Compte rendu
Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants de la Cité de la musique – Philharmonie de Paris, de l’Orchestre national des Pays de la Loire, de l’Orchestre Les Siècles, et de l’Orchestre français des Jeunes 2
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants de l'association des scriptes associé.e.s (LSA), de l’association des chargés de figuration et de distribution artistique (ACFDA), de l’association des assistant.es opérateur.trices associé.es (AOA), et du collectif Femmes à la caméra 21
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants de l’association Réinventer la nuit, de l’association Les Catherinettes, de l’association Consentis, du collectif @musictoofrance, et du collectif Cherchez la femme. 40
– Présences en réunion.....................................58
Lundi
20 janvier 2025
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 31
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Sandrine Rousseau, Présidente de la commission,
puis de
M. Erwan Balanant, Rapporteur de la commission
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La séance est ouverte à quatorze heures.
La commission auditionne M. Olivier Mantei, directeur général de la Cité de la musique – Philharmonie de Paris, et Mme Sarah Koné, directrice déléguée en charge de la responsabilité sociétale ; M. Guillaume Lamas, directeur général de l’Orchestre national des Pays de la Loire ; M. Enrique Thérain, délégué général de l’orchestre Les Siècles, et Mme Charlotte Ginot-Slacik, directrice de l’Orchestre français des Jeunes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous recevons M. Olivier Mantei, directeur général de la Cité de la musique-Philharmonie de Paris et Mme Sarah Koné, directrice déléguée notamment en charge de la responsabilité sociétale ; ce jeune établissement public industriel et commercial (Epic) accueille l’Orchestre de Paris, formation symphonique, ainsi qu’un chœur. Nous recevons aussi M. Guillaume Lamas, directeur général de l’Orchestre national des Pays de la Loire, qui se produit à Angers et à Nantes, ainsi que M. Enrique Thérain, délégué général de l’orchestre Les Siècles – cet ensemble, créé en 2003 sous une forme associative, bénéficie du soutien du ministère de la culture, des départements dans lesquels il est en résidence et de mécènes privés. Mme Charlotte Ginot-Slacik est directrice de l’Orchestre français des Jeunes (OFJ), un orchestre symphonique-école fondé en 1982 à l’initiative de l’État, accueillant chaque année une centaine de jeunes issus des conservatoires et des écoles dans le but d’assurer leur professionnalisation. M. Pierre Brouchoud, enfin, est directeur général de l’Orchestre national d’Île-de-France (ONDIF).
Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant, notamment. La musique n’étant hélas pas épargnée par les violences pour des raisons qui ont déjà été exposées ici et dont vous avez sans doute connaissance, nous nous intéressons aux mesures que vous avez adoptées pour lutter contre les violences morales, sexistes et sexuelles au sein de vos organismes respectifs ainsi qu’au bilan que vous en tirez.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Olivier Mantei, Mme Sarah Koné, M. Guillaume Lamas, M. Enrique Thérain, Mme Charlotte Ginot-Slacik et M. Pierre Brouchoud prêtent successivement serment.)
M. Olivier Mantei, directeur général de la Cité de la musique-Philharmonie de Paris. L’activité de la Philharmonie de Paris est totalement dédiée à la musique selon une approche transversale : l’établissement compte des salles de concert, un musée, un pôle éducatif, un orchestre, des chœurs, un département du savoir, une médiathèque et une maison d’édition. Sa mission inclut l’accessibilité, le fait de s’adresser à de nouveaux publics, de veiller à leur renouvellement et de se tourner vers les différentes générations. Toutes les musiques y sont représentées, mais particulièrement la musique classique.
Celle-ci est singulièrement concernée par la question des violences et du harcèlement, pour plusieurs raisons. La première est qu’à la figure tutélaire de l’artiste et du chef, traditionnellement très présente, peut être associée l’idée de son impunité. S’y ajoute la surreprésentation des hommes. Vient ensuite la proximité qu’induit l’activité artistique sur les plateaux, sur les scènes et dans les coulisses : un orchestre, c’est un groupe d’artistes. Enfin, la frontière entre la vie professionnelle et la vie personnelle est un peu confuse dans ce milieu : il y a les tournées et les après-concerts, et la proximité entre les activités diurnes et nocturnes.
Pour toutes ces raisons, nous sommes à la fois très concernés et vigilants. Il y a deux ans, nous avons souhaité créer une direction déléguée chargée de ces questions, présente de façon transversale dans tous les comités décisionnaires : les comités de direction bien sûr, mais aussi artistiques. Chaque décision artistique s’accompagne ainsi d’une attention spécifique à cette question. Nous avons engagé un certain nombre d’actions visant la prévention, le recensement et le traitement des violences et du harcèlement.
Il nous semble que nous avons fait de grands progrès en la matière. Il nous reste cependant du chemin à parcourir s’agissant en particulier de l’activité artistique, du fait de la coexistence au sein de la Philharmonie de statuts très différents. Les musiciens permanents sont soumis de fait aux mêmes procédures que le reste de l’entreprise. Les orchestres résidents sont totalement autonomes et autogérés : nous n’y intervenons pas. S’agissant des artistes en contrat à durée déterminée qui sont présents régulièrement et pour de longues périodes, ils bénéficient des mesures que nous avons instaurées au sein de la Philharmonie. Ceux pour qui nous pouvons améliorer les choses, ce sont les artistes présents ponctuellement et les orchestres extérieurs qui viennent pour une journée ou une soirée, et qui disposent de leurs propres règles et procédures : nous travaillons pour eux à l’élaboration de chartes. Compte tenu de l’augmentation du nombre de spectacles, nous avons eu recours pour certaines scènes particulières à un contrôle d’intimité, dont le besoin se fait sentir de manière évidente dans certains spectacles.
Nous nous inspirons aussi des mesures que nous avons mises en œuvre dans le cadre du projet Démos, qui réunit cinquante orchestres de jeunes dans toute la France. Compte tenu du jeune âge du public concerné, et parce que nous avons été confrontés à des problèmes, nous avons pris dans ce cadre des mesures particulières et allons jusqu’à demander un extrait de casier judiciaire à chacune des personnes que nous employons.
La libération de la parole est importante, bien sûr, mais il faut avant toute chose réduire les risques de violences – y compris vis-à-vis du public, en instaurant par exemple des safe zones pour le public debout. Il s’agit que l’information circule, que les référents soient opérationnels et les mesures adoptées efficaces, mais aussi et surtout que le harcèlement ne puisse se produire.
Mme Sarah Koné, directrice déléguée auprès de la direction générale de la Philharmonie de Paris, en charge de la responsabilité sociétale. La complexité du modèle de la Philharmonie nous incite, au-delà des outils que l’on connaît déjà, à être inventifs quant au format des dispositifs d’accompagnement, afin de nous adapter à la diversité des publics et populations qui fréquentent l’établissement – usagers, forces permanentes, musiciens de passage, techniciens intermittents de passage – et à leur temps de présence sur place.
M. Olivier Mantei. Nous agissons aussi pour l’égalité hommes-femmes et la parité au sein de la Philharmonie, en organisant par exemple le concours La Maestra. Nous obtenons en la matière des résultats sensibles, même s’il y a encore du travail : on compte aujourd’hui entre 21 % et 26 % de cheffes d’orchestre, contre 4 % en 2017. Et les femmes représentent désormais 39 % des compositeurs contemporains, une part enfin significative, alors qu’elles étaient très peu nombreuses auparavant.
M. Guillaume Lamas, directeur général de l’Orchestre national des Pays de la Loire. L’Orchestre national des Pays de la Loire est composé de quatre-vingt-dix-sept musiciens permanents, recrutés sur concours à l’échelon national et international, et d’un chœur amateur d’une soixantaine de chanteurs. Sa structure est celle d’un syndicat mixte au sein duquel siègent la région, les métropoles de Nantes et d’Angers et les départements de la Loire-Atlantique, du Maine-et-Loire et de la Vendée.
En 2023, l’effectif s’établissait à 132 salariés permanents ; nous avons en outre signé plus de 1 900 contrats à durée déterminée d’usage (CDDU), pour un total de 26 000 heures d’intermittence. Les femmes représentent 48 % de l’effectif, et le budget annuel atteint environ 12 millions d’euros. L’orchestre a pour spécificité une double implantation : son siège social est à Nantes, son siège administratif à Angers. Les musiciens, divisés en deux formations d’une cinquantaine de musiciens chacune, se répartissent entre les deux villes, tout comme le personnel administratif et technique.
Cette organisation permet à l’orchestre de se conformer à l’une de ses missions principales : rayonner dans l’ensemble du territoire régional grâce à une programmation symphonique, lyrique – en partenariat avec Angers Nantes Opéra – et chambriste. Au total, il propose chaque année plus de 150 concerts. La moitié du public a moins de 50 ans et le nombre d’abonnés a atteint 7 000 cette saison. Nous prêtons une attention particulière au jeune public grâce à une politique tarifaire dynamique : les jeunes de moins de 25 ans peuvent aller à un concert pour 3 euros la place.
Chaque saison, nous invitons une vingtaine de cheffes et chefs d’orchestre à venir collaborer avec nos musiciens, aux côtés de notre directeur musical Sascha Goetzel.
L’orchestre dispose d’une délégation de l’intersyndicale, d’une délégation de salariés élus, d’un comité social territorial (CST) composé également de salariés élus, d’une cellule d’assistants de prévention, enfin d’une cellule de référents égalité femmes-hommes.
Nous avons instauré plusieurs dispositifs de prévention des violences et du harcèlement sexistes et sexuels (VHSS), notamment des formations destinées aux encadrants et aux personnels. Les quatre salariés référents égalité – pour 127 équivalents temps plein (ETP) –, issus du personnel administratif et musicien, suivent des formations spécifiques, relatives notamment à l’accueil des signalements. Nous disposons d’un plan égalité femmes-hommes et un protocole interne de signalement est en cours de rédaction.
Nous faisons beaucoup d’affichage dans nos locaux au sujet des cellules d’écoute et nous en avons créé une, animée par une psychologue du travail et rattachée au centre de gestion. Chaque année, elle restitue à la direction, aux représentants du personnel, à l’intersyndicale et aux assistants de prévention un bilan de l’ambiance de travail et du climat social.
Comme employeur du spectacle vivant, enfin, notre équipe dirigeante participe aux sensibilisations organisées régulièrement pour les professionnels du secteur, dont la prochaine session se tiendra le 29 juillet.
M. Enrique Thérain, délégué général de l’orchestre Les Siècles. L’orchestre Les Siècles, fondé par François-Xavier Roth en 2003, est une association loi 1901. Non permanent, il organise une soixantaine de concerts par an avec un effectif moyen de soixante-dix musiciens intermittents, engagés projet par projet. Depuis sa création, il fonctionne de façon collégiale : le recrutement des musiciens se fait par cooptation. Ce modèle est inspiré de celui du Mahler Chamber Orchestra, en Allemagne, même s’il serait exagéré de parler dans notre cas d’autogestion. L’orchestre emploie sept salariés permanents sur des postes administratifs. Son financement est majoritairement assuré par des fonds privés, puisqu’il repose à 90 % sur des ressources propres et à 10 % sur des subventions.
Le 22 mai 2024, un article du Canard enchaîné évoquait des messages téléphoniques à caractère sexuel envoyés par notre directeur artistique, François-Xavier Roth. Je me réjouis de pouvoir évoquer les mesures que nous avions adoptées avant cette date et celles que nous avons instaurées depuis. Avant la parution de l’article, nous avions nommé deux référents VHSS en interne, défini des protocoles, communiqué vis-à-vis de l’ensemble des musiciens en mentionnant la cellule d’écoute Audiens. Après cette date, nous avons déclenché une enquête interne diligentée par deux avocates assermentées du cabinet VingtRue, spécialistes l’une de droit pénal et l’autre de droit du travail, risques psychosociaux (RPS) et harcèlement. Nous avons également renforcé les protocoles VHSS déjà en œuvre.
D’autres chantiers sont en cours. Le fait d’avoir un chef d’orchestre unique est évidemment remis en cause. Nous travaillons aussi à installer un comité social et économique (CSE), sachant que l’intermittence de nos musiciens soulève la question de la composition du collège électoral ; nous étudions ce point avec la CGT, le but étant que les musiciens présents 1 500 heures par an soient davantage représentés que ceux qui ne font qu’une intervention de 2 heures dans l’année. Nous mettrons enfin en œuvre dès 2025 toutes les préconisations faites par les avocates à l’issue de l’enquête interne.
Comme l’a souligné Olivier Mantei, la musique classique fonctionne de façon très pyramidale. C’est vrai dans l’exercice de l’art, où les relations hiérarchiques – chef et solistes, puis chefs de pupitre, enfin musiciens du rang ou tuttistes – peuvent entraîner des abus de pouvoir. C’est vrai aussi dans la filière en elle-même, où on observe une concentration des moyens, des artistes et des médias sur quelques institutions au niveau mondial et le développement d’un star system international autour des grands chefs d’orchestre. La liberté de parole s’en trouve réduite lorsqu’il s’agit d’évoquer le haut de la pyramide, d’autant plus que ce mouvement s’accompagne d’une précarisation de la base – non seulement des intermittents, mais aussi des permanents, dont les emplois sont eux aussi menacés ; et ce drame que vit le monde de la culture s’accentue en 2025.
Je corrobore aussi les propos d’Olivier s’agissant de la vie des orchestres : des VHSS peuvent évidemment se produire lors des pots d’après-concert, ce qui doit nous conduire à une plus grande vigilance lors de ces moments. Cette question fait l’objet d’une discussion un peu compliquée en interne, car elle touche à la vie privée ; il nous faudra la résoudre de façon collective.
Mme Charlotte Ginot-Slacik, directrice de l’Orchestre français des Jeunes. L’Orchestre français des Jeunes est le seul orchestre national de formation en France. Il recrute de jeunes musiciens dans tout le territoire, issus de l’enseignement initial comme supérieur ; certains sont donc majeurs, d’autres mineurs. L’OFJ a été créé par l’État, qui est toujours son principal soutien. Il a formé à l’orchestre plus de 3 500 étudiants, qui sont pour la plupart devenus musiciens professionnels. De fait, il infuse forcément les orchestres français. Il est donc très important pour nous qu’il préfigure l’orchestre de demain : l’excellence musicale doit aller de pair avec un collectif conscient des évolutions sociales, qui ressemblera à la société dans sa diversité et qui sera engagé dans son territoire. Ce travail est mené depuis plusieurs années avec le conseil d’administration et la présidence. Il modifie, je crois, notre écosystème de travail.
L’OFJ a plusieurs spécificités, dont certaines peuvent constituer des facteurs de risque et expliquer le choix que nous faisons sur le terrain des VHSS. Son effectif est renouvelé chaque année et il fonctionne par sessions intensives en creux de la scolarité des étudiants, en général pendant les vacances scolaires. Ces sessions réunissent nuit et jour, dans le cadre d’une résidence de travail, l’ensemble de l’orchestre, les équipes pédagogiques, les formateurs – qui sont des solistes issus des orchestres français – et les autres encadrants. C’est à la fois un orchestre de formation, dont la dimension pédagogique est centrale, et un orchestre qui se produit chaque année, notamment au fil de tournées internationales ou nationales. Il est donc essentiel de veiller à ce que les jeunes musiciens soient en parfaite sécurité, mais aussi à ce qu’ils intègrent le plus tôt possible que certains comportements ne sont pas tolérables et ne peuvent être justifiés ni par la convivialité, ni par l’intensité du travail, ni par le sentiment d’excellence. L’OFJ est particulièrement mobilisé en matière de parité et de diversité. La nomination à sa tête d’une cheffe d’orchestre comme directrice musicale, ainsi que d’une directrice générale, nous semble un signal important envoyé aux jeunes générations.
Sur le plan des VHSS, l’OJF est soumis à plusieurs facteurs de risque. Premièrement, le fait de vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec des étudiants pose la question du cadre pédagogique, de ses limites et de la responsabilité de l’OFJ quand les étudiants sont en dehors des heures de formation : un étudiant de l’OFJ, même à deux heures du matin, même majeur, même sans équipe pédagogique, reste de l’OFJ, et tout dérapage engage évidemment l’orchestre. La deuxième difficulté, qui découle de la première, tient aux nombreux espaces et moments à côté des temps de travail, qui rapprochent les étudiants des équipes, mais évidemment aussi les étudiants entre eux.
Notre troisième point de vigilance est la présence dans une même promotion de mineurs, certes peu nombreux, et de majeurs. Elle justifie la présence d’une équipe attentive qui gère tout le groupe mais intervient directement auprès des mineurs, dans un relais étroit avec les familles. Quatrième point : nous dispensons une formation dans le cadre d’une pratique collective, avec toutes les dynamiques de pouvoir qui peuvent sous-tendre celle-ci. Nous veillons donc à ce que personne ne soit « élu » au sein du groupe, notamment auprès des formateurs, et à ce que les liens informels soient contenus au strict registre musical et pédagogique. Le fait que les formateurs de l’orchestre puissent se retrouver en situation d’employeur quelques mois ou quelques années plus tard nous semble un facteur aggravant, de nature à accroître le lien de subordination.
Notre cinquième point de vigilance tient au caractère alcoolisé des temps informels. Du fait de son caractère désinhibiteur, l’alcool nous semble un enjeu absolument majeur dans la lutte contre les VHSS et les actes homophobes. Il constitue un risque insuffisamment pensé par le métier, tant il est une modalité incontournable des espaces de convivialité – qu’il s’agisse des pots d’après-concert ou des temps d’échange entre les équipes pédagogiques et les jeunes, ou entre les professionnels eux-mêmes. J’entends régulièrement que l’alcool atténuerait la gravité d’un dérapage, alors que c’est le contraire.
Une législation spécifique relative à l’alcool dans le cadre de l’enseignement constituerait, mesdames et messieurs les parlementaires, une aide essentielle dans la lutte contre les VHSS. Nous sommes en train de créer des règlements intérieurs mais, en l’absence de loi, leur impact demeurera limité. Pour aller plus loin et pour agir au stade de la prévention, nous avons besoin d’une législation qui constitue un point d’appui général et aide à légitimer notre discours auprès des étudiants comme du secteur. La vigilance ne peut être liée uniquement à la conscience d’une équipe à un moment donné de l’histoire d’une institution. Pour le dire autrement, un règlement intérieur ne peut suppléer aux carences de la loi.
À partir de ce constat effectué au cours des deux dernières années – je suis arrivée en poste en septembre 2022 –, nous avons recouru à plusieurs outils. En matière de prévention et de repérage, premièrement, nous veillons à la mixité et à la diversité des équipes pédagogiques et de direction : plus on fonctionne en vase clos, plus les risques de VHSS nous semblent élevés. Deuxièmement, nous veillons au recrutement d’équipes d’encadrement averties, à l’organisation de discussions récurrentes – en accordant une attention particulière à tout ce qui relève des comportements abusifs, notamment des VHSS – et à la sensibilisation des équipes. Nous avons d’ores et déjà mis en place une réunion d’information en début de session qui annonce une tolérance zéro en la matière, régulièrement rappelée aux étudiants.
Le troisième outil sur lequel nous nous appuyons est le partage systématique d’informations avec les établissements signataires des conventions de stage tripartites de nos étudiants. Nous avons eu l’occasion de le mettre en pratique récemment, lorsqu’un étudiant nous a signalé une agression survenue non pas à l’OFJ mais dans son établissement de référence.
Le quatrième est la séparation des équipes et des jeunes sur le plan du logement.
Le cinquième consiste à faire tourner les équipes pédagogiques d’une année sur l’autre ou tous les deux ans : il s’agit d’éviter que les jeunes ne perçoivent les équipes comme étant dans une position de pouvoir qui les placerait eux-mêmes en position de subordination et leur donnerait le sentiment qu’un professionnel, ou une professionnelle, serait incontournable pour accéder à l’OFJ. Enfin, nous avons mis en place une commission d’étudiants ayant vocation à faire remonter les problèmes. Il est important à cet égard de noter l’implication active d’une génération extrêmement mobilisée sur le sujet.
J’en viens aux sanctions. Pour les étudiants, nous sommes en train d’élaborer un règlement intérieur qui mentionne explicitement que le harcèlement et les agressions font l’objet de sanctions, parmi lesquelles l’exclusion et la communication de ses motifs à l’établissement où l’étudiant est scolarisé. Pour les équipes, nous avons intégré aux contrats une clause interdisant d’entretenir des relations intimes avec les étudiants, mais aussi de leur proposer un verre d’alcool ou d’en accepter un. Une charte est également signée par les équipes administratives et d’encadrement. Elle l’était jusqu’en 2025 par les étudiants mais elle nous apparaît désormais insuffisante – d’où le règlement intérieur.
À l’avenir, il y aura dans les lieux fréquentés par les étudiants un affichage obligatoire avec identification de référents. Nous réfléchissons aussi à faire intervenir des associations spécialisées, mais nous heurtons au fait que les temporalités de travail de l’OFJ sont extrêmement contraintes. Pour faire face à cette difficulté, nous travaillons sur deux pistes. La première consisterait à identifier des étudiants mobilisés que nous pourrions former comme référents pour qu’ils fassent part d’éventuels problèmes aux équipes. La seconde serait de remettre à l’ensemble des étudiants en fin de formation un mémo à ce sujet, pour accompagner leurs premiers pas dans le métier. Ces deux pistes requièrent évidemment l’appui et le conseil juridique de professionnels.
M. Pierre Brouchoud, directeur général de l’Orchestre national d’Île-de-France (ONDIF). L’ONDIF est un orchestre régional, soutenu par le conseil régional d’Île-de-France et la direction régionale des affaires culturelles (Drac). En résidence à la Philharmonie de Paris, nous intervenons dans toute l’Île-de-France où nous sommes en contact avec de très nombreuses institutions et structures culturelles et éducatives. En raison de l’importance de notre rôle dans la transmission, nos musiciens interviennent beaucoup dans les écoles et sont en relation avec les élèves du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMD) et du pôle supérieur d’enseignement artistique Aubervilliers-La Courneuve-Seine-Saint-Denis-Île-de-France, dit Pôle Sup’ 93. Nous avons aussi formé une académie avec tous les conservatoires d’Île-de-France.
Nous avons pris le parti d’insister sur la prévention des VHSS par un programme de formation qui doit toucher à terme 100 % des effectifs – nous avons déjà formé 96 % du personnel administratif et technique et 48 % des musiciens –, la désignation d’une référente, des prises de parole et des affichages systématiques lors de l’accueil des nouveaux arrivants. Depuis novembre 2024, nous avons aussi introduit des clauses dans les contrats d’engagement, mais aussi dans les contrats de vente, afin d’alerter sur ces comportements et d’imposer la transmission d’informations sur le moindre signalement, même effectué en dehors de notre structure. Nous avons une adresse e-mail dédiée et la référente envoie régulièrement des messages pour informer sur ces questions.
