Compte rendu

Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant : Mme Constance Vilanova, journaliste, auteure de Vivre pour les caméras, Mme Raphaëlle Bacqué, journaliste, auteure d’Une affaire très française, et Mme Laure Adler, journaliste              2

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant : Mme Ghislaine Pujol, vice‑présidente Animation au sein de La Guilde française des scénaristes, Mme Anne Ricaud et Mme Caroline Torelli, membres du Syndicat des scénaristes (SDS), et Mme Violette Garcia et Mme Valérie Leroy, scénaristes et élues du conseil d’administration de l’association Scénaristes de cinéma associés (SCA)              15

– Présences en réunion................................32

 


Jeudi
21 novembre 2024

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 9

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission

 


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La séance est ouverte à quatorze heures cinq.

La commission procède à l’audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, de Mme Constance Vilanova, journaliste, auteure de Vivre pour les caméras, Mme Raphaëlle Bacqué, journaliste, auteure d’Une affaire très française, et Mme Laure Adler, journaliste.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos travaux en recevant trois journalistes qui ont contribué à faire avancer le débat sur le sujet des violences dans le secteur de la culture.

Laure Adler, vous êtes journaliste, historienne et philosophe ; vous avez officié à la télévision et à la radio, notamment sur le service public et à France Culture, et vous avez été présidente de la commission de soutien au scénario du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Constance Vilanova, vous êtes une journaliste indépendante et l’auteure de Vivre pour les caméras, qui montre comment la téléréalité a banalisé, voire valorisé les violences sexistes et sexuelles. Raphaëlle Bacqué, vous êtes grand reporter au Monde et co-autrice d’Une affaire très française, une enquête consacrée à l’affaire Depardieu.

Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Nous sommes ravis de recueillir le fruit de vos réflexions et de vos investigations, notamment en ce qui concerne les mécanismes à l’œuvre dans le secteur de la culture.

L’audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Laure Adler, Mme Raphaëlle Bacqué et Mme Constance Vilanova prêtent successivement serment.)

Mme Laure Adler, journaliste. J’ai commencé très jeune à travailler à Radio France, puisque je suis entrée par hasard à 18 ans à France Culture – j’en ai aujourd’hui 74. Les violences sexuelles étaient le lot quotidien des débutantes. Je dois dire, à ma grande honte, qu’elles étaient acceptées y compris par nous, les filles. Pourtant, au même moment, je m’éveillais au féminisme, j’adhérais au Mouvement de libération des femmes et j’allais militer tous les dimanches ; ces deux manières de vivre cohabitaient en moi, et je n’étais pas la seule.

Pourquoi ? Maintenant que Radio France a fait beaucoup de progrès, et même si le travail n’est pas terminé, je pense que la honte nous animait : il était quasiment impossible pour moi, et pour certaines de mes amies, de dire que nous subissions si souvent des agressions sexuelles. Nous avions intériorisé le discours selon lequel, si l’on subit une agression en raison de son sexe, c’est parce qu’on l’a bien voulu, peut-être même parce qu’on l’a cherché. Nous avions développé des stratégies pour éviter ces violences sexuelles, en parlant et en nous habillant autrement, en essayant de s’effacer – mais c’était difficile.

En ce qui me concerne, plus j’ai monté les échelons, moins j’ai subi de violences sexuelles. J’ai commencé au niveau le plus bas, comme sténodactylo, puis collaboratrice et lectrice de fiches ; devenue directrice, j’ai subi beaucoup de violences, mais pas sexuelles ! J’ai quitté la radio à la suite d’un incident. Mon producteur, qui était aussi mon patron, avait tout essayé avec moi. Voyant que je n’acceptais pas ses avances persistantes, il m’a attaquée sur le plan professionnel : alors que j’avais trois minutes pour ouvrir l’antenne, il a fait glisser de son coude le papier sur lequel j’avais rédigé ma synthèse pour me déstabiliser en direct. Je n’ai rien dit à personne. Je suis rentrée chez moi, j’ai pleuré toute la soirée et j’ai décidé de quitter Radio France. Vous voyez à quel point la honte était intégrée.

Les choses ont changé. Il y a eu de la violence à Radio France, notamment à France Inter, où j’ai longtemps travaillé et où je continue de le faire, quoique moins souvent. Depuis cinq ans, néanmoins, à la suite de scandales répétés autour de producteurs ou de journalistes de la rédaction qui exerçaient une violence sexuelle sur les nouvelles arrivantes, souvent peu diplômées et sans expérience, mais qui ont parlé – vive le mouvement féministe qui a permis qu’elles s’expriment ! – la présidence a décidé d’installer, à chaque étage, une personne qualifiée pour écouter les collaboratrices qui font l’objet de violences sexuelles. Mais cela ne suffit pas. Le silence continue. Je continue de recevoir des confidences de personnes que je transmets ensuite, en tant que médiatrice, aux personnes responsables. Bref, beaucoup a été fait, mais la honte persiste dans les jeunes générations.

Mme Raphaëlle Bacqué, journaliste. Je ne parlerai pas de mon cas personnel puisque, comme toutes les femmes, j’ai connu des violences sexuelles – plus souvent d’ailleurs dans le milieu politique que dans celui de la presse écrite. Mais, au début de ma carrière, une vieille journaliste m’avait accueillie avec ce conseil : « Chaque fois que tu te feras emmerder par un type, tu lui diras : “Cela ferait un excellent papier dans le journal.” » Je l’ai appliqué consciencieusement et je vous assure que c’est une véritable douche froide.

Les violences sexuelles obéissent presque toujours au même principe : exercer son pouvoir sur quelqu’un qui n’en a pas. Ce qui frappe, dans le milieu du cinéma, c’est que les rapports de pouvoir y sont particulièrement hiérarchisés et très visibles. Il y a les stars, les réalisateurs et, en dessous, toute une population de petites mains précaires, souvent des intermittents du spectacle, et souvent des femmes. Ce sont souvent elles les victimes. On ne s’attaque pas à Catherine Deneuve, mais aux maquilleuses, aux habilleuses, aux petits rôles qui peuvent être écartés du jour au lendemain.

Ce qui m’a intéressée dans le cas de Gérard Depardieu, c’est qu’il était à la fois très puissant – il était l’acteur français le plus connu à l’étranger et des films pouvaient se monter sur son seul nom – et très admiré – car c’était un grand acteur ! On m’a demandé si les équipes savaient. En réalité, la France entière était au courant : dans certains reportages diffusés au journal de vingt heures dans les années 1980, au faîte de sa gloire, on le voit distribuer les mains aux fesses et les propos graveleux. Il ne s’est jamais caché. Gérard Depardieu peut faire pleurer d’émotion en jouant la mort de Cyrano et, à l’instant où la caméra s’éteint, mettre sa main dans la culotte de la maquilleuse – ce qu’il a fait quasi systématiquement. Pourquoi a-t-il pu le faire ? Je crois que c’est en grande partie à cause de l’admiration qu’il suscitait. S’il avait été un acteur médiocre, il aurait été exclu des tournages ; or, parce que tout le monde le trouvait extraordinaire, ce qu’il était, on a fermé les yeux.

Gérard Depardieu a fait de la conjugaison entre la plus grande poésie et la plus ignoble obscénité sa marque de fabrique : il pouvait réciter un poème et proférer ensuite une chose ignoble dont il faisait rire le public – généralement les équipes de tournage. Il a ainsi rendu complices des équipes entières. Lorsque nous avons enquêté avec Samuel Blumenfeld, nous avons compris que si personne ne parlait, c’est que personne n’avait été choqué : on considérait qu’il était rabelaisien, qu’il était drôle, que cela allait avec son talent. Ce comportement ne pourrait pas exister aujourd’hui – d’ailleurs, il y a dix ans, toutes les grandes stars ne se comportaient pas non plus comme cela. Il faut aussi prendre en compte l’effet de l’alcool, car Depardieu était très souvent ivre sur les tournages – ce qui n’est pas une excuse, bien sûr, mais une circonstance aggravante.

Une grande partie du cinéma a accepté cela, mais il suffisait d’un cinéaste un peu solide pour qu’il change de comportement : avec Claude Sautet ou Jean-Paul Rappeneau, il ne s’est jamais conduit de cette façon. Quand un metteur en scène a de l’autorité, installe une atmosphère de discipline et de respect, il s’y plie, même s’il la conteste par ailleurs en expliquant où il faut positionner la caméra ou comment les autres doivent jouer !

Quoi qu’il en soit, l’extraordinaire hiérarchie du milieu explique beaucoup de comportements. C’est un milieu qui présente une contradiction évidente, avec des discours très progressistes aux tribunes des festivals et une réalité inverse lors des tournages. Les affaires qui sortent en ce moment révèlent des comportements qui ne paraissaient pas choquants il y a encore une dizaine d’années.

Mme Constance Vilanova, journaliste. Je suis journaliste indépendante. Depuis 2021, je travaille sur le sujet de la téléréalité – avec laquelle j’ai grandi à l’adolescence – dont j’ai constaté qu’elle était un angle mort médiatique depuis vingt ans.

En 2001, « Loft Story » débarque sur M6. C’est un raz-de-marée : les audiences sont énormes et la presse s’emballe, de Libération aux Cahiers du Cinéma en passant par Le Figaro. Ensuite, plus rien. Les journalistes des médias traditionnels se détournent de ce registre, peut-être parce qu’il est trop populaire. En parallèle, le phénomène grossit sur les chaînes de la TNT et les programmes de téléréalité ciblant les adolescents se multiplient à l’heure du goûter, quand les parents travaillent. Le concept de ces programmes after school, comme les appellent les sociétés de production, est simple : on filme une bande de jeunes vivant en communauté, dans laquelle des couples se forment et des disputes éclatent.

À partir de 2010, l’industrie grossit et les candidats se professionnalisent. Chaque jour, un programme de téléréalité est diffusé de dix-sept heures trente à dix-neuf heures. Selon l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), en 2021, la téléréalité d’enfermement cumulait 17 113 heures d’images sur une période de dix ans. Toutes ces images ont été laissées à la presse à scandale sans être analysées. Même dans le milieu universitaire, il était difficile de proposer un master ou une thèse sur le sujet.

En 2017, en pleine vague #MeToo, les candidates de la téléréalité sont ignorées par les médias alors qu’elles parlent sur leurs réseaux sociaux ou auprès de blogueurs. Elles racontent des tournages très violents, un climat où règne une culture du viol et où des prédateurs sont reconduits à l’écran sous prétexte qu’ils fédèrent le public.

La majorité de ces candidates viennent de milieux très populaires ; elles ont quasiment toutes subi des violences intrafamiliales ou des agressions sexuelles, et ont arrêté leurs études très tôt. Quand on les recrute, vers l’âge de 18 ans, on leur fait miroiter une vie de paillettes et d’argent facile. Le dispositif même des émissions les met en danger car, pour exister, il faut être en couple. Les candidats masculins sont toujours plus âgés – ils peuvent faire carrière jusqu’à 40 ans, alors que la téléréalité s’arrête à 25 ans pour les femmes – et sont présentés comme d’éternels Don Juan qui ne peuvent pas réprimer leurs pulsions. Ces jeunes femmes se forcent donc à faire couple. En parallèle, à force de se voir à l’écran, elles modifient leur corps : la chirurgie esthétique est banalisée et mène aux dérives qu’a décrites Le Parisien.

Je citerai quelques faits de violence révélateurs de l’ambiance du milieu. En 2016, le CSA reçoit 2 000 signalements pour une séquence des « Anges de la téléréalité » dans laquelle un candidat, Ricardo Pinto, jette par la fenêtre le matelas d’une jeune femme, Aurélie Preston, après avoir menacé d’uriner dessus et en disant qu’il va lui faire vivre un enfer.

En 2021 éclate l’affaire Illan Castronovo. Ce candidat emblématique – il a treize émissions au compteur – est accusé par trois candidates d’agressions sexuelles, dont l’une aurait eu lieu sur un tournage. Leur témoignage n’avait pas été pris en compte par les boîtes de production au moment des faits. Lorsque l’affaire éclate, il est toujours sur W9 pour une émission de dating intitulée « Les Princes de l’amour ». En 2022, j’ai été contactée par deux jeunes femmes qui l’avaient rencontré en boîte de nuit, où il était présent en tant que candidat, et qui m’ont raconté les viols qu’elles ont subis lors de cette soirée. J’ai révélé les faits dans une enquête pour Mediapart. L’instruction est en cours au parquet de Blois.

En 2018, le tournage de la saison 19 de Koh-Lanta a été interrompu en raison d’une agression sexuelle.

