Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Marilyn Baldeck, fondatrice d’Essaimer, et Mme Marie Becker, fondatrice d’Aequality 2
– Audition commune, ouverte à la presse, de Mme Marine Longuet, assistante réalisatrice, membre du conseil d’administration du collectif 50/50, du Dr Catherine Agbokou, responsable du pôle enfant de Thalie Santé, et de Mme Isabelle Ecckhout, directrice générale de Thalie Santé 14
– Présences en réunion................................24
Lundi
20 janvier 2025
Séance de 10 heures 15
Compte rendu n° 30
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sarah Legrain,
Vice-présidente de la commission,
puis de
Mme Sandrine Rousseau, Présidente de la commission
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La séance est ouverte à dix heures vingt.
La commission auditionne Mme Marilyn Baldeck, fondatrice d’Essaimer, et Mme Marie Becker, fondatrice d’Aequality.
Mme Sarah Legrain, présidente. Nous entamons cette journée d’audition en recevant Mmes Marilyn Baldeck et Marie Becker, conférencières et formatrices en matière de lutte contre les VHSS (violences et harcèlement sexistes et sexuels) notamment auprès du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée).
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant, notamment. Lors des formations que vous avez menées dans ces secteurs, quelle conscience avait le public de ces problèmes ? Quelles améliorations pourraient être apportées ?
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges pendant environ une heure, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Marie Becker et Mme Marilyn Baldeck prêtent successivement serment.)
Mme Marilyn Baldeck, fondatrice d’Essaimer. J’ai fait mes classes à l’AVFT (l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail), une structure qui soutient notamment les victimes de violences sexistes et sexuelles dans les procédures judiciaires qu’elles décident d’engager. Dès mon arrivée dans cette association, en 2003, jeune militante que j’étais, je me suis engagée aux côtés des intermittentes du spectacle dont les droits à indemnisation, les années où elles tombaient enceintes, étaient menacés par une réforme gouvernementale. Ce combat – qui a conduit à un recul du gouvernement – m’a permis de découvrir les milieux du cinéma et du spectacle vivant, les règles de ces métiers, mais aussi leurs facteurs de risques très particuliers.
Un des tout premiers procès auquel j’ai assisté, en 2005, visait le réalisateur Jean-Claude Brisseau pour des violences sexuelles commises sur des comédiennes – celui-ci a finalement été condamné pour harcèlement sexuel et agression sexuelle. J’ai découvert à cette occasion le soutien de la grande famille du cinéma aux agresseurs sexuels au nom de l’art. Les signataires d’une pétition en faveur de ce réalisateur déclaraient ainsi : « C’est un artiste, un artiste blessé. Jean-Claude Brisseau n’est pas seul, nous sommes à ses côtés. Nous le soutenons et attendons ses films à venir. Tous ses films. » Cette dernière précision n’était pas neutre, les signataires incluant ainsi les films dans lesquels de jeunes comédiennes ont été maltraitées, harcelées et agressées sexuellement. Antoine de Baecque, à l’époque rédacteur en chef des pages culture de Libération, après avoir été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, affirmait quant à lui : « L’affaire Brisseau fut surtout un procès fait au cinéma français d’auteur, celui qui prend des risques et voudrait sortir des sentiers battus, notamment dans le domaine du sexe. »
Vingt ans plus tard, je continue à soutenir des victimes de violences sexistes et sexuelles dans plusieurs cadres associatifs, notamment celui de La Collective des droits. Je continue également à informer, à sensibiliser et à former – chacun de ces mots compte – dans le cadre d’Essaimer, l’organisme de formation que j’ai fondé et qui est l’actuel attributaire du marché de formation des producteurs et productrices du cinéma du CNC, aux côtés du cabinet Aequality et du cabinet d’avocat de Maude Beckers.
Les cabinets Aequality et Essaimer ont essaimé au-delà des frontières françaises dans les milieux du cinéma belge et luxembourgeois, pour les équivalents locaux du CNC, ce qui nous ouvre une perspective comparatiste.
Mme Marie Becker, fondatrice d’Aequality. Pour ma part, j’ai travaillé aux côtés des victimes pendant une dizaine d’années à la HALDE (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) puis auprès du Défenseur des droits.
J’ai découvert le milieu du cinéma plus tardivement que Marilyn Baldeck. Alors que je travaillais dans un cabinet de conseil en matière d’inclusion et de diversité, j’ai été sollicitée par Netflix pour former l’équipe du tournage puis les comédiens, y compris principaux, d’Emily in Paris. J’ai alors pris conscience aussi bien des moyens déployés par certaines sociétés de production dans la prévention des violences sexistes et sexuelles et la lutte contre celles-ci que des besoins du secteur en la matière.
Je connais également le milieu du cinéma de manière plus personnelle, en tant que compagne d’un scénariste et réalisateur et sœur d’un lauréat d’un Oscar. Pour avoir assisté à de nombreux tournages, je dispose d’une connaissance du terrain utile au travail collectif de formation dans le secteur.
Mme Sarah Legrain, présidente. Qu’avez-vous découvert en formant les professionnels du monde du cinéma ? Avez-vous été surprises par leur connaissance ou au contraire leur méconnaissance du droit en matière de violences sexuelles ?
Mme Marilyn Baldeck. La plupart des sociétés de production ne comptent qu’un seul producteur ou une seule productrice, qui ne disposent pas forcément d’un assistant de production ou d’autres salariés. Ces sociétés recourent en revanche beaucoup au travail temporaire. Cette spécificité du secteur constitue un facteur de risque : alors que les producteurs ont le statut d’employeur des travailleurs temporaires, ils ne les recrutent pas eux-mêmes – c’est le réalisateur ou la réalisatrice qui recrute les chefs de poste, lesquels recrutent à leur tour leur équipe.
Ainsi, les rapports de l’équipe de tournage avec les producteurs sont distants, même si ces derniers peuvent être représentés sur le tournage par un directeur ou une directrice de production. Les producteurs n’ayant qu’une présence évanescente sur le tournage, ils oublient souvent qu’ils sont des employeurs. Lors des premières formations au CNC, certains tombaient de l’armoire en découvrant l’étendue de leurs obligations légales, réglementaires et jurisprudentielles envers les employés temporaires.
Mme Marie Becker. Même si la situation s’est nettement améliorée et si les personnes formées reçoivent positivement les informations que nous leur communiquons, leur méconnaissance du droit du travail est notoire. Les producteurs jugent souvent qu’ils ne sont pas des employeurs comme les autres. Pendant les formations, ils semblent découvrir leurs obligations en matière de santé et de sécurité. Cette réaction, étonnante de prime abord, s’explique par leur éloignement des lieux de tournage et la forte hiérarchisation à l’intérieur des cellules constituées autour de chaque chef de poste. Elle complique la situation des victimes de violence.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Quels types de formation délivrez-vous ? Comment pensez-vous les faire évoluer ? Vous avez noté une méconnaissance du code du travail, mais alors que ce problème particulier s’atténue, l’objet des formations ne devrait-il pas être étendu à d’autres questions ?
Par ailleurs, quelle est la taille de vos cabinets respectifs ? Quel volume de formations délivrez-vous dans le cadre de votre contrat avec le CNC ? Quelles formations sont prévues pour les formateurs eux-mêmes ? Comment les formations se déroulent-elles ? Et quelle y est la part respective du e-learning et du présentiel ?
Mme Marie Becker. Aequality a trois ans. Comme je l’ai indiqué, j’ai travaillé auprès de la Halde, du Défenseur des droits puis au Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, où j’ai été rapporteure des travaux sur le sexisme. J’ai ensuite dirigé un cabinet de conseil pour former sur les questions de violences sexistes et sexuelles et de discrimination.
J’ai fondé Aequality il y a trois ans. J’y travaille seule. En fonction des projets et des besoins, je constitue une équipe avec des sous-traitantes, des expertes, que j’ai rencontrées au cours de mon parcours professionnel.
Aequality propose différents types de formations – des formats courts de trois heures trente, privilégiés par le CNC, aux formats les plus longs, de deux jours le plus souvent. Les cabinets spécialisés dans ce secteur sont désormais très nombreux. La particularité du mien est de former également aux enquêtes, qui représentent 80 % de notre activité. Nous enquêtons pour le compte d’administrations, d’employeurs privés, de syndicats, de partis politiques ou d’associations et accompagnons la montée en compétences des personnes qui nous sollicitent en la matière.
Au sein d’Aequality, nous formons quasi exclusivement en présentiel et si nous recourons parfois à la visioconférence, les interactions du groupe avec la formatrice sont toujours possibles. C’est un choix politique : nous n’utilisons pas l’e-learning, car les échanges humains sont nécessaires pour cheminer, s’interroger.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous ne mentionnez que des expertes – et non des experts, alors qu’il en existe.
