Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Audition, ouverte à la presse, de M. Costa-Gavras, président de La Cinémathèque française, M. Frédéric Bonnaud, directeur général, M. Jean-François Rauger, programmateur, et Mme Peggy Hannon, directrice générale adjointe 2
– Audition commune, ouverte à la presse, réunissant Me Anne Bouillon, avocate au Barreau de Nantes, Me Violaine de Filippis-Abate et Me Isabelle Steyer, avocates au Barreau de Paris 19
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Myriam Sidikou, Mme Garance Smith-Vaniz, Mme Saskia Waledisch, M. Thomas Evanno, scénaristes ; Mme Sabrina B. Karine et Mme Élodie Namer, co-fondatrices du collectif Paroles de scénaristes 33
– Présences en réunion................................48
Jeudi
16 janvier 2025
Séance de 13 heures 45
Compte rendu n° 29
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sandrine Rousseau, Présidente de la commission
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La séance est ouverte à treize heures quarante-cinq.
La commission auditionne M. Costa-Gavras, président de La Cinémathèque française, M. Frédéric Bonnaud, directeur général, M. Jean-François Rauger, programmateur et Mme Peggy Hannon, directrice générale adjointe.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. À la suite de la tentative de programmation par la Cinémathèque française, sans aucune forme de médiation, du film Le Dernier Tango à Paris au mois de décembre dernier, nous avons souhaité entendre ses représentants.
J’accueille donc Costa-Gavras, cinéaste et président de la Cinémathèque française, M. Frédéric Bonnaud, son directeur général, M. Jean-François Rauger, son directeur de la programmation et Mme Peggy Hannon, sa directrice générale adjointe.
Je rappelle que ce film de Bernardo Bertolucci, sorti en 1972, suscite aujourd’hui la polémique du fait d’une scène de viol anal, non prévue dans le scénario initial, qui a été tournée sans le consentement de Maria Schneider, mineure au moment des faits.
La scène a été décidée autour d’un petit déjeuner, le matin même, par le réalisateur et l’acteur Marlon Brando, les tartines qu’ils beurraient leur ayant inspiré, semble-t-il, le détail particulièrement sordide que nous connaissons, à savoir l’usage du beurre comme lubrifiant, qui a réellement été appliqué sur une partie intime du corps de Maria Schneider. Ils se sont mis d’accord sur le fait de ne pas en parler à l’actrice, afin de capter à la caméra un sentiment réel de terreur, d’humiliation et de rage. Et ce sont des larmes réelles que la jeune femme a versées. « Pendant la scène, elle a hurlé, pleuré, pour de vrai », écrira Paris Match à la sortie du film. Elle a senti les doigts de l’acteur sur son anatomie. Mais, pour le réalisateur, « cette blessure a été utile au film ».
Maria Schneider, décédée depuis, n’a semble-t-il pas été violée au sens du code pénal. Néanmoins, elle a été définitivement traumatisée par ce tournage, en particulier par cette scène qu’elle a ressentie comme un double viol. Et si elle n’a pas été violée, les images montrent qu’elle a tout de même été agressée. Par la suite, elle a été en permanence ramenée à cette scène, comme si ni sa carrière, ni son talent n’avaient aucune espèce d’importance. Elle ne voulait plus entendre parler de ce film. Et pourtant, la Cinémathèque entendait lui rendre hommage par cette projection. Qu’en dire ? Nous allons en discuter.
On peut légitimement s’interroger sur la qualification pénale que pourraient revêtir les faits dont elle a été victime. De mon point de vue, et probablement aux yeux de la loi, il s’agit d’une agression sexuelle caractérisée, avec qui plus est des circonstances aggravantes – sa minorité et l’autorité qu’avait sur elle le réalisateur.
En réponse à la polémique naissante, vous avez dans un premier temps envisagé d’organiser un débat précédant la projection, avant de décider, au dernier moment, d’annuler celle-ci, compte tenu des « risques sécuritaires encourus », « la sécurité [du public] passant avant toute autre considération » selon votre communiqué de presse. Il me semble tout aussi dangereux d’exposer le public à la projection de ce qui n’est autre qu’une agression – réelle – filmée.
Je rappelle, pour bien situer le débat, que l’article 222-33-3 du code pénal punit de cinq ans d’emprisonnement le fait de diffuser des images de viol et d’agressions sexuelles, et que l’art ne fait nullement partie des exceptions prévues par cet article. Peut-être en discuterons-nous.
Nous nous interrogeons sur ce qui a pu motiver chez vous la programmation de cette œuvre très problématique, initialement sans même qu’une information ou un débat l’accompagne, et alors même que les procès de Dominique Pelicot et de Christophe Ruggia nous rappellent, s’il en était besoin, que les violences sexuelles sont légion.
Vous avez diffusé de nombreuses fois ce film depuis 2010 sans que cela soulève les foules. Mais, en 2024, les consciences ont visiblement évolué. Est-ce à dire que vous n’êtes pas parvenus à évoluer vous aussi au sujet des violences faites aux femmes ? Dans la mesure où vous recevez des subsides publics, la question de votre capacité à embrasser ces changements sociétaux se pose. Se pose également la question de la parité de votre organisation – nous y reviendrons.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes entendues par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Costa-Gavras, M. Frédéric Bonnaud, M. Jean-François Rauger et Mme Peggy Hannon prêtent successivement serment.)
M. Costa-Gavras, président de la Cinémathèque française. En ma qualité de président de la Cinémathèque française, je tenais à exprimer ma position avant de donner la parole à Frédéric Bonnaud. Il vous parlera du Dernier Tango à Paris et présentera la Cinémathèque française qu’il connaît et qu’avec Mme Peggy Hannon, il sert avec une grande passion.
Il y a neuf ans, avec l’aide des membres du bureau de la Cinémathèque française et selon les statuts de celle-ci, j’ai choisi Frédéric Bonnaud pour le poste de directeur général parmi une douzaine de candidats et de candidates. Le conseil d’administration a validé le choix unanimement.
Frédéric Bonnaud est un homme de grande culture, direct – parfois un peu trop –, grand connaisseur du cinéma. Sous sa direction et celle de Peggy Hannon, la Cinémathèque a pris une importance que je tiens à souligner, grâce à la belle vision pour l’avenir qu’ils ont proposée pour cette institution et à l’efficacité de leurs équipes. Avec eux, la Cinémathèque est entrée dans une nouvelle ère. Si elle tient déjà compte des changements profonds de notre société, elle peut faire mieux.
J’ai pleinement confiance dans les discussions importantes qui ont lieu dans le cadre de cette commission pour permettre de porter un nouveau regard sur le cinéma et de faire évoluer certaines pratiques et un état d’esprit insupportable.
Nous sommes ici pour parler de la projection du Dernier Tango à Paris, dans le cadre d’une rétrospective consacrée à Marlon Brando à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance. Elle a suscité un nombre considérable de réactions. Notre volonté n’était pas de provoquer, mais de présenter une œuvre importante avec un acteur légendaire.
Le témoignage de Maria Schneider est devenu une clé de lecture du film. Celui-ci aurait dû faire l’objet lors de la séance d’une présentation très détaillée et approfondie, car il a eu des conséquences graves et indiscutables sur la vie de Maria Schneider. La scène incriminée est indubitablement d’une grande violence.
Alors que la scène de viol était bien évoquée dans l’article de présentation de la rétrospective, je regrette, nous regrettons profondément de ne pas avoir accompagné la projection de ce film avec le concours d’une ou d’un spécialiste extérieur à la Cinémathèque, aux côtés d’un spécialiste de la Cinémathèque. Je prends ma responsabilité dans ce refus. C’est une leçon pour l’avenir.
M. Frédéric Bonnaud, directeur général de la Cinémathèque française. Je tiens tout d’abord à vous exprimer mes regrets de ne pas avoir pu être présent le 18 décembre dernier, lors de votre première convocation, pour des raisons de santé. Je prends très au sérieux le sujet sur lequel travaille votre commission et je répondrai volontiers à toutes vos questions.
En premier lieu, je souhaite revenir sur la mission de la Cinémathèque française que je dirige depuis neuf ans, avec le soutien précieux du conseil d’administration. Créée par Henri Langlois en 1936, la Cinémathèque française est une association loi 1901 de droit privé à but non lucratif, reconnue comme opérateur de l’État. Elle a pour but de constituer des collections, de les sauvegarder pour prévenir leur disparition physique, puis de les montrer au public à des fins pédagogiques, esthétiques et scientifiques. Ses statuts précisent sa mission qui consiste à « assurer, dans l’intérêt de l’art et de l’histoire, la constitution en France des archives et du musée de la cinématographie, et leur utilisation la plus complète ». Elle collecte également des objets et des documents sur l’histoire du cinéma, par exemple des scénarios, des affiches, des costumes ou des dessins.
La Cinémathèque française organise entre 1 500 et 2 000 projections de films et plus de cinquante rétrospectives par an, ainsi que des conférences et des rencontres portant sur l’histoire du cinéma et ses enjeux esthétiques. Chaque année, elle organise deux expositions temporaires – en 2024, une exposition fut consacrée à Agnès Varda, une autre à James Cameron. En 2020, elle a ouvert le musée Méliès qui, à côté des expositions temporaires, constitue son musée permanent.
La Cinémathèque est aussi un lieu d’initiation au cinéma et propose des activités éducatives destinées au jeune public comme aux enseignants, des projections, des ateliers et des visites guidées.
La Cinémathèque est une institution unique qui est devenue, au fil des ans, l’une des archives les plus respectées dans le monde. En 2024, la Cinémathèque a enregistré 440 000 entrées, entre les salles de projection, les expositions, l’accueil des chercheurs, sa bibliothèque et ses ateliers éducatifs.
Nous pouvons être fiers d’avoir une telle institution en France et qu’elle soit aussi bien soutenue par l’État, par l’intermédiaire du ministère de la culture et du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée). Son rôle est indispensable et nous mesurons pleinement notre responsabilité dans la conservation et la transmission de l’art cinématographique. Je précise que nous ne tournons pas de films. Nous les conservons et nous les montrons en bonne intelligence avec nos tutelles et les autres cinémathèques. Notre mission fondamentale est de continuer à montrer tous les films de l’histoire et de l’art cinématographiques, mais aussi de les accompagner et de les contextualiser.
Dans l’exercice de cette mission, nous sommes tributaires de l’histoire du cinéma, marquée par la domination masculine. Malgré cet état de fait qu’évidemment nous déplorons, nous valorisons dans la programmation la création féminine, celle de cinéastes, comédiennes, productrices et scénaristes. Cette année, par exemple, nous avons prévu une rétrospective consacrée à Annette Wademant, une scénariste de grand talent, en particulier de Max Ophüls, insuffisamment connue du public. Les cinéastes femmes représentent aujourd’hui près de 20 % de la programmation de la Cinémathèque. Certes, c’est insuffisant, mais cela reflète la réalité du passé, de l’histoire du cinéma.
Heureusement, les choses changent. La programmation reflète de plus en plus l’augmentation du nombre de réalisatrices au cours des quarante dernières années, notamment dans le cadre du programme « Aujourd’hui le cinéma », un rendez-vous hebdomadaire consacré aux jeunes cinéastes où la parité est enfin respectée. Les choses évoluent dans le bon sens, même si l’on peut regretter qu’elles ne progressent pas assez vite.
Avant d’en venir à la polémique qui a entouré la programmation du Dernier Tango à Paris au mois de décembre dernier, j’aimerais vous présenter rapidement la programmation annuelle de la Cinémathèque, qui est loin de se réduire à cet épisode.
Nous projetons 1 500 films par an et nous en projetions 2 000 avant la crise sanitaire. En 2024, par exemple, notre programmation fut d’une très grande richesse, mettant à l’honneur des cinéastes comme James Cameron, Marguerite Duras, Sophie Fillières, Abel Gance, Danièle Huillet, Claude Lelouch, Marcel Pagnol, Nancy Savoca. Nous avons également organisé une très belle rétrospective sur Agnès Varda, accompagnée d’une grande exposition qui a réuni 60 000 visiteurs avant d’être présentée à travers le monde. Nous organisons des événements autour d’acteurs et d’actrices, comme Mae West ou Demi Moore, à laquelle nous avons consacré une journée spéciale il y a peu, et des semaines thématiques consacrées à certaines tendances cinématographiques – les travestis au cinéma, le cinéma d’horreur, la comédie romantique.
La programmation de la Cinémathèque est l’un des axes essentiels de notre mission. Nous veillons à ce qu’elle soit la plus diversifiée et la plus attractive possible, et permette à chacun d’avoir accès à l’histoire du cinéma à un faible coût. Elle est élaborée par un comité de programmation collégial, composé de seize personnes – neuf femmes et sept hommes –, qui se réunit douze fois par an pour établir le programme trimestriel. Ce dernier est arrêté six mois à l’avance ; les films ne sont donc pas choisis ou écartés en fonction de l’actualité – ce point est essentiel pour bien comprendre notre fonctionnement et commencer à vous répondre, madame la présidente. Nous ne choisissons pas ce qui doit être ou non montré, tout en respectant évidemment le cadre légal. J’irai même plus loin : le cœur de notre mission, c’est de tout montrer, de continuer à projeter tous les films de l’histoire du cinéma – toutes les œuvres artistiques doivent être proposées dans un musée. Mais notre mission est également de les accompagner le mieux possible.
C’est le comité de programmation qui choisit le type de médiation culturelle, le format de l’accompagnement d’un film – présentation avant la séance, dialogue qui fait suite à la séance, conférence. Il choisit un intervenant ou une intervenante en fonction de son expertise pour répondre aux attentes d’un public exigeant et connaisseur. Environ 30 % de nos séances sont présentées par des intervenants ou intervenantes. J’insiste sur ce point : alors que nous organisons 1 500 projections par an, prévoir un intervenant pour un tiers des films représente un effort gigantesque, qui s’intensifiera.
Je regrette que, depuis cinq semaines, on ne parle de la Cinémathèque qu’à propos de la polémique du Dernier Tango à Paris, que nous avions programmé à l’occasion du centenaire de la naissance de Marlon Brando. Je reconnais que nous avons mal apprécié la situation et manqué de vigilance et de discernement. Nous aurions dû faire différemment – et nous ferons différemment à l’avenir –, ce qui aurait évité d’annuler une séance et de susciter un désordre, alors que la Cinémathèque n’est pas là pour créer du désordre.
Au vu de la vivacité des réactions et devant l’impossibilité d’envisager une séance sereine, nous avons pris, avec Costa-Gavras, la décision de déprogrammer le film. Pour tirer les enseignements de cet épisode mouvementé, nous avons réuni notre conseil d’administration le 7 janvier et pris un certain nombre de décisions pour l’avenir.
Voici deux engagements validés par le conseil d’administration du 7 janvier. Premièrement, rappeler que la mission même de la Cinémathèque depuis son origine consiste à conserver et à montrer au public tous les films de l’histoire du cinéma. Le deuxième engagement est de davantage tenir compte, lors de la présentation de certains films, de l’éclairage rétrospectif que projettent sur ces œuvres l’écoulement du temps, l’évolution de la société et le respect dû aux victimes. Par ailleurs, il a été décidé que le rôle et l’exigence du comité de programmation seraient renforcés.
Lundi, lors de la réunion qui s’est tenue sur le programme de l’été prochain, nous avons redit que nous devions collectivement être plus attentifs à nos choix programmatiques et aux accompagnements qui en découlent.
Pour finir, j’aimerais dire un mot personnel sur Le Dernier Tango à Paris. Je n’aime pas beaucoup ce film, je l’ai même écrit il y a trente ans dans le journal Libération lors d’une diffusion sur Arte. Le réalisateur, par souci de faux réalisme, en usant de manipulation pour filmer la surprise non jouée de Maria Schneider, lui a fait subir contre son gré une situation d’une extrême violence. Sa confiance a été trahie et son dégoût comme sa colère sont parfaitement compréhensibles. Elle n’a jamais pardonné cette scène à Bernardo Bertolucci, qui n’aurait pas dû infliger cela à cette jeune femme de 19 ans. Au-delà de cette violence, le réalisateur a nié son talent et son travail d’actrice. Elle était parfaitement capable de jouer cette scène, de l’interpréter – toute sa performance dans le film le prouve. C’est ce que l’on peut regretter et c’est ce qui doit changer.
Voilà ce que j’aurais dit lors de la présentation du film, si j’avais pu la faire et si la séance avait eu lieu. J’aurais néanmoins ajouté que le film appartient à l’histoire du cinéma parce qu’il a su capturer un morceau de passé, de l’air du temps et de l’évolution de la société. J’aurais conclu mon propos – et je conclus mon propos – sur une note un peu plus optimiste en disant que Maria Schneider a tourné un authentique chef-d’œuvre juste après Le Dernier Tango à Paris. Ce film s’intitule Profession : reporter et est signé de Michelangelo Antonioni. Elle y a pour partenaire Jack Nicholson. C’est un film adoré des cinéastes et des cinéphiles du monde entier. C’est aussi pour son rôle et sa performance sublime dans Profession : reporter que Maria Schneider fait partie de l’histoire du cinéma.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons entendu une part de regret quant à ce qui s’est passé au sujet du Dernier Tango à Paris.
Je m’adresse dans un premier temps à Costa-Gavras. Vous avez été, monsieur, président de la Cinémathèque entre 1982 et 1987 ; vous l’êtes de nouveau depuis 2007. Vous avez donc connu la Cinémathèque à différentes époques. Que pensez-vous des situations de crise qui se sont multipliées depuis 2017, suscitées par la programmation de films dont les cinéastes sont accusés de violences sexistes et sexuelles – Roman Polanski, Jean-Claude Brisseau, Benoît Jacquot et Bernardo Bertolucci –, et qui ont pu ternir l’image de la Cinémathèque ?
M. Costa-Gavras. En 1982, Jack Lang m’a demandé de prendre la présidence de la Cinémathèque, qui traversait une grande crise, pour la sauver. L’État l’avait abandonnée et elle se trouvait dans une situation lamentable. J’ai accepté, j’ai changé les statuts, j’ai remplacé le directeur général et la Cinémathèque a repris la place qu’elle devait avoir. À l’époque, François Mitterrand avait accepté qu’elle soit installée au palais de Tokyo. Malheureusement, j’ai quitté la présidence en pensant que la décision était acquise. J’ai appris par la suite qu’en raison de problèmes internes au sein du conseil d’administration et de l’alternance politique, la Cinémathèque n’avait pas déménagé dans ce bâtiment.
Des années plus tard, Serge Toubiana m’a demandé, au nom du conseil d’administration, de redevenir président. Grâce à M. Chirac, Claude Berri, le président de l’époque, avait déménagé l’institution dans un autre lieu, où elle est actuellement installée.
J’ai trouvé une Cinémathèque profondément changée – le personnel avait doublé. M. Toubiana, confronté à une situation très compliquée – la fusion de la Cinémathèque avec la Bibliothèque du film, qui n’avait pas les mêmes statuts –, a fait un travail formidable. Lorsque M. Toubiana est parti, nous avons choisi de le remplacer par Frédéric Bonnaud.
Vous me demandez ce que je pense de la situation. Je la considère comme inacceptable. Le métier de metteur en scène confère une grande autorité : à partir du moment où il fait un film, un metteur en scène est une sorte de roi. Tout ce qu’il décide est immédiatement accepté et de nombreux acteurs et actrices feront tout pour obtenir un rôle. Si l’homme n’est pas guidé par une philosophie personnelle très solide, il peut faire des choses inacceptables pour la société.
Ces situations n’arrivent peut-être pas aussi souvent qu’on en donne actuellement l’impression : on laisse penser que dans le cinéma, tout le monde fait n’importe quoi, que le metteur en scène pourrait avoir n’importe quelle femme qu’il a envie d’avoir. Ce n’est pas ça du tout. Les choses se passent quand même beaucoup mieux que cela.
