Compte rendu

Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité

– Audition, ouverte à la presse, de M. Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de la Colline  2

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des producteurs audiovisuels :

- M. Jean-Louis Blot, président d’Endemol France et M. Jean-François Rubinstein, directeur général

- M. Frédéric Lussato, président d’Adventure Line Productions et M. Julien Magne, directeur général

- Mme Florence Fayard, présidente de B-Prod

- M. Antoine Henriquet, président de Ah! Production

- Mme Florence Duhayot, directrice générale de Studio 89 et Mme Florence Morliere, directrice juridique adjointe en charge de la production               9

– Présences en réunion................................22

 


Jeudi
19 décembre 2024

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 25

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission

 


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La séance est ouverte à quatorze heures.

La commission auditionne M. Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de la Colline.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en recevant M. Wajdi Mouawad, directeur du théâtre national de la Colline. Vous êtes metteur en scène, dramaturge, comédien et dirigez cet établissement dédié à la création contemporaine depuis 2016. Vous avez d’ailleurs été renouvelé dans vos fonctions il y a quelques mois par la ministre de la culture, Mme Rachida Dati.

Comme vous le savez, notre commission d’enquête a pour objet de faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs, notamment dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant.

Il nous paraît important d’analyser la façon dont les acteurs, publics et privés, s’emparent du sujet des violences dans le monde de la culture. Nous souhaiterions que vous nous indiquiez comment vous prévenez et gérez les violences, en particulier sexistes et sexuelles, à la fois en tant que responsable de la programmation et en tant que dirigeant d’une structure qui emploie un certain nombre de personnes.

Nous aborderons également la polémique née de votre refus de déprogrammer, en 2021, deux artistes, l’un condamné pour le meurtre de sa compagne, ayant purgé sa peine, et l’autre visé par une plainte pour viol classée sans suite. Cette décision soulève des questions éthiques très intéressantes.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes entendues par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(M. Wajdi Mouawad prête serment.)

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pourriez-vous nous présenter la structure que vous dirigez ?

M. Wajdi Mouawad, directeur du théâtre national de la Colline. Le théâtre national de la Colline est dédié à la création contemporaine, ce qui a des conséquences structurelles sur l’appréhension de certaines questions, dont certaines sont abordées par la commission d’enquête. En France, depuis les années 1980, le théâtre s’est articulé autour du metteur en scène, qui est sa figure centrale, celle que désirent les institutions. Il n’en va pas ainsi partout : au Québec, par exemple, c’est l’auteur qui occupe cette place. Dans notre pays, pour le dire en quelques mots sans nuances, le directeur d’une structure comme un théâtre national désire un metteur en scène tandis que le metteur en scène désire un auteur.

Ainsi, en 2008, lorsqu’Alain Françon en était le directeur, le théâtre de la Colline a invité Stanislas Nordey, dont c’est le métier, à créer une mise en scène et Stanislas a eu envie de monter une pièce que j’avais écrite. Je n’étais donc pas l’objet du désir du théâtre, mais de celui du metteur en scène.

Quand j’ai pris la tête du théâtre de la Colline, j’ai voulu inverser cet équilibre et faire en sorte que le théâtre désire l’auteur. Dès lors, depuis 2017, tous les auteurs présentés sont vivants, puisque je souhaite les rencontrer et articuler les projets artistiques autour d’eux. Par contraste, lorsque c’est un metteur en scène qui veut monter une pièce, dans 95 % des cas, celle-ci est déjà écrite – c’est le cas pour les pièces d’Edward Bond ou de Sarah Kane. On connaît donc à l’avance le nombre de personnages, on sait quels costumes seront portés et, surtout, on identifie les scènes qui seront compliquées, dans la mesure où elles peuvent, par exemple, impliquer un meurtre ou un viol.

Il en va différemment lorsque l’auteur est au centre du jeu. Je travaille de la manière suivante : quand je commence à répéter, la pièce n’est pas écrite. L’histoire est connue, les acteurs se sont engagés dans le cadre d’un rapport de confiance, les répétitions durent très longtemps et l’écriture s’élabore au fur et à mesure de leur déroulement. L’idée d’y insérer une scène complexe – scène violente, scène impliquant un viol ou un meurtre – peut donc me venir au dernier moment ; je la lirai ensuite avec les comédiens.

Une scène complexe est abordée différemment par l’auteur qui met en scène son œuvre et par le metteur en scène qui travaille sur une pièce déjà écrite. La mission de la Colline, dédiée aux écritures contemporaines, est d’accompagner ce type de travail. C’est pour moi le plus important.

Pour parvenir à accomplir ce travail, je peux compter sur une équipe allant des comptables à l’administration en passant par les techniciens. La Colline est le plus petit des théâtres nationaux : elle compte quatre-vingt-six employés à temps plein. Cependant, elle engage aussi des intermittents car nos représentations, créations et répétitions requièrent davantage de personnes que les seuls membres de l’équipe permanente.

Nous disposons de deux salles de représentation – une petite, transformable, de 200 places, et une autre qui compte environ 650 places – ainsi que de trois salles de répétition. Quand tout le théâtre est occupé, 400 ou 450 personnes y travaillent en même temps, en incluant les intermittents. Nous présentons environ dix-huit productions par an. Chaque spectacle peut être représenté pendant très longtemps, parfois un mois, ce qui implique une cohabitation de long terme entre les artistes et les équipes permanentes. Quelque 200 levers de rideau ont lieu chaque année.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Le mot désir est un beau terme, que l’on n’emploie pas toujours dans le monde professionnel. Vous avez dit que le directeur d’un théâtre désirait un metteur en scène, qui lui-même désirait un auteur ou vice versa. Le metteur en scène désire ensuite des comédiens, et c’est à ce moment que commencent les affaires dont nous traitons ici. Il peut en effet être problématique que la notion de désir intervienne dans la relation de travail existant entre un comédien ou une comédienne et un metteur en scène ou l’équipe de production du théâtre. Une comédienne peut avoir seulement envie de travailler, de se produire, d’exprimer toute sa sensibilité artistique. Dès lors, le terme de désir est-il le plus adéquat pour qualifier une relation de travail qui doit respecter les mêmes règles que n’importe quelle autre, comme celles que vous entretenez avec les employés qui exercent les fonctions support dans votre théâtre ?

La question de la puissance démiurgique du créateur qui veut, qui désire et qui est animé par une pulsion de création est récurrente dans nos débats. Ces termes peuvent susciter la confusion : on peut simplement avoir envie d’exercer son métier dans des conditions qui permettent l’expression de sa sensibilité artistique, sans pour autant souhaiter devenir l’objet d’un désir qu’on n’a pas nécessairement voulu susciter.

Vous avez employé ce terme de façon métaphorique. Je souhaiterais néanmoins que vous nous expliquiez ce choix.

M. Wajdi Mouawad. J’y insiste : ce mot est très important. Prenons mon propre cas : avant d’avoir été directeur de théâtre, j’ai été un auteur et je le suis toujours. Si j’ai choisi de mettre mes propres textes en scène, c’est parce que personne d’autre ne voulait le faire. Ne pas être désiré est difficile.

Désirer n’empêche pas de travailler dans un cadre clair et déterminé. Notre théâtre dispose d’un CSE (comité social et économique) et d’un syndicat. Nous avons signé une série de conventions collectives qui comportent des engagements très précis. En tant que metteur en scène, je m’engage ainsi à ne jamais dérober aux comédiens la moindre minute, donc à ne jamais dépasser l’heure de fin des répétitions ; en contrepartie, je leur demande de ne pas me dérober la moindre minute et d’arriver à l’heure. Un régisseur général est présent lors des répétitions, dont le devoir est notamment de s’assurer que chacun a le temps de se changer et de récupérer ses affaires. Ces préoccupations représentent 75 % du temps que nous consacrons à l’organisation du théâtre.

