulière pour la violence, nous avons une passion pour le cinéma. Ce que nous voulons, c’est pouvoir exercer notre métier dans la joie et la sécurité, et continuer à faire des œuvres qui racontent le monde. Je le jure en est une, car il s’agit d’un film nécessaire sur la justice. Nous voulons pouvoir continuer à porter ces projets, ces films. Pendant un an, nous avons donc consacré à cette action énormément de temps pris sur notre travail et nous voulons aujourd’hui que d’autres la prennent en charge pour que nous puissions reprendre nos activités sereinement.
Mme Alice Girard. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous n’avons pas travaillé dans le cadre d’organisations. Nous voulions un lieu qui soit transversal, ce qui n’existe pas dans les organisations. Il fallait que chacun puisse exprimer une parole libre et bienveillante – et, de fait, nous avons beaucoup parlé de la bienveillance qui devait présider à nos échanges, chacun devant pouvoir exprimer son point de vue même si nous ne sommes pas d’accord. Il nous a donc semblé que le meilleur moyen d’assurer un travail collectif et transversal était de le mener indépendamment des organisations existantes. Il est toutefois indispensable désormais que les organisations et les pouvoirs publics se saisissent de nos travaux. Nous avons établi un camp de base pour faire monter d’un cran la réflexion sur ces questions ; la balle est maintenant dans le camp de nos organisations professionnelles et dans celui des pouvoirs publics. C’est là qu’est aujourd’hui notre espoir.
Enfin, en cas de non-lieu ou de relaxe, se posent deux questions auxquelles nous n’avons absolument pas réussi à trouver des solutions constructives. La première est celle de la rumeur. Comme on l’a vu dans la presse, nous avons été pollués par des rumeurs évoquant de supposées listes d’agresseurs. La question est délicate, car la rumeur est vécue par certains comme une violence. À l’autre bout du traitement des violences se pose la question de savoir que faire lorsqu’une décision de justice définitive est intervenue pour ne pas condamner la personne concernée, voire lorsque cette personne a purgé sa peine. Sur ces questions, le débat a été très riche mais, à la différence de nombreux autres points de notre rapport, nous n’avons pas de solution.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est la situation la plus compliquée.
Mme Alice Girard. Sans doute. Nous nous sommes au moins efforcées de respecter tout le monde, y compris les mis en cause, auxquels nous devons, en tant qu’employeur, respect et sécurité. C’est ce que nous avons essayé de faire à chaque étape de notre rapport.
Mme Fabienne Silvestre. Notre secteur a cette singularité qu’il est une industrie du prototype. Ce n’est pas un hasard si le mouvement #Metoo est né dans l’univers du cinéma, qui est un univers de domination particulier. En même temps, cependant, des porte-parole extraordinaires font bouger la société tout entière. Nous avons donc envie de dire que le cinéma est très pointé du doigt à ce propos mais que bien des gens prennent la question très au sérieux et font des propositions que nous espérons voir aboutir concrètement, dans notre secteur et plus largement. Peut-être serons-nous une voie d’inspiration pour d’autres secteurs, dans la culture et au-delà – et, pourquoi pas, dans la société tout entière.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mesdames, je vous remercie très chaleureusement pour le travail que vous avez accompli et pour cette audition. Nous nous inspirerons sans doute de vos travaux pour le rapport final et pour la proposition de loi transpartisane qui devrait faire suite à toutes les auditions auxquelles nous procédons afin de protéger les personnes sur les lieux où elles sont en danger en raison de ces violences systémiques.
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La commission procède ensuite à l’audition conjointe, ouverte à la presse de Mme Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale de France Télévisions et Mme Livia Saurin, secrétaire générale adjointe et de M. Frédéric Béreyziat, directeur général chargé des ressources d’ARTE France et Mme Agnès Lanöé, directrice prospective et développement transverse, accompagnés de M. Boris Razon, directeur éditorial, M. Olivier Père, directeur de l’Unité Cinéma, Mme Soumaya Benghabrit, directrice des ressources humaines, et Mme Céline Chevalier, directrice de la communication.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous auditionnons, pour France Télévisions, Mmes Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale et Livia Saurin, secrétaire générale adjointe, et pour Arte France, M. Frédéric Béreyziat, directeur général chargé des ressources, Mme Agnès Lanoë, directrice de la prospective et du développement, MM. Boris Razon, directeur éditorial, et Olivier Père, directeur de l’unité cinéma, Mmes Soumaya Benghabrit, directrice des ressources humaines, et Céline Chevalier, directrice de la communication.
Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. L’audiovisuel public que vous représentez est un acteur majeur du paysage audiovisuel français avec sept chaînes hertziennes en métropole et en outre-mer mais aussi des plateformes très dynamiques. Au-delà de l’édition et de la diffusion, citons des activités d’acquisition, de production et de distribution. En tant qu’entreprises audiovisuelles publiques, vous portez à mon sens une responsabilité toute particulière en matière de prévention des violences sexistes et sexuelles (VSS).
Je sais que vous avez un peu d’avance sur vos concurrents dans le traitement des violences à l’égard du grand public. Reste pour nous à découvrir si c’est aussi le cas dans la gestion de vos entreprises et dans vos relations avec vos partenaires économiques. Nous avons souhaité vous entendre afin que vous puissiez nous faire part très concrètement des problèmes que vous rencontrez à travers la production en interne d’œuvres et de programmes, les acquisitions d’œuvres cinématographiques et de fictions et la gestion de l’antenne et souhaiterions que vous nous rendiez également compte des actions que vous menez dans ce domaine.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Delphine Ernotte Cunci et Livia Saurin, M. Frédéric Béreyziat, Mme Agnès Lanoë, MM. Boris Razon et Olivier Père, Mmes Soumaya Benghabrit et Céline Chevalier prêtent successivement serment.)
Mme Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale de France Télévisions. Je tiens à vous remercier pour les travaux importants que vous menez sur un sujet difficile mais que l’ensemble de notre secteur doit regarder en face. L’égalité entre les femmes et les hommes est un combat qui m’est cher et que je mène depuis le premier jour de mon arrivée à France Télévisions, il y a bientôt dix ans. Nous avons dû affronter, comme d’ailleurs le reste de la société, mais sans doute avec une acuité particulière, des révélations douloureuses et des remises en question. Nous avons aussi appris à ouvrir les yeux, à écouter, à accompagner les victimes de violences sexistes et sexuelles et surtout à prévenir ces actes afin de participer pleinement à cette révolution de la société qui tend à mettre fin aux faits de violence et de harcèlement.
Je voudrais tout d’abord insister sur le rôle essentiel, en tant que média, que nous avons eu et que nous avons toujours : il s’est agi pour nous d’ouvrir les yeux de nos téléspectateurs, des Français plus généralement, sur la réalité des VSS, de donner la parole aux victimes et de créer un espace d’échanges sur ces questions. France Télévisions n’a pas attendu MeToo pour mettre en lumière ce type de violences, y compris celles qui concernent notre propre secteur de la culture et des médias. Sur nos antennes, nous proposons très régulièrement, et depuis longtemps, des programmes appartenant à tous les genres – fictions, documentaires, magazines de société, information – qui traitent de ces sujets. Ils ont contribué à faire émerger les violences sexistes et sexuelles en tant qu’enjeu de société.