Quelle est la formation de ces expertes ? Des formations diplômantes destinées aux formateurs existent-elles ? Serait-il nécessaire d’en créer ? L’expertise ne suffit pas toujours ; il faut également savoir transmettre.
Quant aux enquêtes, si le droit du travail les mentionne, il ne précise pas leurs modalités. Certaines enquêtes ont ainsi été inefficaces, voire contre-productives. Même s’il faut garder de la souplesse pour s’adapter aux différents types de structures, ne faudrait-il pas fixer un protocole ?
Mme Marie Becker. Durant mon parcours, j’ai rencontré plus d’expertes que d’experts – même si je compte collaborer avec un ancien collègue, qui travaillait avec moi auprès du Défenseur des droits.
Effectivement, le cadre actuel en matière d’enquête n’est pas très précis. Nous pouvons seulement nous fonder sur la jurisprudence pour définir ce qu’est une enquête sérieuse, impartiale et immédiate. En réalité, le code du travail ne mentionne pas les enquêtes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous avez raison.
Mme Marie Becker. C’est important. Il faudrait peut-être réfléchir à les y inscrire.
Toutefois, de nombreux guides de très bon niveau ont été publiés dans les administrations et pour les enquêtes de droit privé. Si un employeur souhaite vraiment mener une enquête correcte, il dispose donc déjà de tous les outils nécessaires pour cela.
C’est la même question que pour la formation : celles-ci auront beau être parfaites, si l’implication de l’employeur fait défaut, s’il s’agit simplement pour lui de cocher une case, sans s’investir ni traiter sérieusement les signalements, la démarche ne sera pas efficace. Il est indispensable qu’elle soit soutenue au plus haut niveau de l’entreprise, y compris dans les petites structures, telles que les sociétés de production cinématographiques.
De fait, les rapports de pouvoir et le harcèlement sexuel dans le contexte professionnel font entrer en jeu non seulement les relations interindividuelles, mais aussi le collectif, les conditions de travail et les facteurs de risque. Ceux-ci doivent être étudiés, pour bien poser le problème. Certes, les enquêtes pourraient sans doute être meilleures, mais encore faut-il qu’elles aient lieu, et que nous puissions garantir qu’elles sont menées de manière impartiale et transparente, sans pressions extérieures, en suivant le protocole.
Selon moi, la question n’est donc pas celle du protocole lui-même – si l’on veut mener une enquête correcte, des protocoles le permettant sont déjà disponibles – mais celle de la volonté de lancer une véritable enquête et de prendre ensuite les décisions qui s’imposent.
Je prends un exemple. À l’issue d’une formation délivrée au CNC, une société de production de taille relativement importante a décidé de former tous ses salariés permanents et de déclencher une enquête après un signalement du référent en matière de VHSS. Cette volonté a été très bien accueillie sur le tournage, chacun a pu s’exprimer sur son métier et sur les faits qui posaient problème, dans un cadre qui prenait en compte le contexte de travail et les rapports de pouvoir – c’est selon nous très important. La production a ensuite pu prendre une décision à effet immédiat – celle-ci était possible, parce qu’elle ne concernait pas le comédien principal, mais le directeur de production.
C’est grâce à un tel engagement que l’on favorise un contexte de travail inclusif, respectueux, et que l’on peut agir face aux violences.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Justement, c’est parce que l’état d’esprit est important que je m’inquiète des cas où l’employeur n’entretient pas celui souhaité. Quand la volonté est là, je ne suis même pas sûr qu’il soit nécessaire de fixer un protocole et des règles. Dans les autres cas, notamment quand l’employeur prend des mesures dilatoires, il faudrait fixer un ensemble de prérequis – plutôt qu’un protocole, d’ailleurs –, car les guides que vous décrivez n’ont pas de caractère contraignant.
Vous avez raison, les enquêtes ne sont pas mentionnées dans le code du travail. Celui-ci dispose simplement que l’employeur doit prendre des mesures pour protéger les salariés. Et alors qu’il n’évoque pas non plus la présomption d’innocence, les enquêtes sont le plus souvent lancées pour ce motif, afin d’établir si la personne incriminée ne l’a pas été injustement.
Il faudrait donc cadrer le travail d’enquête pour éviter qu’il ne soit mené n’importe comment. Très souvent, les responsables déclarent avoir fait ce qu’il fallait, alors que le travail d’enquête ne reposait pas sur les bonnes questions et n’était pas suffisamment approfondi. Il faut trouver un cadre pour qu’à chaque signalement, la plaignante soit assurée que la réponse de l’employeur sera suffisante, d’autant que dans des affaires qui ne relèvent pas du domaine pénal, le fait de savoir que la structure prend en compte la plainte suffit parfois à réparer les torts.
Mme Marilyn Baldeck. Votre commission d’enquête pourrait effectivement préconiser l’instauration d’un référentiel ou d’un guide de bonnes pratiques pour les enquêtes dans le milieu du cinéma – pourquoi pas ? Toutefois, selon moi, au vu de la sociologie des sociétés de production, il serait illusoire d’imaginer qu’elles mèneront l’enquête elles-mêmes : les tournages sont trop rapides, les sociétés de production trop petites. Il faut externaliser les enquêtes auprès de cabinets spécialisés.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je n’envisage évidemment pas de former les producteurs eux-mêmes au travail d’enquête. Au vu la taille des sociétés de production, celles-ci nécessitent un accompagnement extérieur. Faut-il dès lors imaginer une certification des organismes extérieurs qui s’en chargeront ?
Mme Marilyn Baldeck. Sur ce point, nos positions sont alignées. Désormais, une partie significative des trois heures trente de la formation que nous délivrons au CNC porte sur ce que les sociétés de production sont en droit d’attendre d’un cabinet de conseil auquel elles sous-traiteraient une enquête.
Quant à la composante e-learning de la formation, qui a été créée en 2020, elle consiste en un test de connaissances, qui n’est pas si simple. Les personnes ayant suivi la formation doivent traiter une quinzaine de cas tirés au sort dans une banque de sujets qui en contient une trentaine. Il leur faut atteindre un score minimum pour valider la formation. En général, ils n’y parviennent pas du premier coup et doivent recommencer. S’ils n’y parviennent toujours pas au bout de plusieurs essais, alors qu’ils auront alors eu connaissance des réponses, c’est qu’ils sont de très mauvaise volonté !
Un tel système oblige les candidats à lire attentivement les réponses, pour consolider les acquis de la formation en présentiel. Nous avons récemment actualisé ce test, au vu des évolutions du droit ces dernières années.
Lors des formations que je prodigue dans le milieu du cinéma et du spectacle vivant, je constate que l’engagement des sociétés de production cinématographique décrites par Marie Becker n’est pas la norme, mais un idéal. Les employeurs du secteur du spectacle vivant – des compagnies de théâtre, ou des salles –, alors même qu’ils disposent de moyens inférieurs aux employeurs du secteur du cinéma, demandent beaucoup plus souvent qu’eux de compléter la première formation par une formation longue, afin de rendre les connaissances théoriques acquises plus opérationnelles.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Revenons à l’enquête. Après vérification, effectivement, elle n’est pas prévue dans le code du travail, mais elle est désormais imposée par une jurisprudence constante.
Mme Sarah Legrain, présidente. Vous indiquez que les signalements ne donnent que rarement lieu à une enquête. Quelles sanctions sont prévues en cas de non-respect de l’obligation d’enquête ? J’ai l’impression que celui-ci n’a pas de conséquences pour l’employeur.
À quel niveau pourrait s’appliquer le contrôle du respect de cette obligation, et le cas échéant, une sanction pourrait être prise ? Il me semble que la question relève de l’inspection du travail, mais celle-ci ne dispose que de moyens limités. Connaissez-vous des exemples d’employeurs rappelés à l’ordre sur ce point ?
Vous l’avez dit, pour garantir l’indépendance, la transparence et la qualité des enquêtes, il faut qu’elles soient menées par des organismes extérieurs, que nous espérons certifier. Mais cela a un coût. Dans le secteur du cinéma, il sera supporté essentiellement par des entreprises de production privées, mais dans le spectacle vivant, des structures publiques seront également concernées. Il faut l’estimer, pour que les éventuelles évolutions législatives soient accompagnées d’un budget. Disposez-vous d’une estimation ?
Il est important pour nous de montrer que les formations ont également un coût. Les acteurs du secteur commencent à le comprendre. Mais puisque la violence est structurelle dans ce milieu, si ces formations sont efficaces, elles conduiront à des signalements puis à des enquêtes, qui mèneront elles-mêmes à des décisions parfois coûteuses. Par exemple, la suspension d’un professionnel, surtout en l’absence de remplaçant, pourrait être coûteuse pour des organismes publics.