Si nous n’avons encore reçu aucun signalement en matière de VHSS, nous avons eu à gérer des cas de mésentente à l’intérieur de services ou de pupitres, pour lesquels nous avons eu recours à la médiation ou à la formation – nous avons organisé une formation de communication non violente pour que le climat s’apaise.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Merci pour ces présentations exhaustives, notamment celle concernant l’Orchestre français des jeunes, qui m’a impressionnée par la réflexion très aboutie dont elle témoigne sur le sujet qui nous occupe. J’imagine que vous pourrez nous envoyer tous les documents sur lesquels vous vous êtes appuyée.
Mme Charlotte Ginot-Slacik. Et plus encore si vous le souhaitez !
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous sommes preneurs, car votre vision semble très complète.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Comme vous l’avez très bien dit, monsieur Mantei, vos particularités induisent des risques en matière de VHSS. Outre les révélations dans la presse dont nous avons tous pris connaissance, nous avons reçu depuis la création de notre commission d’enquête de nombreux témoignages anonymes qui montrent l’étendue du problème dans vos milieux que l’on pourrait – à tort – croire plus policés que celui des musiques actuelles.
Monsieur Thérain, vous avez pris des décisions à la suite de l’article du 22 mai 2024, mais elles nous semblent insuffisantes eu égard à une situation qui, nous dit-on, était connue de tous avant les révélations du Canard enchaîné. Quelles mesures avez-vous prises, notamment avant la publication de l’article, connaissant certains agissements de M. Roth ?
M. Enrique Thérain. « Tout le monde est au courant », c’est difficile à formaliser ; parlons plutôt de rumeurs. En vingt ans d’existence des Siècles, il n’y avait jamais eu de signalement d’agression ou d’envoi de message à caractère sexuel, que ce soit auprès de l’administration de l’orchestre, des différents référents VHSS qui se sont succédé ou du bureau des musiciens – une instance où les membres sont élus par leurs pairs pour deux ans. La parole se libère depuis mai 2024, mais, jusqu’à cette date, aucune information n’était remontée, y compris à Delphine Tissot qui est la dernière référente VHSS.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous avez décrit les modalités de recrutement des musiciens, qui peuvent être des intermittents du spectacle. Système de cooptation et précarité de l’intermittence donnent aux uns – dirigeant, chef d’orchestre, artiste vedette – des moyens de pression sur les autres – musiciens à la recherche d’un engagement. Quand je vous entends dire que certains intermittents font 1 500 heures par an, je me demande d’ailleurs pourquoi ils ne sont pas salariés puisqu’un CDI traditionnel correspond à 1 607 heures.
Prenez-vous des précautions particulières pour prévenir ce type de risque ? Qu’en est-il de l’enquête réalisée à la suite de la publication de l’article du Canard enchaîné ?
M. Enrique Thérain. Dès la parution de l’article, nous avons chargé deux avocates assermentées de conduire une enquête interne qui a vraiment permis une libération de la parole, leurs coordonnées ayant été largement diffusées auprès des musiciens réguliers et supplémentaires. Les avocates nous ont confirmé que cette enquête, qui a duré cinq mois et a permis de recueillir plus de quatre-vingts témoignages, avait vraiment fonctionné.
Ses conclusions nous conduisent à renforcer les protocoles déjà en place au sein de l’orchestre. Alors que nos référents émanaient de l’administration, nous avons décidé d’ouvrir les formations à tous les musiciens membres de l’orchestre, en particulier les chefs de pupitre. Nous avons aussi gardé une cellule d’écoute externe à l’orchestre, considérant que l’existence de liens hiérarchiques ou d’amitié peut provoquer un dysfonctionnement dans la libération de la parole. Les deux avocates concernées, inscrites au barreau de Paris, sont soumises à un code de déontologie et elles garantissent l’anonymat, ce qui peut rassurer les personnes qui veulent témoigner. Nous avons voulu ainsi améliorer un système qui avait dysfonctionné avant le 22 mai 2024.
Nous allons adopter un règlement intérieur et une charte éthique rappelant toutes les obligations en matière de VHSS, de harcèlement moral, de lien de pouvoir et de respect du fonctionnement de l’orchestre. Nous allons désigner un administratif et non un musicien comme référent en ressources humaines : la cooptation n’a pas que des avantages et il s’agit de garantir ainsi un lien de hiérarchie plus sain entre les musiciens.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. M. Roth est-il encore membre de l’orchestre ?
M. Enrique Thérain. Non, il est écarté des saisons 2024-2025 et 2025-2026.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Sur internet, je suis tombé sur des programmes pour la saison 2025-2026 en Allemagne, où M. Roth apparaît avec l’orchestre Les Siècles.
M. Enrique Thérain. Vous faites sûrement référence au concert de juin 2025 à Baden-Baden, où il sera remplacé par Franck Ollu – le site internet n’a pas été mis à jour. Jusqu’en juin 2026, M. Roth ne sera pas dans l’orchestre.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les deux avocates ayant réalisé l’enquête appartiennent au cabinet VingtRue, spécialisé en gestion de crise et protection de la réputation. Au vu de votre description de l’enquête, on peut se demander si vous n’avez pas essayé de gérer une crise plutôt que d’accompagner des salariés en application du code du travail, qui impose à l’employeur des obligations en la matière, y compris vis-à-vis des intermittents, dans ces situations très difficiles. On nous a signalé quelques problèmes de confidentialité, notamment parce que des témoins se croisaient à l’occasion de rendez-vous programmés à la chaîne, ce qui n’est pas la meilleure façon d’assurer la sérénité d’une enquête. On nous dit qu’il en a été fait une restitution orale, le 6 décembre 2024. Y aura-t-il un compte rendu écrit ? Si c’est le cas, sera-t-il partagé avec tous les salariés ? Quelles seront les mesures prises en réponse à ces conclusions de l’enquête ?
M. Enrique Thérain. Julie Fabreguettes et Véronique Petit-Guilloteau, du cabinet VingtRue, sont des professionnelles sérieuses et respectueuses de leur code de déontologie, qui défendent notamment des journalistes dans des dossiers de diffamation. La restitution orale a en effet eu lieu le 6 décembre, pendant une journée entière, devant les salariés administratifs et les musiciens membres de l’orchestre. Pour l’instant, aucun écrit n’est transmis en raison de la confidentialité de cette enquête et des témoignages qu’elle contient. Nous répondons aux sollicitations des musiciens qui nous appellent et nous leur communiquons les résultats à l’oral. Nous n’allons pas remettre d’écrits.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Parce que cela vous engagerait.
M. Enrique Thérain. Nous respectons la confidentialité.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les articles mentionnent de nombreux témoignages concernant des faits se déroulant sur plusieurs années. Il est quand même étonnant qu’il ait fallu un article du Canard enchaîné pour déclencher une enquête. Celle-ci a-t-elle montré que des alertes n’auraient pas été prises au sérieux ? Vous dites qu’il n’y a pas eu de signalement. En dehors de cette procédure formelle, y a-t-il eu d’autres manières d’interpeller la direction ?
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). L’article du Canard enchaîné sur Les Siècles cite plusieurs témoignages et décrit un mode opératoire assez répandu. L’absence de signalement, qui peut étonner, tient au fait qu’aucun dispositif n’est prévu pour recueillir la parole. Ce qui devrait éveiller l’attention ne prend pas d’emblée la forme d’un signalement : ce sont des échanges entre différentes victimes ou personnes qui s’alertent, des conversations anodines qui, rétrospectivement, apparaissent comme des signalements. Sans vouloir accabler qui que ce soit, disons que ce genre d’enquête permet de se rendre compte à quel point de tels agissements ont pu être minimisés et de s’interroger sur les dispositions à prendre pour qu’ils ne se reproduisent plus.
Si nous vous interrogeons sur les avocates, c’est aussi parce que nous avons auditionné ce matin des formatrices également spécialisées dans l’enquête et qui nous ont signalé une grande diversité d’intervenants dans ce domaine. Nous ne doutons pas de la compétence des deux avocates en question et nous ne mettons pas en cause leur capacité à mener l’enquête, mais l’angle retenu n’est pas sans importance. S’il s’agit de s’attaquer aux VSS, il faut aller au-delà de l’établissement des faits et des responsabilités, afin de réfléchir aux dispositifs à instaurer pour lutter contre ces violences. Certains cabinets qui mènent des enquêtes peuvent aussi conseiller sur ces violences spécifiques qui donnent lieu à des silences spécifiques.
Ces questions s’adressent aussi à vous, monsieur Mantei et madame Koné, puisque l’article du Canard enchaîné indique que vous auriez été prévenus dès 2019 du comportement problématique de François-Xavier Roth.
M. Enrique Thérain. Les avocates nous conseillent réellement en vue de comprendre les raisons qui ont fait que la parole n’a pas été libérée avant la publication de l’article. Nous nous posons la question, je vous prie de me croire ! Alors que beaucoup d’éléments du même ordre circulent sur la toile et les réseaux sociaux, on n’y trouvait rien de ce qui a été révélé le 22 mai dans Le Canard enchaîné. Nous n’avions pas de signaux. Cela tient peut-être à un fonctionnement collégial et sûrement à un manque de vigilance de notre part concernant ce problème systémique dans notre secteur.
Il faut vraiment que la parole se libère. Le sens de notre travail est très clair. Nous avons présenté les résultats de l’enquête à tous les musiciens. Nous voulons qu’ils restent au cœur du projet, qu’ils soient protégés des VHSS à l’avenir.
M. Olivier Mantei. Pour notre part, sans chercher à nous dédouaner, je précise que nous ne sommes à la Philharmonie que depuis 2021. Quand nous avons appris ce qu’il en était – par la presse, comme vous –, nous n’avions pas d’engagement direct avec François-Xavier Roth. Nous avons vérifié que, le cas échéant, les orchestres présents prenaient la décision de ne pas le garder. En fait, il s’est retiré de lui-même. Quelques années auparavant, la Philharmonie l’avait engagé comme membre du comité de sélection du concours La Maestra. Nous avons contacté les cheffes d’orchestre concernées pour leur demander si elles avaient rencontré un problème avec lui. Nous n’avons eu que des réponses négatives, mais tout le monde n’a pas répondu.
Mme Sarah Koné. Précisons que seule l’académie des cheffes d’orchestre était concernée, et non l’ensemble des candidates au concours. Nous avons contacté les neuf académiciennes qui avaient suivi les master classes de cette saison-là. Cinq d’entre elles ont répondu – par la négative.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Peut-être est-ce parce que la chape de plomb est encore plus lourde dans votre milieu que dans d’autres qu’il n’y a rien eu sur les réseaux sociaux ? J’aurais tendance à le croire, conforté par les témoignages qui ont suivi la publication de l’article et ceux que nous recevons depuis la création de notre commission d’enquête, l’un concernant l’Orchestre national des Pays de la Loire. Depuis 2017, où on a commencé à parler vraiment de ce sujet dans le monde de la culture, avez-vous, les uns et les autres, créé des moyens de signalement et d’information ? Est-ce plutôt maintenant que vous avancez sur ce terrain ? Dans votre milieu, il semble d’ailleurs que les mécènes et autres pourvoyeurs de subventions ne soient pas tant attirés par la structure que par le chef d’orchestre ou le grand musicien accueilli, ce qui peut alimenter le culte de la personnalité et l’émergence d’artistes intouchables. Or le sentiment de toute-puissance est toujours un facteur aggravant dans ces affaires de VSS.
Mme Sarah Koné. À la Philharmonie, diverses mesures ont été prises depuis 2017 puis 2022. Une cellule d’écoute et des procédures de signalement ont été instaurées pour toutes les équipes présentes – permanents, intermittents, prestataires extérieurs ou stagiaires. Nous avons des référents VHSS à la DRH et au sein du CSE. Un kit d’information est remis à tous les arrivants, qu’ils soient engagés en CDD ou en CDI. Nous faisons des communications régulières et, depuis 2022, nous développons fortement la formation pour tous les responsables – l’ensemble du comité de direction a été formé par le groupe Egaé – et, s’agissant des RPS, à une échelle plus globale. Très active à la Philharmonie, la commission RPS permet de recenser et de traiter les cas qui peuvent se présenter.
Reste ce trou dans la raquette que nous évoquions dans nos propos liminaires : les artistes ou techniciens employés pour des durées très courtes, qui ne sont présents qu’une journée ou deux dans nos murs et échappent ainsi à ce système quasi automatique de formation et d’information. Pour ces cas, nous devons travailler sur les contrats, le plus souvent des contrats de cession, mais aussi sur nos relations avec les personnes avec qui nous travaillons dans le cadre de ces contrats.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Parlons de ces résidents qui ne sont pas des employés réguliers, mais parfois des stars ou des figures internationales. Avez-vous déjà décidé de ne pas inviter tel ou tel compte tenu de sa réputation, préférant l’humain au coup artistique ? C’est ce qu’Alexander Neef nous a dit vouloir faire à l’Opéra de Paris, où s’applique désormais la tolérance zéro. Envisagez-vous d’appliquer une telle politique à l’égard des artistes régulièrement invités comme des stars internationales dont certaines ont une réputation sulfureuse, pas nécessairement en matière de VSS mais en raison de leur management violent ou de leur attitude à l’égard des techniciens et artistes ?
M. Olivier Mantei. Il nous est en effet arrivé quatre ou cinq fois dernièrement de décider de ne pas accueillir un artiste pour cette raison. Nous en faisons une règle que nous appliquons dès qu’un nouveau cas se présente – nous aurons à en examiner un cette semaine, dans le cadre de la saison 2025-2026.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous allons scruter le programme !
M. Olivier Mantei. Nous essayons de rendre un avis très motivé, après avoir beaucoup échangé, examiné les témoignages et la situation juridique. Vous avez soulevé la question intéressante du mécénat, dont la progression constante vient en quelque sorte compenser le recul des subventions publiques. À la Philharmonie, le mécénat ne dépend pas du tout de l’engagement d’une tête d’affiche, qu’elle soit soliste, chef ou artiste, mais il soutient des programmes généraux souvent liés à l’éducation. Il faut en outre mentionner un effort de féminisation qui est venu bousculer un peu la hiérarchie de notre orchestre permanent : nous avons engagé huit femmes et un homme lors des derniers recrutements de musiciens. Cet effort se ressent dans la composition des jurys, eux-mêmes de plus en plus paritaires, ce qui permet de nommer des femmes solistes, nouveauté qui modifie totalement le rapport hiérarchique et les habitudes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous faites la publicité des dispositifs que vous instaurez. Faites-vous de même avec les sanctions prises, comme la loi vous y autorise ? Informez-vous les salariés que des sanctions ont été prises, éventuellement sans donner le nom des personnes qui ont eu à subir ces sanctions ? Il me semble important de montrer que l’on n’en reste pas au simple accueil bienveillant de la parole, mais que des réponses sont apportées qui peuvent aller jusqu’à la sanction, que la structure prend ses responsabilités.
Depuis le début de nos auditions, il est beaucoup question des victimes, de leur situation de vulnérabilité, de leur capacité à parler, à signaler, à continuer leur travail. En revanche, on s’interroge assez peu sur les personnes qui commettent ces crimes et délits. Or les VSS sont des abus de pouvoir souvent précédés de signaux avant-coureurs qu’il faudrait détecter : un rapport au pouvoir dysfonctionnel qui se manifeste par l’incapacité à supporter la frustration, des colères, la volonté de tout contrôler. Ces caractéristiques pourraient être perçues comme les signaux faibles d’un risque de dérive. Avez-vous travaillé sur ce sujet ? Dans vos structures, particulièrement hiérarchisées et disciplinées, il serait important d’identifier ces signaux dès qu’ils apparaissent pour éviter que les violences ne surviennent, ce qui est quand même le but de nos travaux.
Mme Charlotte Ginot-Slacik. Je ne sais pas si cela répond à votre question : il m’arrive de dire aux étudiants de l’Orchestre français des jeunes que ce qui se passe sur le plateau comporte une dimension hiérarchique très marquée, mais que notre mission est de mettre de la démocratie partout ailleurs dans l’organisation du travail et de la coopération. Le faire à chaque étape de notre fonctionnement permet de tout repenser. Il existe une hiérarchie de travail et le peu de temps dont les orchestres disposent pour travailler sur les œuvres – qui résulte d’un choix budgétaire – peut induire des pressions, mais la question est de savoir jusqu’où elles peuvent aller. Il est possible de travailler dans un temps réduit d’une façon totalement respectueuse, sans emprise et de façon – pardon pour ce terme beaucoup utilisé –bienveillante les uns envers les autres. L’OFJ forme 100 étudiants par an : si nous formons ainsi, en dix ans, 1 000 professionnels, nous allons changer le secteur.
M. Olivier Mantei. S’agissant des équipes permanentes chargées du fonctionnement, nous restons très en alerte : nous avons instauré un suivi et un échange, qui prennent d’ailleurs beaucoup de temps. Nous sommes perfectibles en ce qui concerne les équipes artistiques. J’ajoute que nous renforçons nos liens territoriaux, assez naturels, avec le CNSM (Conservatoire national supérieur de musique) et que nous échangeons de plus en plus sur les questions de formation.
Mme Sarah Koné. Une évolution sociétale des pratiques se joue dans les nouvelles générations. Les enjeux de la formation évoluent, dès l’apprentissage, puis au moment où on accède à des responsabilités. Les pratiques de certains jeunes chefs, on le voit bien, ne sont pas les mêmes que celles de chefs plus anciens et, de même, les pratiques et les exigences de certains musiciens, du rang ou des solistes, changent. L’idée est que tous les pans du milieu évoluent vraiment de manière systémique.
M. Charlotte Ginot-Slacik. Il est aussi de la responsabilité des directions et des acteurs de la gouvernance de partir du principe qu’on ne laisse rien passer.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Absolument, merci de l’avoir souligné.
M. Erwan Balanant, rapporteur. On revient donc à la question de la politique de tolérance zéro.
Nous avons parlé des rapports de force qui peuvent exister avec le chef ou la cheffe d’orchestre et la star ou le soliste qui a un statut privilégié, une aura particulière, mais notre commission a reçu des témoignages concernant aussi des relations de travail difficiles entre solistes ou musiciens du rang. Je ne voudrais pas qu’on pense que seuls des chefs d’orchestre ou des stars ont des pratiques violentes.
Qu’en est-il de vos politiques de prévention ? Je repose la question car vous n’y avez pas répondu pour ce qui est des orchestres nationaux des Pays de la Loire et d’Île-de-France. Vos actions de prévention ont-elles un caractère obligatoire ? Avez-vous prévu un accompagnement privilégié dans le cadre de relations de travail qui peuvent être marquées par certaines particularités ? Je pense aux rapports de compétition ou d’intimité sur le long terme ou en tournée, voire de couple, qui peuvent poser des problèmes en cas de compétition à l’intérieur même du couple. L’Orchestre français des Jeunes fait maintenant de la formation initiale, mais il faut aussi de la formation continue pour tous les musiciens qui n’ont pas eu la chance de passer par lui.
M. Guillaume Lamas. Tous nos salariés suivent des formations obligatoires. Je suis arrivé en 2020, pendant la période de la covid ; les mesures en ce sens étaient alors très rares au sein de l’orchestre. Elles sont principalement effectives depuis 2022.
M. Pierre Brouchoud. Pour ce qui est de l’Orchestre national d’Île-de-France, notre objectif, je l’ai dit, est de former 100 % des salariés et des musiciens. C’est une obligation, en cours de mise en œuvre. Je vous ai parlé de formations, d’interventions et de médiation ; l’objectif est de créer un climat bienveillant. C’est vraiment important, car il existe dans notre milieu une excellence et une exigence artistique très grandes, donc parfois de la dureté dans les rapports entre professeurs et élèves et entre musiciens, ainsi qu’une grande fragilité, spécifique au métier – il suffit que le chef de pupitre fasse une remarque ou qu’il soupire pour qu’une personne perde ses moyens. Certains moments peuvent être très difficiles à vivre. C’est donc d’un changement de culture dans le milieu de la musique classique qu’il est question – les musiciens sont parfois très durs entre eux.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je ne sais pas si vous connaissez le violentomètre diffusé par le centre Hubertine-Auclert. Il distingue les comportements normaux dans un couple de ceux qui installent de la toxicité, jusqu’à la violence. C’est vraiment très important : en réduisant la gestion des violences sexistes et sexuelles à celle des faits, on ne se donne pas toutes les possibilités d’avoir des signalements. Quand des faits ont lieu, qu’on a levé la main sur quelqu’un, envoyé telle photo ou touché une partie du corps sans autorisation, sans consentement, ce n’est que l’aboutissement d’un système qui s’est installé en amont.
Je m’interroge sur la possibilité de faire travailler des chercheurs et chercheuses ou des professionnels et professionnelles du secteur sur un violentomètre qui permettrait de mesurer la toxicité d’une relation. Le public avec lequel vous travaillez est constitué de personnes fragilisées, vous l’avez dit, pour des raisons liées à l’excellence, à la peur ou à l’angoisse, en permanence, de ne pas être au niveau, à la quantité énorme de travail, à la question du don, à la pression et aux emplois du temps parfois extrêmement chargés. Tout cela fait qu’on peut ne pas être attentif aux premiers signaux de toxicité dans une relation sur le lieu de travail.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Le sujet des relations extraprofessionnelles au sein du monde du travail ou des structures de formation est souvent revenu dans cette commission d’enquête. J’aimerais savoir ce que vous en pensez, car j’ai l’impression que tout le monde ne place pas le curseur au même endroit. Bien sûr, ce n’est pas la même chose selon que cela concerne des enseignants et des étudiants ou bien des collègues entre eux.
On annonce de nouvelles coupes dans le budget national de la culture et des coupes décisives ont également lieu dans les budgets des collectivités territoriales – je ne sais pas à quel point le financement de l’Orchestre national des Pays de la Loire dépend de la région, pas plus que celui de l’Orchestre national d’Île-de-France. Avez-vous des éléments chiffrés sur le coût de la formation des professionnels dans ce domaine, sur le coût de l’intervention des organismes d’enquête – vous avez fait appel à un cabinet – et sur le temps de travail passé à gérer ces questions ?
Vous avez évoqué le lancement d’appels à témoignages, une pratique à systématiser. Vu l’ampleur de ce qu’on voit déjà, toute structure qui lancerait ex nihilo des appels à témoignages en recevrait. Ce qui peut retenir de le faire, c’est de n’avoir personne pour traiter les réponses. Tout élément chiffré, aujourd’hui ou plus tard par écrit, nous serait utile pour évaluer à quel point vous avez besoin d’un soutien des politiques publiques pour aller jusqu’au bout en la matière.
