Compte rendu

Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité

– Table ronde, à huis clos, réunissant :

- M. Jean Dujardin, acteur, réalisateur et producteur

- M. Gilles Lellouche, acteur et réalisateur

- M. Pio Marmaï, acteur

- M. Jean-Paul Rouve, acteur et réalisateur...................2

– Présences en réunion....................................22

 


Lundi
10 mars 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 41

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Sandrine Rousseau,
Présidente de la commission


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La séance est ouverte à quinze heures.

La commission auditionne M. Jean Dujardin, acteur, réalisateur et producteur, M. Gilles Lellouche, acteur et réalisateur, M. Pio Marmaï, acteur, et M. Jean-Paul Rouve, acteur et réalisateur.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous recevons quatre comédiens qui comptent dans le cinéma français.

Vous avez tous été à l’affiche d’importantes productions audiovisuelles ou cinématographiques, parfois derrière la caméra pour certains d’entre vous, comme réalisateurs.

Vos filmographies sont trop longues pour être rappelées ici, mais vous jouez un rôle central dans l’écosystème qui nous occupe. Des films se montent entièrement sur vos noms, ce qui vous donne une responsabilité particulière sur un plateau, puisque c’est alors vous qui avez le pouvoir – c’est encore plus le cas quand vous réalisez vous-même. Voilà pourquoi il nous paraît important de recueillir votre point de vue sur la question des violences physiques, morales, sexuelles ou sexistes dans le cinéma et l’audiovisuel.

Quelle a été votre expérience de ces phénomènes ? Mesurez-vous l’impact du mouvement MeToo sur les mentalités et les comportements de vos contemporains ? Que peut-on améliorer pour mieux prévenir ces violences et assurer la libération de la parole quand elles surviennent ?

Vous avez requis le huis clos afin de préserver votre image, ce que nous pouvons comprendre compte tenu de votre notoriété. Néanmoins, comme cela vous a été indiqué, un compte rendu de cette audition est susceptible d’être publié, en tout ou en partie, sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Jean Dujardin, Gilles Lellouche, Pio Marmaï et Jean-Paul Rouve prêtent successivement serment.)

M. Pio Marmaï, acteur. Je vous remercie de m’avoir convié. Il est important que nous prenions la parole et que nous participions à ces travaux, afin de trouver une orientation plus saine et plus intelligente, pour pouvoir faire notre travail de manière plus simple.

M. Gilles Lellouche, acteur et réalisateur. Cette rencontre est nécessaire ; j’espère que nos témoignages vous éclaireront.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Au cours des nombreuses auditions que nous avons menées, nous avons reçu de nombreuses actrices qui nous ont expliqué que, depuis le début de leur carrière, elles subissaient des faits qui ne relevaient pas du cadre normal des relations de travail. Par exemple, certaines ont été mises en danger sur un tournage en vue de capter la bonne image. D’autres ont été victimes de sexisme « ordinaire », voire d’agressions, de la part de réalisateurs et de techniciens. Il nous paraît intéressant de recueillir le point de vue d’hommes sur ce sujet.

Avez-vous suivi une formation sur les violences sexistes et sexuelles – VSS –  dans le cadre de vos études ? Si tel n’a pas été le cas – ces formations étaient moins développées auparavant –, cela vous a-t-il manqué ? Estimez-vous qu’elles pourraient être utiles ?

Avez-vous réfléchi au milieu dans lequel vous travaillez et aux relations qui y existent, marquées par la domination de l’auteur et les droits qu’il s’octroie, au-delà du cadre du droit du travail ? Avez-vous été témoins de telles relations ?

M. Gilles Lellouche. J’ai suivi des cours de théâtre de 1992 à 1996 ; ces questions n’y étaient pas du tout soulevées. Certains professeurs usaient même de leur pouvoir et de leur charme auprès de jeunes comédiennes. C’était une autre époque.

Le mouvement MeToo nous a évidemment alertés. Mais dans notre parcours, comme jeunes acteurs qui jouaient des rôles mineurs, nous avions déjà subi de la part de producteurs, de réalisateurs ou de réalisatrices des violences morales ou psychologiques et des abus de pouvoir qui n’étaient pas invivables, mais relevaient de la petite humiliation quotidienne. La prise de conscience collective s’est ainsi faite au fil des années, non pas avec le pouvoir que nous avons acquis, mais plutôt grâce au courage de certaines personnes qui ont osé parler – sans être des « rapporteurs ».

Par une amie actrice, j’ai été au courant de situations abjectes. Un réalisateur, pour préparer une scène d’amour, lui a demandé de venir dans son bureau et de se mettre toute nue pour qu’il sache comment la filmer. Elle avait 26 ans. Elle en a été traumatisée, elle a refusé et le réalisateur lui a fait vivre un enfer pendant tout le tournage, des violences physiques et psychologiques. Il produisait également le film, ce qui était un gros problème. Je l’ai appelé, cela n’a eu aucun écho, il s’en foutait complètement, il n’avait aucune crainte. Et moi, j’avais 31 ans et je n’en étais pas là où j’en suis aujourd’hui.

C’est la première fois que j’ai été alerté sur ce que les actrices pouvaient subir dans le cinéma français. Ensuite, beaucoup de témoignages de mes copines actrices et d’autrices avec lesquelles j’ai travaillé m’ont fait comprendre que c’était commun, voire banal, hélas.

Heureusement qu’il y a eu une prise de conscience collective ; il n’est plus possible pour quiconque de ne pas se sentir concerné.

M. Jean-Paul Rouve, acteur et réalisateur. Je suis entièrement d’accord avec Gilles.

Dans les cours, les filles et les garçons sont dans un rapport d’égalité, jouent ensemble. Ensuite, je commence en jouant dans des séries télé et là, je vis l’humiliation dont a parlé Gilles, celle du dixième rôle, maltraité par la réalisatrice. Je ne peux rien faire, rien dire, sinon je risque d’être dégagé. En même temps, ça m’a construit. Ça fait réfléchir à ce qu’on fera si un jour on a ce pouvoir. Parce qu’il ne s’agit de rien d’autre que de pouvoir, et le pouvoir existe partout, sur un plateau de cinéma comme à l’hôpital – ma mère, qui était secrétaire médicale, me racontait les comportements des médecins envers les infirmières ; j’ai plus souvent entendu ces récits à propos de ces métiers que du cinéma.

En tant qu’homme, je savais ; je me disais « il y a des mecs qui sont lourds, qui draguent les meufs, etc. », mais je ne pensais pas que c’était à ce point-là.

Pour l’un de mes films en tant que réalisateur, j’appelle l’actrice retenue pour lui indiquer qu’elle jouera le rôle principal. On déjeune ensemble près de chez moi, puis je lui propose de venir prendre un café à la maison pour lui montrer où j’habite. Elle a accepté, mais pendant le tournage, elle m’a avoué qu’en tant que femme, elle avait hésité à venir. J’ai été très surpris, je n’y avais pas pensé. C’est vrai que ce n’est pas une amie, quelqu’un que je connais depuis longtemps. J’ai compris que les femmes ont toujours cette possibilité en tête. Ça doit être super dur !

Nous, les comédiens, on sait qu’un metteur en scène nous choisit uniquement parce qu’il a envie de travailler avec nous. Mais une comédienne qui débute doit se demander chaque fois pourquoi elle a été choisie, si ça ne cache pas quelque chose de malsain.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. L’actrice en question n’est pas une comédienne qui débute, c’est une grande actrice.

M. Jean-Paul Rouve, acteur et réalisateur. C’est vrai ; pourtant, elle a encore cet avertisseur qui s’allume dans sa tête.

À part ça, les histoires que j’ai entendues ne concernaient pas les tournages, mais, souvent, les castings. Par exemple, Marina Foïs est un jour revenue en larmes d’un casting : « Je suis tombée sur un malade ! » Elle est allée tout de suite voir la police.

Le mouvement MeToo et la libération de la parole ne répareront malheureusement pas les personnes qui ont souffert, mais maintenant, quelqu’un qui serait susceptible d’aller sur ce terrain avec une comédienne va y réfléchir à deux fois. Je l’espère, en tout cas.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Puissiez-vous avoir raison.

M. Jean Dujardin, acteur, réalisateur et producteur. Mon pedigree est différent de celui de mes collègues. À 24 ans, j’ai commencé à me produire dans des bars et des cafés-théâtres – il était hors de question que je retourne à l’école pour apprendre la comédie. Très vite, j’ai pu jouer dans la série à succès Un gars, une fille, dont j’ai partagé l’affiche, pendant quatre ans, avec Alexandra Lamy.

