Compte rendu

Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :

- Mme Alexandra Clément, membre du bureau du Syndicat des producteurs et créateurs de programmes audiovisuels (SPECT), M. Vincent Gisbert, délégué général, et Mme Audrey Ellouk Barda, déléguée générale adjointe

- Mme Amanda Borghino, déléguée générale adjointe de l’Union syndicale de la production audiovisuelle (USPA), M. François Caillé, délégué aux affaires sociales, et Mme Aline Panel, membre du conseil syndical de l’USPA

- Mme Nora Melhli, présidente du collège Audiovisuel du Syndicat des producteurs indépendants (SPI) et Mme Louise Lebecq, déléguée aux affaires sociales

- M. Jean-François Besse, vice-président de l’Association française des producteurs de films et de programmes audiovisuels 2

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :

- Mme Alexandra Henochsberg, directrice de la distribution d’Ad Vitam Distribution

- Mme Nathalie Cieutat, directrice générale adjointe Distribution de Pathé Films

- Mme Christine Beauchemin-Flot, directrice et programmatrice du Cinéma Le Select à Antony

- M. Henri Ernst, directeur de la programmation des salles de cinéma UGC et M. Mathieu Debusschère, directeur des affaires publiques et de la communication institutionnelle 16

– Présences en réunion............................................28

 


Jeudi
5 décembre 2024

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 11

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission

 


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La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.

 

La commission procède à l’audition de Mme Alexandra Clément, membre du bureau du Syndicat des producteurs et créateurs de programmes audiovisuels (SPECT), M. Vincent Gisbert, délégué général, et Mme Audrey Ellouk Barda, déléguée générale adjointe ; Mme Amanda Borghino, déléguée générale adjointe de l’Union syndicale de la production audiovisuelle (USPA), M. François Caillé, délégué aux affaires sociales, et Mme Aline Panel, membre du conseil syndical de l’USPA ; Mme Nora Melhli, présidente du collège Audiovisuel du Syndicat des producteurs indépendants (SPI) et Mme Louise Lebecq, déléguée aux affaires sociales ; et M. Jean-François Besse, vice-président de l’Association française des producteurs de films et de programmes audiovisuels (AFPF).

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mes chers collègues, nous recevons ce matin les représentants des producteurs d’œuvres et de programmes audiovisuels. Nous accueillons, pour le Syndicat des producteurs et créateurs d’émissions de télévision (SPECT), Mme Alexandra Clément, membre du bureau, M. Vincent Gisbert, délégué général, et Mme Audrey Ellouk Barda, déléguée générale adjointe ; pour l’Union syndicale de la production audiovisuelle (Uspa), Mme Amanda Borghino, déléguée générale adjointe, M. François Caillé, délégué aux affaires sociales, et Mme Aline Panel, productrice et membre du conseil syndical ; pour le Syndicat des producteurs indépendants (SPI), que nous avons déjà reçu ici au titre du cinéma, Mme Nora Melhli, présidente du collège audiovisuel, et Mme Louise Lebecq, déléguée aux affaires sociales ; enfin, pour l’Association française des producteurs de films et de programmes audiovisuels (AFPF), M. Jean-François Besse, vice-président.

Vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Nous avons d’ores et déjà procédé à de nombreuses auditions relatives au cinéma, mais il nous semble que le monde de l’audiovisuel présente des spécificités qui peuvent avoir un impact sur la survenue de violences et la capacité des victimes à parler. Je pense notamment aux séries qui se développent sur un temps long, aux émissions de téléréalité, dont le principe même recèle à mon sens une forme de violence, mais aussi aux émissions en public, qui se déroulent sur un temps très court et portent en elles un facteur de risque spécifique. Nous souhaitons vous entendre sur la façon dont les producteurs exercent leurs responsabilités juridiques dans ces différents cadres.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes entendues par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Mme Alexandra Clément, M. Vincent Gisbert, Mme Audrey Ellouk Barda, Mme Amanda Borghino, M. François Caillé, Mme Aline Panel, Mme Nora Melhli, Mme Louise Lebecq et M. Jean-François Besse prêtent successivement serment.)

M. Vincent Gisbert, délégué général du SPECT. Le SPECT, créé en 2004, représente majoritairement des producteurs indépendants et compte cinquante-cinq adhérents. Spécificité de la production audiovisuelle, la taille et la structure des sociétés varient beaucoup, puisque de très petites, petites et moyennes entreprises (TPE et PME), que l’on pourrait qualifier de familiales, côtoient des groupes de taille intermédiaire, souvent constitués autour d’un producteur, ainsi que quelques grands groupes, qui se sont formés plus récemment.

Historiquement, le SPECT rassemblait des producteurs de flux – jeux, magazines, divertissements –, mais il s’est récemment diversifié et compte désormais des producteurs de fictions, de documentaires et de spectacle vivant, un genre particulier néanmoins couvert par la convention collective nationale de la production audiovisuelle (CCN PAV).

Le SPECT est une organisation patronale représentative et signataire de la CCN PAV. À ce titre, il participe activement au dialogue social dans les branches, notamment en siégeant au comité central d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de la production audiovisuelle (CCHSCT PAV), lequel est présidé depuis sa création par l’un de nos adhérents, Laurent Jullien, que vous avez auditionné.

Le syndicat est très impliqué dans les différentes instances sociales du secteur : l’Assurance formation des activités du spectacle (AFDAS), Audiens, Thalie Santé et la Commission paritaire nationale de l’emploi et de la formation de l’audiovisuel (CPNEF AV). Il est également membre de la Fédération des entreprises du spectacle vivant, de la musique, de l’audiovisuel et du cinéma (FESAC), une organisation représentative nationale et multiprofessionnelle couvrant l’ensemble du champ du spectacle vivant et enregistré, qui traite des questions sociales, notamment des violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant et de la mode.

Mme Amanda Borghino, déléguée générale adjointe de l’USPA. Je vous remercie de nous offrir l’occasion de rappeler tout ce que fait la production audiovisuelle en matière de lutte contre les violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS), de protection des mineurs et de coordination d’intimité, ainsi que de présenter ce que nous souhaiterions accomplir à l’avenir pour améliorer le signalement et le traitement des situations problématiques.

L’USPA est le syndicat patronal majoritaire dans la branche. Créée en 1962 et dirigée depuis 2022 par Iris Bucher, elle représente 42,8 % de la masse salariale et environ 200 adhérents, qui produisent exclusivement des œuvres patrimoniales – fictions, documentaires, spectacle vivant. Comme les autres organisations représentées ce matin, nous siégeons au sein de plusieurs organismes paritaires. Notre bureau et nos commissions sont entièrement paritaires.

La CCN PAV couvre 6 000 entreprises, dont plus d’un tiers ne déclarent que des CDD d’usage quand 40 % d’entre elles ne déclarent qu’entre un et cinq permanents. L’USPA représente des groupes de taille moyenne, des sociétés plus modestes, mais également des grands groupes de médias tels Mediawan, Banijay ou Fédération, qui emploient 127 000 salariés. La moitié des salariés permanents et 41 % des agents en CCDU sont des femmes.

Nos systèmes de production diffèrent grandement de ceux du cinéma, ce qui explique entre autres l’hétérogénéité des démarches entreprises. Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) aide le secteur audiovisuel à hauteur de 4 000 heures de programmes, alors qu’il soutient environ 200 films. De très nombreuses personnes sont employées sur les tournages et participent à nos processus de production, dont la plus grande spécificité est leur caractère très industriel.

Mme Nora Melhli, présidente du collège audiovisuel du SPI. Le SPI a été créé il y a près de cinquante ans. Il représente plus de 520 sociétés de production cinématographique, implantées dans l’ensemble du territoire – environ 40 % des entreprises adhérentes du SPI sont situées en région. Le SPI est partie prenante des négociations relatives à la régulation de l’écosystème cinématographique et audiovisuel : dans ce cadre, il s’attache à défendre les principes de diversité culturelle et de liberté de création.

Le collège audiovisuel du SPI, que je préside, regroupe des sociétés qui produisent des fictions, des documentaires, des captations de spectacle vivant et des créations numériques. Le SPI est représentatif dans trois branches professionnelles, celles de l’audiovisuel, du cinéma et des films d’animation. À ce titre, il est présent dans les différentes institutions paritaires et professionnelles du secteur ; il participe activement à la définition et à la mise en œuvre de la politique sociale des branches. Il compte parmi les membres fondateurs de la FESAC.

M. Jean-François Besse, vice-président de l’AFPF. Fondée en 1972, l’AFPF regroupe des PME implantées partout en France, y compris dans les territoires d’outre-mer. L’association est organisée autour de différentes commissions, la plus récente étant consacrée à l’intelligence artificielle. Nous sommes ouverts aux jeunes qui entrent dans les écoles, et nous contribuons à leur formation professionnelle. Nous comptons parmi les fondateurs de la FESAC et sommes membres d’Audiens et de l’AFDAS, entre autres.

M. François Caillé, délégué aux affaires sociales de l’USPA. Les entreprises de production audiovisuelle agissent tant à l’échelle de l’interbranche des spectacles qu’au niveau de leur secteur. L’USPA est un membre fondateur de la FESAC ; elle siège au bureau de cette fédération, comme à celui de la CPNEF AV et au conseil d’administration de l’AFDAS.

Toutes ces instances ont déployé une politique de lutte contre les VHSS, sous l’impulsion du mouvement MeToo et du collectif 50/50.

En avril 2020, la FESAC a signé un accord interbranches dont l’un des axes porte sur la lutte contre les VHSS. C’est dans ce cadre qu’a été installée à Audiens la cellule d’écoute psychologique et juridique pour les professionnels de la culture.

En 2021, l’AFDAS a développé une offre de formation, notamment pour les référents sur les VHSS. Nous y avons participé en tant que membre du conseil d’administration, et nous avons validé les dispositifs.

Avec le collectif 50/50, dans le cadre du CCHSCT PAV et du CCHSCT de la production cinématographique, nous avons rédigé et défendu le kit contre les VHSS, lequel donne des outils pour lutter contre la manifestation de telles violences pendant les tournages.

En 2023, nous avons élaboré avec les professionnels du cinéma une formation sur la coordination d’intimité.