M. Guillaume Lamas. S’agissant de l’Orchestre national des Pays de la Loire, le coût de l’intervention de la psychologue est supérieur à 10 000 euros par an. Nous sensibilisons, par ailleurs, l’ensemble de nos salariés à la question du lien de subordination – il est très facilement présent dans nos orchestres, du fait de la hiérarchisation de l’organisation. Nous sensibilisons nos salariés à l’idée qu’il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de relation en cas de lien de subordination.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il serait intéressant que vous développiez : pas de relation intime ou personnelle en cas de lien de subordination ?
M. Guillaume Lamas. Tout à fait.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Mais si cela se produit, que faites-vous ?
M. Guillaume Lamas. Cela ne s’est pas produit, mais nous essayons de sensibiliser à cette question.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Et cela même entre musiciens ?
M. Guillaume Lamas. Non, pas entre musiciens, mais entre eux et le personnel administratif.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est compliqué. J’ai été confrontée à cette situation à l’université, entre un professeur et un étudiant ou étudiante. Ce sont quand même des relations de pouvoir, hiérarchiques.
Mme Sarah Koné. C’est presque plus facile dans un cadre éducatif ou de formation que dans celui d’un orchestre. Depuis quelques années, l’Orchestre de Paris est intégré dans les effectifs permanents de la Philharmonie, ce qui permet de déployer tous les dispositifs de formation ou de suivi pour les musiciens. Néanmoins, la question des relations au sein de l’orchestre ou dans le cadre d’un lien de subordination, entre un chef de pupitre et un musicien, par exemple, n’est pas incluse – nous n’y avons pas touché.
M. Guillaume Lamas. Autre point important, nous avons créé des fiches de poste pour les musiciens. Les nouveaux entrants ont une fiche de poste qui détaille leurs missions et leurs responsabilités au sein du pupitre, qu’ils soient musiciens tuttistes ou solistes.
M. Enrique Thérain. Je peux vous apporter un éclairage sur les orchestres d’intermittents, qui sont des multiemployeurs. Dans le cas des Siècles, il n’y avait pas de musiciens en couple avec d’autres au début, mais c’est désormais le cas de plus de vingt d’entre eux, de façon tout à fait officielle. Certains se sont mariés, d’autres sont en concubinage. C’est un fait qui est lié au fonctionnement d’un orchestre.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Et il n’y a pas que dans les orchestres que cela arrive.
Je rappelle le cadre fixé par la loi : on peut faire une proposition ; si c’est non, c’est non et il ne faut pas recommencer. En cas de lien hiérarchique, en revanche, c’est du harcèlement dès la première fois.
M. Enrique Thérain. S’agissant des liens entre les musiciens, il est compliqué d’intervenir en tant que managers. Le bureau des musiciens m’a fait des remontrances à deux reprises pour immixtion dans la vie privée. Des feuilles de route avaient été mal éditées : des rooming lists (listes de répartition des chambres), par exemple, avaient créé des remous. Le respect de la vie privée compte aussi. Je suis totalement d’accord, en revanche, avec l’idée que tout abus de pouvoir est à proscrire. J’ai évoqué tout à l’heure le star system : il reste du travail à faire dans tout le secteur pour atteindre la tolérance zéro.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La question qui se pose est la capacité de dire non. L’abus de pouvoir l’empêche.
M. Erwan Balanant, rapporteur. J’aimerais savoir si d’autres structures ont mis en place un accompagnement par des psychologues. Quand on est musicien dans un orchestre, c’est-à-dire professionnel, il faut un suivi de sa santé, pour des pathologies telles que les tendinites ou d’éventuels problèmes d’oreille. Des visites médicales sont-elles obligatoires ? À quel rythme ? Existe-t-il aussi des visites obligatoires chez un psychologue et à quel rythme ? Que faites-vous en matière de suivi et de prévention des risques pour ces métiers assez particuliers ? Si je pose la question, c’est que des visites régulières peuvent permettre de libérer la parole, soit devant un médecin parce qu’on a confiance, soit devant une psychologue ou une infirmière qui est dans un rapport de proximité sans lien hiérarchique ou de pouvoir.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je rappelle le cadre juridique, pour qu’il n’y ait pas la moindre ambiguïté : une proposition faite dans un cadre hiérarchique est du harcèlement. Celui-ci commence dès la première proposition. En l’absence de lien hiérarchique, il commence à la deuxième proposition. La capacité de dire non est menacée lorsqu’il existe un lien hiérarchique.
Mme Sarah Koné. S’agissant de la Philharmonie et des musiciens de l’Orchestre de Paris, des visites régulières sont prévues auprès de différents professionnels de santé dans le cadre de la médecine du travail et en lien avec les représentants des musiciens. L’audition est effectivement une thématique de santé récurrente au sein de l’orchestre, de même que les difficultés articulaires et musculaires. Les équipes ont un suivi régulier, tous les ans, qui peut être l’occasion de libérer la parole, c’est vrai.
M. Charlotte Ginot-Slacik. En matière de formation et de prévention, l’OFJ a développé un pôle santé très important, qui bénéficie de la présence d’un kiné et d’une spécialiste du stress.
Les jeunes générations sont très expertes sur le plan musical, mais singulièrement démunies en ce qui concerne la pression, la compétition, leur entrée dans la vie professionnelle et leurs droits, ce qui les expose en matière de VHSS. Plus nous leur donnerons d’outils lors de leur formation, plus leur outillage pour toute leur vie professionnelle sera important.
Nous travaillons sur deux plans : les questions somatiques, de stress et de compétition ; ce que j’appelle la culture professionnelle. Les solistes d’orchestre que nous invitons en tant que coaches abordent les auditions, la vie dans un orchestre et les difficultés au sein d’un pupitre, en partant de leur expérience professionnelle et des difficultés qu’ils ont rencontrées – j’insiste toujours ce point : on parle beaucoup des parcours réussis, mais très peu des difficultés de ce métier, des échecs et de ce qui peut arriver d’illégal. Cela doit être une des entrées de la formation, pour que la parole puisse se libérer.
Si on veut un pôle santé pleinement développé, la question des moyens se pose : nous arrivons aux limites de ce que nous sommes capables de faire. Le principe de réalité nous entrave.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’ai également trouvé très intéressante votre réflexion sur le turnover – l’idée que les personnes ne doivent pas rester trop longtemps en place. C’est la première fois que je rencontre cette approche, que je trouve absolument fondamentale mais qui a des répercussions en chaîne assez importantes.
M. Charlotte Ginot-Slacik. Je vous remercie. Il existe, dans la musique classique, des figures incontournables pour l’accès à la professionnalisation, mais notre idée est de montrer que d’autres discours, d’autres parcours, d’autres manières de voir sont possibles. Toute relation comportant une hiérarchie, un rapport pédagogique peut induire un rapport de pouvoir – le « peut » est très important. Il est de notre responsabilité de réduire autant que possible les espaces dans lesquelles une relation de pouvoir peut se nouer.
Mme Sarah Koné. C’est tout à fait louable, effectivement, mais cela pose des questions de notre côté. L’OFJ fonctionne avec un effectif qui se renouvelle, y compris chez les jeunes, de passage pour un an ou deux. La situation n’est pas la même pour un orchestre permanent, qui offre la sécurité de l’emploi ; le modèle est donc difficile à transposer. Je ne m’exprime pas au nom d’Émilie Delorme, mais il en est de même au Conservatoire : les relations sont un peu plus longues. On peut travailler ensemble plus longtemps, parfois durant une grande partie de sa vie.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Dans le monde que nous investiguons, il existe vraiment des positions de pouvoir à vie, ce qui constitue un facteur de risque énormissime.
M. Charlotte Ginot-Slacik. Mon intervention n’était pas une diatribe contre la notion de CDI, je voudrais que ce soit très clair. L’OFJ est un orchestre extraordinairement singulier par son mode de fonctionnement qui offre des pistes de travail non transposables.
M. Enrique Thérain. Aux Siècles, orchestre d’intermittents, nous avons construit un statut de membre pour éviter une précarisation totale et permettre une fidélisation artistique, ce qui est important même si ce n’est pas une permanence de l’emploi – nous n’en avons pas les moyens. Même si nous déclarons cent cachets par an, monsieur le rapporteur, nous ne pouvons pas mettre les musiciens en CDI, car nous ne sommes subventionnés qu’à 10 %, contre 90 % pour les orchestres permanents. Nous ne pouvons payer les musiciens que si nous vendons des concerts et qu’il y a des cachets. Sans concerts, pas de recettes et pas de travail : c’est le libéralisme vu du côté de l’orchestre. Tel est malheureusement notre mode de fonctionnement.
La question de la précarisation va particulièrement se poser en 2025, puisque les premiers qui souffriront des coupes de budget, ce sont les musiciens précaires et les intermittents. Les suppressions d’emplois se feront à bas bruit, d’une façon moins visible que la fermeture d’une usine Volkswagen, mais cela signifiera pour des milliers de personnes beaucoup moins d’heures de travail et des pertes de statut et de revenu. Les intermittents sont très inquiets.
L’enquête qui a été menée représente plus de la moitié de notre subvention annuelle, de 300 000 euros. C’était donc un gros investissement, mais nous l’assumons : il était nécessaire. Nous avons prolongé l’enquête de deux mois au vu du nombre de témoignages. Chacun a nécessité quatre heures d’intervention, de deux avocates et d’une assistante qui prenait des notes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je reviens sur le caractère massif des témoignages. Comment expliquez-vous qu’il n’y en ait pas eu avant ? On nous dit que cela se savait dans le milieu. Comment se fait-il qu’on se mette à parler massivement tout d’un coup, à la suite d’un article paru dans Le Canard enchaîné ? Cela pose en tout cas des questions en matière de prévention.
M. Enrique Thérain. Sur les quatre-vingts témoignages, une toute petite minorité concerne l’envoi de messages à caractère sexuel. C’est confidentiel, mais je peux vous dire qu’il s’agit de trois témoignages : il n’en a pas été question dans les soixante-dix-sept autres. Par ailleurs, tous les témoignages réfutent l’idée qu’il y aurait eu une ambiance sexualisée au sein de l’orchestre et un abus de pouvoir, puisque le recrutement était fait par les musiciens. Les conclusions ont été présentées aux musiciens et nous en sommes en train de les traiter de notre côté – la question reste complexe.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Pourquoi ne parle-t-on que maintenant ? C’est souvent, pour filer la métaphore musicale, une question d’oreilles : elles commencent à s’ouvrir à certaines notes. On peut quand même dire ce genre de choses à des gens et elles sont entendues, même si elles ne font pas forcément l’objet d’alertes tout de suite.
Vous nous dites que le reste des témoignages ne rapportent pas les mêmes faits. Nous n’avons pas accès à l’enquête et nous avons compris qu’elle ne pouvait pas être rendue publique, mais cela pose des questions par rapport au continuum des violences. Pour les spécialistes qui travaillent sur les violences sexistes et sexuelles, il est très rare que les faits soient totalement isolés et qu’il y ait une discontinuité avec d’autres types de rapports problématiques. En général, les enquêtes mettent au jour d’autres éléments qui ne tombent pas nécessairement sous le coup de la loi mais qui constituent déjà des signaux faibles.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Sur quoi portaient les soixante-dix-sept autres témoignages ?
M. Enrique Thérain. Nous avons posé des questions sur toutes les violences potentielles au sein de l’orchestre, en insistant vraiment pour que tous les musiciens témoignent. Tous les musiciens réguliers ont été contactés, ainsi que tous les supplémentaires – les 200 musiciens supplémentaires les plus présents au cours des vingt dernières années ont reçu un mail et les avocates ont continué le travail avec eux, c’est pour cela que l’enquête a duré cinq mois. Le mécanisme retenu était de donner un numéro et d’insister pour que les musiciens viennent témoigner, mais certains n’étaient pas concernés.
S’agissant de la libération de la parole, d’autres choses circulent au sujet de grands chefs internationaux, qui ont une réputation, mais la parole ne se libère pas encore dans la presse.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pourquoi ?
M. Enrique Thérain. Je vous ai parlé du star system et de l’interdépendance de beaucoup d’acteurs, les solistes internationaux, les chefs d’orchestre – 95 % d’entre eux sont représentés par trois ou quatre agences anglaises et américaines – et le réseau des salles internationales qui fonctionnent ensemble. Tout est interdépendant, le milieu et les médias : les grands labels, les grandes agences, les grands opéras et les grandes salles sont des annonceurs.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Cette situation d’interdépendance est la même que dans le milieu du cinéma : quelques agents, parce qu’ils se trouvent au cœur des relations et en savent beaucoup, sont les clés de voûte du système. Nous n’avons pas prévu d’entendre des représentants des agences de votre secteur, mais peut-être serons-nous amenés à les contacter à la suite de cette audition.
Une fois la parole libérée, que sont devenues les personnes à l’origine des signalements ? Ont-elles fait l’objet d’un suivi particulier de la part de vos structures ? Sachant à quel point ces signalements peuvent fragiliser des carrières, avez-vous mené une réflexion à ce sujet ?
Mme Sarah Koné. Nous avons traité en interne des signalements de VHSS, qui n’impliquent pas nécessairement des musiciens. Nous accompagnons les victimes et, si nécessaire, nous faisons un signalement au procureur. Les victimes recensées au cours des sept dernières années font toujours partie de la Philharmonie de Paris.
M. Guillaume Lamas. En ce qui nous concerne, la victime a quitté l’orchestre.
M. Enrique Thérain. Nous n’avons recueilli aucun signalement ni plainte, ni avant ni après l’enquête interne. Nous n’avons donc pas de victime identifiée au sein de l’orchestre.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Qu’en est-il des trois témoignages que vous avez évoqués ?
M. Enrique Thérain. Ils sont restés confidentiels et circonscrits à l’enquête interne ; l’administration n’a reçu aucune plainte. Mme Marie-Annick Nicolas – la seule personne dont le nom est cité dans l’article du Canard enchaîné – n’a jamais travaillé pour Les Siècles.
Mme Charlotte Ginot-Slacik. Nous ne sommes pas omniscients, même si nous essayons d’appliquer les bons protocoles. Depuis que je suis en poste, nous avons eu connaissance de l’agression sexuelle d’une collaboratrice par un membre d’une équipe extérieure avec laquelle nous travaillions. Dans ce cas précis survenu à l’intersection de deux institutions, nous avons fait le choix d’accompagner la victime en lui apportant soutien et assistance juridique et en informant nos équipes. Elle est évidemment toujours chez nous.
M. Pierre Brouchoud. À ce jour, aucun cas n’a été signalé à notre référente VHSS. En matière de prévention des risques psychosociaux, nous veillons à accompagner les musiciens pour maintenir des relations de travail apaisées. À l’ONDIF, leurs carrières sont longues ; ils travaillent parfois avec les mêmes voisins de pupitre durant plusieurs décennies.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Même dans les orchestres non permanents, les musiciens sont amenés à croiser fréquemment les mêmes personnes.
Dans vos structures, qui est chargé de gérer la vie en commun, les petites demandes très concrètes – un verre d’eau, des sandwiches plus copieux… ? J’imagine que ce n’est pas le chef d’orchestre, bien que le bien-être de ses collaborateurs pourrait lui incomber en tant que top manager.
M. Olivier Mantei. Au sein de l’Orchestre de Paris, les demandes sont prises en charge à différents niveaux : le coordinateur de l’orchestre, en lien avec chaque musicien, intervient au niveau de la planification et de l’encadrement ; les équipes de production et de régie sont présentes lors de chaque répétition, chaque concert et chaque tournée ; enfin, la direction générale peut être amenée à arbitrer concernant certaines difficultés. Tout cela demande pas mal de temps.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Dans certaines équipes, il arrive que des personnalités ne s’entendent pas, ce qui peut entraîner des violences si les tensions ne sont pas apaisées. Or, dans un orchestre, les places sont assignées et les musiciens doivent travailler côte à côte. Comment gérez-vous ce type de problème ? Disposez-vous d’accompagnateurs dédiés, issus du service des ressources humaines ?
M. Olivier Mantei. Au sein d’un orchestre, les tensions sont inévitables. Le service des ressources humaines se charge de les apaiser, mais la moitié environ nécessite l’intervention de la direction générale. Nous nous attachons à les atténuer et, le cas échéant, à protéger les personnes. Il existe un protocole, qui est malheureusement assez souvent utilisé.
M. Guillaume Lamas. Nous ne disposons pas d’une personne dédiée au sein d’un pupitre, mais des instances se réunissent chaque semaine ou chaque mois pour identifier les problèmes éventuels, quels qu’ils soient : organisationnels, structurels ou humains.
M. Olivier Mantei. Permettez-moi d’ajouter que nous disposons également d’une commission RPS permanente.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Elle est obligatoire !
M. Olivier Mantei. Elle joue son rôle.
M. Enrique Thérain. Le bureau des musiciens, que j’ai évoqué, gère les problèmes logistiques, qui sont cruciaux dans la vie d’un orchestre. Les problèmes artistiques sont plus complexes à gérer. La référente RH était elle-même musicienne, ce qui ne contribuait pas à une gestion neutre. Conformément aux préconisations de l’enquête interne, nous avons décidé que cette fonction ne serait plus attribuée à un musicien.
M. Pierre Brouchoud. Les chefs de pupitre sont censés jouer un rôle de manager intermédiaire et disposer des compétences de gestion d’un collectif, mais tous n’ont pas reçu la formation ad hoc.
L’orchestre a une double direction, administrative et musicale. Le directeur musical, légitime pour régler les questions artistiques, n’est pas toujours suffisamment impliqué dans la vie du groupe. Nous devons veiller à ce qu’il endosse davantage un rôle d’animateur, qu’il veille à l’ambiance au sein du collectif. Sinon, les problèmes remontent très rapidement à la direction générale.
Mme Charlotte Ginot-Slacik. Les violences sexistes et sexuelles sont déjà en germe au sein de l’OFJ, composé, je le rappelle, de jeunes de 16 à 24 ans. L’été dernier, j’ai été frappée par le nombre de jeunes femmes qui m’ont relaté des microagressions survenues au pupitre, émanant le plus souvent de jeunes hommes remettant en cause leur niveau. Je le répète : il ne faut rien laisser passer, et ce à tous les niveaux de l’organisation du travail. Nous nous efforçons d’y travailler.
La commission d’étudiants que j’ai évoquée se réunit chaque semaine, pendant les sessions. La participation est obligatoire pour tous les membres de l’OFJ, qu’ils relèvent de la production, de l’administration, de la régie ou de l’encadrement. De même, tous les musiciens doivent y être représentés, qu’ils soient solistes ou tuttistes, hommes ou femmes, et quel que soit l’instrument pratiqué. Chaque semaine, les participants chargés de la modération des débats et des comptes rendus changent : ce sont soit des membres de l’équipe soit des étudiants, afin de renverser les rapports hiérarchiques habituels, ce qui permet d’avoir un autre point de vue sur les choix administratifs – nourriture, logement, transport, etc. Ce petit dispositif n’est sans doute pas transposable dans tous les orchestres, mais il a son intérêt.
M. Guillaume Lamas. Je reçois individuellement chacun des musiciens. Au cours de cet entretien informel, qui sort du cadre institutionnel, ils peuvent exprimer leurs attentes et leurs difficultés éventuelles, et parler de leur carrière.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Ne faudrait-il pas des intermédiaires entre vous et eux ? Pour certains, il peut être terrorisant d’aller parler au chef de la structure.
M. Guillaume Lamas. C’est vrai, mais cette démarche répond à une demande de l’ensemble des salariés.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il nous reste à vous remercier chaleureusement pour la qualité de nos échanges. Nous restons à votre disposition si vous souhaitez nous transmettre d’autres éléments avant la fin du travail de la commission d’enquête, dont le rapport sera publié en avril.
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La commission auditionne ensuite Mme Estelle Bault, co-présidente des Scriptes associé.e.s (LSA), Mmes Francine Cathelain et Angèle Pignon, membres de l’association LSA ; Mme Nathalie de Médrano, présidente de l’Association des chargés de figuration et de distribution artistique (ACFDA), et M. Cédric Meusburger, membre du conseil d’administration ; M. Alexis Leclère, co-secrétaire des Assistant.es Opérateur.trices Associé.es (AOA), Mme Aurélie Temmerman, membre de la cellule VHSS de l’AOA, et M. François Valin, premier assistant opérateur prise de vues ; Mme Salomé Gadafi et Mme Laura Marret, membres du collectif Femmes à la caméra.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos auditions en recevant : Mme Estelle Bault, co-présidente de l’association Les Scriptes associé.e.s (LSA) et Mmes Francine Cathelain et Angèle Pignon, membres de cette association ; Mme Nathalie de Médrano, présidente de l’association des chargés de figuration et de distribution artistique (ACFDA) et M. Cédric Meusburger, membre du conseil d’administration ; M. Alexis Leclère, co-secrétaire de l’association des Assistant.es opérateur.trices associé.es (AOA), Mme Aurélie Temmerman, membre de la cellule violences et harcèlement sexistes, sexuels et moral (VHSSM) de l’AOA, et M. François Valin, premier assistant opérateur prise de vues ; et, enfin, Mmes Salomé Gadafi, cadre et directrice de la photographie, et Laura Marret, cheffe-machiniste, membres du collectif Femmes à la caméra.
Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant.
Cette table ronde est l’occasion de s’intéresser de plus près à des métiers moins connus du grand public mais qui donnent son caractère collectif à une œuvre cinématographique ou audiovisuelle. Je vous invite tout d’abord à présenter succinctement vos différents métiers et leurs particularités, puis à faire état de la situation actuelle des violences dans vos professions.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Estelle Bault, Francine Cathelain, Angèle Pignon et Nathalie de Médrano, MM. Cédric Meusburger et Alexis Leclère, Mme Aurélie Temmerman, M. François Valin et Mmes Salomé Gadafi et Laura Marret prêtent successivement serment.)
Mme Estelle Bault, co-présidente de l’association LSA. Nous vous remercions de nous accueillir au sein de cette commission pour recueillir notre témoignage.
Nous sommes scriptes de fiction. À ce titre, nous travaillons sur des longs métrages de cinéma, mais aussi sur des programmes audiovisuels tels que des films unitaires, des séries ou des quotidiennes. Nous sommes cadres et, selon les projets et les accords avec la production, nous pouvons encadrer une équipe qui peut être constituée par une assistante, une scripte de deuxième équipe, d’une scripte faisant du travail de préparation dans un bureau et d’une stagiaire. Mais, en réalité, nous travaillons souvent seul.