Je n’ai passé qu’un seul casting, pour cette série, que j’ai réussi. Je n’ai donc pas été vraiment témoin ou au courant de faits survenus pendant des castings. Quand c’était le cas, il n’y avait pas eu de violences sexuelles à proprement parler, plutôt des manœuvres d’intimidation. Par exemple, on vous dit « vous ne pourrez pas faire ce métier » – on l’a dit à Alexandra Lamy – ou on vous fait repasser le casting pour confirmation. Nous en parlions souvent ensemble ; c’est ça, vivre avec une comédienne, et c’est difficile aussi : « Pourquoi, toi, tu as des ouvertures, pourquoi on te propose des projets ? »

C’est surtout ça que je ressentais : pourquoi est-ce qu’on n’offre pas des rôles plus importants aux femmes, pourquoi les réalisatrices n’ont-elles pas de plus gros budgets, ce qui leur permettrait de faire plus d’audience ? La question est toujours d’actualité, même s’il y a plus de femmes réalisatrices en France – Audrey Diwan, Mélanie Laurent, Justine Triet… – qu’aux États-Unis.

Le mouvement MeToo a eu un début fracassant. C’était nécessaire. Au début, j’ai eu le sentiment que ça commençait mal, mais il ne pouvait pas en aller autrement : il fallait taper fort pour que la parole soit entendue, ce qui est encore le cas. On ne dit plus ce qu’on disait il y a dix ou quinze ans et on ne le dira plus non plus dans dix ans. Les choses évoluent, tout le monde est au courant de ce qui se passe.

Le stage VHSS – violences et harcèlement sexistes et sexuels – permet d’identifier une phrase sexiste et une violence. C’est utile, parce qu’on n’a pas encore les réflexes. Cela étant, j’ai le sentiment que le réflexe sexiste, lui, et la phrase lourde tendent à disparaître.

M. Pio Marmaï. J’ai étudié dans une école privée de formation d’acteurs puis j’ai suivi un cursus plus approfondi au sein d’une école nationale supérieure d’art dramatique. J’ai fini mes études il y a une vingtaine d’années. À aucun moment mes camarades comédiennes ou comédiens et moi n’avons été sensibilisés à ces questions de malaise touchant à la sphère privée ou d’agressions.

Un ou deux professeurs avaient des comportements toxiques que mes camarades comédiennes ne savaient pas comment gérer. Ce n’était pas très clair, mais on en parlait un peu. Il s’agissait de comportements très isolés, dans l’enseignement public comme privé. Lors de tournages de films, j’ai entendu parler de certaines choses, mais je n’ai jamais observé de comportements toxiques, en tout cas à dimension physique. Les enjeux de pouvoir qui existent dans ce milieu favorisent les déviances ; j’y suis sensible.

Le mouvement MeToo était plus qu’indispensable : il faut bien que nous puissions travailler sainement pour fabriquer les choses géniales que nos métiers permettent de créer. Il faut donc beaucoup de clarifications, et il faut y veiller ensemble. C’est pour ça que nous sommes là.

Avec le recul, je ne me rendais pas vraiment compte – je l’ai regretté –, mais je sentais, dès ma formation, que certains comportements étaient déviants – on entendait par exemple parler de mains baladeuses.

M. Gilles Lellouche. À mon époque, non seulement il n’y avait pas de formation, mais il n’était pas même fait allusion à ce qui allait arriver dans nos vies d’actrices et d’acteurs. Les professeurs ne nous mettaient pas du tout en garde, peut-être parce que les professeurs de théâtre n’ont pas forcément l’expérience du terrain – certains en restent plutôt à la théorie. Jamais on ne nous a alertés sur les dangers qui surviennent lors des castings ou dans le quotidien d’un tournage qui dure dix jours ou deux mois. Il y a quelque chose à faire dans le cadre de la formation, qu’elle soit publique ou privée.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons entendu des femmes artistes et techniciennes : elles décrivent des violences non pas accidentelles, mais récurrentes. Elles nous ont fait part d’épisodes nombreux de harcèlement moral ou sexuel et de violences sexuelles. Avez-vous, au cours de votre carrière, subi des violences sexistes et sexuelles ou du harcèlement moral ? Avez-vous été formés aux VHSS ?

M. Jean Dujardin. On doit désormais suivre cette formation lorsqu’on a, je crois, au moins 25 % des répliques d’un film. Je commence un film le 31 mars, je viens donc d’en suivre la première partie ; j’assisterai à la seconde le 19 mars avec toute l’équipe.

M. Jean-Paul Rouve. Je ne connaissais pas cette formation, je suppose que je la suivrai avant mon prochain tournage – ce qui est très bien.

Bien sûr, j’ai connu du harcèlement moral, mais ce n’est pas inhérent à notre métier. Quand vous êtes caissière à Carrefour, c’est pareil, c’est même bien plus dur : une comédienne qui tombe sur un mec relou le supportera un mois ou deux ; une caissière, trente ans. Comment faire quand vous êtes caissière et que vous gagnez le smic ? C’est compliqué de dire que votre patron vous harcèle. Pour toutes les jeunes femmes concernées, ça doit être très difficile.

Je n’ai jamais rien vu sur un plateau. Une fois, une maquilleuse m’a raconté un tournage dont le producteur était tellement entreprenant avec elle que dès qu’il arrivait, les techniciens la prévenaient : elle se cachait dans le camion des costumes – mais c’était il y a longtemps, dans les années 1980. Sinon, je ne peux pas inventer, je n’ai jamais vu sur un plateau une situation qui me fasse penser qu’on sortait de la normalité.

Mais j’y ai réfléchi. J’ai fait des séries, des sketches à la télévision, puis des films, surtout des comédies, des films légers. J’ai fait très peu de films d’auteur. J’ai l’impression que ces situations arrivent plus souvent dans le cadre de films où la relation entre le réalisateur et la comédienne est différente, où la vie et le travail se mélangent, où les choses ne sont pas claires : une ambiguïté s’installe, dont la comédienne a conscience, mais elle laisse la distance se réduire, parce qu’elle veut avoir le rôle, parce qu’elle a envie de travailler – c’est un métier difficile. Mais je dis peut-être une énorme bêtise ; en tout cas, ce n’est pas une généralité.

M. Gilles Lellouche. Je commence un tournage début avril, je suivrai donc la formation la semaine prochaine.

Oui, j’ai entendu des choses : des maquilleuses m’ont parlé d’acteurs aux mains baladeuses et de réflexions grasses et débiles – c’est assez fréquent.

De mon côté, j’ai vécu une expérience qui ne m’a pas traumatisé mais qui m’a fait réfléchir sur les circonstances dans lesquelles on s’autorise à parler ou à se révolter. Il y a une quinzaine d’années, j’ai tourné un film avec une réalisatrice sans voir qu’elle voulait me séduire. Elle était plutôt désagréable durant la première partie de la semaine ; le jeudi et le vendredi, elle devenait plus sympa, parce que le vendredi soir il y avait une fête de fin de semaine ; elle se détendait, les rapports devenaient plus cordiaux. Pendant la fête, elle buvait quatre cocktails quand j’en buvais un, et elle se montrait très, très tactile. Dès qu’elle avait le dos tourné, j’en profitais pour me sauver, parce que ça me soûlait. Je ne me sentais pas violemment agressé ; c’était des gestes comme des mains sous la chemise – si j’en faisais autant à une fille, ça ne serait pas normal. Donc je me sauvais, mais ensuite elle se vengeait et je prenais super cher : du lundi au jeudi, elle m’humiliait devant les gens par sa manière de me diriger, en me disant que ce que je faisais était nul, pas drôle, et par une espèce de silence. Cette autorité ne s’exerçait pas seulement à mon endroit ; le tournage a été assez sordide, le silence régnait, personne n’osait la contredire.

Au début, on est comme sidéré, on ne comprend pas bien ce qui nous arrive, on se demande si c’est normal, on se dit qu’on est peut-être nul, qu’on fait mal son travail. Au bout d’un moment, j’ai commencé à associer cette entreprise de séduction au reste et après quand même cinq semaines, je lui ai demandé de ne plus m’adresser la parole – j’ai réglé mon petit problème de mon côté.

C’est la seule expérience de cette sorte que j’aie eue lors d’un tournage. J’ai travaillé avec des réalisateurs plus ou moins désagréables, mais c’est autre chose.

M. Jean Dujardin. Je fouille le grenier de ma vie mais je n’ai pas vraiment vécu d’agression sexuelle, d’expérience gênante ou tordue. Comme chacun, j’ai fait des rencontres qui m’ont déstabilisé, notamment avec des agents, quand j’en cherchais un. On vous invite à réfléchir à deux fois à votre idée de devenir comédien ; on vous dit par exemple que votre visage est trop expressif et que cela ne marchera pas au cinéma. J’ai entendu plein de remarques de cette nature mais elles ne m’ont pas dérangé plus que ça ; elles n’étaient pas répréhensibles, elles m’ont même forgé le caractère : elles m’ont aidé à y croire un peu plus. Après, comme je l’ai dit, tout est allé assez vite.