De nombreux candidats ont été mis en cause pour des faits de violence conjugale. En décembre 2023, l’un d’entre eux, Julien Bert, a été condamné pour violences sur son ex-copine, elle-même candidate. En mars 2024, l’influenceur et ex-candidat Adrien Laurent a fait l’objet d’une plainte pour des viols survenus en Australie.

Et pourtant, il a fallu attendre 2021 pour que la presse s’empare de la question de la téléréalité – et pas pour des questions de violence sexuelle ! D’anciens candidats, devenus influenceurs, ont arnaqué leurs abonnés : c’est l’affaire des « influvoleurs », popularisée, non sans harcèlement d’ailleurs, par le rappeur Booba. L’affaire a mobilisé les députés et débouché sur la loi du 9 juin 2023 visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux. Bref, il a fallu que des consommateurs se sentent lésés pour que la téléréalité soit évoquée à l’Assemblée nationale ; en revanche, que des jeunes femmes vivent des violences sexuelles lors des tournages n’était pas un sujet.

Cela fait vingt ans que l’on reconduit à l’écran des candidats dangereux dans une course effrénée à l’image et que les boîtes de production mettent en danger des jeunes femmes, à l’abri de toute surveillance médiatique et parentale. Pendant vingt ans, des centaines de milliers d’adolescents ont été exposés à des séquences de misogynie et de violence, parfois diffusées au zapping. Il est essentiel de mieux surveiller ces émissions.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Ces trois témoignages montrent le paradoxe de notre société. Madame Bacqué, vous dites que pour Depardieu, tout le monde savait et que ce n’était pas si grave. Le changement tient à une prise de conscience de la société, où ce qui était toléré ne l’est plus. Et pourtant, la chosification du corps des femmes devient une addiction dans les programmes de téléréalité. C’est un nœud gordien. J’aimerais connaître vos réflexions sur cette injonction médiatique contradictoire entre une poussée sociétale qui n’accepte plus l’inacceptable et des pratiques d’un autre temps, diffusées à une heure de grande écoute auprès d’un public jeune et fragile.

Mme Laure Adler. Grâce à #MeToo, plusieurs générations de filles ont pris conscience qu’elles étaient des sujets à part entière, que leur corps et leur intimité leur appartenaient et que toute agression était insupportable. Elles expriment cette perception avec une solidarité vitale. En même temps, il y a un nœud économique, social et mercantile, alliant les nouvelles technologies, les réseaux sociaux et les représentations imaginaires des rapports entre les sexes, qui repose sur un modèle structurel archaïque de chosification du corps des femmes.

J’admire beaucoup l’anthropologue Françoise Héritier, professeure au Collège de France, qui a succédé à Claude Lévi-Strauss et a poussé plus loin la théorie de la prohibition de l’inceste et du rapport masculin-féminin. Elle a publié deux gros volumes intitulés Masculin/Féminin. Selon elle, la différence sexuelle continue de structurer nos sociétés, y compris en Occident. Les nouvelles technologies, la vitesse de propagation des informations et la sexualisation de plus en plus précoce du corps des jeunes filles font que le désir de celles-ci, véhiculé par leurs frères, leurs petits amis ou leurs proches, est de ressembler à ce que les réseaux sociaux présentent comme le pinacle d’une sexualité épanouie et même conquérante. La dialectique est à ce point vénéneuse qu’on fait croire aux jeunes filles qu’elles seront maîtresses de leur sort et de leur image en étant la bimbo girl, la fille impubère, celle qui a une taille de guêpe, de grosses fesses et une poitrine et qui ressemble aux modèles les plus archaïques des déesses de la fertilité.

Je ne vois pas comment dénouer ce nœud, pour reprendre votre expression, autrement que par la prise de conscience et l’émancipation de ces jeunes filles. Cela doit passer par une éducation, à l’école primaire et peut-être même maternelle, qui leur fasse acquérir la certitude qu’elles sont des sujets à part entière de notre société.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’ai revu il y a peu Les valseuses et j’ai été frappée par la culture du viol que le film véhicule. Au-delà des personnes présentes sur le plateau de tournage, que Gérard Depardieu a rendues complices de son comportement, la société dans son ensemble l’a valorisé dans ce rôle qui flirte avec les violences sexuelles. Et en revoyant par hasard Un éléphant ça trompe énormément, avec Jean Rochefort cette fois, j’ai constaté que la femme y est présentée comme étant à la disposition des hommes. Pensez-vous que les représentations des femmes dans les industries du cinéma et de la téléréalité ont véritablement changé ?

Dans cette commission, nous n’avons pas suffisamment parlé de l’affaire Johnny Depp et Amber Heard, qui a été une étape importante dans l’édification d’un réseau masculiniste, préalable à l’apparition du masculinisme politique ayant porté Donald Trump à la Maison-Blanche pour la seconde fois. Que pensez-vous de la situation en France par rapport à celle des États-Unis ? L’image de la femme et les comportements sont-ils en train de changer ?

Mme Raphaëlle Bacqué. Je partage les propos de Laure Adler, mais je ne suis pas très optimiste. Nous le voyons lors de nos reportages et vous devez le constater dans vos circonscriptions : si une catégorie de jeunes filles a complètement fait siennes l’égalité entre les sexes et l’émancipation – ce sont nos enfants –, la situation est très différente dans d’autres milieux sociaux. Ce que nous voyons sur les réseaux sociaux et dans les émissions de téléréalité n’est que la représentation exacerbée et spectaculaire de ce qui existe partout ailleurs. Le mouvement #MeToo est une immense révolution dont nous nous réjouissons, mais qui ne s’est pas encore propagée dans toutes les strates de la société.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il me semble qu’il s’agit davantage d’une question de politisation que d’une question de strate sociale. Le mouvement Tradwife, par exemple, traverse toutes les classes.

Mme Raphaëlle Bacqué. Vous avez raison. On a voulu croire que c’était une question de génération, que les jeunes filles étaient beaucoup plus fortes et s’affirmaient face aux jeunes hommes qui eux-mêmes avaient changé. Mais c’est davantage une question sociale, parce que c’est une question de pouvoir. Dans les reportages que nous faisons, c’est une évidence.

Mme Constance Vilanova. Pour vous répondre, je dois détailler les deux sortes de téléréalité qui coexistent actuellement.

D’une part, il y a la téléréalité produite par TF1 et Endemol, dont « Star Academy » et « Secret Story » sont de bons exemples. Ce sont des reprises d’émissions emblématiques d’enfermement, diffusées tous les jours. La société Endemol, qui était aux manettes du « Loft », a pris le contre-pied de ses pratiques antérieures. Désormais, les candidats signent au préalable une charte, les castings sont beaucoup plus inclusifs et présentent des personnes racisées – ce n’était pas le cas précédemment –, la culture du clash est proscrite, les candidats ont un entretien en amont avec un psychologue, un psychiatre et un médecin. Depuis hier, une séquence de « Star Academy » circule sur les réseaux sociaux et illustre bien cette évolution : on y voit trois jeunes filles s’amuser à imiter des masculinistes toxiques. Elle témoigne d’une plus grande inclusivité et reflète les pratiques d’une génération.

D’autre part, il y a la téléréalité diffusée sur les autres chaînes de la TNT. « Frenchie Shore » en est l’exemple type : une émission ultra-trash, qui s’adresse aux moins de 18 ans, diffusée sur MTV et Paramount+ ; les candidates, présentées comme consentantes et pratiquant une sexualité heureuse, passent leur temps à pratiquer des fellations sur des candidats. Cette émission est produite par Ah ! Production, qui était déjà derrière « Les Anges de la téléréalité ». Si des entretiens avec des psychologues sont également prévus, ils sont très courts ; de plus, les psychologues étant payés par la production, il n’est pas dans leur intérêt de déclarer tel ou tel candidat trop fragile.

Le 5 décembre prochain, la chaîne W9 lance une nouvelle émission de téléréalité intitulée « The Cerveau », qui capitalise cette fois sur le mépris de classe. Il s’agit en effet de soumettre les candidats, des personnalités emblématiques de téléréalité, à des tests de culture générale. La bande-annonce reprend toutes les fautes de français des candidats.

La téléréalité se renouvelle en permanence. Elle est moins sexiste qu’auparavant, parce que les médias se sont enfin saisis des violences sexistes et sexuelles qui s’y exercent et qui constituaient un véritable angle mort. C’était vraiment le far west : dans certaines séquences qui semblent aujourd’hui à peine croyables, des candidates décrivent à l’écran des agressions. En 2011, une candidate de l’émission « Les Ch’tis » raconte qu’un candidat est venu « se frotter à elle pendant la nuit », sans qu’aucun média ne l’ait relayé.

Les participants font désormais plus attention, parce qu’ils se savent surveillés. Mais ce milieu est tellement opaque, presque consanguin, que j’ai eu du mal à parler avec les techniciens et les caméramans : tout le monde se connaît et personne n’ose parler. Malgré la surveillance désormais instaurée, la loi du silence persiste dans ces sociétés de production comme Banijay Entertainment. Il est d’ailleurs amusant de voir Mme Alexia Laroche-Joubert produire une série sur sa propre expérience de créatrice d’émissions de téléréalité, alors même que plusieurs de ses productions ont été visées par des enquêtes portant sur des violences sexistes et sexuelles.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Je voudrais vous poser quelques questions en tant qu’ancien journaliste. Si l’on prend un peu de recul, on constate que le mouvement #MeToo a été une révolution philosophique qui a eu des effets sur la pratique journalistique, puisqu’il promeut, du fait de la libération de la parole, une éthique du témoignage. La façon dont la parole est recueillie, restituée et rendue publique a changé. Quelles sont vos réflexions sur le changement des pratiques professionnelles qu’il a provoqué ?

Les cultures journalistiques diffèrent certes selon les supports mais, au-delà du recueil de la parole, les rédactions montrent-elles un plus grand intérêt pour les enquêtes approfondies dans des milieux encore inexplorés ?

Enfin, sans entrer dans les débats relatifs à la séparation entre l’œuvre et l’homme ou à la culture de l’effacement, pouvez-vous nous expliquer de quelle façon le regard sur les hommes illustres a changé ? Comment s’exprime désormais la critique journalistique, souvent spécialisée et centrée sur la dimension artistique et créative d’une personnalité ?

Mme Raphaëlle Bacqué. Vos questions font l’objet de débats au sein de la rédaction du Monde.

Quel que soit le sujet, nous ne prenons jamais un témoignage pour argent comptant. Si nous recueillons les témoignages de femmes relatant des agressions sexuelles ou des viols, ils sont systématiquement recoupés – en ont-elles parlé à d’autres ? Existe-t-il des témoignages semblables ? – et nous interrogeons les personnes mises en cause. J’ai beaucoup discuté de ce point, notamment avec Caroline Fourest : quel que soit le sujet, le « je te crois » n’est pas journalistique ; c’est un slogan militant, que je comprends parfaitement.

Le traitement journalistique n’a donc pas changé. En revanche, les affaires MeToo sont un peu particulières et difficiles à couvrir – comme le sont tous les grands faits divers, en réalité. Il est très délicat de manier les témoignages de personnes traumatisées, agressées, blessées ; certaines connaissances sont nécessaires. C’est la raison pour laquelle, au Monde, les journalistes qui couvrent ces affaires constituent un petit groupe relativement spécialisé.

La question des hommes illustres se pose bien évidemment aux journalistes : ne s’intéresse-t-on qu’aux personnages connus ? On voit bien que les affaires les plus emblématiques sont celles qui concernent des personnalités. C’est un problème, parce que cela ne reflète pas ce qui se passe dans la société. Ce n’est pas parce qu’un grand acteur est concerné que tout le milieu du cinéma l’est, et ce n’est pas parce que le milieu du cinéma est concerné que cela ne se passe pas ailleurs ! Quoi qu’il en soit, les affaires MeToo ont plus facilement explosé dans des milieux où les hommes mis en cause étaient célèbres – même si je suis obligée de reconnaître que souvent, les langues se délient lorsqu’ils sont en fin de carrière, ce que je regrette. Ces affaires suscitent bien évidemment plus d’intérêt que le témoignage de vendeuses d’hypermarché contre leur directeur ; ces dernières sont moins libres de leur parole et risquent bien davantage.

Nous avons toujours cette question à l’esprit mais nous n’avons pas encore réussi à faire dans d’autres milieux, moins exposés médiatiquement, ce que nous avons fait pour le milieu du cinéma.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). La critique est-elle désormais nécessairement imprégnée de ce prérequis de vérification ? Quel a été l’impact du mouvement #MeToo sur le journalisme critique ?