Cela dit, il est important que votre commission fasse tout ce qu’elle peut pour trouver des solutions. Peut-être que, plus tard, une loi sera adoptée pour punir gravement de tels agissements et pour que, dans le cinéma, on prenne d’autres habitudes. Le cinéma doit poursuivre la mission qu’il accomplit depuis sa naissance : changer le monde. J’y crois profondément. Il permet de voir ce qui se passe ailleurs, de découvrir les sentiments d’autres peuples, etc. Étant donné que le cinéma joue un rôle important, il doit être, autant que possible, exemplaire. Les travaux de votre commission peuvent aboutir à ce résultat. Toutefois, la tâche ne sera pas facile tant les habitudes sont ancrées ; le pouvoir est quelque chose qui ne se lâche pas facilement. Mais je pense que vous pouvez réussir.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. « Le pouvoir ne se lâche pas facilement » ; nous entendons bien cette phrase.
Je souhaite revenir sur plusieurs épisodes : l’affaire Polanski en 2017, l’annulation de la rétrospective de Jean-Claude Brisseau et de la programmation de deux films de Benoît Jacquot en 2024, avant l’affaire de la projection du Dernier Tango à Paris. Ces événements ont suscité des tensions avec les mouvements féministes qui vous reprochaient la programmation de ces œuvres.
Monsieur Bonnaud, dans quelles conditions et comment avez-vous géré ces crises successives ?
M. Frédéric Bonnaud. Nous n’en faisons pas mystère – c’est pourquoi nous sommes là pour répondre à vos questions –, nous avançons sur une ligne de crête : d’un côté, nos statuts, nos missions et notre devoir, d’un certain point de vue, de projeter les films des personnes que vous avez citées, compte tenu de leur importance artistique ; de l’autre, les faits sur lesquels enquête cette commission et l’évolution de la société. Nous devons passer entre ces portes qui peuvent être étroites.
S’agissant de la rétrospective Roman Polanski en 2017, à cette époque, Roman Polanski est quasiment au sommet de sa carrière : quelques années auparavant, il a reçu la Palme d’or au Festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film de l’année pour Le Pianiste. Il est au firmament du cinéma. En 2017, lorsqu’il présente son film au Festival de Cannes, rien ne se passe. Puis l’affaire Weinstein éclate et soudain, on rappelle ses antécédents. Le problème est que nous avions déjà choisi d’organiser cette rétrospective et de l’inviter. Il ne s’agissait nullement d’une provocation. Quelques années plus tard, je me permets de vous le rappeler, Roman Polanski a réalisé un film sur l’affaire Dreyfus qui a beaucoup fait parler de lui lors de la cérémonie des César en raison de l’intervention d’Adèle Haenel, mais qui a fait plus d’un million d’entrées en salle et avait été produit par une société aussi respectable que la Gaumont.
Les films de Roman Polanski avaient-ils leur place à la Cinémathèque en 2017 ? La réponse est oui. Que cela suscite une émotion produit la contradiction dans laquelle nous nous trouvons. Organiserons-nous une autre rétrospective de ses œuvres dans les prochaines années ? Non, bien sûr. Encore une fois, nous ne recherchons pas la provocation. En outre, ce cinéaste n’est plus du tout en activité, pour différentes raisons. Qu’en sera-t-il dans vingt ou trente ans ? Je ne pense pas que l’on pourra rayer d’un trait de plume des films comme Le Bal des vampires, Chinatown, Rosemary’s Baby ou The Ghost Writer, qui dénonce une manipulation lors de la guerre du Golfe en s’en prenant à George Bush et à Tony Blair. Ces films continueront à être montrés, que ce soit à la Cinémathèque française ou sur les chaînes de télévision – Arte, par exemple, diffuse fréquemment des films du patrimoine. Voilà la réponse la plus précise et la plus honnête que je puisse vous apporter concernant Roman Polanski.
S’agissant de la rétrospective consacrée à Jean-Claude Brisseau, le problème est différent. Une accusation avait été portée, un procès s’était tenu et – pour employer l’expression adéquate, qui est toujours un peu sévère pour les citoyens que nous sommes – la justice était passée. Dès lors, il aurait été illogique de ne pas montrer les films de Jean-Claude Brisseau, qui, eux aussi, seront fatalement montrés dans le futur. Nous y avons néanmoins renoncé parce que cela créait trop de difficultés et était, là encore, perçu comme une provocation.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je précise que, s’agissant du Dernier Tango à Paris, il n’était pas demandé d’annuler la projection mais de contextualiser le film, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Par ailleurs, outre la programmation de la Cinémathèque, il y a les tribunes de soutien que vous avez signées à titre personnel. En ce qui concerne Roman Polanski, la justice n’a jamais pu passer.
M. Frédéric Bonnaud. La justice américaine n’a jamais pu passer ; je ne peux que vous donner raison sur ce point, pour ce que j’en sais – je ne suis ni un spécialiste ni l’avocat de Roman Polanski. Ce dernier vit en France depuis le milieu des années 1970. Il a, en effet, fui la justice américaine. Que je sache, il n’a pas eu de problèmes avec la justice française depuis cette date.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Comme Costa-Gavras, je pense que le cinéma a changé le monde et qu’il peut encore le changer, ce qui lui confère une responsabilité considérable.
Certains films, que d’aucuns disent abîmés et que je trouve parfois « abîmants », doivent être contextualisés. Le contexte et la controverse – qui nourrit la création des idées – me semblent importants. La Cinémathèque programme notamment des rétrospectives ; c’est normal : c’est son rôle. Mais ces rétrospectives doivent être – c’est le sens de ce mot – l’occasion de jeter un regard sur le passé et d’analyser les sentiments qu’il inspire. Si la Cinémathèque est un musée, elle doit faire de la muséographie : placer les choses dans leur contexte et, ainsi, faire œuvre de pédagogie pour accompagner la société.
Monsieur Bonnaud, il me semble qu’il y a une contradiction entre ce que vous venez de nous dire et le verbatim d’un certain nombre d’interviews que vous avez accordées sur ces sujets. J’ai du mal à comprendre votre refus de faire entrer la société dans la Cinémathèque. C’est une véritable question, dont nous devons discuter ; cela pourra nous faire avancer.
Costa-Gavras. Il faut préciser ce que l’on entend par « faire entrer la société dans la Cinémathèque ». Si l’on faisait entrer la société au Louvre, ou dans d’autres musées, comment les choses se présenteraient-elles, selon vous ? Nous, nous faisons entrer les spectateurs et, pour environ 20 % des films, nous prévoyons l’intervention d’une personne de la Cinémathèque ou d’une personnalité extérieure, ou les deux à la fois. Que pourrions-nous faire de plus ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. Votre comparaison avec le musée du Louvre me fait plaisir ; j’y ai été étudiant. C’est tout l’enjeu de la muséographie. En faisant entrer des visiteurs dans un musée, on y fait entrer la société. À preuve, certaines œuvres sont détériorées ou attaquées par des personnes qui ont un message à faire passer. Le musée – ici, la Cinémathèque – doit donc prendre des précautions pour garantir la bonne tenue des séances de projection, mais aussi les accompagner en contextualisant les faits relatés dans un film ; tel est le rôle des historiens de l’art. Vous le faites souvent, du reste. En l’espèce, vous avez admis un raté, et nous pouvons en prendre acte.
Monsieur Bonnaud, vous avez déclaré dans une interview : « Au risque de déplaire, le changement de paradigme de la Cinémathèque française ne passera pas par moi. Je veux bien rester comme celui qui a fait une exposition sur Louis de Funès. Mais je ne resterai pas dans l’histoire de cette maison comme celui qui y a fait entrer tous les délires sociétaux. » Je veux bien que vous nous expliquiez votre position, qui me semble en contradiction avec vos missions.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je me permets de souligner que vous avez également parlé, monsieur Bonnaud, de « demi-folles ».
M. Frédéric Bonnaud. Je peux répondre sans aucun problème à ces deux questions, mais vous voyez bien que les deux expressions n’appartiennent pas au même registre…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous propose de vous expliquer d’abord sur l’expression « délires sociétaux ».
M. Frédéric Bonnaud. Monsieur le rapporteur, l’exemple que vous citez serre le cœur de l’historien de l’art que je suis également – puisque c’est la formation que j’ai suivie, quant à moi, à l’université Paris I. Vous admettrez que s’attaquer à l’urinoir de Marcel Duchamp est la pire manière pour la société d’intervenir physiquement dans un musée. Nous allons donc écarter cette question, car ce n’est pas exactement ce dont nous parlons.
S’agissant du Dernier Tango à Paris, me permettez-vous de lire un très court extrait du texte qu’Arthur Cerf, spécialiste de Marlon Brando, a écrit dans notre programme trimestriel, tiré à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, et qui a été publié en ligne ?
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Allez-y.
M. Frédéric Bonnaud. Ce texte vaut donc position de la Cinémathèque française. « Marlon Brando est arrivé comme une comète. En une décennie et une poignée de films, il a redéfini l’homme au cinéma et ouvert la voie à une nouvelle conception des normes. Il a donné à voir une masculinité puissante et tourmentée, symbolisant l’homme en lutte contre lui-même, contre la société, contre les conventions. Il est aussi l’homme d’un scandale : le tournage de la scène de viol du Dernier Tango à Paris, dont l’actrice Maria Schneider n’avait pas été avertie et dont elle ne s’est jamais remise. Dans sa vie privée, l’acteur a semé la mort et la désolation. La représentation de la masculinité incarnée par Marlon Brando mérite d’être questionnée aujourd’hui, tant elle semble dépassée, en décalage avec l’époque. De nouveaux modèles émergent et mettent en avant l’expression des émotions, l’empathie, la déconstruction de la figure de l’homme au bord de la violence. »
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Quand ce texte a-t-il été écrit ?
M. Frédéric Bonnaud. Il y a quelques mois, avant que le programme soit fabriqué et mis en page. La programmation a débuté en novembre ; nous avons donc dû le lui demander pour le mois de septembre.
Voilà la parole de la Cinémathèque française sur Marlon Brando. Ce texte aurait-il dû s’accompagner d’une présentation de la séance par Arthur Cerf, par exemple…
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ou par une femme.
M. Frédéric Bonnaud. …– puisque, la plupart du temps, c’est la personne qui a écrit le texte qui est chargée de cette présentation –, Jean-François Rauger, Murielle Joudet, un ou une spécialiste de Marlon Brando ou du cinéma italien de l’époque, puisque le film a été réalisé par Bernardo Bertolucci ? Encore une fois, nous ne pouvons que reconnaître un raté, une erreur. Nous organisons 1 600 séances par an – c’est considérable – dans trois salles de cinéma. Je ne peux que le répéter, nous nous sommes trompés : cette séance aurait dû être précédée d’une présentation.
Monsieur le rapporteur, la question que vous posez, celle du rapport entre l’art et la société, est passionnante. J’ai envie de vous répondre que nous en traitons tout naturellement – quand on ne se loupe pas ! Par exemple, nous avons organisé, il y a quelques semaines, un petit festival regroupant des films récemment restaurés. Je suis allé présenter, en ma qualité de directeur de la Cinémathèque, pendant dix minutes ou un quart d’heure, un film de Brian de Palma intitulé Body Double. Il s’agit d’une variation sur l’œuvre d’Alfred Hitchcock – en peinture, on qualifierait de Palma de maniériste. Or, dans ce film, joue une toute jeune comédienne, Melanie Griffith, qui est la fille de Tippi Hedren, c’est-à-dire de l’actrice qu’Alfred Hitchcock a harcelée sexuellement sur le tournage de deux films : Pas de printemps pour Marnie et Les Oiseaux. Pensez-vous que je l’ai caché au public ? C’est, bien entendu, la première chose que j’ai dite !
Une bonne présentation se doit d’être complète : y sont évoquées la société, l’histoire, ce qui est arrivé aux individus et le moment esthétique – en l’espèce, Brian de Palma comme cinéaste maniériste. Pardon pour mon manque de modestie : ce n’est pas à moi de juger si cette présentation était bonne. En tout cas, c’est ce que, idéalement, doit être une présentation.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je suis d’accord avec vous, à condition que l’on ne parle pas d’évolutions sociales fondamentales comme de délires sociétaux. Il faut désigner correctement ce qui est en train de se passer et qui secoue le cinéma – je vous ai entendu, M. Costa-Gavras, parler d’Adèle Haenel sur Mediapart ; il s’agit d’un mouvement de fond, d’un combat social pluriséculaire, peut-être même millénaire, l’un des plus anciens en tout cas : la lutte contre le patriarcat. Ce ne sont pas des délires sociétaux.
Dans votre intervention liminaire, monsieur Bonnaud, vous avez évoqué « l’actualité ». Or il ne s’agit pas d’un fait divers, mais d’un mouvement qui, depuis l’affaire Weinstein en 2016, modifie profondément les rapports de genre et leur représentation au cinéma.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Nous avons commencé à aborder le problème du sens que vous donnez à la question des violences sexuelles dans la société. Lorsqu’on vous entend parler de « délires sociétaux » et de « demi-folles » – expression sur laquelle vous ne vous êtes pas expliqué, du reste –…
M. Frédéric Bonnaud. Je n’ai pas eu le temps !
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). …on a du mal à croire que vous ayez de la considération pour les mouvements actuels et pour leur valeur politique.
Je m’adresse à M. Costa-Gavras : j’admire un grand nombre de vos films, monsieur, et je sais l’importance qu’a pour vous le politique ; je ne crois pas que vous soyez de ceux qui refusent d’affirmer que le cinéma est politique, qu’il est nourri par la politique.
En tant que programmateurs et en tant qu’esthètes, quelle valeur politique accordez-vous à un mouvement de société dans le cadre du cinéma ? Puisque vous voulez, dites-vous, montrer toutes les œuvres, où est la programmation qui montrerait celles des cinéastes qui participent au mouvement MeToo ?
Par ailleurs, je ne veux pas occulter ce qui est en jeu dans la projection du Dernier Tango à Paris et les rétrospectives consacrées à Brisseau ou à Jacquot, à savoir les liens inextricables entre la violence et la fabrique du cinéma. En ce qui concerne Le Dernier Tango à Paris et ce qu’a vécu Maria Schneider sur le plateau, il s’agit non pas d’un homme qui, indépendamment de ses œuvres, est accusé de violences sexuelles, mais de personnes dont l’œuvre doit être interrogée en ce qu’elle est le support de la perpétration et de la glorification de violences, et fait de notre regard un regard qui valide la violence.
Il n’est pas vrai qu’un musée montre toutes les œuvres : beaucoup sont dans les réserves et, lorsqu’il n’est pas en mesure de proposer un discours éditorial sur l’une d’entre elles, elle y reste. Vous avez été capables de contextualiser Naissance d’une nation, en soulignant la dimension raciste du film. Après toutes les polémiques des dernières années et la publication du texte dont vous avez lu un extrait dans le programme imprimé de la Cinémathèque – il n’est pas accessible sur la page du site consacrée au film –,…
M. Jean-François Rauger, programmateur, et Mme Peggy Hannon, directrice générale adjointe de la Cinémathèque française. Il est sur le site !
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Peu importe.
…comment se fait-il que vous n’ayez pas jugé nécessaire de contextualiser Le Dernier Tango à Paris et de soulever la question de sa fabrication ? Du reste, avant d’annuler la programmation du film – pour des raisons d’ordre public, et non parce que vous aviez mal compris ce que vous demandait la société –, vous avez proposé cette contextualisation.
C’est à vous, monsieur Rauger, que cette tâche avait été confiée, me semble-t-il. Vous qui êtes programmateur à la Cinémathèque française depuis 32 ans – vous connaissez donc bien votre métier et les polémiques que suscitent ces films – et qui avez déclaré : « Est-ce qu’on peut faire un film sans violer les acteurs ? » Le pire, ce n’est pas de ne pas avoir perçu la polémique mais de continuer à banaliser un viol, au moment même où tant de femmes s’insurgent contre la manière dont la violence et la fabrique du cinéma sont intriquées.
Vous avez indiqué par ailleurs, monsieur Bonnaud, que Bertolucci avait eu tort de ne pas demander à Maria Schneider de jouer, parce qu’elle en était « capable ». Or le cœur de la question, c’est de savoir si elle le voulait. Le consentement des actrices à ce que leur demande un réalisateur me semble central dans la réflexion que vous auriez dû avoir sur ce film et que, manifestement, vous ne menez pas non plus ici.
M. Jean-François Rauger. Je répondrai en partant de ce qu’a dit M. le rapporteur sur l’idée de rétrospective. L’objet de la Cinémathèque française est l’histoire du cinéma, laquelle n’est pas uniquement une addition d’œuvres ou de chefs-d’œuvre : elle prend également en compte toutes les déterminations, notamment économiques et sociales, qui font des œuvres ce qu’elles sont. Mais le cinéma est également un lieu de pouvoir. Or qui dit pouvoir dit abus de pouvoir.
Cette part maudite de l’histoire du cinéma – que la Cinémathèque a en héritage et qui nous donne sans aucun doute une grande responsabilité – a été, d’une certaine façon, mise en lumière par MeToo. Je veux parler des systèmes de prédation qui s’étaient installés depuis parfois des décennies ; on se souvient notamment des relations entre les producteurs et les actrices dans le cinéma hollywoodien classique.
L’explosion du mouvement MeToo a affecté les interventions à la Cinémathèque française : aucun débat avec un spécialiste du cinéma – puisque c’est notre objet – ou le public ne se déroule sans que cela soit signalé, lorsque c’est nécessaire ou opportun. MeToo est au centre de la plupart des discussions qui portent sur les films programmés. C’est un mouvement qui nous a également touchés et que nous avons intégré dans notre travail d’accompagnement. Accompagnement, c’est le mot-clé : il s’agit non pas, pensons-nous, de renoncer à projeter des films, mais de les expliquer et de les contextualiser.
Je souhaite revenir à présent sur la phrase que j’ai prononcée lors d’une émission sur Le Dernier Tango à Paris, émission à laquelle je tenais beaucoup. Avec Murielle Joudet, critique de cinéma, qui est une amie, nous avions décidé d’établir un dialogue autour de ce film car il nous semblait important de dire ce qu’il est, dans toutes ses composantes : sa signification politique, sa réception dans le contexte de sa sortie, sa production, sa fabrication…
Arrive le moment où nous devons aborder cette scène, qui, aujourd’hui comme lors de sa sortie, fait scandale, mais pour des raisons différentes. Ma question – et je regrette profondément de l’avoir formulée ainsi car, manifestement, elle n’a pas été bien interprétée – visait à signaler que beaucoup de cinéastes pensaient, surtout à cette époque, qu’il fallait voler quelque chose aux acteurs. C’est au sens symbolique que j’ai utilisé le mot « viol », pour dire « voler », « prendre » – du reste, Brando lui-même dira qu’il a été violé. Et, à cette question purement rhétorique, je réponds : non, on ne peut pas faire de bons films sans violer les actrices.
J’ajoute que, dans la suite de cette émission, la scène et le comportement de Bertolucci sont absolument condamnés. Ce qui s’est passé sur le tournage du Dernier Tango à Paris est une illustration paroxystique et très violente de la pratique adoptée par les cinéastes de cette époque, qui consistait à voler quelque chose à leurs acteurs. À la fin de notre conversation, nous nous félicitons du fait que les tournages soient désormais mieux contrôlés et le droit du travail mieux appliqué – en tout cas, c’est une préoccupation beaucoup plus présente.
Cela dit, encore une fois, ma phrase a été manifestement mal interprétée. Je le regrette ; je n’ai voulu choquer personne. Sans doute aurais-je dû la formuler autrement.
M. Costa-Gavras. Tous les films sont politiques. Même le film le plus idiot l’est, dans la mesure où il rend idiot.
M. Frédéric Bonnaud. Juste un mot. J’ai parlé de demi-folles lors d’un débat sur Mediapart, dans lequel je discutais un peu vivement, comme discutent parfois les journalistes entre eux, avec des personnes que je connaissais bien – j’avais été moi-même, en tant que journaliste, l’animateur de ces débats. Je pense que ma parole a très largement dépassé ma pensée.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ou pas.