La formation aux VHSS est intéressante à plusieurs titres. On nous demande notamment si on a des idées. Je suppose que c’est aussi l’intérêt de cette commission. Il m’en est venu une. On n’a pas toujours le temps de s’exprimer sur ces sujets, mais il faut le prendre. À chaque début de tournage, à chaque début de semaine, le premier assistant, qui est souvent un personnage rond et éloquent, pourrait rappeler la charte éthique propre au tournage ; il prendrait deux ou trois minutes pour répéter la marche à suivre, ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas faire. Sans prendre beaucoup de temps, ça permettrait à l’acteur de calmer ses vapeurs, au machino d’éviter de balancer une lourdeur à une nana de la régie : ce n’est pas drôle et tout a de l’importance, même une petite phrase. « Oyez, oyez, on a une œuvre à faire et on est toujours déjà en retard, pas question de partir dans le n’importe quoi – gardez vos mains ! »

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Les témoignages que nous avons entendus, ceux des actrices en particulier, ont mis en avant la récurrence des faits. La différence avec les vôtres est notable. Il est donc probable que vous soyez passé à côté de certaines situations, il faut que vous en ayez conscience.

M. Jean-Paul Rouve. Bien sûr, vous avez raison. C’est ça qui est terrible.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Il serait intéressant de charger certaines personnes du bien vivre ensemble. Les tournages sont difficiles, le temps et l’argent sont comptés, il faut faire face aux impondérables : tout le monde peut être tendu, chacun à son poste. Or quand on est tendu, on peut moins bien supporter ce qui n’est pas en soi inadmissible.

Désormais, les formations sont obligatoires à chaque début de tournage, pour tous les membres de l’équipe. Nous avons assisté à plusieurs d’entre elles ; elles vont plutôt dans le bon sens. Une fois généralisées, elles seront très bénéfiques : elles vous donneront conscience du fait que des jeunes femmes ont pu souffrir de choses qui sont restées invisibles de vous.

Certains films comportent des scènes d’intimité. Même quand les comédiens sont par ailleurs réellement en couple ensemble, le reste du plateau les regarde, ce n’est jamais simple. Faut-il systématiser l’intervention d’un coordinateur ou d’une coordinatrice d’intimité pour préparer le plateau et la scène ? Faut-il contractualiser ce qui devra être fait pendant le tournage ? Il arrive que le scénario mentionne seulement « scène d’amour ». Le réalisateur doit-il détailler ses intentions ? Faut-il que les comédiens exercent un droit de regard sur les images qui seront diffusées ? Des comédiennes nous ont raconté comment, malgré l’accord qu’elles avaient passé oralement avec le réalisateur, la caméra avait filmé leur entrejambe – jusqu’aux lèvres pour l’une d’entre elles, dont les images se sont même retrouvées dans la bande-annonce.

M. Pio Marmaï. Les moments les plus gênants que j’ai connus, ceux lors desquels je me suis senti mal à l’aise ou contraint, sont liés à des séquences de ce genre. J’ai tourné beaucoup de scènes de nu et de relations sexuelles lorsque j’étais plus jeune, quand je travaillais peut-être autrement et que je me moquais un peu du rapport au cadre et à l’image. Un coordinateur ou une coordinatrice peut faire le lien entre le malaise qu’on ressent et la recherche d’image d’un ou d’une artiste, afin de trouver un langage commun. Cela n’existait pas à l’époque. Peut-être pour me protéger, je me disais que je me foutais du résultat, que j’étais à l’aise, que rien ne m’atteignait.

Avec le temps, je me suis rendu compte que je me sentais forcé – si je veux être honnête, c’est ce que j’éprouvais. En effet, on ne peut ignorer la relation de pouvoir : quelqu’un au-dessus de moi me dit de faire ce qu’il me demande, parce que c’est pour le faire qu’il me paie. Soyons précis, je ne me posais même pas encore la question de savoir quelle partie de mon corps était filmée, je parle plutôt de ces passages du scénario où on lit « ils font l’amour ». D’ailleurs, cela existe de moins en moins ; les scénarios sont beaucoup plus précis et les coordinateurs d’intimité contribuent à définir ce que l’on va fabriquer ensemble. Je suis donc pour la présence des coordinateurs d’intimité. Cela va dans le sens du rapport que j’entretiens désormais avec les séquences de ce type : j’en discute en amont avec la ou le cinéaste et la ou le partenaire.

Mais je ne me rends pas compte de ce que sera le résultat. Je ne sais pas exactement ce qui sera gardé. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à définir ma place d’interprète. Comme les comédiennes avec qui j’ai travaillé, j’éprouve encore des difficultés à dire au cinéaste ou à la cinéaste que j’aimerais voir le résultat : parce que je ne suis pas cinéaste, que je suis un simple exécutant, je n’oserais pas trop le faire. Le coordinateur est indispensable, et son rôle n’est pas d’assurer une simple présence. Je regrette qu’il n’y ait pas eu à l’époque quelqu’un à même de faire le lien entre mon malaise et ce qui se passait, puisque je n’étais pas moi-même capable de le verbaliser. Quand on tape mon nom dans un moteur de recherche, on voit des parties de mon corps – celui d’un mec de 22 ans –, notamment mon sexe : je n’en suis pas fier mais je n’y avais pas réfléchi alors, et je ne pensais pas que cela se passerait ainsi. Tout se faisait un peu comme ça, en se disant que c’est rigolo, mais non, ce n’est pas rigolo. Le coordinateur d’intimité a une fonction indispensable sur le plateau. Il faut poursuivre dans cette direction.

M. Gilles Lellouche. Il faut le savoir, 90 % des scènes de nu ou d’amour sont désagréables à faire pour les comédiens et les comédiennes. Je suis totalement favorable, surtout en tant que réalisateur, à l’intervention d’une personne qui les coordonne. Pour ces scènes, il existe une tradition du tournage en équipe réduite, mais si c’est avec quelqu’un dont le regard est malsain, c’est encore pire : il n’y aura personne pour le rapporter.

Je suis pour qu’on légifère en vue d’encadrer tout ça. On pourrait même imposer un story-board, un document exhaustif : on sait tous ce que peut avoir pour conséquences le côté « on improvise autour du cul » – personne ne connaît le fond des fantasmes du réalisateur ou de la réalisatrice. Je le répète, en tant que comédien, je refuse depuis toujours la nudité, par pudeur. D’expérience, je sais qu’on peut tourner des scènes d’amour en restant partiellement habillé. On pourrait imaginer que ça se passe toujours ainsi dans les films dits traditionnels, sauf lorsque la vraisemblance du récit impose de faire autrement.

M. Jean-Paul Rouve. Je peux vous parler de mon expérience : j’ai joué dans Le Consentement, un film compliqué de ce point de vue. Il n’y avait pas de coordinateur d’intimité. Cela avait été évoqué entre la réalisatrice, la comédienne et moi. La réalisatrice nous a demandé si nous en voulions un. J’ai laissé Kim Higelin, la comédienne, parler en premier ; elle a dit qu’elle n’en avait pas besoin – je précise que la réalisatrice et la comédienne sont très amies, elles se connaissent très bien, ce qui facilite les choses.

Les trois scènes qui pouvaient poser un problème étaient assez détaillées dans le scénario ; il n’était pas juste indiqué : « Ils font l’amour. » C’était détaillé, mais jusqu’à un certain point. Nous avons donc fait une réunion toute une après-midi pour préparer ces scènes avec la réalisatrice, la comédienne et le chef opérateur. La réalisatrice avait fait un découpage très précis : on savait exactement quels plans on allait tourner, ce qu’on allait voir et ne pas voir. Je me souviens que Kim a dit qu’elle ne voulait pas d’un plan, et on ne l’a pas fait.

Quand on tourne des scènes de nu, 90 % du temps, on n’est pas nu. Les scènes où on l’était vraiment, c’est surtout moi qui jouais nu parce que j’étais filmé de dos et qu’il ne fallait rien au niveau des fesses. J’avais comme une prothèse collée devant ; évidemment, on évite de toucher l’autre, mais comme ça, si jamais ça arrive, il n’y a pas de contact direct, qui peut être super gênant pour la comédienne mais aussi pour vous, parce que vous ne voulez pas qu’elle pense que vous l’avez fait exprès. Il ne faut pas que ce soit ambigu. Ça s’est extrêmement bien passé, c’était presque comme des scènes de cascade, où tout est réglé au centimètre près, et ça n’a jamais débordé.

Il faudrait que ça se passe toujours ainsi : « — Tu tournes ceci et cela. — Ça, je ne veux pas. — OK. » Imaginons que, lors du tournage d’une scène, on voie un sexe : si les deux parties ont signé « non », c’est « non ». Je trouve ça normal. Si elles sont d’accord, il n’y a pas de problème ; mais le metteur en scène ne doit pas avoir la liberté de déborder sur l’intimité de l’être humain. Il ne faut pas oublier que nous avons des enfants ; on y pense quand on tourne ce genre de scènes.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. La question, c’est aussi la limite de votre partenaire de scène, qui n’est pas forcément la même que la vôtre.

