Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Ève Lombart, administratrice générale du Festival d’Avignon 2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Alexander Neef, directeur général de l’Opéra national de Paris, M. Martin Ajdari, directeur général adjoint, M. José Martinez, directeur de la Danse, Mme Myriam Mazouzi, directrice de l’Académie, Mme Elisabeth Platel, directrice de l’École de Danse, M. Olivier Aldeano, administrateur des formations musicales, et Mme Ariane Muraour, directrice des ressources humaines 11
– Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Ruf, administrateur général de la Comédie française, et M. Michel Roseau, directeur général 25
– Présences en réunion................................36
Lundi
13 janvier 2025
Séance de 14 heures 30
Compte rendu n° 26
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission,
puis de
M. Erwan Balanant,
Rapporteur de la commission
— 1 —
La séance est ouverte à quatorze heures trente.
La commission auditionne Mme Ève Lombart, administratrice générale du Festival d’Avignon.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous reprenons nos auditions en recevant Mme Ève Lombart, administratrice générale du festival d’Avignon.
Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment. Le théâtre semble, comme le cinéma et la danse, particulièrement exposé aux violences sexistes et sexuelles (VSS), pour des raisons nombreuses qui ont été expliquées à la commission.
Vous dirigez ce qui est probablement la plus grande manifestation culturelle au monde dans ce domaine, par le nombre de créations proposées et celui de spectateurs réunis ; vous avez donc une lourde responsabilité en matière de lutte contre les violences qui nous occupent. Comment le festival est-il engagé sur ces questions ? Quelle est votre politique à l’égard des œuvres de metteurs en scène posant problème ? Au-delà de ces aspects, quelle place est faite à la parité au sein du festival ?
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Ève Lombart prête serment.)
Mme Ève Lombart, administratrice générale du festival d’Avignon. Je souhaite vous remercier de me donner l’occasion de contribuer au travail de votre commission d’enquête. Il est tout à fait positif que la commission recueille les positions des professionnels du secteur pour nourrir une réflexion qui ne peut être uniquement conduite par les institutions et qui nécessite de recueillir un large spectre de points de vue, tant politiques, juridiques qu’artistiques, pour approfondir la pensée et établir des critères et des modalités de lutte contre les VSS, dans un contexte où la représentation de ces questions est centrale.
Le festival d’Avignon donne une large place au débat professionnel et sociétal, tant dans la programmation des spectacles que dans les rencontres qu’il organise. Nous avons la conviction que les œuvres et la façon de les présenter contribuent à ce débat. Programmer, c’est représenter pour mettre en lumière des sujets sociétaux, dont celui des VSS, dans notre secteur et au-delà de celui-ci, sous un prisme national et international. Nous souhaitons témoigner que le festival d’Avignon est offensif sur ces sujets, mobilisé, combatif et actif.
En tant qu’administratrice générale, j’assure la direction des ressources humaines et celle des affaires administratives, juridiques et financières, ainsi que le déploiement des projets transversaux comme la responsabilité sociétale et environnementale, la transition numérique ou la valorisation des actifs immatériels. L’association de gestion du festival d’Avignon est une association de droit privé régie par la loi de 1901 et à but non lucratif ; elle organise le festival d’Avignon, manifestation créée en 1947 par Jean Vilar dans le mouvement de décentralisation initié par Jeanne Laurent. Il est dans l’ADN du festival de présenter des spectacles hors les murs, c’est-à-dire hors de la boîte noire traditionnelle, afin de rencontrer de nouveaux publics. L’association de gestion du festival d’Avignon n’organise pas le off, pourtant appelé parfois « festival d’Avignon ».
Le festival d’Avignon est un festival de création : plus de la moitié des spectacles sont de théâtre et les autres sont de la danse ou des œuvres pluridisciplinaires. Il se doit de représenter la vitalité artistique de la scène internationale et nationale, d’où un partage paritaire entre les spectacles français et étrangers. En 2024, le festival d’Avignon a présenté trente-cinq spectacles et deux expositions dans une vingtaine de lieux de la ville et de ses alentours : en trois semaines, les 232 représentations ont réuni 117 000 personnes. La particularité du festival est de transformer des lieux en établissements recevant du public. En parallèle des spectacles, plus de quatre-vingts manifestations sont proposées : les lectures, débats, rencontres et projections sont l’occasion de réfléchir à des questions qui font écho à la programmation du festival.
Une autre caractéristique du festival d’Avignon est de rassembler un grand nombre de professionnels : plus de 3 000 festivaliers travaillent ainsi dans le secteur. L’association de gestion du festival d’Avignon a également pour mission d’organiser des actions culturelles, de proposer des offres tarifaires adaptées et de ménager des conditions d’accessibilité pour tous les publics, notamment ceux de l’éducation nationale, de l’éducation populaire et du champ social. Nous remplissons une mission d’intérêt général et sommes, à ce titre, financés à plus de 55 % par l’État et les collectivités locales : nous dépendons de ces financements, conditionnés à la formation des agents à la lutte contre les VSS.
Le conseil d’administration est composé, pour moitié, de représentants de l’État et des collectivités territoriales, lesquels nomment huit personnalités qualifiées disposant d’un mandat de trois ans renouvelable. Le conseil d’administration nomme une direction composée d’un directeur ou d’une directrice et d’un directeur ou d’une directrice déléguée. Ces deux personnes bénéficient de la plus totale liberté dans le choix des programmes, comme le stipulent les statuts de l’association ; elles disposent d’un mandat de quatre ans, qui est, lui aussi, renouvelable une seule fois. Le personnel de l’association est actuellement composé de 33 permanents, auxquels s’ajoutent plus de 300 salariés en contrat à durée déterminée (CDD) du régime général, la plupart saisonniers, et près de 350 salariés en contrat à durée déterminée d’usage (CDDU), à savoir des intermittents du spectacle dont la très grande majorité assure des fonctions techniques liées à l’organisation du festival. Nous sommes producteurs délégués, c’est-à-dire que nous avons la responsabilité du plateau artistique, pour un à deux spectacles de la programmation. Nous n’exerçons pas la fonction d’employeur pour les autres spectacles, lesquels sont accueillis dans le cadre de contrats de cession.
En 2024, nous étions 727 salariés, représentant environ 115 équivalents temps plein (ETP), auxquels se sont ajoutés 650 artistes, soit près de 1 500 personnes qui travaillent pour le festival d’Avignon. Le nombre d’ETP implique l’existence d’un comité social et économique (CSE) : il est composé de dix représentants du personnel, pour moitié représentant les agents permanents et pour l’autre les salariés intermittents. Enfin, nous avons accueilli 23 stagiaires l’année dernière. Nous ne faisons travailler aucun bénévole. Notre équipe permanente est composée à 90 % de cadres et à 70 % de femmes. Selon les données que nous avons récoltées en 2021, dans le cadre de la préparation de notre plan d’action sur l’égalité entre les hommes et les femmes, nous n’avons pas noté de déséquilibre de représentation entre les femmes et les hommes : ceux-ci exercent davantage des métiers techniques quand celles-là se retrouvent plus nombreuses dans les fonctions administratives et d’accueil.
Pour conclure, je souhaiterais vous lire un court extrait du projet du directeur du festival d’Avignon, Tiago Rodrigues : « Le festival d’Avignon souhaite incarner un café lumineux pour l’Europe, une utopie contemporaine qui rassemble, à Avignon, les artistes et les publics qui questionnent ensemble notre monde et les façons de l’habiter. Un endroit où l’on débat pour ne pas se battre, où l’on cherche les mots et les raisons de se réunir, année après année, pour trouver des raisons d’y revenir encore. Le festival d’Avignon est un festival fondé sur des valeurs démocratiques, républicaines, populaires, progressistes, donc écologistes, féministes et antiracistes. Dans une société très polarisée, le festival d’Avignon protège et promeut la diversité des discours et la richesse fertile du dissensus démocratique. Il propose une expérience artistique collective au public, qui fait cohésion sociale et permet le dialogue avec différents points de vue sur l’art et sur le monde. Le festival d’Avignon est un espace et un temps d’éveil du sensible et de joyeuses découvertes de la différence, un festival qui garde et partage de l’espoir et de la force. »
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je confirme que le festival d’Avignon partage de l’espoir et de la force, mais il provoque sans doute également des moments de mise en danger et de tension.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le festival d’Avignon que vous organisez et le festival off coexistent, celui-ci constituant un grand marché du théâtre. Vous jouez un double rôle de protection et de prévention pour les acteurs de votre festival : quels instruments déployez-vous, dans ce cadre, en direction des publics et des professionnels pour assurer le respect des règles de la vie en société ?
Le festival d’Avignon pouvant donner le ton sur les messages que le théâtre et le spectacle vivant diffusent, que prescrivez-vous en tant que programmateurs d’une manifestation faisant référence dans le monde ? Quelles sont vos relations avec les organisateurs du off pour mutualiser les actions, notamment celles de prévention des VSS ? Lorsque l’on a la chance d’aller au festival d’Avignon, la frontière entre la ville, le festival officiel et le off semble assez ténue : comment gérez-vous toute cette vie, qui présente des risques car elle se déroule en partie la nuit et comporte une forte dimension festive ?
Mme Ève Lombart. En tant qu’employeurs, nous avons élaboré un plan d’égalité entre les hommes et les femmes, lequel comporte des mesures de lutte contre les VSS. C’est dans ce cadre que nous avons déployé, dès 2022, un dispositif assez large de sensibilisation, reposant notamment sur le suivi obligatoire d’une formation annuelle de deux heures pour tous les salariés du festival d’Avignon. La présence de 1 650 personnes implique une mobilisation et une logistique importantes ; nous diffusons largement des éléments informant sur le cadre normal d’exercice du travail, lequel est encore trop méconnu de la plupart d’entre elles.
Nous avons également instauré un dispositif de signalement, activé pendant le festival d’Avignon, destiné à recueillir la parole des éventuelles victimes et présenté aux salariés lors de la session annuelle de formation afin que ceux-ci s’en saisissent. Des référents sur les violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS) sont nommés, conformément à une clause de la convention collective : le CSE a désigné trois référents dans ce domaine et l’employeur en a nommé deux, dont moi-même. Depuis 2023, il existe un système complémentaire de référents temporaires sur les VHSS, lesquels se déploient sur les lieux de travail pour former leurs collègues au recueil des signalements et à l’accueil de la parole ; depuis l’année dernière, ils suivent une formation particulière pour les accompagner dans leur mission délicate : n’étant pas des professionnels du recueil de la parole, ils ont besoin d’être aidés dans leur action. L’employeur délivre, depuis cette année, une habilitation de ces référents temporaires sur le fondement d’une évaluation de l’organisme effectuant auprès d’eux une sensibilisation de trois heures et demie : les référents temporaires passent un petit test écrit, conçu par l’organisme, centré sur leur profil et destiné à vérifier leur adéquation aux missions très importantes qui leur sont confiées.
Des dispositifs, plus traditionnels mais importants, sont prévus : ils comportent un affichage massif d’informations, des QR codes placés à plusieurs endroits et donnant accès à des livrets destinés aux salariés, et des documents d’Audiens disposés dans de nombreux lieux du festival d’Avignon, notamment ceux dédiés aux pauses et aux moments de convivialité.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’organisme qui forme et évalue les référents temporaires est le Planning familial, n’est-ce pas ?
Mme Ève Lombart. Absolument.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Combien de temps à l’avance la programmation du festival est-elle établie ?
Mme Ève Lombart. Un ou deux ans avant l’édition concernée.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La programmation peut donc être suivie, avant la représentation, d’une affaire de violence sexuelle touchant l’un des protagonistes d’un spectacle sélectionné : ce cas s’est-il déjà produit ? Que faites-vous dans une telle situation ?
Mme Ève Lombart. Aucun cas ne me vient à l’esprit. Le festival propose des créations, donc nous accompagnons des projets qui sont présentés pour la première fois : un dialogue très étroit se noue entre la direction de la programmation et le porteur de projet. La direction sélectionne des projets, après une délibération collective, sur le fondement de leur qualité, de leur intention, de leur propos et de leur organisation. De grandes disparités existent entre certains projets nationaux et internationaux. L’accompagnement que nous assurons varie selon le processus de création. Il est plus aisé d’accompagner un projet développé dans notre lieu de résidence à Avignon, la FabricA, qu’une création élaborée à des milliers de kilomètres.
Nous sommes très vigilants sur les violences. Notre premier réflexe est d’écouter les victimes et de respecter leur dignité. Nous avons conscience de notre rôle de mise en lumière de ces problèmes et de leur impact. Nous veillons également à la nature et à la gravité des faits reprochés à une personne, notamment à leur caractère attesté ou non.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous n’avez jamais été confrontée à une accusation portée contre une personne d’un spectacle programmé au festival ?
Mme Ève Lombart. Je n’ai aucun exemple en tête.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Deux pièces de Pierre Notte ont été déprogrammées du festival off.
Mme Ève Lombart. Oui.
Le festival off n’est pas coordonné, il est animé par une pluralité d’acteurs indépendants, même si l’association Avignon festival & compagnies (AF&C) joue un rôle de communication comportant une dimension structurante.