Mme Raphaëlle Bacqué. Les enquêtes portant sur le mouvement #MeToo n’ont pas été menées par les journalistes du service Culture, mais par ceux des services Investigation ou Société. Ce n’est pas tant pour protéger des sources que parce que traditionnellement, les journalistes du service Culture font de la critique – littéraire, cinématographique, théâtrale – et très peu d’enquêtes. Nous le regrettons, au sein du Monde ; nous aimerions publier davantage d’enquêtes sur le milieu de la culture, et pas forcément liées au phénomène #MeToo.

Il y a une exception : j’ai écrit le livre d’enquête consacré à Gérard Depardieu avec un critique de cinéma, Samuel Blumenfeld – mais qui, depuis toujours, fait aussi du travail d’enquête. Il était plus ou moins le seul dans ce cas, mais les rédactions s’efforcent maintenant de former une nouvelle génération de journalistes capables de faire aussi bien de la critique que des enquêtes. Je pense que les choses vont changer : de manière générale, les rédactions ont compris qu’il faut pouvoir enquêter sur tous les sujets, y compris la culture.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Dans le domaine de la culture, on est frappé par la différence entre ce qu’on entend et ce qu’on lit. Les journalistes d’investigation ont encore de nombreux sujets à creuser.

M. Erwan Balanant, rapporteur. J’ai relu quelques critiques d’une autre époque, portant sur des films qui font désormais l’objet de réprobation. Cela soulève vraiment des questions sur les différences de perception selon les époques. Ainsi, la critique de La fille de quinze ans, publiée dans Le Monde à sa sortie, est assez terrible à relire. Dans Les Cahiers du cinéma en particulier, qui représentent la quintessence de la critique cinématographique, le rôle de l’entre-soi est central. Nous aimerions d’ailleurs approfondir ce sujet dans le cadre de la commission d’enquête.

L’émission de téléréalité que vous avez évoquée, madame Vilanova, est assez terrifiante. Quel contrôle a priori et a posteriori l’Arcom est-elle en mesure d’exercer sur ce type de programmes ? D’après votre description, cette émission sera le lieu de discriminations, sur lesquelles l’Arcom devrait avoir un droit de regard.

Mme Constance Vilanova. Il s’agit de la deuxième saison de « Frenchie Shore ». J’avoue que j’avais accordé un « T » aux deux premiers épisodes de la première saison dans Télérama, parce qu’y apparaissaient, pour une fois, des jeunes femmes dont la sexualité était épanouie et assumée. J’ai cependant regretté ma note dès le troisième épisode, lorsque tout a dérapé. L’Arcom n’exerce pas de contrôle sur cette émission, qui est diffusée sur MTV et Paramount+.

S’agissant de l’émission « The Cerveau », je ne vois pas sur quelle base l’Arcom pourrait agir. Oui, il y a des discriminations, mais qui ne sont pas fondées uniquement sur le sexe, aussi sur la classe sociale. Les candidats de cette émission fréquentent depuis dix ans ce type d’émissions et ont suffisamment d’humour et de motivation pour continuer d’exploiter le filon de la téléréalité – y compris, pour les jeunes femmes, en jouant les ravissantes idiotes.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les standards de l’Arcom en matière de discrimination ont l’air assez lâches. J’ai moi-même été traitée de « Greta Thunberg ménopausée » sans que l’Autorité n’y voie rien de sexiste. Nous interrogerons ses représentants sur leurs critères lorsque nous les recevrons.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Pourtant, sur les vingt-quatre critères de discrimination définis par la loi, au moins trois pourraient être retenus : le sexe, l’état de santé et l’âge !

Je voudrais revenir sur l’alternance qu’on observe entre le « tout le monde savait » et le « personne n’a su ». Vous avez décrit un type de schéma utilisé habituellement par un acteur puissant et admiré, selon vos mots. Mais dans le cas d’une autre personnalité puissante et admirée du monde de la télévision, tout le monde semble à l’inverse tomber des nues. Comment est-il possible que tout le monde ait su pour Gérard Depardieu, mais pas concernant Patrick Poivre d’Arvor ?

Mme Raphaëlle Bacqué. Je me méfie de l’expression « tout le monde savait », qui ne veut rien dire. Tout le monde voyait le comportement de Gérard Depardieu, mais sans y mettre les bons mots. Tout le monde voyait qu’il mettait des mains aux fesses – aux hommes comme aux femmes – ou dans les culottes, mais personne ne considérait ça comme une agression sexuelle. Et tout le problème est là !

À partir du moment où ce n’est pas formulé comme tel, à partir du moment où tout le monde rit, et parfois même la victime, parce qu’elle est prise de court, personne ne prononce le mot « agression ». Les gens savent sans savoir, en quelque sorte.

S’agissant de Patrick Poivre d’Arvor, sur lequel j’ai enquêté aussi, tout le monde voyait les jeunes femmes appelées dans son bureau traverser la rédaction, tout le monde se regardait d’un air entendu, mais personne ne savait ce qui se passait concrètement. Différentes choses étaient dites ou pensées – « elle veut coucher pour réussir », « il va la draguer » – mais jamais les termes d’agression sexuelle n’étaient prononcés et personne n’était témoin.

L’euphémisation est généralisée, les gens ne savent pas vraiment ce qui se passe, rien n’est dit clairement. Patrick Poivre d’Arvor passait pour un dragueur, sans que soit faite la distinction entre le beau parleur et le type qui saute sur les jeunes stagiaires dans son bureau. L’expression « tout le monde savait » devient donc fausse dès qu’on se penche sur les cas concrets, qu’il s’agisse d’affaires MeToo ou des autres.

Mme Laure Adler. Comme l’explique Raphaëlle Bacqué, « tout le monde savait » ne veut pas dire grand-chose ; j’ajoute, en tant qu’historienne des mentalités, que tout le monde ne comprenait pas nécessairement. La société est immergée dans un bain de représentations sociales et psychiques ou de définitions amoureuses qui sont véhiculées à notre insu.

Quand Gérard Depardieu était plus jeune, tout le monde savait qu’il draguait les filles, ce dont il ne se cachait d’ailleurs pas, et tout le monde en riait – y compris moi ! On le voyait complètement soûl, on savait qu’il allait faire la fête au restaurant toute la nuit, on ne comprenait même pas ce qui se passait. Cependant, je ne cherche pas à nous exonérer de notre responsabilité. C’étaient des comportements dégradants pour les femmes mais auxquels nous adhérions, consciemment ou non, sans enthousiasme mais sans non plus la volonté d’être lucide.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pensez-vous que, désormais, nous n’y adhérons plus ?

Mme Laure Adler. Oui en ce qui me concerne et en ce qui concerne mes enfants. Mais, pour reprendre les propos de Raphaëlle Bacqué, je dirais que cela ne concerne pas toutes les classes sociales. Nos enfants sont sensibilisés, mais les autres ? L’éducation est la seule solution pour les atteindre tous.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Étant donné que les violences conjugales existent dans toutes les classes sociales, j’ai tendance à penser qu’il en va de même pour les violences sexistes et sexuelles.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Je voudrais aborder un sujet qui dépasse le seul monde du cinéma et des médias, et sur lequel vous avez développé une réflexion très intéressante, madame Adler : le consentement. En tant que législateur, nous réfléchissons notamment à la pertinence de l’intégrer à la définition du viol et à la meilleure façon de le faire.

Permettez-moi de vous citer : « Oui c’est oui, non c’est non. Oui, mais le non est plus difficile à prononcer que le oui, et ce oui ne signifie pas forcément un assentiment, une adhésion, l’expression d’un désir, la réciprocité du désir, la volonté de continuer l’échange. On ne peut donc se réfugier dans cette notion de consentement adoptée dans la plupart des pays européens pour définir le fait que le viol est un acte sexuel auquel la victime n’a pas consenti. » En contrepoint, vous proposiez de lutter contre « l’inégalité entre les deux sexes qui se perpétue alors qu’elle devrait être posée comme cause principale des violences ».

Le combat pour l’égalité et pour la reconnaissance du consentement ne peuvent-ils être menés simultanément ? Alors qu’un nombre croissant de militantes des droits des femmes demandent l’inscription de la notion de consentement dans la loi pour la définition juridique du viol, persistez-vous dans cette analyse, ou votre point de vue a-t-il évolué ?

J’aimerais avoir votre avis à toutes les trois, puisque vous avez des parcours différents.

Mme Graziella Melchior (EPR). Avec d’autres parlementaires, nous sommes allés toquer à la porte du ministère de la défense pour parler des témoignages que nous avions reçus, mais c’est la puissance médiatique qui a réellement permis le #MeToo des armées. Que les médias en soient remerciés : nous avons pu lancer une mission, encadrée par le ministère, dont les préconisations sont suivies d’effet.

Allez-vous continuer à suivre ces sujets et à mener des enquêtes, quels que soient les milieux professionnels ? Il est nécessaire que les victimes puissent constater que les choses bougent, parce qu’elles n’ont pas toujours conscience de l’impact de leurs témoignages.

Mme Laure Adler. C’est une affaire très compliquée, intellectuellement, psychiquement, amoureusement.

J’ai eu la chance de faire de la philosophie et de travailler sur la notion de consentement. Sans en revenir à Montaigne ou à la servitude volontaire de La Boétie, je rappelle que la philosophe Geneviève Fraisse a publié il y a une bonne quinzaine d’années un travail remarquable sur la notion de consentement. Sa réflexion philosophique, qui ne portait pas forcément sur la différence sexuelle mais sur la notion d’apparente soumission, s’inscrivait dans un féminisme conquérant dont elle est une figure.

Aujourd’hui le consentement est très discuté, vous le savez mieux que quiconque, et les différentes législations européennes en témoignent.

Pour mon enquête, j’ai parlé avec différentes générations de femmes de la notion de consentement. Il est très intéressant, mais aussi assez difficile, d’entendre que cette notion ne revêt pas la même signification selon la génération. Plus les femmes sont âgées, plus le consentement paraît presque superfétatoire – elle fait partie d’une domination sexuelle qu’elles ont vécue. Les très vieilles dames dont je parle ici se sont mariées, ont vécu l’absence de consentement pendant très longtemps, sans jamais mettre en doute cet état de fait, et se réveillent aujourd’hui en se demandant ce qu’elles ont fait de leur vie, de leur vie sexuelle, de leur indépendance sexuelle, de leur sexualité qui aurait pu s’accomplir.

Pour les jeunes générations beaucoup plus averties et les jeunes filles militantes, la problématique est inverse. Elles se demandent : « Est-ce que là, je consens ? Quand il me caresse le dos à six heures du matin et que je ne suis pas encore réveillée, est-ce que je consens ? Quelles sont les épreuves limites du consentement ? » J’ai eu moult discussions avec ces jeunes filles – je le répète, mon travail est subjectif ; d’autres font un travail scientifique – ainsi qu’avec des avocates, notamment Laure Heinich et Marie Dosé, qui ont des positions assez proches ; mais la judiciarisation du rapport amoureux, pour ces jeunes filles qui ont peur de l’amour sans consentement, reste une question à laquelle je ne sais pas répondre.

Le consentement constitue désormais une grille d’analyse du rapport amoureux : est-ce souhaitable parce que cela permet de protéger les jeunes filles de tout abus, ou est-ce tellement prenant que cela empêche la possibilité de l’égalité femmes-hommes dans le rapport amoureux ? C’est une question à laquelle je ne sais pas répondre mais qui est importante pour notre société et pour ces jeunes femmes.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je me permets de répéter ici des propos que ma collègue Elsa Faucillon m’a tenus hier : on ne « consent » pas à un rapport sexuel ; on est d’accord, on en a envie, mais le terme même de consentir est sujet de questionnement philosophique.

Avez-vous connaissance d’enquêtes sur des affaires qui n’ont finalement pas été publiées, et si oui, pourquoi ? Quels sont les obstacles à l’enquête journalistique sur le mouvement #MeToo ?

Par ailleurs, sur le sujet qui nous intéresse, on se heurte à l’entre-soi et aux réseaux de loyauté. Madame Adler, puisque vous avez fait partie des commissions du CNC qui attribuent des subventions aux premiers films notamment, avez-vous été témoin de ces loyautés ou, au contraire, avez-vous observé une vigilance particulière pour éviter les faveurs ?

Mme Laure Adler. J’ai eu la chance de présider la commission de soutien au scénario du CNC, qui accorde des subventions notamment aux premiers films. En tant que présidente, j’ai imposé au jury la transparence – main levée, débats publics, etc.

Au cours de mes quatre années de présidence, j’ai été témoin d’une ou deux tentatives d’entre-soi, au plus haut niveau, tentatives qui ont été balayées par la majorité des membres de la commission.