La scripte est responsable de la continuité et fait partie de l’équipe chargée de la mise en scène. Elle collabore étroitement avec le réalisateur. Elle participe artistiquement et techniquement à la création du film et supervise la cohérence de tous les éléments de la narration. Elle accorde une vigilance particulière à l’articulation des plans entre eux dans la perspective du montage. Nos tâches consistent par exemple à élaborer une continuité chronologique de l’histoire, que l’on partage avec le reste de l’équipe, à faire une estimation précise de la durée du film, à gérer les raccords de rythme, de mouvement et d’émotion, mais aussi à établir certains rapports pour le montage et la production.
Lors de la phase de préparation, nous travaillons de manière autonome et dans le cadre de réunions avec le reste de l’équipe. Nous ne sommes pas présents pendant toute cette phase, mais en revanche nous le sommes en permanence pendant le tournage, au cœur du plateau, à la face, là où gravitent le réalisateur, son assistant, les comédiens et la caméra.
Nous faisons aussi le lien avec les autres corps de métiers qui sont plus éloignés de la face. Bien que nous communiquions régulièrement avec l’équipe chargée du montage, nous ne participons pas à cette phase ultime.
Notre métier est mal connu, même au sein de la profession, et on peut dire qu’il est à géométrie variable. C’est le réalisateur qui place le curseur. Notre travail peut aller de la simple rédaction de documents jusqu’à l’implication active dans la mise en scène. Tout va dépendre du rapport de confiance, de l’envie d’échanges et de collaboration du réalisateur, mais aussi de sa connaissance de notre champ d’action. Le lien avec le réalisateur est déterminant pour définir les contours de nos interventions, auprès de lui comme du reste de l’équipe – ce qui pourrait expliquer que notre métier n’a pas la même assise que les autres et que, parfois, sa nécessité ne fait pas l’unanimité.
Nous sommes engagés par la production, le plus souvent à la demande des réalisateurs ou cooptés par les directeurs de production ou par d’autres techniciens. Nous passons également souvent des castings auprès des réalisateurs.
En ce qui concerne la formation, il existe un département scripte au sein de la Fémis (l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son). Une école privée propose aussi cette spécialisation, mais elle n’est pas enregistrée dans le répertoire national des certifications professionnelles (RNCP).
LSA a été créée en 2005 pour développer une réflexion collective sur différents thèmes, comme par exemple la transmission, nos conditions de travail et nos relations avec les autres professions de plateau. Nous entretenons aussi des liens avec les syndicats et des institutions. Nous avons ainsi récemment participé à l’actualisation de notre fiche métier publiée par la commission paritaire nationale emploi et formation (CPNEF).
Nous cherchons actuellement un financement pour mener une étude comparative au sujet des emplois sur les plateaux avec deux chercheuses, Rachel Silvera et Fanny Gallot. En effet, en France notre métier est depuis toujours majoritairement féminin. Partant de ce postulat nous voudrions montrer que, comme les autres métiers dits féminins – dont par exemple ceux dits du soin –, notre profession est probablement dévaluée par rapport à des métiers masculins, à responsabilités non pas égales mais comparables.
LSA compte 112 femmes et seulement quatre hommes, scriptes et assistants confondus.
Mme Angèle Pignon, membre de l’association LSA. En effet, notre métier est historiquement issu du secrétariat et il est rattaché à des stéréotypes de genre, comme la minutie, l’empathie, l’attention, la patience, la discrétion, la capacité d’observation et ses corollaires.
Cela dévalorise et rend invisible notre fonction. Nous sommes souvent considérées comme les petites mains ou les femmes de l’ombre du cinéma et l’on nous définit souvent par nos outils de travail – le chronomètre et le Bic quatre couleurs – et par le fait que nous prenons des notes.
Nous avons souhaité être auditionnées parce que cette prédominance féminine peut aggraver notre précarité, notamment lorsque s’y ajoutent certains éléments. Parmi ces derniers figurent notamment le nombre réduit d’offres d’emplois. On ne recrute plus de scriptes pour les documentaires, rarement dans la publicité et pas toujours pour le tournage de longs métrages. On peut aussi faire référence à nos difficultés de négociation avec le directeur de production ou au fait que nous intégrons de manière tardive une équipe déjà constituée. Lors de tournages dans des espaces réduits, nous partageons la zone d’intimité du réalisateur ou de certains techniciens.
De plus, certains éléments supplémentaires doivent être pris en compte, tant pour nous que pour d’autres techniciens. Le lien de subordination est fort avec le réalisateur et le directeur de production, lesquels sont majoritairement des hommes. La partie invisible de notre travail n’est pas valorisée. L’offre de travail est inférieure à la demande, la diminution des budgets dégrade nos conditions de travail et, bien entendu, nous sommes soumises au régime de l’intermittence, avec un emploi discontinu et des contrats courts.
L’accumulation de ces facteurs peut favoriser les discriminations et la violence morale, sexiste et sexuelle. Ainsi, sur quatre-vingt-cinq membres de LSA interrogés, 49,4 % ont déclaré avoir déjà subi des agissements discriminatoires sur un plateau, 77,6 % des agissements sexistes, 44 % du harcèlement sexuel, 19 % des agressions sexuelles et 4 % un viol ou une tentative de viol. Enfin, 50 % des quatre-vingt-deux membres de notre association qui ont répondu à un autre questionnaire ont déclaré avoir été victimes de harcèlement moral.
Nous avons relevé à l’occasion des précédentes auditions que votre commission prenait en compte toutes les formes de violence, dont le harcèlement moral, et nous espérons que votre travail débouchera sur des dispositifs législatifs plus protecteurs afin de mettre un terme aux violences de toute sorte.
Mme Nathalie de Médrano, présidente de l’ACFDA. Je suis chargée de figuration et présidente de l’ACFDA.
Les chargés de figuration sont salariés par la production en amont de tournage. Ils ont pour tâche de rechercher les acteurs de complément correspondant aux besoins d’un film ou d’une série. Cela implique de recruter de quelques dizaines de personnes jusqu’à plusieurs milliers pour les plus gros tournages.
Les chargés de figuration organisent la venue des figurants sur le plateau. Ils sont présents lors du tournage pour encadrer ces derniers et ils transmettent à la production les informations permettant d’établir leur bulletin de salaire. Il n’y a pas de formation : l’apprentissage se fait sur le tas.
L’ACFDA a été créée il y a quinze ans pour nous permettre de nous rencontrer, d’échanger et d’élaborer des outils communs. Elle compte actuellement cinquante et un membres, chargés de figuration ou assistants, dont 70 % de femmes et 30 % d’hommes. Tous les chargés de figuration ne sont évidemment pas membres de l’association, mais nous sommes assez représentatifs de la profession.
Les chargés de figuration travaillent essentiellement pour la fiction – le cinéma, l’audiovisuel et la publicité.
Du fait de notre statut de technicien, nous subissons à peu près les mêmes inconvénients que tous les autres techniciens du tournage. Intermittents du spectacle, nous avons les mêmes problèmes liés à la précarité.
Mais nous souhaitons être entendus par votre commission au sujet des figurants, aussi bien adultes qu’enfants, puisque leur situation spécifique n’a pas été abordée jusqu’à présent lors de vos auditions.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. En effet.
M. Alexis Leclère, co-secrétaire de l’AOA. Je suis deuxième assistant opérateur de prise de vue. Je travaille dans le département caméra, qui est un sous-département de l’image. Je suis également co-secrétaire de l’AOA et ses membres ici présents vont vous présenter les métiers de l’image.
L’AOA a été créée il y dix-sept ans pour fédérer les assistants et les assistantes. Une cellule consacrée au VHSSM a été mise en place depuis un an. Après avoir reçu de nombreux signalements, nous nous sommes dit qu’il était temps de prendre le sujet à bras-le-corps. Nous recevons encore régulièrement des signalements, dont dernièrement beaucoup pour des problèmes de harcèlement moral – mais nous avons eu de tout.
Nous avons transmis votre questionnaire à nos membres et Aurélie Temmerman va vous faire part des résultats. Dans les réponses, nous avons constaté les mêmes proportions que nos collègues des autres associations s’agissant du harcèlement et des actes sexistes et sexuels.
Mme Aurélie Temmerman, membre de la cellule VHSS de l’AOA. Je suis deuxième assistante caméra. Les métiers du cinéma sont organisés en départements et nous faisons partie du département caméra, qui assiste le chef opérateur – ou directeur de la photographie, c’est la même chose – et comprend trois postes : le premier, le deuxième et le troisième assistant.
Sans m’attarder sur le détail des fonctions, je souligne que nous sommes organisés de manière très hiérarchique. On a coutume de dire qu’un plateau fonctionne de manière un peu militaire afin d’éviter de se marcher dessus. Le premier assistant assiste le directeur de la photographie, le deuxième assistant aide le premier et le troisième assiste les deux premiers. Chacun a ses responsabilités, qui sont plus ou moins importantes.
Notre rôle est de faire en sorte que l’image enregistrée soit de qualité. Nous avons plus ou moins de pression puisque c’est nous qui sommes vraiment responsables de la journée de tournage. Certains harcèlements et violences découlent de la pression liée à cette journée et au rôle de la hiérarchie.
M. Alexis Leclère. Le département image est lui-même composé de plusieurs sous-départements. Nous sommes chargés de la caméra, mais il y a aussi des machinistes et des électriciens de plateau. Tout ce monde opère sous les ordres d’un chef opérateur.
Nous travaillons ensemble, mais avec une hiérarchie qui fait que les chefs de poste de chaque sous-département vont exercer une certaine domination sur les personnes qui sont sous leur autorité. Un chef machiniste va avoir quasiment autant de pouvoir qu’un deuxième assistant caméra. Il y a beaucoup de jeux de pouvoir et de relations dans les très grosses équipes qui interviennent sur le plateau.
Comme on vous l’a dit dans nombre d’auditions, ce sont ceux qui occupent le poste de troisième assistant, situé au plus bas de l’échelle, qui sont souvent victimes de pressions et de harcèlement. Ce sont aussi des personnes très jeunes et encore peu formées, qui ne comprennent pas tout à fait les enjeux de pouvoir.
Pratiquement tous les faits qui nous ont été signalés en réponse au questionnaire l’ont été par des personnes occupant un poste en bas de la hiérarchie. Et c’est principalement en leur nom que nous venons témoigner, même si nul n’est à l’abri d’agissements de ce genre.
Mme Laura Marret, membre du collectif Femmes à la caméra. Je suis chef machiniste et je représente le collectif féministe Femmes à la caméra. Il a été créé il y a cinq ans et regroupe environ 200 membres. Sa création fait suite à l’affaire Weinstein et à nos interrogations sur les violences que pouvaient subir les techniciennes, au même titre que les comédiennes.
Le champ de notre collectif s’est largement ouvert depuis. Il regroupe désormais des directrices de la photographie, des cadreuses, des assistantes caméra, des DIT (digital imaging technicians), des électriciennes, des machinistes et des étudiantes en cinéma en section image.
Nous nous réunissons tous les mois et nous organisons aussi des ateliers techniques et des conférences. L’une d’entre elle portait sur les difficultés à concilier carrière et maternité dans nos métiers.
Nous communiquons au sein de nos réseaux pour promouvoir l’image de nos métiers, avec des représentations plus paritaires et plus diverses. Nous avons aussi mis en place une ligne d’urgence afin de pouvoir se contacter les unes les autres en cas de problème sur un tournage.
Mme Salomé Gadafi, membre du collectif Femmes à la caméra. J’ai déjà été auditionnée au titre de ma fonction de secrétaire générale adjointe de la fédération CGT du spectacle, mais j’interviens bien aujourd’hui en tant que membre du collectif Femmes à la caméra.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous avez décrit vos métiers et vous avez commencé à parler des vulnérabilités auxquelles vous êtes confrontés, liées notamment aux pressions et à la féminisation des métiers. Pourriez-vous décrire des situations dans lesquelles se sont produites des violences, que vous en ayez eu connaissance, en ayez été témoin ou les ayez subies vous-même ?
Madame de Médrano, notre commission a abordé la situation des enfants comédiens mais pas du tout celle des enfants figurants. Pourriez-vous tout d’abord nous décrire ce que vous avez mis en place pour eux ?
Mme Nathalie de Médrano. La figuration est notre cœur de métier, même s’il nous arrive de faire des castings. S’agissant de ces derniers, notre association préconise de les faire porte entrouverte, afin que le parent entende ce qui se passe, mais sans être présent pour que cela ne perturbe pas l’enfant.
Nous recrutons les enfants figurants pour les tournages et nous assurons le contact avec les familles. Nous les informons des dates, lieux et horaires. Nous leur demandons les documents pour constituer les dossiers adressés à la direction régionale interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DRIEETS). Nous accueillons les parents et les enfants sur les tournages et, comme pour les autres figurants, nous transmettons dans un premier temps à la production le dossier pour la DRIEETS, puis les éléments nécessaires à la paie.
En fait, nous sommes le lien entre les parents et la production.
Nous sommes soumis à deux contraintes qui peuvent paraître contradictoires, mais qui pourraient ne pas l’être : nous avons besoin de souplesse pour faire travailler les enfants pendant le tournage, mais il faut aussi les protéger davantage.
Les problèmes qui peuvent survenir sont très divers. Ils sont le plus souvent liés au temps de travail. Celui-ci est actuellement limité pour les enfants, mais les règles en vigueur ne sont pas toujours adaptées. Ainsi, les très petits enfants, jusqu’à 3 ans, ne peuvent pas travailler plus d’une heure d’affilée. Résultat : quand ils arrivent toute l’équipe se jette sur eux sans transition pour les habiller et les envoyer sur le plateau. Ils n’ont pas le temps de savoir où ils sont et cela nous paraît dommageable. D’expérience, parce que je l’ai déjà fait, il serait beaucoup plus judicieux de prévoir un temps de présence sur le tournage différent du temps de travail, afin précisément de recourir à un sas qui permette de mieux évaluer l’environnement.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Avec le risque que les enfants attendent beaucoup, parce qu’on sait qu’ils ne sont pas la priorité lors du tournage. Il faudrait trouver un juste milieu. C’est un vrai sujet.
Une précision sur les figurants : peuvent-ils être parfois bénévoles ?
Mme Nathalie de Médrano. Non.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Les règles sont-elles les mêmes pour les enfants figurants et ceux qui ont un rôle, notamment s’agissant des visites médicales et des déclarations auprès de la DRIEETS ?
Mme Nathalie de Médrano. Cela ne se passe pas de la même manière pour les rôles et pour les figurants. L’exigence est moindre pour les enfants figurants. Par exemple, ces derniers ne sont pas tenus de se présenter à la visite médicale auprès de Thalie Santé s’ils travaillent moins de cinq jours. Mais, à part cela, les pièces à fournir pour le dossier sont à peu près les mêmes.
Cela pose des problèmes, car les délais d’instruction par les DRIEETS sont actuellement très longs. On nous demande parfois deux mois à l’avance des éléments que nous n’avons pas encore, comme le nombre d’heures travaillées ainsi que les jours et heures précis de tournage.
Jusqu’à la crise du covid, la DRIEETS de Paris ne demandait pas de visite médicale pour les enfants figurants travaillant moins de cinq jours. On peut en effet se demander si une telle visite est nécessaire alors que Thalie Santé et les médecins sont très sollicités. Nombre de parents se voient ainsi refuser des rendez-vous pour avoir des certificats médicaux, car voir des enfants en bonne santé n’intéresse pas les médecins. Dans les faits, les enfants sont aptes à faire de la figuration pendant un ou deux jours de tournage.
M. Cédric Meusburger, membre du conseil d’administration de l’ACFDA. Il n’y a pas beaucoup de risques à faire de la figuration.
Mme Nathalie de Médrano. Surtout, les enfants sont la plupart du temps suivis médicalement au cours de l’année. L’obligation de visite médicale fait donc partie des éléments constitutifs du dossier demandé par les DRIEETS qui mériteraient d’être assouplies.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. À condition que les enfants soient déjà bien suivis et que l’on en ait la preuve.
Mme Nathalie de Médrano. Certes. Mais des parents nous disent parfois aussi qu’ils se sont adressés au premier praticien disponible parce que le pédiatre de leur enfant n’avait pas voulu leur accorder un rendez-vous pour un certificat médical. Ce genre d’obligation n’apporte donc pas grand-chose.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Qui souhaite relater des expériences de violences et harcèlement ?
M. Alexis Leclère. Je pense que nous avons tous des faits à vous relater. Pour ma part, je vais vous faire part de ceux qui nous ont été signalés de manière anonyme en réponse au questionnaire.
Quarante membres de notre association y ont répondu, sachant que celle-ci compte 71 femmes sur 120 membres. Ce sont principalement des femmes qui ont répondu.
Les sept personnes qui ont parlé d’agression sexuelle sont toutes des femmes, et à chaque fois l’auteur était placé plus haut qu’elles dans la hiérarchie, avec une relation de pouvoir de chef à sous-chef.
Elles ont décrit des baisers non consentis, des gestes déplacés et des attouchements sexuels, principalement après le travail, lors de soirées – phénomène qui vous a déjà souvent été signalé lors de précédentes auditions. Pendant les tournages, une proximité énorme se créé sur une courte période, et beaucoup de pots et de soirées ensemble sont organisés, surtout lorsque l’on est en province.
Un viol et une tentative de viol nous ont été rapportés. La tentative a avorté parce qu’un collègue est intervenu lorsqu’il s’est aperçu qu’une femme était suivie par un homme dans l’hôtel où l’équipe était logée. La victime du viol était quant à elle hébergée par un de ses chefs dans une maison à Paris et il en a profité pour s’introduire dans sa chambre, un soir. Il faut savoir que l’on n’est pas logé lorsque l’on tourne à Paris et que l’on vient de province, alors que c’est le cas en sens inverse.
Une autre affaire concerne une assistante régisseuse, ou même une stagiaire, qu’un comédien s’est permis de plaquer contre un mur pour lui imposer un baiser dans un escalier où il n’y avait personne alors qu’elle l’accompagnait entre la loge et le plateau.
Comme cela a été relevé par d’autres départements, le même schéma se répète inlassablement, avec les mêmes actes.
Même si l’on assiste à un changement énorme à la suite de MeToo, on constate encore beaucoup d’abus. Malgré la présence de gens attentifs, de délégués de plateau et de référents harcèlement, les agissements continuent. Ils sont peut-être plus dissimulés et plus subtils, mais nous avons encore vu l’année dernière des tentatives de harcèlement moral qui se sont transformées en tentatives de harcèlement sexuel lors de soirées.
Mme Laura Marret. Les membres de notre collectif ont également beaucoup répondu au questionnaire et 85 % de celles qui l’ont fait ont déclaré avoir subi un harcèlement sexuel au moins une fois au cours de leur carrière.
Notre collectif regroupe des femmes et des minorités de genre. Il est fait état de blagues grivoises, de propos de nature sexuelle et de plaisanteries ou de commentaires par rapport au physique, que ce soit sur le plateau ou en dehors de celui-ci. Cela va de gestes et propos déplacés à la promesse d’être retenue lors d’un autre projet – sous réserve d’échange de bons procédés, comme ils disent.
Nous avons de nombreux exemples et cela ne s’arrête jamais. Les victimes sont le plus souvent en début de carrière, troisième assistante caméra ou jeune machiniste.
Le harcèlement évolue en fonction des postes. On peut également en être victime lorsque l’on devient cheffe de poste, cheffe opératrice, cheffe machiniste ou cheffe électricienne. Il y a aussi de l’âgisme.
Mme Francine Cathelain, membre de l’association LSA. Témoins impuissants et témoins muets.
J’ai un parcours plus long que les autres intervenants. À mon époque, on ne disait vraiment rien et je pense même qu’on ne voyait rien – c’est-à-dire qu’on voyait mais que l’on restait prostré. Vous en avez entendu parler.
J’ai ainsi assisté au viol d’une actrice lors d’une scène d’amour sans savoir que c’était de cela qu’il s’agissait. La scène se déroulait sous des draps et on ne voyait pas ce qui se passait. Puis, à l’issue de la séquence, l’actrice est partie dans sa loge car elle n’avait plus de plan à tourner. En fin de journée, elle est revenue voir le réalisateur et j’ai constaté qu’elle était en larmes pendant qu’ils parlaient.
On a appris le lendemain que cet acteur avait été au-delà de ce qu’il fallait faire. Je crois qu’il n’y a eu aucune suite. Le réalisateur, qui m’avait d’ailleurs agressée sexuellement en mettant ses deux mains sur mes seins, n’a rien fait. Il n’avait sans doute pas du tout été encadré par la production. Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite et si l’actrice en question en a parlé à la production. C’était il y a environ quinze ans.
Voilà le genre de choses auxquelles nous étions confrontées. On y assistait sans savoir que cela avait lieu et les victimes elles-mêmes ont encore beaucoup de mal à en parler.
Comme cela a été indiqué lors de précédentes auditions, ce problème est lié à la puissance de l’argent et à la difficulté d’arrêter un tournage. Il pourrait être résolu grâce à des clauses assurantielles plus dures et plus engageantes.
On pourrait également imaginer que les producteurs viennent nous voir au début du tournage pour nous parler. Il y a certes des formations, mais cette présence manque car elle pourrait être dissuasive. Elle serait plus humaine que l’attitude distante prise par rapport à ces problèmes, même si l’on sait très bien que tout le monde a envie d’avancer dans le même sens.
M. Erwan Balanant, rapporteur. À vous écouter, j’ai l’impression de voir un de ces dessins qui expliquent la chaîne alimentaire avec l’herbe mangée par l’oiseau, lui-même mangé par le rapace, lui-même mangé par le tigre. J’espère que le tableau qui dépeint les violences du réalisateur sur le comédien qui lui-même exerce des violences sur un membre de l’équipe fait partie d’une époque en partie révolue.
J’ai entendu plusieurs fois que des changements étaient en cours. Comment faire en sorte qu’ils soient plus rapides ? À partir de votre expérience, quelles sont les bonnes pratiques et les éléments juridiques et conventionnels mentionnés lors des précédentes auditions qui pourraient être améliorés ?
Mme Nathalie de Médrano. Il nous semble impératif que le respect dû aux figurants soit évoqué pendant la formation aux équipes de tournage qui est en train d’être mise en place. Les figurants, qui ne sont là que pour un jour ou deux, sont exclus de ces formations. Les équipes techniques et les comédiens doivent donc être alertés sur la vulnérabilité de ces salariés. La violence envers des figurants peut venir des figurants eux-mêmes, des équipes techniques ou des comédiens, de plusieurs niveaux.