M. Jean Paul Rouve. Exactement.

M. Jean Dujardin. Nous ne sommes pas acteurs tout le temps. Quand on nous voit dans la rue, on voit un souvenir de cinéma, une affiche, mais pas forcément un humain. On ne se dit pas « c’est un père de famille ». Je ne suis pas acteur depuis cinquante-deux ans !

Quand on arrive sur un tournage, c’est inhibant. Par exemple, la veille d’un tournage, je ne dors pas très bien parce que c’est une grosse promesse de jouer, parce que vous avez cinquante personnes autour de vous. Alors imaginez, sur des scènes intimes, surtout pour un pudique comme moi : c’est très difficile. On en parle avec sa partenaire ; il est arrivé que l’une d’elles me propose de prendre un petit shot de vodka, juste pour qu’on puisse avancer. Je lui ai répondu : « Si ça t’aide, il n’y a aucun problème. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? » Concrètement, cela peut consister à cacher son sein avec mon bras. Évidemment, aucun contact, cache-sexe de toute façon, même quand on est filmé de dos. Si on a les fesses nues, on trouve une solution – il manque d’ailleurs un petit gadget, un truc qu’on pourrait mettre facilement. Alors on met une chaussette – je vous donne des astuces ! – parce qu’on n’est pas à l’aise. Qui peut penser qu’on est excité par une séquence devant quarante personnes ? Ou alors il faudrait être maniaque – il y en a certainement ; mais moi, je ne sais pas comment on fait cela.

Un plateau, c’est intimidant, et une scène, surtout comme celle-là, c’est encore plus intimidant. Évidemment, la première condition, c’est le plateau restreint. S’il doit y avoir un coordinateur, c’est OK, mais c’est aussi la responsabilité du metteur en scène : c’est à lui de se former pour ne pas être gêné. À plusieurs reprises, j’ai dit à un metteur en scène : « La scène, c’est aujourd’hui : tu le sais, je le sais, tu ne m’en parles pas beaucoup. » La didascalie indique simplement : « Font l’amour », « Sont sur le lit », « Étreinte » mais il n’y a pas véritablement de détail et je sens que l’on va me dire : « Allez-y, proposez-moi quelque chose et puis on verra. » C’est un peu ça : « On verra. » Établir un storyboard, se mettre d’accord sur le nombre de plans, sur les axes, s’assurer que je suis « confort », tout cela permet d’être au plus juste et au mieux. En même temps, quand on caresse quelqu’un dans un film, on ne peut pas faire semblant : on doit véritablement caresser. Il faut donc arriver à trouver cette espèce de valse lente avec sa partenaire. Il faut évidemment que cela soit encadré, mais d’abord par le metteur en scène.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous avons en effet entendu des témoignages sur des scènes pas très bien scénarisées en amont.

M. Jean Dujardin. Oui, il y a un vide.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Il peut arriver que, pour en finir vite, on ne respecte pas la limite de l’autre, ce qui peut relever de l’agression sexuelle pour les personnes qui subissent, dans le feu de la scène, quelque chose qu’elles n’avaient pas anticipé.

M. Jean Dujardin. Exactement.

M. Jean-Paul Rouve. J’ai connu des metteurs en scène qui demandent plein de prises. À un moment, tu te dis : « C’est bon, ça va, tu l’as ! » L’ambiguïté peut aussi passer par là.

Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je souhaite tout d’abord vérifier auprès de vous, car le parallèle avec les témoignages que nous recevons est saisissant, que vous considérez n’avoir jamais reçu la moindre alerte, le moindre témoignage sur un tournage dans lequel vous étiez acteurs ou réalisateurs. Certaines choses vous ont peut-être échappé, mais si, aujourd’hui, sur un tournage, on vous signale une main baladeuse, comment qualifiez-vous ce fait ? Qu’est-ce qu’une main baladeuse et comment doit-on y réagir ? Je souhaite, monsieur Dujardin, que vous parliez en dernier puisque vous avez déjà suivi la formation – sinon, ce serait de la triche !

Par ailleurs, monsieur Lellouche, vous avez été le premier à évoquer la question des soirées et de l’alcool. C’est peut-être dans ces moments informels que se situe la grande différence entre la caissière et la technicienne de cinéma ou le comédien. Avez-vous déjà été confrontés à des situations d’addiction dans le monde du cinéma ? Que préconisez-vous en la matière ? On sait que les addictions peuvent mettre en danger non seulement les personnes qui en sont victimes, mais aussi l’entourage, les personnes amenées à travailler avec elles.

Enfin, j’en viens à la culture du sexisme et du viol véhiculée par le cinéma. Vous est-il déjà arrivé de vous dire « il y a un problème avec l’image de la femme dans ce film » ? Certains de vos films ont suscité une polémique de ce point de vue. Comment avez-vous réagi aux remarques qu’on a pu vous faire à ce sujet ? De même, quand une différence d’âge entre un comédien et une comédienne n’est pas justifiée par le scénario, vous arrive-t-il de le relever ?

Mme Fatiha Keloua Hachi (SOC). Vous êtes tous les quatre des grands noms du cinéma français, vous avez beaucoup de rôles divers dans les tournages : réalisateur, producteur, acteur. Vos voix sont écoutées, vous êtes influents : quelle est votre responsabilité, particulièrement en tant que réalisateurs puisque 75 % à 80 % de ceux-ci sont des hommes ? Quel est votre rôle dans la prévention des violences et des abus sur les tournages ? Quelles préconisations pourriez-vous formuler ? Faites-vous, par exemple au détour d’une phrase sur Instagram, de la prévention, de la sensibilisation contre les violences dans votre milieu ?

Avez-vous déjà ressenti des pressions, directes ou indirectes, pour ne pas dénoncer certaines pratiques, pour continuer à travailler avec certaines personnes mises en cause sur des tournages ? Selon vous, quels mécanismes pourraient permettre de briser la loi du silence et favoriser une gestion plus éthique et transparente de ces situations ?

Enfin, nous avons reçu des actrices qui n’ont pas tenu le même discours que vous, malheureusement – peut-être faudrait-il organiser une table ronde avec tout le monde. Selon elles, les réalisateurs pensent parfois qu’elles sont des objets à modeler, qu’elles sont leur muse et qu’ils font prévaloir leur génie créateur. Ce n’est pas la même chose pour une caissière de supermarché. Il faut remettre les choses dans le contexte particulier du cinéma.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. J’ajoute que le génie créateur induit une sexualisation de la relation avec les actrices alors qu’il peut manifestement s’exprimer tout à fait librement, sans sexualisation, avec les acteurs. C’est un génie à dimension variable !

M. Gilles Lellouche. Il est arrivé qu’une jeune comédienne me dise que le réalisateur venait frapper à sa porte le soir, quand ils étaient en tournée en province. À cette époque, j’en ai parlé au réalisateur en me foutant de sa gueule – ce qui n’était pas forcément la bonne attitude –, parce que je commençais à travailler, parce qu’il avait une autorité que je n’avais pas, peut-être par crainte, parce qu’on n’ose pas affronter le réalisateur, qui est le grand dieu du plateau. Je me souviens de l’avoir fait en le charriant, en mettant cela sur le compte de l’humour, en essayant de le piquer un peu au vif. Aujourd’hui, ce serait extrêmement différent.

Ce qui, dans le cinéma, n’est absolument pas comparable avec d’autres corps de métier, c’est que tout se mélange un peu. Les rapports du réalisateur avec son actrice, considérée comme sa muse, son inspiratrice, relèvent d’une forme de séduction particulière qui, à mon sens, n’existe pas dans les autres métiers, ou y est moins présente. On s’en sert avec une certaine hypocrisie, en disant que c’est un moteur créatif – je ne pense pas que cela soit le cas dans d’autres métiers.

En ce qui concerne les débordements dans les fêtes, je suis assez partagé. Faut-il interdire les fêtes ? Doivent-elles être organisées indépendamment d’un film, de façon totalement autonome ? Faut-il autoriser ou non ? Quand les gens ont envie de se voir, ils se verront : a-t-on intérêt à fixer un cadre ? Si les gens font la fête, est-ce qu’il faut prévoir des voitures pour les amener puis les raccompagner ? Faut-il charger quelqu’un dans une soirée de vérifier les débordements des uns et des autres ?

Je trouve que nous sommes dans une époque particulière, où les gens sont de plus en plus sur leurs téléphones portables ; il y a de moins en moins de rapports entre les gens sur les plateaux, tout cela s’est un peu édulcoré. Peut-être des raccourcis se font-ils ensuite, quand les gens se voient en consommant de l’alcool ou autre chose. En tout cas, d’après mon expérience et si j’essaie de dégager le côté positif de ces moments, je trouve que les fêtes sont aussi des occasions de partage, de mixité : tous les corps de métiers se rencontrent, parlent, échangent. C’est quand même un métier qui repose sur l’humain, c’est une sorte de troupe de théâtre, et il est très difficile d’imaginer que les membres d’une troupe n’aillent pas dîner ensemble après une représentation. Il ne faut donc pas les interdire, mais il faut vraiment les surveiller, les encadrer. C’est probablement la responsabilité de la production de prévoir que, dans une fête, deux ou trois personnes sont là pour vérifier les bonnes mœurs et les comportements.