Nous travaillons très régulièrement avec les scènes permanentes, théâtres qui proposent une programmation toute l’année à Avignon. Deux directeurs de ces scènes siègent en tant que personnalités qualifiées dans notre conseil d’administration. Nous échangeons également avec la présidence d’AF&C, notamment sur des projets structurants concernant la ville et la politique environnementale : nous réfléchissons actuellement au développement d’une approche similaire sur la mobilité, puisque le festival d’Avignon se déploie dans toute la ville et n’est pas cantonné à une seule entité.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pourriez-vous nous présenter les dispositifs de signalement que vous avez déployés ? Un problème peut intervenir entre des spectateurs ou entre des techniciens : existe-t-il un numéro unique pour effectuer un signalement ? Combien de cas avez-vous recensés chaque année ?
Mme Ève Lombart. Notre dispositif de signalement s’adresse à nos salariés et aux personnes desquelles nous sommes les donneurs d’ordre, mais pas au public. Néanmoins, nos salariés étant en contact avec celui-ci, un signalement peut avoir pour origine une altercation entre un agent et un spectateur.
Lors de la préparation du festival, la direction et moi-même accueillons les équipes amenées à se trouver en contact direct avec le public ; comme elles peuvent être confrontées à des violences, nous les assurons de notre soutien total en cas d’incident. Il importe que les directeurs et moi-même incarnions ce message de fermeté, car nous sommes ceux qui peuvent intervenir en cas de difficulté – nous sommes, comme vous vous en doutez, extrêmement présents sur le terrain pendant toute la durée du festival.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Y a-t-il des personnes, identifiées par un badge, qui circulent dans les rues d’Avignon pour recueillir la parole d’éventuelles victimes, comme cela peut exister dans des festivals de musique ? Le festival d’Avignon comprend une dimension festive et nocturne qui peut accroître les risques : comment y faites-vous face, même si leur gestion ne vous incombe pas totalement ?
Mme Ève Lombart. Le plan de prévention, conçu à l’échelle de la ville, est piloté par la préfecture, et non par les organisateurs des spectacles, en raison de la taille de l’événement. Les associations sont nombreuses à être présentes ainsi que la Croix-Blanche pour la sécurité civile.
Nous avons tenté de faire venir des associations pour accompagner le public assistant à un spectacle qui faisait témoigner des femmes victimes de violences et qui pouvait heurter certaines sensibilités. Les associations n’ont pas pu effectuer ce travail par manque de disponibilité : le festival d’Avignon dure trois semaines, et il est difficile pour de telles structures de répondre à ce type de demande.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous avez affirmé qu’il n’y avait pas eu de violences commises par une personne participant à une pièce programmée, mais pas encore jouée à Avignon.
Mme Ève Lombart. Depuis votre précédente question, un exemple m’est revenu à l’esprit.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Très bien, vous pourrez l’évoquer. Avez-vous pensé à un protocole à appliquer dans une telle situation, à l’image de l’action du collectif RESPECT dans le cinéma, qui qualifie de « film abîmé » une œuvre cinématographique entachée de violences lors de sa fabrication ? Y a-t-il des « pièces abîmées » ?
Avez-vous reçu les représentants du mouvement MeTooThéâtre pour lutter contre les VHSS dans ce secteur ?
Mme Ève Lombart. Il me vient en tête l’exemple d’une création de Krystian Lupa qui n’a finalement pas eu lieu, car des faits de violence morale et psychologique du metteur en scène avaient émergé dans le cadre des répétitions à la Comédie de Genève à l’encontre des équipes. Dès qu’il en a été informé, le directeur du festival d’Avignon s’est rendu sur place pour discuter avec les parties prenantes et échanger avec le metteur en scène, qui a reconnu les erreurs qu’il avait commises – il est important de considérer également la position de l’auteur des violences. L’équipe étant favorable à poursuivre le travail dans des conditions protectrices, le festival a étudié la possibilité de reprendre le processus de création. Malheureusement, le calendrier ne nous a pas permis de fixer les répétitions dans un délai suffisant pour garantir que le spectacle serait présenté aux dates prévues. C’est la raison pour laquelle nous l’avons annulé. Néanmoins, nous avons soutenu le théâtre de l’Odéon, qui était notre coproducteur, lorsqu’il a voulu reprendre la démarche. La création a finalement eu lieu.
Nous avons accueilli MeTooThéâtre lors d’une rencontre professionnelle l’été dernier, dans le cadre d’un débat animé par Audiens sur l’évolution des pratiques professionnelles responsables dans le spectacle vivant. Leur intervention portait sur la lutte contre les VSS.
M. Erwan Balanant, rapporteur. C’est la préfecture de Vaucluse qui assure la sécurité civile lors du festival d’Avignon. Savez-vous si elle porte une attention particulière à la prévention des VSS ?
Vous n’avez pas répondu sur le nombre de signalements reçus dans le cadre du dispositif instauré pour les salariés du festival. Un nombre élevé de signalements n’est pas nécessairement mauvais signe : il indique que les gens parlent car ils ont la possibilité d’être entendus. C’est un indicateur important.
Mme Ève Lombart. La question de la sécurité des publics est évidemment traitée par un dispositif policier et militaire important, mais le sujet spécifique des VSS n’a pas été abordé au cours des réunions préparatoires auxquelles j’ai participé avec la préfecture de Vaucluse.
Le nombre de signalements a évolué depuis la mise en place des procédures. En 2021, j’ai recueilli deux signalements à la toute fin du festival ; en 2022, un signalement ; en 2023, onze signalements ; en 2024, neuf signalements. En 2021 et 2022, les signalements étaient postérieurs au festival. En 2024, ils me sont parvenus dès le début, ce qui est rassurant.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Avez-vous eu des difficultés à traiter ces signalements ?
Mme Ève Lombart. Le traitement est à la fois difficile, car les signalements interrogent des situations de travail douloureuses, et délicat, car la peur des représailles et du regard du collectif pousse les autrices à demander la confidentialité. Cette confidentialité est un gage de confiance : c’est parce que nous la respectons, même si cela complique la conduite des enquêtes, que nous continuons de recevoir des signalements. Je suis chargée de la conduite de ces enquêtes et je le fais de manière extrêmement confidentielle, quitte à ne pas mettre dans la confidence les supérieurs hiérarchiques des témoins ou des auteurs des signalements.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. D’autres personnes que vous interviennent-elles dans ces enquêtes ?
Mme Ève Lombart. L’auteur du signalement ou le témoin peut choisir d’être accompagné par un référent VHSS. Cette possibilité lui est systématiquement présentée.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est une lourde responsabilité pour vous.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Ces enquêtes ont-elles eu des suites judiciaires ? Avez-vous, par exemple, fait un signalement au procureur ?
Mme Ève Lombart. Tous les signalements ont été traités avec vigilance et fermeté ; quand nous en avions la possibilité, ils ont débouché sur une sanction. Malheureusement, cela n’est pas toujours possible en raison de la durée du contrat, qui se termine parfois avant que l’enquête ait pu établir les faits.
Nous n’avons jamais fait de signalement au procureur. Dans les cas les plus difficiles – tentative de viol ou agression sexuelle caractérisée – qui dépassaient notre périmètre d’intervention d’employeur, j’ai invité les personnes à entamer une procédure judiciaire. Elles m’ont systématiquement demandé de ne pas agir afin de ne pas entraver leur choix dans la façon de mener ce processus judiciaire.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Lorsque les faits n’ont pas lieu dans le cadre du travail, même s’ils concernent des personnes qui travaillent ensemble, l’employeur n’a pas de levier d’action. Ce sujet est revenu régulièrement au cours des auditions.
Mme Ève Lombart. C’est ce qui rend l’appréciation si délicate : même si les personnes travaillent ensemble, la violence survient souvent hors du temps et du lieu de travail. Nous essayons d’agir, mais le pouvoir disciplinaire de l’employeur est limité par le code du travail.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les victimes ont-elles sollicité la cellule Audiens ou effectué un signalement auprès d’elle ? Avez-vous ouvert un dialogue avec Audiens pour recevoir des conseils sur la manière de traiter le sujet ?
Mme Ève Lombart. À ma connaissance, aucune victime n’a indiqué avoir saisi la cellule Audiens, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne l’ont pas fait. En revanche, je peux témoigner du fait que le Planning familial, qui est un interlocuteur présent physiquement lors du festival et dont les coordonnées sont disponibles dans le processus de signalement, a régulièrement été saisi pour des faits survenus hors situation de travail. Cela me pousse à dire qu’un interlocuteur identifié et physiquement présent est plus efficace qu’une cellule dont on ne connaît que le numéro de téléphone.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Si j’ai bien compris, 750 salariés – c’est beaucoup ! – sont présents lors du festival, intermittents du spectacle pour la plupart, et doivent suivre une formation préalable. J’aimerais connaître son coût financier, car il s’agit d’un investissement important. J’ai également cru comprendre qu’il vous était arrivé de ne pas recruter certaines personnes à l’issue de cette formation. Est-ce le cas ?
Mme Ève Lombart. Les salariés sont déjà sous contrat quand ils entament la formation. J’ai évoqué le cas de référents VHSS temporaires ayant suivi la formation qui auraient été identifiés par le Planning familial comme n’ayant pas un profil adapté à ce rôle : ceux-ci auraient pu ne pas être habilités par l’employeur.
Nous dispensons 2 300 heures de formation, ce qui, pour un coût horaire moyen de 14 euros, avoisine une dépense de 56 000 euros.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Onze signalements à gérer en 2023 en plus de l’organisation du festival d’Avignon, c’est énorme pour une seule personne, compte tenu du temps nécessaire pour prendre une décision solide sur chaque cas. J’entends que la décision finale vous revienne, mais pourquoi concentrer ainsi le travail ?
Mme Ève Lombart. Nous sommes deux. La répartition s’est faite par niveau de compétence : ayant été formée à l’écoute et à la sensibilisation sur les violences sexuelles et sexistes, j’ai été désignée, avec la responsable des ressources humaines, comme référente VHSS. Ce n’était pas un choix de concentrer un tel volume d’enquêtes sur une seule personne ; nous avons été surprises par le nombre de signalements.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Et pour l’année prochaine ?
Mme Ève Lombart. Nous n’avons pas encore eu cette discussion, mais cela fait partie des réflexions qui m’animent. Comme vous l’avez souligné, un tel travail demande beaucoup d’investissement et il est parfois difficile à supporter. Il doit être partagé pour garantir la qualité du traitement des signalements.
Je me demande, sans avoir de position tranchée, s’il faut externaliser les enquêtes. Le fait de connaître de l’intérieur le festival d’Avignon oriente ma façon de rechercher l’information et de poser des questions, car je suis au fait de la complexité des situations de travail et des relations entre les personnes. Il me semble qu’une personnalité extérieure aurait plus de difficulté à dérouler le fil.
M. Emeric Salmon (RN). Vous avez parlé de 750 salariés, dont 30 permanents en CDI, auxquels s’ajoutent 600 à 700 artistes non salariés. Les cas de violences touchent-ils davantage les personnes présentes temporairement ? Je vous pose la question car les auditions précédentes ont mis en lumière le fait que l’intermittence créait des conditions propices aux agressions. Par ailleurs, comment réagiriez-vous si des faits étaient rapportés concernant les artistes non salariés ? De même, quelle serait votre réaction s’ils concernaient l’un des 30 salariés en CDI, qui ont nécessairement un lien plus fort avec le festival ?
Mme Ève Lombart. Les personnes non salariées sont également destinataires du dispositif de signalement, dont l’existence est communiquée aux compagnies. Comme je l’ai dit précédemment, nous sommes présents au maximum dans le processus de création ; à ce titre, si un événement de violence nous est rapporté, nous jouons un rôle de médiateur pour que l’employeur agisse avec un niveau d’exigence égal au nôtre.
Il est arrivé que l’une de nos salariées rencontre une difficulté avec un membre d’une compagnie ; même sans disposer d’un pouvoir de sanction, nous avons accueilli sa parole, alerté les responsables et exigé que les membres de la compagnie suivent une formation, ce qui a été fait.
M. Erwan Balanant, rapporteur. La compagnie n’avait-elle pas fait suivre de formation à ses membres ? Il doit y avoir un trou dans la raquette. Les compagnies reçoivent des subventions pour cela.
Mme Ève Lombart. Je ne saurais le dire. Le signalement a eu lieu à la fin du festival ; comme plusieurs membres de la compagnie étaient concernés, nous avons tiré la sonnette d’alarme sur le manque visible de formation.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le festival d’Avignon est coproducteur de certains spectacles qu’il accompagne du début à la fin ; il leur alloue des moyens, choisit le metteur en scène et accueille les artistes en résidence. Avez-vous mené une réflexion sur la représentation au théâtre des interrogations sociétales que sont l’égalité hommes-femmes et les violences envers les femmes ? Avez-vous des projets de production ?
Mme Ève Lombart. Nous avons fixé une règle paritaire pour la programmation que nous respectons depuis la prise de fonctions de Tiago Rodrigues en 2023.