M. Frédéric Bonnaud. Il n’en reste pas moins, madame la présidente, que j’étais présent à la Cinémathèque française lorsque Roman Polanski a ouvert sa rétrospective, et que j’ai eu peur pour lui. Vous n’êtes pas obligée de me croire, mais je vous le dis : j’ai eu peur, non pas pour moi, mais pour lui. La polémique intellectuelle et les discussions sur l’évolution de la société sont une chose ; la violence et la mise en danger d’autrui en sont une autre.
Si, en définitive, la projection du Dernier Tango à Paris a été annulée, de même que sa présentation et le débat qui étaient prévus, c’est parce que, quelques jours auparavant, alors que j’animais un ciné-club autour de Sur les quais, un film d’Elia Kazan de 1954 – Marlon Brando n’était alors accusé de rien –, un spectateur, qui m’a longuement interpellé sans que je l’interrompe, a failli être pris à partie physiquement par d’autres spectateurs. C’est à ce moment-là que j’ai compris – et je l’ai dit à Costa-Gavras – que la projection prévue le dimanche suivant ne se déroulerait pas dans des conditions sereines. Je ne veux pas que les gens se battent physiquement – ils peuvent le faire à coups d’arguments – à la Cinémathèque française.
S’agissant du Dernier Tango à Paris – je vais me répéter –, nous avons indiqué par écrit quelle était la position de la Cinémathèque, mais nous avons omis, par inadvertance, fatigue, inattention, de prévoir une présentation. Sur le fond, ce film fait partie de l’histoire du cinéma et Maria Schneider n’a, à ma connaissance, jamais demandé qu’il ne soit plus projeté.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Si !
M. Frédéric Bonnaud. Quelques années avant sa mort, elle a déclaré, dans une émission télévisée de Mireille Dumas, lors de ce qui devait être sa dernière intervention publique : « Je ne me trouve pas mal du tout dans le film, surtout face à Marlon. » On comprend ce qu’elle veut dire : elle a 19 ans, c’est son premier rôle et elle joue face à une icône du cinéma hollywoodien. Oblitérer ce film, le rayer de l’histoire du cinéma ne me paraît pas une bonne idée.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Notre débat part sur de mauvaises bases, car il ne s’agit pas d’oblitérer le film. La seule demande que vous adressaient les mouvements féministes qui vous ont interpellé était de le contextualiser. La violence que vous craigniez est peut-être aussi le résultat de votre obstination à ne pas entendre. De fait, il a fallu pousser le rapport de force très loin, beaucoup trop, pour que vous changiez de position.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le cinéma est peut-être, actuellement, l’art le plus populaire, mais il est aussi, nos auditions l’ont montré, un milieu fermé dans lequel il est très difficile d’entrer lorsqu’on n’a pas suivi les grandes formations à ses métiers, de sorte que de nombreuses personnes se trouvent dans une situation précaire.
Vous avez dit que le public de la Cinémathèque est composé de connaisseurs. Nous avons reçu des témoignages de personnes qui y ont travaillé ou qui y travaillent, et j’ai compris qu’il y a deux catégories de personnels. Ceux qui sont chargés de la médiation culturelle et accueillent les lycéens et les collégiens ressentent un véritable malaise, davantage que la seconde catégorie, composée des critiques qui, comme vous, monsieur Rauger, se consacrent à l’analyse et à l’histoire du cinéma. Je me demande si le manque de discernement que vous venez d’admettre à propos du Dernier Tango à Paris n’est pas dû au fait que la Cinémathèque est à la fois le diffuseur d’un art populaire et – ne le prenez surtout pas mal – une institution intellectuelle, qui nourrit peut-être – c’est une hypothèse – un certain entre-soi.
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Je prends acte des regrets que vous formulez, monsieur Bonnaud, mais vous avez été interpellé au sujet de certaines de vos sorties, par exemple concernant les « demi-folles » ou les « délires sociétaux », et je veux y revenir.
Maintenez-vous les propos que vous aviez tenus en 2017 dans Libération ? Après avoir évoqué les viols au conditionnel et parlé de « traquenard », vous écriviez : « Ce sont les bigots de l’époque du Tango qui ont rendu la vie de Schneider impossible, alors que son personnage de jeune femme guidée par sa seule pulsion, très loin d’être une victime, a représenté en son temps la liberté sexuelle et le bris des tabous, à l’extrême fureur des ligues de bien-pensance. Là encore, l’ampleur de la falsification et du renversement des rôles est sidérante. Comme si les plus sublimes figures féminines du cinéma, libres et fortes, devaient être revues en victimes obligées. »
M. Frédéric Bonnaud. Je suis très heureux que vous me posiez cette question. Ces propos étaient un droit de réponse à une chronique de Daniel Schneidermann, et je n’en retire pas un mot. Ils étaient presque prémonitoires – à notre corps défendant, car nous nous serions bien passés de cette erreur et de cette polémique.
Il est vrai que Le Dernier Tango à Paris a longtemps été considéré comme un symbole de la liberté sexuelle. Je vous rappelle tout de même, en deux mots, ce que raconte le film : c’est l’histoire de deux personnes qui, sans rien savoir l’une de l’autre, décident d’avoir une relation amoureuse, sexuelle, en se rencontrant de façon anonyme dans un grand appartement parisien. C’était un défi, sous l’ombre de Georges Bataille, lancé à la société. Je m’étonnais d’un retournement qui est exactement ce dont il s’agit aujourd’hui : comment un film qui fut le symbole de l’après-1968 et de la libération des mœurs est-il devenu le symbole de tout autre chose ? L’histoire de l’art nous enseigne qu’il peut être les deux, et sans doute l’est-il. Les conditions de sa fabrication et le sort réservé à Maria Schneider étaient en totale contradiction avec ce que l’on prétendait faire par ce film, c’est-à-dire que les méthodes employées par Bernardo Bertolucci n’étaient pas en adéquation avec son propos.
Sur le reste, je ne peux qu’être en accord avec ce que j’ai écrit à l’époque. Dans un article sur Basic Instinct paru il y a deux jours, la journaliste de Télérama Mathilde Blottière, qui a aussi écrit sur la Cinémathèque, explique que le personnage de Sharon Stone, considéré comme féministe au moment de la sortie du film en 1992, est aujourd’hui emblématique de ce qu’on appelle le male gaze. Le sujet n’est pas de savoir si elle a tort ou si elle a raison. Les choses changent – et le film dont elle parle ne date même pas d’il y a cinquante ans, lui. Peut-être que les couches de sens d’un film ne se contredisent pas, mais s’accumulent. Pour parler d’un film, il faut dire beaucoup de choses à la fois. Il me semble que c’est ce qu’ont cherché à faire Jean-François Rauger et Murielle Joudet dans leur émission : un peu à la manière de Georges Perec dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, ils se sont efforcés d’épuiser Le Dernier Tango à Paris, l’ensemble des significations que l’on peut lui donner.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je rappelle que Maria Schneider a clairement exprimé, lors d’interviews, son refus que la scène soit de nouveau projetée.
M. Jean-François Rauger. L’une des tâches qui m’incombent consiste à veiller à ce que la programmation de la Cinémathèque soit diversifiée : tout le cinéma, toute l’histoire du cinéma, toutes les géographies du cinéma. La Cinémathèque diffuse énormément de films peu souvent projetés, voire inconnus, que l’on ne voit parfois jamais ailleurs. Je vous invite à consulter un programme trimestriel : vous constaterez que les types de programmation sont très variés. Lorsque nous proposons les vingt-cinq classiques du cinéma d’horreur, par exemple, nous attirons un public jeune et populaire. Mais nous diffusons aussi les films de cinéastes underground ou peu connus. Nous nous efforçons de trouver un équilibre, afin d’éviter que l’on nous soupçonne de pratiquer l’entre-soi. Nos publics sont très divers : un public populaire d’amateurs qui vient passer une bonne soirée, un public plus savant, plus pointu. Et nous veillons à préserver cette diversité.
Costa-Gavras. Vous avez dit, monsieur le rapporteur, que le cinéma créait de la précarité ; c’est forcé ! On trouve beaucoup plus de candidats pour faire carrière dans le cinéma que pour être employé de banque. De surcroît, il y a en France des dizaines d’écoles de cinéma, très mauvaises en général – à part la Fémis –, qui sont très onéreuses et qui ajoutent à la précarité parce qu’il n’y a pas de place pour tout le monde. J’ai arrêté d’y aller. C’est effrayant, ce qui s’y passe.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Vous persistez à considérer que Maria Schneider a été victime de la bigoterie. Donner une motte de beurre à une femme en référence à une scène qu’elle a tournée sans être consentante, c’est peut-être bigot mais c’est surtout très sexiste ! Ce sont des violences sexistes qu’elle a subies après le film.
Mais, sur le plateau, c’est une violence sexuelle qui a été commise et le reconnaître est important si on veut écouter ce qu’elle avait à dire. Elle a dit plus tard que si un huissier avait été présent – elle ne savait pas, à 19 ans, qu’elle aurait pu en demander un –, elle n’aurait pas accepté de tourner cette scène qui ne figurait ni dans son contrat, ni dans le scénario. Elle l’a dit ! En nous présentant le film, vous occultez pourtant sa parole.
Beaucoup de critiques vous ont été faites depuis un moment, monsieur Bonnaud, au sujet de la place et de la parole des femmes. Quand vous avez été nommé, vos premiers mots ont consisté à citer Truffaut : « Le cinéma, c’est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes. » Mon propos n’est pas de critiquer Truffaut ; nous connaissons tous cette phrase ; mais vous avez placé votre mandat à la tête de la Cinémathèque sous le signe de cette phrase. Quel sens donner à ce choix ? Les femmes ont autre chose à dire et à faire que ce que leur font dire et faire les réalisateurs !
On vous a aussi reproché d’avoir présenté des femmes cinéastes en occultant le caractère féministe de leur œuvre, par exemple à l’occasion de la rétrospective consacrée à Dorothy Arzner. L’auteur du texte de la Cinémathèque, un homme – comme souvent s’agissant de ces sujets –, la présentait comme une grande réalisatrice mais regrettait qu’elle ait été récupérée par les mouvements lesbiens militants et féministes. Il trouvait dommage que son cinéma soit réduit à son homosexualité, alors que de nombreux spécialistes soulignent que celle-ci a eu, au contraire, beaucoup d’importance dans son œuvre, à laquelle elle donne une nature différente. Les seuls moments glorifiés dans le texte sont ceux où la femme apparaît comme un objet, « cuisses ouvertes », etc. Vous parliez justement du male gaze ; que faites-vous pour le combattre et ne pas le reproduire ? À qui donnez-vous la parole pour vous le montrer ? Car vous avez besoin d’un autre regard pour comprendre que le fait que Dorothy Arzner soit une femme, le fait qu’elle soit lesbienne sont importants, ont un sens cinématographique. Nous aimerions que vous nous expliquiez ce que la Cinémathèque prévoit de faire à ce sujet.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Et par qui vous faites-vous conseiller pour ne pas tomber dans le male gaze ?
M. Frédéric Bonnaud. Avant que j’en prenne la direction, la Cinémathèque n’avait pas organisé une seule exposition consacrée à une femme ; on peut le regretter. À mon arrivée, j’ai fait le plus rapidement possible deux expositions, l’une dédiée à Agnès Varda, l’autre à Romy Schneider. Très différentes l’une de l’autre, elles ont toutes deux incarné des femmes libres, indépendantes et très émancipées, comme on disait à l’époque. Dans l’exposition consacrée à Agnès Varda, j’ai pu rappeler qu’avant la Nouvelle Vague, quatre ans avant ces messieurs des Cahiers du cinéma, une cinéaste avait tourné un film – La Pointe courte – toute seule, en ne s’autorisant que d’elle-même, sans aucune subvention ni aucun moyen. Dans celle consacrée à Romy Schneider, ce qui était une première pour une comédienne, j’ai expliqué combien, grâce à son jeu et à sa personnalité, elle pouvait être considérée comme en partie autrice des films – ceux de Costa-Gavras, Claude Sautet ou Pierre Granier-Deferre, notamment – dans lesquels elle avait joué.
Alors qu’une journaliste me demandait ma définition du cinéma, je suis allé – mon Dieu ! – chercher la boutade, car c’en est une, de François Truffaut au sujet du film Bonjour tristesse d’Otto Preminger avec Jean Seberg, tiré du roman de Françoise Sagan. Cette définition n’est évidemment pas limitative !
Peu de temps après sa mort, j’ai organisé à la Cinémathèque une rétrospective complète des films de Chantal Akerman, aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes cinéastes au monde. Pour elle, monsieur le rapporteur, le cinéma n’a pas été un moyen d’oppression ni de précarité : elle a souvent raconté qu’elle était une petite Juive de Bruxelles – c’est ainsi qu’elle parlait – pauvre et sans relations et que c’est en voyant Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard, qu’elle avait décidé qu’elle pouvait elle aussi faire du cinéma sans demander l’avis de personne.
Si je sais quelque chose des relations entre Alfred Hitchcock et Tippi Hedren, c’est parce que nous avons fait venir Hélène Frappat à la Cinémathèque à quatre reprises, pour qu’elle parle de son livre Trois femmes disparaissent.
La comédienne Caroline Ducey est venue un jour me trouver dans mon bureau pour me raconter ce qu’elle considérait comme une agression sexuelle survenue sur le tournage de Romance, de Catherine Breillat. Je lui ai demandé pourquoi elle venait me voir, moi qui ai une si mauvaise réputation – dont vous vous faites l’écho aujourd’hui. Elle m’a expliqué que j’avais été le seul journaliste à ne pas lui avoir demandé, en l’interviewant – pour Les Inrockuptibles –, de détails au sujet de la scène avec Rocco Siffredi. Je lui ai répondu que c’était évident pour moi : comment aurais-je osé ? Je lui ai dit : « Écrivez votre livre. » Et je suis remercié dans les premières pages de La Prédation (nom féminin).
Mme la présidente Sandrine Rousseau. D’accord…
M. Frédéric Bonnaud. J’aimerais terminer.
Vous m’avez demandé ce que je faisais : je fais beaucoup. Simplement, notre approche diffère en ce que, pour ma part, je ne regarde pas le genre – qui n’est pas ce qui m’intéresse le plus, je vous l’accorde –, mais la compétence des auteurs, des autrices, des universitaires, des professeurs et des critiques de cinéma invités à la Cinémathèque française.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ne pas accorder tant d’importance que cela au genre, c’est aussi louper des talents d’analystes.
Venons-en au fonctionnement interne de la Cinémathèque. Plusieurs articles publiés récemment témoignent d’un management pour le moins personnifié, mettant sous pression et déchargeant parfois sa violence sur des objets. Vous avez dit dans votre propos liminaire que vous souhaitiez donner plus de place au comité de programmation. Comment acceptez-vous les propos contradictoires en interne ? Êtes-vous en mesure de les entendre et de modifier votre comportement et vos projets en conséquence ? Si oui, dans quel climat ?
Mme Peggy Hannon. Il y a quatre ans, nous avons mis en place un comité de programmation collégial pour le cinéma – il en existe un autre pour les expositions –, dans lequel chacun arrive avec ses proprositions de programmation, qui sont ensuite discutées : Jean-François Rauger arrive avec la programmation générale mais est aussi discutée à cette occasion celle qui est destinée au jeune public, celle dédiée à notre plateforme de vidéo à la demande, ainsi que l’accompagnement de l’action culturelle. Au sein de ce comité, la parole est libre. Il rassemble seize personnes : neuf femmes et sept hommes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. La parité y est donc plus que respectée, la répartition étant même favorable aux femmes – ce qui est rare, donc tant mieux. Parmi les six membres du conseil d’administration, en revanche, il y a cinq hommes…
Mme Peggy Hannon. Ces chiffres sont ceux du bureau du conseil d’administration. Le conseil, lui, compte vingt-trois membres, dont douze femmes. Dix-huit sont élus et cinq sont des personnalités qualifiées.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Quelle est la composition du comité de rédaction du programme ?
Mme Peggy Hannon. Les textes du programme sont écrits par quatre femmes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce n’est pas ce qui apparaît dans l’ours figurant en dernière page du document : sont mentionnés Frédéric Bonnaud, Bernard Benoliel, Xavier Jamet, Nicolas Le Thierry d’Ennequin et Jean-François Rauger.
Mme Peggy Hannon. Il s’agit des membres du comité de rédaction qui valide les textes.
M. Frédéric Bonnaud. Les textes sont rédigés par Céline Bourdin, Hélène Lacolomberie et Delphine Simon-Marsaud.
M. Erwan Balanant, rapporteur. La Cinémathèque, dont la mission, notamment patrimoniale, est essentielle, demeure une structure associative largement subventionnée par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et le ministère de la culture.
M. Frédéric Bonnaud. Non, nous ne sommes subventionnés que par le CNC.
M. Erwan Balanant, rapporteur. D’accord. Je rappelle que le CNC perçoit une taxe sur les billets de cinéma : grosso modo, c’est l’industrie du cinéma qui fait vivre le CNC.
M. Frédéric Bonnaud. Et internet !
M. Erwan Balanant, rapporteur. Oui, et c’est tant mieux. Dans le cadre de sa mission de conservation patrimoniale, la Cinémathèque reçoit une copie de l’ensemble des films.
M. Frédéric Bonnaud. Non, le dépôt légal des films est enregistré au service des archives du film du CNC – même si nous serions heureux qu’il le soit chez nous !
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous conservez néanmoins des éléments matériels, comme des affiches de cinéma.
La question du statut de la Cinémathèque s’est-elle posée un jour ? En 1982 par exemple, a-t-il été envisagé qu’elle devienne un établissement public soutenu par le ministère ou par le CNC ? Sans dénigrer le statut associatif, je me demande s’il est vraiment adapté à vos missions.
M. Costa-Gavras. La question s’est en effet posée mais les 700 ou 800 membres de l’association – 1 000 aujourd’hui – n’auraient pas accepté cette évolution, alors que leur accord était nécessaire. À l’époque, le CNC et le ministère de la culture préféraient le statu quo en matière de statut et d’organisation, et je crois que c’est encore le cas. La Cinémathèque est ainsi plus contrôlable. Il a aussi été question d’en faire une fondation, mais ç’aurait été très compliqué.
M. Frédéric Bonnaud. Je ne pense pas révéler de secret en indiquant que la question du statut va être soulevée cette année par un rapport de la Cour des comptes, ni en précisant que le CNC préfère que la situation perdure.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). La presse s’est fait l’écho d’alertes sur le potentiel inflammable du film de Bertolucci qui auraient été lancées en interne au printemps 2024, c’est-à-dire avant que la programmation soit arrêtée. Vous est-il déjà arrivé de recevoir des alertes sur la programmation en cours d’élaboration ? Comment cela se passe-t-il dans ce cas ?
D’autres alertes portent sur le climat social très tendu. Des témoignages font état de difficultés, voire de violences – à tout le moins d’actes ressentis ainsi. Existe-t-il, au sein de la Cinémathèque, une cellule pour recevoir les signalements ? Le comité social et économique (CSE) en a-t-il déjà reçu, le cas échéant ? Des sanctions ont-elles été prises ?
M. Costa-Gavras. Au sein du conseil d’administration, que je préside, siègent des représentants de tout le personnel. Or aucun d’entre eux ne nous a jamais rapporté les faits relatés. J’ai découvert tout cela dans la presse.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Vous n’avez donc reçu aucune alerte de la part du CSE ? Ni de rapport de l’inspection du travail en date du 5 mars 2020 ?
Mme Peggy Hannon. Non. Le climat social à la Cinémathèque française est très bon, sauf depuis quelques semaines. Nos relations avec les organisations syndicales et les représentants du personnel le sont aussi ; en témoignent les quatorze accords qui ont été signés à l’unanimité. Nous nous sommes néanmoins dotés en 2016 d’un accord relatif à l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, renforcé en 2022. Nous sommes bien sûr engagés contre la discrimination à quelque titre que ce soit en matière de recrutement, de rémunération et d’accès à la formation. S’agissant du harcèlement et des agissements sexistes, nous avons trois référents en interne, alors que la loi ne nous oblige à en avoir qu’un seul : un homme et une femme pour les salariés, et une femme pour la direction.