Les deux CCHSCT sont convenus de la nécessité d’avancer dans ces domaines et d’adopter des cadres conventionnels. Nous négocions actuellement deux accords. Le premier est consacré à la lutte contre les VHSS au sein de la production audiovisuelle : il comporte des dispositions relatives à la présence d’un référent VHSS et d’un coordinateur ou d’une coordinatrice d’intimité sur les tournages. Le second touche à la protection des mineurs : il impose notamment la désignation d’un responsable des enfants – un poste déjà mentionné dans la CCN PAV – dès qu’un mineur âgé de moins de 16 ans participe à un tournage.

Mme Audrey Ellouk Barda, déléguée générale adjointe du SPECT. L’ensemble des partenaires sociaux du secteur de l’audiovisuel, à savoir les organisations patronales représentatives et les syndicats de salariés, ont depuis longtemps le souci de la prévention des risques, quels qu’ils soient, mais les sujets relatifs aux VHSS et à la protection des mineurs ont pris de plus en plus de place au fil du temps. Notre préventrice s’est emparée de ce sujet depuis MeToo. Elle s’appuie sur le CCHSCT, une instance qui existe depuis 2010 et qui revêt un caractère original puisque, dans le monde de la culture, elle ne se retrouve que dans notre secteur et dans celui du cinéma. Ce comité, dont vous avez auditionné les représentants, est un pilier, qui joue un rôle central en matière de prévention des risques : aussi accompagne-t-il les entreprises et les salariés dans la lutte contre les VHSS, bien qu’il soit dépourvu de pouvoir d’enquête et de sanction. Nous travaillons actuellement à son renforcement.

La création d’une cellule d’écoute traduit aussi la volonté d’agir de l’ensemble du secteur de la culture ; on la doit aux partenaires sociaux, c’est-à-dire à la FESAC et aux syndicats de salariés, qui en ont confié la gestion au groupe Audiens. Soutenue par le ministère de la culture, cette cellule s’est élargie à d’autres secteurs d’activité, comme celui du jeu vidéo, et a vocation à s’ouvrir davantage encore. Elle constitue un outil précieux, car elle contribue à la libération de la parole et apporte aux personnes qui en ont besoin un appui juridique et psychologique.

Au-delà de ces actions collectives, nous travaillons aussi sur ces sujets au sein de chacune de nos organisations. Ainsi, dans le cadre de la commission sociale du SPECT, nous abordons régulièrement la question des VHSS afin d’y sensibiliser nos adhérents. Nous pouvons notamment faire intervenir la préventrice du CCHSCT.

Nous sommes donc pleinement conscients de l’importance des enjeux liés aux VHSS, et nous agissons dans ce domaine.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Votre secteur est en effet particulier, car il est constitué de structures dont la taille et les pratiques varient considérablement. Toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, sont tenues de respecter le code du travail. Vous avez affirmé qu’un tiers des entreprises ne fonctionnaient qu’avec des CDD d’usage. Parmi les 127 000 salariés de la branche, combien sont soumis à un tel contrat de travail ? Vous pourrez nous transmettre ce chiffre plus tard, par écrit.

Vos propos m’ont donné l’impression que de nombreuses entreprises de votre secteur travaillent avec des personnes qui n’en sont pas forcément des salariés habituels. Or, dans une entreprise traditionnelle, on voit souvent émerger une culture d’entreprise : les salariés ont leurs habitudes, ils se connaissent et identifient bien les référents et les organisations syndicales. Un tel cadre fluidifie le règlement des difficultés éventuelles. Dès lors que les employés de votre secteur ne sont pas attachés en permanence à une entreprise, comment traitez-vous les problèmes qui vous sont signalés ? Il n’est sans doute pas évident, pour un salarié en CDD d’usage tel qu’un intermittent, de faire respecter le code du travail et l’obligation faite à l’employeur de protéger ses salariés. Avez-vous déployé des dispositifs particuliers pour éviter cet écueil ? À vous entendre, je n’ai pas l’impression que la présence d’un référent VHSS soit obligatoire dans toutes les productions audiovisuelles, contrairement au secteur du cinéma.

Avez-vous les mêmes obligations que les producteurs de cinéma en matière de financement ? Je pense par exemple aux avances sur recettes que vous recevez pour certaines fictions.

M. François Caillé. Les chiffres que nous avons cités sont issus du rapport de branche. Il sera bientôt actualisé, mais les ordres de grandeur ne devraient pas être bouleversés. Il couvre tout le secteur, aussi bien les entreprises de production audiovisuelle au sens de la nomenclature des activités françaises (code NAF) que celles appliquant la CCN PAV. On recense entre 21 000 et 22 000 salariés permanents et environ 107 000 CDD d’usage. Ces personnes interviennent dans tous types d’entreprises, y compris dans des structures non professionnelles et dans celles dont l’activité est concentrée sur le web. L’USPA ne représente pas de telles sociétés, puisqu’elle ne compte parmi ses membres que des structures professionnelles agissant dans la production audiovisuelle.

Dès 2020, certains producteurs ont organisé des réunions en début de tournage pour rappeler la loi à toute l’équipe. Les productions bénéficient d’outils tels que le kit de prévention des VHSS. Ce contenu figure souvent en annexe des CDD d’usage, lesquels peuvent aussi rappeler la loi en vigueur. Les règles, les logigrammes et la liste des numéros de téléphone à appeler en cas de VHSS – celui de la cellule d’écoute, notamment, mais pas seulement – sont également affichés dans les studios ou sur les plateaux de tournage.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Ces affichages sont obligatoires.

M. François Caillé. Ils le sont en effet, dans le cadre du code du travail. Je le rappelais parce que vous m’avez demandé comment nous agissions… La loi confère à l’employeur une obligation d’informer, qu’il remplit de différentes manières. Je le répète, ces informations figurent souvent en annexe des contrats. Elles peuvent également se trouver dans des cahiers ou des classeurs rassemblant tous les textes utiles, disponibles sur les plateaux.

Mme Aline Panel, productrice et membre du conseil syndical de l’USPA. J’ai créé la société Authentic Prod, qui emploie neuf salariés permanents et, selon le nombre de séries produites, entre quarante et soixante-dix équivalents temps plein (ETP). Nous devons en effet relever le défi d’infuser une culture d’entreprise à des personnes qui n’y travaillent que pour un temps limité. Cela fait trente ans que j’exerce ce métier, et j’ai vu les choses énormément évoluer, dans le bon sens, au cours des dix dernières années. Tous mes collègues producteurs appliquent les pratiques que je vais vous exposer.

Nous avons élaboré une charte éthique reprenant toutes les questions relatives aux VHSS et à l’écologie. Affichée à notre siège, elle l’est aussi sur chaque lieu de tournage et dans des classeurs mis à la disposition des salariés. Elle figure également en annexe de tous nos CDD, que nous signons évidemment toujours avant que les salariés commencent à travailler, et qui incluent une clause spécifique rappelant nos obligations et orientant les personnes concernées, le cas échéant, par des VHSS.

Bien avant l’application de ces dispositifs, nous nous sommes organisés pour traiter ces problèmes, qui n’étaient pas encore publics. Depuis 2018, le numéro de téléphone d’un référent figure sur la feuille de service quotidienne, et nous rappelons ce que constitue une conduite inappropriée ainsi que les sanctions encourues.

Je vous invite très chaleureusement à venir nous voir sur le tournage d’une fiction que je produis actuellement. L’action se passe en 1900, dans l’univers de Montmartre, et le scénario comporte des scènes de nudité dans un cabaret. Il serait formidable que vous puissiez observer par vous-mêmes tous les dispositifs que nous avons mis en œuvre.

En 2018, mon directeur de production m’a signalé qu’une jeune fille se plaignait d’avoir été agressée sexuellement sur un tournage en Corse. J’ai immédiatement appelé mes avocats – le droit du travail nous permet de gérer totalement ces situations – et je me suis rendue sur place, considérant qu’il y allait de ma responsabilité d’employeur. J’ai reçu la jeune fille, qui était traumatisée et, au début, n’a pas voulu donner le nom de son agresseur. J’ai tout envisagé, y compris que ce dernier était un talent, à savoir une personne – réalisateur ou acteur – jouant un rôle clé dans la réalisation du film, ce qui aurait conduit à l’arrêt du tournage. Étant responsable de la santé et de la sécurité de nos salariés, qui l’emportent sur tout le reste, j’aurais évidemment pris les mesures nécessaires – permettez-moi de relever au passage que cela pose la question de l’assurance d’un tel sinistre. La jeune fille a fini par donner le nom de l’agresseur, qui n’était pas un talent : je l’ai immédiatement écarté, puis j’ai exfiltré la jeune fille, que j’ai moi-même raccompagnée dans sa famille. Le salarié a été mis à pied et remplacé. J’ai expliqué aux membres de l’équipe que j’avais agi pour garantir leur santé et leur sécurité, et nous avons continué le tournage. La jeune fille a porté plainte, ce qui a donné lieu à une enquête de police classique, à laquelle nous avons collaboré.

M. Erwan Balanant, rapporteur. En tant que productrice de fiction, vous avez suivi les formations dispensées par le CNC. Est-ce aussi le cas des producteurs de jeux et de divertissements ?

Vous avez indiqué que vous employiez quarante à soixante-dix ETP à l’année. À combien de personnes cela correspond-il en réalité ? Pourquoi n’employez-vous pas plus de salariés permanents ?

Mme Aline Panel. Si nous n’employons pas de techniciens intermittents à l’année, c’est parce que nous ne tournons pas toute l’année. Une structure comme la mienne, qui ne compte qu’une seule productrice, n’en est pas capable ; nous consacrons aussi du temps au développement de nos projets, à la post-production, à la recherche. Pour ma part, j’embauche, pour le temps du tournage, entre quarante et soixante-dix salariés intermittents, selon qu’il y ait un ou deux plateaux, qui sont des spécialistes dans leur domaine et qui passent d’une société à une autre. Nous produisons de la fiction lourde : les tournages sont donc très concentrés sur un plateau, avec un réalisateur et une équipe d’une cinquantaine de personnes.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Votre modèle est donc quasiment identique à celui du cinéma.

Mme Aline Panel. Tout à fait.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Qu’en est-il des autres types de production audiovisuelle ?

Mme Louise Lebecq, déléguée aux affaires sociales du SPI. L’emploi permanent a augmenté de 11 % entre 2019 et 2022, ce qui montre que notre branche se structure autour d’un noyau de salariés permanents, embauchés principalement pour les métiers de production.