Nous sommes coproducteurs de tous les spectacles présentés, au sens où nous les finançons à hauteur de 36 à 38 %. Nous sommes également producteurs délégués de certains d’entre eux, ce qui signifie que nous sommes employeurs. C’était le cas de deux spectacles l’année dernière. Notre choix n’est pas orienté par la thématique du spectacle, mais par le projet artistique global. L’une des productions déléguées de l’année dernière, mise en scène par Tiago Rodrigues, traitait de la violence à l’endroit des mineurs en institution médicalisée.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Ma dernière question dépasse un peu le champ de la commission d’enquête. Certains des spectacles présentés à Avignon sont ensuite repris dans d’autres théâtres. J’imagine que vous avez un circuit de coproduction ?
Mme Ève Lombart. Oui.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous propose d’arrêter ici l’audition. Je ne vous ai pas demandé si vous aviez eu des soucis avec Gérard Depardieu ou Philippe Caubère, mais je retiens une évolution nette depuis deux ans dont témoigne l’augmentation du nombre de signalements. C’est une prise de conscience qui mérite d’être saluée. Nous restons à votre disposition si vous souhaitez nous transmettre d’autres éléments avant la fin du travail de la commission d’enquête, dont le rapport sera publié en avril.
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La commission auditionne ensuite M. Alexander Neef, directeur général de l’Opéra national de Paris, M. Martin Ajdari, directeur général adjoint, M. José Martinez, directeur de la Danse, Mme Myriam Mazouzi, directrice de l’Académie, Mme Elisabeth Platel, directrice de l’École de Danse, M. Olivier Aldeano, administrateur des formations musicales, et Mme Ariane Muraour, directrice des ressources humaines.
Présidence de M. Erwan Balanant, rapporteur.
M. Erwan Balanant, président. J’ai le plaisir d’accueillir M. Alexandre Neef, directeur général de l’Opéra national de Paris, M. Martin Ajdari, directeur général adjoint, M. José Martinez, directeur de la danse, Mme Myriam Mazouzi, directrice de l’Académie, Mme Élisabeth Platel, directrice de l’École de danse, M. Olivier Aldeano, administrateur des formations musicales, et Mme Ariane Muraour, directrice des ressources humaines. Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant.
Je vous remercie d’être venus aussi nombreux pour aborder les différentes facettes de l’activité de l’Opéra de Paris, même si un déplacement à l’École de danse nous a déjà permis d’en apercevoir une partie. Vous représentez une institution publique centrale et portez, à ce titre, une responsabilité particulière, proche d’un devoir d’exemplarité. Comment l’Opéra de Paris a-t-il pris le virage MeToo, dans ses différentes composantes – la danse, le chant, les formations musicales, les métiers techniques, la programmation et la mise en scène, l’enseignement et la transmission ? Quel est le bilan de votre action ?
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle qu’en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes entendues par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Alexandre Neef, M. Martin Ajdari, M. José Martinez, Mme Myriam Mazouzi, Mme Élisabeth Platel, M. Olivier Aldeano et Mme Ariane Muraour prêtent successivement serment.)
M. Alexandre Neef, directeur général de l’Opéra national de Paris. Vous l’avez dit, l’Opéra de Paris est l’une des grandes institutions culturelles. Je le connais bien car j’en ai été le directeur de casting, entre 2004 et 2008. J’ai ensuite dirigé la Compagnie nationale d’opéra du Canada – Canadian Opera Company –, à Toronto, de 2008 à 2020. J’occupe mes fonctions actuelles depuis le mois de septembre 2020, mon second mandat – jusqu’en 2032, soit deux mandats de six ans – étant déjà confirmé.
Je présenterai brièvement les missions de l’Opéra de Paris avant d’évoquer les grandes lignes du projet que nous avons mis en œuvre, notamment s’agissant des violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS). L’Opéra national de Paris est un établissement public industriel et commercial (Epic) sous la tutelle du ministère de la culture. Il occupe une place particulière au sein de la scène lyrique et chorégraphique en France, voire dans le monde, notamment en raison de l’intensité de son activité de spectacle : nous occupons quatre sites sur Paris – les deux théâtres que sont l’Opéra Bastille et le Palais Garnier, les Ateliers Berthier et l’École de danse. Notre défi quotidien consiste à attirer, chaque soir ou presque, 4 500 personnes pour remplir les deux théâtres ; nous présentons 30 productions et près de 380 levers de rideau par an ; nous accueillons environ 850 000 spectateurs chaque année dans nos salles ainsi qu’un million de visiteurs du Palais Garnier.
Deuxièmement, diverses missions nous sont conférées par le décret statutaire : rendre accessibles les spectacles de ballet, d’opéra et de concert au plus grand nombre ; former les artistes de demain, l’Académie jouant à cet égard un rôle éminent, avec des artistes – chanteurs et musiciens – en résidence ; dispenser l’enseignement au sein de l’École de danse à Nanterre ; s’ouvrir au public le plus large, avec une programmation et des tarifs dédiés, proposer des programmes d’éducation artistique et culturelle avec l’Académie, comme « L’Opéra en Guyane » et « Dix mois d’école et d’opéra » ; rayonner, en France et à l’international, avec de nombreuses tournées, une diffusion à la télévision, au cinéma et sur notre propre plateforme de streaming – Paris Opera Play (POP).
Troisièmement, en raison de la diversité de nos métiers et de nos savoir-faire, nous employons près de 1 500 salariés permanents et quelques centaines d’équivalents temps plein (ETP) en CDD, soit plusieurs milliers de contrats par an. Nous avons de nombreux collectifs artistiques, 154 danseurs dans le ballet, un orchestre de 175 musiciens, environ 100 artistes des chœurs, une petite troupe lyrique ; les ateliers des costumes, décors, accessoires, coiffure et maquillage sont intégrés ; toute production de l’Opéra de Paris est presque entièrement réalisée dans nos ateliers.
Enfin, notre modèle économique nous confère une place particulière. Notre budget annuel s’élève à près de 250 millions d’euros, couverts majoritairement – à presque 60 % – par des ressources propres.
Depuis ma nomination, nous avons élaboré un projet. Il prévoit plusieurs actions : remplir les missions statutaires de l’Opéra ; assurer le redressement économique après la crise sanitaire – le budget était déjà à l’équilibre en 2023, avec deux ans d’avance sur la feuille de route contractualisée avec l’État, grâce à un taux moyen de fréquentation de 93 % ; mieux affirmer la dimension sociale et sociétale de l’Opéra de Paris, sa place dans la cité, et veiller à ce qu’il soit en phase avec son temps.
La nécessité d’être en prise avec les enjeux de société se traduit par une attention particulière portée aux sujets suivants : mettre la programmation en phase avec des thèmes qui ont une forte résonance ; former les artistes de demain au sein de l’Académie et de l’École de danse ; adopter une politique d’ouverture avec un fort engagement territorial et en faveur du jeune public et des familles ; s’engager pour le développement durable – Collectif 17 h 25, plan de sobriété énergétique ; encourager la diversité, sujet sur lequel nous avons évolué. Sur ce dernier point, nous avons commandé un rapport ; il existe désormais un comité consultatif et une référente ; il s’agit aussi de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Ces inflexions sont présentées dans le document qui vous a été transmis. Ainsi, de nombreuses femmes occupent des fonctions clés de la programmation artistique – metteuse en scène, cheffe d’orchestre – et de la direction. Ces actions nous ont permis d’obtenir et de renouveler les deux labels Diversité et Égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.
Nous avons veillé à intégrer pleinement la question des VHSS, en agissant sur différents champs : formation et sensibilisation systématiques ; écoute et accompagnement des victimes ; innovation avec l’intervention des coordinateurs d’intimité sur certaines productions ; sanctions.
J’évoquerai brièvement certaines des dispositions détaillées dans le document qui vous a été transmis : signature d’accords collectifs – sur l’égalité professionnelle ou sur la gestion des emplois et des parcours professionnels – qui soutiennent la politique de lutte contre les VHSS ; mise en place de dispositifs d’écoute et de signalement avec la désignation de référents VHSS au sein de la direction comme parmi des représentants des salariés, pour rendre effective la remontée d’information ; généralisation des formations à la lutte contre les VHSS – 84 % des salariés de l’Opéra en avaient bénéficié au 31 décembre 2024.
S’il restera toujours du chemin, nous avons déjà bien avancé. Nous avons également affirmé notre volonté que chaque signalement auprès de la direction donne lieu à une enquête interne. De même, chaque agissement répréhensible avéré entraînera une sanction – décisions internes allant de l’avertissement au licenciement, mise à l’écart ou renvoi d’artistes invités. Cela explique sans doute la libération de la parole que nous avons observée : le nombre de signalements a nettement augmenté ces dernières années.
M. Martin Ajdari, directeur général adjoint de l’Opéra national de Paris. Les documents que nous vous avons transmis en amont de cette audition illustrent le type de démarches engagées, allant des accords collectifs aux guides, chartes et formations. Nous vous avons également communiqué des données statistiques sur la place des femmes dans la programmation, en particulier s’agissant des rôles emblématiques de metteur ou metteuse en scène, chef ou cheffe d’orchestre, historiquement ultra-majoritairement attribués à des hommes : cela reste le cas, mais dans une moindre mesure.
M. Erwan Balanant, président. Nous avons eu un aperçu des dispositifs mis en place en visitant l’École : ils vont dans le bon sens. Dans une enquête de 2018, 75 % des danseurs de l’Opéra disaient avoir été victimes ou témoins de pratiques de harcèlement moral. Ces chiffres sont conséquents et laissent supposer que les violences sexistes et sexuelles sont également susceptibles d’être nombreuses. Comment avez-vous travaillé sur ce sujet ?
Par ailleurs, vous nous avez indiqué les actions de formation et de sensibilisation menées auprès des salariés, danseurs et musiciens directement employés par l’Opéra. Qu’en est-il des personnes résidentes ou invitées ? Au préalable, faites-nous part des mesures prises depuis 2018 : sont-elles suffisantes ou des efforts sont-ils encore nécessaires ?
M. Martin Ajdari. En 2018 et 2019, différents documents ont été échangés entre certains représentants des danseurs et la direction de l’époque. Un sondage a été réalisé par les danseurs eux-mêmes, dans des conditions largement contestées par la direction, d’un point de vue méthodologique. Néanmoins, une enquête a ensuite été confiée au cabinet Socialconseil, qui a réalisé une étude. Si celle-ci a permis de constater l’existence d’interrogations et de mal-être divers, elle s’est avérée bien moins radicale que le sondage des danseurs.
Les artistes invités sont des salariés, dont le contrat d’embauche mentionne les obligations – celles qui figurent dans le règlement intérieur. Bien sûr, d’un point de vue relationnel, nous les gérons différemment des salariés permanents.
M. José Martinez, directeur de la Danse de l’Opéra national de Paris. J’ai pris mes fonctions en décembre 2022, après avoir pris connaissance du sondage, qui reflétait un manque de dialogue entre la direction et les danseurs. Ces derniers souhaitaient en effet être accompagnés dans leur parcours artistique et connaître leur place au sein de l’institution. Or la pratique managériale contribuait à leur donner un sentiment d’exclusion.
L’une de mes priorités, dès mon arrivée, a consisté à réaliser des entretiens individuels, non seulement avec chacun des 154 danseurs, mais aussi avec chacune des personnes travaillant au sein de la direction de la danse – quarante d’entre elles ne sont pas des danseurs. La question était aussi celle du travail en équipe : le qualificatif de « harcèlement » était sans doute lié à l’absence de dialogue et de coordination entre chaque maître de ballet ou chaque personne directement en contact avec les danseurs et la direction. Les danseurs voulaient obtenir plus d’informations et travailler en équipe. Peu à peu, une relation de confiance s’est installée. Le dialogue est désormais beaucoup plus facile : lorsque quelqu’un a besoin de me parler, ma porte est ouverte.
Je ne suis néanmoins pas toujours présent dans le studio – ce sont les maîtres de ballet qui le sont, ainsi que, le cas échéant, des répétiteurs invités. L’un de ces derniers a posé problème, tenant des propos racistes et dénigrants envers les danseurs : à la suite d’une première alerte, nous avons interrogé les danseurs et les maîtres de ballet, les représentants de proximité se sont déplacés et le directeur général a été sollicité. La personne en cause a été remerciée et les autres maîtres de ballet ont dû absorber sa charge de travail, ce qui a mis le spectacle en difficulté. Cela a néanmoins contribué à installer la relation de confiance avec les danseurs, qui se sont sentis écoutés et ont apprécié la vitesse de réaction.
Lorsqu’une nouvelle équipe arrive, nous organisons une réunion de la direction de la danse avec tous les maîtres de ballet, non pas pour leur dire comment travailler, mais pour leur faire quelques recommandations. Ainsi, il faut demander la permission à un danseur avant de le toucher pour lui montrer un mouvement. Ces questions sont générationnelles : pour les chorégraphes ou assistants très jeunes, la question ne se pose pas, mais les personnes plus âgées sont habituées à travailler autrement.