La commission est une épreuve pour ceux qui veulent faire leur premier film. Ils sont soumis à tant de pression, d’exigences ! Il faut soumettre un premier jet, puis un deuxième qui répond aux observations de la commission, puis d’autres encore. C’est généralement au sixième ou au septième que la commission reçoit personnellement les candidates et candidats.

Puisque le CNC attend toujours son nouveau président – je n’en comprends d’ailleurs pas les raisons, les candidates sont pourtant nombreuses ! – il me semble que le changement attendu devrait être l’occasion de rendre moins sexualisé, si j’ose dire, l’exercice de mise à l’épreuve des candidates et candidates. Ils y vont avec leur corps, leur apparence, leur parole. Mais qui dit que, parce qu’ils n’ont pas les mots, parce qu’ils sont maladroits ou timides devant ces onze ou douze membres du jury très impressionnants, la commission ne rate pas une personne prometteuse ? Il y a un côté visuel, sexuel presque, qui mérite d’être questionné au sein de la commission.

Mme Raphaëlle Bacqué. S’agissant des enquêtes, il arrive qu’on en abandonne, mais pas tant que ça. Lorsque c’est le cas, c’est par absence de preuves, par doute sur la véracité, par manque de témoignages concordants. Mais cela n’arrive pas que dans les dossiers MeToo. On reçoit parfois des gens qui ont constitué de gros dossiers obsessionnels qui ne sont finalement pas très convaincants. Quelle que soit la nature de l’affaire, on procède toujours aux mêmes vérifications. Nous y sommes très attentifs de façon générale.

Encore une fois, la méthodologie d’enquête n’est pas différente pour MeToo. Évidemment il y a une façon d’écouter les victimes mais quelqu’un dont l’enfant a été assassiné, vous l’écoutez avec la même délicatesse et la même empathie que quelqu’un qui a été victime d’un agresseur sexuel.

Mme Constance Vilanova. J’ai commencé à travailler en tant que journaliste en 2018, juste après le mouvement #MeToo. Étant pigiste, je suis dans un rapport économique différent de Mme Bacqué : je vends des sujets et si les investigations n’aboutissent pas, je ne suis pas payée. Il m’est arrivé que mon enquête n’aboutisse pas.

Je reviens sur votre question précédente. Face aux critiques grandissantes sur la justice médiatique, les journalistes se doivent d’être encore plus implacables que par le passé dans leur travail de vérification.

J’ai enquêté pour Mediapart sur un candidat de téléréalité. Pour corroborer des témoignages, je me suis retrouvée à échanger avec des amis des victimes, à demander des captures d’écran de textos, etc. C’était une enquête harassante, sans parler de son contenu émotionnel.

Plus qu’avant, me semble-t-il, il y a une volonté d’être exemplaire, particulièrement sur les affaires MeToo et chez Mediapart – qui publie certaines pièces à l’appui de l’enquête dans la « boîte noire » qui est proposée à la fin des articles.

Si j’ai dû abandonner certaines enquêtes MeToo, c’est précisément parce que je manquais de témoignages complémentaires. Je sais aussi que certains médias refusent les enquêtes sur des violences sexuelles dès lors qu’une plainte n’a pas été déposée.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Dépôt de plainte dont on nous a dit qu’il est encore plus difficile qu’ailleurs lorsqu’on est intermittent du spectacle.

Mme Laure Adler. C’est un point très important. Nous sommes tous des intermittents – je ne parle pas de la presse bien sûr. Après cinquante-deux ans à Radio France, je suis toujours intermittente. Cette précarité est une source de fragilité dans les rapports à l’intérieur de l’entreprise. Il est anormal que tous mes camarades, quel que soit leur sexe – mais c’est encore plus difficile pour les filles – soient toujours des intermittents du spectacle après plusieurs années. Chaque année, nous signons un CDD et, de la fin du mois d’avril jusqu’à la mi-mai, nous tremblons en attendant de savoir si notre contrat sera renouvelé ou pas. C’est la directrice ou le directeur qui décide, sans en référer au PDG. J’ai de nombreux camarades qui se sont retrouvés dans des situations terriblement difficiles – beaucoup plus de filles que de garçons, comme par hasard.

M. Erwan Balanant, rapporteur. J’aimerais voir avec vous quels pourraient être les leviers d’action.

Madame Bacqué, vous avez évoqué des réalisateurs dotés d’une certaine autorité et désireux de travailler dans un esprit d’empathie et de respect, qui sont capables, quelle que soit l’équipe, de tenir leur plateau de tournage. Comment forme-t-on de tels réalisateurs ? La question vaut aussi pour les producteurs dont on sait qu’ils assument la responsabilité pénale, civile et au regard du droit du travail.

L’accent est-il suffisamment mis sur la formation ? Quels autres dispositifs pourraient améliorer la situation ?

Mme Raphaëlle Bacqué. La peur du scandale est un très bon levier. Dans le milieu du cinéma, c’est une évidence. Le risque que la mise en cause du tournage, d’un metteur en scène ou d’un acteur puisse compromettre la fabrication d’un film est un puissant levier.

Les équipes font très attention désormais. Encore récemment, des acteurs ou des metteurs en scène ont été écartés en cours de tournage. C’est un fait nouveau.

Bien sûr, la formation et l’éducation sont très importantes – le CNC le fait d’ailleurs. La solidarité entre les personnes prenant part au tournage peut compter, mais sans doute de manière secondaire, car hélas la précarité prime.

Le fait qu’une affaire puisse aujourd’hui compromettre la carrière d’un film ou d’une pièce de théâtre change beaucoup de choses et la presse a tout de même joué un grand rôle dans cette évolution.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Madame Vilanova, vous travaillez pour Télérama. L’hebdomadaire a été secoué par des affaires de violences et harcèlement sexistes et sexuels. Y a-t-il aujourd’hui une vigilance particulière en la matière au sein de la rédaction ? Ensuite, les « gender editors » vous semblent-ils utiles ? Enfin, les syndicats et les CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) ont-ils été un appui dans les affaires dont vous avez eu connaissance ? Les relais habituels pour les salariés au sein d’une entreprise ont-ils fonctionné ?

Mme Constance Vilanova. Je ne suis pas sûre de pouvoir bien vous répondre, car je travaille à mi-temps à Radio France et que pour Télérama, je suis pigiste. J’ai fait mes stages au moment de #MeToo et l’on m’avait tout simplement conseillé de ne pas approcher certains rédacteurs : « il va te proposer d’aller au ciné, il vaut mieux dire non ».

C’est aussi simple que cela, même si c’est énorme. Le problème s’est posé dans toutes les rédactions où j’ai travaillé. Il ne faut pas oublier la presse quotidienne régionale. Lorsque j’étais en poste à Sud-Ouest, tout le monde savait qu’il y avait un bureau dans lequel une jeune femme ne devait pas aller toute seule. C’était totalement banalisé.

À Radio France, c’est beaucoup plus surveillé. Toutefois, étant en CDDU (contrat à durée déterminée d’usage), je prends le risque que mon contrat ne soit pas renouvelé si je dénonce le comportement inapproprié d’un collègue qui, lui, est en CDI. La précarité favorise l’omerta.

Il faut souligner les évolutions positives. Lorsque j’ai écumé les rédactions pour mes stages, il y avait des profils à éviter. Je suis persuadée que depuis, les audits ont aidé. Les jeunes femmes qui font leur stage aujourd’hui se sentent plus en sécurité, je l’espère.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Quelqu’un a-t-il encore des préconisations ?

Mme Constance Vilanova. Les émissions de téléréalité sont très peu coûteuses, puisqu’elles n’emploient pas de comédiens et que le décor ne change pas. C’est un sacré jackpot pour les boîtes de production. Tout va donc très vite : pour produire de plus en plus, les castings sont faits rapidement et les profils des candidats ne sont pas vraiment examinés.

La moindre des choses serait de vérifier véritablement le casier judiciaire, ce qui est rarement fait, et d’exiger un entretien – qui dure plus de dix minutes – avec un psychologue et un médecin indépendants de la société de production. On a affaire à des jeunes gens qui veulent à tout prix faire de la télé : il leur est facile de cacher leur vulnérabilité si l’entretien est trop court.

Certains militent aujourd’hui pour la présence de coordinatrices d’intimité sur les tournages. Cela existe à Hollywood, mais c’est encore assez rare en France. Il est vrai que regrouper une quinzaine de personnes de 20 à 30 ans dans une maison avec un peu d’alcool, cela peut donner lieu à des baisers ou plus. Ce serait donc une bonne chose d’imposer sur les tournages ce nouveau métier auquel des jeunes femmes sont en train d’être formées.

Enfin, il faut absolument mener des audits des sociétés de production – du grand producteur jusqu’au cameraman. De nombreuses rumeurs circulent, les gens savent, mais ils n’osent pas parler parce que tout le monde se connaît. J’avais voulu joindre certains d’entre eux par Linkedin et ils ont refusé d’entrer en contact, de peur que leur boîte de production ne voie qu’ils étaient amis avec une journaliste sur Linkedin. Voilà où en est la paranoïa.

Par ailleurs, certains concepts d’émission totalement surannés doivent disparaître, comme les émissions de dating qui favorisent la rivalité féminine, dans lesquels des jeunes hommes se voient présenter un harem de jeunes filles.

Mme Laure Adler. L’éducation me paraît absolument fondamentale pour construire un autre rapport entre les sexes, et ce dès le plus jeune âge.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous transmettrons à la ministre de l’éducation nationale. Merci à vous trois pour vos réponses et pour votre travail.

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*     *

La commission procède ensuite à l’audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, de Mme Ghislaine Pujol, viceprésidente Animation au sein de La Guilde française des scénaristes, de Mme Anne Ricaud et Mme Caroline Torelli, membres du Syndicat des scénaristes (SDS), et de Mme Violette Garcia et Mme Valérie Leroy, scénaristes et élues du conseil d’administration de l’association Scénaristes de cinéma associés (SCA).

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pour notre dernière audition de la journée, j’ai le plaisir d’accueillir des représentantes des scénaristes : Mme Ghislaine Pujol, vice-présidente de la Guilde française des scénaristes ; Mmes Anne Ricaud et Caroline Torelli, membres du Syndicat des scénaristes (SDS) ; Mmes Violette Garcia et Valérie Leroy, élues au conseil d’administration de l’association Scénaristes de cinéma associés (SCA).

Vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant.

Le scénario est au fondement de l’œuvre cinématographique ou audiovisuelle : c’est sur cette base que le producteur cherche des partenaires financiers et réunit une équipe artistique et technique. Au regard de l’objet de notre commission, cela soulève plusieurs interrogations : comment peut-on mieux prévenir les violences, dès la rédaction du scénario ? Comment les producteurs, les directeurs de production, les réalisateurs, les comédiens et leurs agents peuvent-ils anticiper les problèmes dès la lecture du scénario ? Comment faire en sorte que les changements successifs de scénario, notamment en cours de tournage, reçoivent bien l’aval de celles et ceux qui les jouent ? Enfin, êtes-vous vous-mêmes confrontées à des violences morales, sexistes ou sexuelles ? Je constate en effet que votre représentation est aujourd’hui exclusivement féminine.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Mmes Ghislaine Pujol, Anne Ricaud, Caroline Torelli, Violette Garcia et Valérie Leroy prêtent successivement serment.)

Mme Anne Ricaud, membre du Syndicat des scénaristes. Le sujet est sensible pour nous toutes, puisque nous sommes concernées par la question des violences sexistes et sexuelles (VSS). Par souci de clarté et parce que je risque d’être un peu émue – j’espère ne pas pleurer à l’Assemblée nationale –, je lirai le texte que j’ai préparé.

Je suis scénariste, dramaturge et autrice depuis presque vingt ans. J’ai commencé ma carrière au théâtre public, puis je me suis dirigée vers l’industrie audiovisuelle – principalement la télévision –, où j’ai écrit et j’écris toujours des dessins animés, des polars et des docufictions. J’adore cela. Écrire de la dramaturgie, ce langage commun au théâtre et à l’écran, est ce que je préfère faire et ce que je fais de mieux. Je suis aussi formatrice spécialisée dans la collaboration artistique et l’écriture audiovisuelle. Militante sur le sujet des VSS depuis toujours, j’ai été présidente de la commission sur le harcèlement sexuel et moral de la Guilde française des scénaristes. Je suis actuellement membre du SDS.