Un tel encadrement n’est pas incompatible avec le désir, qui constitue une notion très importante pour un artiste. Lorsqu’il ne se sent pas désiré, un artiste est incapable de travailler. Je comprends fort bien ce que vous dites, dans le contexte des travaux de cette commission, mais je ne pense pas qu’il faille s’interdire l’emploi de certains mots, surtout quand on est un auteur et que l’on travaille dans un théâtre.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il ne s’agit pas de condamner l’emploi d’un mot, mais bien de déterminer où s’arrête le désir et quelles limites s’imposent à lui dans une relation de création. C’est tout l’objet de nos travaux que d’établir comment un acte de création donne lieu à un désir suscitant une prédation, de sorte que l’on emploie ce terme pour désigner et dissimuler un acte de prédation, qui est un acte de destruction – nous en avons eu des témoignages poignants. L’emploi de ce mot crée donc l’ambiguïté s’agissant tant de la relation de travail que de la frontière qui existe entre création, prédation et destruction.

M. Wajdi Mouawad. Je le comprends très bien. Lorsque l’emploi du mot masque en réalité un comportement malsain, nous devons faire preuve de vigilance et d’attention. C’est précisément ce que nous faisons depuis 2017 en appliquant des mesures pour prévenir ces dérives.

Lorsque nous sommes en salle de répétition, nous exerçons naturellement notre vigilance car notre travail est collectif. Le théâtre a ceci de particulier que les choses s’y passent pour de vrai. Au contraire d’une scène filmée, qui ne requiert plus de travail une fois que la prise finale est enregistrée, une scène de théâtre, après qu’on l’aura répétée, sera jouée et rejouée, parfois dans le cadre de tournées. Le réalisme, au théâtre, ne fonctionne pas : lorsqu’une scène est complexe à mettre en scène, il faut emprunter des chemins, du fait de la réalité inhérente au théâtre, où tout se passe pour de vrai, devant les spectateurs. Tout cela, paradoxalement, nous protège. Il y a ainsi très peu de nudité dans nos spectacles – en neuf ans, une seule scène de nudité a été interprétée dans notre théâtre, après avoir fait l’objet d’un travail d’une grande minutie, étape par étape.

Il existe donc un système de protection et de vigilance qui procède des individus et de notre souci de protéger tout le monde.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. À propos de protection, j’en viens à l’affaire de 2021 relative à Bertrand Cantat. Au vu de ce que vous nous avez expliqué sur les motivations de vos choix, vous l’avez manifestement désiré. En 2021, il avait déjà été condamné et il avait exécuté sa peine de prison. Il n’en demeure pas moins qu’il a tué sa compagne, Marie Trintignant. J’aimerais que vous nous expliquiez dans quel contexte cette affaire s’est déroulée.

M. Wajdi Mouawad. En 2010, nous avons travaillé sur un premier projet, dont l’objet était de réunir trois tragédies de Sophocle – Antigone, Électre et Les Trachiniennes –, et de les mettre en scène ensemble. Dans les tragédies de Sophocle, la question de la chute, de l’aveuglement et de la prise de conscience de ce dernier occupe une place centrale. Œdipe en est l’exemple le plus classique : découvrant qui il est, il se crève les yeux. Alors qu’il était convaincu d’être dans la lumière et dans le vrai, il se rend compte qu’il est dans le faux, d’où son geste et sa chute. Les sept tragédies de Sophocle qu’il nous reste ont trait à cette notion de révélation.

Je me posais alors avec insistance la question du chœur. J’ai souhaité qu’il s’exprime de telle sorte qu’il rende ces thèmes concrets. Puisque le chœur chante, demander à Bertrand Cantat de composer la musique m’a semblé, dans un premier temps, constituer une idée artistique parfaitement juste, puisqu’il incarnait lui-même cet effondrement tragique, cette chute phénoménale.

La question s’est posée de savoir s’il pouvait ou non participer à ce projet. J’ai été très naïf. Or la naïveté a ceci d’intéressant qu’elle traduit une forme d’innocence. Je n’avais aucune arrière-pensée. J’ai simplement considéré qu’il avait purgé sa peine. Par ailleurs, quelques années auparavant, nous avions organisé un atelier dans la prison pour femmes de Rennes ; ce fut un moment incroyablement puissant et bouleversant. Les théâtres mènent de nombreuses démarches auprès des détenus.

Ce débat soulève la question de la réinsertion. Sa dette ayant été payée, je suis parti du principe que l’artiste avait recouvré sa liberté. Je lui ai donc demandé s’il était d’accord pour participer à ce spectacle en lui proposant de composer et d’interpréter les chœurs. Une douzaine de théâtres ont collaboré à ce spectacle que j’avais présenté de manière complète – j’avais notamment évoqué la participation de Bertrand Cantat. En 2011, l’annonce du spectacle, programmé au festival d’Avignon, a fait l’objet d’une contestation. La situation est complexe : un homme redevient libre ; mais qu’est-ce qu’un homme libre ?

Face au scandale provoqué par la participation de Bertrand Cantat, j’ai été confronté à un choix cornélien : d’un côté, porter atteinte à la morale et fragiliser l’attention due à la victime, mais honorer la justice, socle imparfait sur lequel repose la démocratie ; de l’autre, me conformer à la morale et honorer l’attention due à la victime, mais porter atteinte à mon rapport à la justice.

Parmi la vague des opinions qui s’exprimaient, un éventail très large de questions a surgi : pourquoi est-il présent sur le plateau ? Sa musique ne peut-elle être jouée sans qu’il ne soit présent ? Certaines personnes refusaient en effet de l’applaudir. J’ai entendu ces arguments. Lors d’une série de représentations, il n’a pas été présent sur scène, sa voix et sa musique étaient seulement diffusées. Le spectacle, qui a fait l’objet d’une tournée –  seuls quelques théâtres se sont retirés du projet –, a été accompagné de débats autour de cette question, ce qui a été très instructif. Nous y avons énormément réfléchi, bien avant la naissance du mouvement MeToo.

En 2021, j’ai également fait preuve de naïveté. J’ai écrit le projet biographique Mère qui met en scène l’histoire de ma mère. Elle vit à Paris alors que mon père est resté au Liban, en proie à la guerre civile, et ne donne pas de nouvelles. Seule la radio, qui diffuse des chansons de Charles Aznavour, empêche ma mère de sombrer ; elle devient folle. Je souhaitais que les chansons que ma mère écoutait – Tombe la neige de Salvatore Adamo, par exemple – soient interprétées en hurlant afin d’exprimer la douleur et la souffrance de cette femme et de symboliser la guerre. Dans mon esprit, seul Bertrand Cantat en était capable ; il aurait composé la musique sans être présent sur le plateau.

À cette occasion, je me suis de nouveau posé les mêmes questions. Est-on condamné à vie ? Qu’est-ce qu’un homme libre ? Qu’est-ce que la réinsertion ? Alors que tout le monde se félicitait de l’organisation d’ateliers à destination des détenus, cette collaboration était critiquée. Je nous sentais laissés à nous-mêmes ; il manquait un cadre fixé par le juge. Il serait en effet sécurisant que la peine soit assortie, si nécessaire, d’une interdiction pour la personne condamnée d’exprimer son art durant une période donnée, qui commencerait à courir lorsque la peine serait purgée.

Quelle que fût notre opinion, nous étions laissés à nous-mêmes. En effet, lorsque j’exprimais mon avis, mes propos n’étaient pas pénalement répréhensibles – ils n’étaient ni racistes, ni antisémites, ni homophobes – et me plaçaient dans la même position que les personnes qui s’opposaient à ma collaboration avec Bertrand Cantat. Des membres de l’équipe du théâtre national de la Colline ont alors suggéré que seule sa musique soit diffusée, sans sa voix.