M. Erwan Balanant, président. Lorsque l’on ne connaît pas le milieu de la danse et de l’opéra, on imagine un monde de compétitions entre danseurs, d’autant plus violentes que tous s’entraînent au même endroit. Comment gérez-vous cela ? La formation intègre-t-elle la question du vivre ensemble, dans une relative opposition, sans qu’elle ne soit frontale ? Comment apprendre à de jeunes – ou moins jeunes – gens à travailler ensemble, tout en sachant que l’on choisira le meilleur d’entre eux ou elles ? Avez-vous été accompagnés pour installer de nouvelles pratiques pédagogiques et de formation sur ces sujets très particuliers ?
M. José Martinez. Il s’agit effectivement d’un monde de compétition : chaque chorégraphe ne retient que quelques-uns des 154 danseurs auditionnés pour sa pièce ou ballet. Nous avons toutefois la chance de disposer de deux théâtres, avec 190 spectacles par an : les danseurs arrivent toujours à participer à l’un d’entre eux. En outre, certains danseurs ont un profil plutôt contemporain, tandis que d’autres sont plus classiques : chacun est dirigé vers ce qu’il fait de mieux. La compétition est certes présente et le concours de promotion interne se tient chaque année. Le danseur connaît un moment difficile dans sa vie lorsqu’il cesse de progresser dans la hiérarchie ; il faut l’accompagner dans cette période. Mon expérience ces deux dernières années m’a montré qu’il faut expliquer au danseur pourquoi il n’est pas choisi : le chorégraphe cherche telle qualité, telle autre façon de danser ou une manière de transmettre l’émotion, sans que cela ne remette en question la valeur de la personne. Ce qui compte est de montrer à chaque danseur qu’il a sa place, ce qui correspond à la demande faite en 2018.
M. Erwan Balanant, président. Nous le savons, tout le monde ne finit pas danseur étoile. Or chaque danseur ou danseuse qui débute rêve de devenir danseur étoile. Avez-vous sollicité l’aide de psychologues ou de spécialistes pour les accompagner dans la gestion de leur carrière, qui n’est pas toujours celle imaginée ? Comment détermine-t-on qui deviendra danseur étoile ? Qui prend la décision ?
M. José Martinez. Lors de mes précédentes fonctions, après avoir arrêté de danser en 2011, j’ai dirigé pendant huit ans la Compagnie nationale de danse à Madrid. J’y ai été accompagné sur les questions de management : le ministère de la culture voulait que cette compagnie, au profil exclusivement contemporain, devienne nationale et inclue de la danse classique. Je me suis trouvé face à des danseurs qui ne voulaient pas travailler avec moi, refusant les ballets classiques au profit de la danse contemporaine. Je les ai incités à faire un pas vers la nouvelle identité de la compagnie tout en tenant compte de leur qualité dans la programmation des ballets. J’ai reçu de l’aide pour cette étape difficile.
J’ai pris mes fonctions à l’Opéra après une expérience de vingt-quatre ans en tant que danseur, laquelle m’a permis de connaître toutes ces étapes. Lorsque l’on intègre l’École de danse, le premier objectif est de faire partie du ballet. Puis l’on continue à avancer, jusqu’à ce que la progression s’arrête. À cet égard, le cas le plus complexe est celui du premier danseur qui n’est pas nommé étoile, dans la mesure où le titre de danseur étoile ouvre l’accès aux rôles. J’évoque alors avec les personnes concernées le fait que les chorégraphes peuvent choisir des danseurs qui ne sont pas étoile, si bien que l’épanouissement artistique se fera quand même. Ainsi, certains danseurs sont devenus excellents en danse contemporaine et sont choisis par les chorégraphes.
M. Erwan Balanant, président. En visitant l’École, nous avons constaté qu’il s’agit d’une carrière très spécifique, qui commence très jeune et s’achève vers 42,5 ans, ce qui revêt une certaine violence. Comment accompagnez-vous la fin de carrière, hormis l’aspect financier, assez avantageux – à juste titre d’ailleurs ?
M. José Martinez. Les choses sont déjà décidées : lorsque l’on est danseur, on est programmé pour cela. À partir de 35 ans, un danseur commence à penser à l’après Opéra de Paris. Il existe énormément de formations et un accompagnement est proposé aux danseurs qui veulent rester dans la compagnie, en tant que maîtres de ballet ou professeurs de danse ; d’autres reconversions sont complètement différentes.
Mme Ariane Muraour, directrice des ressources humaines de l’Opéra national de Paris. Nous accompagnons les danseurs dans leur reconversion, en lien avec la danse ou totalement différente – nous avons des partenariats avec des écoles –, sur une année ou plus.
Mme Myriam Mazouzi, directrice de l’Académie de l’Opéra national de Paris. Un danseur a par exemple effectué son année de reconversion à l’Académie en tant que metteur en scène en résidence.
M. Erwan Balanant, président. Il a trouvé le moyen de ne pas quitter l’Opéra ! Je reviens sur les VHSS. Comment les gérez-vous ? Comment les plaignants ou les victimes peuvent-ils signaler les faits ? Comment ces derniers sont-ils remontés et traités ? Quelles suites donnez-vous à ces signalements ?
Mme Ariane Muraour. Il existe plusieurs procédures, externes et interne. Les premières sont celles du signalement auprès des cellules du ministère de la culture et d’Audiens. Nous avons également une procédure interne de traitement de tous types de violence. Nous avons publié un petit guide, très clair, à destination de l’ensemble de nos salariés permanents et non permanents. Les personnes à qui ils peuvent s’adresser sont nombreuses : les référents en matière de violences au travail sont au nombre de trois pour la direction et deux représentants du personnel, sans oublier les représentants de proximité, les managers ou moi-même.
La saisine d’un référent n’est toutefois pas obligatoire : dès lors que nous recevons un signalement, une enquête interne est diligentée. Elle est effectuée par les référents violences, en toute confidentialité : après réception des témoignages, une enquête contradictoire est menée, avant l’établissement d’une conclusion. Les sanctions sont diverses, allant du rappel à l’ordre au licenciement.
M. Erwan Balanant, président. Cette procédure vaut-elle pour l’ensemble des salariés ?
Mme Ariane Muraour. Oui, tout à fait, elle concerne l’ensemble de nos salariés.
M. Erwan Balanant, président. Quel est le nombre de signalements annuels ?
Mme Ariane Muraour. En 2024, il y a eu huit signalements, dont deux sont encore en cours d’examen. Les années précédentes, ils étaient au nombre de cinq.
M. Erwan Balanant, président. Pendant le temps des enquêtes internes, êtes-vous parfois amenés à isoler des personnes ou à les séparer ?
Mme Ariane Muraour. Oui, à les protéger.
M. Erwan Balanant, président. Dans le cas de faits pénalement répréhensibles, vous est-il arrivé de transmettre à la justice ou de dialoguer avec les victimes pour savoir si elles le souhaitaient ?
Mme Ariane Muraour. Je n’ai pas l’ensemble des faits en tête car j’occupe mon poste depuis moins de deux ans. Mais je sais que des signalements à la justice ont déjà été faits.
M. Erwan Balanant, président. Les documents que vous nous avez remis font état de différents dispositifs en matière de prévention – dont notamment des rendez-vous à la machine à café, ce que je trouve assez malin.
Ces réunions sont-elles fréquentes ? Organisez-vous en complément des formations dédiées pour chacun des salariés ? Ceux d’entre eux qui sont davantage exposés à des risques bénéficient-ils d’une attention renforcée ?
Mme Ariane Muraour. Le but est de former 100 % de nos salariés.
Des formations adaptées et plus poussées sont organisées pour les managers et les référents. À ce stade, 84 % des salariés ont bénéficié d’une formation et l’effort sera poursuivi au cours des prochaines semaines.
Nous essayons de systématiser des formations récurrentes pour les personnes les plus exposées à des risques.
M. Erwan Balanant, président. L’association Colosse aux pieds d’argile dispense les formations au sein de l’École de danse. Qui assure la formation des autres salariés ?
Mme Ariane Muraour. Le groupe Egaé. Il est agréé par le ministère de la culture.
M. Emeric Salmon (RN). On a évoqué la retraite à 42 ans et demi, mais à quel âge entre-t-on à l’Opéra de Paris ? La formation est longue pour les jeunes. Sont-ils mineurs ou majeurs ?
Si certains sont très jeunes, ont-ils déjà un contrat de travail pendant leur période de formation ? Lors de nombreuses auditions précédentes, on a vu que le statut des personnes potentiellement victimes jouait un rôle important dans la survenance des VSS.
Des mesures spécifiques sont-elles prévues pour les jeunes ?
Mme Elisabeth Platel, directrice de l’École de danse. On peut présenter sa candidature à l’École de danse à partir de 8 ans, ce qui fait que les plus jeunes rentrent à 8 ans et demi.
Nous avons actuellement 153 élèves, dont seulement 5 sont majeurs. Le parcours de formation comprend six niveaux et les jeunes peuvent l’achever entre 16 et 18 ans.
Lorsqu’ils dansent, ils ont un contrat de travail avec l’Opéra, lequel procède à toutes les déclarations requises auprès de la direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets), notamment en ce qui concerne le travail de nuit pour les enfants de moins de 16 ans.
Mme Myriam Mazouzi. Les trente jeunes artistes en formation à l’Académie ont un contrat de travail. Ils sont très majoritairement majeurs, même s’ils peuvent avoir seulement 18 ou 19 ans.
Comme ces jeunes gens viennent du monde entier, un accompagnement spécifique est organisé.
M. Alexander Neef. Je précise que cet accompagnement n’est pas seulement en français. Il est de plus en plus fait en anglais, car des artistes du monde entier viennent se former à l’Académie. Ils apprennent le français lorsqu’ils sont ici.
Présidence de Mme Sandrine Rousseau
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le rapport au corps est évidemment particulier dans la danse.
Le document que vous nous avez transmis indique qu’une réflexion est en cours sur la coordination d’intimité. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
On sait que ce métier se développe beaucoup. La coordination d’intimité présente-t-elle des spécificités dans le domaine de la danse – qu’elle soit classique ou contemporaine – par rapport au cinéma ?
Il va falloir former davantage de personnes au métier de coordinateur d’intimité. Pensez-vous qu’il faut envisager cette formation de manière globale ou bien doit-on s’orienter vers une spécialisation pour la danse, d’une part, et pour le théâtre et le cinéma, d’autre part ?
M. Martin Ajdari. La coordination d’intimité est plus proche du monde du cinéma et du théâtre lorsqu’il s’agit de l’art lyrique, car il suppose une forme de mise en scène explicite. Cette dernière est beaucoup plus symbolique pour la danse. Les deux registres sont différents.
Nous avons commencé à travailler avec des coordinateurs d’intimité depuis deux ans, à l’occasion de productions lyriques dont le thème semblait s’y prêter plus particulièrement. En l’occurrence nous avons débuté avec Salomé – avec une mise en scène qui était assez affirmée…
Cela a aussi permis à l’ensemble des équipes artistiques de découvrir comment s’exprimer sur ce qui était auparavant relégué dans le domaine du non-dit et éventuellement de la gêne. Cela n’a pas été évident du tout pour les artistes, qu’ils soient employés de manière permanente par l’Opéra de Paris ou habitués à se produire sur différentes scènes dans le monde. Leurs réactions ont été diverses, certains ne voyant pas l’intérêt de la coordination d’intimité, d’autres y trouvant un confort.
Nous souhaitons proposer une formation à la coordination d’intimité à nos salariés qui accompagnent la mise en scène, c’est-à-dire les assistants à la mise en scène et tous les personnels de la direction de la scène. Mais il faut aussi s’accoutumer à intégrer le travail de coordination d’intimité dans le processus de production. Nos artistes doivent s’habituer à ce que quelqu’un prenne contact avec eux pour leur demander si la mise en scène leur pose des problèmes et joue en quelque sorte le rôle de médiateur entre un interprète et un metteur en scène.
Dans le passé, des choses n’étaient pas dites parce que l’on n’osait pas. Les exigences artistiques primaient sur tout. Il faut donc essayer de favoriser cette appropriation progressive, surtout pour l’activité lyrique qui s’appuie sur une mise en scène plus explicite.
M. Alexander Neef. Au Canada, où se situait mon poste précédent, le recours à la coordination d’intimité était beaucoup plus courant bien avant 2020. L’Opéra de Paris a engagé une coordinatrice d’intimité pour la première fois lors de la production de Salomé pendant la saison 2022-2023.
Il y a une différence entre le ballet et le milieu lyrique. Dans ce dernier, la plupart des artistes sont des invités sous contrat pour une production spécifique pendant six à dix semaines, selon la durée des répétitions et le nombre de représentations. Du coup, on compose une équipe ad hoc. Ces artistes se connaissent souvent parce qu’ils ont chanté ensemble ailleurs, mais ils composent une nouvelle équipe avec un metteur en scène et un chef d’orchestre.
Il faut ensuite souligner que, dans le domaine lyrique, il y a toujours beaucoup de monde lors des répétitions – avec la distribution, le chef de chant qui joue du piano, le chef d’orchestre ou son assistant, le metteur en scène et son équipe, les accessoiristes, les techniciens et les régisseurs. Ce n’est donc pas toujours un cadre adapté pour travailler une scène intime.