Ces différents rôles m’ont permis de recueillir beaucoup de récits, dans des cadres formels, en tant que présidente de la commission des VSS, mais aussi dans des contextes plus personnels, en tant que formatrice ou simple confidente de mes consœurs. Ces témoignages m’ont donné une vision très concrète du sujet : je vais vous la partager.

Lorsque j’évoque ces violences, je ne parle pas d’éléments abstraits : ces agressions nous touchent directement, moi, mes collègues, mes consœurs ici présentes. Ce sont des coups portés non seulement à nos corps et à notre dignité, mais aussi à nos ambitions, à notre capacité à créer, à notre santé globale, physique et morale.

Venir témoigner aujourd’hui, c’est s’impliquer sur un sujet difficile, qui a un coût personnel pour nous toutes. Par ailleurs, le simple fait de prendre la parole sur ces questions nous expose à des risques réels pour nos carrières, alors que nous sommes nous-mêmes concernées au moins par le sexisme.

En guise d’introduction, voici une devinette de scénariste : comment reconnaît-on une actrice belge ? C’est celle qui couche avec le scénariste pour avoir un rôle. Il existe une version avec les actrices blondes, mais étant moi-même concernée par le cliché, j’ai choisi la version belge – je prie les Belges de bien vouloir m’en excuser. Cette devinette, que j’ai entendue plusieurs fois, dit beaucoup de choses sur notre condition, car elle repose sur trois sous-entendus. D’abord, elle banalise l’idée que les femmes doivent monnayer leur corps pour avoir du travail, comme s’il était inconcevable qu’elles aient du talent. Ensuite, elle illustre la position marginalisée des scénaristes : on rit de la supposée naïveté de l’actrice qui couche avec un scénariste, parce qu’il n’aurait de toute façon pas le moindre pouvoir. Enfin, dans cette devinette ancrée dans un imaginaire hétéronormé, il ne vient à l’idée de personne que le scénariste puisse être « une » scénariste.

Être à la fois femme et scénariste, c’est cumuler deux positions de vulnérabilité dans un système où les dynamiques de pouvoir sont profondément déséquilibrées. Les violences trouvent en partie leur origine dans la concentration des pouvoirs. L’œuvre audiovisuelle est collective, mais cet aspect a été occulté au profit de la vision d’une seule personne : le réalisateur. Ce culte de l’auteur, amplifié par la Nouvelle Vague, a concentré un pouvoir démesuré entre les mains de quelques-uns, créant un terrain favorable aux abus. Geneviève Sellier l’explique très bien dans son récent ouvrage : ce culte de l’auteur a structuré une domination masculine qui relègue les autres contributeurs de l’œuvre, dont les femmes, à des positions d’exécutants ou de figures accessoires.

Pour les scénaristes, cette concentration du pouvoir crée une double fragilité : d’une part, notre métier est souvent invisibilisé dans une industrie qui glorifie principalement le réalisateur ; d’autre part, notre statut professionnel précaire nous expose encore davantage aux abus. Nous sommes majoritairement des indépendantes et des indépendants, sans contrat stable ni sécurité de l’emploi, ce qui nous rend dépendants d’un système fondé sur les relations interpersonnelles et l’entre-soi. Dénoncer un agresseur – souvent quelqu’un de puissant – peut mettre directement fin à nos carrières. Dès lors, la peur de parler est très forte, car la mise à l’écart est très concrète. Cela explique que nous n’ayons pas encore fait notre #MeToo.

Pour les femmes scénaristes, cette vulnérabilité est encore amplifiée par des dynamiques symboliques et culturelles. Dans notre secteur, le seul acte créatif pleinement toléré pour les femmes est celui qui passe par le corps – le rôle d’actrice, par exemple. En dehors de cela, les femmes scénaristes se battent pour faire reconnaître leur travail, souvent perçu comme une ébauche, une base de départ ou de la matière première, comme si ce que nous produisons n’avait de valeur que si un homme s’en empare. Appropriation des corps, appropriation des textes : tel est notre quotidien.

Nous avons choisi de ne pas partager ici les récits recueillis au sein de la cellule VSS de la Guilde. En effet, dans un milieu aussi petit que le nôtre, les récits, même anonymisés, révéleraient les contextes, et les agresseurs comme les victimes seraient reconnus ; or nous refusons d’exposer des personnes qui n’ont pas choisi de témoigner elles-mêmes.

Je peux néanmoins vous partager une anecdote personnelle. Même si je n’ai pas vécu d’atteinte directe à mon intégrité physique – ce qui, je le sais, est une chance et me permet d’être là aujourd’hui, car témoigner ne réactive pas pour moi un trauma lourd –, j’ai subi toute ma carrière les effets du sexisme. À 30 ans, j’avais écrit et mis en scène une pièce jouée deux saisons consécutives dans un théâtre parisien. J’étais la seule femme de la production. À la fin de la deuxième saison, lors du pot de clôture, le directeur de la communication du théâtre, qui avait eu mille fois mon nom devant les yeux sur ses supports, m’a dit : « Cela fait deux saisons que je vous vois venir tous les jours. Êtes-vous la compagne du comédien ? » Il ne lui a pas traversé l’esprit que j’étais l’autrice et la metteuse en scène.

Cette anecdote, bien que mineure par rapport à ce que d’autres ont vécu, montre combien les femmes sont invisibles dans les rôles créatifs et de pouvoir. Ce jour-là, cette parole anodine m’a fait l’effet d’un déclic : j’ai fait le choix de mettre mon énergie ailleurs que dans une lutte âpre, pour simplement avoir le droit d’exister. Il m’arrive de penser que c’est certainement ce jour que je me suis mise à l’abri de violences qui auraient été probables.

Mme Ghislaine Pujol, vice-présidente de la Guilde française des scénaristes. La Guilde française des scénaristes est née en 2010 de la fusion de deux syndicats qui défendaient les droits des scénaristes depuis les années 1990. Nous représentons environ 300 scénaristes, couvrant trois répertoires – la fiction à la télévision, l’animation et le cinéma. Pour ma part, je suis scénariste pour l’animation depuis un peu plus de vingt ans ; pendant tout ce temps, à titre amical ou en raison de mon action syndicale, j’ai eu l’occasion d’entendre les témoignages de nombreuses victimes de harcèlement sexiste, de violences sexuelles ou de harcèlement moral.

Ce qui m’a frappée lorsque j’ai été élue vice-présidente de la Guilde pour le répertoire de l’animation, c’est que les témoignages arrivent toujours des mois ou des années après les faits, alors qu’il n’y a plus de preuves ni d’éléments tangibles. Notre hotline juridique et notre juriste permanente nous permettent d’accompagner les victimes, mais ces dernières ne souhaitent pas forcément – pour ne pas dire jamais – porter plainte, parce qu’elles ont peur pour leur carrière.

Avec le comité VHSS (violences et harcèlement sexistes et sexuels) de la Guilde, en recoupant les travaux de nos prédécesseurs et toutes les études réalisées sur le scénariste et son statut – ou son absence de statut –, nous avons étudié ce qui empêche les plaintes d’être déposées, traitées, et ce qui permet aux agresseurs ou harceleurs de rester en place. Je vais vous présenter brièvement notre analyse. Si certains points sont spécifiques aux scénaristes, vous constaterez que d’autres touchent plus généralement le secteur des médias et de l’audiovisuel, voire de la mode.

Le premier point à souligner est la précarité, qui constitue un accélérateur d’agression car elle empêche les plaintes. Le deuxième est celui des enjeux phénoménaux – artistiques pour notre métier, financiers pour les producteurs et les chaînes de télévision – autour de l’œuvre, du programme, du projet. Le troisième est la chaîne alimentaire qui caractérise une production : une hiérarchie se crée, basée sur la réputation, donnant à certaines personnes le pouvoir de nuire, de harceler moralement et sexuellement. C’est à cela qu’il faut s’attaquer. Enfin, nos métiers sont caractérisés par un nomadisme professionnel qui rend difficile le traitement des plaintes, parce que les gens changent fréquemment de studio ou de chaîne.

Je vais détailler chacun de ces points, à commencer par la précarité.

Chaque scénariste se construit un réseau professionnel, comme le font d’ailleurs les acteurs, les journalistes et n’importe quel intermittent du spectacle. Ce réseau se crée par affinité, par amitié. Se plaindre d’une agression, c’est potentiellement se couper de ce réseau, donc endommager sa carrière ou, du moins, son engagement professionnel du moment.

Les scénaristes sont uniquement rémunérés en droits d’auteur et ne sont pas protégés par le code du travail. Le gros de la rémunération ne nous parvient que quand le texte final est livré et l’œuvre exploitée, diffusée, projetée. Un scénariste peut donc être tenté de rester le plus longtemps possible à un endroit afin de toucher pleinement sa rémunération, puisqu’en cas de départ, il devra partager ses droits d’auteur avec celui qui aura repris le texte. Si je me plains, que ma plainte n’est pas entendue et que je me fais éjecter – ce qui est possible, puisque nous ne sommes pas protégés –, je serai remplacée et il me faudra partager ma rémunération, peut-être même avec mon agresseur. La plupart des personnes que j’ai entendues s’efforcent donc de tenir et restent, en serrant les dents, parce qu’elles ont besoin d’argent pour vivre. Cela est d’autant plus fort dans ce type de « métier désir » où l’on a envie de faire sa place, et où l’on est donc prêt à accepter la maltraitance. En débutant, on nous prévient : ces métiers sont très difficiles, il faut avoir les épaules pour tenir et apprendre à avaler des couleuvres. Nous supportons d’autant plus facilement la maltraitance qu’elle nous a été présentée comme allant de soi. Ainsi, la précarité rend la plainte difficile.

En raison des enjeux financiers et artistiques, chaque œuvre est un Everest pour celui qui la porte – l’artiste, le scénariste, le réalisateur, le producteur. Un projet coûte cher, jusqu’à plusieurs dizaines de millions d’euros. Il faut des années pour monter le plan de financement : on s’entoure de gens, de noms, de réputations, d’expertises, peu importe si la personne en question se trouve être un agresseur ou un harceleur et que des plaintes ont été déposées contre lui. Pour le producteur, se priver de cette personne revient potentiellement à faire capoter son film, à sacrifier des années et des milliers d’euros, si bien qu’il est parfois plus facile de ne pas entendre une plainte, ou de se contenter de faire des avertissements.

La réputation d’une personne dans la chaîne alimentaire d’une production a une énorme importance. Elle conditionne la capacité des gens à se plaindre ou à entendre des plaintes. Dans la fiction pour la télévision ou dans l’animation, le réalisateur a un poids et une influence tels qu’il est difficile de s’en plaindre. Il est tout aussi difficile de se plaindre du producteur qui contrôle les scénaristes – le directeur de collection, pour la fiction, ou le directeur d’écriture, pour l’animation. Je suis moi-même directrice d’écriture et j’encadre des équipes de scénaristes : j’ai droit de vie et de mort sur leurs textes ; si j’avais envie d’être abusive, je le pourrais. Il est d’autant plus compliqué de se plaindre de ces personnes qu’elles sont votre seul interlocuteur.

Si une réputation est importante lorsqu’elle est positive, elle l’est tout autant lorsqu’elle est négative. En vous plaignant, vous mettez potentiellement en danger la production, le planning, et vous devenez un emmerdeur, si vous me permettez cette expression. Puisque nous ne sommes pas salariés, nous pouvons très vite être virés.

Enfin, nous exerçons des métiers nomades. Quand bien même un producteur entendrait nos plaintes, la personne qui en est l’objet récolterait un, deux voire trois avertissements, avant que sa mission soit terminée et qu’elle parte dans un autre studio ou sur un autre projet, où son ardoise redeviendra vierge. Elle se fera alors une nouvelle réputation et pourra recommencer. S’il y a bien sûr des rumeurs, les plaintes n’ont, en pratique, pas le temps d’aboutir.

Mme Caroline Torelli, membre du Syndicat des scénaristes. Scénariste et directrice d’écriture, j’ai été élue pour le répertoire animation à la Guilde française des scénaristes en 2018, au moment de la création de la cellule VHSS et après que la Fédération des scénaristes en Europe (FSE) avait invité toutes les guildes à créer de telles cellules en leur sein. Dès lors, nous nous sommes informés du fonctionnement des cellules d’autres professions et avons commencé à nous former au centre Hubertine Auclert, auprès de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Nos formateurs eux-mêmes ont été sidérés : n’étant pas protégés par le code du travail, nous n’avions hélas pas la possibilité d’utiliser les outils proposés. Notre secteur est, en effet, structurellement précarisé par l’impensé du travail.