Ce cas est complètement différent de l’affaire Jean-Pierre Baro, classée sans suite, décision qui est bien plus diabolique.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Qu’est-ce qu’un homme libre ? Qu’est-ce qu’une personne qui a purgé sa peine ? Ces questions compliquées, qui concernent toute la société, sont particulièrement sensibles lorsqu’elles touchent des personnalités publiques. En effet, celles-ci pourraient heurter soit des victimes, soit des familles de victimes, soit la sensibilité de personnes qui luttent contre le fléau des féminicides. Comment avez-vous réagi lors du cataclysme de 2010 ?

Vous avez proposé une solution qui existe déjà. Le juge peut interdire l’exercice de certains métiers durant une période donnée. L’application d’une telle mesure, qui peut soulever des difficultés, vous rassurerait-elle ? Que proposez-vous pour réinsérer les personnes qui se sont réhabilitées et qui ont fait amende honorable – la question de la rédemption étant plutôt de nature morale et religieuse ? De nombreuses personnes, condamnées pour des faits moins graves que ceux commis par Bertrand Cantat, auront le droit de travailler, une fois qu’elles auront purgé leur peine et fait amende honorable.

M. Wajdi Mouawad. Face à ces questions, on se sent seul ; être accompagné par la justice est crucial. La justice crée un cadre, que l’on approuve ou non, qui permet d’éviter une bataille d’opinions viscérale.

Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Ces échanges sont au cœur de la question de l’articulation entre le rôle de la culture et celui de la justice.

La justice s’occupe de rendre des décisions et d’assurer l’exécution des peines. Néanmoins, elle n’impose pas de donner un statut à la personne, une fois qu’elle a purgé sa peine.

On doit s’interroger sur le fait de mettre en avant un artiste. Vous avez considéré que Bertrand Cantat était la bonne personne car, précisément, il avait purgé sa peine. Ce qui est frappant, c’est que l’auteur des faits, dont l’expérience de chute tragique se traduira dans son œuvre d’art, est au centre de l’attention. Cette situation est difficilement conciliable avec le récit de situations tragiques vécues par des victimes, que nous avons entendues dans le cadre des travaux de la commission d’enquête. Il est nécessaire de mener une réflexion tant sur la justice et la réhabilitation que sur la place accordée à la parole des victimes.

Une personne est décédée, ce qui a conduit à la mobilisation du mouvement féministe. Lui avez-vous accordé une place dans votre programmation ? J’ai lu des articles dans lesquels vous assimiliez le mouvement féministe à de l’inquisition, ce discours ayant pour but de faire cesser les mobilisations féministes et de faire taire des victimes. L’art et la violence sont décorrélés.

S’agissant de l’affaire Jean-Pierre Baro, vous semblez considérer que le classement sans suite est une décision qui innocente l’accusé. Vous auriez pu faire preuve de précaution.

M. Wajdi Mouawad. Je n’ai jamais assimilé le mouvement féministe à l’Inquisition.

Le théâtre est un outil au service de la parole des victimes, notamment dans le cadre de la programmation. Je reçois en moyenne 200 demandes alors que je ne peux programmer que dix-huit spectacles ; je passe plus de temps à refuser des projets qu’à en accepter. Depuis 2017, nous avons instauré une égalité de programmation entre les metteurs en scène hommes et les metteurs en scène femmes, entre les auteurs et les autrices. Nous avons remporté une grande victoire l’an dernier en programmant davantage de spectacles féminins que masculins dans le grand théâtre, qui offre une certaine puissance du fait de sa capacité de 700 spectateurs. Jusqu’alors, la programmation créait une illusion d’optique : elle apparaissait paritaire alors que le grand théâtre accueillait davantage de spectacles masculins que féminins, le petit théâtre assurant la parité.

Depuis le mouvement MeToo, les autrices évoquent cette question de manière récurrente, dans un contexte où la distribution est plutôt féminine. À cet égard, le théâtre propose d’accompagner le projet en organisant des débats et des rencontres publiques, en recrutant plus de femmes que d’hommes au sein des équipes techniques, notamment parmi les machinistes. La libération des femmes a entraîné ces métamorphoses dans le théâtre.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous avez évoqué le cadre juridique. De son côté, le mouvement féministe part du constat que 120 féminicides en moyenne sont commis tous les ans, nombre qui ne diminue pas. Il mène donc un combat politique pour sauver des vies de femmes.

Aucune féministe n’est opposée à la réhabilitation. En revanche, les féministes, le mouvement féministe et les personnes qui appartiennent à ce mouvement ne souhaitent pas que les personnes qui ont commis un tel crime soient mises en valeur. Il faut vraiment l’entendre. Aucune d’entre nous ne dira jamais que cette personne ne doit pas exercer tel ou tel métier. Néanmoins, la personne qui est applaudie, dont le travail et valorisé et qui perçoit des droits d’auteur – peu importe qu’elle soit ou non présente sur le plateau – n’exerce pas n’importe quel métier. Nous menons un combat politique pour qu’enfin l’auteur d’un féminicide, d’un viol ou de ce type de crime fasse profil bas. Il y va du respect des femmes.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Le point central, c’est le respect des victimes et des personnes qui peuvent être blessées. Certaines personnes, par exemple les chanteurs, ne pourraient exercer leur métier si elles faisaient profil bas. L’auteur de ces crimes devrait être accompagné afin de se déconstruire – je crois que c’est le bon terme –, de faire amende honorable et de démontrer par son attitude et ses choix qu’il a compris et qu’il luttera également contre ce fléau.

J’ai du mal à concevoir qu’une personne animée d’une pulsion créatrice puisse être privée de son expression ; cela peut être dangereux. Chacun a le droit à une deuxième chance.

Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Vous avez dit que le classement sans suite de la plainte contre Jean-Pierre Baro était diabolique. À quel moment prenez-vous au sérieux les alertes, les témoignages ou les plaintes déposées malgré un classement sans suite ? Avez-vous pris vos responsabilités, d’une part, en tant qu’employeur en respectant le droit du travail et en protégeant les personnes qui travaillent dans votre théâtre et, d’autre part, en tant que programmateur et artiste ? Quelles mesures avez-vous prises ?

Le classement sans suite semble vous avoir dispensé d’une réflexion sur le fait de continuer à travailler avec cette personne, sans entendre les alertes lancées par la société.

M. Wajdi Mouawad. Je n’ai pas dit cela. Dès qu’une alerte est lancée, elle est immédiatement prise en considération par les quatre-vingt-six salariés du théâtre – la question ne se pose même pas. Ainsi, lorsque nous avons été confrontés à une affaire en interne, nous avons mis en place un processus d’écoute.

Le classement sans suite est compliqué et diabolique, car il place tout le monde dans une situation impossible. En premier lieu, la victime, qui ne verra jamais ses douleurs reconnues par la société ; en second lieu, la personne accusée, qui sera à jamais dans les limbes car elle n’aura pas les moyens de se défendre. Elle ne sera reconnue ni innocente ni coupable, ce qui serait finalement beaucoup plus simple dans ce second cas car elle pourrait payer sa dette. Le nombre de classements sans suite est symptomatique d’une défaillance importante.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Rappelons que 99,4 % des plaintes pour viols ne sont jamais instruites.

M. Wajdi Mouawad. Dans aucune société, qu’elle soit ou non archaïque, il n’existe de système de justice parfait, bien qu’il soit fondamental. Le système doit évoluer quant à la question des classements sans suite.