Chaque année, nous mobilisons nos antennes autour des dates clés qui incarnent notre combat : le 25 novembre, journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, et le 8 mars, journée internationale des droits des femmes. Dès novembre 2017, quelques semaines après le déclenchement de l’affaire Weinstein à l’origine du mouvement MeToo, France Télévisions diffusait l’adaptation du récit très courageux de Flavie Flament, La Consolation, dans lequel elle relatait ce que lui avait fait subir le photographe David Hamilton. Cet automne-là, nous avons aussi programmé des documentaires portant sur ce thème. Compte tenu des délais nécessaires à la fabrication de ces œuvres, cela signifie que les conseillers de programmes de France Télévisions avaient senti qu’il était nécessaire d’aborder ces questions-là au moins deux ans auparavant. Diffuser un tel programme, mettant en scène une personnalité si populaire, en première partie de soirée sur France 3, constituait une prise de risque mais le public a été au rendez-vous. Cette fiction a joué un rôle encore plus large puisqu’elle a permis de libérer la parole. J’en veux pour preuve le témoignage de la patineuse Sarah Abitbol sur les abus dans le monde du sport, qui s’est livrée dans le documentaire Un si long silence que nous avons diffusé sur France 2 en première partie de soirée. Parmi les témoignages qui ont compté, je citerai également celui de Vanessa Springora, dont l’adaptation cinématographique du livre a été accompagnée par France 2 Cinéma, et celui de Judith Godrèche dont nous avons soutenu le court-métrage présenté au dernier Festival de Cannes.
Notre offre relative à l’information, en particulier nos émissions d’information, a joué, par ailleurs, un rôle marquant dans la libération de la parole sur ce sujet grâce à un travail journalistique rigoureux et délicat qui, je le rappelle, expose nos journalistes mais aussi les dirigeants à une forte pression. « Complément d’enquête » et « Envoyé spécial » ont contribué à mettre au jour ces violences et à alerter.
J’en viens à la lutte contre ces violences au sein du secteur. France Télévisions occupe une place primordiale puisque nous sommes le deuxième soutien du cinéma français après Canal+. Nous coproduisons plus de soixante films par an à travers deux filiales, France 2 Cinéma et France 3 Cinéma, et nous représentons plus de 40 % des apports de l’ensemble des diffuseurs à la création soutenue par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Nous finançons des projets portés par des producteurs. Nous sommes avant tout des commanditaires et ne produisons pas nous-mêmes, hormis les contenus issus directement de notre filiale de production, france.tv studio.
Pour le cinéma, il faut préciser que nous ne sommes pas à l’initiative du développement des scénarios ou des castings, ni responsables des conditions de production mais précisons-le, nous assumons les choix qui sont faits, en tant qu’investisseurs. Nous veillons à ce que les producteurs respectent les dispositions du code du travail en matière de prévention des VSS et nous soutenons la conditionnalité des aides au suivi d’une formation spécifique dans ce domaine qu’a mise en place le CNC. Nous saluons cette avancée qui bénéficie à l’ensemble du secteur.
Quand une personnalité concourant à la création d’une œuvre est mise en cause pour des violences sexistes et sexuelles, nous sommes confrontés à des choix difficiles : d’un côté, nous ne pouvons faire abstraction des accusations portées sur la place publique ; de l’autre, nous ne pouvons nous substituer à la justice pour déterminer sa culpabilité ou la gravité des actes qu’elle a commis. Les films et les divers programmes créés sont des œuvres collectives et il est délicat pour nous de les mettre en péril du fait des agissements d’un seul alors que c’est un ensemble d’acteurs, de techniciens, de scénaristes qui y a concouru. Par ailleurs, si nous voulons inciter à la dénonciation des actes de violence, il ne paraît pas approprié de condamner systématiquement une œuvre dans son entier. Pour être tout à fait franche avec vous, nous n’appliquons pas une règle d’airain qui ne varierait pas, mais décidons au cas par cas.
Passons à la lutte contre ces violences au sein de l’entreprise. France Télévisions compte 8 900 salariés, permanents ou non. Nous devons bien évidemment veiller au respect de toutes les dispositions du droit du travail pour protéger l’ensemble de nos collaborateurs. En 2017, nous avons mis en place des dispositifs de signalement des situations problématiques que nous avons depuis grandement améliorés. À cette même date, nous avons ouvert une ligne directe dédiée aux cas de harcèlement, dispositif que nous avons revu pour accroître son efficacité en mars 2024. Nous recueillons les signalements portant sur le harcèlement moral et les agissements sexistes en essayant de protéger la parole de ceux qui dénoncent et en garantissant neutralité et équité dans le traitement des informations. Depuis que le nouveau cadre de traitement a été établi, nous avons reçu plus de dix-huit signalements en six mois, ce qui montre que nous avons bien communiqué autour de ce dispositif.
Je citerai un autre mode de signalement de ces violences sexistes et sexuelles, le dispositif d’alerte au déontologue, issu de la loi Sapin 2, qui permet de signaler tout délit, menace ou préjudice au sein de l’entreprise. Depuis qu’il a été instauré en 2018, il y a eu dix alertes concernant les VSS. Sept cas ont conduit à des enquêtes internes qui ont donné lieu à trois sanctions.
Signe de l’engagement de la totalité de l’entreprise, notre quatrième accord relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, signé avec les représentants du personnel, a été prorogé de deux ans, le 10 juin 2024. Il consacre un chapitre entier à la lutte contre le harcèlement, les violences et agissements sexistes. Il inclut notamment des mesures de protection et d’accompagnement des victimes en cas de dénonciation d’un comportement préjudiciable. Depuis 2018, nous avons aussi obtenu à chaque audit le renouvellement du label Égalité professionnelle entre les femmes et les hommes délivré par l’Association française de normalisation (Afnor).
Vous pouvez donc compter sur l’engagement de notre groupe, dans toutes ces composantes, y compris dans les programmes qu’ils diffusent sur ses antennes et plateformes, pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Nous avons conscience que nous avons devant nous des défis d’ampleur. Nous souhaitons continuer à être des acteurs de ce changement grâce, d’une part, à la puissance de notre média et, d’autre part, à notre recherche d’exemplarité auprès de tout le secteur.
M. Frédéric Béreyziat, directeur général chargé des ressources d’Arte France. Permettez-moi de vous remercier au nom de toutes les équipes d’Arte d’avoir bien voulu nous convier à cette audition. J’ai autour de moi Boris Razon, directeur éditorial, Soumaya Benghabrit, directrice des ressources humaines, Olivier Père, directeur de l’unité cinéma et directeur de la filiale spécialisée dans la coproduction cinématographique, Céline Chevalier, directrice de la communication et Agnès Lanoë, qui, outre des fonctions de direction, assure la coordination de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Je précise que trois d’entre nous appartiennent au directoire d’Arte France.