Nous disposons d’un rapport de Maxime Besenval, sociologue des organisations, qui termine une thèse sur la souffrance scénaristique au travail. Il a présenté une partie des résultats au festival de La Rochelle et se tient à votre disposition pour des compléments d’information. Il a également rédigé un rapport spécifique sur les scénaristes d’animation, commandé par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) en 2019. Je m’appuierai également sur le rapport Racine, « L’auteur et l’acte de création », commandé par le ministère de la culture et présenté en 2020, ainsi que sur une étude de la FSE, qui définit les violences, de l’agissement sexiste à l’agression, chiffres à l’appui, pays par pays et profession par profession.

Avec le droit d’auteur comme seul cadre, le travail de création constitue un grand impensé. Le terme « travail » n’est d’ailleurs pas utilisé dans notre profession. Nous ne sommes pas rémunérés pour notre travail, mais pour le droit d’exploiter une œuvre : le droit d’auteur protège l’œuvre, pas les auteurs et les autrices qui la créent. Nous sommes ainsi considérés comme des propriétaires, relevant du code de la propriété intellectuelle. La rémunération de l’écriture consiste en une enveloppe à partager, ce qui emporte des rapports de pouvoir entre des binômes d’auteurs qui n’ont pas forcément la même réputation. Ainsi, une jeune autrice proposant un excellent projet pourra se voir adjoindre un coauteur beaucoup plus puissant. La rémunération dépend de cette collaboration.

L’étude de Maxime Besenval souligne que le droit d’auteur est devenu tendanciellement un outil de gestion du travail, sans pour autant qualifier l’auteur de travailleur, le faisant échapper au débat sur sa régulation. Le rapport Racine préconise d’instaurer un contrat de commande, qui permettrait d’acter la spécificité de ce temps d’écriture. Alors que notre métier consiste à manier les mots pour former des récits cohérents, les conditions d’exercice de notre profession n’ont pas été définies. L’absence de protection par le code du travail nous prive de l’accès à la médecine de travail, à l’inspection du travail, et de la création d’un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Vers qui se tourner lorsque nous sommes en danger ? Nous sommes toutes et tous bénévoles, et la structuration des corps intermédiaires est extrêmement floue – le rapport Racine préconise de les renforcer.

Nous sommes concernés par tous les facteurs de risques psychosociaux au travail. Le rapport Besenval met également en avant notre insécurité matérielle : pour vivre de notre profession, il faut cinq à sept ans. Les récits qui adviennent émanent donc de personnes qui ont réussi à tenir durant ce temps.

L’écriture est une période de travail complètement sous-financée, ce qui accentue le hors-cadre. Le travail avant contractualisation est fréquent et offre autant de possibilités de prédation. Une absence de déontologie caractérise les rapports professionnels, ce qui entraîne un harcèlement moral systémique, qui constitue lui-même un terreau extrêmement favorable pour les VSS. Dans le rapport Besenval, 41 % des personnes interrogées déclarent avoir subi un harcèlement moral, dont 60 % plus d’une fois, mais seuls trois cas ont été portés en justice. En effet, 65 % des membres du panel considèrent qu’une plainte ne servirait à rien ; les autres ont peur du blacklisting. Par ailleurs, 10 % des personnes interrogées déclarent avoir été victimes de harcèlement sexuel ; un seul cas a été porté en justice, pour les mêmes raisons.

Le SDS n’a que deux ans : nous commençons à nous former. Nous insistons sur l’importance de mettre en place une déontologie dans notre profession.

Mme Valérie Leroy, membre du conseil d’administration de l’association Scénaristes de cinéma associés. Le SCA est une association professionnelle fondée en 2017 sur le modèle de la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF) pour les cinéastes. Il compte plus de 253 adhérents. Sa mission est d’assurer la représentation des scénaristes de cinéma, de contribuer à la promotion du métier de scénariste, d’organiser la communication et de fournir des services à ses adhérents, en particulier en matière d’information réglementaire ou administrative. Le SCA représente des auteurs d’une grande diversité tels que Guillaume Laurent, le scénariste du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Agnès de Sacy, la coscénariste de Valeria Bruni-Tedeschi, ou encore Yacine Badday, qui a coécrit Acide de Just Philippot et Rabia de Mareike Engelhardt – un film qui a reçu le prix d’Ornano-Valenti et qui sort en salles le 27 novembre. Si tous nos adhérents s’adonnent à la fiction, 31 % d’entre eux écrivent aussi du documentaire, 16 % de l’animation, tandis que 45 % sont également réalisateurs ; certains sont aussi écrivains.

Le groupe VSS a été fondé en mars 2024 avec le soutien du collectif 50/50, qui nous a aidés à nous structurer et à réfléchir à nos pratiques. Certains de ses membres seront formés pour devenir référents VSS en décembre. Surtout, nous avons envoyé aux adhérents de SCA un questionnaire, dont nous allons vous présenter les résultats dans les grandes lignes.

Mme Violette Garcia, membre du conseil d’administration de l’association Scénaristes de cinéma associés. Nous avons envoyé ce questionnaire mi-octobre à la totalité de nos 253 ou 254 adhérents ; 125 personnes y ont répondu, ce qui nous permet de dire que le panel est tout à fait représentatif. Afin de gagner la confiance de nos adhérents et de les inciter à participer à cette démarche, nous avions décidé de rendre les réponses complètement anonymes. Ces dernières étaient structurées en rubriques correspondant aux différents types de violences – harcèlement moral, harcèlement sexuel, agressions sexuelles, viols – en vue de dresser un état des lieux précis et chiffré des violences auxquelles les scénaristes peuvent être confrontés. En outre, une rubrique liminaire portait sur le cadre et les conditions de travail, dessinant en creux une forme de violence économique notable et prégnante.

Les résultats sont les suivants : 70 % des personnes ayant répondu à notre questionnaire se sont déclarées victimes et/ou témoins de harcèlement moral ; 50 % ont été victimes et/ou témoins d’agissements et d’outrages sexistes, dont les trois quarts plusieurs fois ; 20 % ont été victimes et/ou témoins de harcèlement sexuel, dont la moitié plus de deux fois ; 11 % ont été victimes et/ou témoins d’agressions sexuelles ; 1,6 % ont été victimes de viol.

Quel que soit le type de violence, les victimes ou les témoins en ont parlé dans la très grande majorité des cas, mais leur intervention n’a eu aucune conséquence, ou alors des conséquences professionnelles négatives. Le questionnaire a également mis en lumière la difficulté de s’engager dans autre chose qu’un processus de dépôt de plainte. En outre, 77 % des personnes répondantes se sont dit mal ou pas informées sur les recours possibles en cas de harcèlement ou de VSS. Seules 2 % d’entre elles ont fait appel à la cellule Audiens.

Plus l’infraction est grave et de nature sexuelle, plus elle concerne des personnes sans contrat ou hors contrat de cession de droits d’auteur, des étudiantes ou des scénaristes en résidence d’écriture. Nous avons identifié ces structures comme de véritables points noirs, où les risques sont accrus : on n’est pas chez soi ; il règne un esprit de colonie de vacances, où les rapports de pouvoir ne sont pas clairs ou dilués ; on vit ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui brouille la frontière entre les domaines professionnel et personnel, qui plus est dans une atmosphère parfois festive, avec consommation d’alcool. C’est d’ailleurs dans ces résidences d’écriture qu’ont eu lieu les deux cas de viol qui nous ont été rapportés. Au surplus, on n’y trouve aucune personne référente VSS. Seules quelques résidences auraient rédigé des chartes relatives à ces violences.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci pour vos témoignages très forts. Les résultats de votre enquête sont effrayants.

Faute d’un statut de salarié, les scénaristes ne sont absolument pas protégés par des syndicats. La Guilde assure-t-elle la défense de leurs droits ? À défaut, faut-il comprendre que les scénaristes ne sont pas du tout couverts par le droit ?

Mme Ghislaine Pujol. La Guilde est un syndicat de scénaristes, dont elle défend les droits. Cependant, les scénaristes ne sont pas soumis au droit du travail, ce qui leur laisse peu de moyens de pression, hormis des courriers et des mises en demeure. Si un producteur persiste à ne pas entendre raison, nous n’avons d’autre choix que d’intenter un procès pénal.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous touchons là au nœud du problème. Un réalisateur signe deux contrats, relatifs respectivement à ses rôles d’auteur et de technicien. Il peut arriver qu’un scénariste soit en même temps réalisateur, mais quand il ne fait que diriger une équipe d’écriture, il n’est rémunéré par le producteur que sur les droits à venir, avec un à‑valoir. Pourrait-on imaginer une évolution du cadre légal, qui inscrirait votre activité dans un double contrat distinguant l’activité d’écriture, quasi salariée, et la production d’une œuvre, qui génère des droits d’auteur ? Mais j’imagine que vous n’êtes pas tous sur la même longueur d’onde et que certains scénaristes rechigneraient à faire entrer une partie de leur travail dans un cadre salarié…

Pour l’heure, les scénaristes sont dans une jungle incroyable ; ils subissent de fortes pressions. En l’absence de contrat, s’il ne s’agit que de rémunérer du jus de cerveau, il est facile de vous remplacer. Si, au contraire, l’investissement dans cette activité est significatif, cela devient plus difficile. L’évolution du type de contrat dans lequel s’inscrit l’activité des scénaristes est-elle de nature à améliorer leur protection ?

Mme Valérie Leroy. Un tel cadre ne serait pas adapté à notre activité – en tout cas pas au cinéma, où l’auteur ne s’inscrit pas dans un lien de subordination. Nous tenons à défendre notre indépendance, d’autant que chaque film est prototypique, ce qui interdit d’envisager une rémunération fondée sur le temps de travail. Les droits d’auteur nous sont versés à des échéances correspondant à un travail, qui peut s’inscrire dans le temps long nécessaire à la création. Il est difficile de mettre en corrélation temps de travail et temps de création, d’autant que tout cela varie beaucoup selon les films.

M. Erwan Balanant, rapporteur. S’agissant d’un film, j’entends bien. En revanche, les gens travaillant pour un studio d’animation ou dans le secteur du jeu vidéo sont parfois regroupés dans un même lieu, au sein d’équipes encadrées dans le but de produire du contenu. Dans ce cas de figure, peut-on imaginer qu’un volet du contrat relève du droit du travail ? Mais je conçois qu’il faille en partie y échapper, car nul n’est à l’abri de produire une œuvre qui cartonne et rapporte de l’argent.

Mme Caroline Torelli. Le rapport Racine met en avant la nécessité d’au moins nommer le moment du travail. Il ne s’agit pas de renoncer aux droits d’auteur, ni de devenir salarié, mais de cesser de nier que cette étape existe, et de la cadrer un tant soit peu. Il y a des tas de choses à inventer, mais ne bottons pas en touche ! À un moment donné, il y a des gens qui travaillent, des corps qui risquent d’être abîmés et qui doivent être protégés. Nous ne disqualifions aucune solution d’avance ; nous souhaitons que l’on prenne le temps d’en parler.

Mme Ghislaine Pujol. Les scénaristes ne sont pas d’accord entre eux sur ce point. Tout dépend du projet sur lequel on travaille.

Certains, notamment dans le monde de l’animation, sont soumis à des plannings de livraison très serrés, car les storyboarders attendent notre travail pour commencer le leur. Les contrats prévoient couramment cinq jours pour rendre un texte, et le travail est très intensif. Nous sommes alors quasiment en situation de salariat. J’ai été directrice d’écriture : j’élaborais le planning et l’affectation des textes avec le directeur de production, et les scénaristes embauchés n’avaient quasiment aucune latitude pour négocier leur contrat – pas même leur rémunération. Ceux-là seraient sans doute ravis d’être salariés, dès lors qu’ils en vivent l’expérience sans jouir des avantages qu’elle comporte.

En revanche, dans certains projets de films, de fictions ou de documentaires, l’auteur a le temps et le pouvoir de négocier les éléments de son contrat. Il a même la liberté de dire : « Cela, je refuse de l’écrire. » Dans ce cas, l’introduction d’un contrat de travail ferait disparaître cette liberté.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Par-delà la question du statut, celle de la responsabilité en cas d’exposition à des violences, qu’elles soient morales, sexistes ou sexuelles, se pose. En l’absence de responsable, les scénaristes peuvent décider d’arrêter leur activité si une situation devient insupportable, mais sans aucune espèce de protection ni de leur carrière ni de leur rémunération. Comment faire pour, sans aller vers un statut salarié, trouver un intermédiaire auprès de qui faire valoir des droits, sinon des allégeances ?