Des procédures disciplinaires ont été lancées, comme cela arrive dans toute structure : depuis cinq ans, nous avons adressé un avertissement pour des propos sexistes et prononcé un licenciement pour harcèlement sexuel. À la suite de propos sexistes tenus à l’occasion d’une visite guidée avec des partenaires, nous avons fait une alerte et inclus un article à ce sujet dans nos contrats commerciaux.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous arrivons au terme de cette audition, qui me laisse très circonspecte.
D’un côté, de multiples articles dans différents journaux font état d’un climat délétère fait de violences, d’insultes et de tensions permanentes au sein de la Cinémathèque ; il est question de jets de téléphones et de stylos. De l’autre, vous nous parlez d’un climat social extraordinaire.
Dans de nombreuses interviews, messieurs Bonnaud et Rauger, vous minimisez systématiquement les violences faites aux femmes. Vous parlez de la nécessité de violer. J’ai entendu votre mea culpa, mais je ne comprends même pas comment il est possible de dire, au sujet du Dernier Tango à Paris, qu’il ne peut y avoir de bon film sans violer une actrice ! Je ne comprends pas davantage comment vous pouvez parler de délires sociétaux, de puritanisme, de demi-folles, tout en disant que la Cinémathèque est un haut lieu de l’égalité femmes-hommes !
Il faut que vous entendiez que le cinéma et le regard qu’on porte sur lui est en train de changer parce que la société change. La résistance dont vous êtes manifestement l’un des piliers ne tiendra pas très longtemps, je vous le dis, parce que la société est bien en avance sur vous !
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La commission auditionne Me Anne Bouillon, avocate au Barreau de Nantes, Me Violaine de Filippis-Abate et Me Isabelle Steyer, avocates au Barreau de Paris.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos auditions du jour en recevant Maître Anne Bouillon, avocate au barreau de Nantes, Maître Isabelle Steyer, avocate au barreau de Paris et Maître Violaine De Filippis-Abate, avocate à ce même barreau de Paris, toutes trois engagées dans la lutte contre les violences faites aux femmes.
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment. Aussi, votre engagement tant professionnel que personnel nous a conduits à vous solliciter, afin que vous puissiez partager avec le rapporteur, Erwan Balanant, et les membres de la commission votre analyse de la situation actuelle. Quels sont les mécanismes à l’œuvre dans la culture qui conduisent à ces violences ? Ce milieu revêt-il des spécificités qui accentuent les violences et l’omerta ? Surtout, que pourrait-on améliorer dans la procédure judiciaire pour favoriser la libération de la parole ?
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Maîtres Anne Bouillon, Violaine De Filippis-Abate et Isabelle Steyer prêtent successivement serment.)
Maître Anne Bouillon, avocate au barreau de Nantes. L’initiative de cette commission d’enquête que je salue s’inscrit dans un mouvement profond, qui, au-delà du milieu du cinéma et des médias, agite l’ensemble de notre société.
Je suis avocate depuis plus de vingt-quatre ans : cette fonction me définit totalement, elle est bien plus qu’un métier et constitue ma qualité première. Je suis avocate à tout instant, partout et par tous les temps : cela définit mon rapport au monde et ma compréhension de celui-ci. Avocate pénaliste, je pratique une défense engagée, centrée sur la défense des victimes. J’ai en effet choisi, il y a longtemps déjà, de ne plus défendre d’auteurs de violences sexistes et sexuelles (VSS) : il s’agit d’un choix coûteux, critiquable peut-être, mais qui me donne une liberté de parole que j’apprécie chaque jour. En dépit de cette décision, je n’ai rien cédé aux principes fondamentaux qui sont les nôtres et je reste profondément attachée aux droits de la défense, à la présomption d’innocence et aux règles du procès équitable.
Je suis également activiste et je travaille depuis plus de dix ans pour la Fédération nationale Solidarité Femmes au sein de la commission juridique, mais je ne m’exprime pas à ce titre devant vous aujourd’hui. Lorsqu’il me reste un peu de temps, je donne des conférences et j’écris des livres. C’est le fruit de ce travail que je propose de vous présenter.
En préparant mon intervention, je me suis demandé si les femmes évoluant dans le milieu du cinéma, de l’audiovisuel, de la mode et de la publicité étaient particulièrement exposées aux VSS. En l’absence d’enquêtes de victimation, il est difficile de répondre à la question avec certitude, mais il est possible d’en faire l’hypothèse tant tous les mécanismes de domination que sont l’emprise, le chantage, l’omerta et la verticalité hiérarchique peuvent s’associer au prétexte fallacieux de la création artistique au nom de laquelle tout serait toujours permis, pour trouver un terrain d’expression particulièrement favorable. Je me souviens d’une jeune photographe et plasticienne nantaise à laquelle un galeriste célèbre promettait monts et merveilles après un passage obligé par l’arrière de sa boutique.
« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser », écrivait Montesquieu ; peut-être est-ce encore plus vrai si ledit homme est artiste, réalisateur ou comédien élevé au rang de monstre sacré du cinéma français. Néanmoins, je rencontre l’abus partout où il a l’occasion de s’exercer : dans le monde politique évidemment, dans les entreprises, dans les syndicats et, surtout, dans la famille et le couple. Mon apport au travail de votre commission est peut-être de vous parler de la défense des femmes en général, de toutes les femmes et, ce faisant, d’élargir la focale pour chercher des traits communs et mieux comprendre les VSS.
Il nous faut d’abord accepter l’idée que cela existe. La violence faite aux femmes et aux enfants existe. Elle est non seulement massive, mais elle structure profondément notre identité. Il convient de regarder cette réalité en face : c’est le défi que nous a lancé Gisèle Pélicot depuis le parvis du palais de justice d’Avignon et que nous devons relever. Notre société est violente et cette violence est d’abord produite par les hommes. Poser ce constat revient à interroger notre choix de société : si nous ne faisons rien pour en changer, osons demander à qui profite le crime. À qui profitent les violences, les viols, les meurtres de femmes et la menace continue du passage à l’acte ?
Je ne doute pas que ce premier constat relève de l’évidence pour les membres de votre commission, mais je connais notre capacité collective à minimiser et à banaliser ces violences – cela a d’ailleurs été mon cas à certains moments de ma carrière. Le déni est nécessaire pour perpétuer le système. Il n’y a rien d’étonnant à cela, car notre société produit de la violence, celle-ci, ou la menace de sa survenance, figurant parmi les conditions de pérennisation de notre système : sans violence ou menace de violence, tout s’effondre.
J’observe dans les prétoires, auprès des hommes que je côtoie tous les jours dans les juridictions, une profonde conviction, voire une profonde croyance, de la légitimité de leur action violente. Je défendais avant-hier à Nantes l’épouse d’un homme, qui, poursuivi pour des violences intrafamiliales, disait qu’il fallait mater les enfants pour les élever – ce qu’il faisait.
Si tous les hommes ne sont pas violents, tous ceux qui le sont ont la conviction de leur légitimité à ne pas s’empêcher de l’être. Peut-être ce trait commun se retrouve-t-il encore plus fortement chez les hommes qui occupent une position sociale dominante. Les femmes sont considérées comme appartenant à une catégorie sociale inférieure, cette perception donnant aux hommes le droit de ne pas s’empêcher d’abuser, de violenter, de violer et, le cas échéant, de tuer. Tous semblent persuadés au moment du passage à l’acte du bien-fondé de leur action, autorisée, pour ce qui touche au champ de votre commission, par leur statut d’artiste, de créateur, mais aussi, dans le reste de la société, de patron, de supérieur hiérarchique, de mari, de concubin ou d’ancien concubin. « Il fallait qu’elle paie », disait un accusé dont je défendais la victime de viol devant une cour d’assises, car il pensait qu’elle l’avait trompé. C’est l’idée même de construction sociale hiérarchisée qui porte en elle les germes de la violence. Son éradication passe, sans surprise, par la culture de l’égalité.
Tous les hommes mis en cause tiennent à distance, comme le procès de Mazan nous l’a également montré, les figures d’altérité du monstre, du pervers, du violeur ou de l’homme violent auxquelles ils refusent d’être assimilés. Cela conduit, de façon paradoxale et presque amusante, des hommes ayant contraint leur femme à des rapports sexuels, à reconnaître la contrainte mais à ne jamais se qualifier de violeurs ; il en va de même pour des hommes qui reconnaissent avoir porté des coups mais qui refusent de se considérer comme des hommes violents. Face à ce déni, il est essentiel, et vos travaux y contribuent, de faire émerger et de légitimer la parole des femmes victimes.
Il est indispensable de mieux traiter la parole des victimes et de lutter contre la loi du silence : il est tellement difficile de parler, que l’on s’appelle Judith Godrèche ou que l’on soit une parfaite inconnue : c’est un saut dans le vide et une prise de risque vertigineuse, mais c’est également une brèche dans l’omerta. Le journal Le Monde rappelait dans son édition du 28 décembre une enquête de l’Insee selon laquelle seulement 6 % des victimes déposaient plainte. En dépit des avancées, incontestables, l’accueil des femmes par l’institution judiciaire et policière constitue toujours un frein énorme : les portes sont toujours aussi lourdes. Je demande toujours à mes clientes de me raconter la façon dont elles ont été reçues, mais je peux le deviner à la simple lecture des questions contenues dans le premier procès-verbal d’audition. Dans ce domaine, le pire côtoie le meilleur.
Il faut lutter contre les classements sans suite. Le monde culturel constitue peut-être une exception, en cela qu’une attention est accordée à la parole des victimes car elles sont connues. Dans la situation d’Adèle Haenel, le parquet s’est saisi lui-même des faits la concernant alors qu’elle avait indiqué ne pas vouloir déposer plainte, alors que la règle commune reste le classement sans suite : 86 % des plaintes déposées entre 2012 et 2021 ont été classées sans suite. Mieux accueillir et traiter la parole des victimes exige de pratiquer le « Je te crois », préférable au « Je t’écoute », qui implique une posture surplombante. La parole du « Je te crois » doit devenir performative : dire à une femme victime que l’on n’a aucune raison a priori de ne pas la croire est déjà faire œuvre de réparation.
Il convient également de lutter contre les processus de victimisation secondaire et de réfléchir à la place de la partie civile. Là aussi, pensons à Gisèle Pélicot, qui disait comprendre que d’autres ne déposent pas plainte pour viol, et tirons-en les enseignements.
Il y a lieu de sortir du sempiternel « parole contre parole » : je ne demande jamais, en dépit de la place qui est la mienne, à ce que la parole de mes clientes vaille preuve cardinale, mais je souhaite qu’elle soit prise pour ce qu’elle est, à savoir une parole sincère et authentique. Les femmes ne demandent pas à être crues sur parole, elles demandent à ne pas être traitées comme des menteuses, ce qui est singulièrement différent.
Un premier axe de travail serait de poser le principe d’actes d’enquête obligatoires, question dont se saisissent certains parlementaires. Il faudrait également s’attaquer aux procédures bâillons, dont je mesure les effets systématiquement délétères dans mes dossiers.
La protection représente, comme la question des auteurs, un angle mort de nos réflexions. La protection est un impensé de l’institution judiciaire : des progrès ont été accomplis en la matière, mais ils restent insuffisants. Je rencontre des femmes qui vivent la peur au ventre, expérience à nulle autre pareille qui rétrécit le champ vital du soir au matin et du matin au soir. Je plaide pour que les femmes n’aient plus peur. Pour ce faire, il faut mieux informer les plaignantes du cours de la procédure et réformer l’ordonnance de protection judiciaire, qui, pour être obtenue, exige la vraisemblance des violences et l’existence d’un danger : il faut supprimer cette double condition cumulative, qui constitue un mur contre lequel nous nous fracassons régulièrement.
Je ne peux pas passer sous silence la question des féminicides : nous n’en pouvons plus de compter nos mortes. Camille, que j’assistais avant-hier devant un juge d’instruction, a réchappé à une mort certaine à l’âge de dix-neuf ans quand son ancien petit ami du même âge a tenté de la jeter par-dessus un pont parce qu’elle l’avait quitté. Samira est morte deux jours avant Noël : j’ai essayé en vain de récupérer les jouets, placés sous scellés, de ses enfants pour que ceux-ci ne passent pas Noël sans leurs jouets en plus de le passer sans leur mère. Je veux vous parler de toutes celles qui ne cessent de mourir : elles sont déjà quatre depuis le début de l’année. Vous devez vous saisir de cette question pour mettre un terme à ce scandale absolu que sont les féminicides en France.
Maître Violaine De Filippis-Abate, avocate au barreau de Paris. Comme l’a rappelé ma consœur Anne Bouillon, les violences dans l’audiovisuel et le cinéma répondent aux mêmes mécanismes que toutes les violences faites aux femmes, bien qu’elles se déroulent dans des lieux de pouvoir et d’influence qui sont des catalyseurs du patriarcat, puisque les hommes puissants et fortunés font davantage peur.
On a beaucoup entendu dire que Gérard Depardieu était un monstre sacré du cinéma : cette figure du monstre m’interpelle. La figure du monstre, qu’il s’agisse de Depardieu ou des violeurs de Gisèle Pélicot, revient dans tous les secteurs de notre société. Je tiens une permanence hebdomadaire au cours de laquelle j’entends le récit de plusieurs femmes et où je constate que la figure du monstre revient. On dit souvent aux enfants que les monstres n’existent pas, mais nous avons un problème sociétal de prévention. La formation des forces de police et des enseignants est insuffisante. En matière de violences faites aux femmes, le monstre ne représente que 10 % des cas : les viols commis par des inconnus pathologiques au coin d’une rue, faisant idéalement l’objet pour certaines chaînes de télévision d’une obligation de quitter le territoire français (OQFT), sont rares par rapport à ceux commis par M. Tout-le-monde. Cette situation explique le déni : les femmes que je rencontre ne peuvent pas conscientiser le fait d’avoir été victimes d’un homme qu’elles ont aimé, auquel elles faisaient confiance ou qui représentait une figure d’autorité s’il était un membre de la famille – même si l’inceste charrie d’autres problématiques. Il y a un problème de sensibilisation autour de la figure du monstre.
Il faut que vous fassiez tout ce que vous pouvez pour assurer la tenue des séances à l’école sur l’éducation à la vie affective et sexuelle ; il conviendrait même de créer une matière obligatoire sur l’égalité à certains moments de la scolarité. L’égalité entre les filles et les garçons n’est que l’un des éléments de l’enseignement moral et civique (EMC) : cette notion est noyée dans l’ensemble de la matière et elle apparaît anecdotique. La loi dispose, depuis 2001, que trois séances doivent être consacrées à l’éducation à la sexualité. Commençons par assurer la tenue effective de ces séances : si nous l’avions fait, nous aurions aidé de nombreuses femmes depuis 2001. Les filles auraient appris à se protéger et des garçons auraient été détournés de la commission d’agressions ; les enfants doivent apprendre, dans des enseignements adaptés à leur âge, ce qu’est le consentement ; ils doivent savoir qu’ils courent plus de risques chez eux que dans la rue et que des hommes gentils de leur entourage peuvent les agresser. Cette action de prévention peut empêcher certains hommes de devenir des violeurs.
La faculté de médecine est un terreau insupportable d’agressions sexuelles. Sur combien de murs de centres hospitaliers universitaires (CHU) peut-on encore voir des fresques représentant des scènes de viol ? Combien de médecins se font des prescriptions de somnifères entre copains pour rigoler ? Quelle quantité de GHB est glissée dans des verres au cours de week-ends d’intégration ? Je suis devenue militante quelques années après avoir subi un viol, commis par un ancien petit ami que j’avais fréquenté un mois. Il était à l’époque en fin d’internat et il est aujourd’hui médecin : il n’a rien d’un monstre, vous le trouveriez charmant si vous le croisiez. La figure du monstre m’est revenue à l’occasion du procès Pélicot puis lors d’un témoignage d’une jeune femme d’une vingtaine d’années : elle m’a raconté à la permanence la même histoire que celle que j’avais, comme tant d’autres femmes, vécue. Elle a été agressée et violée par son nouveau petit ami. Celui-ci, après l’avoir violée, s’est assis au bord du lit, s’est mis à pleurer et lui a dit qu’elle devait le prendre pour un monstre. À la différence de beaucoup d’autres, il a reconnu les faits et s’est rendu au commissariat où il a été placé en garde à vue : après un entretien avec son avocat, il a changé de version et a affirmé que c’était elle qui l’avait manipulé pour qu’il aille déposer plainte. La prison ne représente heureusement pas la seule solution : d’ailleurs, si ce jeune garçon allait en prison, quels bénéfices pourrait-il en tirer ?
Il faut former les forces de l’ordre qui pensent trop souvent que les viols conjugaux ne sont pas graves. Stéphane Plaza avait l’air très gentil et drôle à la télévision : ce n’est pas un monstre mais nous avons tous entendu son enregistrement audio. Il convient donc de travailler sur la figure du monstre à travers la prévention.
Les enquêtes sont trop lacunaires et les actes d’investigation sont trop peu nombreux. Mes confrères et mes consœurs ne comprennent pas le niveau élevé du taux de classement sans suite : l’une des raisons est que le manque d’éléments empêche la tenue d’une audience. Les avocats et les magistrats ne voient pas toujours l’origine du problème : tant qu’il n’y aura pas d’enquête, il n’y aura pas d’audience. Certains parlementaires se sont saisis du problème. Pour y remédier, il convient d’établir un principe simple : quand une femme dépose plainte, on ne condamne certes pas l’accusé sur parole mais on ouvre une enquête. Cela nous permettra de dire à ces femmes que le téléphone et l’ordinateur seront saisis et que l’accusé sera auditionné comme cinq à six personnes de l’entourage : actuellement, il nous est impossible d’expliquer cela à nos clientes car ces enquêtes n’ont pas lieu. Les plaintes sont souvent classées sans qu’aucune recherche ait été conduite. Nous défendons la présomption d’innocence – ne pas le faire se retournerait contre les militants et les militantes –, mais nous souhaitons qu’un décret ou une loi impose la conduite d’un nombre minimal d’actes d’investigation.
S’agissant des expertises psychologiques des accusés, les travaux du docteur Muriel Salmona montrent qu’environ huit victimes de viol sur dix développent un trouble du stress post-traumatique (TSPT). Le TSPT est un témoin et un marqueur de l’agression : le diagnostic d’un TSPT chez une victime est une preuve à apporter au dossier. Il faut former les experts psychiatriques à ces situations, d’autant que la plupart d’entre eux sont misogynes. Il y a également lieu de réfléchir au diagnostic d’un TSPT : un rapport du Sénat de 2016 avait affirmé que la France accusait vingt ans de retard en matière d’épigénétique – si c’est le Sénat qui le dit, on peut penser que le retard atteint plutôt quarante ans. Le TSPT a des conséquences sur l’épigénétique car il altère le gène récepteur des glucocorticoïdes (NR3C1) : l’agression laisse des traces que l’on peut retrouver. Les experts psychologiques doivent être formés à diagnostiquer un TSPT sur le fondement d’un questionnaire clinique. Resteront ouvertes les questions de la recherche des marqueurs génétiques et de leur utilisation dans une procédure judiciaire.
Maître Isabelle Steyer, avocate au barreau de Paris. J’exerce depuis trente ans, exclusivement dans le domaine des violences faites aux femmes. J’adhère à l’ensemble des propos de mes consœurs et je souhaite centrer mon intervention sur la question des violences dans le milieu du cinéma.
Il y a plusieurs années, j’ai défendu, dans un dossier qui a beaucoup fait parler de lui, une victime de proxénétisme et une autre de viol. Un réseau de personnes travaillant dans les services généraux recrutait des femmes en vue de les proposer dans des grands hôtels cannois au moment du festival international du film. Les portiers, le concierge et l’ensemble des membres du personnel savaient ce qu’il se passait dans les palaces de la Côte d’Azur. Il y avait même un code – « oreiller double », « oreiller garni », etc. – qui permettait à un client réputé de choisir un certain type de personnes et de prestations, l’éventail des options se révélant illimité. Après les dépôts de plainte, le dossier, qui se trouvait au parquet de Grasse, a été perdu : étonnant, n’est-ce pas ? Certaines personnes avaient été recrutées à Monaco, où le dossier était quant à lui bloqué.