J’ai signé quelques pétitions, celles qui viennent à moi, mais toutes les démarches ne vous arrivent pas forcément. Quand elles vous parviennent et que vous vous sentez en accord avec le geste, vous le faites, évidemment. Mais parfois, je vois des pétitions pour lesquelles je n’ai pas été sollicité. Sincèrement, parfois, cela me désole : je me demande pourquoi on ne m’a pas appelé, pourquoi on ne m’a pas demandé de donner mon aval ou d’utiliser ma personnalité pour donner de l’écho à une pétition.

En ce qui concerne les tournages, moi qui suis réalisateur, j’ai une responsabilité totale concernant ce qu’il se passe sur mon plateau. La production, mais aussi le réalisateur doit avoir un regard extrêmement aiguisé sur tout. La plupart du temps, les histoires vous reviennent ; libre à vous de les écouter ou de les ignorer. Je trouve toujours un peu facile de dire « je n’étais pas courant », « c’est la faute d’Untel », « ce n’est pas ma faute ». Moi, je crois que si. On a une responsabilité totale, tout comme, quand on organise une fête, on a la responsabilité de dire : « Mon pote, ce que tu as fait là, plus jamais ! »

M. Jean Dujardin. Généralement, quand je rencontre un metteur en scène, je lui pose une question un peu crue, qui permet de péter tout de suite une façade : « Est-ce que t’es un connard ? » C’est un peu direct, on me répond : « Pourquoi tu dis ça, c’est Untel qui t’a dit ça ? »

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Est-ce que quelqu’un vous a déjà répondu « oui » ?

M. Jean Dujardin. Non, mais justement, c’est le jeu : il est évident qu’il ne va pas répondre « oui ».

« Mais pourquoi tu me poses cette question ? C’est Machin qui t’a dit ça ? C’est Cluzet qui t’a dit ça ! » En fait, non, c’est personne ! Je veux juste savoir si je vais être témoin de scènes un peu gênantes, humiliantes. Je n’ai pas envie de ça. Je vais être là soixante jours, pratiquement tous les jours, j’ai des rôles titres, je dois moi aussi, même si je ne suis pas réalisateur, être responsable de mon plateau, responsable de l’ambiance, responsable de tout le reste. « Si jamais t’es un connard, je t’aurai posé la question. » Et généralement, cela n’arrive pas : la personne n’est jamais désagréable, peut-être parce qu’elle sait que ça peut sortir.

La question sur des films polémiques faisait sans doute référence au film Les Infidèles, à l’origine duquel nous sommes, Gilles et moi. Le point de départ des Infidèles, c’est un film de monstres, comme Les Monstres de Dino Risi. Nous avons choisi un thème de monstre : l’infidélité masculine. Un homme, à trois heures du matin, aviné, idiot, bête, qui est prêt à tout : c’est cela qu’on voulait dénoncer. Est-ce qu’on est gêné de le faire ? Non, je ne suis pas gêné, parce que j’ai toujours été très honnête avec ce projet. Malheureusement, il a parfois été mal compris, mal intégré. On a voulu le voir autrement, comme un film misogyne. Je ne crois pas qu’il le soit et, d’ailleurs, nos femmes à l’époque, nos amies, y ont participé et cela s’est très bien passé.

Bizarrement, on nous parle souvent de ce film en nous demandant si nous pourrions ressembler à ce genre de personnes. Mais quand je joue le juge Michel ou le colonel Picquart, on ne me dit pas : « Vous êtes plein de courage ! » C’est très bizarre ! C’est parce qu’on est forcément toujours un peu suspect, parce qu’on a du succès, parce qu’il y a de l’envie autour de nous. Il faut parler un peu plus pour dire qu’effectivement, nous avons une responsabilité mais nous ne sommes pas tout le temps des acteurs : nous sommes responsables et nous avons aussi une vie.

M. Jean-Paul Rouve. Simone Signoret disait : « Je veux bien jouer une collabo dans un film de résistant, mais je ne jouerai jamais une résistante dans un film de collabo. » Ce qui importe, c’est ce qu’on raconte et comment on le raconte ; c’est pour ça que j’ai accepté de tourner dans Le Consentement. Plusieurs personnes m’avaient dit « ne fais pas ça, c’est dangereux » ; je leur ai répondu que c’était un rôle, que ce n’était pas moi. Pourtant, certains journaux m’ont écarté des interviews, faisant l’amalgame entre moi et le personnage. Pourquoi ? Je ne suis qu’un acteur et c’est le regard de Vanessa Filho qui est intéressant. Si elle avait trahi le livre de Vanessa Springora, je n’aurais pas accepté ce rôle – il n’y avait aucun risque puisqu’elles l’ont adapté ensemble.

Sur les tournages, l’organisation des fêtes a évolué, malheureusement pas dans le bon sens : désormais, si en tant qu’acteur je décide d’organiser un pot pour toute l’équipe, il ne sera pas « à la feuille » – la production ne peut plus, légalement, le faire figurer sur la feuille de service. Du coup, ces pots sont secrets et les informations circulent par SMS entre les membres de l’équipe, alors qu’il serait beaucoup plus sain qu’ils soient encadrés – il n’y a pas de mal à faire un pot ! Il ne faut pas fantasmer sur le milieu du cinéma, il peut y avoir des débordements partout, même dans les pots organisés par une caissière !

M. Jean Dujardin. Comme les actrices, les acteurs peuvent faire l’objet d’une manipulation par un réalisateur, mais ils en parlent moins. Les premiers jours d’un tournage, ils sont très fragiles et il est très facile pour un metteur en scène de les emmener là où ils ne veulent pas forcément aller. On accepte, jusqu’au moment où on lui dit que c’est à lui de faire un effort dans notre direction, puisque le personnage nous ressemble désormais.

M. Jean-Paul Rouve. Ce que dit Jean est vrai, mais nous quatre, nous avons le pouvoir de refuser, de dire à un metteur en scène : « Ça suffit maintenant, arrête ! » Alors qu’un acteur qui n’a que trois jours de tournage, il fait quoi ?

M. Pio Marmaï. Vous avez souligné la différence entre nos témoignages et ceux des actrices. Je n’en suis pas surpris, parce que les choses sont très différentes pour les hommes, comme Jean-Paul vient de le dire très justement.

Personnellement, en tant qu’homme, si je me sens mal à l’aise – lors d’une scène où je suis nu, par exemple –, je n’ai jamais peur d’exprimer frontalement mon désaccord. Si j’ai un problème avec quelqu’un – comédien ou metteur en scène –, je le lui dis, en allant au contact, sans désir de créer des tensions mais sans peur non plus du conflit. Mais j’ai conscience que ce n’est pas le cas pour d’autres comédiens ou comédiennes.

Vous nous avez demandé pourquoi plus d’incidents ou de témoignages ne nous sont pas venus aux oreilles. Depuis dix-sept ans que je suis comédien, j’ai entendu des choses, mais dans l’urgence des tournages, où il faut toujours aller de l’avant, dans le continuum du travail, il n’est pas facile de prendre le temps et le recul nécessaires pour faire la part des choses, qui peuvent n’être que des rumeurs. C’est pourquoi l’idée proposée par Jean, de prévoir un temps d’échange informel – sans délation – avant de commencer chaque semaine de tournage, me semble bonne. Il arrive que l’on entende quelque chose qui n’est pas clair au beau milieu d’une journée très chargée, alors qu’on est concentré sur son travail.

Pour en revenir aux fêtes, un tournage est un travail collectif, qui s’apparente à celui d’une troupe de théâtre, et après un tournage comme après une pièce de théâtre, on a envie d’un moment festif. Mais une fête, ça peut être juste un dîner, un verre, s’amuser, comme ça peut partir dans tous les sens. On peut avoir envie de profiter des uns et des autres dans une ambiance joyeuse – le cinéma et l’art en général doivent rester joyeux et ludiques. Malheureusement, certains abusent – vous avez parlé de la toxicodépendance –, mais ce n’est pas de mon ressort, je ne m’en rends pas forcément compte. Si quelqu’un a un comportement excessif, je lui dirai « mec » – ou « meuf » –, « calme-toi ». En tout cas, mais c’est tout à fait possible de faire la fête de manière raisonnable.

Vous avez évoqué notre pouvoir de faire passer des messages forts auprès de ceux qui nous suivent sur les réseaux sociaux. Personnellement, j’utilise Instagram uniquement dans un but professionnel. Les réseaux sociaux ne m’intéressent pas, je les méprise fondamentalement, depuis toujours ; ils sont plus un frein qu’autre chose. Je ne me vois donc pas donner des directives à des inconnus entre deux bandes-annonces de mes films, mais ça ne me dérange pas que d’autres le fassent.