Tout en essayant de prendre en compte la présomption d’innocence, nous retirons du projet tout artiste qui est placé en garde à vue, aussi longtemps qu’une décision de justice n’est pas rendue.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Dans de nombreux cas, on demande aux auteurs de violences sexuelles commises au sein d’une entreprise de changer de métier. Cela fait partie du processus judiciaire. Les métiers artistiques – au sein desquels la pulsion créatrice s’exprime – ne sont pas supérieurs aux autres professions.

Une réflexion politique doit être menée sur la justice. Je vous demande d’entendre que le combat féministe est aussi une lutte sociale, et que cette lutte est la seule à être à ce point contestée.

Je vous remercie, monsieur.

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La commission auditionne ensuite des producteurs audiovisuels : M. Jean-Louis Blot, président d’Endemol France et M. Jean-François Rubinstein, directeur général ; M. Frédéric Lussato, président d’Adventure Line Productions et M. Julien Magne, directeur général ; Mme Florence Fayard, présidente de B-Prod ; M. Antoine Henriquet, président de Ah! Production ; Mme Florence Duhayot, directrice générale de Studio 89 et Mme Florence Morliere, directrice juridique adjointe en charge de la production.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mes chers collègues, nous avons souhaité nous pencher sur le sujet de la téléréalité, en recevant les représentants de trois filiales du groupe Banijay, à qui l’on doit notamment des émissions comme « Star Academy », « Koh-Lanta », « Secret Story » ou « Les Marseillais » : M. Jean-Louis Blot, président d’Endemol France, et M. Jean-François Rubinstein, directeur général ; M. Frédéric Lussato, président d’Adventure Line Productions, et M. Julien Magne, directeur général ; Mme Florence Fayard, présidente de B-Prod. Nous accueillons également M. Antoine Henriquet, président de Ah! Production, qui produit notamment « Frenchie Shore », dont nous avons souvent entendu parler au cours de nos auditions. Je salue enfin Mme Florence Duhayot, directrice générale de Studio 89 Productions, qui produit notamment « Mariés au premier regard » et « Les princes et les princesses de l’amour », ainsi que Mme Florence Morliere, directrice juridique adjointe chargée de la production.

Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Il nous semble que la téléréalité, notamment de dating ou d’enfermement, est en la matière un secteur à risque, jusque dans l’image des femmes que véhiculent certaines émissions. Nous aimerions savoir comment, en tant qu’employeurs – je rappelle que les candidats sont, comme les techniciens, vos employés, même temporaires –, vous vous acquittez de vos obligations légales, prévenez les violences, notamment sexistes et sexuelles, et avez géré les cas de violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) au cours des cinq dernières années.

Cette table ronde est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(M. Jean-Louis Blot, M. Jean-François Rubinstein, M. Frédéric Lussato, M. Julien Magne, Mme Florence Fayard, M. Antoine Henriquet, Mme Florence Duhayot et Mme Florence Morliere prêtent successivement serment.)

M. Jean-Louis Blot, président d’Endemol France. Je suis très fier de diriger Endemol France, une belle société qui a fêté ses 30 ans cette année, qui a toujours rassemblé plusieurs générations de téléspectateurs et dont certaines émissions cultes ont suscité de véritables phénomènes de société. À mon arrivée, en mars 2021, j’ai considéré qu’il était nécessaire de transformer l’entreprise. Deux axes ont été fixés : la promotion de deux lignes éditoriales, l’authenticité et la proximité, et la transformation d’Endemol en société engagée. La parité est ainsi au cœur de notre politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE), avec des mesures comme le congé menstruel, la mise à disposition de protections périodiques et l’offre de places en crèche. Notre index de l’égalité professionnelle est ainsi passé de 55/100 en 2021 à 94/100 en 2024.

Endemol est aujourd’hui le reflet de son époque. Nous produisons des programmes plus que jamais ancrés dans la société actuelle, à l’image de « Drag Race France ». Ce concours de drag-queens véhicule des valeurs très fortes ; il a permis d’éveiller les consciences et de faire bouger les lignes. Ce programme, qui aborde tous les sujets touchant les personnes LGBTQIA+, devient, au-delà du divertissement, une émission de service public, prônant l’ouverture d’esprit et l’acceptation de soi et des autres. Nous en sommes très fiers.

La représentation de la jeunesse répond à des principes d’authenticité et de bienveillance. Les participants de la « Star Academy » sont à l’image de la jeunesse actuelle : ils sont vrais et ne trichent pas, ce qui facilite l’identification des téléspectateurs. Des sujets de société sont abordés. Ainsi, dans la saison en cours, plusieurs candidates véhiculent des messages féministes – vous avez peut-être vu ce petit sketch sur la masculinité toxique, à l’origine de débats sur les réseaux sociaux. Il en est de même dans « Secret Story », qui a fait son retour sur TF1 en avril dernier. Nous avons souhaité réinventer cette émission en lui faisant retrouver son ADN, le jeu, et en veillant à ce qu’elle soit en phase avec notre époque, avec notre jeunesse, dans le respect des principes de bienveillance et d’authenticité – la culture du clash y est ainsi totalement proscrite.

Depuis quatre ans, Endemol est donc devenue une entreprise engagée, à l’écoute de la société. Nous essayons d’être proactifs sur tous les sujets : nous anticipons et nous nous adaptons sans cesse. Quand bien même notre convention collective n’impose aucune obligation en matière de gestion des VHSS, nous avons mis en place diverses actions de prévention, de sensibilisation et d’accompagnement afin que chaque tournage se déroule dans un environnement respectueux, inclusif et bienveillant : une charte a été élaborée ; un protocole, affiché sur les plateaux, précise les coordonnées des référents VHSS et de la cellule d’écoute, ainsi que les démarches à suivre en cas de signalement ; notre règlement intérieur, comme le code de conduite du groupe Banijay auquel appartient Endemol, prévoit des procédures de signalement en cas de harcèlement ; nos équipes permanentes ont suivi une formation sur les VHSS, qui sera aussi proposée aux intermittents en 2025. Un protocole revu par une association de protection de l’enfance a été mis en place pour « Prodiges ». Un guide LGBTQIA+, expliquant les codes de cette communauté, est envoyé aux équipes de « Drag Race France » en amont des tournages et quotidiennement avec la feuille de service. Lors des tournages et dans les bureaux, les managers et moi-même prenons la parole pour sensibiliser les équipes aux questions de violences. Chaque production, en dépit de ses spécificités, doit être un « safe place », un lieu sûr pour les candidats comme pour les collaborateurs, où chacun, témoin ou victime, connaît le bon réflexe.

Lors de ma prise de fonction, Endemol ne produisait plus aucune émission de téléréalité. Nous sommes donc repartis de zéro pour répondre aux risques propres à ce genre télévisuel, et ce, dès l’étape du casting. Lorsqu’un candidat est choisi, il rencontre en effet un psychologue, un psychiatre et un médecin, un seul avis défavorable suffisant à l’écarter. Il échange de nouveau avec un psychologue dans les jours précédant le tournage, pendant celui‑ci s’il le souhaite, puis après sa sortie de l’émission. Nous ne prenons aucun risque. Cet encadrement est complété par les liens noués avec l’équipe de coordination et les entretiens individuels menés par Jean-François Rubinstein et moi-même, au cours desquels sont rappelés le principe de bienveillance qui guide les émissions, les conduites à tenir en cas de VHSS, la charte de vivre-ensemble et le règlement du programme. Les proches des candidats sont également pris en compte, en raison du risque de cyberharcèlement : un psychologue est mis à leur disposition.

Au protocole de signalement s’ajoutent d’autres protocoles – contrôle de l’image pour les scènes intimes, gestion de crise pour appréhender un comportement inapproprié –, qui visent à faciliter la réaction des équipes et que nous tenons à votre disposition.