Les aides du CNC concernent les programmes de fiction, les documentaires et les captations de spectacle vivant. Leur attribution est subordonnée, d’une part, au respect par les sociétés de production de leurs obligations de prévention, et d’autre part, au suivi par le gérant d’une formation organisée par le CNC.

Par ailleurs, une formation obligatoire des équipes de tournage est en train de s’imposer, dans l’audiovisuel comme dans le cinéma. Son suivi conditionnera l’attribution des aides du CNC, dès 2025 pour le secteur du cinéma. Une concertation est en cours s’agissant du secteur audiovisuel, où cette obligation pourrait s’appliquer à toutes les équipes de tournage à partir de 2026.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je m’interroge au sujet du coordinateur ou de la coordinatrice d’intimité. On nous a assuré que tout le monde y avait recours, alors qu’ils ne sont que trois à exercer cette activité en France. Qu’en est-il réellement ?

Faites-vous appel à ces professionnels pour la téléréalité, au cas où il y aurait des scènes d’intimité ?

Vous avez raison de qualifier les CCHSCT de « piliers ». Il apparaît néanmoins que ces instances ne disposent pas de moyens suffisants pour donner suite aux témoignages. Comment améliorer leur fonctionnement ? Faut-il leur donner plus de moyens ou étendre leur périmètre d’intervention ?

Le groupe Audiens est souvent mentionné lors des auditions ; or il nous a indiqué n’avoir reçu qu’un faible nombre de témoignages eu égard à son périmètre. Est-il véritablement connu de tous ? En faites-vous systématiquement la publicité ?

Enfin, plusieurs affaires concernent le public – je pense à celles impliquant Gérard Miller et, d’une certaine manière, Patrick Poivre d’Arvor. Quelle est votre responsabilité vis-à-vis du public ? Réfléchissez-vous à cette question ?

Mme Nora Melhli. Il est vrai que peu de personnes exercent la fonction de coordinateur d’intimité. J’ai fait appel à ces professionnels à plusieurs reprises, et encore il y a quelques mois ; je n’ai jamais rencontré de difficultés pour en engager.

Les formations de coordinateur d’intimité sont très développées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Dès 2025, une formation sera proposée en France. Ceux que nous engageons actuellement ont été formés hors de France.

En sa qualité d’employeur, le producteur a une responsabilité immense. Le recours à un coordinateur d’intimité n’est pas encore un réflexe, mais il commence à se développer, notamment lorsque nous détectons des scènes d’intimité dans un scénario. Cette personne porte un regard technique, au même titre qu’un cascadeur, sur une scène que le réalisateur est chargé de créer. À partir du moment où la démarche a fait l’objet d’échanges, en amont, avec le réalisateur, les talents et parfois leurs agents, l’intervention du coordinateur se passe très bien. En France, ce rôle était exercé jusqu’à présent par le premier assistant réalisateur, qui gère et organise le plateau ; il décidait notamment du nombre de techniciens présents lors du tournage d’une scène intime. La nouvelle fonction de coordinateur rassure et responsabilise de nombreuses personnes.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous dites vous-même qu’aucune formation ne sera dispensée en France avant 2025. Compte tenu du nombre de tournages, les coordinateurs ne peuvent être présents sur tous les plateaux.

Mme Nora Melhli. Tous les scénarios de films et de séries ne comportent pas de scènes d’intimité. À plusieurs reprises, j’ai fait appel à des coordinateurs, et je n’ai jamais rencontré de véritables difficultés pour en trouver. En tout cas, je n’ai jamais dû renoncer à y avoir recours parce qu’il en manquait.

Mme Audrey Ellouk Barda. Nous sommes en train de négocier, au niveau de la branche, un accord relatif à la prévention des VHSS qui comporte des dispositions relatives aux coordinateurs d’intimité. Entre partenaires sociaux, nous réfléchissons au champ d’intervention de cette personne : s’il est certain que sa présence est pertinente lors du tournage d’une fiction, nous sommes beaucoup plus réservés s’agissant des programmes de téléréalité, qui relèvent du réel et ne font l’objet d’aucun scénario – sauf à prévoir la présence d’une coordinatrice vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur le plateau.

Toutefois, les professionnels qui produisent ce type d’émissions sont pleinement engagés dans la lutte contre les VHSS, et plusieurs dispositifs sont appliqués. Des médecins, des infirmières, des psychologues et des assistants veillent généralement au bien-être des candidats, tandis que des agents de sécurité sont susceptibles d’intervenir en cas de comportement agressif. Des enquêtes de moralité sont conduites lors des castings. Des référents VHSS peuvent également être présents. Du reste, dans le cadre de la négociation de l’accord, nous travaillons pour rendre la présence de tels référents obligatoire dans le secteur audiovisuel, comme c’est le cas dans le cinéma.

M. Erwan Balanant, rapporteur. La téléréalité est symptomatique de la culture du clash. Les producteurs se comportent comme des pompiers pyromanes : ils créent des problèmes pour faire de l’audience, tout en essayant de les résoudre. C’est un cercle vicieux ! Selon une experte que nous avons auditionnée, des efforts ont été faits, mais ces programmes ne sont toujours pas les plus vertueux que l’on connaisse… Réfléchissez-vous à d’autres pratiques ? Il y va de l’éducation des enfants, qui regardent ces émissions.

Dans le secteur de la fiction, certains dispositifs ont été mis en place, notamment pour bénéficier des aides du CNC. Comme la téléréalité ne perçoit pas de subventions, elle n’est pas soumise aux mêmes obligations ; or les médias et d’autres canaux d’information nous rapportent des choses assez terribles à propos de ces programmes…

Mme Alexandra Clément, membre du bureau du SPECT. En tant que producteurs, nous sommes également chefs d’entreprise : nous avons donc à cœur de protéger toutes les personnes qui travaillent sur nos tournages.

De nombreux producteurs de flux sont également des producteurs d’œuvres référencées au CNC. Ils suivent donc la formation du CNC, qui est obligatoire. Certains suivent même une formation de manière volontaire.

Par ailleurs, contrairement au cinéma, nous sommes très liés à la ligne éditoriale des chaînes qui diffusent nos programmes. Nous répondons souvent à des appels à projets, et nous signons des contrats. Les producteurs, les diffuseurs et tous les acteurs doivent donc discuter ensemble de cette question.

Je produis « Les Molières ». Lors de son audition, Jean-Marc Dumontet vous a parlé de la prestation de Caroline Vigneaux, qui a présenté la cérémonie l’an dernier. Avec France Télévisions, nous choisissons avec une infinie précaution les personnes qui interviennent sur scène et remettent les prix, en examinant leur parcours. Nous sommes à la croisée du monde du théâtre et de celui de l’audiovisuel.

En tant que productrice, je travaille aussi bien avec les personnes qui sont sur scène qu’avec les personnels techniques et technico-artistiques. Nous garantissons une parité parfaite de ces derniers sur les tournages afin de protéger tout le monde : le climat est apaisé, les relations sont plus fluides et, lors des rares problèmes, la parole est libérée. Je suis une ancienne scripte ; il y a trente ans, je participais à des tournages où la maquilleuse et moi-même étions les deux seules femmes présentes… Heureusement, les choses ont bien évolué.

M. Vincent Gisbert. Quels types de programmes sont considérés comme des émissions de téléréalité ? Est-ce le cas de « Top chef » ?

M. Erwan Balanant, rapporteur. Bien sûr que non ! Vous savez très bien de quel type d’émissions je voulais parler !

M. Vincent Gisbert. En réalité, ces programmes sont peu nombreux.

L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) joue un rôle de gendarme, bien qu’elle n’apprécie guère ce mot. La France a instauré davantage de garde-fous que d’autres pays. À ce titre, il serait intéressant de comparer des programmes réalisés en France avec ceux produits à l’étranger. Je vous laisse imaginer ce que donnerait « Le Mag de la santé » aux États-Unis, où les codes déontologiques sont différents…

Dans le cadre des programmes de téléréalité, le coordinateur d’intimité n’est pas forcément l’outil le mieux adapté. Des équipes médicales et psychologiques sont présentes, ce qui atteste de notre volonté de résoudre tous les problèmes. Tant l’ARCOM que les producteurs se sont emparés du sujet et se montrent plus sensibles au niveau d’agressivité dans les programmes. On constate une évolution très importante des mentalités : le but est d’éviter les situations de tension, ce qui n’est pas le rôle du coordinateur d’intimité. Toutefois, d’autres outils doivent être instaurés, tels que l’encadrement des candidats par une personne dont la fonction s’apparenterait à celle du coordinateur.

Mme Audrey Ellouk Barda. Les partenaires sociaux qui siègent au sein du CCHSCT travaillent à renforcer leurs moyens d’action, notamment en recrutant une deuxième personne chargée de la prévention. Nous préparons des fiches de signalement afin que les entreprises nous fassent remonter les cas de VHSS, ce qui nous permettrait d’avoir une vision globale du phénomène et d’améliorer la politique de prévention. L’action du CCHSCT continue donc d’être renforcée.

Mme Amanda Borghino. S’agissant de la relation avec Audiens, les syndicats ne sont pas en première ligne, contrairement aux producteurs. Cependant, nous sommes responsables du renforcement de la pédagogie et de la transmission de l’information ; à ce titre, nous sommes en contact régulier avec Audiens, qui est intervenu dans nos commissions afin de rencontrer notamment les nouveaux producteurs.

Compte tenu du recours aux CDD d’usage et de la structuration du secteur de l’audiovisuel, de nouvelles personnes participent constamment aux tournages, et on constate un roulement important au sein des équipes de permanents. Nous sommes des entreprises actives et dynamiques. C’est pourquoi les syndicats renforcent leur communication à destination des nouveaux entrants et des nouveaux adhérents. Audiens est intervenu au sein de l’USPA pour présenter aux producteurs, de manière totalement anonyme, les types de cas relevés lors des entretiens menés depuis 2020. J’ai entendu lors des précédentes auditions qu’Audiens ne transmettait pas nécessairement les informations recueillies aux employeurs.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il ne les transmet jamais.