Mme Fatiha Keloua Hachi (SOC). Je vous ai interrogés sur les mécanismes qui pourraient être créés pour briser la loi du silence. Certains d’entre vous sont réalisateurs ; avez-vous déjà travaillé avec des personnes mises en cause pour des violences sexuelles ? En tant qu’acteurs, comment réagissez-vous quand vous apprenez la présence d’une telle personne sur le plateau ?

M. Jean-Paul Rouve. Mises en cause par la justice ?

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Par la justice ou par un témoignage.

M. Jean-Paul Rouve. Par un témoignage, ce n’est pas pareil !

M. Gilles Lellouche. Soit on est au courant avant le tournage, ce qui signifie qu’on engage sciemment la personne, soit on est informé en cours de tournage. Je n’ai jamais choisi sciemment quelqu’un qui avait un problème ; je ne l’ai jamais non plus appris pendant un tournage.

M. Jean-Paul Rouve. Avant un tournage, on peut entendre dire que le metteur en scène va nous faire vivre un enfer ; il suffit de le rencontrer et de décider d’y aller ou pas. Par ailleurs, il faut faire très attention et différencier une décision de justice d’un tweet.

Sur un plateau, le pouvoir appartient au metteur en scène, à l’acteur ou à l’actrice qui tient le rôle principal ; vous avez raison, il faut user de ce pouvoir pour tenir la barque et être au courant de ce qui pourrait la faire chavirer. Mais maintenant, il y a des référents VHSS sur les tournages : ils sont présentés à l’équipe dès le début, au même titre que les délégués syndicaux. C’est à eux que le moindre problème doit être signalé ; ensuite, le reste de l’équipe est informé.

M. Gilles Lellouche. Ces référents sont recrutés par la production du film. Il faudrait s’interroger sur le bien-fondé de ce fonctionnement ; est-ce qu’ils ne devraient pas être indépendants ?

M. Jean Dujardin. À propos des personnes mises en cause, soit une décision de justice a été rendue et je ne vois pas comment un film peut être monté – ça n’arrive jamais, en réalité –, soit la présomption d’innocence s’applique. Il y a un truc qui s’appelle la loi. Et si la personne a purgé sa peine, a payé ? Ça ne m’est jamais arrivé de rencontrer ce cas ; je ne sais pas quelle décision je prendrais.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Le problème, c’est précisément que ça n’est encore jamais arrivé. Il y a eu des dépôts de plainte, des instructions, des classements sans suite, mais pas encore de condamnation. Nous sommes justement dans cette zone grise.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Je rappelle que le code du travail permet de mettre à l’écart une personne et de mener une enquête si la sécurité morale ou physique de quelqu’un est menacée.

Tous les quatre, vous avez évoqué des situations dans lesquelles vous avez été gênés de faire certaines choses. Vous l’avez dit avec beaucoup de sincérité, monsieur Marmaï : en tant qu’homme, vous avez été capable de dire les choses ou de les encaisser différemment des femmes. Au cours des auditions, nous avons entendu plusieurs actrices expliquer qu’elles ne disaient rien et qu’elles encaissaient jusqu’à craquer. C’est un ressort sur lequel il faudrait que nous puissions travailler. À cet égard, l’idée de Mme Keloua Hachi, de vous réunir pour en discuter, n’est pas mauvaise.

M. Pouria Amirshahi (EcoS). Je suis amoureux du cinéma, je vous admire tous les quatre et je vous remercie de vos contributions, franches et intéressantes.

Tout de même, depuis le début du mouvement MeToo, une phrase a été très fréquemment prononcée : « Tout le monde savait. » Les témoignages de comédiennes, mais aussi de maquilleuses ou de techniciennes, font état d’une fréquence frappante des violences sexistes et sexuelles. Or, mis à part M. Lellouche, qui a évoqué un réalisateur frappant à la porte de la chambre d’une actrice, aucun d’entre vous n’a souvenir d’avoir assisté à ces actes que tout le monde décrit comme réels.

Je m’interroge sur la signification de ce hiatus. Je vous crois, bien sûr – vous avez prêté serment –, mais le décalage entre le récit de ces femmes et vos propos ne résulte-t-il pas d’un déni inconscient ? C’est ce qui arrive lorsqu’on ne voit pas ce qui est pourtant sous ses yeux ; parce qu’on est un homme, parce qu’on ne se rend pas compte, parce qu’on ne veut pas voir ou parce qu’on admire la personne mise en cause. Cette dichotomie est trop forte et trop frappante pour ne pas être relevée.

La question de Mme Keloua Hachi sur votre pouvoir est intéressante. En raison de votre réputation et de l’admiration qu’elle suscite, vous avez un pouvoir de prescription. Si, en tant qu’acteur ou réalisateur, vous faisiez savoir publiquement, lors de vos interviews notamment, que vous saurez être exigeants avec les personnes que vous emploierez ou côtoierez, ce serait prescripteur pour d’autres générations de comédiens et de réalisateurs, mais aussi pour les producteurs, qui doivent être vigilants lors de toutes les phases de la fabrication d’un film. Qu’en pensez-vous ? Cela outrepasse sans doute votre rôle de comédiens, mais, de facto, vous avez une responsabilité.

Monsieur Lellouche, vous dites qu’on ne vous a pas contacté pour signer telle ou telle pétition, mais peut-être que les personnes qui vous aiment attendaient des prises de parole plus fortes et qu’on peut éprouver de la déception ou de l’amertume parce que vous n’avez pas dénoncé tel ou tel acte dont vous connaissez l’auteur.

M. Emeric Salmon (RN). Monsieur Rouve, je voudrais revenir sur le découpage des scènes d’amour dans Le Consentement, qui semble être une bonne pratique. A-t-il été appliqué parce que tous les membres de l’équipe en étaient d’accord ou parce que le poids que vous donne votre talent vous a permis de l’imposer ? Pensez-vous qu’il soit possible de généraliser cette bonne pratique ?

Monsieur Lellouche, vous avez parlé des violences d’ordre psychologique que vous avez subies. Dans le cadre de cette commission d’enquête, nous avons entendu le témoignage bouleversant de M. Francis Renaud sur les violences sexistes et sexuelles dont il a été victime. Dans le milieu du cinéma, ces violences sont désormais prises en considération lorsqu’elles sont faites aux femmes ; pensez-vous qu’un travail similaire doive être effectué concernant les hommes, comme cette audition l’a suggéré ? Avez-vous connaissance de témoignages de victimes masculines ?

M. Jean-Paul Rouve. Nous ne mentons pas quand nous disons n’avoir rien vu ni entendu ; les femmes, de manière générale, ne parlent pas des gestes et des regards déplacés qu’elles subissent constamment, dans la rue et ailleurs. Il me semble que cela vient de la culture et de la société, qui sont en train de changer.

Mes amies comédiennes ne m’en parlent pas parce que, malheureusement, elles considèrent que c’est dans l’ordre des choses – je ne parle pas des nouvelles générations, des jeunes femmes de 20 ans, qui savent. Aucune copine comédienne ne m’a jamais dit, au sujet d’un tournage, que tel metteur en scène ou tel comédien était lourd ; ce qu’on entendait, c’était : « Lui, il est un peu dragueur. » Mais je ne pouvais pas imaginer ce qu’elles subissaient, ni jusqu’où ça pouvait aller. En tant qu’homme, je n’ai pas vécu tout ça ; c’est un monde que j’ai découvert.

Ce que vous suggérez est compliqué. Bien sûr, on peut dire qu’on ne veut travailler qu’avec des gens bien ; c’est une grande phrase. Et je peux évidemment intervenir si je vois quelqu’un déraper sur un plateau. Mais on ne peut pas faire des procès en amont en fonction de la réputation des gens. Comment sait-on ?

Le film Le Consentement a vraiment été délicat à tourner. Il fallait prendre toutes les mesures possibles – et je pense que c’est ce qu’on devrait faire pour tous les films. Il faudrait réaliser des story-boards comme on le fait pour les scènes de cascades. Les contrats de comédiens font 300 pages ; on pourrait y ajouter 2 pages pour décrire les scènes d’intimité. Il pourrait y avoir une discussion ensuite, mais tout le monde partirait de la même base, sur un pied d’égalité.

Enfin, vous avez raison s’agissant des hommes. Malheureusement, je pense qu’il n’y a qu’un seul cas d’homme victime pour cent cas de femmes ! Mais tous les êtres humains doivent être traités de la même façon.

M. Jean Dujardin. Sur le gap entre ce qu’on a pu voir et ce que les femmes ont vu, je suis assez d’accord avec M. Rouve. On ne voit pas forcément tout – et on n’a peut-être pas envie de voir. Je pense que le mouvement MeToo aura été utile de ce point de vue là. Quand j’ai dit tout à l’heure, peut-être un peu maladroitement, qu’il avait mal démarré, je voulais dire qu’il avait démarré brutalement. Et évidemment, il a servi à ce qu’on ouvre les yeux, à ce qu’on comprenne.