Nous nous mobilisons donc pour une prise de conscience collective. Notre métier est de raconter des histoires, mais notre rôle est aussi de faire changer les comportements et évoluer les mentalités.

M. Frédéric Lussato, président d’Adventure Line Productions. Je me réjouis de participer aux échanges sur les VHSS, problème de société majeur dont les effets se font sentir dans tous les domaines. Adventure Line Productions (ALP), créée par Jacques Antoine en 1972, est l’une des plus anciennes sociétés de production audiovisuelle, spécialisée dans les programmes de flux, notamment les émissions d’aventure. Elle produit quatre programmes réguliers – « Koh-Lanta », « Fort Boyard », « La carte aux trésors » et « Cleaners, les experts du ménage » – et d’autres programmes occasionnels comme « Canal Piu », magazine consacré à la mode et diffusé sur Canal+, ou « Popstars », émission musicale coproduite avec une autre société du groupe et destinée à Amazon.

Intégrée depuis 2016 à Banijay, premier producteur mondial de contenus indépendants, ALP compte vingt-six salariés permanents, deux alternants et une centaine d’équivalents temps plein assurés par des intermittents du spectacle. Comme son actionnaire, cette entreprise est depuis longtemps sensible à la question des VHSS et a mis en place des dispositifs de prévention et d’alerte, régulièrement amendés : les équipes permanentes comme celles de production comptent des référents formés à ces questions ; des clauses d’éthique et de bonne conduite ont été introduites dans les contrats de travail, les documents uniques d’évaluation des risques et de prévention (Duerp), les contrats de nos prestataires et les règlements des émissions ; une cellule d’écoute anonymisée a été mise en place, comme pour l’ensemble du groupe.

Fabrice Bailly, directeur des programmes et des acquisitions du groupe TF1, a déjà évoqué devant vous un cas retentissant de VHSS survenu pendant la saison 19 de « Koh-Lanta ». Dans la nuit du 8 au 9 mai 2018, au cinquième jour de tournage, nous avons été alertés d’une potentielle agression sexuelle sur une candidate. Notre réaction, immédiate, a permis de mettre cette dernière en sécurité en l’isolant de son agresseur présumé et de lui offrir un encadrement médical et psychologique, ainsi qu’aux autres candidats et aux équipes. Le tournage a été annulé et le programme n’a pas été livré à notre client, TF1, la protection des personnes passant avant toute autre considération.

Mme Florence Fayard, présidente de B-Prod. Je me réjouis de ces échanges concernant un sujet important, au cœur des préoccupations de B-Prod et de Banijay. En tant qu’employeurs et producteurs de contenus, nous considérons les dispositifs de lutte contre les VHSS comme une priorité.

La téléréalité, genre varié, représente plus de la moitié des 313 heures de contenus produites par B-Prod en 2024. Nos programmes, commandés par des diffuseurs français, répondent aux obligations de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et du droit du travail, ce qui inclut les VHSS.

Notre dispositif concernant ces violences s’articule autour de cinq points : l’évaluation des risques, déjà évoquée par Frédéric Lussato et adaptée à chaque programme ; une procédure de signalement des comportements inappropriés et de réponse de l’employeur, en vertu de son obligation légale d’assurer la sécurité des salariés ; la désignation, pour chaque programme, de référents anti-harcèlement qui suivent une formation de sensibilisation aux VHSS élaborée par notre service juridique – j’ai moi-même suivi la formation « Prévenir et agir contre les violences sexistes et sexuelles » dispensée par l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) et organisée par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) ; l’établissement d’une charte relative aux VHSS, signée par les employés permanents, ceux ayant un CDD d’usage, les intermittents et les candidats, afin de les sensibiliser à ces questions et de permettre à chacun d’identifier une situation de VHSS ; l’information de tous par un affichage dans nos locaux et sur les tournages, renvoyant à cette charte de bonnes pratiques et précisant les coordonnées des personnes à contacter pour signaler des VHSS.

En tant que producteurs de téléréalité, nous savons l’effet que nos programmes peuvent avoir sur le public. Cette conscience de nos responsabilités nous conduit à adapter continûment nos pratiques.

M. Antoine Henriquet, président de Ah! Production. Je partage les mêmes principes que mes collègues et applique des procédures similaires, afin que mes productions soient des « safe places ».

La société Ah! Production, que j’ai créée en 2009, compte douze salariés, émet chaque année 1 500 à 2 000 feuilles de paie et produit quelque 300 heures de programmes, dont un tiers ou la moitié de téléréalité. Troisième producteur français, filiale de Satisfaction depuis cinq ans, Ah! Production jouit d’une grande autonomie au sein du groupe d’Arthur. Nous produisons notamment « La villa des cœurs brisés », « Frenchie Shore » et « La bataille des couples ». Notre ADN est la création originale : nous créons ainsi de nouveaux programmes, dont certains connaissent un modeste succès à l’international.

Mme Florence Duhayot, directrice générale de Studio 89 Productions. Le sujet des VHSS est central dans notre profession et pour Studio 89 Productions. Cette filiale à 100 % de M6, que je dirige depuis sa création il y a vingt-cinq ans, a produit en 2024 environ 500 émissions, parmi lesquelles « Top chef », une compétition culinaire, « Mariés au premier regard », un docu-réalité, « Piquantes ! », un talk-show, « HDM : l’hebdo de la musique », un magazine, ou « The Power », un programme de téléréalité. Près de 2 400 personnes – salariés en CDI, intermittents et participants –, travaillent chaque année pour cette société.

Bien qu’il ne s’agisse pas spécifiquement du sujet du jour, je souhaite m’arrêter quelques instants sur un enjeu très important pour M6 comme pour moi, celui de la place et de la représentation des femmes dans nos émissions et nos équipes. Les miennes sont d’ailleurs à 71 % féminines. Le reproche récurrent adressé à « Top chef » – y compris par vous-même, madame la présidente – d’un nombre insuffisant de femmes dans la compétition se heurte à la réalité du secteur de la cuisine : les femmes représentent seulement 17 % des chefs cuisiniers et 5 % des chefs étoilés. C’est précisément ce manque de parité que nous combattons. Lors de la dernière saison de « Top chef », le jury était à 50 % féminin, tandis que 31 % des participants étaient des femmes. Peut-être avons-nous suscité des vocations, car 16 % des cheffes françaises étoilées sortent de cette émission – ce dont je suis très fière. Quant à notre talk-show « Piquantes ! », 100 % féminin, féministe, humoristique et engagé, il offre chaque semaine, sur Teva, à une heure de grande écoute, un espace de liberté et de parole. Y sont abordés des sujets qui font bouger les lignes tels que l’invisibilisation des femmes de plus de 50 ans ou la grossophobie.

En matière de lutte contre les VHSS, nous avons appris en marchant. La loi du 3 août 2018 nous a conduits à élaborer un dispositif encore imparfait, mais qui offre un maillage important pour lutter contre les violences. Premièrement, nous avons intégré des dispositions spécifiques aux VHSS dans notre règlement intérieur ainsi que dans les accords relatifs à la qualité de vie au travail et à l’égalité professionnelle. Deuxièmement, une référente harcèlement sexuel, par ailleurs élue du personnel et secrétaire du comité social et économique (CSE), a été nommée en 2019 ; travaillant dans le milieu de la production depuis plus de trente ans, elle en connaît tous les métiers et les intermittents l’identifient bien comme référente. Troisièmement, lors d’un CSE réuni en 2022, les élus et la direction ont élaboré un texte qui définit concrètement les agissements sexistes et le harcèlement sexuel, ainsi que la démarche à suivre en cas de signalement ; ces dispositions ont ensuite été intégrées aux contrats de tous nos personnels intermittents.