Les femmes étaient conviées à un casting dans un hôtel très chic, mais quand la porte se refermait, il n’était plus question de casting : on leur servait une boisson, on les soumettait puis on les violait.
Elles étaient également envoyées à des soirées sur des bateaux ; on y buvait, et une fois au large, il se passait ce qui devait se passer. J’intervenais auprès de ces deux femmes au titre de l’aide juridictionnelle face aux plus grands pénalistes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous en êtes aussi une !
Maître Isabelle Steyer. C’était il y a vingt-cinq ans, à mes débuts ! Le rapport de force était intenable, notamment sur le plan économique : nous recevions tous les jours une demande de date, une demande de modification du contrôle judiciaire, une saisine de ce qui s’appelait à l’époque la chambre d’accusation... Je ne pouvais pas suivre, car il fallait constamment produire un acte ou répondre à un autre.
Un juge d’instruction est normalement saisi sur la base d’un réquisitoire pour des faits, une possible infraction. Or dans cette affaire, seul le proxénétisme en avait fait l’objet. Les femmes qui avaient porté plainte pour viol étaient donc entendues par un juge d’instruction sans réquisitoire, élément pourtant essentiel. Le juge et moi avions beau solliciter un réquisitoire supplétif auprès du parquet, rien ne venait. Autant dire que le parquet était gangrené politiquement.
En résumé, mes clientes n’avaient ni argent, ni pouvoir, ni connaissances, ni la loi de leur côté. Face à elles, ceux qui portaient tel ou tel nom n’étaient pas poursuivis, bien que leurs agissements aient été dénoncés devant un juge d’instruction. J’ai relaté ce cas dans le livre collectif Cours petite fille ! paru en 2019 aux Éditions des femmes.
Tout dossier d’instruction doit par ailleurs se conclure par un réquisitoire définitif recensant les éléments à charge. Dans cette affaire, le parquet n’en a jamais rédigé – cas unique dans ma carrière. En définitive, le juge d’instruction a uniquement renvoyé les accusés devant le tribunal correctionnel pour proxénétisme, mais personne n’a été saisi des multiples viols dénoncés par ces femmes qui étaient jeunes, parfois mineures, et avaient été recrutées – si possible vierges – sur les plages. Elles n’ont jamais reçu de réponse. C’est une justice de classe, de dossier, dans laquelle certains utilisent la procédure pour vous anéantir économiquement. Cela doit inciter à renforcer l’assistance juridique.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le président du Festival de Cannes nous a assuré qu’il y avait des affiches sur les violences sexuelles dans les toilettes… La vie des femmes est ainsi protégée ! C’est dire le décalage avec vos propos. Plus généralement, nous constatons que les femmes qui témoignent ici ont soigneusement préparé leurs paroles ; chaque mot est pesé, elles tremblent et se montrent vulnérables. De leur côté, les hommes préparent fermement leur défense – nous en avons eu un exemple plus tôt – et semblent inébranlables face à cette vulnérabilité. Notre commission d’enquête ne parvient pas totalement à ébranler la domination masculine qui prévaut dans le cinéma.
Comment protéger davantage les femmes en amont pour prévenir les violences sexuelles ? Malgré les dispositifs qui ont été mis en place – cellules d’écoute, etc. –, le phénomène ne recule pas. Avez-vous été confrontées à un réseau d’entraide masculin permettant d’échapper à toute poursuite ou dénonciation publique ?
Maître Anne Bouillon. Je serais tellement heureuse de vous livrer une solution ! Les femmes font les frais de croyances accumulées au fil des siècles, voulant que leur parole soit déraisonnable, empreinte d’émotion et de sentiment – voire sujette au cycle menstruel – et donc illégitime et dénuée de raison. On m’a d’ailleurs longtemps qualifiée de pasionaria pour mon discours fort. Il faut légitimer la parole des femmes. J’insiste sur l’importance du « je te crois », très présent dans les slogans et les manifestations féministes mais dévoyé, y compris sur le terrain pénal, par des confrères et des consœurs qui s’inquiètent que la parole des victimes devienne la pierre angulaire du procès et une preuve absolue. Pour certains, être victime serait même le dernier statut à la mode, hautement désirable, conférant une existence sociale. Or je ne rencontre jamais de victime heureuse de l’être, et je constate à quel point il reste difficile de prendre la parole. Dire « j’ai subi un viol » est extrêmement douloureux ; dans nos cabinets, nous devons autoriser les femmes à se saisir de cette grammaire. Les choses avancent, parce que la grammaire avance. Le législateur et le pouvoir judiciaire se saisissent de notions qui permettent de mieux comprendre les choses : contrôle coercitif, état de sidération traumatique, emprise… ces termes aident à dire au plus juste ce que les femmes subissent, et ce faisant à déconstruire les biais de représentation. Longtemps, on a demandé à mes clientes : « Pourquoi êtes-vous restée toutes ces années avec votre mari s’il vous battait ? » On sait désormais ce que sont l’emprise et le contrôle coercitif, et cela aide à comprendre les situations. En tant que législateur, votre rôle est de travailler sur ces notions et de les intégrer dans le code. L’emprise a fait une entrée timide dans le code civil, par la petite porte, puisque la médiation est désormais interdite dans les situations d’emprise. Il faut continuer à codifier ces notions ; cela nous fait gagner un temps considérable.
Par sa loi-cadre de 2004, l’Espagne s’est dotée de juridictions qui couvrent la plénitude d’une situation, depuis la garde des enfants jusqu’à la sanction pénale et son exécution. La France saucissonne encore les choses : pour un même cas, nous devons frapper à la porte du juge des enfants, du juge aux affaires familiales, du procureur de la République, du tribunal correctionnel et du juge de l’exécution des peines. C’est épuisant et compliqué. À Nantes, des juridictions sont dédiées aux violences intrafamiliales, sexistes et sexuelles. Les jugements ne sont pas pour autant rendus à l’emporte-pièce, et en aucun cas les principes cardinaux ne sont abandonnés. Cela fait gagner un temps fou. Certaines questions sont évacuées a priori parce qu’elles sont inopérantes et porteuses de biais sexistes. Les magistrats et les magistrates sont formés et appréhendent mieux les situations. La justice doit devenir « victimes friendly ». Les victimes, avec leur parole tremblante, doivent envisager l’institution comme une passerelle de sortie possible des violences. Cela implique un travail de formation, qui est en cours. L’École nationale de la magistrature s’en est saisie, mais il reste beaucoup à faire. C’est capital pour que la justice soit plus au fait de la réalité.
Maître Violaine De Filippis-Abate. Les réponses doivent jouer sur deux volets : la prévention et la répression. L’intervention de coordinateurs d’intimité est primordiale lors des tournages ; encore faut-il que suffisamment de professionnels soient formés à cette fonction.
Plus généralement, j’ai peu d’espoir s’agissant des adultes d’aujourd’hui : seule la répression peut les dissuader d’agresser, dans le cinéma comme ailleurs. Je ne suis pas persuadée qu’on puisse changer des hommes sexistes qui ont grandi dans des décennies de patriarcat. La répression ne signifie pas envoyer tout le monde en prison – cela ne sert à rien et n’empêche pas les récidives. Il s’agit plutôt de faire peur : « Si vous êtes accusé, il y aura nécessairement une enquête. » Si le placement en garde à vue et la saisie du matériel informatique et téléphonique devenaient systématiques, peut-être réfléchiraient-ils avant de violer ou d’agresser. Ils se diront : « Je n’ai pas très envie d’être placé en garde à vue, je vais y réfléchir à deux fois même si ce ne serait pas vraiment une agression : elle l’a quand même un peu cherché, c’est dans le cadre d’une relation ou d’une ancienne relation… » – allez savoir comment ils se justifient.
J’ai plus d’espoir pour les jeunes générations. Si des séances d’éducation sont dispensées dans les écoles, il semblera peut-être évident aux adultes de demain, hommes et femmes, qu’on sollicite le consentement avant un acte sexuel. Ce travail d’éducation demande des décennies.
Maître Isabelle Steyer. Les personnes mises en cause doivent être placées en garde à vue. Robert De Niro l’avait d’ailleurs été dans le dossier que j’ai exposé : il recrutait des mineures auprès de l’aide sociale à l’enfance – c’était ubuesque ! On en a beaucoup parlé à l’époque, et les relations diplomatiques entre la France et les États-Unis en ont pâti. De nombreux autres hommes de pouvoir étaient impliqués. Même en l’absence de réquisitoire, le juge d’instruction avait ordonné le placement en garde à vue et en détention d’un accusé sur commission rogatoire, ce qui était totalement illégal. L’homme a été libéré par la chambre d’accusation au motif que le mandat de dépôt n’était pas valable, mais cela a marqué le coup.
Il faut donc instaurer un principe de légalité des poursuites, comme en Allemagne. Le fait qu’une réponse pénale s’enclenche automatiquement, sans être soumise au pouvoir politique qu’est le parquet et à la politique criminelle, permet d’éviter les « Garou-Garou, passe-muraille ». Il faudrait aussi motiver les classements sans suite.
Nous pourrions enfin envisager une réelle protection des témoins – protection de l’adresse, protection physique voire déménagement – car leur nom figure dans la procédure pénale. On n’a pas d’autre choix quand les procédures reposent sur des témoins clés. Sans cela, personne ne prendra le risque de dénoncer des situations en s’exposant à un bannissement professionnel et à des mesures d’intimidation. Si nous ne donnons pas un statut hors norme aux témoins, qui manifestent une prise de conscience hors norme, il n’y aura pas de procédures solides.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Comme vous l’avez souligné, les plaignantes sont souvent insuffisamment préparées au dépôt de plainte. Faut-il renforcer leur accompagnement en amont ? On pourrait ainsi contracter une assurance donnant droit à une assistance juridique pour préparer cette étape avec un avocat. Cela permettrait de rassurer les plaignantes, de leur expliquer la procédure et d’étayer leur dossier.
J’en viens à la multiplicité des juridictions. Les expérimentations qui ont cours à Nantes et Poitiers prouvent que l’on peut agir autrement en gagnant du temps et en économisant de l’argent – le manque de moyens est en effet criant, bien que votre rapporteur ait contribué à augmenter de quelques milliards le budget de la justice. Comment améliorer et spécialiser les juridictions dans ce domaine ? Je sais que la Chancellerie n’est pas encline à une telle spécialisation, mais la présidente de la cour d’appel de Poitiers a démontré que sans aboutir à cette extrémité, il était possible d’opérer des évolutions efficaces et efficientes.
Maître Anne Bouillon. Il faut avant tout mieux diffuser l’information dans les tribunaux judiciaires, décloisonner les services afin qu’un dossier soit traité sous toutes ses facettes, par exemple au sein d’un comité de pilotage. Tous les intéressés doivent se mettre autour de la table, notamment pour préparer la sortie de détention d’un conjoint potentiellement dangereux et protéger la victime en la dotant d’un téléphone grave danger ou d’un bracelet antirapprochement. Quand l’information circule, on gagne en efficacité. Les tribunaux y travaillent.
Les victimes peuvent déjà être accompagnées par un avocat lors du dépôt de plainte, mais elles devraient bénéficier de l’aide juridictionnelle de plein droit. Dans les commissariats et les gendarmeries, les travailleuses sociales – elles sont nombreuses en Loire-Atlantique – effectuent un important travail préparatoire qu’il faut systématiser. Il s’agit de préparer la parole des victimes. Quand je reçois une femme qui veut déposer plainte, je retrace les faits avec elle, je les relie à des éléments probatoires et je prends rendez-vous avec un policier ou une policière qui lui réservera une écoute bienveillante. Elle ne doit pas être reçue entre un vendeur de shit et un voleur de mobylette. Si je ne prenais pas ces précautions, je l’exposerais à une victimisation secondaire.
M. Erwan Balanant, rapporteur. L’accueil dans les gendarmeries s’est nettement amélioré – les associations de victimes de mon territoire en témoignent –, mais des disparités persistent en fonction du lieu et du moment auquel on porte plainte. Une femme qui se fait violer lors d’une soirée…
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Ou plutôt, qui est violée !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La nuance est importante.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Certes, mais n’allez pas me donner des leçons !
Maître Violaine De Filippis-Abate. Ne le prenez pas mal. Nous avons toutes et tous – y compris moi – le réflexe de dire « se faire violer », et il est important de réfléchir au sens de cette expression.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les hommes alliés à cette cause sont suffisamment rares pour que vous ne leur fassiez pas la leçon.
J’en reviens à l’accompagnement du dépôt de plainte. En la matière, le moment a aussi son importance. Une femme qui porte plainte immédiatement après une agression sexuelle ne sera peut-être pas aussi bien accueillie que si elle prend le temps de préparer son rendez-vous. On pourrait penser, au contraire, qu’il faut se rendre sur-le-champ au commissariat pour préserver les preuves. Nous devons renforcer l’information des plaignantes – et parfois des plaignants – sur ces sujets complexes.
Maître Violaine De Filippis-Abate. L’enquête préliminaire est le cœur de ma spécialisation. J’ai commencé ma carrière en 2015 en tenant des permanences, et j’ai été stupéfaite de ce que j’ai découvert. Selon que vous déposez plainte avec ou sans avocat, tout change. Les forces de l’ordre ont beau être formées et l’accueil a beau s’améliorer, des problèmes persistent. J’ai par exemple accompagné un homme, trentenaire, victime d’inceste de la part de son grand-père, pour déposer plainte au commissariat central de Paris. En nous recevant, le policier a lancé : « Oh, mais vous auriez pu venir sans votre avocate ! » Il n’avait pas compris l’importance de la démarche. Il avait néanmoins suivi une formation. Tant qu’il a appliqué le script qu’il avait appris, il a déroulé les bonnes questions avec les bons mots, nous rappelant même que nous pouvions sortir si nous avions besoin de temps. Mais dès qu’il a terminé son interrogatoire, le naturel est revenu au galop. Quand je l’ai remercié de nous avoir consacré du temps un samedi, il nous a répondu : « Vous, c’est vraiment terrible ce qui vous est arrivé avec votre grand-père, mais nous avons aussi d’autres genres de plaintes : le week-end dernier, une femme est venue déposer plainte pour viol alors qu’elle avait fait des mélanges d’alcool… » J’ai dû lui rappeler qu’elle n’en était pas moins une victime, ce qu’il a admis. La présence de l’avocat est indispensable pour éviter ces phénomènes de victimisation secondaire. Elle devrait être prise en charge par l’État sans conditions de ressources, et être considérée comme évidente par la police.
Être présent dès le dépôt de plainte permet aussi à l’avocat de suivre l’enquête préliminaire. J’appelle les commissariats et les parquets au moins une fois par mois pour savoir où ils en sont – et je sens bien que je les embête. Si je ne le faisais pas, je ne serais informée de rien. Parfois, la victime ignore même que son dossier a été classé sans suite. On pourrait imaginer qu’une plateforme de suivi consigne l’avancée des procédures.
Une femme que j’accompagnais récemment était restée sans réponse du parquet malgré deux courriers. Il a fallu que j’intervienne pour qu’on m’apprenne, une semaine plus tard, que son dossier avait été classé quatre mois auparavant.
Je suis également saisie du cas d’une jeune femme victime de viol qui s’est pendue après le classement sans suite de son dossier ; elle s’est sentie abandonnée par la justice. L’affaire se poursuit car ses parents se sont portés partie civile, et nous envisageons d’incriminer l’État pour faute dans l’administration de la procédure. Cette femme a été trimballée entre trois commissariats. Ses parents ont écrit à l’Élysée tant la procédure était lente, après quoi un policier les a appelés un week-end : « Je ne comprends pas pourquoi ce dossier est sur mon bureau un dimanche… » Il a accepté de reprendre l’affaire – d’où un nouveau changement de commissariat –, mais les a prévenus : « Je ne pourrai pas lancer des actes d’investigation tout de suite parce que mes hommes sont mobilisés sur le Tour de France. » Avant de se suicider, la jeune femme avait demandé à être hospitalisée ; son état n’avait pas été jugé assez grave.
Aux féminicides s’ajoutent donc toutes les mortes qui ont subi une victimisation secondaire, sans parler des celles qui sont en dépression et ne s’en sortent pas. On demande aux femmes de tenir un discours clair, cohérent et argumenté, mais elles ne peuvent y arriver seules tant elles sont submergées par la mémoire traumatique, le stress post-traumatique voire le déni – d’où l’importance de la présence d’un avocat lors du dépôt de plainte. Un discours incohérent chez une femme victime d’agression sexuelle est la preuve qu’elle a été agressée !
Maître Isabelle Steyer. Dès lors qu’elle souhaite porter plainte, la victime doit pouvoir choisir un avocat spécialisé et le contacter rapidement, pour ne pas perdre de temps en cas de flagrant délit. La présence d’un avocat permet d’éviter que la plainte ne devienne une main courante ou que la victime ne s’entende dire qu’il est trop tard et qu’il lui faut revenir le lendemain. Cela permet également que cette plainte soit bien rédigée et qu’elle intègre toutes les infractions.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Une précision avant de poursuivre : la différence entre « être violée » et « se faire violer » est capitale. Quand on se fait des œufs au plat, on a une action sur ce qui se passe. Être violée, c’est être victime d’un viol sans y avoir la moindre responsabilité. Cette évolution du vocabulaire, qui permet de placer les choses au bon endroit, n’est pas encore entrée dans le langage courant. C’était un réflexe féministe !
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Il m’arrive d’utiliser moi-même l’expression « se faire violer » avant de me reprendre. Cela ne paraît rien, alors qu’en réalité ces mots témoignent d’une certaine construction de l’image de la victime.
Vous avez évoqué les autosaisines des procureurs, à géométrie variable. Pensez-vous qu’il faudrait imposer une forme d’automaticité ? En tant que députés, nous nous posons nous-mêmes la question de la saisine, tant nous entendons de choses dans cette commission d’enquête. Mais cela pose une autre question : celle du consentement des victimes et de leur préparation. Quelles sont vos préconisations ? Cela n’a rien d’évident de conseiller aux personnes à qui l’on vient de parler de saisir le procureur. S’il était certain que les victimes soient accompagnées par les avocats, dès que le procureur est saisi, on pourrait agir en sachant que la victime ne serait pas seule.
Par ailleurs, vous avez montré que la compréhension du choc post-traumatique est utile, tout d’abord parce que c’est une forme de preuve, ensuite parce que cela permet de sortir de l’image de la bonne victime – elle va être incohérente, faire des choses bizarres, se mettre en danger. Parfois, cela a aussi un effet pervers, parce que l’on présente les victimes comme définitivement broyées. Avez-vous des éléments sur la variabilité de l’intensité du choc post-traumatique selon le traitement réservé à la parole de la victime ? Qu’est-ce qui traumatise ? La violence assurément, mais aussi la réponse faite à la parole et le traitement judiciaire – la victimisation secondaire.
Parler du trauma des victimes, c’est aussi montrer la responsabilité de chacun à chaque étape et ne pas le circonscrire à l’agression sexuelle ou au viol. Le rapport de la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) décrit les étapes qui le renforcent : le fait de ne pas écouter un enfant, le fait que la justice l’expose à de nouveaux moments traumatisants. Comment travailler sur ce qui aggrave les traumas, et partant sur les responsabilités des uns et des autres dans ces aggravations, et sur ce qui répare ? Comment se départir aussi de l’idée commune que, même s’il y a justice, la question est ailleurs, dans le trauma, qui est tellement inscrit dans les personnes qu’elles ne s’en sortent pas ? Une victime peut aspirer à la réparation des violences, pas forcément, d’ailleurs, par le biais d’une peine de prison. Y a-t-il une documentation scientifique sur le trauma qui puisse nous aider à penser tout cela ?