De la même façon, le test que j’ai passé la semaine dernière nous invite à regarder et à penser différemment. Il ne faut pas crisper le débat en opposant les femmes et les hommes, les actrices et les acteurs. Il faut travailler ensemble. Pour nous, c’était une évidence et c’était sain – mais ce n’était pas que cela. Comme le dit Jean-Paul, les femmes ne parlent pas toujours. Récemment, j’ai participé à un festival avec une metteuse en scène et une actrice, très connues. Au moment du dessert, elles ont toutes les deux lâché deux noms de metteurs en scène, au sujet desquels elles étaient d’accord : « Ce mec-là ? Oui, je vois qui c’est. Il t’a fait quoi ? — La même chose. » Mais sur le plateau, elles ne parlent pas.

Ce que l’on apprend lors du test, c’est que s’il arrive quelque chose sur le plateau, on réagit évidemment à ce qui a été dit, ou fait, et on en fait part immédiatement à la production. Cela va devenir un réflexe.

Je me souviens très bien pourquoi j’ai dit que MeToo avait mal commencé. On était en 2016 ou 2017 et, lors d’une interview, j’avais dit très honnêtement : « Je suis né d’une femme, je vis avec une femme et je viens d’avoir une fille. Mon idée de la femme ne va pas sans celle de son respect. Mais être obligé de le dire, c’est être suspect. C’est chiant. » Sur X – Twitter à l’époque –, c’est devenu : « Pour Jean Dujardin, “MeToo, c’est chiantˮ. » À partir de là, vous gardez votre parole pour vous et vous attendez un tout petit peu que l’on puisse enfin vous entendre. Alexandra Lamy, que je connais très bien, avait demandé pourquoi aucun mec ne parlait. Eh bien parce qu’à certains moments, nous n’étions pas audibles. Si on ne dit rien, on est suspect. Et si on en dit trop, les autres s’imaginent que l’on cache un truc.

Il faut donc du temps ; il faut que nous trouvions le moment raccord avec notre époque. Mais je suis d’accord : il y a forcément des choses que nous avons loupées sur les plateaux. Évidemment. Des lourdeurs. Des choses qui nous semblaient totalement anodines.

M. Gilles Lellouche. Votre question sur le gap entre les témoignages que vous avez dû recueillir et nos expériences personnelles me fait vraiment m’interroger. On ne peut pas se cacher derrière l’idée que, parce qu’il y a beaucoup de gens sur un tournage, il est possible de passer à côté de quelque chose, de ne pas être au courant. Je pense quand même que notre attitude n’invitait probablement pas les gens à venir témoigner. Peut-être que nous ne donnions pas suffisamment confiance pour que l’on vienne nous dire les choses. Il y a peut-être un grand changement à opérer dans la façon dont nous sommes considérés ou dont nous considérons les autres. Dans l’invitation au dialogue, nous n’avons peut-être pas été à la hauteur.

M. Jean-Paul Rouve. Il y a aussi la question du statut du comédien. Imaginez une jeune comédienne qui ne tournerait que deux ou trois jours sur un film et qui serait ennuyée par quelqu’un. Elle ne me connaît pas, je ne la connais pas : elle ne va pas venir me parler. C’est pour ça qu’un référent est utile. Sinon, c’est compliqué ; on ne sait pas comment la personne va réagir. Quand j’étais môme, que je débutais, je n’aurais jamais osé rien dire ! Peut-être que j’aurais osé s’il y avait eu un référent. C’est la même chose que pour les numéros mis à disposition : ils permettent de parler. On sait que c’est le boulot de la personne, qu’on peut la prendre à part à la cantine et lui demander ce qu’elle pense de ce qui s’est passé. C’est hyper important, très utile.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Depuis le début de nos auditions, nous voyons bien que le monde change – tout comme la société. Notre rapport à l’égalité femme-homme et aux relations entre les sexes évolue. Pensez-vous avoir évolué ? Pensez-vous avoir été lourds à certains moments ? Je vous pose la question très simplement car je pense l’avoir été. Il ne faut pas se le cacher : lorsque l’on est un homme élevé dans le patriarcat, on peut avoir eu la drague un peu lourde parfois. Ce n’est pas une mise en cause – la preuve, je l’admets moi-même. Je pense que la prise de conscience des hommes est l’un des nœuds de l’évolution nécessaire de notre société. Les femmes, elles, ont pris conscience depuis un bon moment du fait qu’elles sont victimes des inégalités ! Mais pour un certain nombre d’hommes, la position dominante reste confortable.

Comme l’a souligné notre collègue Keloua Hachi, présidente de la commission des affaires culturelles, vous pouvez être prescripteurs de ces changements – y compris, peut-être, en reconnaissant que certaines attitudes que vous avez eues n’étaient pas les bonnes et que le monde doit changer. J’ai été touché, monsieur Dujardin, par ce que vous avez dit au sujet des propos que vous avez tenus au début de MeToo, qui ont été jugés très maladroits. Il est vrai que nous, les hommes, sommes parfois maladroits, parce que nous ne sommes pas totalement déconstruits sur ces sujets. Or je pense que la déconstruction est importante. N’auriez-vous pas envie de travailler à un film sur le sujet, pour expliquer la façon dont le monde change et montrer votre propre évolution, qui pourrait permettre aux autres hommes de changer ?

M. Pio Marmaï. Oui, je pense que j’ai pu être lourd dans ma façon de signifier les choses. J’essaye toujours de créer une atmosphère de travail assez douce et joyeuse et, à certains moments, j’ai dû faire des plaisanteries qui ont été mal comprises. Il m’est arrivé de m’excuser, verbalement et par écrit, auprès de la personne heurtée par mes propos. Je m’en souviens très bien ; je ne veux pas faire de mal à quiconque.

Je ne vais pas vous mentir : cela me travaille beaucoup, en tant qu’humain, car j’ai toujours cru au travail collectif dans l’art, pour faire quelque chose de beau. Vous avez raison : je me rends compte que je n’ai plus envie d’avoir ce genre de comportement. Je suis relativement à l’aise avec le sujet car j’en parle avec des camarades, des comédiennes et bien d’autres personnes qui ont tous types de fonctions. Le mouvement MeToo permet aux hommes de faire une introspection, d’interroger leurs comportements et leurs propos passés ; c’est indispensable. Et nous pouvons aider les jeunes générations en ouvrant ce débat.

Voilà l’effet profond qu’a eu MeToo sur moi.

M. Jean Dujardin. Il arrive aussi que la lourdeur soit partagée. Je tourne avec beaucoup d’amies actrices comme Marie-Josée Croze ou Audrey Dana, avec qui j’ai travaillé récemment sur la série Zorro. Or Audrey Dana est un homme ! Elle peut en avoir la lourdeur. Cela ne veut pas dire que je l’accompagne… Parfois, il y a une gêne sur le plateau et le fait de rigoler, de déconner et d’être lourds nous donne du courage pour tourner. Ce n’est pas réservé aux hommes. Parfois, cela s’appelle de la connivence.

M. Gilles Lellouche. J’ai 52 ans, ça fait vingt ans que je fais ce métier. Si je dois faire une radioscopie de mes comportements, c’est sûr que j’ai dû être lourd ; c’est évident. Mais vous savez, il y a encore cinq ans, tout le monde se faisait la bise, s’embrassait, était tactile. On est en train de perdre au fur et à mesure les vieux réflexes d’un autre monde : tout le monde n’a pas envie de vous faire la bise, que vous l’attrapiez par le cou ou d’entendre votre humour pas forcément brillant… Nous sommes sur une voie et il faut continuer, avec une conscience bien éveillée.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour ces mots. Je remarque que vous évoluez au fil de nos échanges : vous avez commencé par dire ne jamais avoir été témoins de quoi que ce soit, mais vous avez révélé certaines choses au cours de la discussion.

La question qui se pose, désormais, est de savoir comment avoir les bons mots et la bonne attitude face à des agissements dont vous pourriez être involontairement le témoin, voire le complice si vous ne faites rien. Nous cherchons à éviter cette éventualité. Je me réjouis à cet égard de votre présence, car vous avez un rôle à jouer – non en tant que spectateurs, mais bien en tant qu’acteurs, justement – dans l’évolution des choses.

Il n’y a pas d’actrices à vos côtés et peut-être la proposition de Mme Keloua Hachi est-elle bonne, mais certaines sont très fragilisées et ont décrit le caractère récurrent, pour ne pas dire systémique, des comportements inappropriés, qui peuvent aller du harcèlement jusqu’au viol. Dans ces cas, la responsabilité est nécessairement collective, elle est celle du plateau et du système, et non pas seulement de l’auteur des faits.

M. Jean-Paul Rouve. Nous ne sommes pas forcément au courant. Si je tourne un film avec une actrice, je n’apprendrai certainement qu’après le tournage s’il s’est passé quelque chose. Elle me racontera qu’Untel ou Untel a été très lourd avec elle…

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je pense que vous pouvez le voir.