Les figurants représentent un peu le plus bas niveau sur un tournage. On ne les connaît pas. Ils n’ont parfois pas le temps de se rendre compte des violences qu’ils ont pu subir ou ils n’ont pas envie d’en parler. Quand ils nous alertent, c’est souvent en fin de journée, au moment de partir.
Je me souviens d’une séquence d’un film d’époque avec des jeunes de 20 ans. Une petite était venue me trouver pour me dire que le garçon avec lequel elle avait dansé un slow pendant la moitié de la journée n’avait pas arrêté de la tripoter. Elle n’avait pas osé intervenir parce qu’elle était raccord et devait reprendre la danse avec la même personne.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. C’est un très bon exemple, qui montre toute la difficulté de la prise de parole.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Je crois comprendre que, sur un plateau, les scripts voient tout et notent tout, même si elles le font bien sûr non pas pour enquêter mais pour s’assurer de la bonne réalisation du film.
Pensez-vous pouvoir être un relais avec ces nouveaux métiers que sont les coordinateurs d’intimité ou les référents enfants pour être en mesure de leur faire des retours après une prise sur ce que vous avez pu observer et qu’ils n’auraient pas nécessairement vu ?
Mme Estelle Bault. Nous ne notons que les informations qui concernent le montage : nous questionnons le sens de ce qui se fait sur le plateau pour s’assurer que, au montage, le film ressemble à ce qui est écrit dans le script et respecte ainsi les intentions de mise en scène du réalisateur. Nous récoltons donc tous les éléments pour construire l’histoire. Certes, nous sommes très proches des comédiens et du réalisateur mais je ne suis pas sûre que cette position soit la plus propice pour témoigner ce qui se passe sur les plateaux.
Nous ne souhaitons pas nous limiter à raconter des anecdotes. Je voudrais cependant souligner qu’il est désormais plus facile d’en raconter parce que les langues se délient et que, grâce aux formations, il est plus facile de qualifier le vécu. Nous nous rendons compte de l’ampleur du phénomène. Notre association a interrogé ses membres : 50 % d’entre eux disent être victimes de harcèlement moral. Celui-ci, qui se manifeste par des petites phrases au quotidien, par une remise en cause de notre utilité et du sens de notre travail ou par l’interdiction d’intervenir, nous fragilise.
Je ne suis donc pas sûre que nous soyons les mieux à même de prendre en charge le lien que vous suggérez. Il revient plutôt au réalisateur ou à la réalisatrice d’être en interaction avec ceux qui performent devant la caméra.
Mme Angèle Pignon. Nous pouvons être des témoins, car nous sommes proches des comédiens et du réalisateur, mais nous ne voyons pas forcément ce qui peut se passer dans les loges ou dans les différentes équipes, même au sein de l’équipe caméra, alors que c’est souvent là que des violences qui ne sont pas visibles par tous ont lieu.
La formation permet de mieux repérer ces violences, mais notre charge de travail sur un plateau est telle que, lorsque des violences ont lieu, il est difficile d’avoir le cerveau disponible et le temps pour recueillir la parole dans les meilleures conditions possibles.
Mme Laura Marret. Pour les scènes intimes, seules trois ou quatre personnes – le chef opérateur, le perchman, le chef machiniste quand il y a des mouvements et peut-être l’assistant caméra – sont présentes sur le plateau. La plupart du temps, le réalisateur quitte la pièce, surtout si la comédienne doit jouer une scène dénudée, et il assiste à ce qui se passe sur le plateau avec le reste de l’équipe derrière un écran, où, parfois l’objectif fait un plan très serré. Très peu de personnes voient ce qui se passe vraiment.
Mme Salomé Gadafi. Il faut bien sûr poursuivre le développement des formations et le poste de coordinateur ou coordinatrice d’intimité est nécessaire, mais il est également important de pouvoir ménager un temps de préparation suffisamment long en amont avec l’acteur ou l’actrice et le personnel de l’image car il ne faut pas grand-chose pour qu’un plan devienne impudique.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Si le coordinateur ou la coordinatrice d’intimité ne travaille qu’avec les comédiens et pas avec le reste de l’équipe, on n’avancera pas beaucoup. Un cadrage peut en effet, à quelques centimètres près, changer complètement la nature du plan.
En outre, il faut être préparé aux scènes d’intimité, qui peuvent parfois être violentes. Le perchman, le cadreur ou le chef électricien doivent pouvoir comprendre le sens de la scène. Cette préparation des techniciens doit-elle être obligatoire ?
Mme Salomé Gadafi. Il est certain qu’une réelle discussion avec les personnes qui mettent de telles scènes en place est nécessaire. Doit-elle avoir lieu à l’occasion du travail avec le coordinateur ou la coordinatrice d’intimité ? Je ne sais pas.
J’ajoute que, même si peu de personnes assistent directement aux scènes d’intimité, on nous impose souvent des commentaires, qui créent une ambiance qui peut être difficile à supporter. Cela doit changer afin que le travail ensemble soit plus agréable.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons constaté lors de nos auditions que certains souhaiteraient que la présence d’un coordinateur d’intimité soit obligatoire alors que d’autres pensent qu’elle doit dépendre de la demande de l’actrice ou de l’acteur.
Vous insistez sur la nécessité d’impliquer les métiers de l’image dans les discussions préalables au tournage d’une scène intime en présence d’un coordinateur ou coordinatrice d’intimité. Dans ces conditions, il faudrait presque le rendre obligatoire.
Mme Salomé Gadafi. Cette présence doit être systématiquement discutée lors de la préparation, mais nous ne nous sommes pas posé la question de savoir si elle devrait être obligatoire pour chaque projet.
M. François Valin, premier assistant opérateur prise de vues. Il n’existe aucun protocole établi et cela peut varier d’un tournage à un autre, ce qui est déroutant : dans certains tournages, les moniteurs sont laissés branchés et tout le monde y a accès alors que dans d’autres, tout sera verrouillé. Tout dépend de la sensibilité de la production ou de la mise en scène.
Mme Nathalie de Médrano. Pour la figuration, le coordinateur d’intimité est très rarement sollicité, alors qu’il peut y avoir des scènes de rapprochement, à l’exemple de la scène de danse dont j’ai parlé. La présence d’un coordinateur d’intimité me semble pourtant indispensable pour toute scène impliquant un rapprochement des corps, même habillés, pour les comédiens comme pour les figurants. J’ajoute qu’il peut arriver que des comédiens, par peur de passer pour des empêcheurs de tourner en rond, renoncent à demander un coordinateur d’intimité alors qu’ils le souhaiteraient.
M. Cédric Meusburger. Dernièrement, avant une scène de danse avec des figurants plutôt jeunes, j’ai fait un petit discours pour demander à tous les participants de faire attention à cette scène de proximité pour éviter tout geste déplacé. Aujourd’hui, nous sommes alertés et nous communiquons nous-mêmes.
Il reste que la présence d’une coordinatrice ou d’un coordinateur d’intimité peut être nécessaire pour la figuration. Je pense notamment à une série où le comédien principal se baladait au milieu d’une orgie. Nous nous sommes alors rendu compte du travail demandé. Les gens sont vraiment protégés par la présence d’une coordinatrice d’intimité.
Mme Laura Marret. Je souhaite mettre l’accent sur la préparation car il arrive que la coordinatrice ou le coordinateur d’intimité ne vienne sur le plateau que le jour du tournage, en ayant très peu travaillé en amont avec les comédiens. Certaines comédiennes m’ont ainsi rapporté s’être senties encore plus mal à l’aise avec cette personne qui leur demande de parler de leur intimité alors qu’elles ne la connaissent pas et qu’elles n’ont pas pu préparer la scène.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La présence du coordinateur d’intimité doit donc selon vous être proposée de manière systématique, mais ne doit pas être rendue obligatoire.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous avons parlé des tournages, mais ce n’est pas là qu’il y a le plus de violence.
Chacun se retrouve à partager, sur un temps concentré, des moments avec une équipe qui, le plus souvent, ne sera pas la même que celle du film suivant. Cela peut être des moments de fatigue mais aussi des moments de fête au cours desquels la consommation d’alcool ou de drogue peut aggraver les choses. Que préconisez-vous pour accompagner le lien entre la vie professionnelle et la vie personnelle lors de tels moments et protéger ainsi les différentes équipes, y compris ceux qui, étant au bas de l’échelle, sont les plus vulnérables ?
Mme Laura Marret. Il y a autant de violences morales et sexuelles sur les plateaux qu’en dehors, lors de fêtes par exemple. Il peut s’agir de remarques désobligeantes à peine arrivé sur le plateau, puis du soir au matin.
M. François Valin. Nous avons fait une petite synthèse décrivant l’ambiance afin de vous aider à mieux comprendre les conditions de travail.
Chaque tournage est unique et, quand on commence un film, tout est à faire et à refaire. Le premier jour d’embauche, il y a le stress de savoir si on connaît déjà des gens ou si on arrive en territoire inconnu. Lorsque nous sommes amenés à nous déplacer, ce qui est le cas pour de nombreux films, nous nous retrouvons loin de nos familles et nous perdons nos habitudes du quotidien pour nous retrouver pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec des collègues que nous ne connaissons pas forcément.
Nous mangeons ensemble, nous dormons ensemble – il n’est pas rare que nous nous retrouvions dans des lieux confinés, comme des gîtes ou des appartements partagés – et partageons toutes les activités pour se relâcher – pots, soirées, week-ends. Nous nous retrouvons dans une sorte de bulle où la proximité est très grande.
On parle souvent de tunnel quand on commence un projet parce que les rythmes sont denses, et les horaires compliqués car ils évoluent en dents de scie : on peut se retrouver à travailler de jour, puis de nuit, ou à faire des mix avec de nombreuses heures supplémentaires. On accumule alors beaucoup de fatigue d’autant que les conditions de tournage peuvent parfois être difficiles – en montagne, en forêt ou en mer, dans le froid ou la chaleur.
Tout cela pour dire qu’un tournage est quelque chose de déboussolant et de fort en émotions. Ce que nous partageons est hors norme et émulsionne beaucoup les rapports humains. Les liens qui se créent sur un plateau sont en effet intenses et, très vite, deviennent souvent très familiers. Cette alchimie peut entraîner des dérives, qui peuvent être maladroites et parfois, hélas, malveillantes. Elles sont difficiles à gérer parce que nous ne sommes pas formés à tout cela. Nous n’en sommes parfois même pas conscients.
La barrière professionnelle peut être rompue. Il existe alors plusieurs cas de figure.
Il y a ceux qui ne gèrent pas le stress du poids de leur poste ou des conditions de travail et qui peuvent avoir une réaction ou un comportement inadapté pour faire face à la vie sur un plateau ou à un problème au sein d’une équipe.
Il y a ceux qui profitent de leur statut pour avoir un comportement dominant-dominé. On le voit dans tous les départements, par exemple entre le chef opérateur et le premier assistant ou entre le premier assistant caméra et le troisième assistant. C’est ce qui ressort le plus dans les chiffres de nos plaintes et de nos observations.
Enfin, il y a ceux et celles qui ne supportent pas de travailler avec une personne du sexe opposé ou avec une personne dont le profil – apparence physique ou style – ne plaît pas ou, au contraire, donne de l’appétence à un prédateur.
Conséquences de tout cela : des attitudes maltraitantes ou malsaines qui entraînent le harcèlement sexiste, sexuel ou moral.
Dernier point, comme nous sommes tous des intermittents du spectacle, nous misons sur le fait qu’un tournage ne dure jamais que deux mois et qu’après, c’est fini – nous ne pourrions pas tenir comme cela en CDI. Mais une telle attitude est stérile, car elle ne résout pas le cynisme psychologique et n’arrête pas la personne qui persécute. Or, comme nous sommes en vase clos, nous serons amenés à travailler de nouveau avec cette personne.
Ces comportements sont encore bien présents. Certes, l’évolution est positive puisqu’il y a plus de mixité, de dialogue et d’outils. Toutefois, ils ne sont pas toujours adaptés et il reste beaucoup à faire.
M. Alexis Leclère. Ces conditions créent le terreau du harcèlement moral qui, très souvent, entraîne du harcèlement sexuel. Les formations sur le harcèlement devraient être rendues obligatoires. On constate que les suivis médicaux ont été de plus en plus espacés – on est passé de deux ans à quatre ou cinq ans – alors qu’ils pourraient être l’occasion d’en remettre une couche sur le harcèlement moral et sexuel.
De nombreux organismes de formation ont récemment été créés et certaines productions rendent ces formations obligatoires, mais, souvent, elles ne le sont pas pour les chefs de poste qu’on entend alors dire : « Je suis désolé, j’ai beaucoup de travail, je fais déjà plus de 80 heures par semaine … ». Ce sont pourtant les personnes les plus concernées. Rendre ces formations obligatoires pour les techniciens et les techniciennes me semble être une bonne base, d’autant qu’elles sont payées, notamment par l’Assurance formation des activités du spectacle (Afdas).
Les référents et les référentes harcèlement sont systématiquement des gens du plateau, qui ont déjà un métier et qui sont donc déjà pris par beaucoup d’autres choses. Un tournage est comme un oignon et, selon où l’on se trouve – face sur le plateau, arrière dans les bureaux –, il ne se passe pas la même chose. Les infirmiers de plateau, qui sont courants aux États-Unis mais qui n’ont travaillé en France que pendant le covid, nous semblent être les personnes les plus adaptées pour exercer les fonctions de référent harcèlement de façon indépendante. J’insiste sur ce point, car le manque d’indépendance rend les choses très compliquées.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il me semble logique et humain – certains trouveront cela un peu bisounours – de prévoir un poste de responsable de la « bonne vie » du plateau. Il pourrait s’agir du directeur de production, puisqu’il représente le chef employeur et qu’il s’occupe déjà des horaires et du respect des feuilles de service, mais également des accroches qui peuvent survenir, par exemple entre le décorateur et le chef opérateur pour des questions de délais.
Un tel poste, dont le nom m’échappe, existe déjà aux États-Unis. Pensez-vous qu’il pourrait être développé en France ? Il nécessiterait d’avoir une vision panoramique de tous les postes et de toutes les problématiques, ce qui serait très compliqué.
M. Alexis Leclère. Oui. Nous cherchons d’ailleurs à pallier l’absence d’un tel poste avec les délégués de plateau et les référents harcèlements. Cela étant, je ne pense pas que cette responsabilité doive revenir au directeur ou à la directrice de production, qui a déjà beaucoup de choses à gérer. Si l’on voit le tournage comme un sablier avec en haut, la production et en bas, les techniciens, il se retrouve exactement au centre. Nous sommes tous d’accord dans l’association pour dire que les référents harcèlement, dans leur format actuel, ne devraient jamais être des directeurs ou directrices de production, ou des gens ayant beaucoup de pouvoir, comme des réalisateurs ou des réalisatrices. Ces fonctions doivent être exercées par un technicien ou une technicienne.
Je prêche pour que le poste que vous décrivez et dont le nom m’échappe également existe. Il s’agit notamment de gérer la sécurité, d’autoriser des accroches, de vérifier les horaires. C’est d’autant plus primordial que les journées sont de plus en plus intenses. Ce n’est pas du tout « bisounours » que de penser au bien-être des personnes.
Sur la formation, les techniciens et les techniciennes doivent certes être formés, mais les personnes les plus fragiles sont celles qui sortent de l’école. Cela se met tout doucement en place dans les écoles de cinéma. De même des organismes de formation comme l’Atelier Marcelle commencent à réfléchir à des interventions dans les écoles et de plus en plus de directeurs et directrices pédagogiques pensent à intégrer ces formations dans le cursus. Quant à nous, nous réfléchissons, au sein de notre cellule dédiée au harcèlement sexiste, sexuel et moral, à des masterclasses sur ce sujet. Il reste que, pour l’instant, rien n’est encore fait et le public le plus vulnérable arrive dans le milieu sans être formé et n’a aucune idée ce qui l’attend.
Mme Francine Cathelain. À propos de la formation, je voudrais signaler qu’il n’y a aucune obligation ni aucune sanction dans l’audiovisuel alors qu’en 2023, ce secteur employait 109 463 intermittents, contre 69 081 dans le cinéma.
Par ailleurs, il me semble que le dispositif ne s’applique pas aux tournages à l’étranger, qui représentent pourtant 20,7 % des films. Il ne s’applique qu’aux films majoritairement français ou intégralement tournés en France.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous notons l’alerte.
Mme Francine Cathelain. À l’instar de ce qui se pratique dans de nombreux autres pays – j’ai pu personnellement le constater au Maroc –, il serait souhaitable que la présence d’un médecin ou d’un infirmier soit obligatoire pour chaque jour de tournage car nos métiers sont quelque peu dangereux. Un infirmier ou une infirmière ayant reçu une formation spécifique pourrait être le référent. En tout cas, ces fonctions ne devraient être exercées que par une personne extérieure. En effet, des amitiés et des inimités se nouent toujours sur les tournages et il peut être compliqué pour une victime d’aller parler avec cette personne après un conflit ; il faut également éviter la subordination financière à la production ; enfin, la personne doit disposer de temps pour gérer les différents problèmes.
Mme Salomé Gadafi. Sur cette question, nous avons eu de nombreux retours : certaines personnes ne sont pas à l’aise avec la présence du référent ou de la référente sur le plateau alors que d’autres s’en trouvent rassurées.
Nous avons donc réfléchi à la possibilité de créer des binômes composés d’une personne sur le plateau et d’une autre à l’extérieur, toutes deux formées. Le référent peut en effet ne pas être systématiquement à même de recevoir un témoignage. S’il se sent débordé, il doit pouvoir être en mesure de conseiller à la victime une autre personne qu’elle pourrait immédiatement voir.
S’agissant de la formation, chaque année, le collectif Femmes à la caméra tient un stand au Micro Salon. De nombreux étudiants viennent nous y rencontrer et nous demandent d’intervenir dès l’école sur les violences sexistes et sexuelles et, plus généralement, sur le droit du travail.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons abordé ce point avec des représentants de la Fémis. Nous ne l’avons pas fait s’agissant de vos écoles. Il faut y revenir.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Concernant le référent VHSS, les formatrices que nous avons auditionnées ce matin, qui dispensent des formations pour le CNC, considèrent qu’il n’existe pas de bonne solution car ce rôle est mal défini. Il s’agit soit de personnes de très bonne volonté qui subissent de fortes pressions et endossent une responsabilité qui incombe à l’employeur, soit de personnes qui ont un lien très étroit avec ce dernier et qui mettront le couvercle. Le meilleur moyen de libérer la parole et de faire en sorte qu’elle soit entendue est de prévoir plusieurs portes d’entrées et un point d’atterrissage clair. Comment protéger les personnes qui signalent ces faits, qu’elles soient ou non référent ? Avez-vous réfléchi à des dispositifs visant à les protéger? Avez-vous des exemples de cas où les personnes ayant parlé ont subi des représailles ?
En matière de droit du travail, quelles sont les relations entre les associations que vous représentez et les syndicats ? Quels sont le degré de représentation des travailleurs et le poids des syndicats ? Plusieurs lois ont en effet été adoptées ces dernières années qui ne vont pas dans le sens d’une meilleure protection et d’une meilleure représentation des travailleurs.
Dans d’autres secteurs d’activité, en cas de manquement, on peut s’appuyer sur les syndicats, le CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) et l’inspection du travail. Sont-ils présents ou existe-t-il des failles à combler ?
Mme Laura Marret. Nous nous sommes beaucoup interrogés sur la protection des personnes qui aideraient les victimes et qui dénonceraient les agissements. Le problème est qu’il n’existe aucune protection. Notre métier est précaire, nous sommes des intermittents du spectacle. Lorsqu’on commence sa carrière – et même après quelques années –, on peut avoir peur d’être blacklisté par les directeurs de production, qui auront tendance à noyer le poisson.
J’ai déjà connu des situations où l’on demandait à la personne de tenir jusqu’à la fin du tournage. Or certaines n’y parviennent pas : elles n’arrivent plus à manger, à dormir, à avancer. Parfois, la victime n’ose pas aller au bout de la démarche. Alors que le référent entamera un dialogue avec elle car il aura vu qu’il se passait quelque chose, elle lui demandera de ne rien dire parce qu’elle ne veut pas avoir de problème, parce qu’elle ne veut pas être celle qui dénonce, qui ennuie tout le monde et qu’on ne rappellera plus alors qu’elle commence à peine à travailler.
M. Alexis Leclère. Le référent ou la référente harcèlement doit relever d’un organisme indépendant, qui n’est pas choisi par la production. C’est le seul moyen de protéger ces personnes, dont la responsabilité sera lourde. Une personne employée par un producteur aura toujours des problèmes à gérer avec la production.
Une de mes collègues, confrontée à un problème avec un comédien sur un tournage, l’a dénoncé à la production qui a tout fait pour enterrer cette affaire afin que rien ne s’ébruite. D’abord, on lui a demandé de se taire ; ensuite, on l’a traitée de « chieuse ». Et lorsqu’elle s’est débattue, on lui a reproché de vouloir tuer le film. Elle est persuadée de s’être grillée. Or ce blacklistage est totalement illégal. De telles pratiques sont vécues quotidiennement par de nombreuses personnes.
Les syndicats, comme l’inspection du travail, sont des instances auxquelles nous avons recours qu’en cas d’extrême nécessité. Nous souhaitons régler les choses entre nous car tout se sait dans ce milieu et que nous risquons d’être embauchés de nouveau par cette société de production. Nous avons très peur de nous mettre en avant. Faire appel à un syndicat représente un grand pas pour de nombreuses personnes.
M. Cédric Meusburger. Le lien de subordination pose également problème s’agissant du référent enfant. Celui-ci pourrait être nommé, formé et labellisé par la DRIEETS à laquelle il « rendrait des comptes » régulièrement, afin d’éviter la pression d’un producteur ou d’un directeur de production.
Mme Francine Cathelain. Le statut de lanceur d’alerte du référent est inopérant dans nos professions. C’est grâce au réseau qu’on décroche un boulot mais c’est aussi à cause de lui qu’on n’en aura pas car tout se sait et que les blacklistes existent.
Mme Nathalie de Médrano. Je suis d’accord s’agissant des limites de la protection des lanceurs d’alerte. Même si je crois beaucoup en la formation des équipes, j’aimerais que le producteur ou la productrice s’engage plus clairement à protéger les lanceurs d’alerte, qui seraient entendus et non pas sanctionnés ; cela reste un vœu pieux.