Mme Marilyn Baldeck. J’insisterai d’abord sur le fait que la probabilité qu’une enquête soit déclenchée pendant un tournage est très faible ; il faut un alignement des planètes. Il faudrait qu’une victime dénonce un agissement, que les faits remontent à la production et qu’un cabinet soit immédiatement disponible pour mener l’enquête. Le schéma le plus classique est celui d’une révélation des faits après la fin du tournage. C’est pourquoi nous sommes favorables, à l’instar de l’inspection du travail, à ce qu’une enquête soit menée même quand le tournage est terminé.
Vous l’avez dit, l’obligation d’enquête ne découle pas des règles du code du travail relatives aux sanctions, mais de la jurisprudence relative à l’obligation de sécurité qui pèse en permanence sur les employeurs, même lorsque les liens contractuels avec leurs salariés sont clos. Certes, le cas échéant, les personnes concernées ne sont pas tenues de répondre à une convocation de leur ancien employeur, mais un tel fonctionnement inscrirait ce dernier dans une démarche de prévention. Pour l’heure, le réflexe des employeurs est plutôt de considérer que, comme le tournage est terminé, ce n’est pas leur problème. Pourtant, eu égard à la forte mobilité des salariés dans ces secteurs, des enquêtes permettraient de savoir avec qui ne pas retravailler.
M. Erwan Balanant, rapporteur. La jurisprudence relative aux obligations d’accompagnement et de sécurité est particulièrement opportune, car elle engage à dépasser la présomption d’innocence et à agir.
Par ailleurs, comme vous, nous estimons qu’il faudrait que chaque tournage et spectacle fassent l’objet d’un retour d’expérience, lequel ferait état d’éventuelles situations délicates ou du bon déroulement des choses. De telles données objectives procureraient une sorte de baromètre très intéressant. Cela vous semble-t-il réalisable ? Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qui est très structuré dans le secteur du cinéma, pourrait-il réceptionner ces retours d’expérience ? Ces derniers pourraient-ils être préparés et transmis par les référents harcèlement obligatoirement présents ?
Quant aux enquêtes, qui représentent un stade supérieur, quel acteur pourrait servir d’interface afin que des enseignements en soient tirés, aussi bien pour l’évolution du secteur que pour ne plus travailler avec certaines personnes ?
Mme Marie Becker. Avant de penser à une automaticité, il faut déjà qu’il y ait des signalements. Ceux-ci dépendent du niveau de confiance de la personne, ce qui explique que les révélations interviennent souvent une fois le contrat de travail terminé. C’est la raison pour laquelle il est essentiel d’aller au bout de l’enquête pour ne pas alimenter les rumeurs et savoir avec qui on ne doit plus travailler.
Par ailleurs, en général, lorsqu’un salarié essaie de faire valoir ses droits et de déclencher une enquête, il ne se passe rien. Il faut souvent attendre une contestation juridique pour manquement à l’obligation de santé et de sécurité pour en obtenir une, c’est-à-dire tardivement.
S’agissant de l’inspection du travail, plutôt que d’obliger l’employeur à réaliser une enquête, il me semble qu’il lui revient de la mener elle-même, ce qui pose effectivement la question des moyens dont elle dispose.
Quant au coût de la réalisation d’une enquête, il varie en fonction de sa complexité, de son périmètre, du nombre de personnes à auditionner, des conditions dans lesquelles elle va se dérouler et surtout de la capacité financière de l’employeur. S’il s’agit d’une petite association, il est évident que nous ferons un effort, mais notre temps, notre expertise et notre méthodologie ont nécessairement un coût. À cet égard, il est vrai que la question du protocole est très importante, car il existe des enquêtes qui ne sont absolument pas sérieuses. En ce qui nous concerne, nous nous inspirons des méthodes appliquées par le Défenseur des droits, institution qui consacre des mois à l’instruction de ses dossiers. Nous sommes très attentifs et attentives à travailler correctement. Il est donc hors de question que nous ne soyons pas convenablement rémunérés, comme n’importe quelle autre activité.
Ainsi, pour un dossier « facile », par exemple si des éléments de preuve matériels ont déjà été compilés, le coût d’une enquête pourra être inférieur à 10 000 euros. Cela étant, pour une enquête rigoureuse de deux mois, et suivant les circonstances et notre capacité à nous mobiliser rapidement, le prix moyen sera plutôt de 15 000 euros.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pour une petite structure, le coût d’une enquête n’est pas anodin et même de nature à empêcher le recours à un organisme extérieur. Une solution serait-elle une obligation d’assurance – sujet fréquemment évoqué au cours de cette commission d’enquête – pour les employeurs ? S’agissant des entreprises privées, il me semble en effet logique que le coût ne repose pas sur la collectivité.
Mme Marilyn Baldeck. Pourquoi pas ? Une police d’assurance pourrait comprendre cet élément, oui.
Je précise que nous faisons aussi de la supervision d’enquête interne. Je l’ai fait notamment pour une petite compagnie théâtrale qui ne pouvait pas même financer l’enquête la moins chère. Nous organisons une sorte de courte formation pour les membres du conseil d’administration, nous leur transmettons une feuille de route sur la manière de procéder, puis nous supervisons l’enquête qu’ils réalisent eux-mêmes, ainsi que le rapport d’enquête. Le coût en est au moins divisé par deux.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Faudrait-il un système de certification des organismes à même de réaliser des enquêtes ?
De la même manière, faudrait-il doter ces entreprises d’un cadre déontologique ? Le fait de réaliser à la fois des missions d’accompagnement des victimes, de formation et de conduite d’enquêtes pourrait être de nature à susciter des conflits d’intérêts.
Mme Marilyn Baldeck. En ce qui concerne la formation, cette activité est déjà très encadrée sur le plan réglementaire ; je crois que le compte y est. En revanche, ce dont nous manquons peut-être, c’est d’un référentiel précisant ce qu’elle doit contenir pour être réussie : je pense bien sûr au fond, mais aussi aux méthodes pédagogiques, à sa durée et à son format minimal, suivant le public et les objectifs.
Pareil référentiel serait d’ailleurs utile s’agissant des enquêtes internes. En l’occurrence, nous pourrions nous appuyer sur la jurisprudence privée et administrative, le Conseil d’État s’étant beaucoup intéressé à cette question ces derniers mois. Il n’y a d’ailleurs rien de très sorcier ! Une enquête doit être sérieuse et impartiale. Il faut que toutes les personnes pertinentes aient été entendues, et ce de manière contradictoire. On doit prouver que toutes les personnes ont eu la maîtrise de leur parole orale et écrite. Et une analyse de toutes les pièces de la procédure doit avoir été faite, conformément à la loi. Nous réfléchissons en permanence à cette question avec un groupe de juristes, mais nous savons déjà à quoi une enquête doit ressembler.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Et que pensez-vous de l’instauration d’un cadre déontologique ?
Mme Marie Becker. Je suppose que votre question porte aussi sur les avocats, qui sont soumis à une déontologie. En effet, les cabinets spécialisés en matière de violences sexistes et sexuelles ne sont pas les seuls à réaliser des enquêtes et un avocat, sans être d’ailleurs nécessairement bien formé sur ces questions, peut être mandaté par une structure pour réaliser une enquête ; j’ai rencontré des salariés qui ont connu une telle configuration.
J’ajoute qu’il faudrait aussi, le cas échéant, inclure les cabinets spécialisés sur les conditions de travail. En l’occurrence, ce sont des psychologues du travail – une fonction indispensable – qui réalisent parfois des enquêtes, mais sans disposer d’une formation juridique. Il ne faudrait donc pas pointer exclusivement les quelques cabinets connus et dont l’impartialité des enquêtes et la méthodologie ont pu être discutées. Au fond, n’importe qui peut réaliser une enquête dans une structure privée.
Sur la base de votre question, une réflexion plus large pourrait être menée sur les organismes habilités, ainsi que sur le cahier des charges à respecter par les employeurs pour la construction d’une demande d’enquête. De la même manière qu’ils doivent se demander ce qu’ils attendent des formations, ils doivent se poser les bonnes questions s’agissant des enquêtes et ne pas aller trop vite. Pour cela, il leur faut des outils pour identifier les structures capables d’aborder les questions de prévention et de lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail et de les aider à élaborer un cahier des charges. Nous sommes parfois confrontées à des marchés publics dont la construction est problématique et il nous arrive même de renoncer à y répondre si nous avons le sentiment que les bonnes questions n’ont pas été posées au préalable.