Lors de la production de Salomé, la metteuse en scène avait des idées très spécifiques. Elle a travaillé à huis clos avec la chanteuse et une coordinatrice d’intimité, et c’est seulement lorsque la chanteuse s’est sentie à l’aise avec le résultat qu’elles l’ont montré aux collègues et à l’équipe.
C’était la première fois que l’on travaillait ainsi et ce processus a été assez fructueux pour prendre en compte le consentement. Les rapports de pouvoir sont très importants dans une mise en scène. Désormais il ne s’agit plus seulement d’exécuter les demandes d’un metteur en scène ou d’un chef d’orchestre : il faut aller vers ce qui ressemble à un dialogue, et la coordinatrice d’intimité a certainement facilité ce processus.
M. José Martinez. S’agissant de la danse, nous avons fait appel à un coach d’intimité pour la première reprise du ballet Mayerling. Il était interprété par des danseurs expérimentés, qui avaient l’habitude de travailler ensemble depuis des années. Ils ont indiqué par la suite qu’ils n’avaient pas ressenti le besoin d’avoir un tel coach, mais qu’ils se sentaient à l’aise car ils avaient quelqu’un avec qui ils pouvaient parler.
C’est selon moi beaucoup plus positif pour des danseurs plus jeunes, par exemple lors de ballets comme Barbe-Bleue mis en scène par Pina Bausch, où il y a une certaine violence. Cela leur permet d’analyser le mouvement et de ne pas s’en tenir à leur première impression.
Dans le cas de Barbe-Bleue, l’équipe était très pédagogue et très à l’écoute des danseurs et il n’y a pas eu de problèmes. Mais lors de discussions avec des jeunes danseurs, j’ai appris qu’ils s’étaient sentis très gênés lors des auditions pour le ballet Kontakthof, car on leur demandait d’être nus lors d’une partie du spectacle. Il n’y avait pas eu d’échanges sur ce point au préalable et ils se sont sentis forcés de le faire pour être choisis. Il s’agissait d’une audition de danse, mais avoir un coach d’intimité aurait été très utile.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous souhaiteriez qu’un coach d’intimité soit présent dès les auditions ?
M. José Martinez. Il faudrait employer un coach d’intimité lorsque sa présence est nécessaire en raison du thème abordé dans la pièce ou des choses à faire. Il n’est pas indispensable d’y recourir de manière systématique lors de toutes les auditions.
Celles-ci constituent le premier moment où s’établit un rapport direct. Lorsque c’est une reprise, on sait déjà de quoi il s’agit. Mais c’est différent pour une création, car le travail se fait au fur et à mesure.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les artistes invités sont nombreux en matière lyrique. Le travail de prévention et de formation que vous faites depuis quelques années pour vos salariés peut être mis à mal si des invités n’ont pas les mêmes pratiques et le même niveau d’exigence que ceux que nous essayons d’avoir en France.
Comment faites-vous face à une telle situation ? Pratiquez-vous des « mises au point » avec les invités, qu’il s’agisse d’un chorégraphe, d’un chanteur ou d’une équipe ? Êtes-vous en mesure de mettre fin à une collaboration si vous estimez que cela ne se passe pas comme vous le souhaitez ?
M. Alexander Neef. Tout à fait. L’écoute des équipes de la maison est vraiment primordiale. Il faut établir une relation de confiance. Dans le cas du lyrique, cette relation est nouée plutôt entre moi-même et les différents directeurs qui représentent les directions artistiques et leurs équipes, afin que l’information remonte et que l’on puisse agir.
Nous y avons beaucoup travaillé depuis mon arrivée, afin que le régisseur d’une production n’hésite pas à m’alerter par appel téléphonique, courriel ou texto quand des comportements posent problème. J’ai reçu dans mon bureau des chanteurs lyriques qui ne se sont pas conduits comme il le fallait et je leur ai expliqué qu’il fallait changer de comportement, faute de quoi, soit l’on se séparerait immédiatement, soit ils ne seraient plus invités.
Dans un cas, une personne n’a plus été invitée. Les équipes sont de moins en moins disposées à accepter des comportements de chefs d’orchestre, de metteurs en scène et de chanteurs stars qui ont été tolérés pendant très longtemps. Elles ne veulent plus travailler de cette manière et il faut que la direction les soutienne. Peu importe que la personne soit connue ou dispose d’un certain pouvoir : un mauvais comportement doit être sanctionné.
À la fin de l’année dernière, un costumier a eu un comportement très inapproprié envers une chanteuse et il a été interdit d’accès le jour même. Ce travail m’incombe souvent, mais je l’assume.
M. Erwan Balanant, rapporteur. L’augmentation du niveau d’exigence est-elle également perceptible dans les autres grandes scènes internationales ? Sommes-nous précurseurs ou simplement au même niveau que les autres ? Votre expérience ainsi que celle de M. Martinez sont intéressantes à cet égard.
M. Alexander Neef. De manière générale, le monde anglophone avait quelques années d’avance. Mais on a désormais atteint le même niveau d’exigence quasiment partout en Europe. C’est un changement générationnel. Dans le domaine du spectacle vivant, on crée des œuvres avec des artistes et les plus jeunes prennent le relais. Les nouvelles générations d’artistes traitent des répertoires qui sont de plus en plus anciens. Cela produit une tension lorsqu’ils travaillent avec des metteurs en scène qui sont un peu plus âgés et dont les comportements ne correspondent plus toujours aux attentes actuelles. Il faut désormais faire davantage preuve de pédagogie et traiter les troupes de manière un peu différente.
Ces cas se sont manifestés tant dans le domaine lyrique que dans celui de la danse. Il faut que la direction s’en occupe, sinon ce sont les salariés qui le feront, sous une forme potentiellement plus conflictuelle dans la salle de répétition. Nous devons accompagner tous les protagonistes.
La direction et les salariés n’acceptent plus l’idée selon laquelle la liberté du créateur suppose de tout permettre. On peut créer avec beaucoup de succès en respectant un cadre prédéfini par le règlement intérieur et en se comportant d’une manière digne des œuvres.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous aviez depuis de nombreuses années un partenariat avec la Maîtrise des Hauts-de-Seine. Vous avez suspendu cette collaboration depuis la rentrée 2024. Une enquête interne a été mise en place au sein de cette maîtrise, mais on peut douter qu’elle soit suffisante au vu de l’audition de son président et de sa directrice administrative et financière.
Disposez-vous d’éléments supplémentaires sur les conclusions de cette enquête, qui ne nous ont pas encore été transmises ? Comment envisagez-vous la suite avec cette institution ?
M. Alexander Neef. Nous avions en effet un partenariat avec la Maîtrise des Hauts-de-Seine depuis trente ans et elle a répondu à nos besoins pour les chœurs d’enfants et pour les solistes enfants.
Nous avons appris l’affaire par la presse en juillet, comme tout le monde. Nous nous sommes interrogés sur la nature de notre relation et nous avons préféré suspendre le partenariat par prudence, en attendant que la maîtrise nous apporte des précisions. J’estime que la gravité des faits publiés par la presse méritait qu’on les considère sérieusement. À partir de la rentrée, nous avons eu recours à des solistes et à un chœur d’enfants allemands pour La Flûte enchantée.
La Maîtrise des Hauts-de-Seine a lancé un audit interne, dont les résultats nous ont été présentés au mois de novembre. Ne jugeant pas suffisant le périmètre de cet audit, nous avons maintenu la suspension. La Maîtrise a donc été de nouveau remplacée pour la production de La Petite Renarde rusée, de Janáček. Cela a été un peu plus compliqué, car nous avons dû faire venir une maîtrise tchèque pour ce répertoire plutôt rare en France. Mais nous avons assumé cette décision parce que nous n’avons pas jugé satisfaisantes les conclusions qui nous ont été présentées.
Nous attendons toujours des nouvelles de la Maîtrise des Hauts-de-Seine au sujet de ce qui est reproché à son directeur et de l’engagement d’un processus d’enquête interne. C’est ce que nous avions exigé du président du conseil d’administration de la maîtrise. S’il nous arrivait la même chose, nous mènerions évidemment une enquête interne. C’est une démarche normale et l’absence de volonté de s’y engager nous amène à nous interroger.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous dites que vous avez reçu les résultats d’un audit en novembre. Sauf erreur de ma part, lors de leur audition les responsables de la Maîtrise nous ont répondu que les conclusions de l’audit n’avaient pas été rendues. Cela pose un petit problème car ils témoignaient devant une commission d’enquête parlementaire.
Pourriez-vous nous transmettre les éléments qui vous ont été fournis et que l’on n’a visiblement pas souhaité nous remettre juste avant les fêtes de fin d’année ?
M. Martin Ajdari. Ils nous ont présenté des résultats de leur audit. Mais je ne suis pas certain que ce dernier était terminé et qu’il ne restait pas encore des éléments à recueillir. Les résultats nous ont été présentés oralement, dans le bureau d’Alexander Neef – cette précision est peut-être utile.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Elle est très utile.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Comment faites-vous lorsqu’il faut travailler avec des enfants ? Avez-vous recours régulièrement aux services de coachs d’enfant ? Disposez-vous de telles compétences au sein de votre personnel ?
M. Alexander Neef. De manière générale, deux catégories d’enfants travaillent à l’Opéra de Paris : ceux de l’École de danse et les autres enfants, qui font pour l’essentiel partie des maîtrises. Ces derniers viennent avec leur propre encadrement mais sont aussi accompagnés par les équipes maison, notamment par les régisseurs de scène.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’Opéra de Paris ne compte donc pas de coach d’enfant dans son personnel permanent. Êtes-vous en mesure d’en proposer un lorsqu’une maîtrise n’en dispose pas ou n’a pas d’accompagnement spécifique ?
Je pose cette question car nous explorons l’ensemble du champ des possibles pour prendre toutes les mesures législatives nécessaires pour protéger au mieux les personnes.
M. Alexander Neef. Toutes les maîtrises avec lesquelles nous travaillons viennent avec leur encadrement – normalement leur chef de chœur pour l’encadrement musical mais aussi des encadrants administratifs.
Mme Myriam Mazouzi. S’agissant de l’Académie, l’orchestre lyrique a recruté une dizaine d’animateurs pour accompagner les quatre-vingts enfants qui participent au programme Apprentissage de l’orchestre (ADO). Ces animateurs ont bénéficié d’une formation dispensée par Colosse aux pieds d’argile au sujet des violences mais aussi du harcèlement entre enfants. Nous sommes donc attentifs à la formation des personnes qui encadrent des enfants – y compris lorsqu’elles sont en CDD.
M. Erwan Balanant, rapporteur. L’Opéra de Paris dispose depuis longtemps d’une école de danse, mais il n’en a pas dans le domaine lyrique. Pourrait-on en créer une, sans pour autant prendre des élèves très jeunes ? C’est déjà ce que fait l’Académie d’une certaine manière. Cela permettrait de transmettre la culture musicale.
Compte tenu des questions posées par le recours aux maîtrises, avez-vous réfléchi depuis juillet dernier à la possibilité de créer une telle école ou votre propre maîtrise ? Cela serait sans doute très compliqué et très dispendieux. On ne va pas creuser votre déficit alors même que vous nous avez indiqué que vous étiez en train d’atteindre vos objectifs financiers…
M. Alexander Neef. Il faut peut-être d’abord revenir sur le parcours de formation d’un chanteur lyrique soliste. Les chœurs d’enfants ou les solistes enfants sont utilisés de manière très spécifique, dans les opéras où ils sont prévus. Mais il n’y a pas de chemin direct amenant un enfant qui chante à devenir un chanteur adulte. La formation des enfants peut préparer à une formation lyrique d’adulte, mais cette dernière ne peut débuter avant que la voix adulte soit définitivement formée, c’est-à-dire à 17 ou 18 ans pour les garçons – et c’est un peu la même chose pour les femmes. Dans le monde entier, la formation préprofessionnelle et professionnelle est alors assurée par les conservatoires.
C’est un chemin plus tortueux que celui assez direct de la danse, qui commence à l’âge de 8 ou 9 ans, voire avant. Il en est de même pour les instrumentistes, qui débutent à 5 ou 6 ans. Pour un artiste lyrique professionnel, cela commence vraiment beaucoup plus tard.
Mme Myriam Mazouzi. Une fois que l’on a suivi tout le parcours en conservatoire, on peut passer des auditions pour entrer à l’Académie en tant que musicien ou que chanteur. C’est le volet formation professionnelle de l’Académie.
Elle a un autre volet qui consiste à prodiguer une éducation artistique et culturelle. Beaucoup d’enfants y participent, mais ils viennent avec leurs encadrants, très souvent dans le cadre d’un parcours scolaire ou de l’ADO.
Nous avons lancé ce dernier programme il y a un an et il participe d’une réflexion sur l’orchestre et les musiciens de demain. Il repose sur un partenariat avec une douzaine de conservatoires où l’on organise une pratique musicale collective, en espérant bien que dans dix ans des musiciens qui ont suivi ce parcours feront partie de l’orchestre de l’Opéra. C’est aussi à ce titre que nous sommes attentifs à la formation sur les VSS.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Estimez-vous que la formation dispensée par les conservatoires et les centres de formation va suffisamment loin s’agissant du corps, des VSS et des droits des artistes ? Lors de l’audition de représentants des conservatoires, on a vu que le niveau d’exigence variait selon le type de formation. Qu’en pensez-vous ?