Par ailleurs, en général, les associations ont régulièrement des relations avec les syndicats et le CCHSCT – c’est notamment le cas de l’ACFDA. Plusieurs d’entre nous ont adhéré en parallèle à des syndicats. Nous commençons à avoir des contacts avec l’inspection du travail mais nous ne connaissons pas les inspecteurs. Le numéro de l’inspection du travail fait partie des numéros qui pourraient être plus largement diffusés.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Il existe de nombreuses pistes sur lesquelles nous devons avancer. Désormais, lors de chaque tournage, deux sessions de formation – une sur place et une autre en distanciel –, d’une durée d’une heure et demie chacune, seront organisées pour mettre toute l’équipe à niveau. Que pensez-vous de ce dispositif qui va plutôt dans le bon sens ?
S’agissant de la libération de la parole, certaines personnes ne se rendent pas compte de la gravité de leurs propos – je pense notamment à la répétition de blagues lourdes. J’espère que les formations leur permettront d’en prendre conscience. Comment peut-on encourager les personnes formées à intervenir tout de suite auprès de celui qui a tenu ce genre de propos ? J’ai l’impression que franchir ce pas est difficile dans votre milieu professionnel.
Mme Francine Cathelain. La personne en question se bornera à répondre qu’on ne peut plus rien dire aujourd’hui et rien ne changera.
Mme Estelle Bault. S’agissant des fêtes organisées le soir, elles permettaient de désamorcer les conflits et de dresser un bilan de la journée – les dérives sont évidemment inadmissibles.
Les liens tissés à l’extérieur du plateau sont aussi le moyen de construire un réseau et de se faire apprécier par ses collègues, qui pourront ainsi nous recommander pour d’autres projets. La frontière entre le travail et ces moments est poreuse.
C’est surtout le temps qui manque. Pendant la crise du covid, nous avons tous eu peur de disparaître car nous ne savions pas comment le travail serait réparti sur le plateau. Après le covid, nous avons beaucoup travaillé, mais dans des conditions bien plus difficiles : les temps de tournage ont considérablement diminué, ce qui provoque des violences entre nous. La pression du temps et des conditions de travail est compliquée à gérer.
S’agissant de la représentativité des salariés, les élections au sein des TPE se sont récemment déroulées. La représentativité au sein de notre profession pousse à nous interroger puisque seulement ceux qui ont travaillé au mois de décembre de l’année précédente peuvent voter. Or c’est précisément le mois durant lequel nous travaillons le moins. Seule une portion très congrue des techniciens de plateau peut donc s’exprimer.
Mme Aurélie Temmerman. Nous sommes très favorables au conditionnement des aides du CNC au suivi d’une formation relative à la lutte contre les VHSSM par les équipes de tournage. Néanmoins, les films de cinéma bénéficiant d’une aide du CNC ne représentent pas la majorité des productions audiovisuelles.
Les films produits par une plateforme – Amazon, Netflix ou Apple – relèvent en effet du secteur audiovisuel. Or les exigences sont les mêmes – les tournages sont parfois plus longs que ceux d’un film de cinéma. Ces plateformes sont donc soumises à la convention collective nationale de la production audiovisuelle qui ne prévoit aucune formation. Certes, Netflix organise une formation obligatoire d’une heure au cours de laquelle un PowerPoint est diffusé mais certains membres de l’équipe n’y assistent pas. Les formations, c’est très bien mais elles devraient être étendues à l’ensemble du secteur audiovisuel dans lequel nous travaillons beaucoup.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Monsieur Leclère, la référente qui avait bien rempli sa mission a-t-elle été ostracisée ainsi qu’elle le craignait ? Que proposez-vous pour protéger les référents ? Si les référents qui remplissent leur mission sont blacklistés, cela devient très compliqué compte tenu du niveau de cynisme atteint.
Les formatrices que nous avons auditionnées ce matin ont proposé des solutions. Elles ont expliqué qu’il était très compliqué faire peser sur les épaules d’une seule personne la responsabilité de recevoir la parole et celle d’obtenir une sanction de la production et de la réalisation. Quelles seraient vos préconisations en la matière ?
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Lorsque nous sommes soumis à du stress, nous pouvons être amenés à céder à la violence. Certaines microviolences sont en effet gérées, monsieur le rapporteur, dans le cadre de la médiation. Mais comme il existe un continuum de violence, les microviolences sont aussi parfois le symptôme de violences beaucoup plus graves. Une maladresse peut, en réalité, dissimuler un délit voire un crime. Dans ce cas, la médiation ou l’arrangement entre collègues pourrait s’apparenter à de la complicité. Comment faire en sorte que la peur change de camp ? À quelles conditions pourrait-on blacklister un producteur qui ne respecte pas ses engagements ? Qui pourrait le faire ?
L’arrêt des tournages ou la mise à l’écart de quelqu’un fait peur, nécessite des aménagements et coûte cher. Cela nous renvoie à la question des assurances. Si les mesures prises en cas de problème sur un tournage se généralisaient, pourrait-on envisager que des compagnies d’assurance pénalisent le producteur ou la productrice dont les tournages ont déjà fait l’objet de plusieurs signalements ? Comment faire en sorte que cela coûte plus cher à la personne qui n’a pas agi ?
Mme Laura Marret. La plupart du temps, ce sont celles et ceux qui occupent des postes en bas de la hiérarchie qui sont victimes de harcèlement et qui ne sont pas couvertes par des assurances car la production les considère comme remplaçables. De nombreuses productions trouvent des arrangements avec ces personnes : il est en effet beaucoup plus facile de remplacer une personne qui pose problème car elle a dénoncé son agresseur – si elle ou il ose le faire – plutôt que de perdre une énorme somme d’argent en arrêtant le film car l’agresseur serait un comédien, un réalisateur ou quelqu’un considéré comme irremplaçable.
Si l’agresseur est un comédien ou un réalisateur et que la moitié du film a déjà été tournée, le producteur considérera que le film ira tout droit vers la banqueroute, même si les mentalités ont un peu évolué sur ce point. Le problème, c’est que ce sont les puissants qui ont l’argent et qui décident. Ce sont nos employeurs tandis que notre statut d’intermittent induit une précarité de l’emploi. C’est la moralité de chacun qui est en jeu ; si l’on dénonce un agissement, on prend soi-même un risque.
M. Alexis Leclère. Madame la présidente, vous avez posé une excellente question à laquelle il est difficile de répondre. C’est au bon vouloir des employeurs. C’est partout pareil : certains font bien les choses – ils mettent à l’écart des réalisateurs, ils prévoient des mesures – quand d’autres préfèrent enterrer les affaires. Lorsque le référent harcèlement fait un signalement à l’employeur, personne d’autre n’est au courant. Quant aux rapports de production, où sont notamment recensés les accidents du travail et de nombreux autres éléments, ils ne sont pas publiés et restent entre les mains de la production. Leur contenu est tenu secret.
Je ne sais quelle solution proposer – il serait interdit d’établir un fichier national dans lequel des agissements seraient dénoncés.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La seule solution est que la responsabilité ne repose pas uniquement sur les épaules des référents.
M. Alexis Leclère. Les référents pourraient être affiliés à des organismes indépendants.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. On pourrait envisager que les référents soient membres de collectifs et que la responsabilité de la production soit engagée tout de suite.
M. François Valin. La présence de référents extérieurs constituerait un immense progrès. Si le référent fait partie de l’équipe de tournage, cela crée un imbroglio. Les scripts ne peuvent exercer cette fonction car c’est une énorme responsabilité.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. La présence de référents résoudra-t-elle pour autant le problème ? Un référent extérieur pourrait ne pas être de nouveau embauché sur un autre film.
M. François Valin. Le référent extérieur communiquerait différemment et prendrait une certaine distance contrairement à une personne qui travaille sur le tournage. Du reste, il est compliqué de se plaindre à une personne qui fait partie de l’équipe.
Mme Nathalie de Médrano. Sur le modèle du responsable enfant, on pourrait établir une liste de personnes formées et agréées, payées par la production mais placées sous la tutelle du CNC. Le référent harcèlement n’aurait ainsi pas de lien de subordination avec le producteur.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il pourrait ainsi perdre son titre de référent s’il n’accomplissait pas sa mission.
Mme Nathalie de Médrano. Exactement. Pour éviter toute connivence avec le producteur, le CNC pourrait désigner le référent pour un tournage donné.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Peut-être peut-on avancer sur la régulation dans l’audiovisuel et sur les plateformes dans le cadre de la négociation des accords relatifs à la chronologie des médias ?
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le CNC verse des subventions aux entreprises du secteur de l’audiovisuel qui doivent donc être soumises aux mêmes contraintes en matière de formation. Nous allons le vérifier.
Vous proposez en quelque sorte de créer un corps de référent harcèlement. Je regretterais qu’on en arrive à cette solution. Cette profession, telle que vous l’avez décrite, existe déjà dans le monde du travail : il s’agit de l’inspecteur du travail. Quant aux référents du monde du travail, ce sont des employés de la structure. Ils sont formés et bénéficient d’une protection, ce qui change tout effectivement.
En tout état de cause, votre proposition soulève une question car les pouvoirs publics n’ont pas vocation à payer des référents intervenant dans un secteur privé.
M. François Valin. Notre secteur est l’un de ceux où les accidents sont les plus nombreux en raison de la variété d’activités qui se déroulent sur un plateau. La personne chargée de la sécurité et de la bienveillance pourrait occuper la fonction de référent harcèlement. Il pourrait s’agir d’un infirmier. Des grosses productions qui ont de l’argent ont opté pour ce dispositif, qui ne peut sans doute pas être appliqué par toutes.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le producteur a pour obligation légale d’assurer la sécurité de ses employés. C’est à ce titre qu’il devrait employer une personne qui garantisse que le tournage se déroule dans de bonnes conditions. Faut-il consacrer plus de moyens à la direction de production sur le tournage ? Nous devons continuer à avancer sur ces sujets. L’ensemble de la filière, éclairée par vos expériences, doit y réfléchir.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour le temps que vous avez consacré à la commission et pour vos propositions. Si d’autres émergeaient à la suite de cette audition, n’hésitez pas à nous les envoyer. Nous pourrons également vous poser des questions complémentaires. Le rapport sera publié au mois d’avril.
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La commission auditionne enfin Mme Anaïs Condado, présidente de l’association Réinventer la nuit, Mme Paloma Colombe, directrice, et Mme Laure Togola, membre de l’association ; Mme Mélanie Gourvès, directrice des Catherinettes, et Mme Anna Batogé, co-fondatrice ; Mme Domitille Raveau, co-fondatrice de l’association Consentis, Mme Clémentine Roul, coordinatrice des actions de prévention au sein de l’association, et Mme Julie Lalloué, co-coordinatrice et formatrice au sein de l’association ; M. Jean-Michel Aubry Journet et Mme Rose Lamy, co-fondateurs de @musictoofrance ; Mme Flore Benguigui, membre du collectif Cherchez la femme.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous poursuivons nos auditions en nous intéressant au secteur de la musique, qui n’échappe pas, hélas, au fléau que constituent les violences morales, sexistes et sexuelles sur le lieu de travail.
Je remercie chaleureusement pour leur présence Mme Anaïs Condado, présidente de l’association Réinventer la nuit, Mme Paloma Colombe, directrice de cette association, et Mme Laure Togola, membre de l’association ; Mme Mélanie Gourvès, directrice des Catherinettes, et Mme Anna Batogé, co-fondatrice de cette association qui a pour objet de former les équipes qui organisent des événements festifs à la prévention des violences sexistes et sexuelles (VSS) ; Mme Domitille Raveau, co-fondatrice de l’association Consentis, qui sensibilise les professionnels et les publics des lieux festifs aux VSS, Mme Clémentine Roul, coordinatrice des actions de prévention, et Mme Julie Lalloué, co-coordinatrice et formatrice au sein de cette association ; M. Jean-Michel Aubry Journet et Mme Rose Lamy, cofondateurs du collectif @MusicTooFrance, créé en 2020 pour dénoncer les VSS dans l’industrie musicale ; Mme Flore Benguigui, artiste interprète et membre du collectif Cherchez la femme, qui donne la parole aux femmes dans l’industrie de la musique en France, que nous sommes ravis de retrouver sous cette casquette.
La musique n’est pas épargnée par les violences, pour des raisons qui ont été exposées devant notre commission. Nous sommes donc ravis de vous accueillir pour faire le point avec vous sur la situation actuelle et trouver des voies d’amélioration. La première question que je vous poserai est la suivante : combien de témoignages de victimes avez-vous reçus depuis la création de vos collectifs ?
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Mesdames, monsieur, avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, qui dureront environ une heure trente, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Anaïs Condado, Mme Paloma Colombe, Mme Laure Togola, Mme Mélanie Gourvès, Mme Anna Batogé, Mme Domitille Raveau, Mme Clémentine Roul, Mme Julie Lalloué, M. Jean-Michel Aubry Journet, Mme Rose Lamy et Mme Flore Benguigui prêtent successivement serment.)
Mme Anaïs Condado, présidente de l’association Réinventer la nuit. Nous vous remercions de nous permettre de mettre en lumière les problématiques concernant le milieu musical et festif et le spectacle vivant. Nous espérons que votre commission d’enquête fera bouger les lignes.
Il y a un an et demi, des artistes et professionnels du secteur musical ainsi que des associations se sont regroupés à la suite d’une énième situation de harcèlement et de violence subie par Paloma Colombe. Ce groupement a pour objectif de tirer la sonnette d’alarme s’agissant des violences sexistes et sexuelles vécues par les femmes et les minorités de genre de ce milieu, en publiant un manifeste signé, à ce jour, par plus de 600 artistes. Les membres de ce groupement ont ensuite créé une association loi de 1901, Réinventer la nuit, afin de mener des actions concrètes, que nous détaillerons ultérieurement. Cette association fonctionne grâce l’implication de sept personnes, dont un tiers-temps en free-lance, et à une subvention de la ville de Paris, que nous remercions chaleureusement pour son soutien.
Mme Laure Togola, membre de l’association Réinventer la nuit. Nous sommes des DJ et des professionnels du secteur des musiques actuelles, plus particulièrement électroniques ; nous travaillons donc dans le milieu festif et nocturne. Nous parlons des personnes sexisées au sens large, c’est-à-dire des personnes qui subissent des discriminations liées à leur genre, mais nous avons vocation à intégrer toutes les personnes minorisées dans nos actions. Réinventer la nuit souhaite améliorer ainsi les conditions de travail des artistes, DJ, techniciens et techniciennes, ingénieurs lumière et son, chargés de production, barmaids et personnels de sécurité.
Mme Paloma Colombe, directrice de l’association Réinventer la nuit. DJ depuis 2012, j’exerce cette activité à titre principal depuis 2017. Je suis également programmatrice musicale et professeure de DJing.
Je souhaite vous livrer quelques-unes de mes expériences pour illustrer la raison d’être de notre association.
Le 10 juin 2023, à la suite d’une performance dans une salle de concert parisienne, j’ai vécu une énième situation de harcèlement sexiste. Pendant mon DJ set, plusieurs personnes du public ont tenté de s’introduire dans la cabine où j’officiais qui se trouvait, pour cette soirée, au centre de la salle et était dépourvue de dispositif de sécurité. Ces personnes m’ont hurlé dessus, ont insulté et intimidé mes proches. Je me suis retrouvée seule et vulnérable, sans que les organisateurs m’aident ou réagissent. J’ai ainsi décidé, après avoir vécu pendant plus de dix années des situations de violence, de sortir du silence.
J’ai donc pris la parole sur mon compte Instagram ; cette publication a suscité un certain écho : reprise dans les médias spécialisés et généralistes, elle a rendu visible une problématique pourtant très répandue. Il est rare que je sois accueillie dans des conditions qui me permettent de me sentir suffisamment en sécurité pour exercer mon activité sereinement. J’ai d’ailleurs souvent voulu arrêter ce métier.
Depuis le début de mon parcours, j’ai subi des violences sexistes et sexuelles dans les divers lieux où j’ai mixé, quelle que soit leur nature : restaurants, bars, festivals, institutions culturelles ou musées. Ces violences consistent en des attouchements non consentis, voire des agressions sexuelles, des agressions verbales, l’expression d’un mépris, la décrédibilisation de mes compétences professionnelles – on me dit très couramment que je mixe bien pour une fille – et la sexualisation, par des commentaires non consentis sur mon physique, la prise ou la perte de poids ou la tokenisation.
Nous sommes, en effet, souvent réduites à notre statut de femme ou de femme racisée. Ainsi, le programmateur d’un grand festival français m’a, un jour, expliqué m’avoir choisie pour sa soirée parce qu’il cherchait « une “DJette” épicée », mêlant au sexisme cette forme particulière de racisme qu’est l’exotisation puisque je suis d’origine franco-algérienne.
À part quelques rares DJ qui peuvent se permettre, en raison de leur notoriété, de demander la prise en charge des frais d’un accompagnateur, nous sommes souvent seules, la nuit, dans des environnements que nous découvrons, ce qui ajoute à notre sentiment de vulnérabilité et d’insécurité. La barrière entre ce qui relève du professionnel et ce qui relève du personnel est souvent fine. Ce phénomène est accentué par le fait que nous travaillons souvent la nuit et par la présence d’alcool et de stupéfiants dans notre environnement.
Les violences que nous subissons sont particulières en ce qu’elles peuvent être le fait tant des organisateurs ou des programmateurs de la soirée que des directeurs d’établissement, des agents de sécurité, des techniciens chargés de la lumière ou du son de nos DJ sets ou du public. Le lien de subordination peut être un facteur aggravant. En tant que jeune DJ, on se dit que l’on n’a pas d’autre choix que d’accepter ce traitement dégradant pour être programmé, d’autant que l’on est souvent en situation de précarité. On en vient donc à abîmer sa santé physique et mentale et à ressentir un stress important, qui peut, dans certains cas, nous faire tomber malades, comme ce fut mon cas, il y a quelques années, dans le cadre d’une collaboration professionnelle avec un DJ reconnu qui m’a valu dix jours d’arrêt.
Cet environnement hostile dans lequel sa propre valeur est sans cesse mise en cause empêche une jeune femme ou une jeune personne sexisée qui commence son parcours professionnel de se construire sereinement.
Pour passer de la dénonciation à l’action, nous nous sommes organisés à partir du mois d’octobre 2023. Notre équipe a une connaissance intime des problématiques rencontrées. C’est à partir des observations de terrain que nous avons identifié les champs d’action de Réinventer la nuit.
Notre vocation est, premièrement, de sensibiliser en rendant visibles et en médiatisant les violences discriminatoires que nous subissons. Deuxièmement, nous avons élaboré, à l’intention des lieux et des organisateurs, d’une part, des artistes, d’autre part, des protocoles d’accueil qui sont en accès libre, afin d’éviter ces violences. Troisièmement, nous avons créé des cercles de parole et d’écoute pour les personnes sexisées qui évoluent dans l’industrie musicale afin qu’elles puissent sortir de l’isolement, que nous avons identifié comme un facteur aggravant. Quatrièmement, nous travaillons main dans la main avec l’association Au-delà du club à une étude exploratoire, dont la publication est prévue au printemps prochain, pour caractériser ces violences. Cinquièmement, nous exerçons une influence politique : nous travaillons avec le Centre national de la musique (CNM) et la Ville de Paris. Sixièmement, nous mettons en réseau les initiatives existantes sur le territoire national, en envisageant de l’étendre à l’échelle européenne.
Mme Anna Batogé, cofondatrice de l’association Les Catherinettes. Merci de nous offrir l’opportunité de nous exprimer devant votre commission.
L’idée de créer notre association nous est venue progressivement. En tant que chargée de production dans les festivals de musiques actuelles – métier que j’exerce depuis que j’ai 20 ans –, j’ai été témoin et victime d’agissements sexistes, de harcèlement moral et sexuel, d’agressions et de viols, dans un environnement souvent alcoolisé et dominé par un boys’ club où l’omerta est de règle.
Mon premier réflexe de survie a été de me fondre dans la masse en intégrant la misogynie comme norme et en jouant le rôle que l’on attendait de moi, celui d’objet. Ce n’était évidemment pas viable sur le long terme. Je me suis donc renseignée, j’ai rédigé un mémoire sur la lutte contre les violences sexistes et sexuelles en milieu festif et j’ai apporté mon concours à la création d’une campagne de prévention par le pôle des musiques actuelles en Pays-de-la-Loire. Enfin, la parenthèse imposée par la crise du covid en 2020 m’a donné le temps d’élaborer, dans mon coin, un plan d’action. Progressivement, l’évidence s’est imposée : nous, acteurs et actrices de ce milieu, allions agir par nous-mêmes.
Avec mon amie Agathe Petit-Dupas, nous avons donc cofondé l’association dans le but d’accompagner les structures culturelles, avec une vision à 360 degrés, du préventif au curatif, pour les salariés du spectacle vivant et les publics. Nous avons, en lien avec d’autres initiatives, amélioré nos offres, affiné nos expertises et rassemblé de nombreux métiers pour n’en faire qu’un, de sorte que l’association s’est professionnalisée.
Mme Mélanie Gourvès, directrice de l’association Les Catherinettes. L’activité des Catherinettes s’articule autour de trois axes majeurs : la formation des professionnels de la culture, l’accompagnement des directions dans la gestion de crise et le déploiement de divers dispositifs sur les événements, de l’accueil du public jusqu’à la prise en charge des victimes de violences. Nous nous efforçons de travailler en lien constant avec les autres associations de prévention. Ces structures font actuellement face à des enjeux divers que je vais tenter de présenter succinctement.
Si le reste du système fonctionnait correctement, nous n’aurions aucune raison d’exister. On dit souvent qu’avec des « si », on changerait le monde, alors je me lance.
Si les victimes étaient crues et écoutées, si nous arrêtions de leur dire que, sans plainte, la violence dont elles témoignent n’existe pas, si elles avaient accès à une prise en charge par des personnes formées et expertes, si nous cessions de dire à une victime qu’elle l’a « bien cherché », si la drogue et l’alcool n’étaient plus un moyen de minimiser les violences perpétrées, si les garçons n’étaient pas éduqués dans l’impunité, si le boys’ club n’existait pas, si le corps des femmes était moins réifié, si nous arrêtions de nous de nous demander s’il faut « séparer l’homme de l’artiste », si nous réduisions les jauges, si les artistes accusés de viol n’étaient plus programmés, si les personnes accusées de violences dans les équipes étaient suspendues, si les artistes appartenant aux minorités de genre étaient davantage représentés dans les programmations, si nous en finissions avec le mythe du critère artistique, si notre secteur était moins précaire, si les postes de direction étaient davantage occupés par des femmes, si les métiers de la technique et les métiers artistiques se féminisaient, si les directions et les équipes salariées de la culture n’étaient pas complètement démunies face à la gestion des situations de violence, si nous n’avions plus peur d’être exclus de nos réseaux professionnels après avoir dénoncé des violences subies, si les personnels de sécurité et de secours à la personne avaient le temps, la formation nécessaire et les moyens d’accueillir les victimes et de sanctionner les auteurs, si les forces de l’ordre ne refusaient pas les plaintes des victimes et si elles avaient des solutions pour sanctionner les auteurs, si la justice cessait de classer sans suite les plaintes des victimes, si les auteurs étaient condamnés, si nous assumions collectivement cette responsabilité, si nous réagissions ensemble lorsque nous sommes témoins et, surtout, si les hommes cessaient de nous agresser, de nous violenter, de nous harceler et de nous violer, nous pourrions dire que nous avons changé le monde, et nous pourrions changer de métier.