Mme Amanda Borghino. C’est d’ailleurs tout à fait normal et vertueux : cela protège le secret de l’information transmise par les victimes. Nous ne souhaitons pas ouvrir de brèche en la matière. Les signalements peuvent être recueillis par d’autres moyens, notamment par l’intermédiaire des CCHSCT.

Nous travaillons en partenariat avec Audiens. Lorsque sa documentation est mise à jour, nous la publions sur nos sites internet et nous la transmettons à nos adhérents. Par ailleurs, nous faisons régulièrement la promotion de ses cellules d’écoute auprès des producteurs.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Un référent est-il présent lors du tournage de chaque émission qui n’est pas un programme de fiction ?

Je souhaiterais par ailleurs revenir sur la question des assurances.

Prenez-vous des précautions particulières en amont, lors des castings, étant donné que le contrat de travail n’est pas signé ?

En aval, lorsque le tournage est fini, comment gérez-vous les fêtes ?

Mme Alexandra Clément. Pour les productions hors fiction et les captations de spectacle vivant, un référent est toujours présent. Il s’agit souvent du directeur ou de la directrice de production, ou du chargé ou de la chargée de production.

Mme Aline Panel. L’un de nos permanents occupe la fonction de référent ; son numéro de téléphone est mentionné sur la feuille de service adressée à tous les intermittents. En outre, plusieurs référents sont présents sur chaque tournage, car plusieurs équipes interviennent et ne travaillent pas forcément en même temps – par exemple, les décorateurs sont à l’œuvre en amont du tournage. Nous privilégions le volontariat ; il y a toujours des volontaires qui se proposent pour être référents. De plus en plus de salariés sont formés. En général, les référents sont des salariés qui se situent en bas de la hiérarchie, ce qui favorise la libération de la parole. De même, le coordinateur d’intimité n’est pas soumis à l’autorité hiérarchique du réalisateur, ce qui facilite les choses.

Dans l’audiovisuel, les castings obéissent à un processus très industrialisé, à la main du producteur. Ils sont organisés dans des bureaux, en présence du directeur ou de la directrice de casting, qui a connaissance des obligations légales, et du réalisateur ; deux personnes sont toujours présentes.

Mme Nora Melhli. Les référents ne sont pas encore obligatoires dans le secteur audiovisuel, en matière de fiction, mais la formation VHSS que nous avons suivie au CNC en tant que producteurs et chefs d’entreprise nous a donné des outils pour transmettre des informations aux salariés en CDD, en amont d’une production.

Pour ma part, je demande systématiquement s’il y a des volontaires pour occuper la fonction de référent ; comme cette dernière est rémunérée, je n’ai aucune difficulté à en trouver. Au sein de ma structure, il y a un référent. Dès lors qu’un événement est signalé sur la feuille de service, le processus se déroule de façon mécanique.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous ne sommes pas un tribunal, mais une commission d’enquête. Néanmoins, j’aimerais savoir comment vous réagissez lorsqu’un talent ou un personnage phare fait l’objet d’accusations en dehors du cadre professionnel. Je pense en l’occurrence à Stéphane Plaza, mais on pourrait aussi évoquer Jean-Marc Morandini, Cyril Hanouna ou d’autres animateurs.

Mme Audrey Ellouk Barda. Je ne suis pas certaine qu’il faille évoquer des cas particuliers. En tant qu’organisation professionnelle, nous n’avons pas à gérer les faits qui relèvent de la vie privée. Le producteur, qui est l’employeur, ne dispose d’aucun levier pour agir et doit respecter la présomption d’innocence. Il peut néanmoins décider d’arrêter de travailler avec la personne mise en cause, tout comme la chaîne peut choisir d’interrompre la diffusion des émissions. Mais soyons honnêtes : ces situations sont compliquées, et elles le sont d’autant plus qu’elles sont médiatisées. Dans les autres secteurs d’activité, les employeurs ne licencient pas leurs salariés poursuivis pour violences conjugales – ce serait d’ailleurs illégal.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cela dépend : si l’ex-compagne est aussi salariée du producteur…

Mme Audrey Ellouk Barda. C’est un autre sujet. Dans ce cas, le producteur a une obligation de sécurité et doit éviter, avant le jugement, de mettre une victime en présence de celui qu’elle a désigné comme l’auteur des faits.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Avez-vous des discussions à ce sujet, au sein des syndicats ?

Mme Audrey Ellouk Barda. Le cœur de notre sujet, ce sont les VHSS commises dans le cadre de l’entreprise. Il est plus compliqué d’intervenir sur les faits relevant de la vie privée.

Mme Louise Lebecq. Nous avons effectivement des discussions à ce sujet, lesquelles nous ramènent toujours à la question des assurances. Il en faut en réalité deux sortes : l’une pour couvrir les faits survenant à l’occasion du travail, l’autre pour couvrir les éventuelles répercussions sur un tournage de faits survenus dans la vie personnelle d’un talent – comédien, présentateur ou réalisateur. Il peut arriver, par exemple, qu’une équipe technique refuse de continuer à travailler avec une personne mise en cause pour des faits de VHSS.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Au-delà de la question des assurances, ce sont aussi le code du travail et la morale qui sont en cause. Comment réagissez-vous lorsqu’un animateur est accusé de faits de VHSS dans le cadre privé mais que c’est sur un tournage, ou lors de l’enregistrement d’une émission, qu’il avait rencontré la victime ? Je pense que vous devez savoir à qui je fais allusion. Comment faites-vous pour protéger les salariés susceptibles de se sentir mis en danger lorsqu’ils apprennent que l’un de leurs collègues a eu un comportement inapproprié, délictuel voire criminel, dans le cadre privé ?

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Autrement dit, y a-t-il une clause de morale ?

M. Erwan Balanant, rapporteur. Ma question porte davantage sur le code du travail que sur la morale.

Mme Audrey Ellouk Barda. Le code du travail s’applique quoi qu’il en soit.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Certes. Le code du travail vous impose un devoir de protection à l’égard de vos salariés. Mais de quelle marge de manœuvre disposez-vous lorsque vous apprenez qu’une personne a commis des faits délictueux ou qu’elle a eu un comportement inapproprié dans le cadre privé ? Lancez-vous une enquête interne, en considérant qu’elle pourrait avoir agi de la même façon dans le cadre professionnel ? Je ne vous fais aucun reproche : ma question vise simplement à déterminer s’il faut faire évoluer le droit.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Plus que d’une clause de morale, c’est sans doute d’une clause d’éthique qu’il conviendrait de parler. Lorsqu’une personne est distinguée à l’occasion d’une remise de prix, par exemple, c’est l’ensemble des facettes de sa personnalité qui sont mises en avant. Dans certains pays, des clauses stipulent qu’un présentateur phare peut être licencié au cas où il serait mis en cause dans une affaire de VHSS. Mettez-vous en œuvre de telles clauses ? Y songez-vous ?

Mme Audrey Ellouk Barda. Cela ne fait pas partie de nos réflexions entre partenaires sociaux. Quant aux sociétés de production, je ne saurais vous dire si elles envisagent de mettre en place de telles clauses.

Mme Alexandra Clément. Les contrats que nous signons avec France Télévisions comportent une clause d’éthique. Pour « Les Molières », par exemple, nous discutons très tôt, avec Jean-Marc Dumontet et les équipes de Michel Field, des personnes que nous envisageons de mettre en avant. Nous sommes très vigilants sur ce point.

Quant aux techniciens avec lesquels nous travaillons, il s’agit principalement d’intermittents. Si nous apprenons que l’un d’eux a eu un comportement inapproprié sur une autre production, nous pouvons renoncer à l’embaucher afin de protéger les salariés : c’est notre rôle en tant qu’employeur. Il est très rare, en revanche, que nous ayons des informations au sujet de ce qui se passe dans la vie privée.

M. Vincent Gisbert. Il me semble important de préciser que les contrats des animateurs comportent des clauses d’éthique.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Est-ce systématiquement le cas ?

M. Vincent Gisbert. Oui – pour autant que je sache, car je ne lis pas tous les contrats. Je ne voudrais pas laisser penser que nous évoluons dans un no man’s land.

Mme Nora Melhli. En tant que producteurs, c’est à nous d’envisager le casting des scénarios écrits par les auteurs. La question de l’image des acteurs que nous envisageons pour les rôles se pose évidemment : si l’un d’eux a commis un acte répréhensible, nous ne faisons pas appel à lui.

Cependant, le problème des assurances demeure. Si le mis en cause est un technicien, le producteur peut s’en séparer à moindres frais. Si un acteur perd la vie dans un accident, les assureurs prennent en charge le sinistre, le producteur trouve un remplaçant et le tournage recommence au début. Mais si des faits de VHSS surviennent, tout s’arrête et aucune prise en charge par les assurances n’est prévue.

Depuis quelques années, une prise de conscience a eu lieu. En tant que chefs d’entreprise, nous avons suivi des formations et connaissons nos responsabilités. Nous avons anticipé, et des choses sont en train de se mettre en place dans le cinéma et dans l’audiovisuel. Le sujet essentiel sur lequel nous avons besoin d’aide est celui des assurances.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est une remarque que nous entendons de façon récurrente lors des auditions.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Je voudrais revenir sur ce qui constitue selon moi le nœud du problème : l’articulation entre les éventuelles clauses d’éthique et la prise en charge par les assurances.

Vous dites ne pas être certain, monsieur Gisbert, que les clauses d’éthique soient systématiques. Nous savons, pour les avoir auditionnées, que certaines chaînes vous fixent des obligations. Comprendriez-vous que les assureurs puissent vous imposer des clauses d’éthique dans les contrats d’assurance, et refuser de vous assurer si vous employez une personne à risque ? Un fait relevant du pénal ne peut en effet ouvrir droit à réparation. Dans ces conditions, comment mettre en place des clauses assurantielles qui vous protègent, qui protègent les tournages et, surtout, qui protègent les salariés ? Et par qui ce risque supplémentaire serait-il pris en charge : les producteurs, les diffuseurs, les comédiens ?

Mme Amanda Borghino. Vous avez raison, monsieur le rapporteur : avant même de parler des assurances, il nous faut une base contractuelle. Authentic Prod, comme d’autres sociétés de production, insère désormais dans les contrats de ses techniciens des clauses VHSS – que nous avons baptisées ainsi parce qu’elles ne portent que sur les relations professionnelles. Rédigées de façon paritaire, disponibles dans le kit contre les VHSS, elles sont cohérentes avec la réalité du travail et conformes au droit. Nous savons qu’elles sont déployées dans certaines sociétés de production. Nous travaillons aussi à la rédaction de telles clauses pour les auteurs et réalisateurs.