Il pourrait donc être utile d’offrir aux employeurs un cadre et un référentiel pour les aider à identifier les structures présentant des garanties de sérieux, d’impartialité et d’éthique – j’utiliserais d’ailleurs ce mot avant de parler de déontologie.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Au-delà des auditions, nous avons reçu de très nombreux témoignages écrits dépeignant le cinéma comme un univers sexiste, mais qui évolue plutôt dans le bon sens. En l’espèce, il me semble que nombre de signalements relèvent de la qualification d’outrage sexiste et sexuel, que nous avons introduite dans la loi en 2017 et précisée en 2022. Ces outrages ne sont pas des agressions et, le plus souvent, ne nécessitent pas le dépôt d’une plainte. Selon moi, les suites à leur donner seraient plutôt de l’ordre de l’explication et de la médiation. Dans une optique pédagogique, estimez-vous qu’il y a suffisamment de salariés formés au sein des structures pour limiter ces outrages et lutter contre ce qu’on a pu appeler par le passé la drague lourde ? Plus généralement, que pensez-vous de la médiation ? Pensez-vous que nous pourrions généraliser son recours ? Et comment créer les conditions d’un dialogue pour expliquer à certaines personnes que leur comportement est intolérable ?
Les comportements dont je parle, quoique d’une gravité moindre, ne sont pas davantage admissibles et peuvent avoir une incidence sur les victimes, surtout s’ils sont répétés. Toutefois leur règlement ne passe pas nécessairement par un conflit.
Mme Marilyn Baldeck. Il me semble que ce que vous décrivez correspond à la formation à la prévention des comportements sexistes. À cet égard, il nous arrive d’intervenir dans des structures où des organismes ont déjà dispensé des formations, mais sans susciter le moindre changement de comportement au sein des équipes.
Si je reprends l’historique, les formations sur les violences sexistes et sexuelles existent depuis vingt à trente ans. Elles ont été créées par une poignée de spécialistes, issus du militantisme et engagées aux côtés des victimes ; c’est notre parcours, à Marie Becker et moi-même. C’est ensuite devenu un marché, un business comme un autre. Or le meilleur moyen de vendre une formation est de gommer tous les aspects liés aux rapports de domination hommes-femmes et au sexisme. On utilise un langage neutre : on parle des agresseurs et des agresseuses, même si 96 % des auteurs sont des hommes. Ce sont des formations qui évitent de froisser et de susciter une résistance ; elles sont donc notoirement insusceptibles de faire bouger les lignes dans les entreprises.
Je reviens donc à l’idée d’élaborer un référentiel de formation, car si les compétences juridiques, notamment la maîtrise du droit du travail, sont essentielles pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles – je crois que vos auditions ont insisté sur ce point –, elles ne suffisent pas. Une bonne formation est une formation qui ne plaira pas à tout le monde.
Je précise que les comportements que vous avez évoqués et dont le traitement serait plutôt infrajuridique peuvent tout de même conduire à un licenciement. La jurisprudence de la Cour de cassation l’indique clairement : le harcèlement sexuel, même sous une forme isolée, est passible de licenciement pour son auteur. Cela doit être rappelé dans le cadre des formations.
La politique de tolérance zéro, qui devrait aussi faire partie du référentiel, consiste à refuser le moindre propos sexiste ou à connotation sexuelle dans le cadre du travail. Cette vision doit être assumée par le formateur, en s’adossant à l’histoire, à la sociologie, aux études universitaires.
L’avantage, c’est que nous ne sommes pas un tribunal. Parmi les stagiaires, figurent potentiellement des victimes et pour répondre à l’un des points du questionnaire que vous nous avez transmis, il est évident que nous devons savoir recueillir une parole, orienter la personne et avoir les clés pour ne pas laisser la révélation sans suites ; c’est le minimum syndical.
J’ajoute que nous avons aussi en face de nous des agresseurs – c’est une réalité statistique –, même si nous ne le savons pas forcément. Vous avez parlé de médiation : dans notre langage d’organisme de formation, nous parlons d’étude de cas, de mise en situation. Par l’intermédiaire de jeux de rôles, nous demandons à notre public de se positionner par rapport à des situations concrètes. Lorsque nous savons qu’il y a eu des problèmes dans la structure dans laquelle nous intervenons, nous prenons des exemples extérieurs, pour éviter que la rencontre ne tourne à la foire d’empoigne. Nous pouvons aussi demander aux participants d’élaborer eux-mêmes les études de cas en amont de la formation, ou au début lorsque nous avons suffisamment de temps. Nous mettons donc au travail les personnes susceptibles de commettre des violences sexuelles.
Ce sera tout l’enjeu de la formation sur le plateau de tournage qui démarrera dans quelques jours – formation opérée par l’Assurance formation des activités du spectacle (AFDAS) et conduite par Remixt, qui est aussi l’organisme attributaire du marché de e-learning pour l’ensemble des professionnels du cinéma. Ainsi, après une session de deux heures trente à distance, qui a lieu ce matin même, une autre séquence de deux heures trente se déroulera sur le plateau. L’objet sera de rendre opérationnels les acquis théoriques auprès de toutes les équipes, dans lesquelles, nécessairement, il n’y aura pas que des personnes convaincues par l’opportunité de la formation.
Mme Sarah Legrain, présidente. Au cours des auditions, nous avons beaucoup évoqué la question des référents harcèlement. Certains estiment qu’il faudrait qu’ils soient extérieurs au tournage. Ce serait contradictoire avec ce qui se fait habituellement dans le monde du travail mais, comme vous l’avez dit, le secteur du cinéma est très spécifique. Il existe une forte hiérarchie et il n’est pas rare que le référent soit en couple avec la personne mise en cause, qu’il soit la personne mise en cause elle-même, ou qu’il se trouve dans une telle position de dépendance ou de lien affectif avec l’employeur que sa position devient difficile à tenir. Avez-vous des préconisations en la matière ?
Par ailleurs, certains signalements, compte tenu de leur nature et afin de se conformer à l’obligation de sécurité, devraient déclencher des mesures immédiates de précaution et de protection, avant toute enquête. Vous avez rappelé qu’un tournage a lieu sur un temps court : dans quelles conditions est-il possible de l’arrêter ? Et comment pourrions-nous accompagner un employeur qui, à la suite d’un signalement, serait incité à suspendre un tournage ou à écarter un salarié ? Nous avons évoqué la question des assurances : l’idée est ici de lever les freins à la libération de la parole.
Mme Marie Becker. Qu’attend-on d’un référent ? Si son rôle est de recueillir la parole et de traiter la situation, nous aurons un grave problème, car soit la personne sera trop proche du pouvoir, de la production ou du salarié mis en cause, soit elle n’aura pas les moyens d’agir – sans parler du niveau de formation requis pour intervenir. De mon point de vue, le référent devrait plutôt jouer un rôle de relais, ce qui, dans tous les cas, ne sera efficace que si la production prend la question des violences sexistes et sexuelles à bras-le-corps. Si nous demandons au référent de jouer le rôle de l’employeur, ce ne sera pas tenable.
Dans les grandes entreprises, l’employeur a tendance à demander au référent d’agir bien au-delà de ce que prévoit la loi – en l’occurrence accompagner, orienter et informer. C’est pourquoi, dans les grandes sociétés, la question se pose de les considérer comme des salariés protégés.
Dans le cas que j’ai cité et pour lequel une enquête est en cours, le binôme femme-homme désigné comme référent s’était présenté aux équipes préalablement formées et n’est intervenu que comme relais auprès de la production, qui a agi.
Mme Marilyn Baldeck. Avec Remixt, lors de la préparation des formations sur les plateaux de tournage, l’une des premières questions que nous posons aux sociétés de production, c’est si une personne référente a déjà été désignée. Or on nous répond systématiquement qu’il y a de moins en moins de salariés volontaires pour jouer ce rôle. Ce sont essentiellement des femmes, sur lesquelles se concentrent tous les problèmes d’un tournage, ce qui les replace d’ailleurs dans une fonction de care. Outre que cette mission est quasiment bénévole, elles ne disposent que de peu de pouvoir, le rôle de référent étant très encadré par la convention collective du cinéma. Nous l’avons dit, il ne traite pas les signalements, mais sert d’intermédiaire entre les victimes potentielles et la société de production. À ce titre, certains référents nous ont indiqué avoir subi des pressions.
Au fond, nous avons concentré le risque sur une seule personne et il convient de discuter de la pertinence de ce rôle sur un plateau de tournage et de l’opportunité, en remplacement, d’accorder une protection accrue à toute personne faisant un signalement. Cela aurait pour avantage de recollectiviser la prise en charge et le soutien aux victimes, aussi bien dans le cinéma que dans n’importe quelle entreprise. Pour l’heure, la protection des témoins, censément renforcée par la loi sur les lanceurs d’alerte, ne vend que du rêve. N’est prévue que la possibilité de contester une mesure de représailles devant un conseil de prud’hommes afin de demander des dommages et intérêts – ce que personne ne fait.