Je crois pouvoir vous dire, au nom de chacun et chacune d’entre nous, que nous sommes convaincus que le sujet des violences notamment à caractère sexuel et sexiste est d’une grande importance, bien sûr pour la société française dans son ensemble, mais aussi plus directement pour le secteur audiovisuel et cinématographique, dont notre chaîne fait partie, et pour Arte tout particulièrement, au regard de notre politique éditoriale. J’espère, mesdames, messieurs les députés, que vous ressortirez de cette audition convaincus à votre tour de notre engagement sur le terrain.
Même si notre volonté de contribuer dans notre sphère de responsabilité à la lutte contre ces violences est bien là, nous avons aussi le sentiment qu’il s’agit d’un sujet éminemment sensible et délicat, car il met parfois en prise avec des ressentis, des appréciations subjectives, au-delà des seuls faits. C’est la principale raison pour laquelle nous traitons systématiquement de ce sujet de manière collégiale. Certes, nous avons progressé dans cette lutte contre les VSS et poursuivons dans cette voie, mais nous devons rester à la fois humbles et vigilants dans une démarche d’amélioration continue.
Il me faut dire ici deux mots des spécificités d’Arte pour mieux vous faire comprendre la position depuis laquelle nous nous exprimons devant vous. Arte a été créée il y a trente-deux ans par un traité international signé entre la France et les États fédérés allemands en tant que chaîne culturelle binationale à vocation européenne. Elle est organisée en trois pôles : un pôle français, Arte France, que nous représentons ; un pôle allemand, Arte Deutschland ; leur groupement commun, Arte GEIE – groupement européen d’intérêt économique – qui abrite également le siège physique de la chaîne, à Strasbourg.
Il est important de garder en tête que la programmation est une responsabilité collective conjointe de ces trois pôles, qui se réunissent très régulièrement à Strasbourg justement pour procéder à des choix en ce domaine. En revanche, la sélection et la production des programmes est principalement de la responsabilité des deux pôles nationaux, français et allemand. Enfin, la diffusion des émissions est, elle, organisée essentiellement par le GEIE à Strasbourg pour l’ensemble de la chaîne et c’est le groupement qui est juridiquement l’éditeur et donc le responsable des contenus. La gouvernance de ce groupe est assurée par une présidence et une vice-présidence binationale qui tournent tous les quatre ans, sous la supervision d’une assemblée générale, elle aussi binationale. Les diverses composantes du groupe s’unissent autour d’un projet de groupe élaboré pour quatre ans, commun à l’ensemble des pôles, dont le prochain débutera en 2025.
Ce que nous allons dire ici engage principalement Arte France s’agissant des choix et des conditions de production de nos programmes. Nous pourrons vous donner si vous le souhaitez certains éléments d’information sur le GEIE et si, d’aventure, vos travaux portaient aussi sur ce qui se passe outre-Rhin, nous répondrons à des questions écrites si vous en aviez.
En ce qui concerne Arte France, le sujet de la lutte contre les violences, sexistes et sexuelles notamment, a émergé de manière explicite dans le cadre du plan de transformation Arte France 2025, adopté au début de l’année 2021, même si bien sûr, cette préoccupation était déjà présente de manière concrète dans nos actions avant cette date. Ce chantier s’est articulé autour d’un principe plus général de responsabilité sociale, sociétale et environnementale, responsabilité par laquelle nous cherchons désormais nous aussi à atteindre une forme d’exemplarité. Le terme même d’exemplarité est désormais inscrit dans nos statuts depuis juin 2022 et dans notre contrat d’objectifs et de moyens (COM) depuis 2021. Il est pleinement intégré dans notre projet de groupe.
Dans ce cadre, nous avons identifié trois dimensions à travers lesquelles aborder et traiter le problème des violences sexuelles et sexistes. La première est celle de l’entreprise que nous sommes et donc notre responsabilité en tant qu’employeur. La deuxième consiste à envisager Arte France comme élément d’un écosystème de production, à la fois pour le cinéma et l’audiovisuel, donc à traiter ce que nous appelons en interne les violences derrière l’écran ou derrière la caméra, à l’étape de la conception et de la réalisation des programmes dont nous sommes partenaires. La troisième renvoie à notre responsabilité en tant que diffuseur, ce qui nous conduit à prendre en compte les violences à l’écran, qu’elles soient volontairement mises en scène par les créateurs ou perçues comme telles par le spectateur ou encore que leur existence constitue le sujet du programme, sous forme de documentaire notamment.
En tant qu’employeur, notre responsabilité est très claire car nous disposons de leviers d’action directe. Nous nous sommes donné deux règles. La première renvoie à la prévention, dont les modalités sont fixées de manière très explicite par nos accords d’entreprise. Elles comprennent des formations à la prévention de ces risques, pour lesquelles nous sommes allés au-delà de ce que prévoit le code du travail en les rendant obligatoires. Le respect collectif de cette obligation est désormais un des critères retenu pour le versement de l’intéressement des salariés.
La deuxième règle est celle d’un traitement le plus systématique et le plus méticuleux possible d’éventuelles violences. Nous avons mis en place des procédures de signalement détaillées, facilement accessibles pour nos collaborateurs et étendues aux tiers à l’entreprise. Elles garantissent l’anonymat, si la personne le demande, et reposent sur de multiples canaux, mobilisant à la fois les services de ressources humaines, les institutions représentatives du personnel et des référents indépendants. Dans ce cadre, peuvent être menées des enquêtes soit internes soit externes et, le cas échéant, des procédures disciplinaires. Grâce à ces procédures, nous avons-nous aussi obtenu le label Égalité professionnelle, qui nous a été délivré pour la dernière fois en janvier 2023.
J’en viens à la deuxième dimension : les violences derrière l’écran. Pour concevoir nos plans d’action, nous avons essayé de tenir compte de deux réalités essentielles. Premièrement, les œuvres audiovisuelles et cinématographiques sont par essence des œuvres collectives qui impliquent un grand nombre et une grande diversité d’intervenants, de parties prenantes. On pense le plus souvent aux acteurs, aux réalisateurs, aux producteurs mais il y a aussi tous ceux que l’on appelle les collaborateurs de création, en particulier les techniciens qui sont présents sur les plateaux et qui peuvent être très directement exposés. Deuxièmement, et c’est une spécificité d’Arte, la production de nos programmes repose presque exclusivement sur des relations de partenariat, pour l’audiovisuel comme pour le cinéma.
Agir contre les violences suppose nécessairement de rechercher et d’obtenir la coopération de nos partenaires. Fort heureusement, c’est devenu chose beaucoup plus aisée grâce aux régulations et aux incitations financières sectorielles progressivement mises en place par les instances compétentes. Je pense notamment au CNC, qui a fait beaucoup en la matière. C’est sur ces dispositifs que nous nous appuyons en en faisant des obligations contractuelles pour toute personne, toute entreprise souhaitant coproduire avec Arte France. Désormais, tous nos contrats comportent plusieurs clauses explicites relatives à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles rassemblées en un même article. Pour nos coproductions audiovisuelles, il s’agit de l’article 24-4 qui prévoit le respect des dispositions générales du code du travail mais aussi de celles résultant du règlement général des aides financières du code du cinéma et de l’image animée ainsi que la prise en compte de toutes les recommandations émises par les organismes professionnels compétents du secteur.