Ce qui importe pour nous, c’est que les contrats prévoient les situations dont nous parlons. Cela ne peut suffire à prévenir les faits de VHSS mais, lorsque ceux-ci surviennent, la prise en charge par les assurances est fondamentale. De nombreux producteurs sont prêts à assumer le surcoût induit, le cas échéant, par la couverture des VHSS – une option qui devrait, selon nous, être obligatoire. Et certains éditeurs prennent déjà en charge une partie des coûts liés à l’interruption des tournages, par exemple.

Avant même de s’interroger sur le financement, il faudrait que le droit rende obligatoire la transmission de la plainte par le salarié. Il est très difficile aujourd’hui pour le producteur de l’obtenir, car il avance sur un terrain très sensible. Nous aurions besoin que la loi rectifie le tir.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Sachez néanmoins que la plainte est souvent déposée tardivement.

L’idée de deux types de clauses assurantielles est intéressante : c’est la première fois que l’on évoque devant nous une clause qui interviendrait lorsque des faits de VHSS commis hors du cadre professionnel auraient des conséquences sur la réputation d’une personne et, de ce fait, sur un tournage.

Mme Aline Panel. Certains talents n’osent pas parler car ils savent que l’interruption d’un tournage risque de provoquer la faillite d’une entreprise et de mettre un terme à leur carrière. Une prise en charge des VHSS par les assurances permettrait une libération effective de la parole.

Mme Nora Melhli. Un assureur peut déjà émettre des réserves ou refuser d’assurer un talent sans avoir à se justifier. Dans ce cas, le producteur peut décider ou non de travailler avec le comédien, à ses risques et périls. Si le risque lié aux faits de VHSS était assuré, nous gagnerions tous en sérénité.

J’insiste sur le fait que les producteurs sont prêts à payer une assurance obligatoire, gage de sécurité pour tout le monde. Lorsqu’un sinistre survient, quel qu’il soit, c’est le producteur, garant de bonne fin, qui en assume intégralement les conséquences.

M. Vincent Gisbert. Sans pouvoir affirmer que les clauses d’éthique sont systématiques dans les contrats, je voudrais souligner qu’elles sont devenues structurantes.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Il y a un écueil : le risque pénal ne s’assure pas. Comment, dans ces conditions, vous protéger des conséquences de faits délictuels voire criminels ? Je ne suis pas parvenu à répondre à cette question.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Sans doute pouvons-nous nous inspirer de la façon dont sont assurées les cascades.

Mme Nora Melhli. Il ne s’agit pas tant d’assurer un risque pénal que d’assurer la suspension d’un tournage et le paiement des équipes, dans le respect du droit du travail. Il me semble intéressant que producteurs et assureurs puissent se mettre autour d’une table pour y travailler.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Le fait générateur du sinistre est néanmoins une infraction pénale – ce que n’est pas nécessairement un accident.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Sans doute devrions-nous nous pencher sur la façon dont sont pris en charge les accidents. Lorsqu’un acteur a tué accidentellement une femme sur un tournage, il y a quelque temps, les assurances sont intervenues. Celles-ci constituent réellement un point clé.

Souhaitez-vous intervenir avant que notre audition n’arrive à son terme, monsieur Besse ?

M. Jean-François Besse. Étant un homme de terrain, j’ai préféré laisser la parole à ceux qui connaissent mieux ces sujets techniques. Je rejoins totalement leurs propos.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons bien noté les efforts réalisés par la profession, mais aussi l’enjeu financier très clair. Je crois par ailleurs, quant à moi, que le CCHSCT n’est pas assez sollicité.

Il me reste à vous remercier pour vos propos. Vous avez la possibilité, d’ici la remise de notre rapport en avril prochain, de nous transmettre par écrit toute réflexion complémentaire – de même que nous nous permettrons de revenir vers vous si nous avons de nouvelles questions.

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La commission procède ensuite à l’audition de Mme Alexandra Henochsberg, directrice de la distribution d’Ad Vitam Distribution ; Mme Nathalie Cieutat, directrice générale adjointe Distribution de Pathé Films ; Mme Christine Beauchemin-Flot, directrice et programmatrice du Cinéma Le Select à Antony, et M. Henri Ernst, directeur de la programmation des salles de cinéma UGC et M. Mathieu Debusschère, directeur des affaires publiques et de la communication institutionnelle d’UGC.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos auditions en recevant des exploitants et des distributeurs de films : Mme Alexandra Henochsberg, directrice de la distribution d’Ad Vitam Distribution, Mme Nathalie Cieutat, directrice générale adjointe Distribution de Pathé Films, Mme Christine Beauchemin-Flot, directrice et programmatrice du cinéma Le Select à Antony, et M. Henri Ernst, directeur de la programmation des salles de cinéma UGC, accompagné de M. Mathieu Debusschère, directeur des affaires publiques et de la communication institutionnelle.

La commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment. Vous pourriez commencer par nous rappeler en quoi consistent vos métiers avant d’aborder la question des films dits « abîmés », soit qu’ils aient été réalisés dans un contexte de violences, soit que le réalisateur ou l’un des acteurs ait fait par la suite l’objet de dénonciations pour des faits antérieurs, voire extérieurs à la sphère professionnelle. Comment le distributeur, qui préfinance souvent le film, peut-il se prémunir de tout risque ? Comment ces risques peuvent-ils permettre de rétroagir positivement pour empêcher la survenue de violences ? Comment les distributeurs et les salles parviennent-ils à gérer ce risque réputationnel et économique sans pénaliser l’œuvre, qui est par nature collective ?

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Alexandra Henochsberg, Mme Christine Beauchemin-Flot, Mme Nathalie Cieutat, M. Henri Ernst et M. Mathieu Debusschère prêtent successivement serment.)

Mme Alexandra Henochsberg, directrice de la distribution d’Ad Vitam Distribution. Le métier de distributeur est peu connu. Il est un maillon de la chaîne, situé entre la production et l’exploitation. Nous intervenons sur toute la commercialisation du film : tout ce que le public perçoit d’un film est le résultat de notre travail.

Nous sommes le premier partenaire du producteur, puisque ce dernier, dès lors que le scénario est terminé, vient nous présenter son projet. L’accord d’un distributeur étant indispensable en France pour financer un film, nous sommes très importants dans le processus de production. Nous prenons un engagement financier ferme auprès du producteur sous la forme d’un contrat – le minimum garanti –, qui est, en quelque sorte, une avance sur les recettes futures. Nous nous remboursons en premier lors de l’exploitation du film

Nous travaillons ensuite avec le producteur à l’amélioration du scénario. Nous sommes également consultés sur le casting et sur les lignes artistiques de la direction du film. Puis nous disparaissons : nous n’avons aucun rôle dans la fabrication du film, nous ne sommes pas présents sur les plateaux. Ce n’est qu’au moment du montage que nous intervenons à nouveau, comme consultants du producteur et du réalisateur, qui ont besoin d’un premier regard extérieur sur différentes versions du montage. C’est le passage de relais, le moment où nous nous approprions le film pour commencer notre travail de commercialisation. Dans mon cas, s’agissant de cinéma indépendant, il s’agit par exemple des festivals à programmer, de la date de sortie, des rapports avec les médias et les exploitants.

Mme Nathalie Cieutat, directrice générale adjointe Distribution de Pathé Films. Notre rôle est de créer de la notoriété et du désir autour du film, grâce à un travail de marketing et de communication. Nous fabriquons, en collaboration avec des agences mais aussi avec le producteur et le réalisateur, la bande-annonce, l’affiche ainsi que les spots destinés à la télévision, aux salles de cinéma et aux réseaux sociaux. Je parle de choses très concrètes pour faire prendre conscience que le travail du distributeur est colossal.

Nous travaillons avec des attachés de presse pour assurer le rayonnement du film dans des émissions de télévision et nous négocions avec les exploitants pour obtenir la diffusion dans les salles les plus appropriées pour que le film réalise son potentiel d’entrées. Il y a enfin tout un volet technique : pour les films étrangers, nous devons créer les sous-titres et doubler le film, et il faut fabriquer le matériel permettant au film d’arriver, de manière dématérialisée ou physique, jusqu’aux salles de cinéma.

M. Mathieu Debusschère, directeur des affaires publiques et de la communication institutionnelle d’UGC. Merci pour vos travaux dans cette commission d’enquête, et merci de nous donner l’occasion de dire l’engagement du groupe UGC dans la lutte contre les violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS), qui sont un sujet majeur pour notre société, mais aussi pour notre secteur. Je souhaite avoir quelques mots pour les victimes de violences et de harcèlement et réaffirmer notre plein et entier engagement pour que leur parole soit encore mieux entendue. Ces victimes font preuve d’un véritable courage et nous nous devons, collectivement, d’être à la hauteur.

Le cinéma et l’audiovisuel sont au cœur de la vie des Français. Chaque année, les salles de cinémas comptent près de 200 millions d’entrées, dont 45 % pour les films français. Il est donc normal que notre secteur fasse l’objet du regard particulièrement attentif de la représentation nationale. Tout cela nous oblige à être vigilants et engagés pour prévenir, détecter et sanctionner les cas de violences et de harcèlement sexistes et sexuels à l’échelle de notre entreprise – UGC exploite des salles en France et en Belgique, et nous produisons et distribuons des films et des séries.

Notre entreprise s’est engagée, souvent au-delà des obligations réglementaires, pour instaurer des mesures de formation, de prévention et de détection des violences et du harcèlement. Tous nos producteurs de films et de séries ainsi que tous les salariés travaillant dans les salles – il faut y penser – et au siège social ont suivi une formation dans ce domaine et notre présidente-directrice générale, Brigitte Maccioni, a plusieurs fois rappelé à nos 1 300 salariés à quel point le groupe était mobilisé.

Nos procédures sont très claires et les sanctions peuvent aller jusqu’au licenciement. Sur nos plateaux de tournage de films et de séries, il y a des référents, une ligne téléphonique dédiée et une réunion d’information à laquelle l’ensemble des participants au tournage doivent participer, avant même que le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) ne l’exige. Ces réunions, qui existent depuis près d’un an, nous permettent de nous assurer que l’ensemble des participants au tournage sont conscients des procédures mises en place comme de la nécessité de lutter contre les violences et le harcèlement.