La piste que nous soumettons à la commission d’enquête est donc d’élargir la protection à toute personne qui mouille sa chemise, sur le modèle de celle accordée aux représentants du personnel dans une entreprise, dont le licenciement est soumis à l’autorisation préalable de l’inspection du travail.
M. Erwan Balanant, rapporteur. L’un des problèmes est que la personne qui effectue un signalement auprès d’un employeur ne reste pas sa salariée par la suite. La protéger contre un éventuel licenciement alors que son contrat est appelé à se terminer rapidement n’est donc pas nécessairement pertinent. La véritable protection dont elle devrait bénéficier serait contre des mesures discriminatoires du milieu au motif qu’elle a parlé, mais comment y parvenir ? Si elle se fissure, l’omerta tend malgré tout à perdurer et prouver une discrimination à l’embauche, par exemple, est difficile. La prévention et la formation sont évidemment très importantes, mais nous n’avons pas trouvé d’outils juridiques pour les appuyer.
Mme Marilyn Baldeck. Le secteur du cinéma est particulier, mais l’élargissement de la protection à tout salarié souhaitant faire un signalement pourrait fonctionner.
Mme Sarah Legrain, présidente. Je me permets de vous reposer ma question au sujet des arrêts de tournage.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous prie de m’excuser pour mon absence au début de l’audition, mais sachez que je vous écoute depuis un moment depuis le fond de la salle.
Plusieurs questions m’obsèdent depuis le début de cette commission d’enquête.
Le temps de tournage est si court que, souvent, ce n’est pas le lieu où la parole se libère. Mais si seule cette période est couverte par la relation de travail, comment peut-on protéger les personnes qui témoignent contre une ostracisation de la part du milieu ?
Par ailleurs, si de nombreuses personnes ont témoigné de la qualité et de l’utilité des formations que vous dispensez pour le CNC, certaines m’ont dit – en privé – qu’elles craignaient qu’elles ne donnent des idées aux agresseurs pour ne pas laisser de traces. C’est un dilemme auquel il est certainement difficile de remédier, mais je vous en fais part.
Enfin, il ressort de manière flagrante combien certains hommes cumulent les positions de pouvoir dans le temps, lesquels représentent autant de verrous. Avez-vous des propositions en la matière ?
Mme Marie Becker. Oui, le temps de tournage est court, mais j’ai cité tout à l’heure l’exemple d’une société de production qui montre qu’il est possible d’agir. Il y a de l’espoir et il faut lutter contre le discours, répandu dans le monde du cinéma, selon lequel il est impossible d’arrêter un tournage. Certes, la personne mise en cause n’était pas l’un des comédiens principaux, et il n’est pas toujours possible d’agir sur-le-champ, mais le contrat de travail d’un directeur de production a été suspendu, ce qui n’est pas rien. Nous avons entendu vingt-cinq personnes en trois jours ; l’implication des salariés a été remarquable, tout comme leur désir de parler de leur travail.
Cela étant, comme le disait Marilyn Baldeck, dans la mesure où la parole se libère souvent après le tournage, il est nécessaire que la production mène une enquête même si le contrat de travail est terminé ; nous insistons sur ce point dans les formations pour le CNC. Il ne faut pas s’abriter derrière l’excuse de ne pas savoir : il faut aller au-delà du témoignage et établir les faits, afin de ne plus travailler avec les auteurs de violences sexistes et sexuelles. Ce discours est entendu par un nombre croissant de producteurs : après deux années de formation, les postures sont tout de même un peu plus proactives, même si je reconnais qu’il y a encore peu d’enquêtes.
Mme Marilyn Baldeck. Je rappelle que la convention collective du spectacle vivant prévoit noir sur blanc l’obligation de conduire une enquête interne en cas de problème, même après la fin du contrat des personnes concernées. Il existe un mode d’emploi et le Syndeac, le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, met à disposition sur son site internet des ressources pour respecter ces obligations – ce qui serait tout à fait transposable au secteur du cinéma.
Ensuite, je crois que les agresseurs n’ont absolument pas besoin de nos formations pour établir leurs stratégies. Lorsque nous évoquons les faisceaux d’indices ou lorsque nous disons qu’il est possible, pour corroborer le récit d’une victime, d’utiliser un fil WhatsApp même s’il inclut des tiers, ils le savent déjà. Tout comme ils sont au courant que des enregistrements clandestins peuvent être faits. Nous ne leur apprenons rien et la réserve que vous évoquez au sujet des formations ne me convainc pas.
En ce qui concerne l’ostracisation dont peuvent être victimes les personnes qui parlent, ce phénomène n’est pas propre au milieu du cinéma. Cela étant, je conviens qu’il faudrait bien sûr renverser la table. À cet égard, vous nous demandiez, dans votre questionnaire, à partir de quelle durée et grâce à quelles méthodes pédagogiques nos formations sont susceptibles de changer les choses. Le fait est que cela ne repose pas que sur nous, mais sur un amendement en profondeur du système. Un préalable, que j’évoquais, est que les sociétés de production se considèrent bien comme des employeurs.
Je prends un exemple. Il y a quelques semaines, c’est-à-dire avant que l’obligation d’organiser une formation sur les VHSS auprès du collectif de tournage ne devienne une condition du CNC pour obtenir des aides, j’en ai dispensé une pour le compte d’une société. Or après une demi-heure à exposer le cadre réglementaire relatif au harcèlement sexuel au travail, le réalisateur m’a coupé la parole et m’a demandé comment allait ma libido dans un tel carcan réglementaire ! Le problème n’est pas tant ce que cette personne a dit et qui illustre bien ce qu’on peut entendre, y compris en formation, mais l’absence totale de réaction du producteur, qui était présent. Sur l’instant, je me suis dit que ce serait un excellent cas concret dont nous pourrions discuter et que la production allait mettre le holà et donner le la pour le tournage qui démarrait la semaine suivante, mais il ne s’est rien passé. À la pause, la moitié des membres de l’équipe, parmi lesquels de très jeunes comédiens, sont venus me communiquer leur insécurité. Le constat était clair : si le producteur ne réagit pas même quand il est présent, il ne sera pas possible de s’opposer au réalisateur en cas de problème. Cet exemple en dit long.
Je termine en rappelant que nos formations ne sont évidemment pas imperméables à un écosystème politique plus large contre lequel nous devons nous battre. Quand le président de la République vient au secours de Gérard Depardieu, nous en entendons parler en formation et cela nécessite du temps de déconstruction alors que nous pourrions l’utiliser pour quelque chose de plus productif. De la même manière, nous devons combattre en permanence la propagande du plus haut sommet de l’État selon laquelle faire quoi que ce soit sur un plateau de tournage ou tout autre lieu de travail constituerait une atteinte à la présomption d’innocence. C’est bien tout un système qui est à revoir, mais cela ne vous étonnera pas.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est une parfaite conclusion. Je vous remercie infiniment toutes les deux pour ces échanges.
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La commission auditionne ensuite Mme Marine Longuet, assistante réalisatrice, membre du conseil d’administration du collectif 50/50, Mme Catherine Agbokou, médecin responsable du pôle enfant de Thalie Santé, et Mme Isabelle Ecckhout, directrice générale de Thalie Santé.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous reprenons nos auditions sur le thème des mineurs en recevant Mme Marine Longuet, assistante réalisatrice ayant l’expérience de tourner avec des enfants, Mme Catherine Agbokou, médecin responsable du pôle enfant de Thalie Santé, l’organisme de médecine du travail des intermittents du spectacle, et Mme Isabelle Ecckhout, directrice générale de Thalie Santé.
Notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le cinéma, l’audiovisuel et le spectacle vivant. Nous sommes donc ravis de vous recevoir pour évoquer la protection des enfants du spectacle. Je vous laisserai nous rappeler le rôle de Thalie Santé dans ce domaine, avant d’écouter le bilan que vous tirez de vos pratiques professionnelles respectives.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Marine Longuet, Catherine Agbokou et Isabelle Ecckhout prêtent successivement serment.)
Mme Isabelle Ecckhout, directrice générale de Thalie Santé. Thalie Santé est le service de prévention et de santé au travail de référence des industries culturelles et créatives : spectacle vivant et enregistré, médias, publicité, intermittents du spectacle, mannequins et pigistes. Nous intervenons dans ce secteur depuis 1958. Issu de la fusion de deux services historiques référents, notre organisme a le statut d’une association dotée d’un conseil d’administration paritaire, d’une commission de contrôle et d’une commission médico-technique. Le ministère du travail nous a accordé un agrément en mai 2022 pour cinq ans, conformément à la loi. À ce titre, nous collaborons avec la direction régionale interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DRIEETS) et l’inspection du travail. Nous suivons des salariés classiques en CDI et CDD, mais aussi des populations ayant des contrats plus atypiques comme les intermittents, les enfants, les mannequins et les pigistes. Nous travaillons en partenariat étroit avec les deux CCHSCT – comités centraux d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – de l’audiovisuel et du cinéma ainsi qu’avec Audiens, la mutuelle du secteur, et l’Assurance formation des activités du spectacle (AFDAS), organisme collecteur pour les opérations de prévention.