Mme Myriam Mazouzi. Je ne peux pas me prononcer sur ce point car, si je sais ce que nous faisons, je ne dispose en revanche pas d’une vision claire de ce qui est fait dans les conservatoires.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il me semble que vous n’avez pas encore abordé la santé mentale des personnes dans un milieu très compétitif et extrêmement exigeant, tant du point de vue technique qu’artistique.
On a bien vu au cours de différentes auditions qu’il y avait un sujet de santé mentale, car certaines personnes étaient sous pression – notamment parce que d’aucuns exercent une pression exagérée, de manière toxique. Or certaines personnes y sont davantage sensibles que d’autres, et ce indépendamment du talent.
Par-delà les dispositifs destinés à lutter contre les violences, avez-vous mis en place des dispositifs d’accompagnement de la santé mentale ?
Mme Ariane Muraour. Nous avons créé une sous-commission de prévention des risques psycho-sociaux (RPS) au sein de la commission santé et sécurité du comité social et économique (CSE). Le champ des RPS est très large puisqu’il englobe les violences mais aussi les problèmes de santé mentale.
Cette sous-commission fonctionne de manière paritaire. Elle comprend des représentants du personnel élus et des représentants de la direction, tout en associant la médecine du travail et l’assistante sociale.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cela fait partie de vos missions, j’entends bien, mais avez-vous mis en place des dispositifs particuliers pour anticiper d’éventuels problèmes de santé mentale ?
M. José Martinez. Un pôle santé a été créé pour les danseurs, avec un médecin qui dispose d’une équipe de vacataires comprenant notamment des physiologistes et des ostéopathes. Une psychologue participe aussi à cet accompagnement. Il est d’ailleurs plus facile pour certains danseurs d’aller la voir que de parler à un supérieur hiérarchique. Les personnels du pôle santé accompagnent beaucoup de danseurs, en toute discrétion par rapport à l’encadrement.
M. Martin Ajdari. Plus largement, nous essayons de systématiser les entretiens annuels individuels pour tous les salariés permanents, qu’ils soient ou non artistes, tandis que nous avons un dispositif spécifique pour les danseurs car ils sont soumis à un risque particulier.
La commission paritaire de prévention des RPS permet d’avoir un maillage aussi complet que possible de l’établissement, au sein duquel les représentants des salariés ont par ailleurs historiquement une présence assez forte. Ils jouent le rôle de relais de leurs collègues.
Nous devons être plus vigilants et progresser en ce qui concerne les intermittents ou les artistes qui interviennent de manière plus ponctuelle. Ils sont peut-être moins informés sur les circuits d’alerte et, par définition, n’ont pas d’entretien annuel individuel.
Les représentants des salariés attirent parfois notre attention sur la situation de salariés non permanents et nous avons une marge de progression pour mettre davantage à disposition de ces derniers des mécanismes divers et variés de recueil d’alerte.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Comment le risque de blessure des danseurs et des chanteurs est-il géré ? Peut-il être pris en charge par la sécurité sociale dans le cadre d’une incapacité totale de travail (ITT) ?
Par ailleurs, une décision d’interruption d’une production en raison de faits délictuels ou que vous jugeriez inadmissibles pour votre institution peut-elle être couverte par une assurance ? Le risque est-il suffisamment pris en compte ou des évolutions sont-elles nécessaires ?
M. Alexander Neef. Il ne nous est jamais arrivé d’interrompre une production. L’enjeu est crucial pour nous, tant sur le plan commercial qu’artistique. Pour une production lyrique, l’approche consiste à remplacer la personne malade. Cela peut être difficile, surtout à la dernière minute, mais cela nous arrive, par exemple quand un chanteur soliste tombe malade la veille de la première. Celle-ci aura bien lieu, avec un remplaçant ; parfois, le rôle est joué par l’assistant à la mise en scène tandis que le chanteur chante depuis le proscenium. Cela nous oblige à bricoler un peu mais nous y parvenons.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Lorsqu’une coproduction repose sur un artiste – metteur en scène, chorégraphe ou chanteur principal –, toute l’économie du projet dépend de lui. Il peut arriver que vous décidiez d’arrêter la production en raison de faits commis par cette personne, qu’ils soient pénalement répréhensibles ou que vous les jugiez inadmissibles sur un plan moral. Un tel risque peut-il être couvert par les assurances ?
M. Martin Ajdari. Il faudrait pour cela que le risque soit assurable, ce qui suppose un nombre de cas conséquent. Je ne suis pas sûr de trouver un assureur qui accepte de le couvrir. De plus, l’existence d’une assurance ne nous empêcherait pas d’annuler une production si sa figure emblématique s’était livrée à des faits inacceptables pour le théâtre ; nous aurions alors à en assumer les conséquences économiques, même si elles sont lourdes. S’il était envisageable de recourir à une assurance à des conditions économiques correctes, nous pourrions l’assumer, mais ce serait une simple modalité économique de la décision radicale que nous devrions prendre.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Au cinéma, une offre assurantielle se met en place qui permet d’assurer pendant cinq jours, à hauteur de 500 000 euros, l’interruption d’un tournage le temps d’une enquête. Avez-vous déjà eu des discussions avec les assureurs en ce sens ?
M. Martin Ajdari. La question ne s’est pas posée mais nous sommes prêts à y réfléchir si des dispositifs d’assurance existent.
S’agissant de la sécurité, l’Opéra de Paris, en tant qu’Epic – établissement public industriel et commercial –, relève du droit du travail de droit commun. À ce titre, il a une obligation de sécurité à l’égard de ses salariés concernant l’ensemble des risques. Le théâtre lyrique et le ballet sont des activités risquées : blessures pour les danseurs ; troubles musculo-squelettiques, acoustiques, auditifs pour les musiciens ; exposition chimique et risques optiques importants en raison des projecteurs ; risques de chute d’objets ou de chute des salariés en coulisses, parce qu’ils sont concentrés sur leur activité alors qu’ils sont dans une semi-obscurité, ou sur scène, parce qu’ils sont surexposés à la lumière, avec des décors souvent volumineux et lourds en mouvement au-dessus de leur tête. L’environnement présente des risques, que l’on essaye de traiter de la façon la plus systématique et professionnelle dans le cadre de l’ensemble des dispositifs que le droit du travail prévoit et que nous renforçons parce que nous avons une exposition plus forte.
Nous avons d’ailleurs un taux d’accident du travail supérieur à la moyenne, ce qui n’est pas très surprenant : pour un danseur, chaque blessure est un accident du travail ; dès qu’un danseur ressent une douleur ou subit une blessure, on lui recommande de s’arrêter pour ne pas l’aggraver et pour se soigner. La prise en compte de la notion de sécurité, dans toutes ses dimensions, est de plus en plus systématique. Les risques psycho-sociaux et les VHSS s’inscrivent pleinement dans l’obligation de sécurité de l’employeur envers ses salariés.
Enfin, dans le questionnaire qui nous a été adressé, il nous était demandé si certains dispositifs pouvaient être améliorés. Les échanges que nous avons eus avec la Maîtrise des Hauts-de-Seine et les différents signalements auxquels nous sommes confrontés nous amènent à penser qu’il serait utile d’instituer un mécanisme public de reconnaissance de la qualité de tel ou tel organisme pour enquêter ou pour conseiller en cas de signalement de VHSS. Cela permettrait de lever le doute ou la suspicion sur la légitimité de l’organisme en question.
Il serait également intéressant, même si cela relève moins de la loi que du développement d’un outil, de proposer à la multitude d’intervenants ponctuels qui viennent sur les plateaux, dans les théâtres, de suivre une formation en ligne qui leur donnerait des bases minimales en la matière.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il existe un excellent Mooc – Massive Open Online Course, ou cours en ligne ouvert à tous – intitulé « Violences sexuelles et sexistes au travail », créé par Céline Leborgne-Ingelaere, chercheuse en droit à l’université de Lille. Il faudrait vérifier s’il est toujours en ligne.
Mme Myriam Mazouzi. Il serait par ailleurs utile pour l’établissement de disposer des remontées statistiques annuelles de la cellule d’écoute et d’alerte du ministère de la Culture.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pour répondre à Mme Mazouzi, nous nous posons la question de savoir comment les signalements peuvent déclencher des enquêtes. Si dix signalements concernant un même théâtre sont enregistrés, cela peut nous alerter. Ce point n’est pas complètement traité et nous devrons sans doute y réfléchir.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie chaleureusement pour le temps que vous nous avez consacré et pour votre disponibilité.
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Puis, la commission auditionne M. Éric Ruf, administrateur général de la Comédie française et M. Michel Roseau, directeur général.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le théâtre ne semble pas épargné par le fléau des violences et du harcèlement sexistes et sexuels, comme l’a montré l’émergence du mouvement MeTooThéâtre, qui a d’ailleurs eu pour origine des accusations de violences à l’encontre de l’un de vos pensionnaires.
En tant qu’institution publique de premier plan, la Comédie française porte à mon sens une responsabilité particulière en matière de lutte contre les violences, en particulier sexistes et sexuelles. Comment appréhendez-vous ces problématiques, notamment dans la programmation des œuvres et dans le recrutement des comédiens qui forment la troupe ? Monsieur Ruf, avez-vous eu à gérer vous-même des cas de violences depuis que vous en êtes l’administrateur général ? Avez-vous déployé un plan de lutte contre les violences au sein de l’institution ?
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Éric Ruf et M. Michel Roseau prêtent serment.)
M. Éric Ruf, administrateur général de la Comédie française. La Comédie française occupe une place singulière dans le paysage théâtral français. C’est une très vieille maison, fondée par décret royal en 1680. Elle s’organise autour d’une société dite « de talents », la Société des comédiens français. Ses statuts ont été revus par Napoléon, et plus récemment par un décret de 1995 qui en a fait un établissement à caractère industriel et commercial (Epic).
L’une de ses missions est de présenter le répertoire, dans une acception très large, c’est-à-dire les textes classiques français, mais aussi européens, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. J’ai aussi la responsabilité d’abonder ce répertoire ; on saura dans cinquante ou cent ans si ces nouvelles œuvres sont devenues, ou pas, des classiques.
Pour présenter ce répertoire, nous jouons en alternance quatre spectacles par semaine, un cinquième étant en répétition. Nous jouons neuf fois par semaine, sans jamais de relâche, puisque nous jouons samedi et dimanche en matinée et en soirée, ainsi que le lundi, jour où les théâtres sont généralement fermés. Nous disposons aussi du théâtre du Vieux-Colombier, qui joue en série, du mardi au dimanche, et du Studio-Théâtre, au Carrousel du Louvre, qui joue du mercredi au dimanche. Le Vieux-Colombier est une société anonyme par actions simplifiée, tandis que le Studio-Théâtre est une société anonyme. Au total, nous donnons près de 900 représentations par an, si l’on additionne les représentations parisiennes, les représentations hors les murs et les tournées en France et à l’étranger. Faire rayonner le répertoire est en effet l’une de nos missions.
Pour assurer ce nombre impressionnant de 900 levers de rideau, il faut une troupe. Celle de la Comédie française est la plus ancienne en activité au monde. Elle est constituée au maximum d’une quarantaine de sociétaires et d’une trentaine de pensionnaires, avec une dizaine d’académiciennes et d’académiciens, qui viennent la renforcer grâce à des contrats de professionnalisation de onze mois. Nous comptons entre soixante-dix et quatre-vingts métiers du théâtre. La Comédie française offre donc un modèle de permanence.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Un tel nombre de représentations, c’est une performance !
Qu’avez-vous mis en place pour prévenir les violences sexistes et sexuelles (VSS) ? Une troupe comme la vôtre, qui rassemble des jeunes et des moins jeunes, des hommes et des femmes, peut ressembler à une famille, avec tout cela que cela implique de risques de non-dits et de tensions. Comment gérez-vous ces aspects ?
M. Éric Ruf. Le modèle de la permanence a bien des avantages : personne ne subit la pression de devoir retrouver un autre contrat précaire, personne ne dépend d’une seule personne.
Depuis 1681, il y a une autogestion de la troupe. L’administrateur ou l’administratrice engage les pensionnaires, mais la suite de leur carrière au sein de la troupe, leur cooptation éventuelle au sociétariat, leur départ ou leur mise à la retraite sont décidés par leurs pairs : la carrière d’un comédien à la Comédie française dépend d’un comité paritaire, qui réunit dix personnes et qui, chaque année, passe en revue l’ensemble de la troupe et juge l’ensemble de leur travail. C’est évidemment un exercice subjectif : il n’est pas simple de décrire la qualité d’un acteur. Chaque spectateur, chaque comédien peut avoir des avis différents : c’est pour cela que dix personnes en décident. Je préside ce comité d’administration, aux côtés du doyen d’activité – ou de la doyenne, Claude Mathieu jusqu’à récemment. Trois sociétaires et un suppléant sont élus par l’assemblée des sociétaires ; trois autres, ainsi qu’un suppléant, sont nommés par l’administrateur. Nous essayons de trouver des critères les plus objectifs possibles dans cette matière qui l’est peu.