En 2022, l’ensemble du personnel encadrant des émissions en CDI a été formé sur ces questions. Quant aux participants, ils doivent signer une attestation sur l’honneur dans laquelle ils certifient qu’ils n’ont fait l’objet d’aucune procédure ou information judiciaire, pour quelque motif que ce soit, produire un extrait de casier judiciaire vierge et s’engager à adopter un comportement irréprochable lors du tournage. Ils sont aussi évalués par des psychologues extérieurs à Studio 89, ce qui nous a souvent permis d’écarter des candidats.

Parce que la communication est essentielle à l’appréhension des violences, nous avons mené des actions à destination des collaborateurs présents dans les locaux de Studio 89 par le biais de réunions de coordination, de panneaux d’affichage et du réseau social d’entreprise. Avant chaque tournage, le référent harcèlement sexuel, dont le nom est ensuite quotidiennement mentionné dans les feuilles de service, présente aux collaborateurs et aux candidats les dispositions relatives aux VHSS. Il s’agit à la fois de sensibiliser chacun sur ce sujet et de rassurer d’éventuelles victimes quant aux modalités de traitement de leur signalement.

En dépit de ce dispositif que nous améliorons chaque année, nous avons déploré, au cours des cinq dernières années, cinq signalements aboutissant à deux rappels à l’ordre et trois fins de collaboration avec les personnes incriminées.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Les diverses actions évoquées montrent des convergences. En dépit de la concurrence entre vos sociétés, avez-vous envisagé de travailler ensemble à la rédaction d’une charte commune, à l’image de celle élaborée conjointement par Kering et LVMH dans le milieu de la mode ?

Par ailleurs, M. Blot a indiqué que les conventions collectives et les accords interprofessionnels ne prévoyaient pas d’obligation de nommer un référent VHSS. Pourriez-vous clarifier ce point ?

M. Jean-François Rubinstein, directeur général d’Endemol France. La convention collective de la production audiovisuelle ne comporte actuellement aucune mention des VHSS, mais des discussions avec les syndicats sont en cours à ce sujet, sur lequel nous travaillons par ailleurs.

M. Frédéric Lussato. Ces négociations concernant l’introduction des VHSS dans la convention collective offrent un possible cadre de discussion entre les employeurs, en vue d’élaborer des protocoles communs.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vos émissions génèrent d’importants revenus et comportent donc des risques financiers. Avez-vous des assurances ? Ces dernières ont-elles fonctionné après le grave accident survenu lors du tournage de « Dropped » ? Êtes-vous assurés en cas d’interruption de tournage à la suite d’un signalement ?

M. Frédéric Lussato. Nous avons évidemment des assurances, qui couvrent les annulations de programmes et les surcoûts liés à des sinistres. Chez Adventure Line Productions, nous souscrivons en outre à des assurances individuelles, facultatives, qui couvrent le risque d’accident des participants. Dans le cas de celui survenu lors du tournage de « Dropped », les candidats comme les salariés ont été couverts. Concernant les VHSS, en revanche, les assureurs ne proposent aucun dispositif spécifique.

M. Erwan Balanant, rapporteur. En 2018, lorsque vous n’avez pas pu livrer une saison entière, l’assurance a-t-elle fonctionné ?

M. Frédéric Lussato. Nous n’avons pas été couverts par notre assureur, qui n’a pas reconnu sa garantie.

Mme Florence Morliere, directrice juridique adjointe de Studio 89 Productions, chargée de la production. En effet, nos assurances ne couvrent pas le risque d’un arrêt de la production en raison d’un cas de VHSS.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Quels sont les pics d’audience de vos programmes les plus populaires ?

M. Jean-Louis Blot. En prime time, l’audience de « Star Academy » peut monter jusqu’à 3,5 ou 4 millions de téléspectateurs, en incluant le replay. Les pics d’audience de l’émission quotidienne s’établissent autour de 2,5 millions.

M. Antoine Henriquet. Sur la télévision numérique terrestre (TNT), entre dix-huit et vingt heures, « La villa des cœurs brisés » ou « La bataille des couples » réunissent 400 000 à 500 000 téléspectateurs. Je ne dispose pas des chiffres d’audience de « Frenchie Shore », que Paramount+, son diffuseur, ne m’a pas communiqués.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce programme soulève décidément beaucoup de questions !

Mme Florence Fayard. Diffusées sur W9, une chaîne de la TNT, nos émissions quotidiennes de téléréalité sont suivies par 400 000 à 500 000 téléspectateurs en moyenne. Ce chiffre est susceptible de doubler au bout de quatorze jours, grâce à l’audience digitale.

M. Julien Magne, directeur général d’Adventure Line Productions. Nos deux programmes phares, « Koh-Lanta » et « Fort Boyard », attirent respectivement 4,5 et 2,5 millions de téléspectateurs, avec le replay.

Mme Florence Duhayot. « Top chef » est suivi par 2,5 millions de téléspectateurs – un peu plus de 3 millions avec le replay.

M. Antoine Henriquet. Ajoutons que l’âge moyen des téléspectateurs de « La villa des cœurs brisés » est de 42 ans.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Si l’on met de côté l’information et le sport, vos programmes obtiennent les audiences les plus élevées. Se pose donc avec acuité la question des représentations et des stéréotypes qu’ils véhiculent, qui a fait l’objet de plusieurs alertes. Les actes sexuels sont par exemple omniprésents dans « Frenchie Shore ». « Les Marseillais » et « Koh-Lanta » ont aussi donné lieu à des signalements. Qu’avez‑vous fait, vis-à-vis des candidats comme des téléspectateurs, lorsque ces évènements, que vous ne pouviez pas prévoir en amont, ont eu lieu ?

M. Frédéric Lussato. Le concept de « Koh-Lanta », un jeu d’aventures, rapproche ce programme de « Fort Boyard » et le distingue d’autres émissions de téléréalité, un terme qui englobe des réalités disparates. Lorsque des VHSS ont eu lieu, avant l’existence de référents sur ces sujets, nous avons renforcé les protocoles existants, notamment ceux signés par les candidats, qui sont nos salariés. Les équipes médicales, avec lesquelles les candidats sont en contact permanent, ont été formées. Il en est de même pour les psychologues, qui font désormais passer un entretien de trente-cinq à quarante-cinq minutes à chaque personne participant à un casting.

M. Julien Magne. En 2018, lorsque des VHSS ont eu lieu sur le tournage de « Koh-Lanta », nous avons immédiatement réagi.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous nous l’avez dit dans votre propos liminaire.

M. Julien Magne. Mais il est important de souligner que l’intervention a été immédiate : les personnes concernées ont tout de suite été isolées et prises en charge.

Mme Florence Duhayot. Lorsque nous sommes témoins de violences, nous réagissons nous aussi immédiatement.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Renvoyez-vous tous, immédiatement, les candidats incriminés ?

M. Antoine Henriquet. Oui. Sur les quelque 500 candidats ayant participé aux dix saisons de « La villa des cœurs brisés », deux ont posé problème. Un participant ayant tenu des propos sexistes a été renvoyé au bout de quarante-huit heures, après qu’une thérapeute lui a signifié à l’antenne que son comportement était inacceptable. De même, mes équipes et moi-même avons décidé d’écarter un perdant de « La bataille des couples » qui s’était montré mauvais joueur et agressif.

Mme Florence Fayard. Nous procédons de la même manière, et les candidats en sont informés dès le début.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous évoquez des cas dans lesquels la violence est avérée. Quelle est votre position concernant les affrontements verbaux, caractéristiques d’une culture du clash très présente sur les réseaux sociaux comme dans les émissions « La bataille des couples » ou « Koh-Lanta » ? Considérez-vous qu’en tant que prescripteurs, vous devez promouvoir une vision plus bienveillante des relations humaines ? Pour « Top chef », envisagez-vous la possibilité d’une plus grande empathie à l’égard des candidats, en dépit de la dureté du monde de la cuisine ?