Les industries culturelles et créatives telles que le cinéma sont autorisées par dérogation à employer des mineurs de moins de 16 ans, à condition de prendre des mesures de protection spécifiques, relatives notamment au temps de travail et à l’intimité des plus jeunes. Thalie Santé s’est doté d’un pôle enfant en 1989. Nous disposons depuis 2009 d’un accord étendu pour assurer le suivi et la santé au travail des mineurs de moins de 16 ans en Île-de-France, ainsi que d’une compétence pour coordonner leur suivi sur l’ensemble du territoire. Nos équipes pluridisciplinaires ont aussi pour mission de conseiller et d’accompagner les employeurs dans la prévention des risques professionnels de ces jeunes salariés.
Thalie Santé collabore avec les pouvoirs publics et les partenaires sociaux pour élaborer, en lien avec la commission médico-technique, le suivi attentif de l’état de santé des enfants du spectacle en tenant compte de la réalité et de la variété des prestations : comédiens pour le cinéma, le théâtre et le doublage de films, artistes de cirque, danseurs, chanteurs. Les enfants sont suivis par un pôle dédié composé de quatre médecins et de deux assistantes, dont Catherine Agbokou est le médecin référent. Chaque année, nous rencontrons en moyenne 1 500 à 1 800 jeunes dans nos locaux, avenue Daumesnil. Je vous propose que le docteur Agbokou vous explique le déroulement de ce suivi.
Mme Catherine Agbokou, médecin responsable du pôle enfant de Thalie Santé. Je vous remercie de me donner l’occasion de présenter le travail du pôle enfant.
Donner vie pendant plusieurs semaines à un personnage malheureux, réaliser une chute mal maîtrisée, embrasser un partenaire, contracter le paludisme lors d’un tournage, faire l’objet d’un dénigrement ou d’un engouement sur les réseaux sociaux, travailler dans un environnement toxique sont autant de risques et de situations qui peuvent rapidement se transformer en faits de violence et compromettre la sécurité et le bien-être des enfants.
Les enfants qui travaillent dans les industries culturelles et créatives encourent des risques multiples. Le législateur en a conscience et exige qu’un médecin ou un pédiatre les reçoive en consultation préalable avant la délivrance d’une autorisation exceptionnelle de travail, dérogatoire au cadre réglementaire.
En collaboration avec les tutelles et les partenaires sociaux, Thalie Santé répond à ces enjeux en renforçant la protection de ces jeunes travailleurs. C’est dans cette dynamique qu’a été créé un centre national expert, le pôle enfant. Il vise à offrir un suivi spécialisé allant au-delà des préconisations du législateur. Conformément à nos agréments, il est destiné aux productions domiciliées en Île-de-France ; toutefois, quel que soit le lieu de résidence des enfants, nous nous engageons à les rencontrer par l’intermédiaire de nos services partenaires en région. Chaque année, environ 1 800 enfants bénéficient de ce suivi.
Notre intervention débute lorsque la production dépose un dossier au nom du mineur sur la plateforme Enfants du spectacle – autrement dit, nous intervenons une fois que le casting est terminé. La première mission des médecins du pôle est d’analyser le scénario ou le projet pour identifier les dangers potentiels et établir une cartographie des risques. Je tiens à souligner que ces médecins sont indépendants et n’ont aucun lien de subordination avec les productions. S’ils jugent la maîtrise des risques modérée ou insuffisante, ils sollicitent des compléments d’information auprès des productions et leur conseillent des aménagements et des adaptations. On peut estimer que 25 % à 30 % des dossiers nécessitent des réajustements pouvant aller jusqu’à la suppression du rôle, s’il ne peut pas être adapté à un enfant. Il nous semble nécessaire de soutenir les productions dans cette démarche qu’elles jugent souvent contraignante – perception qui s’explique par leur méconnaissance des questions de santé et de sécurité, encore plus complexes s’agissant d’enfants, et par les dépenses correspondantes.
Au-delà des employeurs, nous sommes aussi le conseil de l’enfant et de sa famille en matière de santé physique, émotionnelle et psychologique. Après le casting, mais avant le premier jour de tournage, l’enfant et ses parents bénéficient d’une consultation avec un médecin du pôle. Celui-ci juge du nombre de visites nécessaires pour rendre un avis et pourra reconvoquer l’enfant pendant le tournage. Dans les situations complexes, il peut solliciter l’évaluation complémentaire d’une psychologue.
Il est important de rappeler que le premier conseil de l’enfant est ses parents. Lors des visites, nous constatons régulièrement qu’ils manquent d’informations sur les scènes que leur enfant devra interpréter, au-delà de celles qu’il a jouées lors du casting. Ils ont rarement eu accès au scénario. À cela s’ajoute une méconnaissance du contexte légal : temps de travail, logistique, présence d’un proche sur le plateau, hébergement quand le tournage est éloigné du domicile... L’information des parents est cruciale. Pour le moment, elle repose principalement sur les productions. Il serait pertinent d’engager une réflexion en la matière, voire de développer des modules d’information modernes, accessibles aux familles, placés de préférence sous l’égide des tutelles.
Le défi à relever en 2025 est de concilier l’idéal de sécurité avec la réalité des ressources. Un travail d’intelligence collective, transversale et multipartite est en projet, à l’instar de celui qui a été réalisé en 1989, afin d’alimenter la négociation à laquelle les partenaires sociaux prendront prochainement part, à l’issue de celle qui est en cours sur l’assurance chômage des intermittents du spectacle – notez que pour la première fois, un volet spécifique est consacré aux enfants.
En tant que service de santé, nous aspirons à une offre graduée pour l’ensemble des enfants du spectacle, déclinée en trois strates : offre de proximité, offre de recours et offre experte. Plutôt que d’investir des moyens experts là où ce n’est pas nécessaire, nous devons renforcer notre présence – visites médicales et visites de terrain – dans les 10 % de situations complexes. Les parcours doivent être plus diversifiés mais aussi plus lisibles pour les professionnels et les usagers, et l’offre doit être répartie équitablement sur l’ensemble du territoire.
Pour aller plus loin, nous pourrions imaginer un « lab enfant », sorte de think tank spécialisé dans le travail des enfants du spectacle qui réaliserait des études quantitatives et qualitatives et organiserait des ateliers et master class pour soutenir les professionnels.
Mme Marine Longuet, assistante réalisatrice. Je souscris à la préconisation du docteur Agbokou de développer une intelligence collective et transversale. Je suis pour ma part assistante de réalisation depuis une quinzaine d’années et membre du conseil d’administration du Collectif 50/50. J’interviens ici en tant que technicienne du cinéma pour éclairer les questions relatives au travail des enfants, mais aussi en tant que citoyenne mobilisée face aux turbulences que traverse l’industrie du cinéma.
La première session de votre commission d’enquête, l’année dernière, m’a incitée à interroger mes propres pratiques et à enquêter sur les ressources disponibles. Comment un enfant est-il pris en charge tout au long du tournage et jusqu’à la diffusion du film ? Je me suis rapprochée de plusieurs associations et professionnels – notamment du docteur Agbokou, que je remercie – pour réfléchir collectivement à ces questions. Cette simple concertation nous a permis d’obtenir de nombreuses avancées et de rehausser le degré de prévention à l’égard des mineurs sur les plateaux. Nous avons toutefois besoin de davantage de moyens. De nombreux outils sont mis à la disposition de l’industrie du cinéma pour lutter contre les violences – harcèlement, violences sexuelles… –, mais encore faut-il que les professionnels les digèrent et intègrent ces profonds changements de leurs pratiques. Pour cela, nous avons besoin de l’aide précieuse de personnes formées, de médecins et de spécialistes. C’est la raison pour laquelle j’ai convié Thalie Santé à notre réflexion : nous avions besoin d’air frais et d’un regard expert sur l’enfant, sa psychologie et ses risques de santé. Ce n’est pas en restant entre nous que nous résoudrons des problèmes qui se posent depuis des années.
En tant que responsable enfant sur les plateaux, je ne suis pas confrontée aux mêmes responsabilités ni aux mêmes enjeux que l’employeur ; je ne suis pas là pour satisfaire le réalisateur mais pour m’assurer que l’enfant comprend ce qu’il vit, pour entretenir le lien avec sa famille et, si nécessaire, pour solliciter les institutions susceptibles de l’aider.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous appelez à moduler les moyens en fonction des besoins. Pourriez-vous nous en dire plus ? Quelle place occupent les visites préalables dans l’organisation que vous appelez de vos vœux ?