Mme Violette Garcia. Le problème, pour nous, ce sont les violences, non le statut. Dans le cinéma, le salariat n’est absolument pas une solution : cela ne viendrait ni résoudre le problème des VSS, ni changer quoi que ce soit à la situation des auteurs ; au contraire, cela casserait la chaîne de droits, qui nous importe beaucoup.

Avant d’envisager un changement de notre statut, nous pourrions faire quelque chose de beaucoup plus simple, à condition que l’on nous y aide juridiquement. Nous aimerions que les contrats de cession de droits d’auteur incluent une clause relative aux VSS. Il s’agirait d’introduire des outils de protection – un scénariste victime de telles violences subit une double peine, puisqu’il sera rapidement écarté du projet sur lequel il travaille, sans autre forme de procès –, mais aussi des outils de sanction, permettant à tout le moins la mise à l’écart de la personne mise en cause.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les scénaristes ne relèvent d’aucun des comités centraux d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CCHSCT) auditionnés ce matin ?

Mme Violette Garcia. Non.

Mme Valérie Leroy. La clause que nous appelons de nos vœux devra être rédigée en bonne intelligence avec les producteurs. Dans la mesure où une aide juridique nous est indispensable, nous avons besoin d’une médiation du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC).

M. Erwan Balanant, rapporteur. Je comprends parfaitement que vous teniez à votre liberté de création. L’auteur décide de ce qu’il a envie d’écrire : c’est ce qui est passionnant dans la création. Il n’en reste pas moins que, faute de s’inscrire dans un cadre salarié, donc dans le droit du travail, l’activité de scénariste ne bénéficierait pas forcément de l’introduction d’une clause contractuelle – il en existe qui, parce qu’elles sont extralégales et ne correspondent pas à la réalité du droit, sont léonines.

Qu’une partie de votre contrat puisse relever du droit du travail n’est donc pas une idée complètement saugrenue – elle ne fait d’ailleurs pas l’unanimité contre elle parmi les scénaristes. Cela permettrait d’offrir une certaine protection, et surtout d’introduire un lien de subordination, donc de responsabilité, avec celui qui se trouve en relation d’autorité avec vous. Tel est bien le cas du producteur, qui, en fin de compte, décide de payer ou non le scénariste. Je parle ici d’une relation d’autorité de fait, qui n’a rien de contractuel. Certes, l’activité de scénariste s’inscrit dans un cadre très différent de ceux prévus par le droit du travail, mais il n’en faut pas moins trouver les voies et moyens de la protéger.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Dans la mesure où le producteur commande un travail d’écriture, il est concerné par le droit du travail. La situation est similaire à celle qui prévaut lors d’un casting, lequel, comme nous l’avons appris ce matin, est assimilable à un entretien d’embauche, tombant par extension sous le coup du droit du travail. Est-il imaginable que la responsabilité du producteur soit engagée ? Dans la mesure où les scénaristes perçoivent un à-valoir, existe-t-il une instance comparable à un CCHSCT vers laquelle ils peuvent se retourner ?

Mme Ghislaine Pujol. Les victimes de VHSS que vous avez auditionnées sont des salariés ou des intermittents du spectacle.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Je conviens que le salariat n’est pas un bouclier magique.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Sur le plateau de Patrick Poivre d’Arvor, les personnes n’étaient pas toutes salariées.

Mme Ghislaine Pujol. Elles étaient même souvent hors contrat.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ces zones à la frontière du droit du travail nous intéressent. Comment inclure ces situations dans la protection des personnes ?

Mme Ghislaine Pujol. Le salariat ne protège pas. Il s’agit aussi d’un problème de réputation et d’argent, comme l’a bien dit Sara Forestier. Il faut imaginer un moyen de sanctionner. La cellule Audiens offre un soutien psychologique et juridique, au demeurant très limité et insuffisant. Ne pourrait-on pas la doter d’une possibilité d’alerte des productions ? Il s’agirait, en cas de mise en cause d’un scénariste, d’un acteur ou d’un journaliste, de provoquer une action suivie et d’obtenir un résultat, faute de quoi une sanction serait prise.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous y réfléchissons.

Mme Caroline Torelli. Lorsque nous avons voulu ouvrir une cellule d’écoute interne, au sein de la Guilde, nous avons rapidement compris que ce ne serait pas possible, compte tenu du microcosme professionnel dans lequel nous évoluions. Nous nous sommes alors tournés vers Audiens, à qui nous avons demandé d’étendre son champ d’action aux situations de harcèlement moral, avant de prendre conscience que le financement nécessaire manquait. Nous maintenons cette demande, tant le harcèlement moral mine notre profession et offre un terreau propice aux VSS.

Mme Anne Ricaud. Le salariat se heurte à une résistance symbolique. On craint qu’il fasse de nous des techniciens, mais c’est ce que nous sommes ! Aussi sommes-nous assez favorables, au SDS, à une telle évolution, qui aurait le mérite d’offrir à notre savoir-faire la reconnaissance qu’il mérite et de lui donner une valeur technique certainement supérieure à celle dont il jouit actuellement.

Par ailleurs, le CNC, organisme public, est l’un de nos partenaires. Il finance de nombreux projets. Il pourrait ainsi jouer un rôle de garde-fou, en modulant ses financements en fonction de ce qui se passe au sein des productions.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cette demande est récurrente depuis que nous avons entamé nos auditions. Une intervention du CNC semble aller de soi, compte tenu de l’influence financière de cet organisme. Toutefois, la question des fondements et des modalités de son action demeure inexplorée.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). La question du salariat est complexe, d’autant que le statut du commanditaire d’un scénario ou d’un texte varie.

J’aimerais entendre votre avis sur une idée dont j’ai conscience qu’elle est peut-être un peu fragile. Avez-vous réfléchi à l’hypothèse d’une clause assurantielle protégeant les scénaristes en cas de perte soudaine de travail, donc de revenu, notamment en cas de confrontation à des VSS et de mise à l’écart d’office par le commanditaire de leur travail ?

Mme Valérie Leroy. Une clause assurantielle ne joue qu’en cas de plainte. Or, pour un scénariste, porter plainte n’a rien d’évident. Mieux vaut réfléchir à des mécanismes globaux d’aide permettant de faire en sorte qu’une scénariste portant plainte ne se sente pas seule mais soutenue, et bénéficie éventuellement d’une aide juridictionnelle.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Quel est le régime de cotisation des scénaristes ? Une protection pourrait être trouvée auprès des organismes concernés, éventuellement en cotisant un peu plus.

Mme Caroline Torelli. Nous relevons, comme les auteurs de bandes dessinées, de livres et d’œuvres d’art, du statut d’artiste-auteur. Nous cotisons donc à l’Urssaf.

L’Assemblée nationale a été saisie d’une proposition de loi visant à l’instauration d’un revenu de remplacement pour les artistes-auteurs temporairement privés de ressources ; ce texte est soutenu par plusieurs organisations d’artistes-auteurs, qui y voient un moyen d’assurer la continuité de leurs revenus. Par ailleurs, une clarification de ce statut est en cours d’étude au niveau européen.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Certaines des scènes que vous écrivez peuvent être jugées difficiles à tourner. Menez-vous une réflexion sur la façon de les écrire ? Envisagez-vous de travailler avec toutes les parties prenantes pour prendre en compte leurs volontés respectives ? Enfin, constatez-vous, depuis que les VSS ont pris de l’importance dans le débat public, une volonté accrue de raconter des histoires visant à encourager, par le cinéma ou la bande dessinée, de nouveaux comportements ?

Mme Violette Garcia. Les récits dont vous parlez sont nouveaux pour les gens qui les découvrent, pas pour les gens qui les écrivent. Cela fait des décennies que des scénaristes proposent, dans des scénarios de films, de séries et de bandes dessinées, une vision de la société et des rapports humains complètement différente de celle qui prévaut. Votre question en entraîne une autre : qui prend le risque de financer, de produire et de distribuer ces scénarios ? La question des nouveaux récits ne peut reposer à nouveau sur les épaules des seuls scénaristes.

Je donnerai un exemple très clair : la réalisatrice martiniquaise Euzhan Palcy, récemment encensée à juste titre dans une rétrospective du Centre Pompidou, s’est heurtée non aux VSS mais aux rapports de domination de classe et au racisme. Il a été impossible pour elle de faire produire, financer et diffuser ses films en métropole quand elle était jeune. C’est aux États-Unis qu’elle a pu faire carrière.

Mme Valérie Leroy. Nous avons abordé le sujet hier matin au sein du SCA. Une adhérente nous a indiqué que les scènes de sexe étaient très prégnantes dans le scénario qu’elle écrivait et qu’elle avait travaillé avec une coordinatrice d’intimité. Contrairement aux idées reçues sur le risque de censure, elle a adoré cette collaboration, car cela lui a aussi permis de faire entendre son point de vue au réalisateur et au producteur – lesquels avaient donné leur accord pour qu’une coordinatrice d’intimité soit présente dès la phase d’écriture du scénario. Cela montre qu’une réflexion est en cours sur ce sujet.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pourquoi n’y a-t-il aucun homme parmi vous aujourd’hui ?

En outre, on nous a dit lors d’une autre audition que, lorsqu’une affaire de VHSS se produisait durant un tournage de fiction, les scénaristes pouvaient être mobilisés en urgence pour réécrire le scénario – par exemple en faisant disparaître un personnage posant des problèmes. Avez-vous eu connaissance de telles situations ?

Mme Anne Ricaud. Je prends le risque de répondre à votre première question. Il y avait un homme dans notre cellule consacrée au harcèlement, mais je ne sais pas si c’est toujours le cas. Nous en sommes au tout début de la prise de conscience, et il faut être directement concernée pour mesurer le sujet. Pour répondre brutalement, je pense que les hommes ne voient pas ce qui se passe pour nous.

De fait, nous partageons peu nos expériences, et nous n’en parlons d’ailleurs entre femmes que depuis très récemment. J’ai fait savoir il y a deux semaines que j’allais être auditionnée et j’ai reçu quantité de récits que je n’avais jamais entendus – d’où mon émotion tout à l’heure –, alors qu’il s’agit de femmes que je connaissais déjà. Comme il s’agit d’un phénomène nouveau, seules celles qui sont concernées s’impliquent.

Mme Valérie Leroy. Pour ce qui concerne notre organisation, il s’agit d’un choix politique. La question est mise en lumière et il est bien que cela soit fait par des femmes, car ce sont elles qui sont le plus concernées.

Mme Ghislaine Pujol. La directrice générale de la Guilde nous a indiqué que vous souhaitiez nous entendre, et elle a seulement demandé qui était volontaire. Comme je venais de réactiver le comité sur les VHSS et que je me sens impliquée, je me suis proposée. Il se trouve que je suis une femme.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Pour être honnête, c’est un homme qui m’a suggéré par courriel d’auditionner les scénaristes.

L’écriture de scénarios est libre, mais comment peut-on vous accompagner ? Il peut y avoir des scènes dénudées, intimes, voire violentes.

Mme Leroy a fait part du témoignage d’une scénariste qui a récemment travaillé avec une coordinatrice d’intimité. Pensez-vous que ce type de collaboration va se développer ? Y êtes-vous favorables ? Il ne s’agit évidemment pas de brider la créativité, mais d’accompagner l’écriture. Cela peut aussi aider à mieux expliquer et faire comprendre le contenu du scénario à toute l’équipe d’acteurs.

Pensez-vous que l’on puisse aller vers une contractualisation prévoyant que les personnes sur le plateau doivent s’en tenir strictement au scénario ? Pour le modifier, il faudrait obtenir l’accord de son auteur. C’est ainsi que les choses se passent dans beaucoup de pays, qui font néanmoins du très bon cinéma.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je réitère ma question sur les réécritures en cours de son tournage.

Mme Valérie Leroy. Nos adhérents n’ont pas entendu parler d’une réécriture pendant un tournage de cinéma.

Il est difficile de répondre à la dernière question du rapporteur. Le très bon film Rien à foutre a été réalisé à partir d’un scénario de Julie Lecoustre – qui est membre du SCA –, mais en laissant la part belle à l’improvisation des acteurs. C’est d’ailleurs souvent le cas lorsque l’on travaille avec des acteurs non professionnels, qui s’appuient sur une base de dialogues. On ne peut donc pas tout contractualiser, tout figer.

Je comprends bien que la question vise plus particulièrement les scènes de nudité, mais je ne suis pas sûre que la contractualisation soit une solution. Il est selon moi davantage nécessaire de sensibiliser l’ensemble des intervenants à la nécessité de la présence d’une coordinatrice d’intimité.

Quant aux scénaristes, ils travaillent souvent directement avec le cinéaste dès la phase d’écriture.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Lors des précédentes auditions, on nous a beaucoup parlé du scénario, qui est conçu dans d’autres pays comme une base contractuelle tacite. Il est donc intéressant de savoir si c’est le cas en France.