Sur ces bases, nous avons nous-mêmes posé récemment trois briques supplémentaires afin d’être à même de répondre aux situations de crise générées par un signalement de violence, notamment dans le cas d’un programme en cours de production ou dont la diffusion est prévue à court terme. Notre plateforme de signalement est désormais ouverte à tous les tiers, pour tous types de signalement. Nous avons également renforcé nos clauses contractuelles en mettant à la charge de nos coproducteurs une obligation de signalement de tout événement qui surviendrait dans le cadre d’un tournage. Enfin, nous avons mis en place très récemment une procédure interne qui permet à la direction d’Arte France de prendre une décision dans un temps très court, en appréhendant les différentes dimensions de ces violences – les risques pour les personnes, les risques pour la bonne fin du programme et les risques pour la chaîne. Cette procédure, sur laquelle nous travaillons depuis plusieurs mois, a été présentée devant le comité social et économique (CSE) en octobre dernier et à l’ensemble de nos salariés en novembre.
J’en arrive à la troisième dimension, les violences à l’écran. C’est notre engagement le plus visible pour le spectateur. Nous non plus n’avons pas attendu MeToo pour dénoncer explicitement tout type de violence dans nos différents programmes, cette dénonciation constituant parfois l’objet même de certains de nos contenus. Notre directeur éditorial et notre directrice de la communication pourront illustrer cette politique constante en répondant à vos questions.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cet aspect, que nous n’avons pas encore abordé dans nos auditions, m’intéresse beaucoup. En quoi les œuvres et les programmes que vous diffusez participent ou non de la culture du viol ? Si une scène de viol figure dans une œuvre, prévoyez-vous des avertissements ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous constatons que votre engagement dans la lutte contre ces violences est puissant. En tant qu’acheteurs de programmes, avez-vous des exigences particulières à l’égard de vos partenaires au-delà du simple respect du code du travail et des dispositions légales ? Prévoyez-vous des clauses spécifiques concernant les formations ou les castings, par exemple ?
Monsieur Béreyziat, vous avez cité l’article 24-4 du contrat que vous utilisez pour vos coproductions audiovisuelles. Pouvez-vous nous détailler son contenu et nous transmettre ce document ?
Mme Delphine Ernotte Cunci. Je ne crois pas avoir dit que nous achetions nos programmes, nous menons en réalité un travail beaucoup plus interactif, notamment pour les fictions audiovisuelles et les œuvres cinématographiques. C’est ainsi que les scénarios sont relus et parfois modifiés à notre demande et que nous discutons des castings. Certes, le producteur a la responsabilité in fine de livrer le programme mais nous menons un dialogue permanent par lequel nous participons à la conception de ces produits. C’est la raison pour laquelle nous assumons la responsabilité de ce que nous diffusons sur nos antennes.
Comme je vous l’ai dit, nous sommes très engagés dans les luttes contre les VSS. Sommes-nous pour autant exempts de défauts ? Sûrement pas. S’agissant de nos relations avec nos partenaires, je vais laisser Livia Saurin, secrétaire générale adjointe mais aussi responsable de la RSE, vous en dire plus, en particulier sur les dispositions contractuelles.
Mme Livia Saurin, secrétaire générale adjointe de France Télévisions. Nous agissons à plusieurs niveaux.
Tout d’abord, comme l’ensemble des médias, nous sommes effectivement soumis à une obligation de signalisation des contenus susceptibles de choquer. Ainsi, une scène présentant une relation non consentie se traduira par un avertissement en début de programme, qui peut se doubler d’une mention le déconseillant aux catégories d’âge qu’il est susceptible de heurter. Mais au-delà de cette obligation, nous avons évidemment à cœur d’être exemplaires et d’assurer la meilleure signalisation possible des programmes, pour prévenir tout problème.
Ensuite, à l’image d’Arte, l’ensemble de nos contrats intègrent une clause de conformité au cadre juridique existant. Nous disposons également d’un code de bonnes pratiques qui comprend un volet dédié à la question du harcèlement, moral et sexuel, et des violences sexistes et sexuelles. Nous communiquons régulièrement et largement sur ce document, qui est envoyé à tous nos partenaires commerciaux.
M. Frédéric Béreyziat. Je souscris totalement aux propos de Delphine Ernotte Cunci : les acquisitions sont non pas un simple achat « sur étagère », mais un véritable partenariat, qui implique un travail collectif. Dans ce cadre, nous essayons d’avoir une influence sur les conditions de production des œuvres et les choix éditoriaux.
S’agissant des obligations contractuelles, nous reprenons les dispositions prévues dans le code du cinéma et de l’image animée, très détaillé, et imposons à nos partenaires le respect des dispositions de son volet réglementaire sur les obligations à la charge des coproducteurs, et de son volet incitatif sur des sujets comme la formation. Nous faisons également référence aux bonnes pratiques édictées par les associations, comme celles que vous avez pu rencontrer ou que vous rencontrerez dans le cadre de vos travaux.
S’agissant des choix éditoriaux, nous sommes une chaîne internationale et, à ce titre, nous ne sommes pas juridiquement soumis au contrôle de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et disposons d’une liberté éditoriale totale, garantie par des traités. Mais nous appliquons nous aussi des pictogrammes destinés à protéger le téléspectateur de certaines formes de violence, lorsque leur diffusion a été jugée pertinente par les responsables éditoriaux de la chaîne.
S’agissant des choix de programmation, je vais céder la parole à Olivier Père pour ce qui concerne le cinéma, et à Boris Razon pour ce qui concerne les productions audiovisuelles.
M. Boris Razon, directeur éditorial d’Arte France. Arte est très engagée dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Trois programmes récents, en particulier, ont, je crois, durablement marqué la société.
La série H24 – 24 heures dans la vie d’une femme, qui sera disponible jusqu’en octobre 2026 sur la plateforme arte.tv, regroupe des fictions courtes, inspirées de faits réels, qui rendent compte des violences faites aux femmes au quotidien. Écrite par vingt-quatre écrivaines et interprétée par vingt-quatre comédiennes, cette série est un véritable manifeste, que nous avons beaucoup soutenu et qui a eu un large écho dans la société.
La série animée Libres !, créée par Ovidie et inspirée de son livre Libres ! Manifeste pour s’affranchir des diktats sexuels, a cumulé plus de 60 millions de vues. En tant que chaîne et média, il est très important pour nous, avec les moyens qui sont les nôtres – c’est-à-dire à travers la diffusion de ces productions essentiellement numériques –, d’user de notre influence pour faire évoluer le regard sur ces sujets et éclairer ces enjeux en les explorant en détail, mais avec finesse.
Enfin, la série Icon of French Cinema, de et avec Judith Godrèche, a elle aussi eu un fort impact dans la société. Diffusée en décembre 2023, elle revient sur l’expérience terrible de Judith Godrèche avec un réalisateur, alors qu’elle était jeune actrice. Son expérience est d’ailleurs à l’origine de la création de votre commission d’enquête, ô combien justifiée et importante.
Comme l’a très bien expliqué Delphine Ernotte Cunci, les choix de diffusion et de programmation sont le fruit d’un travail collectif mené en responsabilité et en conscience. Au-delà de l’œuvre en elle-même, ils prennent toujours en considération un grand nombre de paramètres, comme le contexte social au moment de la diffusion.