Mme Florence Duhayot. Les choses ont beaucoup changé depuis cinq à dix ans. La culture du clash est surtout présente sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, les altercations entre les candidats sont exclues du montage et la bienveillance privilégiée.

M. Jean-Louis Blot. Conscients des effets de cette culture du clash, nous interdisons les altercations entre les candidats, sélectionnés selon leur propension à les éviter et préalablement avertis de cette interdiction, avec la menace d’une exclusion.

Mme Florence Fayard. Concernant la mise en scène des altercations entre candidats, une émission de téléréalité produite il y a douze ans est difficilement comparable avec une émission actuelle. Non seulement nous empêchons que les affrontements, verbaux ou physiques, ne dégénèrent, mais nous veillons également, dans la narration, à la pluralité des points de vue exprimés en cas d’opposition.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Bastien Grimal, alias Bastos, youtubeur et ancien candidat de téléréalité, a affirmé à plusieurs reprises que de la drogue circulait en abondance sur les tournages de certaines émissions de B-Prod. Votre société a nié et annoncé le dépôt d’une plainte pour diffamation. La plainte a-t-elle bien été déposée ?

Mme Florence Fayard. Je vous confirme qu’une plainte a été déposée, qu’une action est en cours, qu’il n’y a pas de drogue sur nos tournages et que nous n’en avons jamais fourni.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Une autre affaire concerne Studio 89 : Illan Castronovo, candidat des émissions « Les princes et les princesses de l’amour » et « Les Marseillais », a été mis en cause pour des faits de harcèlement et d’agression sexuelle en 2021, avant l’ouverture d’une information judiciaire pour viol l’année suivante. Plusieurs plaignantes ont déploré le manque de réaction de votre société. Qu’en est-il ?

Mme Florence Duhayot. Ce candidat a eu un geste obscène à l’égard d’une candidate et a été immédiatement évincé, comme je l’évoquais précédemment. Notre réaction a donc été adaptée, car nous n’avions pas connaissance des autres faits.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. En 2023, Endemol et TF1 ont été condamnés pour avoir filmé en coulisses, à leur insu, et diffusé en direct les images de deux candidates de « Miss France 2019 », la poitrine dénudée. Que s’est-il passé, et quelles dispositions avez-vous prises à la suite de cette affaire ?

M. Jean-Louis Blot. Je n’étais pas encore président d’Endemol France. La société a été condamnée pour cette erreur faite en direct. Nous sommes très attentifs à la prévention et à la formation. Concernant les violences faites aux femmes, telles que les propos sexistes, le principal problème me semble actuellement provenir davantage des réseaux sociaux que de nos émissions. Nous essayons d’en protéger nos candidats comme nos collaborateurs.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les participants à vos émissions font parfois l’objet d’un cyberharcèlement très violent. Quelles démarches entreprenez-vous alors, par exemple à l’encontre de X ou d’Instagram ? Demandez-vous la suppression ou la modération de certains propos ?

M. Jean-François Rubinstein. Nous sensibilisons déjà les candidats en amont, en leur expliquant à quoi ils s’exposent. Lorsque nous leur rendons leur téléphone à la sortie d’une émission d’enfermement, nous les aidons à gérer leurs réseaux sociaux ; s’ils ont fait l’objet d’un cyberharcèlement important, nous installons sur leur téléphone le logiciel Bodyguard, qui permet de filtrer le contenu des réseaux sociaux, et nous les accompagnons dans le signalement des commentaires haineux ou inacceptables.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous-mêmes, effectuez-vous des démarches auprès de X ?

M. Frédéric Lussato. Plusieurs candidats de « Koh-Lanta » ont fait l’objet d’un déferlement de haine sur les réseaux sociaux, allant jusqu’à l’appel au meurtre. Nous avons alors effectué des signalements au procureur de la République ainsi qu’aux plateformes américaines, auprès desquelles il n’est cependant pas toujours facile d’obtenir gain de cause.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Utilisez-vous la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (Pharos) ?

M. Jean-François Rubinstein. Absolument.

Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Le cas d’Hilona Gos et Julien Bert soulève la question du repérage et de la qualification des violences, y compris rétrospectivement. Ce couple apparemment parfait a participé à plusieurs émissions de téléréalité produites par Studio 89 et Banijay, avant que la candidate ne révèle sur YouTube les violences psychologiques et physiques que lui aurait infligées son compagnon. Sans revenir sur les développements judiciaires de l’affaire, un travail de montage fait par des internautes a mis en avant les comportements toxiques et les violences visibles dans « Les princes et les princesses de l’amour » et « Le reste du monde ». Le scénario de cette dernière émission présente Hilona Gos comme une femme un peu fragile et hystérique, quand Julien Bert est montré sous un jour positif. Certaines séquences suggèrent pourtant que la candidate réagit à quelque chose de grave, qui n’aurait pas été montré. Auriez-vous pu détecter, au moment de la production, des faits de violences physiques et psychologiques ? Cela pose aussi la question de la scénarisation voire de la romantisation de la relation entre ces deux personnes, présentées comme un couple toxique sujet à des crises. Quelle analyse faites-vous aujourd’hui de ces scènes ? Auriez-vous manqué certains signaux ? La recherche d’audience ne vous pousse-t-elle pas à montrer des choses qui pourraient s’apparenter à des formes de violences ?

Mme Florence Fayard. Sans dévoiler leur vie privée, nous pensions alors qu’Hilona Gos et Julien Bert formaient certes un couple haut en couleur, avec des hauts et des bas, mais qu’ils s’aimaient et faisaient des projets ensemble. Nous avons découvert en même temps que le public, sur les réseaux sociaux, la réalité du calvaire vécu par la candidate. Dès lors, Julien Bert n’a plus jamais travaillé pour nous, tandis que nous avons poursuivi d’autres types de collaborations avec Hilona Gos.

Nous sommes à l’écoute de nos candidats, mais ne disposons que des informations qu’ils nous donnent sur eux-mêmes ou sur les autres participants – nous considérons alors ces on-dit avec prudence. En revisionnant certaines séquences, nous nous apercevons rétrospectivement que nous aurions dû mieux comprendre ce qui se jouait. Cependant, aucun signe explicite de violence ne nous a amenés à exclure ce candidat.

Ce cas particulier souligne l’importance de l’humain dans notre travail, au-delà des procédures mises en place. Celles concernant la drogue n’ont pas empêché l’introduction de substances illicites sur certains tournages, qui a d’ailleurs entraîné le renvoi des candidats incriminés. Nous agissons donc lorsque nous avons connaissance de certaines transgressions. En dépit du dialogue que nous encourageons et de la confiance que nous essayons d’établir afin de mettre en place un environnement sûr, certaines relations interpersonnelles nous échappent lorsque les protagonistes ne s’expriment pas.

Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Pensez-vous que des formations vous permettraient de mieux détecter ces violences ? Faut-il que la victime se présente explicitement ainsi – alors que nombre de victimes ne s’identifient pas comme telles – pour que vous preniez la mesure de la gravité de ce qu’elle subit et décidiez de ne pas montrer telle ou telle image d’un couple ? Dire « elles ne nous ont pas parlé » redouble la violence à l’égard des victimes et revient à nier votre responsabilité à analyser des gestes et des propos, sans avoir besoin d’un témoignage pour saisir le caractère problématique de certaines séquences.