M. Henri Ernst, directeur de la programmation des salles de cinéma UGC. Dans notre secteur, qui produit des biens culturels, la chaîne économique est comparable à celle de tous les autres secteurs : le producteur du film est le fabricant, son distributeur est le grossiste et l’exploitant est le magasin qui propose le produit aux clients. Je suis programmateur de salles et, en tant que tel, je suis un acheteur, comme ceux de Leroy Merlin : nous choisissons des produits auprès des fabricants. Les produits qu’on me propose sont des films, que je regarde avant de choisir ceux qui seront disponibles dans nos salles.

La France compte 2 054 salles de cinéma et 6 300 écrans. Un tel maillage est unique au monde. Les multiplexes représentent 12 % des sites mais 58 % des entrées alors que les cinémas n’offrant qu’un seul écran représentent 54 % des sites pour 9 % des entrées. UGC exploite 49 salles de cinéma en France et 7 en Belgique. Nous représentons environ 11,5 % des entrées en France.

Avant le covid, on comptait entre 200 et 220 millions d’entrées par an. Depuis, nous peinons à retrouver ce niveau. Nous en étions à 181 millions l’année dernière et nous espérons arriver à 200 millions l’année prochaine. Il s’agit d’un enjeu industriel majeur pour nous. Notre objectif propre est de réaliser 11,5 % des entrées, derrière Pathé, qui en représente 22 %, et CGR. Les circuits commerciaux réalisent 50 % des entrées en France. L’autre moitié est réalisée par les cinémas indépendants, les petits et moyens cinémas et les réseaux régionaux.

Parmi nos quarante-neuf salles, onze sont situées dans Paris intramuros, où nous réalisons un tiers des entrées, vingt sont en région parisienne – 28 % des entrées – et dix-huit en province – 5,5 % des entrées.

Mme Christine Beauchemin-Flot, directrice et programmatrice du cinéma Le Select. En tant que directrice de salle et coprésidente d’un syndicat, je vous apporterai le regard de l’exploitation indépendante et d’art et d’essai.

Les secteurs de la distribution et de l’exploitation sont intrinsèquement liés. Le distributeur, qui a au préalable travaillé avec le producteur et le réalisateur, est en effet l’intermédiaire de l’exploitant pour l’obtention d’un film. La relation commerciale entre le distributeur et l’exploitant reste la même quelles que soient la typologie et la puissance de la salle : il s’agit toujours de partager les recettes entre le distributeur et l’exploitant, qui sont animés par le même souhait de défendre le film.

Les programmateurs des salles art et essai prennent le temps de découvrir les films en amont de leur sortie, afin de faire des choix parmi tous ceux qui sortent chaque semaine – jusqu’à une quinzaine. La taille de nos cinémas impose de n’en choisir qu’un nombre réduit. Nous accompagnons ensuite ces films que nous voulons partager avec le public par un travail soutenu d’animations, de soirées débats et de rencontres avec les créateurs des œuvres.

L’importance du réseau art et essai est une spécificité française, qui est motif de fierté. Nos cinémas ont un rôle sociétal, à la fois humain et politique en ce qu’ils contribuent à la vie de la cité. Nous nous efforçons de faire de nos cinémas des lieux vivants de découverte et de rencontre, qui vont au-delà de la simple diffusion d’un film.

M. Erwan Balanant, rapporteur. J’observe que certains d’entre vous interviennent au début de la vie du film et d’autres à la fin, ce qui soulève des problématiques différentes.

Le rôle des distributeurs est important, puisqu’ils prennent le risque de financer une partie du film avant même les subventions du CNC. Qu’entendiez-vous, en disant que l’accord d’un distributeur était indispensable pour qu’un film ait un financement ?

Mme Alexandra Henochsberg. Le producteur dispose de plusieurs possibilités pour financer un film – aides publiques, chaînes de télévision hertziennes et payantes… – mais pour solliciter une coproduction ou un préachat des chaînes, l’accord d’un distributeur est nécessaire car il garantit que le film sortira bien en salles. Nous sommes soumis à la chronologie des médias et les investisseurs, notamment les chaînes de télévision, ont besoin de garantir une sortie en salles.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Le minimum garanti contient-il des clauses particulières sur les violences sexistes et sexuelles ?

Vous avez une exigence artistique forte pour le film. Est-elle aussi forte sur la façon dont le film est produit et sur les questions réputationnelles ? Avez-vous mis en place des mesures de prévention dans vos relations contractuelles avec les producteurs pour assurer que tout se passe bien lors des tournages ?

Mme Alexandra Henochsberg. Je ne sais pas comment cela se passe dans les groupes, mais les distributeurs indépendants n’ont pas de clauses spécifiques dans leurs contrats sur les VHSS qui pourraient arriver lors des tournages. C’est un gros problème puisque nous pouvons nous retrouver avec un film abîmé à distribuer sans aucune solution juridique pour revenir sur notre minimum garanti. J’ajoute que les distributeurs indépendants travaillent en général avec des producteurs indépendants qui sont aussi parfois fragilisés financièrement, ce qui rend encore plus difficile de dénoncer le contrat.

J’ai moi-même été confrontée à plusieurs cas et j’ai connu de grands moments de solitude. Ma participation au groupe Respect m’a permis de réfléchir à ces questions. Cette réflexion collective a permis de créer une petite boîte à outils grâce auxquels nous pourrions imposer au producteur de garantir, par exemple en mettant en place un protocole, qu’il ne s’est rien passé ou que, s’il s’est passé quelque chose, le film ne devienne pas un film abîmé et que nous puissions quand même le distribuer.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. À chaque étape de la réalisation du film en tant qu’œuvre jusqu’à sa diffusion, la question se pose de savoir qui prend les risques et comment se protéger. Je comprends que vos contrats commerciaux ne vous donnent aucun moyen pour couvrir les risques que vous prenez. Quelles solutions juridiques vous permettraient de le faire ? Y en a-t-il qui passent par le législateur ?

Mme Nathalie Cieutat. Pathé, qui est producteur, distributeur et exploitant, prend ces sujets très au sérieux et mène une politique de tolérance zéro. Notre président a suivi une formation de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) et nous avons des référents VHSS, dont notre directrice des ressources humaines. Sur les plateaux, nous travaillons avec des organismes comme l’Atelier Marcelle, spécialisé dans la formation à la lutte contre les VHSS dans le cinéma. Nous comptons former à terme d’autres personnes chez nous. Notre règlement intérieur prévoit en outre un système d’alerte et une ligne d’écoute est disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J’ajoute qu’un kit de prévention est remis à toute personne nouvellement embauchée et que notre site internet contient une section entière sur la prévention de ces violences.

Il existe des clauses spécifiques dans les contrats de travail, mais aucune dans les contrats commerciaux. Je ne suis pas spécialiste de cette question chez Pathé, mais de telles clauses dans les contrats commerciaux conduiraient les banques à émettre des réserves au financement des films. Le sujet n’est pas simple, et il faut que toutes les parties prenantes s’en emparent.

M. Erwan Balanant, rapporteur. La question du minimum garanti est complexe. Vous est-il arrivé de réclamer le remboursement d’un minimum garanti parce que des violences sexistes et sexuelles avaient interrompu un tournage ou entaché la réputation d’un film ? Avez-vous déjà renoncé à exploiter un film, ou décidé d’interrompre la chaîne de fabrication, pour cette raison ? Seriez-vous prêts à vous engager dans des pratiques éthiques en finançant d’éventuelles clauses assurantielles plus protectrices ?

Mme Nathalie Cieutat. Le minimum garanti est dû, on ne peut revenir dessus. Par ailleurs, nous n’avons jamais été confrontés aux cas que vous évoquez. Quant aux assurances, elles sont inexistantes.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons reçu les assureurs qui proposent une clause innovante, couvrant jusqu’à cinq jours d’arrêt de tournage en cas de violences sexistes et sexuelles. Cette clause fonctionne peu : pour qu’elle soit activée, il faut un dépôt de plainte immédiat et une interruption du tournage. Or la plupart du temps, les faits sont connus bien longtemps après ; au mieux, lors de la sortie du film. Une telle clause est une bonne initiative, mais elle ne permet pas de couvrir l’intégralité des risques liés aux violences sexistes et sexuelles.

Mme Alexandra Henochsberg. Les distributeurs, notamment indépendants, sont un maillon de la chaîne de production particulièrement exposé du point de vue financier. Ils ne disposent pas de sources de financement du minimum garanti et des frais d’édition. Il ne me semble pas pertinent de leur demander de financer en plus des responsabilités qui ne sont pas les leurs.

Lorsqu’il a été question de violences sexistes et sexuelles à propos du film de Samuel Theis, j’ai immédiatement été prévenue par Caroline Bonmarchand, la productrice. Je l’ai accompagnée, j’ai tenu à ne pas la laisser tomber. Face à une situation aussi désastreuse, c’est mon rôle de maintenir mon engagement dans ce film – et mon minimum garanti. Mais concrètement, je suis une société indépendante ayant effectué un investissement lourd dans ce film qui sera très difficile à exploiter, et je suis seule. Je suis allée avec Caroline Bonmarchand au CNC pour demander de l’aide. À ce moment-là – c’était avant la création du groupe Respect – nous n’avons franchement pas été entendues. On nous a dit que, oui, on allait réfléchir, qu’il y avait peut-être des pistes… mais le film sortira en mars 2025 et je suis toujours seule face au problème.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Lorsque vous investissez dans un film, le casting est-il déjà connu ?

Mme Alexandra Henochsberg. Cela dépend. Il arrive que nous soyons consultés au sujet du casting, en tant que partenaires.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Si je comprends bien, quand vous commencez à investir, vous ne bénéficiez pas d’un système de réassurance : vous versez une sorte d’avance sur recettes, dans le cadre d’une relation purement financière, c’est bien ça ?

Mme Alexandra Henochsberg. Absolument.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Cette relation comporte néanmoins une dimension artistique, au moment du montage du projet. En tant que distributeurs, pouvez-vous exprimer des exigences concernant les castings ? Je suppose que le nom d’un réalisateur ou d’acteurs bankables participe à votre décision d’investir un minimum garanti.