S’agissant de la diffusion à proprement parler, nous avons mis en place tous les dispositifs d’alerte et de signalisation possibles, qui répondent aux normes en vigueur. Certains contenus sont déconseillés à certains publics, d’autres carrément interdits : pour y avoir accès, il faut alors s’identifier sur notre plateforme. Nous faisons le maximum pour faire les choix les plus judicieux et être au diapason de la société, sans rien nous interdire pour autant. Nous n’avons pas de principe d’airain, qu’on appliquerait systématiquement : chaque film, chaque scène même, est différent et nécessite un traitement spécifique. C’est un travail de tous les instants. Parfois, nous faisons des erreurs : notre métier est d’essayer d’en faire le moins possible.
M. Olivier Père, directeur de l’unité cinéma d’Arte France. Je suis à la fois le directeur de l’unité cinéma d’Arte France et, à ce titre, responsable d’une partie des acquisitions de longs et courts métrages pour l’antenne et la plateforme arte.tv – l’autre partie des acquisitions étant réalisée par nos collègues allemands et d’Arte GEIE –, et délégué général de la filiale Arte France Cinéma, qui assure la coproduction d’environ vingt-cinq films de cinéma par an, ainsi que des fictions, quelques documentaires et films d’animation.
Depuis plusieurs années, nous sommes très attentifs à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et, plus largement, contre les violences faites aux femmes. Il y a plusieurs moyens de mener ce combat : poser un cadre juridique était évidemment nécessaire, mais au-delà de son respect, nous avons été très sensibles à assurer la représentation des femmes non seulement devant la caméra, mais aussi derrière. Nous avons donc pris quelques initiatives très simples pour réduire le fossé entre le nombre de réalisatrices et le nombre de réalisateurs, et elles ont rapidement montré leurs effets.
La sélection des contenus diffusés suit un processus précis. Avec mon équipe, nous lisons tous les projets envoyés en vue du comité de sélection, et, après avoir étudié leur scénario – forme, style, ambition et, bien entendu, contenu –, nous en présélectionnons une dizaine, puis rencontrons leurs auteurs et producteurs. Dès cette étape, nous écartons certains projets, non pas tant en raison de leur violence, mais surtout du traitement qui en est fait : il est hors de question de diffuser une œuvre qui montrerait de la complaisance pour la violence ou en ferait l’apologie, quelle que soit la nature de la violence en question. J’ai choisi d’imposer une présélection strictement paritaire : la moitié des projets retenus doivent être ceux de réalisatrices, l’autre moitié de réalisateurs. Cette présélection assure également un équilibre entre premiers films – nous leur accordons beaucoup d’importance –, et coproductions internationales, puisque nous avons la chance de travailler sur des coproductions francophones, mais aussi avec le reste de l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine.
Ces règles de présélection visent à offrir la plus grande liberté de choix possible au comité de sélection, qui se réunit quatre fois par an, et dont la composition est elle-même paritaire : on a souvent quatre femmes et quatre hommes, parfois cinq femmes pour trois hommes.
Ces dispositifs ont très rapidement porté leurs fruits et, certaines années, nous sommes même, par un heureux hasard de circonstances, parvenus à une parité stricte.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il n’y a rien de miraculeux là-dedans ! (Sourires.)
M. Olivier Père. Non, bien sûr ! Je voulais simplement souligner que nous n’y parvenions pas à chaque fois. Quoi qu’il en soit, l’écart entre les projets de réalisateurs et les projets de réalisatrices a nettement diminué, et nous en sommes très heureux, d’autant que, cumulée avec l’attention portée aux premières œuvres, ça a permis l’émergence spectaculaire de jeunes talents chez les réalisatrices. Alors que les femmes cinéastes étaient jusqu’à récemment isolées, marginalisées, ou présentées comme des pionnières, des exceptions, on assiste aujourd’hui à l’émergence d’un mouvement générationnel non seulement en France, mais aussi en Europe et dans le monde entier. Dès leurs débuts, nous avons soutenu Valérie Donzelli, Céline Sciamma, jusqu’à la sortie de Portrait de la jeune fille en feu, Julia Ducournau, Charline Bourgeois-Taquet, ou encore Hafsia Herzi, dont nous avons soutenu tous les films en tant qu’actrice et réalisatrice.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Comment gérez-vous la diffusion de films qui mettent en valeur la culture du viol, comme Les valseuses, ou de réalisateurs soupçonnés de violences, comme Benoît Jacquot ou Jacques Doillon ? Je sais que la réponse à cette question n’est pas simple.
M. Erwan Balanant, rapporteur. J’ai bien entendu que les acquisitions – vous avez raison, le terme est plus juste que celui d’achat, que j’ai utilisé tout à l’heure –, faisaient l’objet d’un travail conjoint. Au-delà des films anciens, quelle est votre politique en matière de diffusion si vous découvrez qu’un événement grave est intervenu durant le tournage d’un film que vous auriez coproduit, et qui poserait un problème éditorial ? Pouvez-vous décider de ne pas le diffuser, malgré l’investissement engagé ? Quelles sont alors les conséquences sur la chaîne de financement – je pense notamment aux assurances ?
Mme Delphine Ernotte Cunci. C’est effectivement une question très compliquée, Madame la présidente. Comme je l’ai expliqué, nous n’avons pas de règle d’airain qui consisterait à effacer les films tournés à une certaine période, notamment parce qu’ils comportent des scènes qui sont choquantes aujourd’hui. On pourrait très bien, même si nous ne le faisons pas, les diffuser en les accompagnant d’un débat, pour expliquer ce qui pose problème aujourd’hui. On ne s’interdit rien a priori, et ce quel que soit le sujet, car il n’y a pas que les violences sexistes et sexuelles : on peut considérer que certains anciens films, par exemple, font l’apologie d’une forme de colonialisme ; or on les diffuse.
On ne mène donc pas une politique d’effacement culturel systématique de ce qui a été produit par le passé. Chaque acquisition fait l’objet d’une réflexion et on décide au cas par cas. Et, in fine, c’est bien moi, en tant que responsable de publication, qui suis responsable de tout ce qui est diffusé, sur le linéaire comme le non-linéaire.
Concernant la diffusion d’un film lorsqu’il y a eu un problème sur le tournage, là encore, il est difficile de s’en tenir à une règle générale. Tout est affaire de circonstances. Je vais être factuelle : nous est-il déjà arrivé, devant de telles situations, de demander le remboursement d’un financement une fois le film tourné ? Non. Nous interrogeons-nous, le moment venu – car je rappelle que nous ne pouvons diffuser les films qu’au moins deux ans après leur sortie en salle –, sur l’opportunité de le diffuser ? Oui. Rien ne nous oblige à diffuser ce film, et si nous le faisons, c’est un choix que nous assumons.
Comme le disait très justement Frédéric Béreyziat, le choix des productions diffusées fait l’objet de discussions. Chacun, en fonction de son histoire et de sa sensibilité, réagit différemment à un même contenu, il est donc important, pour en appréhender toute la complexité, que la réflexion soit collective. Mais, à la fin, c’est bien moi qui prends la décision d’autoriser ou d’interdire la diffusion. Et je l’assume, à chaque fois.