Mme Catherine Agbokou. Nous lisons l’ensemble des dossiers mais nous n’intervenons que sur 30 % d’entre eux, quand nous jugeons la maîtrise du risque insuffisante. En revanche, nous recevons en consultation 100 % des enfants, pour tous les dossiers. C’est nécessaire dans le contexte actuel, car les parents ne sont pas suffisamment informés ni outillés.
À l’avenir, si les parents et les enfants avaient un niveau d’information suffisant, nous pourrions délivrer la majorité des autorisations sur la base des seuls dossiers – qui comporteraient notamment une attestation de suivi médical, de vaccination à jour, etc. En parallèle, il faudra redoubler de pédagogie auprès des jeunes et de leur famille. Lors de l’inscription à l’agence de casting, ils pourraient ainsi visionner une vidéo sur le caractère exceptionnel de l’activité, les horaires, la présence d’un parent sur le tournage, etc. Cela ferait gagner du temps à tout le monde et constituerait un saut qualitatif par rapport à la situation actuelle. Toutes ces consultations évitées nous permettraient de consacrer davantage de temps aux dossiers complexes et aux visites de terrain afin de nous assurer que les mesures de protection primaire annoncées par l’employeur sont bien appliquées – l’expérience nous apprend en effet que tel n’est pas toujours le cas. Nous avons malheureusement désinvesti ce champ, qui fait pourtant partie de nos missions, car nous sommes absorbés par les consultations obligatoires qui conditionnent le lancement des projets.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Pour bien comprendre, vous réalisez les visites médicales obligatoires par délégation de la médecine du travail ?
Mme Catherine Agbokou. Oui. Thalie Santé est le service de médecine du travail pour ce secteur.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il me paraîtrait effectivement pertinent de moduler les interventions en vous concentrant sur les cas les plus lourds.
J’en viens à l’importante question des parents. Vous proposez que les agences de casting aient l’obligation de les informer, mais encore faudra-t-il s’assurer que cette mission est bien remplie. Vous préconisez aussi que l’information soit à la charge des tutelles, c’est-à-dire du ministère de la culture, j’imagine. De quels outils pédagogiques pourrait-il s’agir ? Un site internet suffirait-il, et si oui, comment valider que les parents ont bien pris connaissance des informations ?
Par ailleurs, rencontrez-vous des parents qui vont au-delà de la volonté de leur enfant ? Vous arrive-t-il de leur demander s’ils sont sûrs que leur enfant a vraiment envie de jouer un rôle et de passer son temps sur les tournages ? Quelle est votre marge de manœuvre vis-à-vis de ceux qui manifestent une ambition obsessionnelle pour leur enfant ?
Mme Marine Longuet. On peut évidemment s’interroger sur les raisons pour lesquelles des parents veulent que leur enfant fasse du cinéma ; il y en a de bonnes et de moins bonnes.
Thalie Santé n’examine le dossier du mineur qu’après son embauche. Pour en arriver là, l’enfant a pu passer par une agence de casting ou par des connaissances qui travaillent dans le cinéma. Cela se déroule le plus souvent à Paris, et le parcours est balisé. L’enfant rejoint ensuite le tournage en région auprès de techniciens recrutés depuis la capitale, d’où un premier morcellement dans l’organisation. Pour protéger l’enfant, il est essentiel d’éviter ce morcellement de l’équipe de tournage. Si nous renforcions la discussion entre l’équipe technique et Thalie Santé en dehors d’un cadre souvent perçu comme contraignant par l’équipe de tournage, les enfants seraient mieux accueillis sur les plateaux et mieux pris en charge.
Les visites médicales proposées par Thalie Santé à Paris sont effectuées par des médecins spécialisés dans l’accueil des intermittents, qui savent comment fonctionne un tournage. Mais quand elles sont déléguées à un centre affilié en région, elles sont conduites par des médecins qui ne connaissent pas le cinéma et ne sont pas en mesure de poser les bonnes questions – nous en avons longuement parlé avec le docteur Agbokou.
L’équipe de tournage est pressée par les délais ; c’est la cavalcade pour que les enfants soient embauchés, qu’ils passent leur visite et que le tournage débute à temps. Au moment de la visite, les parents ont peut-être rencontré le réalisateur et la production une fois, pas plus. Il faut renforcer l’information et la transparence en amont et s’assurer que les parents ont déjà pu poser une liste de questions.
J’ajoute que si l’équipe de casting choisit l’enfant, son dossier administratif d’embauche est constitué par un assistant de production qui n’est pas en relation avec elle, d’où une discontinuité avec les parents et une perte d’informations – concernant par exemple la structure familiale du jeune, dont il faut tenir compte. L’équipe de production et les techniciens doivent y prendre garde. Quand je suis encadrante enfant, je propose aux productions de réaliser moi-même le dossier d’embauche : j’appelle l’école, j’écris au rectorat, je contacte les deux parents… Je constitue ainsi une base d’informations que je transmets à l’équipe. Pour l’anecdote, certaines productions n’appellent que la mère, jamais le père, en vertu du biais sexiste selon lequel la maman s’occupe de tout. Il faut au contraire solliciter systématiquement les deux parents. Nous devons questionner tous ces détails pratiques pour faire bouger les lignes et créer une continuité dans le suivi de l’enfant. Le contact avec le cadre d’embauche et la première visite médicale doivent être appréhendés de manière plus collective.
Mme Isabelle Ecckhout. J’aimerais revenir sur la question des moyens. Nous comptons quatre médecins entourés d’une équipe pluridisciplinaire. C’est insuffisant.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ce n’est pas beaucoup, en effet.
Mme Catherine Agbokou. On pourrait imaginer que les parents et l’enfant aient accès à un module d’information au moment où le producteur dépose le dossier du mineur sur la plateforme Enfants du spectacle. Ce module pourrait être composé de quelques vidéos et questions ; une fois créé, il serait facilement duplicable. Ce serait une sécurité supplémentaire pour les enfants qui ne sont pas inscrits dans une agence de casting. Nous devons y réfléchir collectivement.
La question du désir de l’enfant est primordiale. Un enfant qui participe à un, deux ou trois projets ne se destine pas forcément à embrasser une carrière d’acteur professionnel. C’est pourquoi nous lui posons la question avant de délivrer l’autorisation pour chaque projet. La consultation est un moment privilégié qui a lieu après le casting, ce qui fait disparaître la pression liée à l’incertitude d’être choisi et donne aux parents et à l’enfant la possibilité de revoir leur positionnement, voire d’exprimer leur gêne vis-à-vis de certains dangers. Si l’enfant était d’accord, au moment du casting, pour qu’on lui rase la tête, mais qu’il semble moins enthousiaste en consultation, nous demanderons à la production s’il est possible d’y renoncer ou de recourir à des effets spéciaux. Nous demandons également à l’enfant ce qu’il connaît du projet, s’il l’a lu, s’il a eu accès à ses scènes, qui il a rencontré ; quand l’enfant ne sait pas dans quoi il s’engage, nous avons des doutes sur son désir réel.
Il existe effectivement des parents proactifs, voire encombrants. Nous exerçons notre vigilance envers tous les enfants, mais plus particulièrement les tout-petits, car la présence d’un enfant de deux ans et demi sur un plateau de tournage relève forcément du désir parental. La question porte moins sur l’existence de ce désir que sur son intentionnalité : y a-t-il des éléments de toxicité dans la volonté d’exposer son enfant ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous dites intervenir après la signature du contrat de travail. Cela ne pose-t-il pas problème ? Je comprends qu’il soit complexe de faire passer la visite médicale en amont, mais il ne serait pas incongru de se demander si l’enfant est apte avant la signature du contrat.
De même, le contrat de travail est déjà signé quand le producteur dépose sa demande sur la plateforme Enfants du spectacle. Ne pourrait-on pas envisager une information préalable à la signature du contrat pour les parents ? Si mon enfant tournait dans un film, je voudrais être sûr de ce qu’il va faire sur le tournage avant de signer son contrat.
Mme Isabelle Ecckhout. En tant que médecine du travail, nous intervenons dans le cadre du lien contractuel, c’est-à-dire après la signature du contrat.
La médecine du travail en France est financée per capita pour les CDI et les CDD, mais pas pour les intermittents du spectacle, y compris les enfants ; pour ces derniers, les moyens sont inférieurs car le financement correspond à un pourcentage de la masse salariale. Une négociation est en cours entre les partenaires sociaux pour réviser l’accord de 2009. Des moyens supplémentaires nous permettraient de faire davantage.
Concernant l’utilisation des nouvelles technologies à des fins de prévention, nous préparons une formation en e-learning destinée aux intermittents, qui pourrait être adaptée aux enfants du spectacle.