Je précise qu’il existe aussi, aux côtés des quelque 400 permanents, un volet d’intermittence à la Comédie française, avec une soixantaine d’emplois à temps plein.
Mais le modèle étant bien celui de la permanence, nous sommes beaucoup moins soumis à la précarité que d’autres.
Bien sûr, chaque modèle est perfectible – je ne suis pas sûr qu’il en existe un qui protège absolument toutes et tous. En l’occurrence, la permanence rend la maison hiérarchique, pas forcément en raison du statut, plutôt de l’ancienneté.
Dans la troupe, les âges s’échelonnent de 21 à 87 ans : il y a des différences de génération, donc de tropismes, et aussi de conscience des choses. On pourrait parfois s’appuyer sur le fait que certains sont là depuis très longtemps pour justifier certains comportements qui ne sont pas les bons – « il a toujours été comme ça », ce genre de phrases récurrentes insupportables. Il n’est pas toujours évident de tout mettre dans le bon sens. Mais nous travaillons aussi systématiquement sous le regard des unes et des autres. La troupe est un collectif : s’il faut parler de famille, terme un peu usurpé à mon sens, c’est plutôt pour souligner la capacité à s’y dire franchement les choses et à s’y réveiller les uns les autres. C’est quelque chose que certaines familles arrivent à faire. C’est un atout.
Des jeunes arrivent chaque année à la Comédie française, avec leurs préoccupations, qu’ils savent défendre de façon forte et scrupuleuse : cela nous réveille aussi. Les jeunes qui sortent d’école et qui entrent à l’Académie de la Comédie française sont une sorte de cure de jouvence pour nous.
Mais tout cela reste insuffisant, et nous avons mis en place des structures spécifiques. Nous disposons d’abord d’une infirmière à plein temps ; un médecin du travail et une assistante sociale sont là une journée par semaine. Elles sont très éclairées et très scrupuleuses sur les questions de VSS.
Nous avons aussi installé un collectif de référentes et de référents. Ils sont au nombre de dix pour l’Epic Comédie française ; il y a aussi une référente pour le Vieux-Colombier et une autre pour le Studio-Théâtre. Il y a huit référentes et référents dans la troupe. Ils sont paritaires, témoignent de la diversité, et appartiennent à tous les secteurs d’activité – administratif, technique, artistique.
Enfin, depuis quatre ans maintenant, avec l’aide d’un prestataire extérieur spécialisé dans la prévention des discriminations et des violences et du harcèlement sexistes et sexuels (VHSS), nous avons dispensé à l’ensemble des salariés des formations qui durent une journée – une demi-journée sur les VHSS et une demi-journée sur les discriminations. Les référentes et les référents ont bénéficié d’un cycle de formation supérieur, plus spécialisé, afin qu’ils puissent gérer des situations qui sont toujours difficiles.
M. Michel Roseau, directeur général de la Comédie française. Au total, au cours des trois dernières années, plus de 2 000 heures de formation ont été consacrées aux VHSS. L’ensemble des salariés des secteurs techniques et administratifs comme des comédiens les ont suivies, y compris, pour le premier module, l’administrateur général et moi-même.
Je précise que le collectif de référents compte légèrement plus de femmes que d’hommes, ce qui est normal compte tenu du sujet : pour les comédiens, il y a six femmes et deux hommes.
Nous insistons aussi beaucoup, dans les instances sociales et dans la communication interne, sur le fait que chaque victime de violence sexiste ou sexuelle a totale liberté pour choisir un référent, en fonction de ses affinités – beaucoup de liens se créent au fil des années entre techniciens, administratifs, comédiens. Un salarié des services comptables peut parfaitement faire appel à un comédien, et inversement.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les référents ont-ils l’obligation de faire remonter l’information ? Comment ces signalements sont-ils traités ?
Combien de signalements avez-vous reçus, et pouvez-vous en dresser une typologie ? Quelles suites ont été données ?
Avez-vous eu à gérer des faits graves ? L’enquête interne a-t-elle suffi, sans que les faits n’aient été connus à l’extérieur du théâtre ?
M. Éric Ruf. Oui, bien sûr, en onze ans d’administration, j’ai eu à en gérer. Nous faisons toujours la même chose. Les référentes et les référents ne sont pas là pour traiter les situations, malgré leur formation, mais au contraire pour considérer, pour écouter et pour faire remonter l’information. Ensuite, nous faisons comme tout le monde, j’imagine : des auditions, une enquête interne, avec des questions prédéfinies, les mêmes pour tout le monde. On demande aux gens de parler, en essayant de les rassurer au maximum, on fait attention à ce qu’ils aient écrit exactement ce qu’ils voulaient dire. Nous avons ensuite des décisions à prendre, en fonction de la gravité des faits. Il y a eu des départs. Et il nous est arrivé d’utiliser l’article 40 quand vraiment la chose nous dépassait.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Marie Coquille-Chambel a dénoncé une situation qui concerne le comédien Nâzim Boudjenah. Il a été condamné à six mois d’emprisonnement avec sursis probatoire et une obligation de soins pour des menaces de mort. Il est mis en examen pour viol. Il se trouve qu’il m’a également menacée de mort, ce qui m’a poussée à porter plainte contre lui : ces menaces étaient sérieuses, et s’ajoutaient à celles qui avaient été précédemment dénoncées. Je l’ai rencontré en bas de l’Assemblée nationale, ce qui est une situation dont vous conviendrez qu’elle est particulière.
Pouvez-vous me confirmer qu’il a été reconduit comme salarié de la Comédie française ?
M. Éric Ruf. Je ne sais pas à quel point je peux entrer dans les détails concernant une procédure en cours. Les faits supposés se sont déroulés en dehors de la Comédie française et ne relèvent donc pas de ma responsabilité. Cela étant, ils sont suffisamment graves pour que je m’en sois préoccupé dès le départ. Lorsque j’en ai eu connaissance, je les ai instruits et j’ai alerté. J’ai décidé d’appliquer une sorte de mesure d’éloignement pour qu’aucun salarié ne soit en contact avec cette personne le temps que l’affaire soit jugée – mais la justice est lente, malheureusement. Ce salarié n’a pas rejoué depuis lors à la Comédie française.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Quel est son statut aujourd’hui ?
M. Éric Ruf. Il est pensionnaire de la Comédie française.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il y a déjà eu une condamnation.
M. Éric Ruf. Oui.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le procès que j’ai intenté contre lui se tiendra le 6 juin prochain.
M. Éric Ruf. Je l’ignorais.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Manifestement, ce pensionnaire est violent ; il a fait l’objet de condamnations ; il est au cœur de plusieurs affaires. Toutefois, il demeure en place. J’entends que vous avez pris une sanction, à savoir une mesure d’éloignement.
M. Éric Ruf. Ce n’est pas une sanction.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Quel est le statut des comédiens de la Comédie française ? Leur contrat est-il à durée indéterminée, est-il renouvelable ?
M. Éric Ruf. Les pensionnaires bénéficient d’un CDI de droit commun, renouvelé d’année en année à l’issue de l’appréciation du comité d’administration, qui passe en revue l’ensemble de la troupe pour jauger le travail des uns et des autres.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Comment un CDI peut-il être renouvelé chaque année ? Ces termes paraissent contradictoires.
M. Michel Roseau. C’est un CDI, mais les pensionnaires comme les sociétaires font l’objet, chaque année, d’une revue par le comité d’administration sur la qualité de leur travail artistique. En cas d’évaluation négative, des discussions peuvent avoir lieu avec le ou la pensionnaire pour envisager son avenir en dehors de l’institution, dans le respect du code du travail. En revanche, les sociétaires ne sont pas salariés du théâtre. Ils ont un statut sui generis, puisqu’ils sont membres de la Société des comédiens français et sont nommés par le ministre de la culture sur proposition de l’administrateur général et après avis du comité d’administration. Leur statut ne relève pas des catégories courantes du droit du travail.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Concrètement, comment décidez-vous de faire partir un pensionnaire ? Le contrat de ce dernier n’est pas renouvelé, à la suite d’un avis défavorable du comité ?
M. Éric Ruf. Lorsque j’évoquais ces départs, tout à l’heure, je parlais de l’ensemble des salariés, toutes catégories confondues. La décision dépend de la gravité des faits prouvés, matérialisés, qui ont eu lieu au sein de notre institution.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous vous cantonnez aux faits ayant eu lieu en votre sein ? Le fait de rester dans la troupe malgré une condamnation pour des actes perpétrés à l’extérieur ne nuit pas à l’image de la Comédie française ?
M. Éric Ruf. Je ne suis pas un spécialiste mais il me semble qu’en droit, le risque pour l’image doit être avéré ; il ne peut pas être apprécié a priori. Pour l’instant, tel n’est pas le cas. Il n’y a pas d’impossibilité de jouer – laquelle pourrait résulter, par exemple, de manifestations.
M. Michel Roseau. Le droit du travail offre des possibilités d’agir pour licencier un salarié qui aurait été l’auteur de comportements déviants au sein du théâtre : je pense, par exemple, à des outrages sexistes ou des actes de harcèlement sexuel ou moral. Nous avons eu à connaître de tels faits de harcèlement et avons licencié pour cette raison deux personnes, qui n’étaient pas des comédiens. Nous sommes entourés de conseils juridiques qui connaissent parfaitement la jurisprudence des plus hautes juridictions judiciaires. Pour des faits allégués commis à l’extérieur du théâtre, vis-à-vis de personnes qui n’en sont pas salariées, nous ne disposons pas de motif de nature à justifier des sanctions disciplinaires. Il reste la possibilité de prononcer un licenciement sur un terrain non disciplinaire, pour une cause réelle et sérieuse. En la matière, le critère est le trouble objectif au fonctionnement de l’entreprise. Aux yeux de la jurisprudence, qui est très restrictive, l’atteinte à l’image ne constitue pas un trouble objectif car ce dernier doit être matérialisé.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il vous appartient aussi d’assurer la protection des salariés. Une personne qui a été condamnée pour violences et menaces de mort peut représenter un danger pour eux. Vous avez d’ailleurs pris la décision de ne pas le faire jouer depuis lors.
M. Éric Ruf. Oui, mais, en dehors de la condamnation, cela s’explique surtout par le fait qu’une procédure est en cours pour des faits très graves. J’attends la fin de cette procédure, qui éreinte tout le monde.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Peut-être aurez-vous une bonne raison de prendre une décision le 6 juin.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Quelle est la nature du contrat d’un sociétaire ? Vous pouvez l’appeler si vous avez besoin de lui ?
M. Éric Ruf. En tant qu’artiste, il est convoqué par l’administrateur, dans le cadre de sa programmation, exactement au même titre qu’un pensionnaire. Il n’y a plus du tout de hiérarchie entre un pensionnaire et un sociétaire : leur service artistique est considéré de la même façon. Les contrats diffèrent parce que, lorsqu’il est coopté, le sociétaire signe un premier contrat de dix ans. Si, à ce moment-là, il est pensionnaire depuis sept ans, par exemple, il lui reste trois ans à faire. Ensuite, les contrats sont d’une durée de cinq ans – ce qui constitue une protection. Au bout de trente ans, leur contrat est renouvelé chaque année, comme celui des pensionnaires.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pour sourire, je dirais que le pensionnat s’apparente un peu au petit séminaire. Une fois qu’on est sociétaire, on a le statut de salarié.
M. Éric Ruf. Les pensionnaires constituent plutôt notre « vivier » !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons auditionné plusieurs institutions qui ont eu à gérer des cas un peu similaires. Beaucoup ont décidé de prononcer un licenciement, quitte à être confronté à une procédure prud’homale. Elles assument ce risque au nom de la priorité donnée à la lutte contre les violences, en particulier contre les violences faites aux femmes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je voudrais aborder la question du rapport au corps, qui est essentielle dans le théâtre. Avez-vous mené des réflexions à ce sujet ? Avez-vous déjà employé des coordinateurs ou des coordinatrices d’intimité ou avez-vous été conseillés par eux ? Est-il arrivé que des comédiens, se sentant peu à l’aise pour jouer tel rôle, dans telle configuration, émettent le souhait de faire appel à eux ? Travaillez-vous sur ces sujets et, le cas échéant, le faites-vous depuis longtemps ?
M. Éric Ruf. Nous ne le faisons pas depuis longtemps. Nous avons évidemment conscience que le secret des répétitions peut être source de danger – les représentations étant plus cadrées et se déroulant devant des centaines de spectateurs. Nous avons parlé, au sein de la troupe, de ce nouveau métier qu’est le coordinateur d’intimité – la plupart des actrices et des acteurs du Français faisant également du cinéma. Les huit référentes et référents pensionnaires et sociétaires de la maison, qui représentent la troupe et l’activité artistique, ont décidé de mettre en œuvre des principes de protection. Je peux comprendre qu’un coordinateur d’intimité vienne sur un plateau de cinéma puisque, la plupart du temps, les acteurs, qui sont amenés à vivre des situations qui peuvent déraper, ne se connaissent pas. À la Comédie française, il y a toujours des nouveaux arrivants, mais le cœur de la troupe se connaît depuis des années : les comédiens estiment qu’ils peuvent avoir une conscience collective et exercer ensemble une surveillance qui s’ajoute à l’action des référentes et des référents.