M. Boris Razon. Nous souscrivons totalement à cette vision. Si des faits graves nous étaient rapportés, nous ne nous interdirions naturellement pas de ne pas diffuser le film. Nous disposons d’une liberté éditoriale totale, c’est précieux. Comme cela a été dit, tout est affaire de circonstances : il est très difficile d’appliquer une règle générale à des contextes, des détails, des circonstances très différents. Mais, quelle que soit la décision que nous prenons au bout du compte, nous en assumons la responsabilité. Cette liberté éditoriale est essentielle.
M. Olivier Père. Effectivement, nous procédons exactement de la manière que Mme Ernotte Cunci a exposée. N’oublions pas que le processus qui mène à la programmation, et donc la diffusion d’un film, est relativement long : il y a d’abord une phase d’acquisition, qui implique le visionnage et l’expertise collective du film, pendant laquelle plusieurs avis peuvent entrer en conflit. Le cas échéant, c’est alors la direction éditoriale, voire la présidence, qui tranche.
Nous diffusons une dizaine de films par semaine, qui vont du cinéma muet au cinéma très contemporain. Si on ne s’interdit rien a priori, le choix des œuvres ne se limite pas à leur importance dans l’histoire du cinéma ou la manière dont elles ont été reçues au fil des générations : au-delà des critères purement esthétiques, cinématographiques ou historiques, on est également attentifs au contexte social au moment de la diffusion, à la représentation des personnages, et à la morale véhiculée, qui doivent correspondre aux valeurs que la chaîne veut promouvoir auprès des téléspectatrices et téléspectateurs.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je sais que les paroles ont tôt fait d’être interprétées, et pour éviter tout malentendu, je précise aux personnes qui nous écoutent que je ne souhaite pas l’effacement des œuvres. Ma question, ouverte, portait sur la gestion des œuvres qui ont pu poser problème.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous venons de faire un tour, certes pas exhaustif, de la question de la production cinématographique, mais vous êtes aussi producteurs de contenus audiovisuels et d’émissions.
Sur son site, France Télévisions déclare appliquer la tolérance zéro pour les comportements et propos sexistes. Il y a eu un certain nombre d’affaires, comme celle de Clémentine Sarlat, qui, en 2020, a dénoncé des faits sexistes au service des sports de France Télévisions. À l’issue de l’enquête interne menée par un cabinet indépendant, vous avez licencié trois personnes, madame Ernotte Cunci. Or, les prud’hommes ont ensuite jugé pour deux d’entre elles que le licenciement était « dénué de causes réelles et sérieuses ». Pourriez-vous revenir sur cette affaire ? Vous avez pris une décision forte, mais il y a eu une sorte de retour de bâton : n’est‑ce pas de nature à décourager les bonnes pratiques ? Avec le recul, diriez-vous que des erreurs ont été commises et comment procéderiez-vous aujourd’hui face à des accusations du même type ?
Mme Delphine Ernotte Cunci. C’est une affaire qui a fait grand bruit dans la presse, et j’ai été taxée de féministe – d’ailleurs, on m’accuse souvent de tout et son contraire : il semblerait que je ne prenne jamais la bonne décision !
En l’espèce, c’était une décision très lourde : avant de licencier trois salariés, vous y réfléchissez évidemment à deux fois. Mais je l’ai fait en conscience, sur la base des résultats de l’enquête, du contenu et du nombre de témoignages, de leur crédibilité, et des conséquences psychologiques des faits sur les femmes concernées. La réaction des personnes incriminées lors de l’entretien préalable à leur licenciement est également un important critère d’appréciation : il y a celles qui reconnaissent des maladresses et acceptent de changer, ce qui est encourageant ; et celles qui estiment qu’il n’y a aucun problème – je ne répéterai pas ici leurs propos, qui heurtent ma sensibilité.
Quant à regretter ma décision, je ne suis évidemment pas fière d’avoir licencié trois personnes : je l’ai fait parce que j’estimais que je n’avais pas le choix. Il fallait que l’ensemble de la maison, du corps social, réalise que certains comportements n’étaient plus admissibles. Ne pas agir revenait, d’une certaine manière, à nier l’importance du tort fait aux femmes qui ont dénoncé ces agissements.
J’ai expliqué les critères qui ont fondé ma décision. Les prud’hommes en ont jugé autrement, je l’accepte, mais cela ne changerait pas ma décision aujourd’hui : j’ai fait ce qui me paraissait le plus juste à l’égard des victimes, du corps social, des personnes mises en cause, et c’est tout ce qui m’importe. Je répète que je ne suis pas fière de cette décision, mais elle était mûrement réfléchie, et aujourd’hui, je prendrais la même. Les sanctions doivent être proportionnées à la gravité des faits, mais aussi assez fortes pour que chacun comprenne bien que la règle s’applique à tous, même si ce n’est pas confortable.
Mme Aurore Bergé (EPR). Je voudrais revenir sur le délicat équilibre entre la liberté de création et la sensibilité – fort heureuse – de la société actuelle aux violences, notamment sexuelles. Si, des années après un tournage, une actrice dénonce publiquement y avoir été exposée à des violences sexuelles et va jusqu’à porter plainte, considérez-vous que le film peut encore être diffusé ? Il ne s’agit pas d’effacer culturellement toutes les œuvres de certains réalisateurs, par principe, mais bien de ne plus diffuser un film en particulier, parce que la personne à l’écran ne le souhaite plus eu égard à ce qui s’est passé. J’ai bien compris qu’il n’y avait pas de règle générale, mais comment gérez-vous cela ?
Vous avez également abordé la question du choix éditorial s’agissant de la diffusion d’œuvres qui, aujourd’hui, pourraient être reçues différemment d’il y a vingt ou trente ans. Il me semble qu’il y a un enjeu essentiel de pédagogie à l’égard du public, sur les violences sexuelles comme sur de nombreux autres sujets, mais j’imagine que c’est également prompt à créer du débat et de la polémique en interne. Quelle est votre position ?
Enfin, au-delà des enjeux éditoriaux qui ne relèvent que de vos entreprises respectives, avez-vous identifié des vides juridiques, des dispositions trop sujettes à interprétation ou qui limiteraient vos moyens d’action pour lutter contre ces violences, que nous, législateurs, pourrions combler ?
Mme Fatiha Keloua Hachi (SOC). Je suis très intéressée par ce sujet, et l’exemplarité de l’audiovisuel public en général.
Pouvez-vous nous donner davantage de détails sur la manière dont vous communiquez avec les équipes sur la conduite à tenir en cas de violences sexistes ou sexuelles ? Concrètement, en quoi consistent ces protocoles ? Sont-ils efficaces ? Conformément à l’obligation du CNC, 7 600 dirigeants de l’audiovisuel ont été spécifiquement formés à ces questions en 2023 – c’est beaucoup : quel a été le contenu de ces formations, qui sont délivrées par des associations au nom du CNC ? En outre, comment les personnes référentes au sein de vos entreprises sont-elles nommées ? Ont-elles suivi une formation spécifique ? Comment sont-elles ensuite accompagnées dans leur rôle ?