Mme Florence Fayard. Vous avez parfaitement raison. Nous apprenons en marchant. Notre regard sur les VHSS, le consentement et la nécessité d’un environnement sûr a considérablement évolué depuis dix ans et modifie notre façon d’appréhender les scènes auxquelles nous assistons. Concernant le cas d’Hilona Gos, je n’ai pas affirmé que nous avions fait semblant de ne pas voir, mais qu’aucun signe ni aucune parole de l’intéressée ou d’un tiers n’auraient pu nous alerter.

Il importe de distinguer deux types d’émissions de téléréalité : celles dont les participants, anonymes, sont des novices, qui ignorent tout des codes propres au genre et sont par conséquent particulièrement entourés, et celles dont les candidats sont des professionnels, qui travaillent parfois ensemble depuis une décennie et se connaissent donc bien. Il arrive d’ailleurs souvent que des candidats nous signalent certaines situations. Cela signifie que les personnes présentes sur le tournage n’ont rien décelé et qu’Hilona Gos a gardé secrètes les violences qu’elle subissait.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Monsieur Henriquet, qui est responsable des séquences diffusées dans « Frenchie Shore » ?

Monsieur Blot, quand y aura-t-il des drags-kings dans « Drag Race France » ?

Madame Duhayot, j’ai perçu, en tant que téléspectatrice, une tension forte entre le chef Michel Sarran et l’une des candidates de « Top chef » éliminée juste après. Il se trouve que Michel Sarran n’a pas été reconduit pour la saison suivante. Pouvez-vous me rassurer en me disant qu’il ne s’est rien passé de l’ordre du sexisme ou des VSS ?

M. Antoine Henriquet. « Frenchie Shore » est une franchise : ce programme décline un concept qui existe depuis quinze ans dans différents pays. Ma société a remporté il y a deux ans un appel d’offres de Paramount+, auquel la plupart de mes collègues ici présents avaient aussi répondu. Je suis le producteur exécutif de ce programme, qui consiste à suivre le quotidien de jeunes Français en vacances en respectant un cahier des charges fixé par Paramount+. Cette plateforme payante diffuse les différentes émissions « Shores » avec une signalétique « déconseillé aux moins de 16 ans » ; elles s’adressent donc à un public averti – je conviens qu’elles ne pourraient pas être diffusées à dix-neuf heures sur W9 ou TFX. En revanche, aucune régulation n’existe sur les réseaux sociaux, où nombre de séquences de « Frenchie Shore » sont accessibles à tous.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je repose ma question : êtes-vous responsable en cas de propos sexistes ou d’agression sexuelle ?

M. Antoine Henriquet. Oui, en tant que producteur exécutif. Je dois donc mettre en place des procédures permettant d’éviter les problèmes.

M. Jean-Louis Blot. Un drag-king a déjà participé à « Drag Race France », mais pas en tant que candidat. Pour la prochaine saison « all-stars », nous réfléchissons très sérieusement à une participation de drag-kings et de drag-queens femmes, notre programme se voulant inclusif.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je compte sur vous. J’insiste sur l’importance de ces représentations.

Mme Florence Duhayot. Je vous rassure, madame la présidente : le chef Michel Sarran a quitté « Top chef » pour des raisons éditoriales, liées au renouvellement des jurys et sans lien avec des VHSS.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Certains d’entre vous produisent-ils des shows de téléréalité auxquels participent des mineurs ?

M. Jean-Louis Blot. J’ai parlé de « Prodiges », mais ce programme ne relève pas de la téléréalité.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Il est vrai que « The Voice Kids » ou « Star Academy » sont très différents des « Anges de la téléréalité ». En cherchant sur internet, j’ai trouvé des clashs très violents dans la saison 8 de ce programme, ce qui va à l’encontre de vos précédentes déclarations.

M. Antoine Henriquet. À cette époque, nous n’avions pas encore racheté la société La Grosse Équipe (LGE), qui produit « Les Anges ». Les émissions que vous avez vues sont assez vieilles ; du reste, le programme n’est plus produit depuis plusieurs années.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Comment les mineurs qui participent à vos émissions sont-ils encadrés ? Êtes-vous tenus de respecter la réglementation des enfants du spectacle ?

M. Jean-Louis Blot. Nous sommes très attentifs aux dispositifs concernant les mineurs. Par exemple, lors du tournage de « Prodiges », les toilettes sont désormais réservées aux enfants à certains moments précis. Ce n’était pas le cas auparavant. Il y a des choses auxquelles personne ne pense, mais sur lesquelles notre réflexion est très poussée. Nous respectons évidemment la réglementation.

M. Jean-François Rubinstein. Nous avons mis en place un protocole spécifique aux mineurs, affiché sur tous nos plateaux. Y sont formalisées les règles à respecter lors d’un tournage avec des enfants, qu’ils soient salariés ou participants : fonctionnement des toilettes, interdiction pour un adulte de se trouver seul avec un enfant, interdiction de tout contact physique. Lorsque les enfants ont un contrat de travail, nous présentons un dossier à la Commission des enfants du spectacle, et ils sont examinés par la médecine du travail.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Est-il possible que certains enfants n’aient pas de contrat ?

M. Jean-François Rubinstein. Oui. Dans les concours, comme « Prodiges », les enfants remportent un prix.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Jusqu’à la fin du concours, ils n’ont donc pas de contrat ? La sélection peut être assimilée à un casting, mais lorsque les enfants réalisent plusieurs fois une prestation à l’antenne, il me semble que la jurisprudence impose la conclusion d’un contrat de travail. Cependant, je connais mal cette émission.

M. Jean-Louis Blot. « Prodiges » est un concours de musique classique qui ne compte que trois épisodes. Chaque jeune talent ne réalise que quelques minutes de prestation à l’antenne.

M. Jean-François Rubinstein. Toutes leurs prestations sur le plateau s’inscrivent dans le cadre du concours. Dans le cas contraire, vous avez tout à fait raison, un contrat s’imposerait.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je souhaite évoquer l’image des femmes véhiculée dans vos programmes. Aucune d’ailleurs n’a jamais remporté « Top chef ».

Mme Florence Duhayot. Si !

M. Jean-Louis Blot. Trois femmes ont gagné !

Mme la présidente Sandrine Rousseau. À chaque fois que j’ai regardé, c’étaient des hommes…

Au-delà des concours, dont je ne savais d’ailleurs pas qu’ils entraient dans la catégorie de la téléréalité, plusieurs programmes véhiculent impensés et clichés sexistes. Les femmes sont réduites à leur corps : elles sont des objets de séduction, classées… Ainsi, dans « Quatre mariages pour une lune de miel », les femmes sont complexées par leur physique, se jalousent, se disputent entre elles et dénigrent le mariage des autres candidates – autant d’images dégradantes suggérant un imaginaire social misogyne. Pourquoi diffuser un tel programme, lequel aurait cependant été repensé récemment ? J’ai regardé un ou deux épisodes de « Mariés au premier regard » : cela m’a semblé différent, même si le concept de l’émission m’échappe totalement…

Mme Florence Duhayot. Aucun des présents ne produit « Quatre mariages pour une lune de miel », un programme d’ITV Studios France. Je pourrais vous parler de « Mariés au premier regard », mais vous dites que le programme ne pose aucun problème en matière de représentation des femmes, et il me semble impossible de vous convaincre du bien-fondé de cette émission…

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous pourrions parler des programmes où les femmes sont classées selon leur physique, mais nous allons arrêter là cette table ronde. Je vous remercie d’y avoir participé. Il est possible que nous vous rappelions pour des questions complémentaires. N’hésitez pas à nous transmettre vos chartes, vos protocoles, vos chiffres – relatifs à la formation, aux incidents, aux sanctions – et toute autre information que vous jugerez bon de nous communiquer.

 

La séance s’achève à seize heures cinq.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Erwan Balanant, Mme Sarah Legrain, Mme Sandrine Rousseau