Mme Ghislaine Pujol. Je fais un parallèle avec ce qui se passe dans l’animation, où il y a beaucoup de coproductions internationales. Comme je travaille pour la jeunesse, il n’y a pas de scène de sexe, mais de nombreux consultants vérifient qu’une culture mentionnée dans un scénario est représentée de la bonne manière ou que des scènes ne puissent pas être mal interprétées.

Si l’on veut vendre un projet aux États-Unis, les scénarios sont très réglementés et il faut montrer patte blanche car les studios veulent se prémunir d’éventuels procès. Par exemple, un personnage adulte ne peut toucher un personnage enfant que s’il y a un lien familial direct, afin d’éviter tout soupçon de pédophilie. Ce sont des choses que l’on nous apprend et qui sont prises en compte dès la phase d’écriture du script.

Si cela se fait dans l’animation, pourquoi pas ailleurs ?

Mme Caroline Torelli. Modifier le scénario en cours de tournage suppose que le scénariste suive le projet dans la durée, y compris lors du tournage. Or ce n’est pas toujours le cas.

Mme Graziella Melchior (EPR). On parle souvent de violences faites sur des mineurs, mais il y a aussi des violences exercées par des mineurs. Comment les abordez-vous ? Vous fixez-vous des limites, ou vous en impose-t-on, de manière contractuelle ou d’une autre façon ?

Mme Anne Ricaud. Pour le moment, cela repose sur la déontologie personnelle, et nous ne sommes pas vraiment d’accord entre nous. Il existe une fracture entre les artistes sur l’opportunité de montrer ou de ne pas montrer.

Lorsqu’une scène de violences sur enfant est prévue, nous avons évidemment conscience qu’elle sera jouée par un enfant, et nous essayons de l’écrire de façon à le protéger.

Pour ma part, je crois qu’il y a des choses qu’il ne faut pas montrer. Je rejoins le travail des féministes – dont je fais partie – qui estiment qu’une scène de violence sexuelle sera forcément esthétisée et érotisée, ce qui pose un problème. Mais beaucoup de mes consœurs et confrères ne sont pas d’accord là-dessus, et il n’y a pas de réponse unique à cette question. C’est vraiment une affaire d’éthique personnelle.

Caroline Torelli et moi-même enseignons l’écriture de scénarios, et nous essayons de transmettre certaines règles aux jeunes scénaristes. Nous souhaitons par exemple que les scènes de violence et de sexe soient toujours annoncées et que leur intensité soit diminuée. Les étudiants doivent prendre conscience que montrer les choses de manière frontale peut avoir des effets, ne serait-ce que sur eux-mêmes. Mais tout cela relève pour l’instant de sensibilités personnelles, et non d’un cadre contractuel.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Madame Torelli, vous avez parlé tout à l’heure de la déontologie de la profession. Qu’entendez-vous par là ?

Mme Caroline Torelli. Les violences et les harcèlements interviennent aussi entre scénaristes. Notre syndicat souhaite pouvoir demander à ses membres de se former aussi sur ces questions-là, afin d’avoir plus d’alliés et d’outils pour aider les victimes. Il faut un travail de fond pour mieux lutter contre ce genre de choses.

Le CNC va étendre l’obligation de formation par l’AVFT à tous les chefs de poste à partir du tournage. Nous demandons que cette mesure s’applique aussi aux directeurs de collection et aux directeurs d’écriture, qui interviennent en amont.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). J’ai eu la chance de travailler, il y a quelques années, à la Cité internationale de la bande dessinée, qui comprend une maison des auteurs. On avait posé la question du statut des autrices et auteurs, dont on connaît la précarité. L’affaire avait traîné en longueur jusqu’à la révolution #MeToo. Lors d’un festival d’Angoulême, la question de la place des femmes dans les jurys et dans les prix a été posée. Il y a eu quelques changements dans les maisons d’édition, et les autrices de bande dessinée sont désormais mieux considérées. Avez-vous constaté récemment des progrès manifestes dans la considération dont bénéficient les autrices de scénarios ?

Mme Violette Garcia. Non. Pour preuve, dans les contrats d’auteurs conclus dans les secteurs du cinéma et de l’audiovisuel, l’écart de rémunération entre scénaristes hommes et femmes est de l’ordre de 30 %, ce qui est supérieur à la moyenne observée pour l’ensemble des salariés.

Mme Valérie Leroy. Il y a aussi beaucoup d’essentialisation. On va surtout inviter des scénaristes femmes sur des sujets dits féminins. En gros, on se rend compte que le scénario est misogyne, et on a besoin d’une scénariste femme pour le confirmer. En revanche, on demande plus rarement à des femmes de travailler sur des gros budgets ou des projets de science-fiction, alors qu’elles peuvent avoir la culture et l’appétence pour cela.

Mme Violette Garcia. C’est même parfois pire : on nous appelle pour travailler sur des projets uniquement comme caution. En fait, on ne nous demande pas tellement d’écrire : nous sommes là pour montrer qu’il ne faut pas s’inquiéter, car il y a une femme dans l’équipe de scénaristes, ce qui prouve que le scénario n’est ni sexiste ni misogyne. Nous sommes alors le personnage « token ».

On nous prête aussi des qualités que nous n’avons pas forcément, comme si une femme savait forcément décrypter le cerveau si spécial de tous les personnages féminins… J’écris des scénarios avec des personnages masculins qui n’ont pas du tout mon âge ; pourtant, je n’appelle pas des scénaristes hommes de 50 ans pour qu’ils me donnent des explications ! Le travail d’auteur suppose évidemment de se documenter et de recueillir des témoignages avant d’écrire. Essentialiser le scénariste en présupposant qu’il va représenter un personnage d’une certaine manière, et qu’il peut seulement parler de ce qu’il est et d’où il vient, pose un problème – mais c’est un autre débat.

Mme Ghislaine Pujol. Anne Ricaud et moi-même avons vécu la même chose dans l’animation. On nous a appelées pour un projet de dessin animé « preschool », destiné aux tout-petits, alors que je travaille plutôt dans les domaines de l’action et de l’aventure, avec des formats de vingt-six minutes pour les garçons.

Dans le secteur de l’animation, on constate que les femmes scénaristes sont plus nombreuses car il y a davantage de projets pour les enfants, courts et moins bien rémunérés. En revanche, les projets premium, où il y a plus d’argent, sont pour les scénaristes hommes.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Dans la tradition française du cinéma d’auteur, le réalisateur est la figure centrale. Dans d’autres pays, en particulier aux États-Unis, le scénario est parfois beaucoup plus important que le réalisateur, et la production peut facilement changer ce dernier. C’est notamment le cas dans les séries, qui exigent des scénarios très documentés devant être rigoureusement respectés, et dont les réalisateurs varient d’un épisode à l’autre.

Pensez-vous qu’il serait intéressant de faire en sorte que les scénaristes prennent un peu plus de pouvoir également dans notre pays ? Cela ne serait pas anodin ! Vous avez mentionné les travaux de Geneviève Sellier, et l’on voit que notre cinéma a quand même souvent raconté des histoires d’hommes blancs dominants qui se tapent des jeunes filles… Si l’on avait des scénarios nouveaux, peut-être pourrait-on prescrire d’autres comportements.

Vous m’avez déjà répondu que les scénaristes y étaient prêts mais que ce n’était pas le cas de ceux qui financent les films. Ceux que nous avons auditionnés ont pourtant déclaré qu’ils y étaient disposés et qu’ils menaient une politique nouvelle. J’aime bien croire ce que disent les gens, surtout lorsqu’ils sont sous serment.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je souligne tout de même que nous n’avons pas encore entendu les responsables du CNC…

Mme Anne Ricaud. Nous sommes bien entendu d’accord. Si les scénaristes avaient plus de pouvoir, les films seraient sûrement mieux écrits, car ils le sont actuellement par des gens dont ce n’est pas le métier.

Le format des séries va inévitablement revaloriser notre métier, car il faut écrire des heures de récit. Les bibles, les synopsis et les arches narratives relèvent évidemment du travail de scénariste, et ce sont ces documents qui font l’objet d’un contrat artistique.

Pour l’instant, la télévision vit encore sur l’héritage archaïque du snobisme de la Nouvelle Vague. Il y a peu encore, les séries étaient écrites par des réalisateurs, parce que c’était beaucoup plus chic. Mais écrire un tel volume est un travail de scénariste, qui va de toute façon être revalorisé.

Mme Ghislaine Pujol. Vous faites allusion au métier de showrunner aux États-Unis. C’est un fantasme pour beaucoup de scénaristes et de sociétés de production. Il en existe pour certaines séries – je pense par exemple à Anne Landois ou Fanny Herrero, qui a créé Dix pour cent. Les sociétés de production ont malheureusement souvent tendance à confier ce rôle au réalisateur. C’est l’héritage de la Nouvelle Vague, mais cela pourrait évoluer.

Il faut revaloriser les tarifs de l’écriture. Qu’il s’agisse d’animation ou de fiction, l’enveloppe consacrée à cette dernière est ridicule au regard du budget d’ensemble des projets. Si l’on veut des showrunners et des équipes de scénaristes capables d’imaginer des séries de qualité, il va falloir payer plus. Je ne suis pas sûre que les producteurs y soient prêts – en tout cas pas en ce qui concerne l’animation pour l’instant.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Combien touche en moyenne un scénariste pour un film dont le budget est de 10 millions ?

Mme Valérie Leroy. Cela dépend de sa notoriété et de nombreux autres facteurs.

Nous demandons que le salaire du scénariste soit proportionnel au budget du film, mais aussi qu’une rémunération minimale soit prévue car il n’y a actuellement aucun cadre en la matière dans le cinéma.

M. Erwan Balanant, rapporteur. La rémunération proportionnelle est la règle en matière de droits d’auteur. Elle a été confortée par une directive européenne – ce qui fut une grande victoire de la France. Cette règle est-elle respectée ? Vous pouvez percevoir des avances sur recettes, mais de quels moyens disposez-vous pour savoir quelles sont les recettes effectives, dans la durée, en cas de succès du film en salle ou de grande audience à la télévision ?

Mme Violette Garcia. Nous n’avons en effet pas forcément connaissance des gains des producteurs, et donc de ce que nous pourrions ensuite toucher. L’avantage du droit d’auteur est que nous sommes théoriquement associés au succès d’un film mais, encore une fois, cela dépend des contrats. Ces derniers sont de gré à gré et ils ne prévoient pas systématiquement une indexation.

La part du budget d’un film consacrée au scénario est minime. En France, elle n’atteint généralement même pas 2 %.

Mme Ghislaine Pujol. Les producteurs sont censés nous informer des recettes nettes part producteur (RNPP), c’est-à-dire des recettes contribuant à amortir le coût de l’œuvre audiovisuelle. Nous devons toucher un pourcentage de leur chiffre d’affaires. Mais on nous fait signer des contrats que même nos agents n’arrivent pas à négocier. Pour pouvoir toucher ce pourcentage, nous devons au préalable rembourser l’avance qui nous a été versée – et comme la part qui nous est réservée est très faible, nous passons des années à rembourser cette avance sans jamais percevoir de gains au titre du RNPP.

Dans l’animation, sur un budget de 6 à 9 millions, l’enveloppe réservée à l’écriture est toujours la même et se situe à environ 156 000 euros, pour tous les épisodes et tous les scénaristes. C’est assez ridicule.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est donc manifestement davantage dans le secteur du cinéma qu’existent les principales différences de rémunération entre les hommes et les femmes.

Mme Caroline Torelli. Aucun scénariste n’a jamais vu la couleur de ces RNPP. Nous cherchons encore la personne qui en aurait bénéficié…

Mme Valérie Leroy. Cela fait partie de nos revendications.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous vous remercions chaleureusement pour vos témoignages. N’hésitez pas à nous faire parvenir d’éventuels compléments par écrit et à nous tenir au courant de l’évolution de vos travaux. Si d’autres personnes souhaitent témoigner, indiquez-leur que nous sommes à leur disposition et que les propos tenus devant une commission d’enquête ne peuvent faire l’objet de poursuites pour diffamation.

Nous vous informerons de l’avancée de nos travaux. Ils donneront probablement lieu à des propositions législatives après la publication du rapport. Nous ferons alors de nouveau appel à vous afin qu’il n’y ait ni oubli ni erreur.

La séance s’achève à seize heures cinquante-cinq.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Pouria Amirshahi, M. Erwan Balanant, Mme Graziella Melchior, Mme Sandrine Rousseau