Mme Catherine Agbokou. Nous intervenons effectivement une fois que le contrat est signé. Cela pose une difficulté. Pour qu’un dossier déposé sur la plateforme Enfants du spectacle soit considéré comme recevable, il faut respecter certains attendus. Pourtant, lors de la dernière commission à laquelle j’ai participé, deux dossiers avaient été déposés sans scénario. Les producteurs ont tendance à considérer le dépôt du dossier comme un exercice fastidieux et accessoire dont l’issue est imprévisible, par méconnaissance de notre travail et des risques professionnels auxquels sont exposés les enfants. Alors, comme un élève moyen, ils se désinvestissent en espérant quand même passer la barre.
Il est parfois compliqué de faire la part entre le désir de l’enfant et celui des parents. Le plus souvent, le désir vient de l’enfant et les parents ont seulement envie de bien faire. L’univers du spectacle jouit d’une certaine popularité ; il y a un casting, il faut être choisi… De ce fait, contrairement à ce qui se passe pour d’autres activités extrascolaires, un lien de subordination implicite avec la production empêche les parents de poser des questions pratiques sur les horaires et l’organisation du travail. On se dit que c’est une grande maison, qu’elle a bonne réputation, et l’on fait confiance même si on n’a pas lu le scénario. Cela peut être préjudiciable aux enfants. C’est pourquoi l’espace indépendant et neutre que nous représentons permet, entre les deux tempêtes que sont le casting et le tournage, de questionner les choses sans jouer sa place.
Mme Marine Longuet. Un avenant à la convention collective du cinéma a été signé au Festival de Cannes l’année dernière pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles : les contrats contiennent désormais des paragraphes dans lesquels les comédiens détaillent ce qu’ils acceptent ou non, par exemple lors des scènes de nu. Ce n’est pas le cas pour les enfants, pour lesquels le projet de contrat de travail déposé sur le bureau de la DRIEETS valide le nombre de journées de travail, mais pas les actions en plateau. J’ignore pourquoi. Le contrat n’est donc ni un outil de compréhension pour les parents, ni l’occasion de questionner les employeurs.
L’analyse des risques du scénario, dont nous parlions tout à l’heure, n’est jamais réalisée par une personne spécialisée dans l’enfance. Or, en l’absence de contrat précis, c’est cette analyse qui définit les actions nécessitant un contexte particulier.
Puisque la commission d’enquête a vocation à proposer des solutions, il me semble important que les producteurs et les réalisateurs s’impliquent dans le dépôt de ces dossiers qui contiennent des éléments clés. Actuellement, ils sont souvent rédigés par des stagiaires.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je me pose la question du suivi des enfants après le tournage. Un lien est-il conservé au cas où des troubles se déclencheraient ultérieurement en réaction à un événement problématique sur le plateau ? A-t-on des chiffres sur la fréquence des contrats chez les enfants ? Pour les majeurs, acteur est un métier, mais pas pour les enfants ; certains ne veulent plus continuer après une expérience négative.
Mme Catherine Agbokou. Si nous trouvons qu’un projet est particulièrement complexe, nous proposons de revoir l’enfant pendant, voire après le tournage, pour s’assurer que tout va bien. Nous nous appuyons en cela sur notre psychologue. Cependant, nous ne suivons pas l’enfant pendant des années. C’est un suivi de court terme.
J’ajoute que le contrat de travail court jusqu’à la réalisation du film, lequel a une deuxième vie au moment de la promotion. Or les engagements des enfants en matière de promotion ne sont pas contractualisés. C’est pourtant un moment de grande fragilité : tout ce que l’on dit d’eux, en positif comme en négatif, notamment sur les réseaux sociaux, est amplifié par le fait qu’ils sont en cours de construction. Le risque est que l’on assimile l’enfant à son personnage, en particulier quand le film traite d’un sujet polémique. Cela peut être extrêmement dommageable. Nous l’aidons à bien faire la part des choses.
Actuellement, les données sur le suivi des enfants sont pauvres. De nombreux enfants n’ont qu’une seule expérience de tournage et il est difficile de discerner ceux qui ont rencontré un problème de ceux qui sont simplement passés à autre chose ou n’ont pas été retenus ultérieurement lors des castings. Contrairement aux professionnels, pour lesquels une interruption de carrière est souvent le signe d’une cassure, les enfants sont en construction développementale ; la définition de la stabilité n’est pas la même.
Certains dossiers examinés par la commission sont très bien construits. Nous constatons qu’ils sont issus soit de productions dans laquelle une personne fait de l’enfance son cheval de bataille, soit de coproductions avec des pays européens qui s’appuient sur d’autres modèles.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il faut que le mieux-disant s’applique.
Mme Catherine Agbokou. Il serait intéressant qu’un observatoire creuse la question en s’appuyant sur des données et en détaillant les meilleures pratiques. Ce type d’enquête nécessite des moyens financiers.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je me pose une question sur le droit moral de l’enfant. L’engagement contractuel pris par les parents d’une adolescente de 15 ans tombe-t-il une fois que celle-ci est majeure ? Nous allons nous pencher sur ce cadre légal.
Depuis mai dernier, il est obligatoire qu’un référent ou un coach accompagne les enfants. Quel lien avez-vous avec ce professionnel ? Pourrait-il vous aider à constituer les dossiers ou à assurer un rôle d’information et de suivi auprès des parents ? Devrait-il être certifié par vos services ?
Mme Marine Longuet. Le bien-être des enfants pendant et après le tournage dépend entièrement de l’éthique des membres de l’équipe et de leur volonté de prendre des nouvelles. Thalie Santé et la DRIEETS nous demandent seulement de prouver l’existence d’un suivi scolaire, par exemple en fournissant les factures d’Acadomia, et nous n’avons aucune obligation de rédiger un rapport sur le déroulement du tournage. J’ai récemment pris l’initiative d’adresser une note de fin de tournage aux directeurs de production, lesquels ne se soucient d’ailleurs pas toujours de savoir qui s’occupe des mineurs sur le plateau.
Il est nécessaire que les encadrants des enfants aient un lien avec la personne qui dépose les dossiers. Il serait souhaitable qu’ils détiennent une certification, par exemple le brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (BAFA). Toutefois, l’essentiel est que le référent ait une bonne connaissance du plateau pour résister aux pressions du réalisateur ou de la production. Quand on a vingt ans, il n’est pas évident de dire non, a fortiori sur un tournage – cela fait quinze ans que je suis assistante de réalisation et je commence tout juste à savoir dire non au réalisateur car j’ai le soutien de la production et de l’équipe. L’enfant ne doit jamais être placé dans une relation unilatérale avec un réalisateur ou un producteur.
Enfin, il faut faire la différence entre les encadrants et les coachs enfant ; ces derniers ont une obligation de réussite : la bonne interprétation du rôle. La mission des encadrants est différente. Séparer les pouvoirs permet de garantir un contexte bienveillant.
Mme Catherine Agbokou. Je partage en tout point les remarques de Mme Longuet.
Nous avons une place à prendre dans la formation et l’accompagnement. Actuellement, dans le milieu du cinéma, personne n’est formé aux risques professionnels touchant les enfants : ni les techniciens, ni la production, ni même les coachs. Les personnes au contact de l’enfant devraient maîtriser un bagage minimum. Celui-ci pourrait faire l’objet d’une certification dont les modalités restent à définir. Sans cela, on ne peut pas faire de prévention. Améliorer la formation, c’est améliorer la qualité des dossiers car les productions pourront s’approprier le sujet. Je tiens à signaler que certains dossiers actuellement déposés sur la plateforme sont de bonne qualité.
Nous serions preneurs d’un retour des coachs et des référents sur ce qui s’est passé pendant le tournage. Cela nous permettrait de revoir l’enfant si nécessaire et nous aiderait à détecter des signes à l’avenir. Le cadre actuel ne nous permet pas de demander aux productions d’investir du temps et de l’argent pour ce faire ; il faudrait les y encourager. Nous nous appuyons sur des retours informels qui reposent sur la bonne volonté et l’engagement éthique de certains professionnels.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Puisque vous appelez à moduler votre offre, pourrait-on envisager que certains projets fassent l’objet d’une obligation d’accompagnement renforcée : contacts réguliers avec la production, point hebdomadaire lors des longs tournages… ?
Mme Catherine Agbokou. Ce serait à creuser, même si un point hebdomadaire n’est peut-être pas nécessaire. N’étant pas sur le terrain, nous aimerions avoir un retour de la part de la personne chargée de la sécurité et du bien-être de l’enfant.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour ces échanges. Si vous le souhaitez, vous pouvez nous faire parvenir des éléments écrits complémentaires ou des questions jusqu’à la fin du mois de février. Nous les examinerons avec attention. Le rapport sera publié au mois d’avril.
La séance s’achève à midi cinquante.
Présents. – M. Erwan Balanant, Mme Sarah Legrain, Mme Sandrine Rousseau