Mme Julie Lalloué, co-coordinatrice et formatrice au sein de l’association Consentis. Consentis est une association de prévention née, en février 2018, dans la mouvance du mouvement MeToo de 2017. Elle a été créée par et pour des gens qui font et aiment la fête et qui ne parvenaient plus à se retrouver dans les espaces festifs qu’on nous propose, dans lesquels il y a beaucoup de violences.
En février 2018, nous avons donc commencé par lancer une enquête qui nous a permis de les quantifier – cette enquête va être renouvelée, de sorte que nous serons en mesure de vous proposer des chiffres actualisés en 2025. Puis nous avons installé des stands dans les lieux festifs pour engager la conversation avec les personnes du public et les interroger sur ce qu’est le consentement pour elles, comment le respecter, quels sont les problèmes auxquelles elles sont confrontées. Nous poursuivons ces actions de sensibilisation à l’aide de stands, de maraudes et d’ateliers dans les espaces festifs. Nous avons créé un certain nombre d’outils de sensibilisation accessibles sur notre site, nos stands et nos réseaux sociaux.
Nous avons développé les maraudes, c’est-à-dire la déambulation de personnes-ressources visibles – elles sont désormais pratiquées par de nombreux établissements festifs, mais restent limitées – dans l’espace festif et le milieu étudiant. Nous avons également élaboré un volet d’actions de formation des personnels, afin qu’ils sachent identifier les violences, mieux les anticiper et mieux les traiter quand elles surviennent – nous assurons environ quatre-vingt-dix formations par an, un peu partout en France.
Au-delà de ces activités de formation, de prévention et de sensibilisation, nous avons conclu de multiples partenariats. Nous avons ainsi participé à la création de Réinventer la nuit, nous travaillons en réseau avec Les Catherinettes et nous nous efforçons de créer une dynamique globale pour lancer des initiatives nouvelles, travailler en bonne intelligence dans ce domaine et assurer un maillage territorial.
Mme Domitille Raveau, co-fondatrice de l’association Consentis. L’enquête réalisée par Consentis en 2018 a été un outil clé pour comprendre les dynamiques de violence dans le milieu culturel. Ses résultats ont, de fait, révélé une réalité préoccupante : 60 % des femmes déclarent se sentir en insécurité dans les lieux festifs, contre 10 % des hommes. Les premières expliquent ce sentiment par la peur d’être victimes de violences sexuelles ou d’être droguées à leur insu, les seconds craignent des violences physiques. Par ailleurs, 57 % des femmes, soit plus d’une femme sur deux, et 10 % des hommes déclarent avoir été victimes de violences sexuelles en milieu festif.
Ces données ont servi de point de départ pour créer des contenus destinés à sensibiliser à la question du consentement dans ce contexte spécifique. Les lieux festifs présentent en effet certaines caractéristiques : la proximité des corps, la consommation d’alcool ou de substances psychoactives, l’anonymat, l’obscurité et, souvent, un climat associé à la rencontre, au lâcher-prise, voire à la drague.
Bref, l’enquête, pensée comme un outil de sensibilisation, a rencontré auprès du public un écho significatif, qui témoigne que la demande de données et d’une réflexion sur ces enjeux est forte. Une nouvelle enquête est en cours de préparation – elle sera publiée avant la saison des festivals, cet été –, qui a pour objet d’étudier plusieurs évolutions, notamment l’après-covid, mais aussi l’impact des mesures de prévention prises ces dernières années par les associations.
Par ailleurs, la question de la soumission chimique a été mise en lumière, fin 2021, par le mouvement Balance ton bar, grâce à de nombreux témoignages de personnes victimes. Le phénomène, encore largement sous-estimé, est préoccupant et touche particulièrement les lieux festifs.
Les actions menées par les associations – stands, maraudes, formations – sont attendues par le public et mieux considérées par une partie du secteur professionnel. Toutefois, les comportements changent lentement et la marge de progression demeure considérable. Les organisations acceptent les actions à destination du public mais sont encore réticentes lorsqu’il s’agit d’effectuer des changements internes et de questionner les dynamiques de pouvoir. Au demeurant, il n’est pas rare d’entendre : « Il n’y a pas de ça dans mon festival » ou : « Il n’y a pas de ça chez moi ». Bref, les violences sont encore largement minimisées ou ignorées.
Enfin, les personnes qui nous contactent pour mener des actions sont souvent des personnes minorisées, minoritaires dans les organisations festives. Elles souhaitent, bien entendu, améliorer la prévention lors de leurs événements. Mais cela ne permet pas d’organiser une prévention durable, car, souvent, le projet disparaît dès que la personne en question s’en va.
Mme Rose Lamy, cofondatrice du collectif @MusicTooFrance. En 2016, j’ai quitté la filière des musiques actuelles, après avoir travaillé pendant presque dix ans pour des labels et des salles de spectacle, notamment en tant que manageuse et accompagnatrice d’artistes en développement. À l’époque, je ne croyais pas avoir fui ce secteur à cause du sexisme ; je pensais avoir échoué à m’intégrer parce que je n’étais pas assez douée.
Puis, à la suite du mouvement MeToo, des souvenirs me sont revenus, notamment des réflexions telles que : « Les femmes ne deviennent jamais directrices artistiques » entendue lors de mon premier stage, « Tu n’as pas aimé ce concert. Tu as tes règles ou quoi ? », lorsque je travaillais pour une salle de spectacle, ou « C’est sûr, elle a dû passer sous le bureau pour avoir ce poste », à propos d’une femme qui avait obtenu une promotion – je vous passe les commentaires sexistes sur les chanteuses et les musiciennes. En réunion, c’est moi qui devais prendre des notes, jamais mes collègues masculins. Et puis il fallait couvrir les collègues ou les membres des groupes que nous accompagnions lorsqu’ils trompaient leurs copines et renoncer à la sororité ou à sa loyauté envers d’autres femmes qui sont parfois des amies.
Le non-respect du droit du travail et du consentement était érigé en vertu. Lorsque, dans mon activité de réservation, des salles de spectacle me disaient non, on me disait ensuite : « Non n’est pas une option », « Non n’est pas une réponse », « Vends-lui ce projet par tous les moyens ». Le refus du consentement concerne également l’accès à certains espaces : l’espace VIP, les loges… Il faut y entrer par tous les moyens, quitte à casser la porte, comme on me l’a dit.
Si la parole ne se libère pas facilement dans notre secteur, c’est à cause, je crois, d’une culture faite de règles et d’une morale qui diffèrent de celles du vrai monde, même si elles sont plus répandues qu’on ne croit. C’est ce qu’eux appellent être subversif, alternatif : il faut briser les règles, l’ordre établi, les codes moraux… Sex, drug and rock’n’roll : telle est la religion du secteur des musiques actuelles. Ébriété, consommation et transgression de la frontière entre public et privé sont les éléments de cette culture singulière. Celles et ceux qui refusent d’adhérer à ces idées dominantes sont poussés vers la sortie, considérés comme des éléments perturbateurs, des aigris qui cassent l’ambiance.
Parmi ces souvenirs, me revient en mémoire une anecdote qui m’a laissé un goût amer. En 2019, j’ai décidé de « balancer » un professionnel de la musique avec qui j’avais travaillé quelques années auparavant dans un groupe Facebook composé de professionnelles de la musique. Ce n’était pas une affaire personnelle : j’avais appris, en consultant sa propre page Facebook, qu’il pratiquait l’upskirting, qui consiste à prendre des photos de l’entrejambe des femmes – en l’espèce dans les transports en commun. Mon propos est mesuré, j’apporte des preuves et j’explique que j’ai eu affaire à lui et qu’il a un peu résisté à se remettre en question, au nom de la liberté d’expression. Ma publication rencontre un très grand succès : des centaines d’anonymes m’écrivent qu’elles auraient beaucoup à dire sur d’autres hommes évoluant dans ce milieu. On sent que quelque chose pourrait advenir. Puis l’homme que j’avais dénoncé reçoit une capture d’écran de ma publication. Les administratrices du groupe Facebook décident alors de supprimer celle-ci, faisant ainsi littéralement disparaître ma parole. Cet homme m’affiche à son tour sur ses réseaux sociaux en me traitant de menteuse, d’hystérique et me menace d’une plainte en diffamation. On connaît la chanson…
Cette séquence me rend malade. C’est alors que nous commençons à réfléchir à un moyen de libérer la parole sans exposer les victimes. Je ressentais en effet une certaine culpabilité car j’avais le sentiment d’être devenue un contre-exemple. De fait, on pouvait tirer de mon histoire l’enseignement suivant : « Voilà ce qui vous arrivera si vous parlez. » C’est ainsi qu’est née mon initiative : il ne fallait pas lâcher, mais en étant attentif à ne pas sacrifier d’autres jeunes femmes dans la bataille. J’ai donc commencé à discuter avec Jean-Michel Aubry Journet d’un dispositif différent qui permettrait à des accusatrices de dénoncer des agresseurs en les nommant, tout en restant, elles, anonymes. Il s’agissait d’agréger des témoignages et de donner ces informations à des médias, lesquels décideraient ou non d’enquêter et, le cas échéant, de publier les noms. Nous voulions absolument nous prémunir contre le risque que représentait le fait de « balancer » à titre individuel. L’action devait être collective, nous voulions protéger les victimes ; nous nous sommes donc concentrés sur les accusés.
M. Jean-Michel Aubry Journet, co-fondateur du collectif @MusicTooFrance. Actuellement éditeur musical et auto-entrepreneur, j’ai été chef de projet au sein d’un label et manager d’artistes et suis âgé de 46 ans. J’ai commencé à travailler dans l’industrie musicale à 33 ans, ce qui explique certainement que dès mes débuts, en 2011, j’ai été conscient que de nombreux aspects de ce secteur ne correspondaient pas du tout à ce que je connaissais jusqu’alors du monde et du droit du travail.
En 2019 Télérama a publié, sous la plume de Valérie Lehoux, un article intitulé : « Sexisme dans la musique : changez de disque, les machos » pour lequel j’ai témoigné de façon anonyme. Dans cet article, la journaliste ne citait pas le nom de ces machos qui avait des paroles et des gestes inadaptés. Or nous avons découvert, en lançant MusicToo, que ce n’était que la partie émergée de l’iceberg et que la situation était beaucoup plus violente ; nous avons donc choisi de nommer les personnes incriminées. Entre juillet et septembre 2020, nous avons reçu environ 300 témoignages – nous n’avons pas souhaité prolonger la période de recueil de ces témoignages pour préserver notre santé mentale. Il en ressort que 98 % des agressions ont été commises par des hommes, dont 96 % sur des femmes ; 60 % des récits présentent une situation de subordination ou de supériorité et 52 % des témoignages décrivent des agressions sexuelles et des viols. Nous avons recueilli 67 récits de viol, et dix hommes récidivistes ont été mis en cause dans 52 témoignages.
Après avoir donné de la visibilité à ces 300 témoignages, j’ai eu le déplaisir d’être mis en examen en juillet 2022 pour diffamation, en tant que directeur de publication de notre compte Instagram – je ne savais même pas que l’on pouvait être directeur de publication d’un tel compte. Cette procédure sans aucun fond a duré plusieurs mois, générant de grands doutes sur mon engagement et me faisant craindre un suicide social et professionnel – sans compter les remarques de mes collègues ou amis déclinant le fameux « tu l’as bien cherché ».
Je dois me défendre de notre action alors que nous avons pris toutes les précautions possibles, notamment l’anonymat. Dix autres personnes et trois médias sont également poursuivis dans la même affaire devant cinq tribunaux différents. Nous sommes nombreux à subir ce harcèlement judiciaire. Les procès bâillons sont encore trop systématiques et entament nos forces et notre stabilité psychologique et financière. Ils sont bien plus rapidement mis à l’agenda que les procès portant sur les faits dénoncés et les plaintes en diffamation ne donnent jamais lieu à un classement sans suite. Une évolution de la loi serait souhaitable sur ce point.
En sortant de l’anonymat du collectif lors d’une émission spéciale sur Mediapart, en février 2021, juste avant les Victoires de la musique, je pensais que l’on m’écouterait davantage, espérant ainsi débloquer quelque chose chez mes comparses masculins de l’industrie. Quatre ans plus tard, aucun des vingt directeurs que j’ai interpellés dans une lettre ouverte n’a pris publiquement la parole. Nous sommes très nombreux à nous être engagés contre les violences de tous types, à posséder les informations, les vécus et les compétences pour opérer des transformations dans notre industrie, au prix d’un douloureux bénévolat, d’un suivi psychologique et d’une forte baisse d’activité et de revenus, au point parfois de vouloir quitter un métier passion, un milieu que l’on aime profondément et que l’on souhaite protéger. Néanmoins, les personnes à la tête des structures nous excluent – à croire que la musique préfère le silence.
Mme Flore Benguigui, artiste interprète et membre du collectif Cherchez la femme. J’ai créé le podcast « Cherchez la femme » en 2021 afin de mettre en lumière les femmes de l’industrie de la musique, qui sont invisibilisées depuis très longtemps. L’objectif est de créer des rôles modèles féminins et de lutter à la source contre le syndrome de l’imposteur et le manque de représentation des femmes dans cette industrie. Ce podcast est devenu un collectif en 2023. Il organise des soirées mixtes mais dont la programmation est uniquement féminine, afin de mettre en lien les femmes de cette industrie, car on s’est rendu compte que cela manquait cruellement. Nous organisons également des cartes blanches, des programmations féminines pour d’autres lieux et des tables rondes. Le collectif est une association qui compte quatre membres, toutes des femmes. Leur travail est bénévole, comme c’est le cas pour nombre de militants et militantes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour vos témoignages. Les chiffres que vous fournissez sont absolument effrayants.
Le classement sans suite des plaintes en diffamation constituerait en effet une grande avancée. Les raisons pour lesquelles il n’est jamais prononcé en la matière divergent : selon certains, cela ne serait pas légalement possible tandis que, selon d’autres, il ne s’agirait que d’une pratique. N’étant pas juriste, je ne sais pas quelle est la bonne explication. Il faudrait creuser cette question car la diffamation vise à affaiblir psychologiquement les personnes qui parlent et à leur faire dépenser de l’argent en frais de défense, ce qui a des conséquences très importantes pour des personnes déjà fragilisées professionnellement. Je retiens donc cette idée et je vais contacter des juristes pour tenter d’obtenir une réponse définitive sur ce point.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Un travail de fond est nécessaire en matière de prévention. Comment peut-on former le public des festivals, qui est souvent composé de jeunes ? Cela permettrait peut-être à certains de changer de comportement.
Le volet sécurité est important dans la préparation d’un festival. Celle-ci donne lieu à des réunions entre la préfecture et les organisateurs. Pensez-vous qu’il faudrait systématiser la présence d’une association pour faire de la prévention ? Il y a quelques années, je me suis rendu au poste de contrôle (PC) de sécurité du festival des Vieilles Charrues et j’ai pu constater que ces questions faisaient l’objet d’une véritable préoccupation. Les agents de sécurité avaient été formés et les gendarmes présents étaient particulièrement vigilants – une personne avait d’ailleurs été interrogée lors de ma visite pour des attouchements inappropriés sur une jeune femme.
Le volet financier est également important car vous ne pouvez pas travailler gratuitement, surtout si des professionnels sont mobilisés. Cela fait longtemps que les Catherinettes interviennent dans les festivals ; toutefois, l’association a décidé de cesser sa collaboration avec le Hellfest : pouvez-vous nous dire pourquoi ?
Inclure un volet formation dans la coordination avec la préfecture dès lors qu’un festival atteint une certaine taille peut contribuer à améliorer la situation en matière de violences sexistes et sexuelles, sur le modèle de ce qui existe concernant les addictions.
Mme Mélanie Gourvès. Les Catherinettes sont certes présentes pendant un festival mais nous travaillons beaucoup en amont avec les organisations pour négocier un protocole de prise en charge avec l’ensemble des acteurs qui seront présents, comme les associations de réduction des risques, prévention, accessibilité et les personnels de sécurité et de secours. Il y a parfois des protocoles à mettre en place avec les urgences gynécologiques et le CHU – centre hospitalier universitaire – en cas de victimes de viols. C’est très important et nous le systématisons en amont des festivals. Sur place, nous sommes en lien constant avec le PC sécurité. Nous intégrons un dispositif de sécurité préexistant, devenant ainsi un nouvel acteur de la sécurité des publics.
Concernant la question financière, nous sommes rémunérées pour notre travail. On nous dit souvent que c’est très cher mais il faut payer les psychologues professionnels qui viennent sur place ; nous salarions au minimum quatre personnes pendant toute la durée du festival avec des horaires qui ne permettent pas toujours de respecter le code du travail, comme souvent dans la culture. De plus, ces missions ont un impact fort sur la santé mentale. Or les Catherinettes n’ont pas les moyens financiers de proposer une supervision aux personnes qui recueillent la parole des victimes. Nous sommes très peu soutenues par les pouvoirs publics – les subventions ne représentent que 8 % de notre budget global.
Mme Anna Batogé. Concernant le Hellfest, je savais qu’il y avait énormément de problèmes dans ce festival – j’en ai moi-même été victime – et je pensais naïvement pouvoir tout changer. C’est le premier festival à qui j’ai proposé un accompagnement, avant même la création des Catherinettes. Ils m’ont donné leur accord mais, plus les réunions avançaient, plus nous nous sommes rendu compte qu’il ne s’agissait que de com’ et qu’il manquait une volonté réelle de traiter les problèmes. C’est pour cela que nous nous en sommes écartées. Chacun connaît les articles qui ont été publiés sur le Hellfest ; quoi qu’il en soit, ce n’est pas avec nous qu’ils changeront.
L’établissement d’un protocole de sécurité donne lieu à de nombreuses réunions préparatoires. Sur place, un stand de prévention permet aux victimes de venir faire un signalement. Nous avons un système de communication par talkies qui nous permet de prévenir la sécurité ou inversement d’être prévenues, et nous disposons parfois d’applis mobiles pour les festivaliers. Il y a donc plusieurs sources de signalement.
Le rôle des Catherinettes est de proposer une première prise en charge de la victime pour la rassurer, faire en sorte qu’elle se sente bien, lui faire connaître ses droits, savoir si elle souhaite déposer plainte et si elle souhaite être accompagnée. Nous sommes donc amenées à contacter la police mais il faudrait aller encore plus loin parce qu’il nous est arrivé que la police détruise complètement le travail que nous avons fait. Pour vous donner un exemple, un policier a dit à une mineure qui venait de se faire agresser et que nous venions de prendre en charge qu’elle n’était pas assez mineure pour que cela constitue une agression sexuelle – curieux concept ! Il pourrait donc être intéressant de travailler davantage avec les services de police pour que le travail que nous avons effectué ne soit pas complètement perdu au moment du dépôt de la plainte.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’ai deux questions de la part de Pouria Amirshahi, qui ne peut pas être là aujourd’hui mais qui nous écoute.
Tout d’abord, Paris Society et Moma Group sont les deux principaux opérateurs de la nuit à Paris et possèdent plusieurs lieux de fête. Sauriez-vous nous dire si ces deux groupes sont outillés en matière de prévention des violences sexistes et sexuelles ? Quels sont les dispositifs internes à ces établissements ? Avez-vous pu y dispenser des formations ?
Ensuite, la sécurité des festivals est-elle assurée par des entreprises privées dont le personnel fait l’objet d’une rotation fréquente ? Que pensez-vous de conditionner l’octroi d’éventuels appels d’offres à la formation des personnels de sécurité ?
J’ajoute une question : les dix personnes qui concentrent à elles seules cinquante-deux témoignages de violences sexuelles continuent-elles à tourner ou bien la situation a-t-elle évolué ?
Mme Clémentine Roul, coordinatrice des actions de prévention au sein de l’association Consentis. Nous ne connaissons pas les deux sociétés dont vous avez parlé ; cela signifie qu’elles n’ont pas eu recours à des formations. Nous sommes pourtant relativement présentes à Paris.
Mme Julie Lalloué. Nous participons à un groupe de travail sur la sécurité avec Réinventer la nuit et la mairie de Paris. Deux options ont été évoquées. La première consiste à intégrer dans le module initial de formation des agents de sécurité, qui dure trois semaines, un sujet sur la prévention des violences sexistes, sexuelles et de la discrimination. C’est compliqué parce que nous n’avons pas la main sur le contenu de la formation, qui dépend du ministère de l’intérieur et du Cnaps, le Conseil national des activités privées de sécurité.
La deuxième option, plus simple à mettre en place, consiste en un module complémentaire de formation qui s’ajouterait aux trois semaines de formation initiale. Il permettrait de revaloriser un peu le salaire des agents formés dans ce cadre ; les établissements engagés sur ces questions auraient ainsi le pouvoir de choisir des agents ayant bénéficié d’une formation spécifique sur ce sujet.
Quant aux deux sociétés qui ont été citées, nous ne les connaissons pas non plus mais peut-être travaillons-nous avec des établissements qui leur sont liés.
Mme Anaïs Condado. Nous connaissons bien le premier des deux groupes cités. Si nous n’avons pas de lien avec lui, les échos que nous avons de ses pratiques ne sont pas très réjouissants.
Concernant la sécurité dans les festivals, il est en effet très important que les associations soient présentes. Je veux toutefois souligner la nécessité de la formation des agents de sécurité, lesquels constituent le gros point noir dans ce domaine. On a un vrai souci culturel : il n’est pas possible que les agents de sécurité qui, lorsqu’ils accueillent les Jeux olympiques, sont la vitrine de la France, ne soient pas formés au minimum trois heures sur les VSS. Dans les lieux festifs nocturnes, ce sont des sociétés extérieures au lieu qui interviennent et qui n’ont de ce fait aucun lien de subordination. Il est donc très difficile de former des personnes qui tournent tout le temps. Nous espérons que le travail mené avec la ville de Paris finira par aboutir.