Maître Anne Bouillon. Nous nous sentons responsables de la parole qui nous est confiée dans nos cabinets et nous avons dû apprendre à ne pas infliger de violences supplémentaires aux femmes que nous écoutons. C’est un travail constant et une remise en cause permanente. J’ai pu produire des violences, parce que je n’avais pas la bonne écoute, la bonne position, et que je faisais partie du système que je dénonçais dans mon propos liminaire, en vertu duquel nous avons tous et toutes instinctivement besoin de cantonner cette parole voire de la silencier pour qu’il prospère et perdure. On doit tous et toutes se mettre au travail pour accueillir cette parole qui fait violence, en mettant un grain de sable dans une machine tellement bien huilée.
J’ai beaucoup travaillé sur la question de la réparation. La justice n’est pas un soin. Je dis à mes clientes qu’elles ne seront pas soignées par la justice. Le soin est prodigué par la thérapie, par autre chose parfois. Je leur dis que la justice va les reconnaître et remettre le monde à l’endroit, en affirmant notamment qu’il n’y a pas de place pour le partage de responsabilité. C’est une parole apaisante dans la souffrance, en ce qu’elle vient dégager la culpabilité poisse qui colle à la peau des victimes, qui pensent qu’elles ont une part de responsabilité. Je suis sûre que toutes les victimes que vous avez entendues se sentaient coupables de ce qu’elles avaient subi. Les questions de vocabulaire qui nous ont occupés sont importantes à cet endroit-là : il n’y a pas d’espace pour le partage de responsabilité et il n’y a qu’un responsable du viol, le violeur.
La justice n’est pas un soin mais elle ne doit pas faire de mal. La réparation vient de la reconnaissance. Les femmes nous disent toutes qu’elles ont besoin d’être reconnues. Je me souviens de cette femme qui s’est assise en face de moi, à laquelle j’ai dit que je la croyais et que j’étais sûre que ce qu’elle me disait était vrai. Alors que son dossier était solide et que je voulais déposer plainte, elle a souhaité s’arrêter là.
La question du dépôt de plainte est compliquée. Il faut tenir compte de la temporalité de la victime. Si, en réponse à une situation de violences intrafamiliales, de violences sexistes et sexuelles ou de viols, on se contente de dire que la solution est le dépôt de plainte, on risque de produire l’effet exactement inverse de celui escompté. Je milite pour des solutions globales : aux femmes victimes de violences intrafamiliales il faut un hébergement, une solution pour la garde des enfants, des ressources. Ces situations peuvent paraître tellement insurmontables que si la réponse se résume au dépôt de plainte, c’est tout à fait insuffisant. Cela coûte beaucoup d’argent – le montant a été chiffré par les associations féministes. C’est une question de volonté politique.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je voudrais m’attarder un peu sur la question de la folie des femmes. Sara Forestier a très bien décrit le processus à l’œuvre dans son témoignage devant nous : à l’instant même où elle a dénoncé l’acte qu’elle a subi, on a essayé de la faire passer pour folle, au prétexte que personne n’avait rien vu ni entendu. Au cours de la procédure d’instruction, les expertises psychologiques des femmes sont souvent l’occasion d’aller chercher une forme de folie ou d’instabilité. On n’est pas loin de l’imaginaire des sorcières et de l’hystérie. Toutes les personnes ayant parlé sont considérées comme folles, fragiles et délicates. Parfois, la société propose un ensemble de soins, là où il y aurait besoin d’une réparation qui ne soit pas de l’ordre psychologique ou médical. C’est à mon sens une violence supplémentaire de les cantonner à une forme d’instabilité permanente. Ces femmes ont dû, à un moment, faire la démonstration qu’elles n’étaient pas folles. Avez-vous des réflexions à nous livrer à ce sujet ?
Maître Violaine De Filippis-Abate. On voudrait dissocier la parole des parlementaires ou des avocates engagées de la femme, alors que si nous parlons de cela aujourd’hui, ce n’est pas par hasard. Nous aussi, nous avons subi le système sexiste et on nous fait, nous aussi, passer pour folles, sur les réseaux sociaux notamment. L’ouverture systématique d’une enquête lors du dépôt de plainte limite un peu le risque de victimisation secondaire, dans la mesure où cela signifie que le législateur estime que la parole vaut quelque chose et qu’elle n’est pas dingue. On peut rattacher ce droit à une enquête au droit à un procès équitable, qui est inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme.
Même si je ne suis pas biologiste – je suis en pleine formation ! –, j’ai cru comprendre que le TSPT est réversible. La psychiatre Muriel Salmona vous expliquerait cela mieux que moi. C’est une bonne nouvelle : les victimes ne sont pas condamnées à être des victimes à vie. De la même façon qu’un avocat devrait être systématiquement associé au dépôt de plainte pour violences, il serait précieux de mettre la plaignante en rapport avec un psychologue référent spécialisé dans les troubles de stress post-traumatique.
Maître Isabelle Steyer. On sait qu’une femme qui entre dans un commissariat est beaucoup moins crédible qu’un homme. On parle de la formation des magistrats et des policiers, mais celle des experts est essentielle, qu’ils se penchent sur le cas de l’agresseur ou sur celui de la victime. On voit des choses incroyables ; il y a même des procédures pour agressions sexuelles ou violences conjugales contre des experts. Qui se cache derrière ces personnes ? Il ne faut pas laisser cette expertise entre les mains de n’importe qui. Dans un amphithéâtre, pour un vrai futur psy, combien viennent soigner leurs troubles ? Bien que ce soit interdit, certaines femmes ont enregistré les propos de l’expert et nous les ont fait écouter. C’était stupéfiant !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il faudrait des « Expertise Leaks » ! Le jour où les femmes sortiront les expertises de leur dossier médical, on se rendra compte de la misogynie dans laquelle elles se débattent pour essayer d’obtenir justice. Celles que j’ai pu lire sont d’une misogynie indigne d’un pays supposément développé.
Maître Isabelle Steyer. On se demande en effet comment cela est possible de la part de personnes qui ont fait dix ans d’études. Les médecins, d’ailleurs, ne sont pas en reste. Les rapports sont emplis de sexisme.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pourtant, des expertises bien menées, attestant de la bonne santé psychique de la plaignante et de l’absence de pathologies, pourraient la protéger et empêcher, par la suite, les éventuelles tentatives de déstabilisation.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Une autre chose m’a frappée dans les expertises psychologiques que l’on m’a transmises, c’est l’exploitation de l’intelligence. Soit les femmes sont intelligentes et elles ont pu fomenter une espèce de complot, soit elles ne le sont pas et c’était presque leur rendre service… Cela rejoint le débat sur Le Dernier Tango à Paris. On a dénié tout talent à Maria Schneider. Bertolucci lui-même disait qu’il ne voulait pas qu’elle joue l’humiliation, sous-entendant qu’elle l’aurait mal jouée, mais qu’elle la vive. Or on ne le demande jamais à un homme. Cela corrobore les récits sur le manque de respect des femmes sur les tournages, de leur corps, de leur volonté, de leur intimité. C’est la même construction sociale de fragilisation.
Maître Anne Bouillon. Vous pouvez mettre en face de ce constat le sentiment de légitimité parfaite de celui qui ne respecte pas et qui franchit toutes les limites, parce que son statut l’y autorise, y compris son statut de créateur qui viendrait légitimer l’acte violent en tant que processus créatif. Ce fonctionnement est le même dans la famille, dans le couple et dans tous les lieux d’exercice du pouvoir.
S’agissant de la folie des femmes, plusieurs pays ont décidé d’adopter une mesure simple : l’interdiction d’investiguer sur la sexualité. Les femmes peuvent avoir peur que leur passé amoureux et sexuel fasse l’objet d’une investigation et qu’il leur soit ensuite opposé. Un juge d’instruction m’avait dit que si ma cliente refusait la correctionnalisation de son viol, il allait faire entendre tous ses anciens amants. De la même manière que l’on fait passer des femmes pour folles, on les fait passer pour légères ou pour nymphomanes, à supposer que ce terme recouvre une réalité, dans le même but de discréditer et de délégitimer leur parole. Le législateur doit prendre soin de cette parole qui est fragile, précaire et qui produit sa violence. Il ne faut pas l’ériger en preuve, mais il faut la protéger.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La Nouvelle-Zélande interdit la mention des précédents sexuels dans les dossiers de viol ou d’agression sexuelle.
Maître Isabelle Steyer. D’où la nécessité d’avoir un avocat ! J’invite mes clientes à ne pas dévoiler leur vie privée, alors même que les policiers adorent poser ces questions.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le sujet de l’emprise, qui excède bien évidemment le monde de la culture, est important. Or elle apparaît très peu dans nos codes. Ne faudrait-il pas l’intégrer au code pénal ? Comment définir une notion aussi complexe ?
Maître Anne Bouillon. Il faut toujours être précautionneux s’agissant de la codification. Autant je plaide pour l’utilisation d’un certain vocabulaire dans les prétoires, où je parle de féminicide ou d’emprise, autant je ne sais pas s’il faut le transposer dans la loi. La première fois que j’ai utilisé le mot « féminicide », je me suis fait recevoir vertement, au prétexte que ce n’était pas du droit positif et que le concept n’existait pas. Aujourd’hui, cela ne choque plus personne.
Sur la question de l’emprise, j’hésite toujours lorsqu’il s’agit de définir quelque chose qui est ressenti et subi par la victime. Je suis plus à l’aise avec l’idée de codifier sur la base de comportements et d’actes positifs réalisés par les auteurs. Nous avons eu le même questionnement autour du consentement. Je suis favorable à une vraie réflexion sur le contrôle coercitif, qui est le pendant de l’emprise, soit tous les actes voulus par l’auteur avec le dessein concerté de maintenir la victime sous emprise. Gwenola Joly-Coz, ancienne première présidente de la cour d’appel de Poitiers, a rendu plusieurs décisions dans lesquelles elle a défini le contrôle coercitif. Cette jurisprudence me sert tous les jours. L’attention du législateur devrait davantage se tourner vers cette notion plutôt que vers celle de l’emprise.
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La commission auditionne ensuite Mme Myriam Sidikou, Mme Garance Smith-Vaniz, Mme Saskia Waledisch, et M. Thomas Evanno, scénaristes ; Mme Sabrina B Karine et Mme Élodie Namer, co-fondatrices du collectif Paroles de scénaristes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mes chers collègues, nous achevons nos auditions du jour en recevant plusieurs autrices et auteurs et scénaristes qui souhaitent témoigner des violences dont ils et elles ont été victimes en évoluant dans le monde de la culture, parfois depuis l’école. J’accueille chaleureusement Mme Myriam Sidikou, Mme Garance Smith-Vaniz, Mme Saskia Waledisch, M. Thomas Evanno, Mme Sabrina B. Karine et Mme Élodie Namer.
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment. Vos témoignages nous importent. Ils permettront au rapporteur, Erwan Balanant, et aux membres de la commission, de décortiquer les mécanismes à l’œuvre dans les violences qui sévissent dans le monde de la culture, pour, je l’espère, apporter des réponses efficaces.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Thomas Evanno, Mme Sabrina B Karine, Mme Élodie Namer, Mme Myriam Sidikou, Mme Garance Smith-Vaniz et Mme Saskia Waledisch prêtent successivement serment.)
Mme Sabrina B Karine, scénariste. Élodie Namer et moi-même introduirons les témoignages qui suivent en donnant une vue globale du métier de scénariste et des abus systémiques que l’on peut y rencontrer.
L’écriture du scénario est le premier maillon de la chaîne. C’est le seul moment de la fabrication d’un film où il n’y a pas de budget et pas encore d’équipe. C’est le scénario qui, une fois écrit, permet d’aller chercher l’argent et de procéder au casting pour lancer la fabrication du film. C’est un métier solitaire, qui, de notre point de vue, n’est pas assez encadré ni assez protégé par la loi, à cause d’un statut complexe devenu la porte ouverte à toute forme d’abus.
Il y a quatre ans, Élodie Namer et moi-même avons décidé de dénoncer publiquement ces abus systémiques économiques, moraux et parfois physiques, en créant une page sur Facebook intitulée « Paroles de scénaristes ». Elle donne la possibilité aux scénaristes de témoigner en préservant leur anonymat.
En trois mois d’existence, son audience a explosé. Plus de 200 témoignages y ont été publiés. Elle est suivie par plus de 9 000 abonnés, tous réseaux confondus. Elle est consultée quotidiennement par près de 20 000 visiteurs. Des histoires inimaginables pour le grand public ont fait surface. Ces témoignages racontent tous la même chose : des conditions de travail indignes et dégradantes. Nous les avons classés en grands thèmes récurrents.
Mme Élodie Namer, scénariste. Une première forme d’abus fréquemment citée est l’invisibilisation. Qu’est-ce que l’invisibilisation ? C’est le nom du scénariste qui est miraculeusement absent du générique, de l’affiche et du dossier de presse. Ce sont des avant-premières où le chien qui joue dans le film est convié mais pas les auteurs – ce sont des histoires vraies. Ce sont des festivals auxquels les compagnes du producteur et du réalisateur sont invitées tous frais payés, mais pas le scénariste qui, lui, devra payer son billet de train, son accréditation et sa chambre d’hôtel.
Grand corollaire de cette catégorie : la réappropriation du travail. Un exemple parmi des dizaines d’autres : deux scénaristes relatent l’avant-première d’un film qu’elles ont écrit et porté pendant cinq ans ; ce soir-là, la réalisatrice, seule présente sur scène, raconte au public comment elle a eu l’idée du film alors qu’elle est arrivée à la fin de l’écriture de son scénario.
L’abus de pouvoir, troisième grande catégorie de nos témoignages, met en lumière la sidération et l’impuissance des scénaristes face à un interlocuteur qui les domine économiquement ou socialement. Telle autrice décroche une aide à l’écriture du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) pour son projet et constate que son producteur récupère l’argent pour financer un autre projet de sa boîte. Telle étudiante de l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (Fémis) reçoit textos et appels d’un scénariste césarisé après une masterclass pour lui proposer une consultation privée sur son projet en échange d’une fellation. Tel créateur de série apprend que son producteur s’est fait un contrat d’auteur dans son dos pour être désormais crédité d’être le co-créateur de la série.
Enfin le travail gratuit, dernière grande catégorie de nos témoignages, peut sembler éloigné du thème du jour, mais tout est lié. Le travail non payé, cela veut dire pas d’encadrement, pas de contrat et pas de droit, ce qui suppose une relation de domination d’une part et de faiblesse de l’autre, qui est le parfait terreau pour qu’émergent des violences et des abus. Telle est l’une des particularités de notre métier : contrairement aux autres maillons de la chaîne audiovisuelle, un scénariste travaille souvent des mois entiers sans être protégé par un contrat.
Mme Sabrina B Karine. Ces 200 témoignages racontent tous la même histoire : comment un système écrase les droits les plus élémentaires d’un corps de métier. Peut-être penserez-vous qu’ils ne représentent que les cas extrêmes. Nous avons diffusé un questionnaire auquel ont massivement répondu 400 scénaristes en activité, cinéma et télévision confondus.
Voici une partie de ses résultats : « Vous êtes-vous déjà senti contraint de travailler gratuitement ? » Oui à 86 % ; « Vous êtes-vous déjà senti invisibilisé ? » Oui à 94 % ; « Avez-vous déjà subi un abus provenant d’un rapport de force déséquilibré ? » Oui à 86 % ; « Avez-vous eu le sentiment que quelqu’un d’autre se réappropriait votre travail ? » Oui à 90 % ; « Avez-vous entendu des remarques rabaissantes sur votre métier de la part de vos employeurs ? » Oui à 78 %.
Le résultat de « Paroles de scénaristes » ? Plus d’une vingtaine d’articles de presse – dans Télérama, Libération, AlloCiné, Les Inrocks, Écran Large, Écran Total –, quelques soutiens, des réunions avec des syndicats de producteurs, des sursauts d’espoir et, au final, absolument rien n’a changé. La preuve en est faite par les témoignages qui suivent, qui sont des exemples plus précis d’abus moraux, sexistes, racistes et de violences sexuelles commis dans le cadre des écoles de cinéma, qui continuent à leur issue et jusque dans les salles d’écriture professionnelles.
Mme Saskia Waledisch, scénariste. Nous vous remercions de nous accueillir et d’accueillir notre parole. Dans un deuxième temps, nous partagerons des témoignages personnels illustrant les violences sexistes et sexuelles (VSS) et le harcèlement que nous pouvons subir en tant que scénariste. Ces violences commencent à l’école.
En septembre 2015, j’entame ma seconde année d’une école de scénario parisienne. La promo qui suit la mienne a une particularité : parmi les douze étudiants, il n’y a qu’une fille. Cette situation inédite nous impacte : nous nous côtoyons dans cet espace clos, nous avons des modules en commun, nous buvons des verres à la fin des cours. Rapidement, l’ambiance se colore ; il y a une tension latente, une sorte de jeu de séduction permanent entre nous. Très vite, il y a des histoires entre les deux promos.
J’en fais partie. C’est un élève de première année plus âgé que moi. Le script est clair : on se drague dans le bar où on fête la fin de la semaine, on s’embrasse parfois, puis chacun rentre chez soi. Cette scène se répète pendant des mois jusqu’à un soir de janvier où il me propose d’attendre le bus de nuit avec moi. Il ne fait pas que l’attendre ; il monte et il s’assied.
Au début, je n’y prête pas trop attention, je me dis qu’il partira à un moment donné, qu’il rentrera chez lui pour rejoindre sa copine qui l’attend ; mais il ne part pas. Il me raccompagne même jusque chez moi, sous prétexte qu’il est inquiet pour ma sécurité à cette heure de la nuit. Arrivée à ma porte, je m’apprête à le saluer lorsqu’il me toise : est-ce que je compte vraiment le laisser comme ça, en rade, dans la nuit et le froid ?
Je m’en veux. Je me dis que j’aurais dû le voir venir, que c’était le plan depuis le début, que j’ai été très naïve. Je le fais monter en insistant bien sur le fait que je ne fais que l’héberger et qu’il ne se passera rien. Je n’ai pas de canapé, pas de matelas de secours ; je suis contrainte de le faire dormir dans mon lit. Je dors à côté de lui dans un duvet, pour me protéger de ce qu’il pourrait faire, pour mettre une distance, même mince, entre nos deux corps. Ma dernière pensée avant de m’endormir : pourvu qu’il ne me viole pas.
Je me réveille ; il n’a rien tenté, il a juste uriné dans mon lit. Je m’estime presque chanceuse. Je ne réalise pas trop ce qui s’est passé ; j’en ris même avec mes copains de promo, comme d’une bonne histoire. Mais, au fond, je ne ris pas du tout. Le croiser dans les couloirs de l’école m’angoisse. Je redoute de tomber nez à nez avec lui. Quand cela arrive, il en profite pour me faire des remarques, me demandant, par exemple, si la jupe que j’ai mise ce jour-là, « c’est pour nous deux ».
Je fais tout pour me tenir à distance, mais il fait semblant de ne pas comprendre. Il m’envoie des messages – vingt par jour – où il me dit qu’il m’aime, qu’il est désolé, puis qu’il me déteste, me demandant innocemment si je ne lui parle plus parce qu’il m’a pissé dessus. Je le bloque ; je m’isole ; je ne vais plus boire de verres avec la promo. Tout le monde s’accommode plus ou moins de la situation.
C’est lorsqu’il poste publiquement des commentaires physiques dégradants à mon égard que ses camarades finissent par réagir. L’un d’eux me suggère d’en parler à la direction, ce que je fais. Je suis reçue dans le bureau non du directeur, qui ne sera jamais mis au courant, mais de la secrétaire pédagogique, celle qui nous connaît tous, celle qui tient l’école.
Elle me laisse parler, compatit, me dit qu’il a déconné, mais qu’on sait tous qu’il a un problème avec l’alcool. Elle me dresse le portrait d’un écorché vif, d’un artiste torturé mais sensible. Elle me demande si j’ai lu les textes qu’il écrit – je ne saisis pas trop ce que cela vient faire là – et ajoute que c’est très beau, qu’il a beaucoup de talent – on dirait que cela pèse dans la balance. Aucune discussion n’a lieu ; aucune mesure n’est prise. On lui remonte discrètement les bretelles, mais il continue d’aller en cours et je continue de le croiser. On est au printemps 2016 ; tout n’a pas encore eu lieu.