M. Jean-Paul Rouve. Ce n’est pas sûr… Ce serait trop simple.

M. Jean Dujardin. On se découvre et on découvre des choses. Nous nous demandions si de tels faits étaient réservés au cinéma, mais ils surviennent malheureusement dans de nombreux secteurs, comme le théâtre ou encore le sport.

J’ajoute que les choses évoluent, comme la reconnaissance de la mémoire traumatique. Il y a encore dix ans, la génération de mes parents et même la mienne ne pensaient pas qu’une femme pouvait ne se souvenir qu’elle a été violée que quarante ans après. Or c’est le cas.

Comme je le disais, il faut nous laisser le temps pour comprendre tout cela. Il faut que nous entendions et que nous intégrions ces choses. C’est aussi pour ça que je suis heureux d’être venu, comme d’avoir passé le test à l’issue de la formation du CNC. Par exemple, je sais qu’une main sur l’épaule pour remercier quelqu’un de son travail sur un tournage peut être mal perçue. Dois-je continuer de faire ce geste ? Que peut-il me coûter ?

M. Erwan Balanant, rapporteur. Rien, a priori.

Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Mais dans le doute…

M. Jean Dujardin. C’est cela : dans le doute, mieux vaut ne pas le faire.

Ce qu’il faut éviter absolument, c’est de crisper nos relations.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Referiez-vous J’accuse avec Roman Polanski ?

M. Jean Dujardin. Le film ne pourrait plus être produit. À l’époque, toute la Comédie française avait accepté de participer. Et dans son film précédent, il avait fait tourner Eva Green sans que cela soulève le moindre problème. Aujourd’hui, évidemment, je me poserais la question.

J’ai fait le film pour l’événement, parce qu’il était important. Il racontait notre histoire, un pan de notre vie, et devait nous éclairer. Et à cette époque, il n’y avait pas tout ce que nous connaissons.

Et puis le cas de Roman Polanski est compliqué. Le formidable documentaire Roman Polanski : Wanted and Desired, qui n’est ni à charge, ni à décharge, est à voir, car il apporte des nuances. Depuis le début, depuis vingt ans, Samantha Geimer dit : « Arrêtez, foutez-nous la paix avec cette histoire. »

Donc, pour répondre à votre question, je ne sais pas…

Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). S’agissant du rôle prescripteur, je comprends très bien qu’on ne sache pas quoi dire, comment le dire, qu’on craigne de ne pas être bien placé pour parler. Pour le dire brutalement : je suis une femme blanche, je me préoccupe des questions de racisme ; quand j’en parle, je préfère ne parler que de choses que j’ai lues ou entendues de la part de personnes racisées et relayer leur témoignage plutôt que de mettre en avant ma propre connaissance, puisque je ne vis pas le racisme. Ici réside d’ailleurs la première prise de conscience : comme il existe un système de domination, si on n’est pas du bon côté, on ne peut peut-être pas comprendre ces relations, donc la première chose à faire est d’écouter.

À cet égard, je suis frappée par la facilité de certains à s’exprimer en défense. Qu’est-ce qui fait qu’on pense être légitime pour défendre quelqu’un, par exemple en arguant que justice n’a pas été rendue ? Si on écoute les très nombreuses victimes, on les entend dire très souvent qu’elles n’ont pas eu justice. Il faut aussi les croire et observer un principe de précaution – sans que cela signifie accuser quiconque. Le code du travail dit d’ailleurs non pas de décider si quelqu’un est coupable, mais que, dès lors qu’il y a une alerte, il y a un risque à évaluer objectivement, grâce à une enquête. Et si celle-ci fait émerger suffisamment de témoignages, alors des mesures de précaution sont à prendre et la personne concernée doit être écartée.

Certains d’entre vous sont réalisateurs. Pourriez-vous prendre le risque de vous engager à suspendre un tournage en cas d’alerte nécessitant des mesures de précaution au sujet d’un comédien ? Ce n’est pas une question de personne, mais de système. De cette manière, vous vous placeriez non du côté de la présomption d’innocence mais du côté de la précaution en toutes circonstances sur les tournages dont vous êtes responsables.

Mme Graziella Melchior (EPR). Dans la même logique, que faites-vous concrètement lorsqu’on vous signale des faits dont pourrait avoir été victime une actrice ou une technicienne ? Savez-vous quelle attitude avoir, à qui vous référer et quelle procédure suivre ?

M. Gilles Lellouche. En tant que réalisateur, il n’y aurait pas de présomption d’innocence. S’il survenait sur un de mes films des choses avérées, faisant l’objet de témoignages, la décision serait très claire : la personne serait suspendue et le tournage éventuellement arrêté. C’est un cas hypothétique, mais je n’attendrais pas une décision de justice pour agir. Je m’adresserais bien sûr à mon producteur, mais, en tant que maître à bord, je n’aurais pas besoin d’autorisation pour prendre des mesures.

Mme Graziella Melchior (EPR). Le producteur n’aurait aucun intérêt à ce que le film s’arrête. Comment réagiriez-vous ?

M. Gilles Lellouche. Suivant la fonction de la personne sur le film, le tournage n’aurait peut-être pas besoin d’être arrêté. Une mise à pied pourrait suffire. Bien sûr, s’il s’agissait du premier rôle, ce serait plus compliqué, mais il y a des assurances. Et si les moyens manquent pour remédier à telles situations, il faudra les créer.

M. Jean-Paul Rouve. Je suis tout à fait d’accord avec Gilles.

Quand un metteur en scène vous propose un film et qu’on a entendu des choses sur lui sans qu’il y ait eu de condamnation, la présomption d’innocence doit être respectée. Mais si, comme metteur en scène, j’entends parler de quoi que ce soit qui s’est passé sur un plateau, que l’auteur supposé des faits soit un technicien ou un comédien, il faut agir. On en réfère à la production et la personne est évidemment écartée et remplacée, ce qui est d’ailleurs assez facile. S’il s’agit du personnage principal, le film s’arrête, mais alors c’est un sinistre, couvert par les assurances. Ça arrivera d’ailleurs forcément, si ce n’est pas déjà arrivé.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Cela arrive, mais ce n’est pas simple. Les assurances sont insuffisantes et facultatives, si bien qu’elles ne sont pas prises par tout le monde. Nous allons essayer d’améliorer les choses dans ce domaine.

Je tiens à rappeler ce que nous essayons de faire par cette commission d’enquête.

Vous l’avez dit en prenant l’exemple de la caissière : il s’agit d’un fléau de société. Le cinéma est le reflet de cette société, avec des facteurs aggravants que nous décrirons dans notre rapport. Je pense aux rapports de pouvoir, à la toute-puissance de l’auteur, à l’omerta ou encore à la précarité économique des « petits » et des « petites » de ce milieu.

Nous ne cherchons pas à stigmatiser le cinéma : au contraire, nous essayons de l’aider à exprimer de nouveaux messages au sein de la société, ce qui passe par la prise de conscience de tout le monde – nous voyons que, chez vous, elle est en cours et bien avancée. Il faut que cela continue, tout comme chez nous, responsables politiques, car il s’agit bien d’un tournant. Celui-ci – c’est probablement la première fois que je le dis depuis le début des auditions – est nécessaire pour apaiser les relations entre les hommes et les femmes. De toute évidence, nos leviers de puissance seront bien plus importants si nous ne réduisons pas plus de la moitié de l’humanité à des seconds rôles et si nous ne l’exposons pas à la menace et à la souffrance.

Je vous remercie donc pour vos témoignages. Il est évidemment très difficile aux victimes de se confier, mais j’imagine que ce n’était pas facile non plus vous concernant. Nous allons poursuivre nos travaux pendant encore un mois, puis nous publierons notre rapport peu avant le festival de Cannes, lors duquel il sera peut-être possible d’en reparler.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je m’associe aux remerciements du rapporteur.

J’ajouterai simplement que le dernier verrou à faire sauter, pour obtenir le respect de toutes et tous sur les plateaux de cinéma, au théâtre, dans la culture en général, ainsi que dans les supermarchés et partout ailleurs, c’est d’avoir confiance en la parole des femmes. Il ne faut pas en accorder a priori davantage à celle des hommes. Je le dis, car le premier réflexe peut être de venir en aide à un copain, parce qu’on le connaît et qu’on l’imagine incapable de certaines choses – alors qu’un copain peut mal se comporter. Parfois, nous sommes les seules à voir la manière dont certaines personnes se comportent. Il faut faire confiance à la parole des femmes, la prendre au sérieux, l’instruire et, je le répète, ne pas supposer que celle des hommes est plus importante.

 

La séance s’achève à seize heures cinquante.


Membres présents ou excusés

 

Présents.  M. Pouria Amirshahi, M. Erwan Balanant, Mme Eléonore Caroit, Mme Nathalie Colin-Oesterlé, Mme Fatiha Keloua Hachi, Mme Sarah Legrain, M. Nicolas Meizonnet, Mme Graziella Melchior, Mme Lisette Pollet, Mme Sandrine Rousseau, M. Emeric Salmon