Existe-t-il une base légale concernant les minimums garantis ou s’agit-il d’accords de gré à gré entre distributeurs et producteurs ?

Mme Alexandra Henochsberg. Ce sont uniquement des accords de gré à gré.

M. Henri Ernst. Vous nous demandiez si nous avions déjà renoncé à sortir un film abîmé. Permettez-moi à ce propos de dire quelques mots sur le groupe Respect, qui a effectué un travail incroyablement utile et remarquable, avec des gens qui ont beaucoup réfléchi à la question. Ce travail essentiel, toujours en cours, me semble être une contribution fondamentale à la réflexion du secteur comme à cette commission d’enquête.

Une partie de cette réflexion concerne mon travail, c’est-à-dire l’exploitation des films en salle. Intervenant en bout de chaîne, nous nous posons de nombreuses questions. Nous sommes prêts à contribuer à cette réflexion, à l’aune de notre propre expérience, pour aboutir à une sorte de grille de lecture consensuelle. Pour l’heure, nous sommes totalement désarmés en raison de la complexité du sujet : les cas sont nombreux, mais ils sont tous différents et ne présentent jamais la même temporalité.

Deux points sont au centre de la réflexion menée par le groupe Respect. Tout d’abord, la réalisation d’un film est un travail collectif – probablement le plus collectif des travaux artistiques –, mobilisant des dizaines, voire des centaines de personnes. Dès lors, comment éviter qu’il soit condamné par les agissements d’un seul individu, présumé coupable ? Comment préserver l’économie d’un film, qui est aussi une œuvre artistique et sociétale ? Quand un distributeur investit dans un film un minimum garanti et des frais d’édition, il met en jeu des sommes colossales, alors que très peu de films sont rentables en première vie.

La libération de la parole est indispensable et chacun d’entre nous doit y contribuer, selon ses moyens. Mais sans autre mesure, une victime présumée qui parle porte cette responsabilité considérable de la fin de l’existence d’un film devenu abîmé. En d’autres termes, non seulement elle est victime, mais on dira que c’est de sa faute si le film ne sort pas.

Ces deux dimensions, intrinsèquement liées, sont particulièrement complexes à appréhender. C’est pourquoi nous avons parfois été désemparés au moment de prendre la décision de diffuser ou non certains films en salle. En matière de programmation, nous disposons théoriquement d’une liberté totale. Environ 700 films sortent en France chaque année, dont 250 à 300 films français ; cela signifie que chaque semaine, nous devons choisir parmi douze à quinze films ceux que nous diffuserons dans nos établissements, qui comptent de quatre à vingt-sept salles. Ce choix libre induit une responsabilité dont nous sommes très conscients.

Le groupe Respect propose des solutions concrètes, avec des grilles de lecture, une charte, une logique. Mais le sujet est tellement complexe que, même après des mois de réflexion, ses membres ont eu des difficultés à se mettre d’accord sur certains points.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci pour ces paroles pleines de sagesse. Des dizaines, voire des centaines de personnes peuvent dépendre du comportement et de la probité d’une seule – sans parler des investissements financiers. La parole de la victime peut provoquer l’effondrement de tout cet édifice : la responsabilité qui pèse sur ses épaules est donc énorme. L’omerta est réelle, mais ce poids joue également. Il est presque trop lourd à assumer pour quelqu’un qui doit déjà gérer les conséquences d’une agression. Comment partager cette responsabilité ? Comment faire en sorte que le système tout entier rompe avec l’aveuglement collectif ?

Reprenons l’exemple de Gérard Depardieu, qui est de notoriété publique : son attitude et son comportement sur les tournages étaient connus, mais bénéficiaient d’une complaisance généralisée. D’après vous, sommes-nous entrés dans une nouvelle phase ? Un acteur célèbre se comportant de la sorte serait-il encore considéré comme un talent intéressant ? Vous-mêmes, soutiendriez-vous un film au casting duquel figurerait un tel acteur ?

Mme Christine Beauchemin-Flot. Les programmateurs de salles constituent le dernier maillon de la chaîne de diffusion ; leurs choix ne déterminent pas le destin d’un film, mais ils y contribuent. Dans les salles d’art et d’essai, la dimension artistique de leur mission est particulièrement importante. Cela étant, ils sont aussi des êtres humains, dotés de sensibilité. En tant que femme, je suis particulièrement sensible à la question dont nous débattons aujourd’hui.

Il y a une dimension de transmission dans la programmation de films, qui entraîne des responsabilités. Quelle influence ont nos choix, notamment dans le travail d’éducation à l’image que nous menons également auprès des jeunes spectateurs ? Nous devons nous interroger à ce sujet, à titre individuel et collectif.

Alors qu’un film est par essence une œuvre collective, la programmation d’une salle est un travail solitaire et subjectif. Nous sommes parfois confrontés à des questions cornéliennes, mais à chaque fois différentes, tant les cas de figure varient : certains films sont entourés de suspicions, d’autres de rumeurs relayées par la presse. La programmation est tenue à un calendrier, qui n’est évidemment pas celui, beaucoup trop long, de la justice. Nous devons prendre, en conscience, la décision de programmer ou non le film ; c’est particulièrement délicat, compte tenu de la dimension collective du travail cinématographique.

Comme d’autres, j’ai été confrontée à des films faisant l’objet de rumeurs relayées par la presse, portant sur des faits non confirmés. Il faut alors assumer sa décision, prise en conscience, en s’efforçant de ne stigmatiser personne. Le film J’accuse, de Roman Polanski, est un exemple emblématique. Pour la première fois, il y a eu de nombreuses réactions, des courriers, des manifestations devant les salles, témoignant, de façon parfois désordonnée, de la volonté de changement du public. Cela a contribué à une forme de remise en question de la profession.

Le groupe Respect, que j’ai rejoint, m’a permis de sortir de mon travail solitaire et de nourrir mes réflexions. Mes positions étaient jusqu’alors très tranchées et sans appel – je ne voulais pas diffuser ces films. Mais dois-je vraiment endosser le rôle d’un censeur ? Un programmateur est avant tout un passeur, un prescripteur ; il doit respecter la présomption d’innocence et ne pas se substituer à la justice. Ces beaux principes étant posés, reste à assumer ses décisions. Participer à un travail transversal qui dépasse mon propre métier m’a permis de prendre davantage conscience de certains enjeux, financiers bien sûr, et relatifs à l’absence d’encadrement.

Cette absence d’encadrement, je peux moi-même la ressentir. Si j’ai programmé un film sans être informée des soupçons qui l’entouraient, je peux avoir le sentiment de m’être rendue complice. J’ai besoin d’être informée, afin de faire mes choix en connaissance de cause. Les programmateurs ont besoin d’outils, de règles et de collectif, afin de mieux appréhender les choses.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous évoquez l’absence d’encadrement. Est-il juridique, législatif ? Constatez-vous un manque spécifique quand vous exercez votre choix, éthique et moral, de programmer ou non un film, ou faisiez-vous référence à un encadrement plus global ?

Mme Christine Beauchemin-Flot. Oui, je parlais de façon générale.

M. Erwan Balanant, rapporteur. En tant que programmatrice, vous devez désormais suivre la formation proposée par le CNC.

Outre les films abîmés récents, certains films plus anciens véhiculent des comportements ou des récits qui n’ont plus d’écho dans notre société contemporaine. Ils font pourtant partie du patrimoine cinématographique. En tant que distributeurs et exploitants de salles, quelle est votre position à ce sujet ?

Mme Christine Beauchemin-Flot. Les salles d’art et d’essai programment régulièrement des films de patrimoine dont certains suscitent en effet des interrogations de cette nature. À titre personnel, j’ai fait le choix de programmer des films de patrimoine non abîmés et de concentrer ma réflexion sur les films abîmés contemporains, en espérant qu’ils soient aussi peu nombreux que possible.

Cela étant, cette question est majeure et peut être posée au-delà du domaine cinématographique – pour la littérature, par exemple.

M. Henri Ernst. Depuis quelques années, dans notre milieu, la prise de conscience est massive. Avec la responsabilisation individuelle et collective qui se produit, on peut espérer que les films abîmés seront de moins en moins nombreux.

Tout l’intérêt de la dénomination de « film abîmé » et du travail du groupe Respect est qu’ils permettent de s’accorder sur une définition. En tant que programmateur, j’ai désormais une grille de lecture validée par l’ensemble de ma profession : je garde ma liberté de choix, mais je me sens moins désemparé face à tel ou tel cas de figure et j’ai une boîte à outils pour le gérer.

Comme l’a très bien dit Christine Beauchemin-Flot, les programmateurs ne sont ni des censeurs ni des juges. Le temps de la justice n’est d’ailleurs pas du tout celui de la programmation où, chaque semaine, il faut aller vite, choisir parmi une quinzaine de films, offrir la plus grande variété possible au public. Dans cette ronde, nous manquions d’outils et j’ai bon espoir que la réflexion collective et transversale en cours nous en fournira. J’ai entendu le contraire dans certaines de vos auditions précédentes, mais je peux vous assurer que pour nous, la prise de conscience est massive et radicale.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Depuis le début des travaux de cette commission, j’ai en tête le cas d’Adèle Haenel, qui a fait entendre sa parole et qui a ensuite quitté le cinéma. Cela me semble le signe d’un échec collectif, au-delà même du milieu artistique : nous avons laissé partir une actrice qui avait été porteuse d’une parole courageuse. Concrètement, que s’est-il passé ? A-t-on cessé de lui proposer des rôles ? À quel niveau cette décision a-t-elle été prise ? Par quels mécanismes une actrice qui parle peut-elle se voir écarter ?

Par ailleurs, vos propos ont suscité chez moi une autre interrogation, un peu décalée : dans les salles d’art et d’essai, des avertissements sont-ils prévus avant ou après la projection d’un film présentant, par exemple, des propos racistes, ou laissez-vous le spectateur se faire son idée ? C’est une question ouverte, visant à établir un parallèle avec d’autres évolutions sociales en matière de discriminations et de violences.