Je termine mon année, obtiens mon diplôme et quitte l’école en pensant laisser cette histoire derrière moi. Mais, si je peux le bloquer sur les réseaux sociaux, je peux difficilement le faire disparaître de ma vie professionnelle. C’est un milieu exigu. Je le croise régulièrement dans des réunions de scénaristes, dans les festivals et aux fêtes de mon école, laquelle, bien qu’elle soit au courant de ce qui s’est passé, le met fréquemment à l’honneur pour ses accomplissements professionnels.
De mon côté, je ne sais quelle attitude adopter. J’ai toujours peur d’entendre son nom quand on me propose du travail. Que devrais-je dire à ce moment-là ? Vais-je devoir renoncer à une opportunité à cause de cela ? Et comment l’expliquer à la boîte de production ? Vais-je devoir inventer une raison et mentir pour quelque chose qu’il m’a fait ? Lorsque, à sa sortie d’école, un an après moi, mon agente m’a annoncé qu’elle allait le représenter, je me suis figée, mais je n’ai rien dit : personne ne savait, je n’avais pas envie de le lui apprendre.
Je ne m’autorise à parler de ce qui s’est passé que sous le manteau, quand je suis sûre d’être en terrain ami, et encore. J’ai un goût amer ; je me sens étrangement mal, comme si c’était moi la mauvaise langue qui le salissait. Pourtant, il est rare que les gens tombent des nues quand je parle de ce qui s’est passé : presque chaque personne à qui j’ai raconté l’histoire et qui le connaissait avait son propre épisode avec lui. Il avait essayé de leur extorquer un baiser, les avait insultées, avait lancé à la cantonade : « Imagine que je te viole. »
Lorsque j’ai découvert qu’il avait écrit des projets portant sur le harcèlement et les violences sexuelles, qu’il était même loué pour son traitement fin de ces sujets, je me suis dit que cela avait assez duré et qu’il était temps de faire savoir ce qu’il m’était arrivé. En 2021, je me suis d’abord tournée vers un syndicat, la Guilde française des scénaristes, et plus précisément vers le comité antiharcèlement présidé par Anne Ricaud, que vous avez auditionnée.
Elle m’a écouté mais, à l’époque, ce comité n’avait ni moyens financiers ni personnels formés pour m’accompagner. Elle m’a dit qu’elle ne pourrait être là qu’en soutien si j’entamais des démarches judiciaires. J’ai fini par porter plainte en 2022, avant que les faits ne soient prescrits. J’ai collecté les témoignages de mes anciens camarades, auxquels j’ai joint les captures d’écran que j’avais conservées. Ma plainte a été classée sans suite en mars dernier, sans même que la police, qui avait pourtant ses coordonnées, ne prenne la peine de l’auditionner.
Je suis revenue au point de départ. Je travaille dans le même domaine que lui ; je porte seule la charge de savoir ce qui s’est passé ; j’ai toujours peur que l’on prononce son nom quand on me propose du travail.
Mme Garance Smith-Vaniz, scénariste. En 2016, âgée de 17 ans, j’entre dans une classe préparatoire aux grandes écoles de cinéma. Dès les premiers mois, on nous demande de réaliser un film autobiographique. Nous avons des rendez-vous en tête-à-tête avec les professeurs pour travailler dessus. Ils nous posent des questions intrusives et nous poussent à ressortir nos traumatismes.
Les films terminés, une session de visionnage collectif est organisée – une matinée à regarder les histoires de deuil, d’inceste et de maladie de mes camarades de classe, en apprenant bien plus que je ne devrais sur certains que je connais à peine. À la fin du visionnage, nous osons à peine nous regarder. Cette ambiance de voyeurisme de la part des professeurs durera toute la prépa. Ils s’immisceront dans nos conversations intimes et nous inciterons à prendre des cafés avec eux.
En octobre 2017, quelques jours après MeToo, un professeur influent nous montre un film avec une scène de viol, qu’il qualifie de « plus belle scène d’amour qu’il ait jamais vue ». Choqués, quelques amis et moi-même protestons. Nous récoltons les foudres du professeur, mais aussi du reste de la classe, qui est sous son emprise. Puis, d’autres professeurs nous montrent des scènes dérangeantes à leur tour, comme un retour de bâton malsain. Nous n’étions pas des stars, pas même encore des professionnels ; nous n’avions parlé ni à la justice ni aux médias, mais nous étions déjà une menace à leurs yeux.
À ce moment-là, du haut de mes 18 ans, loin de ma famille, dans une ville où je ne connaissais personne, j’ai compris que les adultes qui m’entouraient n’allaient pas me protéger. Au contraire, ils représentaient eux-mêmes le danger. Je suis devenue hypervigilante. On m’a dit que j’exagérais, me poussant à douter de la légitimité de mon malaise.
Quelques années plus tard, j’ai eu la confirmation que celui-ci n’était pas du tout infondé. J’avais eu la chance de me tenir à distance ; certaines de mes camarades ne l’ont pas eue et sont tombées dans les griffes d’un professeur qui abusait d’elles. À ma connaissance, il exerce toujours et n’a jamais été inquiété.
Je me sens presque chanceuse de m’en être sortie sans être physiquement victime, mais était-ce de la chance de sortir de cette prépa en burn-out et en dépression, au point d’arrêter mes études pendant deux ans ? Était-ce de la chance d’être dégoûtée du cinéma au point de vouloir le quitter ? Il ne me semble pas anodin que, sur les quinze femmes et personnes sexisées, passionnées et sélectionnées dans toute la France pour intégrer cette école, cinq ont, à ma connaissance, quitté le milieu – elles seraient six si je n’y étais pas moi-même revenue.
En 2020, je décide de retourner vers le cinéma et intègre une école privée en spécialisation scénario. Après deux mois de cours à distance à cause du covid, lors du premier cours en présentiel, un professeur me prend à part pour m’annoncer que je suis une scénariste prometteuse et qu’il va lancer ma carrière. J’ai besoin d’entendre ces mots, aussi sauté-je de joie.
Comme je suis franco-américaine, il me demande de traduire gratuitement une bible des séries, en me promettant que, si le résultat plaît à la production, je serai l’adaptatrice officielle des scénarios dialogués. Il me fait aussi réécrire et traduire une note d’intention et me fait faire une fiche de lecture, toujours gracieusement. Je doute, mais il y a carotte au bout du bâton et je ne suis pas en position de refuser. Et s’il pouvait réellement lancer ma carrière ? Que se passera-t-il si je le déçois ?
En raison du covid, les échanges se déroulent principalement à distance, mais cela ne l’empêche pas d’être intrusif et familier. Il profite de nos appels pour me poser des questions intimes ou me faire des remarques déplacées. Il va jusqu’à me demander où j’habite et si je vis seule. Il me téléphone tard le soir. Lorsque je tente de poser mes limites, il me fait comprendre que, dans ce milieu, ce n’est pas une option.
Il m’invite à participer à une conférence avec lui mais refuse de me donner l’horaire et le lieu exacts de rendez-vous, insistant pour m’emmener en voiture. Je parviens finalement à obtenir ces informations et j’y vais en train, m’assurant ainsi que nous ne nous verrons qu’en public. Cela ne l’empêche pas de me mettre la main au creux du dos et de chuchoter à mon oreille, comme si nous étions intimes. Ce soir-là, en rentrant chez moi, ma seule pensée sera : « Ouf, je ne me suis pas fait violer ! »
J’ai rencontré deux autres victimes de ce professeur. Elles ont eu les mêmes expériences que la mienne. Pour l’une d’entre elles, c’est allé plus loin. Le professeur lui parlait de ses relations sexuelles par SMS, lui envoyait des photos et lui posait des questions sur sa vie intime. Elles avaient eu vent d’autres cas dans les promotions précédentes.
Juste après mon diplôme, ce professeur m’oriente vers un ami producteur de podcasts, qui me commande plusieurs épisodes. Les échanges avec le producteur se déroulent au téléphone, sans trace écrite. Je demande à voir le contrat, mais le directeur administratif et financier est en vacances jusqu’en septembre et les épisodes sont urgents – il faut les rendre en août. C’est mon premier contrat, je dois faire mes preuves : j’obtempère. Je rends mes scénarios, puis reste sans nouvelles pendant des semaines.
Après de nombreuses relances, il m’envoie enfin une proposition de contrat, qui est aberrante. Sans agent, armée de mes seuls cours de droit d’auteur, je tente de négocier. Chaque réponse se fait attendre pendant des semaines. Chaque nouvelle version du contrat inclut des clauses qui n’ont pas été négociées entre nous. Je ne lâche rien, ce qui les énerve. Le professeur qui m’avait envoyé vers eux m’appelle pour faire pression et me dire que mon comportement est inacceptable. Moi, ce que je vois, c’est qu’il cueille des jeunes femmes sans agent à la sortie de l’école pour les livrer à son ami producteur, ravi de nous exploiter.
Au bout de huit mois, aucun contrat n’est signé et je n’ai perçu aucun argent. Je reçois alors un mail du producteur annonçant la sortie des épisodes en ligne. Légalement, j’avais tout pour porter plainte pour contrefaçon de droit d’auteur. Dans les faits, je n’ai pas les moyens de me battre contre un gros studio. Je suis épuisée et veux passer à autre chose. Je décide donc d’en profiter pour finaliser ce satané contrat. Cette fois, il se réveille et en signe enfin un. Il faudra encore trois mois pour que je sois rémunérée, onze mois après l’envoi des scénarios.
Enfin, je découvre que mon nom ne figure nulle part sur les podcasts. Je le leur signale, ce qui me vaut un dernier mail de reproches, m’indiquant que je suis la pire scénariste avec qui ils aient jamais travaillé et sous-entendant qu’ils vont me blacklister. Le professeur est en copie du mail, histoire de bien m’infantiliser. Il me téléphone plusieurs fois, mais je ne décroche pas, car l’idée même d’entendre sa voix m’angoisse.
J’ai coupé les ponts avec le professeur et le producteur. Mes expériences ultérieures m’ont prouvé à quel point ils ont voulu profiter de ma nouveauté dans le milieu pour m’exploiter, tout en me faisant comprendre que c’est comme ça que ça marche. Tel ne devrait pas être le cas.
M. Thomas Evanno, scénariste. Je vous remercie pour votre accueil et pour votre écoute. Je travaille comme scénariste depuis quatre ans. J’ai toujours voulu écrire des histoires, plus particulièrement des séries télé. Pourquoi des séries télé ? Parce que l’écriture y est souvent un effort collectif. Écrire un nombre important d’épisodes, dans un délai souvent bref, exige de travailler à plusieurs mains.
La production réunit donc un groupe d’auteurs pour former ce que l’on appelle une room d’écriture, au sein de laquelle on échange, on propose, on débat et finalement on crée ensemble un récit. Ce travail collectif d’écriture est piloté par un directeur ou une directrice d’écriture plus communément appelée directeur ou directrice de collection, qui est également recruté par la production.
En juillet 2022, je ne suis pas très loin de réaliser mon rêve de rejoindre une room d’écriture. On cherche des auteurs pour l’écriture d’une série intitulée Déter, qui doit être diffusée sur France.tv Slash. Après avoir rencontré les producteurs, avec lesquels le courant passe bien, je passe un entretien avec le directeur d’écriture chargé du recrutement.
Pour composer sa room, il cherche des auteurs juniors et même débutants, prêts à s’investir corps et âme pour ce projet, qui pourrait être un tremplin professionnel. Il me demande si je suis prêt à sacrifier des soirées et des week-ends. Scénariste depuis peu de temps, j’ai pris l’habitude d’entendre « non » plus souvent que « oui », je lui réponds que je suis prêt à tout donner. Quelques jours plus tard, j’apprends que j’ai été pris dans la room et je suis très content. Trois mois plus tard, le travail commence.
Ce directeur d’écriture dirige de façon à la fois verticale et horizontale. Il veut être à la fois l’ami et le chef des auteurs qu’il a recrutés. Il nous invite à boire des verres après le travail, se livre sur sa vie personnelle, familiale, amoureuse, sexuelle et nous invite à faire de même, au motif que, quand on écrit, il faut parfois puiser dans ses expériences personnelles et les partager. La frontière entre le social et le professionnel s’estompe rapidement et violemment.
Très vite, mes collègues et moi sommes devenus la cible de cet homme qui, sous couvert d’humour, nous rappelle constamment qu’il est en son pouvoir de nous renvoyer quand il le souhaite et critique notre travail de façon brutale.
J’ai le souvenir d’un lundi matin où, après que je lui ai présenté un texte sur lequel j’avais travaillé durant tout le week-end et dont je n’étais pas satisfait, il a déclaré : « C’est de la merde. » Le ton était sérieux, même s’il m’a précisé trois heures plus tard que c’était « de l’humour » et que tout allait bien. Mes collègues et moi-même lui avons demandé plusieurs fois renoncer à cette forme d’humour, car elle nous heurtait. Il a refusé : « C’est quand j’arrêterai de vous faire des blagues qu’il faudra s’inquiéter. »
Ce directeur d’écriture prétend être de notre côté, alors que la production ne nous a toujours pas payés après deux mois de travail, mais, dans le même temps, il multiplie les agressions. À mon égard, elles sont devenues sexuelles : « Je veux trop de sucer », « Quand est-ce qu’on dort ensemble ? », « On baise ? ». Ces phrases, il me les adresse devant mes collègues, car il est certain de son impunité. Il les justifie par l’humour ou par la maladresse. Par exemple, un jour, afin d’accéder à un tableau d’écriture devant lequel je me trouvai, il me prend par les hanches, expliquant ce geste d’un « désolé, je suis très tactile ».
À cette époque, je ne dors plus ; je perds du poids. J’ai une boule au ventre chaque matin avant d’aller au travail. Je me déteste, sans même savoir pourquoi. Heureusement, la majorité de mes collègues me soutiennent lorsque je décide de me confronter à cet homme, pour lui dire qu’il ne doit pas me parler ainsi, que je souffre de son comportement. Il se défend, s’excuse, avant de me demander, presque agacé, si j’ai une solution à lui proposer : « Tu n’arrives même pas à me regarder dans les yeux, Thomas, alors qu’est-ce qu’on fait ? » À ce moment-là, je n’ai pas de solution – j’ai seulement assez d’énergie pour évoquer le problème.
Le soir même, le producteur, qui a eu vent de cet échange, souhaite connaître ma version des faits. Je la lui donne. J’indique que je ne peux pas continuer à travailler dans un tel cadre. Je n’oublierai jamais sa première réponse : « Je comprends ; c’est dommage ; j’espère que nous travaillerons de nouveau ensemble. » Interloqué, je souligne que le problème ne vient pas de moi et que je ne souhaite donc pas quitter le projet. Il se corrige et promet de régler le problème.
De fait, le problème n’a pas tant été réglé que déplacé. Mon ancien directeur d’écriture a été assigné à l’écriture des arches des personnages, un travail réalisé en amont de l’écriture des épisodes, qui peut être mené en solitaire. Son remplaçant est plus professionnel et respectueux. Avec lui, tout se passe bien.
Je comprends toutefois que je n’ai plus l’énergie de travailler sur ce projet, que j’ai besoin de temps pour moi. Je tente de l’expliquer au producteur, mais il s’énerve, m’explique que c’est pour moi qu’il a renvoyé l’ancien directeur d’écriture, que cela a profondément affecté son travail et a créé des difficultés pour la chaîne, la coproduction. Il me culpabilise, prétextant un contrat moral implicite entre nous : « Nous nous sommes débarrassés de lui parce que tu t’en es plaint. Il faut que tu restes dans l’équipe, que tu tiennes. »
Je fais le bon élève ; je tiens quelques semaines, jusqu’à l’arrivée d’un remplaçant. Je suis parti sans indemnité, sans être remercié, sans même que la production réponde à mon message d’au revoir. Après cela, je fais une dépression. J’ai des pensées suicidaires. Ma colère déborde sur mes collègues mes amis, ma famille. Pendant six mois, je n’ai goût à rien. Je suis incapable d’écrire.
C’est grâce au collectif – qui m’avait conduit à choisir ce type d’écriture – que j’ai pu sortir la tête de l’eau. Je n’ai jamais été seul. Mes agents, mes amis et mes pairs m’ont soutenu et me soutiennent. Seule une scénariste a prétendu que si les choses s’étaient mal passées, c’était à cause de notre manque d’expérience, afin d’empêcher mon recrutement sur d’autres séries. Je la remercie : sans ce coup bas, je n’aurais jamais eu le courage de porter plainte contre mon ancien directeur d’écriture et de témoigner ici.
Écrire est un métier passion, mais la passion est utilisée pour justifier les abus quotidiens. Les producteurs, les réalisateurs et les auteurs qui nous répètent que nous avons de la chance d’exercer un tel métier sont souvent ceux qui nous font du mal. Avec eux, les abus sont la norme et devraient être acceptés avec gratitude.
La violence sur les plateaux de tournage, longuement abordée par votre commission d’enquête, est déjà présente à la base de l’écriture des scénarios, à cause du statut actuel de l’artiste auteur. Son invisibilisation, sa précarité financière et l’absence de couverture par le droit du travail encouragent les violences quotidiennes. Celles-ci sont entourées d’un silence usant, qui transforme notre passion en cynisme. J’espère qu’avec l’aide de cette commission d’enquête, la situation changera et que les auteurs et autrices pourront écrire dans des conditions dignes.
Mme Myriam Sidikou, scénariste. Il y a quatre ans, j’ai quitté ma carrière d’avocate pour me consacrer à l’écriture de scénarios. Malheureusement, dans le cadre de cette reconversion, j’ai été confrontée à des violences systémiques, à la fois économiques et psychologiques, qui rendent la vie de jeunes scénaristes insupportable, notamment dans des structures censées les soutenir. Mon témoignage n’a pas été entendu, à cause d’une forme de gaslighting, de loi du silence, d’ostracisation. J’ai même reçu des menaces directes, tant dans ma formation qu’en dehors.
En septembre 2021, j’ai eu la joie d’être admise sur concours à l’école Kourtrajmé, une école d’art qui semblait en accord avec mes valeurs et où je pensais pouvoir être pleinement moi-même. Ma joie fut de courte durée. Très vite, j’ai constaté que mes questions sur l’organisation de la formation et des stages, notamment de compagnonnage, ne donnaient lieu qu’à des réponses floues, parfois fausses, et à des remarques sur mon profil personnel. Par exemple, alors qu’il commentait mon travail, le responsable pédagogique Thomas Gayrard m’a expliqué que le cinéma « n’[était] pas fait pour le militantisme », m’a enjoint de me taire et de l’écouter. Il m’a expliqué qu’il n’avait « pas l’habitude » de personnes comme moi, que « normalement, [s]es étudiants racisés [étaient] soit en échec scolaire, soit sort[ai]ent de prison ».
Certes, l’école Kourtrajmé représente une opportunité unique pour des jeunes sans diplôme ou issus de milieux défavorisés, mais de tels propos témoignent d’un mépris évident envers ceux qui sortent du cadre attendu et d’une incapacité à entendre la parole des élèves lorsqu’ils soulèvent un problème ou expriment un mal-être.
Après ma formation, il m’a été demandé d’organiser bénévolement des master class avec des professionnels issus de la diversité, destinées à toutes les promotions. Malgré mon implication et les contacts établis grâce à mon réseau personnel, je me suis rapidement retrouvée en porte-à-faux entre plusieurs responsables de l’école. Une fois les intervenants confirmés, j’ai été écartée du projet, exclue de l’organisation de l’événement et de l’événement lui-même, sans aucune explication ni reconnaissance pour le travail accompli.
Sous couvert de promouvoir la diversité, l’école Kourtrajmé impose un système autoritaire où les élèves sont constamment rabaissés, créant un environnement toxique et décourageant.
En décembre 2021, alors que mes condisciples et moi-même étions à mi-parcours de notre scolarité, que nous étions épuisés par l’intensité de la formation et par les allers-retours à Montfermeil, mais aussi anxieux à l’idée d’échouer et de ne pas trouver du travail, Kourtrajmé nous a demandé de signer un contrat présenté comme indispensable à la poursuite de notre formation. Ce contrat conduisait en fait à céder les droits sur nos projets personnels à la société de production Lyly films. Je l’ai signé dans l’urgence.