Mme Mélanie Gourvès. Les entreprises de sécurité comptent très peu de permanents et de permanentes. Elles ont recours à des intérimaires, qui exercent un métier particulièrement précaire. De ce fait, il est souvent impossible de faire le point avant l’ouverture du festival car les agents arrivent quinze minutes avant le début de leur garde et doivent retenir où ils vont, ce qu’ils doivent faire, à quelle heure ils terminent, où ils mangent, etc. Parfois, c’est la première fois qu’ils travaillent avec leur équipe.
Une des solutions réside dans la formation initiale. On ne peut pas demander à des entreprises de prendre en charge la formation de l’ensemble de leurs agents car cela coûterait très cher – il faudrait payer non seulement la formation mais aussi les personnes qui se rendent à la formation.
Cet enjeu ne peut pas être ignoré car il est déjà arrivé que des agents de sécurité commettent eux-mêmes des violences sexuelles. Pour nous, c’est très compliqué à gérer parce que ces agents sont aussi garants de notre propre sécurité et que nous sommes obligés de travailler avec eux.
Mme Anna Batogé. Le code du travail nous oblige à mettre en place une procédure de signalement. Quand on embauche un prestataire, nous sommes tenus, au-delà d’un certain nombre de salariés de cette entreprise, de rédiger une procédure de signalement commune. Cet outil est certes très juridique mais nous pouvons nous appuyer sur lui pour savoir comment réagir en cas d’agissements sexistes.
M. Jean-Michel Aubry Journet. Les 300 témoignages que nous avons reçus concernant le top 10 datent de 2020 ; je n’ai plus forcément en tête qui constituait ce top 10. Je pourrais vous citer quelques noms mais je préfère ne pas le faire publiquement pour éviter un nouveau procès en diffamation.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Tout ce que vous dites dans le cadre d’une commission d’enquête ne peut être attaqué en diffamation, si le propos entre dans le champ de l’enquête.
M. Jean-Michel Aubry Journet. L’artiste qui a suscité le plus de témoignages est Spleen, révélé par « The Voice » en 2014. L’instruction est en cours. Il y a cinq plaintes pour viols, agressions sexuelles, harcèlement, captation non consentie d’images à caractère sexuel. Entre-temps, il a porté plainte pour diffamation contre une jeune femme ; il a été débouté en mai dernier. Des témoignages ont porté sur de nombreux autres artistes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ils sont toujours dans le métier ?
Mme Rose Lamy. Il ne me paraît pas souhaitable d’entrer dans le détail de chaque affaire. Pour résumer, des noms ont été cités dans des enquêtes publiées par différents médias sans qu’aucune plainte en diffamation ne soit déposée contre ces derniers. Seule la malheureuse affaire de Jean-Michel Aubry Journet a donné lieu à un procès.
Certaines procédures judiciaires ont malheureusement été classées sans suite, dont l’une portant sur cinq plaintes pour agressions sexuelles et viol – décision que nous ne nous expliquons toujours pas. D’autres affaires ont été résolues en sous-main, les structures se dotant de médiateurs pour gérer la situation en interne, ou encore certains directeurs prenant leur retraite anticipée. Quelques-uns sont encore dans le circuit.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Ceux qui n’ont pas été poursuivis continuent donc ?
Mme Rose Lamy. Pour ceux dont les noms ont été les plus cités, il est certain que des enquêtes ont été menées sur eux. Ils risquent donc tout de même une sorte de mort sociale. Cela neutralise un peu les hommes accusés de violence : c’est une maigre satisfaction, mais une satisfaction tout de même. Nous avons reçu des témoignages de leurs victimes nous disant que la procédure, même si elle n’avait rien donné, leur avait permis de se rassembler, de se rassurer sur le fait qu’elles n’étaient pas complètement folles, et de se réparer.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le fameux top 10 a quand même eu un effet en ce sens que personne ne continue comme si de rien n’était.
Mme Rose Lamy. Il n’y a pas eu de grands procès : soit la procédure est en cours, soit la plainte a été classée sans suite, soit cela s’est réglé de manière non officielle.
M. Jean-Michel Aubry Journet. Il y a aussi des enquêtes impossibles. Je suis en contact avec des journalistes qui cherchent des témoignages sur des agresseurs notoires dans le milieu, des personnes très puissantes qui continuent à sévir. Celles qui ont été dénoncées jusqu’ici sont plutôt des personnalités de second plan dans le milieu musical, à quelques exceptions près – étrangement, plutôt des personnes racisées. Il y a encore des grands hommes puissants qui ne bougent pas sur ce sujet.
Mme Clémentine Roul. Les principaux freins à la systématisation des actions de formation par les associations et les structures sur le terrain sont d’ordre financier. Les actions de formation nous permettent de financer une partie de nos salaires mais le manque de financement empêche toute une partie du milieu culturel et festif d’y avoir accès.
Nos associations ne peuvent plus accorder de réductions aux structures et aux collectifs organisateurs de petite taille. Ils sont pourtant nombreux puisqu’ils représentent près de 50 % des demandes d’accompagnement. Le futur est plutôt sombre sur ce terrain au regard des orientations de certaines régions et institutions publiques. Ainsi, les Pays de la Loire ont supprimé récemment 90 % des subventions en faveur de l’égalité homme-femme et 73 % de celles en faveur de la culture.
En outre, la majorité de nos possibilités de subvention provient d’appels à projet, qui ne nous permettent pas de financer des contrats durables et de pérenniser nos actions puisqu’un appel à projets ne peut financer des frais de fonctionnement. On nous demande sans cesse de créer des projets, qui apportent de la nouveauté, mais rien n’est prévu concernant les actions que nous avons mises en place depuis sept ans. Le domaine de la prévention, qui devrait être une mission publique, se transforme de plus en plus en une course à qui aura le projet le plus innovant, avec pour conséquence une mise en avant d’applications qui sont certes attrayantes sur le papier, mais qui proviennent de start-up sans aucune expérience et qui remettent une nouvelle fois la responsabilité sur les victimes.
Mme la présidente Sandrine Rousseau. Madame Benguigui, vous avez évoqué les femmes qui disparaissent dans ce milieu. Savez-vous pourquoi elles disparaissent ? Le travail que vous avez mené vous a-t-il permis d’observer des explications récurrentes ?
Mme Flore Benguigui. Il serait un peu long de répondre à cette question. Il y a un vrai problème de prévention chez les techniciens, les artistes et les patrons de festivals. La prise en charge du public est assurée, et cela représente déjà un énorme travail, mais il est très difficile d’encadrer ce qui se passe de l’autre côté du rideau.
Les artistes qui se produisent dans les salles de concert, notamment celles avec de très grosses jauges, ont la responsabilité de mettre en place des dispositifs de prévention mais cela est encore très peu pratiqué. Les artistes et les tourneurs devraient se mobiliser plus largement. Pour prendre mon exemple, quand je faisais partie de L’Impératrice, j’ai voulu prendre des mesures pour protéger les femmes dans la salle : tous mes collègues s’y sont opposés. C’est assez révélateur de l’état d’esprit. Les artistes sont déconnectés de cette question et pensent que ce qui se passe dans la salle ou parmi les équipes techniques ne relève pas de leur responsabilité. Or l’abus vient aussi très souvent des artistes. C’est aussi pour cette raison que les femmes disparaissent de ce milieu.
Mme Laure Togola. Pour ma part, je suis DJ mais aussi programmatrice. Je travaille à La Boule Noire, à Paris, une salle de 200 places, et j’ai travaillé auparavant à la Philharmonie en production et programmation de concerts. La formation des publics et le financement des équipes se décident en haut de l’échelle.
Selon deux enquêtes de la Fedelima – Fédération des lieux de musiques actuelles – et du CNM, 12 % des salariés permanents de ces lieux de musique actuels sont des programmatrices et seulement 25 % sont des directrices. Pour ce qui est des intermittents, 65 % sont des hommes ; les femmes intermittentes sont plus présentes dans la partie artistique que dans la partie technique, où elles ne sont que 33 %. Par ailleurs, une grande partie des femmes s’éloignent du métier à partir de 30 ans, pour des raisons supposément liées à la vie personnelle ; on peut toutefois penser que cela tient aussi au sexisme ordinaire.
La programmation et la direction des salles de concert ou des festivals sont décidées par des personnes qui sont en grande majorité des hommes plus âgés. Les priorités ne sont donc pas données à la lutte contre les VHSS, ni à la programmation paritaire et inclusive d’artistes qui pourraient être plus représentatifs.
M. Erwan Balanant, rapporteur. Le CNM a commencé à agir sur le nerf de la guerre, à savoir les subventions. Il est nécessaire de former les équipes dirigeantes des lieux de spectacle et de fête, des festivals et des labels. L’obtention d’aides sera conditionnée au déploiement et au respect de certains protocoles. Cette action va dans le bon sens.
La disparition des femmes me semble un sujet important : vous me pardonnerez de dire les choses crûment, mais les femmes sont bonnes pour chanter et bouger sur la scène puis elles doivent disparaître. De même, il y a peu de femmes parmi les techniciens ; or elles pourraient tout à fait occuper des fonctions d’ingénieure du son ou de régisseuse de la lumière, métiers dans lesquels elles sont encore très minoritaires. Que pourrait-on faire pour développer la présence féminine et tendre vers la parité ? Il n’y a aucune raison de ne pas y parvenir. En outre, tout le monde y gagnerait, notamment sur le plan de la création artistique.
Présidence de M. Erwan Balanant, rapporteur
Mme Laure Togola. Les directions techniques des salles sont très majoritairement composées d’hommes. J’ai constaté, dans les endroits où j’ai travaillé, qu’un phénomène de boys’club s’imposait dans le recrutement du personnel technique. Une femme qui intègre une équipe technique très largement masculine évolue dans un climat sexiste et ressent rapidement une usure.
À La Boule noire, nous organisons, avec la programmatrice du festival Les Femmes s’en mêlent, Adriana Rausseo, des stages gratuits destinés à toute personne travaillant dans la musique et voulant se former aux rudiments de la lumière et du son, afin notamment de démystifier la partie technique de ces métiers.
M. Erwan Balanant, président. Mme Benguigui nous a décrit le boys’club la semaine dernière. Pourriez-vous décrire plus précisément la mécanique de ce système ? En quoi peut-il dissuader des femmes d’exercer ces métiers ?
Mme Anaïs Condado. Je suis DJ et j’ai précédemment assuré la direction artistique de La Machine du Moulin-Rouge. Lorsque j’ai pris cette fonction de pouvoir, après avoir été chargée de production, je me suis attelée à analyser le phénomène de boys’club et à déployer des stratégies d’entrisme. Les équipes techniques ont, sans en avoir réellement conscience, peur de perdre leurs privilèges. La violence sexiste et sexuelle est normalisée, les techniciens craignent d’être dérangés dans leurs habitudes. Quand je suis arrivée à La Machine, il y avait sept ingénieurs du son pour deux femmes, quatre ingénieurs de la lumière pour aucune femme et douze agents de sécurité pour une femme ; quand je suis partie, il y avait six ingénieurs du son pour quatre femmes, trois ingénieurs de la lumière pour deux femmes et dix agents de sécurité pour quatre femmes. Faire comprendre, par le dialogue et la médiation, la nécessité de procéder à un rééquilibrage s’est révélé un processus très laborieux.
La formation est cruciale : une personne qui ne comprend pas ce qu’est une violence sexiste et sexuelle va normaliser son comportement. Lorsqu’une DJ ou une programmatrice dit être victime de VSS, plus de trois personnes sur quatre sont surprises de l’apprendre. Quand Paloma Colombe a raconté ce qui lui était arrivé, les médias étaient surpris. Il y a une grande disparité entre le nombre de personnes appartenant à des minorités de genre formées et celui de gens accédant véritablement au marché du travail : les stages doivent être très encadrés sur ce plan.
J’ai joué à la Philharmonie de Paris il y a une semaine : j’ai été accueillie par une chargée de production qui est vite repartie dans son bureau après m’avoir ouvert la loge, puis je me suis retrouvée avec uniquement des hommes. Je joue depuis douze ans, je n’ai pas peur des hommes, mais lorsqu’on a subi une dizaine d’années de violences, le corps adopte une position de survie. J’ai été surprise qu’une institution ayant une vocation de service public comme la Philharmonie de Paris n’ait pas l’obligation de compter au moins une femme dans chaque équipe technique : nous en revenons à la question des quotas.
Mme Mélanie Gourvès. Des obstacles à la dénonciation de violences commises par des techniciens existent, car il est difficile de mettre à pied une direction technique ou une régie générale la veille de l’ouverture d’un festival. Cette situation découle de la précarité du secteur : si les productions avaient les moyens d’embaucher deux directeurs techniques, il serait possible d’en mettre un à pied et de laisser le deuxième – idéalement, une femme – gérer le festival.
Dans l’intermittence, dénoncer peut entraîner la perte d’heures de travail et, éventuellement, celle de son intermittence. Les métiers techniques, très majoritairement exercés par des hommes, ont une culture très forte : ce sont des métiers physiques mais également de pouvoir, car l’ingénieur du son joue un rôle artistique crucial dans une performance scénique.
Mme Anna Batogé. J’ai occupé des postes placés entre la production et la régie, dans lesquels je travaillais avec de nombreux techniciens : quand on est stagiaire et que l’on veut se faire intégrer, on adopte, on normalise et on intègre les comportements des personnes en place. Cette attitude met très mal à l’aise et lorsque l’on veut dénoncer les violences, les autres minimisent nos déclarations et peuvent faire des remarques comme « Oh, ça va, tu es pire que nous ! ». On adopte les codes du boys’club, situation complexe pour une femme.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Vous avez décrit le cercle vicieux, qui prend notamment la forme du boys’club et qui conduit à l’éviction des femmes. Pourriez-vous nous parler des girls’club, de la sororité, de la construction d’espaces de sociabilité féminins, parfois non mixtes, dans le domaine de la fête et des attaques que de tels lieux subissent ? Récemment, dans ma circonscription, dans le parc de la Villette, une soirée non mixte, « La bringue girls only », a essuyé des tirs de mortier : ce n’était pas la première fois que des hommes attaquaient une soirée non mixte. Nous ignorons les résultats de l’enquête – est-elle seulement menée ? – et nous lisons sur les réseaux sociaux la très forte hostilité qui s’exprime contre les initiatives visant à inverser le boys’club.
Quels sont les intérêts de la non-mixité ou de la sororité ? Que peuvent-elles générer ? Quelles résistances rencontrent-elles ?
Mme Laure Togola. Les projets festifs et artistiques non mixtes sont de plus en plus nombreux et ils rencontrent un grand succès : je pense notamment à l’ancienne P3, aujourd’hui Pulse, soirée, initialement queer racisée, qui accepte toutes les personnes dont le genre est minoritaire.
Dès octobre 2023, Réinventer la nuit a créé des cercles de parole en mixité choisie et ouverte aux personnes dont le genre est minoritaire. Ces réunions, mensuelles, sont organisées la plupart du temps au Point Éphémère : une dizaine de rencontres se sont déjà tenues, au cours desquelles une psychologue de l’association Consentis, rémunérée, et les équipes de notre association de recherche sur les futurs de la nuit, Au-delà du club, ont tenté de faire émerger des situations de sororité avec des personnes qui ne se connaissent pas et qui partagent, de manière anonyme ou non, des expériences de sexisme ou de VSS, récentes ou anciennes, subies dans le cadre de leur travail. Ces espaces sont très précieux et ils ont montré tout leur intérêt. Nous conduisons une enquête qualitative sur ces réunions, auxquelles ont déjà participé une centaine de personnes : l’étude sera publiée en mai 2025 et décrira les lieux, les formats et les personnes qui présentent le plus de risques pour les femmes. À quel moment les femmes artistes sont-elles le plus en danger ? Le taxi pour rentrer est-il un endroit spécifique de vulnérabilité ? Être logée à l’hôtel ou chez une personne du collectif expose-t-il plus ou moins l’artiste ? Voilà les questions auxquelles répondra l’étude, l’objectif étant de sécuriser le parcours des artistes.
La non-mixité apporte un sentiment de solidarité et de sortie de l’isolement. Comme Paloma Colombe l’a montré, de nombreuses artistes et professionnelles se sentent seules au moment où elles subissent des violences ; comme elles ne peuvent en parler à personne dans leur structure, ces rencontres présentent un vif intérêt pour elles.
Mme Paloma Colombe. Les espaces de non-mixité et la sororité sont des remèdes contre les traumatismes ; ils sont essentiels pour guérir et pour se reconstruire après avoir subi des violences systémiques pendant une dizaine d’années. Nous devons créer ces espaces, précieux et salvateurs, car personne ne le fera à notre place.
Mme Domitille Raveau. Je représente Consentis, mais je suis également DJ grâce au soutien dont j’ai bénéficié au sein d’un collectif parisien non mixte, Vénus club. Ces initiatives, très minoritaires et reposant presque exclusivement sur du bénévolat, restent très fragiles et sont menacées.
M. Erwan Balanant, président. Vous décrivez des lieux de recueil de la parole, mais vous n’appelez tout de même pas de vos vœux l’organisation de fêtes non mixtes interdites aux hommes ? Je pourrais comprendre un tel souhait, mais il serait sans doute impossible de le concrétiser pour des raisons juridiques.
Mme Mélanie Gourvès. Ce ne serait pas très utile de mener des actions de prévention uniquement auprès des personnes dont le genre est minoritaire. Notre objectif est de diminuer le nombre de violences, or les auteurs de celles-ci sont à 98 % des hommes. Ce sont donc auprès de ces derniers qu’il nous faut agir.
En revanche, nous avons besoin d’espaces non mixtes, comme les rencontres d’intervision que nous organisons avec les associations de prévention des VSS. Nous avons installé un groupe de travail dans lequel nous essayons de structurer notre action à l’échelle nationale. Je comprends également l’envie d’aller à des fêtes où il n’y a pas d’hommes : ce sont des espaces de liberté, celle-ci étant réduite par la présence des hommes. Cela ne signifie pas qu’il n’y a aucune violence dans les fêtes queers – là aussi, les corps peuvent être réifiés –, mais celle-ci prend d’autres formes.
Mme Julie Lalloué. Des initiatives sont prises pour donner la priorité, dans l’espace festif, aux femmes et aux personnes queers dans l’accès aux places près de la scène. En effet, au-delà de la commission de violences, les hommes occupent beaucoup d’espace, ils se placent devant, torse nu, et mettent tout le monde mal à l’aise. Il convient de réorganiser les espaces mixtes pour que les hommes ne soient plus au centre à gêner les autres participants à la fête.
Mme Flore Benguigui. Une programmation exclusivement féminine est à même de contrer le seul vice des quotas – politique que je soutiens résolument –, à savoir le renforcement du syndrome de l’imposteur selon lequel les femmes pensent qu’elles ne sont choisies que pour remplir un quota.
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Il existe, monsieur Balanant, des endroits comme l’Automobile club de France qui sont réservés aux hommes : les femmes ne peuvent entrer dans ce club que sur invitation et elles ne peuvent jamais accéder à certains étages. Je ne sais pas si un tel règlement tombe sous le coup de la loi, mais je ne pense pas que cette structure soit très inquiétée.
Il ne s’agit pas d’imposer des interdictions, mais de ménager des espaces dans lesquels on peut se retrouver entre personnes dont le genre est minoritaire. Il ne faut pas dresser d’équivalence entre les lieux de solidarité masculine profitant aux dominants et des espaces rassemblant des personnes susceptibles de subir des agressions dans leur chair. C’est en ayant pu profiter de lieux sûrs que l’on se rend compte que d’autres ne le sont pas – et on peut également avoir cette impression à l’Assemblée, figurez-vous.
M. Erwan Balanant, président. La parité dans le domaine politique a constitué une véritable avancée qui a changé l’action publique – je l’ai constaté à l’échelle municipale. La présence des femmes était plus forte que maintenant dans l’Assemblée nationale élue en 2017, ce qui a permis de mettre à l’ordre du jour, en 2018 ou 2019, le sujet de la précarité menstruelle que les boys’club des précédentes législatures n’auraient jamais abordé.
Les lieux sûrs pour les femmes sont nécessaires, mais il faut également des endroits accessibles à tous, dans lesquels les personnes qui veulent faire la fête peuvent se rendre l’esprit tranquille. La sécurité est un enjeu important dans le domaine de la nuit, où l’alcool et la drogue sont présents et où la fatigue et la promiscuité exposent les personnes.
Mme Clémentine Roul. Les espaces sûrs sont indispensables car les femmes sont de potentielles victimes dans les espaces de fête non mixtes. Aux personnes que nous formons, nous disons souvent que si la fête est un moment de liberté dans lequel on évacue les tensions de la semaine et beaucoup d’émotions, les femmes n’y participent pas l’esprit tranquille. Notre enquête de 2018 avait montré que 57 % des femmes se sentaient en insécurité dans le milieu festif, notamment à cause de la peur d’être victimes de violences sexuelles.
Cette perception implique une charge mentale particulière : les femmes réfléchissent au moyen de transport, à leur tenue, à la surveillance de leur verre pour ne pas être droguées – on ne parle jamais de la personne qui place un stupéfiant dans un verre, on reproche à la femme de ne pas avoir protégé son gobelet. Ces pensées alourdissent tellement le contexte de la fête que certaines personnes dont le genre est minoritaire ne se rendent plus dans les lieux festifs par crainte des violences. Cela crée un manque à gagner pour les organisateurs et les organisatrices de soirée. Il faut former les personnels et déployer des dispositifs sans se contenter de distribuer des couvercles pour protéger les verres et de mettre de belles affiches au mur. Il est temps d’enclencher la vitesse supérieure dans ce domaine.
Mme Anaïs Condado. J’ai suivi, avec plusieurs dirigeants et dirigeantes d’espaces de diffusion parisiens, la formation du CNM lorsque j’étais à La Machine du Moulin-Rouge : l’entreprise est présente, mais plutôt sous l’angle des relations à l’intérieur de la structure. Dans les lieux de diffusion, il y a toujours le bureau et la partie dédiée à l’exploitation – ces deux entités se parlent d’ailleurs très rarement. Aucun aspect de la formation ne concerne les postes en contact avec le public, alors que tous les dirigeants posaient des questions sur le recueil de la parole et sur les protocoles à suivre. Les sessions sont utiles et les décideurs doivent mettre la pression sur les institutions pour rendre ces formations obligatoires.
M. Erwan Balanant, président. Nous vous remercions d’avoir nourri la réflexion de notre commission d’enquête.
La séance s’achève à dix-neuf heures.
Présents. – M. Erwan Balanant, Mme Sarah Legrain, Mme Sandrine Rousseau