Je peux affirmer que la prise de conscience est véritablement en marche. J’ai même vu des comédiens demander à des metteuses ou des metteurs en scène de cadrer des improvisations. N’oublions pas que l’on traite, la plupart du temps, des sujets du répertoire comme la guerre, la violence, l’inceste, l’amour, etc. Il arrive qu’une metteuse ou un metteur en scène, surtout pour des écritures de plateau, qui donnent lieu à de nouvelles formes de répétition, demande que l’on fasse des improvisations parfois assez longues. Des instructions sont parfois données, un peu en secret, à l’un des protagonistes, et d’autres instructions à un autre, pour créer certaines conditions. Toutefois, ces dernières peuvent se révéler dangereuses. La distribution a toujours cette préoccupation à l’esprit, à présent, lorsqu’elle ne se sent pas cadrée et voit à quel point cela pourrait déraper – non en raison de la nature d’une personne, mais parce que le partenaire n’est pas prévenu et qu’il faut improviser sur un sujet qui n’est pas simple. Les comédiens sont très attentifs à ces questions. Ils préfèrent déterminer les choses eux-mêmes que de faire appel à quelqu’un qui viendrait de l’extérieur.
Le plus difficile est de trouver un cadre très sécurisant qui ne tétanise pas pour autant les comédiens lors des répétitions. On a besoin, à chaque fois que l’on incarne un texte, de pousser les curseurs, non pas violents et physiques, mais émotionnels, pour trouver la vérité, comprendre la scène de l’intérieur. Chaque comédienne et comédien suit son chemin pour y parvenir. Il faut préserver la nécessité de la prospection du sentiment de la scène tout en faisant en sorte qu’il ne donne jamais lieu à des dérapages – comme certains ont pu se produire dans le passé.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Dans un contexte marqué par de nouvelles attentes des comédiens, de nouvelles manières de faire et une prise de conscience collective sur ces sujets, comment apprend-on à bien placer le curseur ? Comment arrive-t-on à juger que l’on n’a pas placé le niveau d’émotion trop haut, qu’il ne risque pas d’entraîner de la violence ou d’être source de conséquences préjudiciables pour un comédien ou une comédienne ou le reste de la troupe ? Où s’arrêter face à un auteur parfois tout-puissant qui pose ses exigences ? Il serait intéressant d’aborder ces questions lors de formations. Comment pourrait-on avancer collectivement sur ces sujets, y compris dans le cinéma, où certaines pratiques vont parfois trop loin ?
M. Éric Ruf. Je me pose les mêmes questions que vous. Je note un changement : on a longtemps considéré que le grand metteur en scène, voire la grande metteuse en scène, était celui qui avait une direction autoritaire, violente, parfois incompréhensible ; on adorait être choisi par ces gens-là, et, une fois choisi, on redoutait immédiatement de devoir travailler avec eux. On allait jusqu’à penser que la grandeur du metteur en scène était à la hauteur de la violence de ses moyens. C’est du passé, cette vision disparaît totalement : les comédiennes et comédiens n’acceptent plus de tels comportements, refusent la méthode qui consiste à mettre quelqu’un sous pression pour faire surgir une émotion.
Nous échangeons beaucoup entre nous sur la manière de se parler. Ce changement calme déjà énormément les choses. Les Anglo-Saxons développent beaucoup l’exercice de consentement.
Avant même les répétitions, les comédiens et les comédiennes repèrent immédiatement la scène qui recèle un danger potentiel – c’est là qu’on voit que la culture a changé. Comme ils se connaissent et sont attentifs à leur méthodologie de travail, qu’ils veulent respectueuse, ce sont souvent eux qui alertent la metteuse ou le metteur en scène. Et, la troupe étant composée de personnes de tous les âges, pas seulement de gens frais émoulus du conservatoire et impatients d’être choisis, le metteur ou la metteuse en scène se retrouve face à des gens au savoir impressionnant, qui ont parfois quarante ou cinquante ans de métier, auxquels on ne peut pas demander de faire n’importe quoi. Il y a donc une sorte de prise de conscience collective. Ceux et celles qui ont eu de mauvais comportements pendant des dizaines d’années ont parfois du mal à comprendre que leur méthode ne crée pas un climat favorable au travail, mais savent repérer et corriger ce qui n’est plus admis ni supporté, notamment par les nouvelles générations. Nous n’en sommes plus à ne pas oser dire ; ces notions sont intégrées dans notre travail.
Cela étant, notre troupe est très spécifique : on n’est jamais seul dans une salle de répétition et on travaille avec des gens que l’on connaît très bien. Nous avons aussi un chef de troupe, et un semainier censé regarder l’ensemble des représentations dans la semaine, garant de la bonne tenue de la représentation sur les plans artistique mais aussi relationnel. En l’absence du semainier – lorsque nous sommes en tournée ou que nous travaillons au Vieux-Colombier ou au Studio-Théâtre –, le plus ancien ou la plus ancienne de la troupe constituée autour du spectacle devient naturellement référent.
M. Emeric Salmon (RN). Sans entrer dans les détails, pourriez-vous nous dire ce qui guide les décisions artistiques, notamment le choix de tel comédien pour telle pièce, ce qui peut avoir une incidence sur le travail et la vie personnelle des artistes ?
M. Éric Ruf. Tous les administrateurs n’ont pas la même technique. Pour ma part, je n’ai pas de culture universitaire, je vais beaucoup au théâtre où je repère les metteurs et metteuses en scène. Je distinguerai trois grands groupes : les metteurs et metteuses en scène « maison », des acteurs de la troupe qui sont aussi dotés de qualités de direction ; les grands metteuses et metteurs en scène internationaux qui font grandir notre qualité artistique en nous apportant une pratique que nous n’avons pas ; la jeune garde de la mise en scène française que je repère en allant beaucoup au théâtre.
Quand quelqu’un m’intéresse, me rend curieux, me semble avoir une méthodologie et une autorité artistique fortes, je prends contact. Avec le temps, j’ai remarqué que la copie était un peu scolaire et pâle quand j’annonçais d’emblée : vous allez travailler avec tel comédien, à tel moment et plutôt tel répertoire. Alors j’ai plutôt tendance à poser des questions : qu’avez-vous dans votre besace ? Quelle pièce avez-vous envie de monter depuis longtemps ? Quelle pièce et forme de théâtre vous obsèdent ? Qu’avez-vous envie de faire à la Comédie française ? Cela ne m’empêche pas de garder mes critères en tête, notamment en matière de remplissage. La Comédie française étant censée présenter tous les théâtres, je ne peux pas me permettre de n’avoir que des ovnis, c’est-à-dire des pièces résolument contemporaines aux méthodologies nouvelles. Le public demande aussi le grand Shakespeare, le grand Molière…
C’est moi qui engage les pensionnaires ; cela relève de ma responsabilité, même si je peux consulter les membres du comité, les sociétaires ou les pensionnaires, leur demander ce qu’ils pensent de tel ou tel acteur. Les pensionnaires aussi, je les repère en allant au théâtre. J’essaie de détecter les qualités d’actrice ou d’acteur, en promesse lorsqu’ils sont jeunes. J’essaie aussi de repérer ceux qui pourront rester longtemps dans la troupe, sachant que notre devise est simul et singulis, l’art d’être singulier et en même temps dans un collectif.
En ce qui concerne la distribution, tout dépend de la connaissance que le metteur en scène arrivant de l’extérieur a de la troupe. S’il la connaît très bien, il fait ses choix. S’il ne la connaît pas, il fait son choix idéal et j’interviens ensuite avec ma mécanique et ma logistique. Je lui signale que l’un est en congé, l’autre en train de faire du cinéma, la troisième en tournée et la dernière sur le point de jouer au Vieux-Colombier en série, ce qui l’empêchera d’être dans l’alternance de la salle Richelieu. Il en résulte un mélange entre les desiderata des metteuses et metteurs en scène et mes obligations, sachant que je dois faire grandir artistiquement tout le monde et que j’essaie de faire tourner l’effectif le plus possible. Aux metteurs en scène qui veulent toujours les mêmes, je parle des autres, de celui-ci, par exemple, dont l’apport sera formidable et avec qui tout le monde a envie de travailler.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Avec quelque 900 levers de rideau, vos sociétaires et pensionnaires sont très sollicités. Sur France Culture, j’ai entendu Didier Sandre parler des représentations du Soulier de satin, qui ont commencé le 21 décembre. Pendant l’émission, il a raconté comment il lui était arrivé, au cours d’une même soirée, de jongler entre deux pièces – c’était passionnant. Est-ce que ce genre de performance physique existe encore ? Vous intéressez-vous aussi aux risques physiques ?
M. Éric Ruf. Il le fait toujours. Pendant les dix premières représentations du Soulier de satin, il était don Pélage, puis il allait jouer On ne sera jamais Alceste au Studio-Théâtre avant de revenir faire le chancelier à la fin du Soulier de satin. Il commençait à quinze heures et finissait à vingt-trois heures trente en jouant dans deux pièces.
Les risques ne sont pas les mêmes pour tous les métiers. Dans certains, les risques liés à la santé sont évidemment scrupuleusement regardés depuis des années et on essaie d’améliorer la prévention. Pour un comédien, le risque est plus difficile à percevoir. Quand il joue tout le temps, mais dans un état de maîtrise et même d’euphorie, il n’a plus le trac, comme un sportif qui serait échauffé tout le temps et n’aurait plus besoin de s’entraîner : cela peut comporter des risques. D’un autre côté, exerçant un métier où ils ne savent jamais pourquoi ils sont ou ne sont pas choisis, tant les critères sont difficiles à établir, les comédiens sont angoissés par nature. Alors qu’il est très fatigué, un comédien va éprouver une angoisse absolue au moment où il pourrait se reposer. Il faut donc que je gère pour eux les pics comme les creux.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. À ce propos, comment le médecin est-il sollicité ? Vous dites qu’un médecin est présent sur le site : tous les personnels de la Comédie française se retrouvent-ils dans un même lieu ?
M. Michel Roseau. C’est un médecin du travail qui peut être sollicité ; elle est très disponible, même si elle n’est pas dédiée à la Comédie française. En première instance, il est possible de s’adresser à une infirmière, salariée à plein temps de la Comédie française. Très connue, appréciée et aimée de tous, elle vient d’ailleurs d’être élue en tant que représentante des salariés dans les instances de la caisse de retraite des personnels de la Comédie française. Nous avons aussi une assistante sociale à mi-temps, détachée par un organisme spécialisé dans ce domaine, qui rend compte régulièrement de ses activités devant le comité social et économique (CSE) – ses interventions figurent aux comptes rendus des CSE. Elle est également connue et appréciée des salariés qui la consultent sur des sujets sociaux mais parfois aussi sur des risques psychosociaux.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Établissez-vous un bilan social annuel ?
M. Michel Roseau. Absolument : c’est une obligation légale. Présenté au CSE aux alentours du mois d’avril, il contient notamment l’index d’égalité entre les hommes et les femmes pour lequel nous atteignons près de 100 sur 100.
M. Éric Ruf. Si telle était votre question, la Comédie française dispose d’une infirmerie où tout le monde peut se rendre et être reçu dans le secret le plus absolu.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’était bien le sens de ma question : je m’interrogeais sur l’existence d’un lieu référence où les personnes peuvent se rendre si elles rencontrent des problèmes ou si elles ne se sentent pas bien.
M. Éric Ruf. C’est le cas.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il y a des rôles d’enfant dans le répertoire. Comment faites-vous quand vous engagez des mineurs ?
M. Éric Ruf. L’emploi de mineurs est très bien encadré par le droit du travail et la commission des enfants du spectacle : interdiction d’employer des enfants de moins de 9 ans ; obligation de demander des autorisations pour le travail de nuit, c’est-à-dire après vingt heures, et pour tout changement d’emploi du temps. Nous nous imposons une autre obligation : chaque enfant est accompagné par une personne, en général une ancienne alternante. Les enfants ne sont jamais seuls et jamais seuls avec un adulte, à part sur le plateau où l’accompagnatrice ne vient pas, jusqu’au moment où ils sont récupérés par leurs parents.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il vous arrive souvent d’engager des mineurs ?
M. Éric Ruf. Oui, c’est fréquent. Pensez à Louison dans Le Malade imaginaire. Or nos Louison grandissent et il faut en prendre d’autres à chaque fois… Nous avons en moyenne huit à neuf enfants par saison, parce que la loi française demande trois enfants pour un seul rôle.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il me reste à vous remercier chaleureusement de votre participation à nos travaux. Nos auditions vont se poursuivre jusqu’au début du mois de février. Le rapport, remis en avril, donnera probablement lieu à une proposition de loi. Vous pourrez nous communiquer toute remarque que vous jugerez utile jusqu’à la fin du mois de mars. De notre côté, nous reviendrons vers vous si nous avons des questions supplémentaires.
La séance s’achève à dix-huit heures cinq.
Présents. – M. Erwan Balanant, Mme Eléonore Caroit, Mme Sandrine Rousseau, M. Emeric Salmon