Par ailleurs, les événements festifs professionnels, nombreux dans le secteur audiovisuel, sont autant de situations propices à boire de l’alcool et à « se lâcher ». Avez-vous un protocole particulier pour gérer ce genre d’événements ?
Enfin, avez-vous réfléchi au moyen d’être non seulement exemplaires, mais réellement précurseurs de bonnes pratiques pour lutter contre le sexisme ? En 2016, vous aviez diffusé une série de clips courts, très ciblés, particulièrement bien faits – j’ai notamment souvenir d’une vidéo d’Anne-Sophie Lapix. Depuis, j’en ai très peu vu de nouveaux. Que faites-vous, au quotidien, pour prévenir les Français contre les violences sexistes et sexuelles ?
M. Stéphane Mazars (EPR). Madame Ernotte Cunci, vous avez affirmé que vous licencieriez à nouveau les salariés dont les prud’hommes ont jugé le licenciement abusif : votre prise de position se discute car, s’il vous faut protéger les salariées et recueillir la parole de celles qui signalent des violences, l’État de droit commande de respecter les décisions de justice ; le droit a, en l’occurrence, donné tort à votre entreprise et l’a probablement condamnée à payer des dommages et intérêts pour réparer le préjudice subi par les personnes licenciées.
Le service public, au travers de l’émission « Justice en France » diffusée sur votre chaîne, se doit précisément de promouvoir l’État de droit et d’expliquer la subtilité de l’action judiciaire ainsi que la nécessité d’apporter des garanties à chaque individu, présumé innocent ou victime potentielle.
Mme Delphine Ernotte Cunci. Nous éviterions de diffuser une œuvre dans les circonstances que vous avez évoquées, madame Bergé. Il n’y a pas d’effacement automatique d’une œuvre culturelle, mais nous laisserions de côté une création qui heurterait la sensibilité de quelqu’un et d’un écosystème.
Des séries et des documentaires portant sur ces sujets sont régulièrement diffusés. Ils sont suivis d’un débat car tout le monde n’évolue pas dans la même direction ni au même rythme dans la société. Le documentaire peut exposer des faits auxquels il est difficile de se confronter, donc nous ne voulons pas laisser le téléspectateur seul face à la dénonciation de comportements terribles et nous souhaitons mettre des mots sur les émotions qu’il a pu ressentir. Il importe de faire dialoguer dans le calme des personnes ayant des avis divergents. Cette approche constitue une ligne éditoriale forte de France Télévisions.
Mme Livia Saurin. Mme Ernotte Cunci a évoqué deux dispositifs : celui de l’alerte, ouvert à tout le monde, pas uniquement aux salariés du groupe, et celui du signalement des faits de harcèlement moral et sexuel et d’agissements sexistes et sexuels. Nous avons élaboré plusieurs modules de formation et désigné des référents sur le harcèlement dans le groupe, le comité social et économique (CSE) et les comités d’entreprise outre-mer – nous sommes en effet implantés dans neuf territoires ultramarins. Les référents ont été formés et nous avons présenté la procédure aux délégués syndicaux et à l’ensemble des personnels dans une vidéo et dans les différents outils de communication interne comme les newsletters.
Nous avons publié un guide, diffusé à l’ensemble des manageurs, sur la prise en charge, la détection, la prévention, le signalement et le traitement de tous les faits de violences. Nous proposons régulièrement des formations d’apprentissage en ligne accessibles à tous les salariés : c’est important car cela contribue à forger une culture d’entreprise favorable à la remontée des signalements, celle-ci ne suscitant ni réjouissance ni atterrement. Le nombre de remontées augmente, signe du changement des mentalités et de l’efficacité de nos dispositifs.
Les protocoles entourant les événements festifs dans les entreprises sont mentionnés dans la charte d’éthique, laquelle explique aux personnels la conduite à tenir dans ce type de configuration. La charte est communiquée à toute personne rejoignant le groupe, de manière permanente ou temporaire.
Mme Delphine Ernotte Cunci. Monsieur Mazars, nous nous sommes interrogés après les jugements des conseils de prud’hommes et nous avons revu la procédure de signalement et la méthode de conduite des enquêtes. Ces décisions n’ont pas été sans conséquence, mais l’honnêteté intellectuelle me commande de vous dire que je prendrais les mêmes décisions après avoir relu les témoignages et avoir été en contact avec les victimes.
Mme Soumaya Benghabrit, directrice des ressources humaines d’Arte France. Dans la lutte contre les VSS, nous avons à cœur de protéger nos salariés – il s’agit même d’un devoir – et de veiller à la cohérence entre nos pratiques et les valeurs que nous défendons dans les programmes que nous diffusons. Certains protocoles figurent dans des accords collectifs, des règlements, des chartes et différents engagements, notamment la labellisation en matière d’égalité et de diversité décernée par l’Association française de normalisation (Afnor).
Le recueil de la parole de toutes les personnes se déclarant victimes d’une situation de violence est essentiel pour nous. Nous avons mis en service différentes plateformes, mais l’accompagnement humain reste la clef. Au-delà des obligations du code du travail, nous avons identifié des référents en interne mais aussi dans la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) où siègent deux référents – un homme et une femme, choix que nous avons opéré pour faciliter le recueil de la parole – en matière de harcèlement sexuel et d’agissements sexistes. L’accompagnement humain est essentiel : dès lors qu’une personne se signale victime d’une situation totalement inappropriée, nous l’écoutons et la prenons en charge immédiatement pour pouvoir arrêter rapidement d’éventuelles mesures conservatoires destinées à la protéger. Nous associons la médecine du travail au processus et proposons à la personne un accompagnement psychologique, assuré par une cellule d’écoute ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Nous analysons collégialement les signalements avec exigence. Dès que nous avons connaissance d’un fait, nous rassemblons les élus de la CSSCT et nous constituons une commission ad hoc paritaire, dans laquelle figurent des représentants de la direction et des salariés afin de bénéficier de lectures croisées des éléments de contexte. Cette commission peut décider de lancer une enquête interne, conduite par un représentant de la direction et un des salariés, ou externe.
Nous respectons les droits de la victime et des témoins, nous agissons évidemment dans le cadre légal et nous portons une attention particulière au traitement humain des affaires.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Certaines personnes ayant accusé Gérard Miller se trouvaient, comme pour Patrick Poivre d’Arvor, dans le public d’émissions de France Télévisions auxquelles il participait. Nous sommes là à la frontière du champ d’intervention des dispositifs que vous nous avez présentés. Avez-vous tiré des enseignements de cette affaire ? Comment avez-vous traité les accusations si vous l’avez fait ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le champ de notre commission d’enquête ne se limite pas aux VSS, il couvre l’ensemble des violences.
En juillet, le magazine Télérama a publié une enquête sévère sur le comportement de Thomas Sotto, à l’époque présentateur de « Télématin ». L’article fait état du départ, en 2023 et au bout de quatre mois de travail, d’une responsable de la programmation des invités pourtant expérimentée et il retranscrit des témoignages anonymes de chroniqueurs expliquant leur peur de venir au travail. Une ancienne salariée a affirmé qu’elle n’avait jamais vu un animateur « dont tout le monde avait aussi peur » et qu’elle avait passé des dimanches horribles au cours desquels il annulait la venue d’un invité en disant qu’il souhaitait autre chose sans préciser quoi.