Certains détails me mettaient toutefois mal à l’aise – il était antidaté de la rentrée de septembre et aucun exemplaire ne m’avait été remis après la signature. Lorsque j’ai signalé ces anomalies à l’administration, j’ai compris que ma démarche dérangeait. Ce n’est qu’en 2023, après ma formation, lors d’un entretien dans une agence artistique, que j’ai découvert l’étendue des implications d’un tel contrat. Il permet à Lyly films de monnayer le travail des anciens élèves de l’école, en demandant 60 000 euros pour lever ses options sur leurs scénarios et idées de films, ou 50 % des bénéfices, en cas de coproduction – tout cela, évidemment, sans consulter les élèves ni les rémunérer.
De tels contrats, outre qu’ils sont désavantageux pour les élèves, sont également très handicapants pour leur carrière. Après plusieurs mois de négociations, Amade Ly, président de l’école Kourtrajmé et dirigeant de Lyly films, m’a fait parvenir la réponse suivante : « Les droits sont cédés de boîte de production à boîte de production et non de personnes physiques à boîte de production. Malgré cela, nous avons décidé de faire une exception pour te permettre de récupérer tes droits. Toutefois, afin de procéder à cette démarche, nous te prions de bien vouloir nous adresser par mail une confirmation de confidentialité par laquelle tu t’engages à ne divulguer à aucun élève passé ou futur, que tu as retrouvé tes droits. » J’ai refusé ce nouvel abus.
Sous couvert de donner une chance à des jeunes issus de la diversité, la direction de l’école, aidée par les salariés, décourage les scénaristes émergents quant à la valeur de leurs idées, pour mieux s’approprier leurs récits. À travers ces pratiques abusives, elle profite de la vulnérabilité d’élèves qui ne sont pas défendus par un agent, ne connaissent pas le milieu et cherchent simplement à s’insérer durablement dans la profession. Au final, les élèves sont contraints de céder face à la menace de sanction et de renvoi.
En 2024, après avoir été admise sur concours à La Fémis, j’ai reçu le coup de grâce du côté de Kourtrajmé. Je découvre que mes idées et scénarios, fruits d’un long travail de recherche et développement qui n’a pas été rémunéré, ont été détournés et réutilisés sans mon consentement, avec l’aval de cette école. Je suis convaincue que Thomas Gayrard, Nicolas Fleurot et Arthur Gosnat ont transmis mes textes à deux élèves, Mathilde Zampieri et Elia Merlot, qui s’en sont inspirées pour réaliser leur court-métrage Arène. Celles-ci ont obtenu des financements pour une diffusion commerciale et une présentation du film dans des festivals prestigieux, notamment celui de Clermont-Ferrand, en partenariat avec l’école Kourtrajmé. Actuellement, ces élèves contactent l’industrie pour adapter ce court en long-métrage, avec un budget se chiffrant en millions d’euros, mais je ne toucherai rien sur ce projet.
Lorsque j’ai signalé ces faits et demandé des explications ou une médiation, les représentants de l’école ont minimisé leurs agissements, allant jusqu’à m’accuser d’inventer un plagiat. Ils attendaient que je les remercie et leur présente mes excuses. C’est d’une violence sans nom. Ils m’ont exclu de leur réseau d’anciens élèves, me privant d’informations utiles, ont refusé de délivrer mon diplôme – je ne l’ai toujours pas reçu –, et ont menacé de compromettre ma carrière en dehors de l’école.
Parce que j’ai osé briser le silence, je suis traitée comme une pauvre folle et je suis menacée. Les mails que j’ai reçus de Kourtrajmé témoignent d’un mépris constant à mon égard. Alors que Mediapart révèle qu’ils sont condamnés par la justice française pour détournement de fonds, les frères Ly m’écrivent pour me demander de changer de carrière. Ladj Ly m’écrit lui-même : « Tu dois laisser tomber. [Nous], les renoi, on sera toujours derrière à cause de gens comme toi. PS : tu peux faire une capture et envoyer à ton avocat ».
Dans de longues tirades, Thomas Gayrard, m’a reproché mon ingratitude et mon expression « trop soutenue », sans jamais assumer la violence de ses actes à mon égard : « Tu te trompes de croisade, pas besoin de m’écrire "cordialement" si tu bitches sur moi ou sur nous, comme des collègues de notre métier m’en ont fait retour, au mépris des neuf mois gratuits où nous avons tenté de t’accompagner. »
Le dialogue me semble impossible, malgré mes tentatives. L’école Kourtrajmé et les deux étudiantes qu’elle favorise ont refusé toutes mes demandes de médiation ou de dialogue. Menacée par l’école, j’ai dû m’excuser pour les violences que j’ai subies. Selon Thomas Gayrard, je devrais remercier Mathilde Zampieri et Elia Merlot « plutôt que de les harceler. »
Héloïse Dridi, une proche de Mathilde Zampieri, m’a contactée sur Instagram un mois après son élection au conseil d’administratif du collectif 50/50, pour s’assurer de mon silence définitif. Elle m’a annoncé qu’« en tant que référente VHMSS [violences et harcèlements moral, sexiste et sexuel] », elle comptait « monter un dossier harcèlement et cyberharcèlement » contre moi. Malgré l’existence d’un conflit d’intérêts, Héloïse Dridi prétendait ainsi étouffer ma voix de victime. Hier, j’ai appris que le collectif 50/50 envisageait de me radier à cause de mon témoignage ici. Il m’a été demandé de ne pas les citer.
Kourtrajmé a renversé la culpabilité grâce à son réseau bien placé. Alors que j’essaie simplement de me défendre, je suis traitée comme une harceleuse qui veut du mal à des innocents, « une folle », « une hystérique » – ces termes qui m’ont été rapportés me réduisent au cliché de la femme noire en colère. J’ai mis balle à terre, terrorisée par les répercussions de cette chasse aux sorcières. J’étais en PLS, en dépression.
Le scénario d’Arène, centré sur une championne de MMA – arts martiaux mixtes – atteinte d’endométriose, s’inspire de l’histoire personnelle de ma coautrice Djihene Abdellilah, mais celle-ci n’a jamais été sollicitée ni par Kourtrajmé, ni par les réalisatrices du film. Son histoire intime est utilisée sans reconnaissance ni respect. Nous sommes deux femmes racisées probablement spoliées de nos récits, qui luttons contre les violences faites aux femmes. Notre contribution a été exploitée par un système qui agit en toute impunité. Le combat est inégal.
Je suis perturbée car j’ai reçu hier des messages me demandant de ne pas témoigner. J’espère n’avoir rien oublié.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La Fémis vous a-t-elle proposé un soutien ? Les échanges entre écoles pourraient permettre de trouver un terrain d’entente juridique, en vous épargnant.
Mme Myriam Sidikou. Honnêtement, j’espérais une telle proposition, tant j’avais perdu de confiance en moi après tout ce que j’avais vécu : le sexisme et le racisme, tout d’abord ; être considérée comme étant le problème, ensuite ; me retrouver menacée d’être blacklistée, enfin, lorsque je me montrais trop insistante.
Je n’ai pas souhaité en parler à la Fémis, d’autant que je faisais partie de la section scénarios de long métrage chez Kourtrajmé ; or je rêve de devenir showrunneuse de série. Je ne saurais jamais si les autres formations auxquelles j’ai postulé n’ont pas retenu ma candidature parce qu’elles ne la considéraient pas suffisamment bonne ou en raison de ce qu’elles avaient entendu dire à mon sujet – ce serait une double peine.
J’ai concentré mon témoignage sur mon passage à Kourtrajmé, mais j’ai connu à la Fémis des microagressions, qui relevaient surtout de l’ignorance ; elles n’étaient pas aussi graves, intentionnelles et élaborées que les VHMSS que j’ai évoquées.
Je n’ai finalement pas établi de lien entre mon expérience à Kourtrajmé et ma formation à la Fémis, qui dispose de son propre dispositif en matière d’égalité des chances. Intitulée « La Résidence », cette formation est accessible aux candidats dépourvus de diplômes, ce qui n’est pas mon cas – je suis avocate de formation.
À la Fémis, je n’ai pas adopté la même attitude ; une anecdote vous fera peut-être comprendre pourquoi. Un jour, j’ai fait remarquer à une costagiaire qu’elle enregistrait une conversation sans s’être assurée du consentement des intéressés ; le professeur présent, censé incarner l’autorité, a lancé, avec dédain et soi-disant avec humour : « Oh là là ! Y en a marre du consentement ! » Si on m’avait interrogée, je n’aurais pas refusé d’être enregistrée ; mais j’ai préféré faire profil bas, pour ne pas passer, encore une fois, pour l’ancienne avocate pénible.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Merci de vos témoignages.
Vous avez expliqué qu’à l’étape du scénario, la première de la réalisation d’un film, il n’est pas question d’argent. J’ai l’impression que c’est aussi l’étape à laquelle il est plus facile de piller un auteur : à ce stade, aucune image n’a été tournée, la production est uniquement écrite et il semble assez simple de voler un scénario, de différentes façons. Cette situation vous fragilise : chaque fois que vous présentez votre travail, vous êtes sous la menace d’un plagiat ou d’un vol. Il nous faut donc déterminer de quelle manière le protéger.
Comme dans les secteurs de la création graphique ou de la photographie, vous êtes parfois rémunérés longtemps après avoir fourni votre travail. Mais vous présentez la particularité d’être rémunérés en droits d’auteur.
Ne pensez-vous pas, comme certains dans le milieu, qu’il serait pertinent de scinder votre travail ? Une partie pourrait être effectuée en résidence, ou dans une room – ce terme me paraît un peu bizarre, il évoque la téléréalité –, et relèverait du salariat ou de l’intermittence ; une autre partie continuerait à être rémunérée en droits d’auteur.
Bien évidemment, un tel modèle comporte des limites : avec le statut de salarié, vous perdriez l’avantage que propose la rémunération en droits d’auteur, à savoir sa proportionnalité avec les gains produits par l’œuvre finale. Lors de la signature du contrat, une avance sur recettes vous est versée, mais si le film ou la série rencontrent le succès, vous êtes en droit de réclamer une rémunération complémentaire de votre travail, à proportion.
Quelle est votre opinion à ce sujet ? La précarité économique, du fait de la fragilité qu’elle entraîne, vous met en difficulté, parfois même physiquement et moralement.
Mme Sabrina B Karine. Ce qui a été fait pour les réalisateurs peut être fait pour les auteurs. Cela n’en fait pas une solution magique pour autant.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’enjeu consiste à trouver l’argent nécessaire pour rémunérer cette première phase qu’est l’écriture du scénario, qui est précisément le support de la négociation pour trouver des financements pour le film. Les aides à l’écriture existantes sont-elles suffisantes ? Ne faudrait-il pas imaginer un dispositif de financement en amont, éventuellement remboursable a posteriori ?
Par ailleurs, quelle est la proportion des scénarios qui aboutissent à un film ou à une série et celle des scénarios qui ne se concrétisent pas ? Quelle est la part de votre travail qui n’est pas valorisée ?
Mme Élodie Namer. Les seules données dont j’ai connaissance concernent les projets qui font l’objet d’une convention de développement avec les chaînes de télévision ou les plateformes, ce qui intervient déjà tardivement dans le travail d’écriture du scénario : trois projets sur quatre sont interrompus avant d’être portés à l’écran, alors qu’ils ont déjà franchi de nombreuses étapes. Les plateformes, notamment, demandent des textes de plus en plus aboutis avant de signer une convention de développement ; certaines vont jusqu’à demander un épisode pilote dialogué, ce qui représente plusieurs mois de travail, non payé.
Il existe des aides à l’écriture, qui sont très sélectives et dont les critères sont opaques. En outre, elles sont mal affectées, comme le démontre le témoignage du producteur attribuant à un autre projet l’aide reçue. Les aides versées directement aux auteurs – des bourses, le plus souvent – sont très rares ; habituellement, elles transitent par un producteur.
Les producteurs ont accès à des aides automatiques, qu’ils peuvent répartir entre différents projets en cours de développement. Comme ils aiment à le rappeler, ils prennent des risques financiers et ont besoin de s’assurer de la qualité du travail du scénariste. C’est là que démarre le cercle vicieux : ils demandent une version zéro, pour voir ; puis une version zéro bis, suivie d’une version zéro ter ; enfin, une version supplémentaire, pour être sûrs. Cela peut durer très longtemps.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je suis frappée par vos propos sur la précarité des contrats et à la prévalence des violences qui en découle. Qui sont vos interlocuteurs pour faire valoir vos droits, en matière de contrats ? Le fonctionnement des droits d’auteur soulève de nombreux problèmes, mais la question de votre représentation me semble centrale : vers qui pouvez-vous vous tourner ?
Il existe des syndicats et des organismes gestionnaires, mais quel est le cadre collectif qui vous protège et vous aide à appliquer le code du travail, lorsque vous êtes confrontés à des contrats malhonnêtes, voire inexistants ?
Mme Élodie Namer. On peut mentionner l’Association de médiation et d’arbitrage des professionnels de l’audiovisuel (Amapa), mais elle n’agit que pour les contrats passés entre auteurs et producteurs dont une clause prévoit, le cas échéant, son intervention. Cet organisme propose une médiation, ce qui ne résout pas nécessairement tous les problèmes.
Les agents s’occupent à la fois de réalisateurs et d’auteurs, ce qui provoque souvent des conflits d’intérêts particulièrement complexes à gérer. Par conséquent, ils sont rarement des soutiens pour les scénaristes.
Quant aux syndicats, ils manquent de moyens financiers. Des cellules antiharcèlement, de taille modeste, s’efforcent de se battre à nos côtés, avec des juristes, mais elles sont sous-financées et leur puissance de frappe est insuffisante.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Monsieur Evanno, vous avez décrit des faits qui s’apparentent à du harcèlement, notamment sexuel, sur votre lieu de travail. Vous avez quitté celui-ci sans recevoir aucune indemnité ni aucune reconnaissance du préjudice subi. Rétrospectivement, pensez-vous que les prud’hommes, même si j’ai conscience que la démarche est difficile, auraient pu être le cadre d’une action de votre part ?
M. Thomas Evanno. Non.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Nous cherchons à identifier les zones grises : à quel type de relation de travail avons-nous affaire, dans la mesure où ni les syndicats ni les prud’hommes ne peuvent vous apporter d’aide ?
Mme Élodie Namer. L’objet du contrat est un texte, qui est acheté et protégé, ce n’est pas notre personne.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). La question se pose de l’instance qui encadre ces relations de travail, qui semblent très hiérarchisées.
Quant à Kourtrajmé, je m’interroge sur le statut de cette école.
Mme Myriam Sidikou. Avant de me reconvertir, j’étais avocate fiscaliste, ce qui explique pourquoi j’ai été bernée par la clause relative à la propriété intellectuelle ; je n’avais pas de raison de douter d’une personne qui disait chercher à m’aider. Les scénaristes, qui ont le statut d’artistes-auteurs, sont les parents pauvres de la grande famille du cinéma ; ils ne bénéficient pas du statut d’intermittent du spectacle. Le code de la propriété intellectuelle, qui s’applique à eux, encadre la notion de plagiat, mais en la matière, les procès peuvent durer très longtemps et représenter beaucoup de temps, d’énergie et d’argent.
Nous avons suivi l’audition des syndicats de scénaristes avec beaucoup d’attention. J’ai discuté avec des représentants de la Guilde française des scénaristes, notamment Ghislaine Pujol. Ce point de vue n’est pas unanime, mais nous pensons toutes deux qu’une forme de salariat serait envisageable, en fonction des prestations.
Un scénariste ne vend pas son temps de travail, mais la promesse d’un scénario. Cela lui donne droit au versement d’un minimum garanti, valable pour toute la durée de son travail d’écriture. Si l’enveloppe est égale à 20 000 euros, c’est autant à partager entre les différents auteurs et à répartir en autant de mois, voire d’année, que durera l’écriture. En outre, l’enveloppe est débloquée en plusieurs fois, et l’indexation n’est pas garantie ; c’est d’ailleurs devenu une blague : on cherche encore un scénariste qui a touché des RNPP – recettes nettes part producteur !
Au tout début de ma reconversion, on m’a dit que 70 % de ce que j’écrirai n’aboutiraient pas à un film ou une série ; ça fait réfléchir ! Pour diminuer ce taux d’échec, il faut être réalisateur, donc accéder aux tournages. Bien évidemment, Thomas Gayrard ne m’a jamais donné accès aux tournages, alors même que je lui avais recommandé des acteurs.
Il existe des différences entre scénaristes expérimentés et débutants, en raison des barrières à l’entrée ; dès qu’il est question d’argent, les gens se crispent, ce qui explique beaucoup de choses.
M. Erwan Balanant, rapporteur. La précarité des scénaristes, qui est propre au modèle français, n’est-elle pas due à l’absence de distinction entre le travail du scénariste et celui du réalisateur ? En effet, un décret datant de 1957 prévoit que l’auteur du film est le réalisateur.
Il en résulte que nombre de réalisateurs sont également scénaristes de leurs films. Cela ne limite-t-il pas la protection des scénaristes qui ne sont pas réalisateurs ? S’agissant de certains films, on peut d’ailleurs regretter que certains réalisateurs n’aient pas fait le choix de travailler avec des scénaristes.
Il faudrait sans doute mener une réflexion visant à revoir le statut du scénariste, d’autant que les enjeux relatifs au droit d’auteur seront bousculés par le développement rapide de l’intelligence artificielle.
Mme Élodie Namer. Le collectif Paroles de scénaristes a recueilli de nombreux témoignages allant dans ce sens. Plusieurs d’entre nous ont été victimes de la réappropriation de leur travail : après avoir travaillé avec des réalisateurs qui n’écrivaient pas une seule ligne de scénario, non seulement nous avons constaté qu’ils étaient mieux payés que nous pour ce travail, mais nous avons vu leur nom crédité en premier au générique.
Mme Garance Smith-Vaniz. Les réalisateurs de la Nouvelle Vague ont considéré que le scénario était mort et qu’un texte construit ne fait pas un bon film. Aujourd’hui encore, ce cinéma-là est admiré et valorisé. Légalement et culturellement, les scénaristes sont invisibilisés et précarisés. Leur travail, qui n’est pas considéré comme tel, n’est pas reconnu.
Mme Myriam Sidikou. Vous posez la question qui fâche, ou qui gêne. Chez Kourtrajmé, les élèves sont mis en concurrence les uns avec les autres, comme dans Hunger Games. Dès que l’un d’entre eux essaye de négocier pour diminuer sa précarité, on lui répond qu’il est facilement remplaçable, puisque le scénario compte davantage que le scénariste.
Les scénaristes sont convaincus de pouvoir quitter un projet quand ils le souhaitent ; la plupart de ceux qui ont percé ont coutume de faire cette boutade – pardonnez ma crudité : « Tu peux toucher à tout, même à mon cul, mais pas à mon droit moral. »
En tout état de cause, la piste du salariat est envisageable, peut-être avec un double contrat, à l’instar des architectes. Cependant, certains scénaristes, dont la situation est stabilisée, craignent qu’une telle solution les prive de travail.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cette commission d’enquête n’apportera sans doute pas toutes les solutions, mais nous nous efforcerons d’en proposer pour protéger les auteurs. La précarité économique est l’un des principaux facteurs des autres violences.
Je vous rappelle que vous pouvez nous faire parvenir par écrit des éléments complémentaires qui vous sembleraient de nature à éclairer les travaux de notre commission. De même, nous nous réservons la possibilité de vous envoyer de nouvelles questions écrites.
Je vous remercie pour la force de vos témoignages, pour le temps que vous nous avez consacré et pour votre disponibilité.
La séance s’achève à dix-sept heures cinquante-cinq.
Présents. – M. Pouria Amirshahi, M. Erwan Balanant, Mme Sarah Legrain, Mme Sandrine Rousseau