Mme Christine Beauchemin-Flot. Cette responsabilité que nous avons vis-à-vis de la jeune génération et du public en général s’exerce à travers nos choix de programmation. Ces choix dépendent naturellement de nos convictions, de notre sensibilité, de ce que l’on a envie de partager avec le public : ils sont donc à la fois subjectifs et très symboliques. Néanmoins, et sans avoir la prétention d’être exemplaire, il me semble que nous devons nous montrer responsables face à toutes les violences, non seulement en luttant contre les actes eux-mêmes, mais aussi en choisissant de ne pas diffuser un film qui ferait l’apologie du racisme ou d’autres formes de violence qu’il est primordial de dénoncer aujourd’hui.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pensez-vous que vous traiterez des films de la même manière selon qu’il s’agit de racisme ou de violences contre les femmes ?

Mme Alexandra Henochsberg. Dans mon cas, nous recevons entre 150 et 160 scénarios par an et nous ne distribuons qu’une quinzaine de films : nous opérons donc un choix éditorial assez drastique. Chacun est évidemment libre de ne pas s’engager si un scénario lui semble problématique. Personnellement, je n’accepterai jamais de distribuer un film qui véhicule des idées qui ne sont pas en adéquation avec mes convictions morales ou politiques, qui défend par exemple une quelconque forme de racisme ou de violence.

Néanmoins, il faut distinguer les violences qui surviendraient sur le plateau d’un film que nous avions prévu de distribuer des répercussions que peuvent avoir des incidents rencontrés sur un autre film. Dans ce dernier cas, ce n’est pas le projet en lui-même qui pose souci.

Je ne peux pas me prononcer sur l’affaire d’Adèle Haenel, mais à mesure que des histoires jaillissent, nous apprenons et nous progressons. Nous avançons de manière empirique, mais vite, et nous commençons à avoir des outils pour faire face à ces situations. Personnellement, j’ai beaucoup appris avec le groupe Respect, à la fois sur la libération et sur la protection de la parole. Encore aujourd’hui, sur les plateaux, certains n’osent pas parler, ni relayer une histoire qu’on leur aurait confiée, de peur de se faire tout simplement une réputation de fouteur de merde. Créer du collectif, pour permettre à chacun de ne plus être isolé et de se sentir protégé, est donc essentiel. C’est l’une des propositions du groupe Respect.

Encore une fois, les choses évoluent vite. Je note d’ailleurs que nous sommes une des rares professions à s’être remise en cause : on s’est relevé les manches, on travaille. Vous le faites aussi et nous vous remercions de nous écouter, car nous en avions besoin. Je le redis, jusqu’à présent, nous pouvions nous trouver vraiment très seuls.

M. Mathieu Debusschère. Nous parlions tout à l’heure de formation : ce n’est pas un vain mot. Les formations dispensées par le CNC ou au sein de nos entreprises doivent permettre de faire évoluer les regards. À l’occasion des réunions d’information que nous organisons systématiquement en amont d’un tournage de film ou de série, il y a souvent beaucoup de questions spontanées, très légitimes, sur la conduite à tenir en cas de violence – quel référent contacter, comment accueillir la parole le mieux possible.

Il y a encore quelques années encore, il n’existait aucun dispositif. Aujourd’hui, à défaut d’être irréprochables ou exemplaires – personne ne l’est –, nous sommes conscients de nos limites. Les processus que nous sommes en train de mettre en place restent insuffisants, mais, comme l’a dit Alexandra Henochsberg, les choses avancent, en particulier avec le groupe Respect, que nous suivons de près. Nous devons tous contribuer au travail pour faire en sorte que de tels événements ne surviennent plus, ou que la parole des victimes puisse être accueillie de la manière la plus fluide possible, en tenant compte des répercussions que cela aura sur tous ceux qui ont financé ou participé à l’œuvre concernée.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Sans vous, les films ne pourraient pas voir le jour, vous avez donc une part de responsabilité. Avez-vous des exigences en matière de parité ou de diversité – sociale, ethnique, etc. –, tant pour les scénaristes que pour les comédiens ?

Vous avez manifestement pris toute la mesure du fléau et déployé plusieurs mesures pour lutter contre les violences. Au-delà, sentez-vous, dans les scénarios sur lesquels vous êtes amenés à travailler, une évolution des messages véhiculés et de la façon d’appréhender la société, et les relations entre les hommes et les femmes ? Le cas échéant, promouvez-vous cette dynamique ?

Mme Nathalie Cieutat. Chez Pathé, nous n’avons pas d’objectifs chiffrés, mais nous sommes réellement animés par la volonté de travailler davantage avec les femmes. Nous travaillons déjà régulièrement avec des réalisatrices et, l’année prochaine, nous sortirons trois films réalisés par des femmes. Et j’ai effectivement remarqué une évolution des messages véhiculés dans les scénarios.

Mme Alexandra Henochsberg. Je suis d’autant plus à l’aise sur ce sujet que je travaille avec de nombreuses réalisatrices : si l’on devait réclamer la parité, ce serait dans le sens inverse ! Je sens moi aussi clairement une évolution dans les projets. Les quotas instaurés dans certaines institutions, comme la Femis (l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son), qui tient à respecter strictement la parité, n’y sont pas étrangers. Ils ont permis l’émergence d’une génération de jeunes réalisatrices qui apportent une vision différente, et cela se ressent dans leurs propos, leur manière d’aborder les sujets – on parle de female gaze. Les choses bougent, et il nous revient de soutenir cette dynamique ; c’est une responsabilité vis-à-vis du public. Personnellement, je travaille beaucoup sur des premiers films. Il est important d’accompagner l’évolution des mœurs et le changement porté par la jeune génération, d’autant que cela fait aussi bouger nos propres lignes.

M. Mathieu Debusschère. Vingt-quatre des trente-deux films et séries que nous avons produits depuis 2021 sont le fait de réalisatrices. Au cinéma comme dans la société, les regards évoluent, et c’est heureux. Cela se ressent dans les scénarios que l’on reçoit, et commence à transparaître à l’écran. Ce n’est d’ailleurs qu’un début : sachant qu’il faut au moins deux ans pour faire un film, l’évolution des regards se fera de plus en plus sentir dans les prochaines années.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Longtemps, les personnes qui se rendaient coupables d’agression, de harcèlement ou de violences ont été relativement tranquilles. Depuis l’émergence du mouvement MeToo, les personnes qui font l’objet d’accusations – je ne parle pas de culpabilité, car la présomption d’innocence est centrale – sont pointées du doigt, et leur carrière peut s’en trouver un peu perturbée. C’est la preuve que certaines choses changent.

Il en est une, en revanche, qui ne change pas : consciemment ou non, les victimes continuent d’être mises au ban de la profession, à travers des mécanismes qu’on a encore du mal à identifier. Aujourd’hui, une femme qui parle prend un risque pour sa carrière. Sara Forestier nous a livré un témoignage très fort sur les conséquences de ses dénonciations sur sa carrière, et elle n’est pas la seule à en avoir fait les frais – j’ai cité Adèle Haenel, mais il y en a d’autres. Cette étape-là n’est pas franchie : il faut désormais que le milieu protège non seulement la parole, mais aussi la carrière de ceux qui parlent.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Sara Forestier a soulevé un autre point important : celui de l’accompagnement des personnes qui se sont mal comportées. Tous les comportements répréhensibles ne présentent pas le même degré de gravité : certains relèvent du délit, d’autres du crime. Comment gérez-vous cela ? Le groupe Respect a-t-il réfléchi à la conduite à tenir face à l’auteur d’un délit qui aurait purgé sa peine, se serait repenti, aurait suivi des soins ? Une fois condamné, l’est-il également à disparaître complètement de la profession ? Son témoignage pourrait aussi présenter un intérêt pour toute la profession.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le collectif Respect nous a indiqué que c’était l’un des deux sujets sur lesquels ils n’avaient pas encore réussi à trancher.

Mme Alexandra Henochsberg. C’est une question difficile. En tant que citoyenne, je ne vois aucune raison d’empêcher une personne qui a purgé sa peine et s’est fait soigner de se réinsérer dans la société. Mais du point de vue professionnel, ce n’est pas si simple. Je suis justement confrontée au cas d’un cinéaste avec lequel j’ai déjà travaillé, et qui a été condamné pour violences conjugales. Après avoir purgé une peine de prison et être resté deux ans sans travailler, il me propose aujourd’hui un nouveau scénario. Ce n’est vraiment pas facile. Si le groupe Respect n’a pas pu trancher, c’est parce que la réponse dépend intimement des convictions de chacun, et peut-être aussi du degré de gravité des faits. Pour ma part, je ne serais pas très à l’aise à l’idée de travailler avec une personne qui se serait rendue coupable d’un crime ou d’un viol, quand bien même elle aurait purgé sa peine.

Mme Christine Beauchemin-Flot. C’est effectivement une question complexe, et la réponse ne peut être que très personnelle.

En tant que citoyenne, la double peine me semble très problématique, et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’organise des projections au centre pénitentiaire de Fresnes. Mais paradoxalement, en tant que professionnelle, la réponse me semble beaucoup plus compliquée. Confrontée à une telle situation, j’essayerais de prendre en compte la gravité des faits, à travers une échelle qui serait forcément très personnelle. Quoi qu’il en soit, je serais bien plus embêtée que si j’avais à trancher sur la diffusion d’un film abîmé, pour lequel il y aurait eu tout un accompagnement. La contextualisation est importante.

Pour l’instant, le groupe Respect n’a pas su apporter de réponse à cette question. Je répète que les choses se mettent en place petit à petit, à mesure que la parole se libère. Les questions que nous nous posons, tant individuellement que collectivement, sont nombreuses : nous n’avons pas encore toutes les réponses, mais j’espère qu’elles permettront d’améliorer les choses à l’avenir.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Acteur est un métier de représentation, et c’est pour cela que, dans les cercles féministes, la question de la réinsertion est plus épineuse que pour d’autres professions. Il y a une différence entre permettre à une personne de se réinsérer, et la remettre dans la lumière.

Au fil des auditions, on voit bien que la profession mène une réflexion pour diminuer les risques et écarter du milieu les personnes qui se rendent coupables de violence, tout en protégeant les films et le collectif qui y participe. Il faut désormais trouver le moyen de protéger ceux qui ont parlé, car le système continue de se retourner contre eux.

 

La séance s’achève à douze heures trente.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Erwan Balanant, M. Philippe Fait, Mme Sandrine Rousseau