Avez-vous été informée de ces allégations ? Si oui, pourquoi M. Sotto a-t-il été maintenu à son poste ? Si non, cela signifie-t-il qu’il n’existe pas d’espace au sein de France Télévisions où les salariés en souffrance peuvent trouver de l’aide – vous nous avez démontré le contraire dans vos interventions précédentes ? Le départ de la journaliste Marie Portolano, suivi de celui de M. Sotto, est-il lié au climat qui régnait dans la rédaction de l’émission et aux révélations de la presse ?
Mme Delphine Ernotte Cunci. Je rappelle que les deux hommes que vous avez cités – j’évite de personnaliser mes réponses – n’ont jamais été salariés de France Télévisions. Quant au présentateur de journal télévisé que vous avez nommé, il officiait sur TF1. Ce sont d’ailleurs les magazines d’investigation de France Télévisions qui ont contribué à mettre au jour ces affaires.
Les règles entourant les rapports avec le public assistant à nos émissions sont les mêmes que celles qui prévalent pour les relations avec toute personne présente dans les locaux de France Télévisions. Pour l’un des cas, la personne ne se trouvait pas par hasard dans le public : je n’entrerai pas dans le détail, mais la nature de l’affaire est différente et le groupe France Télévisions n’a été concerné que pour l’avoir dénoncée.
Nous avons pris connaissance de l’article sur Thomas Sotto et nous en avons débattu en interne, mais le départ de celui-ci et de Mme Portolano n’a rien à voir avec ce papier. Ils ont tous les deux effectué un choix de carrière : Thomas Sotto avait envie depuis longtemps de retourner à la radio et il a saisi une formidable opportunité – j’ai d’ailleurs regretté son départ. Toutes les critiques sont audibles. Celles-ci cependant relèvent non pas des VSS – aucun signalement ne nous est remonté dans ce domaine – mais plutôt d’un comportement managérial en effet discutable. Je ne vous dis pas qu’il n’y a rien mais qu’il n’y a, de mon point de vue, aucun harcèlement sexuel et sexiste.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Peut-être, mais la violence managériale entre dans le périmètre de la commission d’enquête.
Disposez-vous d’une cellule d’écoute des victimes de harcèlement moral ? Nous cherchons à comprendre les raisons de la prédominance, dans certains cas, de l’omerta. Comment pouvons-nous libérer la parole ? Il faut veiller à ce que les victimes et les témoins puissent parler dans un lieu sûr : voilà pourquoi je vous pose, sans aucune malice, la question.
Mme Delphine Ernotte Cunci. Le même dispositif que celui de remontée des signalements de harcèlement sexuel existe pour le harcèlement moral. Nous avons développé des canaux de communication récurrents. Le moyen le plus naturel de signaler un fait est de s’en ouvrir auprès de ses responsables hiérarchiques – pouvoir parler dans l’équipe fait partie des bonnes pratiques managériales –, mais si cela n’est ni possible ni suffisant, le salarié doit avoir accès au processus que Livia Saurin vous a présenté et qui est exactement identique à celui du harcèlement sexuel. La nature des faits diffère, mais notre vigilance sur le harcèlement moral est aussi forte.
Nous n’espérons pas recueillir le moins de signalements possible, nous souhaitons nous assurer que tous les signalements devant être faits le sont. La croissance du nombre de signalements va, dans cette optique, plutôt dans le bon sens : elle indique en effet que les gens font confiance au processus mis en place et elle nous permet de traiter les cas et d’agir, parfois en amont sur les méthodes managériales et parfois en aval avec des sanctions – comme je l’ai déjà indiqué, cela m’est déjà arrivé d’en prendre.
Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous recevez sur vos plateformes les signalements de faits qui se sont déroulés chez vos prestataires. Certains d’entre eux sont financés par de l’argent public, notamment les régions qui soutiennent les sociétés de production. Faites-vous remonter aux financeurs les faits dont vous avez connaissance afin qu’ils puissent ériger des garde-fous et surveiller l’utilisation de l’argent public ?
Mme Graziella Melchior (EPR). Dans les différents dispositifs que vous avez décrits, est-il prévu d’écouter les hommes qui auraient besoin de parler car ils se sentent susceptibles de passer à l’acte ? S’en occuper permettrait sans doute de les retenir et d’éviter des faits de harcèlement.
Mme Delphine Ernotte Cunci. Madame Marais-Beuil, je n’ai pas connaissance d’un cas de figure dans lequel nous aurions été les seuls informés d’un problème sur le tournage d’un film. Cela pourrait arriver, mais cela ne s’est, à ce jour et à ma connaissance, jamais produit.
Nous dispensons une formation à destination de l’ensemble des salariés. Nous partons du principe que nous avons tous, hommes comme femmes, des biais ; en prendre conscience constitue déjà un grand pas en avant. Nous ne pouvons pas présupposer que quelqu’un va commettre un acte répréhensible, mais nous veillons à ce que tout le monde prenne conscience de l’importance de la question du sexisme ordinaire, sans même parler des violences. En matière de VSS, l’appréciation n’entre pas en compte : il y a des règles claires qu’il ne faut pas enfreindre. Il en va de même de la vie en société : on peut parfois avoir envie de tordre le cou de son voisin, mais on se retient. Nous devons investir dans la formation sur ces sujets et nous le faisons : nous ne stigmatisons personne car tout le monde peut potentiellement avoir un comportement inapproprié, mais nous insistons sur le respect des règles. Une personne qui reconnaît avoir des biais me rassure davantage que quelqu’un qui m’assure être parfaitement féministe. L’humilité qui nous pousse à apprendre en permanence et à mieux nous connaître est une vertu. Les séances de formation et la possibilité de s’y exprimer jouent un rôle essentiel, car elles permettent de se rendre compte que la population n’est pas divisée entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ou entre les bons et les méchants. Nous devons tous progresser ensemble et respecter les autres, les règles et l’évolution des sensibilités : une jeune femme de 20 ans n’a pas la même sensibilité qu’une femme ayant eu 20 ans il y a quarante ans et les débats entre les générations sont utiles.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je regrette que vous n’ayez pas complètement répondu à la question de Mme Aurore Bergé.
Mme Delphine Ernotte Cunci. Je ne voulais pas être spécifique, mais la réponse est très claire : non, je ne diffuserai pas une œuvre sur le tournage de laquelle une actrice s’est plainte d’avoir subi des VSS.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour la clarté de cette dernière réponse et pour l’ensemble de vos propos et de votre travail. La commission vous remercie toutes et tous d’avoir pris de votre temps pour éclairer ses travaux.
La séance s’achève à douze heures trente.
Présents. – M. Erwan Balanant, Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Aurore Bergé, Mme Soumya Bourouaha, Mme Fatiha Keloua Hachi, Mme Claire Lejeune, Mme Claire Marais-Beuil, M. Stéphane Mazars, Mme Graziella Melchior, Mme Lisette Pollet, Mme Sandrine Rousseau, M. Emeric Salmon, M. Michaël Taverne.