Compte rendu

Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Béatrice Cattelain, M. Pierre Colliou et M. Damien Poirot, représentants du Collectif « La Voix des Parents de la Maîtrise des Hauts-de-Seine »              2

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Agathe Pujol, comédienne...9

– Présences en réunion....................................21

 


Lundi
24 mars 2025

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 48

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Sandrine Rousseau, Présidente de la commission


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La séance est ouverte à seize heures.

La commission auditionne Mme Béatrice Cattelain, M. Pierre Colliou et M. Damien Poirot, représentants du collectif « La Voix des parents de la Maîtrise des Hauts-de-Seine ».

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous entamons notre dernière série d’auditions en recevant plusieurs parents d’enfants fréquentant la Maîtrise des Hauts-de-Seine, qui ont récemment formé le collectif « La Voix des parents de la Maîtrise des Hauts-de-Seine ». Ce dossier, révélé l’été dernier, a suscité beaucoup d’inquiétudes au sein de cette commission. Nous avons également entendu d’autres parents, membres de l’association nouvellement recréée à la suite des révélations sur les dysfonctionnements de la Maîtrise.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Béatrice Cattelain, M. Pierre Colliou et M. Damien Poirot prêtent serment.)

M. Damien Poirot, représentant du collectif « La Voix des parents de la Maîtrise des Hauts-de-Seine ». Notre collectif s’est constitué dès les premières révélations relatives aux plaintes déposées. Notre objectif n’est nullement de discréditer la pédagogie ni de nier les ressentis globalement positifs exprimés par les enfants et leurs parents, mais bien d’inciter les responsables à adopter une politique ambitieuse face aux situations de harcèlement. Jusqu’à la survenue de ces événements, j’étais un parent peu impliqué, me satisfaisant de voir ma fille épanouie, en dépit d’un manque manifeste de communication concernant les apprentissages et le fonctionnement interne de la Maîtrise.

Le mardi 9 juillet 2024, la parution d’un article dans Le Canard enchaîné a constitué un véritable électrochoc, déclenchant notre mobilisation collective, en l’absence, à cette date, de toute association de parents. Durant l’été, nous avons pris contact avec plusieurs responsables. J’ai échangé, pour ma part, avec Mme Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, à la diversité et à la prévention des discriminations au ministère de la culture, ainsi qu’avec M. Michel Haas et plusieurs collaborateurs de M. Georges Siffredi, au sein du département des Hauts-de-Seine.

Le président de la Maîtrise n’a, malgré tout, jamais exprimé publiquement la moindre forme de compassion à l’égard des plaignantes, que ce soit dans ses communications officielles ou en réunion. L’audit initié par la Maîtrise a d’ailleurs soigneusement éludé la question du harcèlement et aucune communication de crise n’a été mise en œuvre. Les groupes de travail promis à l’automne n’ont jamais vu le jour. Nos critiques formulées à l’égard de cet audit ont entraîné une rupture du dialogue avec Michel Haas, lequel ne répond plus à nos sollicitations depuis la réunion de restitution de l’audit du 20 janvier dernier.

Mme Béatrice Cattelain, représentante du collectif « La Voix des parents de la Maîtrise des Hauts-de-Seine ». Parent d’élève depuis septembre 2024, j’ai été frappée par l’absence totale de remise en question du fonctionnement de la Maîtrise à la suite de l’affaire Darchen. Je me suis donc naturellement tournée vers l’association de parents Passerelle-MHS, récemment constituée, avant de réaliser que celle-ci se positionne avant tout comme un soutien à la gouvernance en place et ne permet aucunement l’expression de voix divergentes.

Lors d’une réunion en visioconférence organisée en février, j’ai mis en avant la nécessité d’un renouvellement au sein de l’équipe de direction. Il m’a été répondu en invoquant la présomption d’innocence et en qualifiant les témoignages recueillis de cas anciens et isolés, tandis que de nombreux parents louaient les qualités de l’équipe dirigeante. Pour ma part, je choisis de croire les personnes qui se sont exprimées et suis convaincue que de nombreuses autres victimes existent.

Mes tentatives pour alerter les autres parents quant à la nature et aux limites de l’association Passerelle-MHS ont été mal reçues. Cette situation m’a conduite à quitter cette structure pour rejoindre le collectif « La Voix des parents », qui garantit une véritable liberté de parole. Il est d’ailleurs important de souligner que Mme Le Prince-Ringuet a elle-même déclaré que la réactivation d’une association de parents faisait partie des mesures actées par le conseil d’administration de la Maîtrise.

M. Pierre Colliou, représentant du collectif « La Voix des parents de la Maîtrise des Hauts-de-Seine ». Je suis le père de deux filles scolarisées à la Maîtrise des Hauts-de-Seine depuis trois ans. Les révélations de juillet m’ont profondément interpellé, d’autant plus qu’elles faisaient écho à une expérience personnelle. J’ai en effet été moi-même destinataire d’une menace écrite de représailles, émise par la directrice adjointe à l’issue d’une discussion pourtant anodine. Bien que cet incident ait été écarté par le directeur, certains propos tenus à l’époque prennent aujourd’hui un tout autre sens, à la lumière des témoignages récemment publiés.

Fort de dix années d’engagement en tant que représentant de parents d’élèves dans l’enseignement public, où j’ai eu à gérer des situations de harcèlement et d’agressions à caractère sexuel, j’ai rejoint le collectif dès le mois de juillet. Les réunions de septembre ont confirmé la nécessité d’une action déterminée. À la suite d’un échange par courrier électronique avec le président du conseil d’administration, j’ai été convié à un entretien avec la présidente d’honneur. Lors de cette réunion, qui s’est tenue le 16 décembre 2024, ont émergé des désaccords profonds sur plusieurs sujets, parmi lesquels la question de la diversité, la conduite du changement ou encore le rôle de l’association Passerelle-MHS. Une remise en cause explicite des plaintes a été formulée par la présidente, sans que la problématique des violences sexistes et sexuelles ne soit jamais abordée.

La situation s’est encore détériorée lors de l’audition du président du conseil d’administration et de la directrice adjointe, le 19 décembre 2024, au cours de laquelle plusieurs affirmations mensongères ont été avancées. Le 20 janvier 2025, lors de la restitution de l’audit, plusieurs questions ont été éludées par le président du conseil d’administration et certains propos tenus m’ont semblé particulièrement préoccupants.

L’audition par la commission d’enquête du président du conseil départemental, le 30 janvier, nous avait laissé entrevoir la possibilité de mesures fortes en cas d’absence de traitement des violences sexistes et sexuelles dans le cadre de l’audit. Pourtant, dès le 14 février, en séance publique à Nanterre, il est apparu que l’immobilisme l’emporterait.

Mme Béatrice Cattelain. Un système abusif se perpétue par l’opacité et par le silence de ceux qui devraient, au contraire, venir en aide aux victimes. À la Maîtrise, cette opacité se manifeste à la fois sur le plan externe et interne.

En externe, aucune information fiable ou actualisée n’est disponible concernant l’institution. En effet, ni les effectifs réels, ni le nombre de choristes ou de solistes, ni les productions annuelles, ni la répartition entre les représentations rémunératrices et celles réalisées bénévolement, ni les taux d’inclusion sociale ou de prise en compte du handicap, ni les modalités d’utilisation des fonds ne sont publiées. Le site internet se limite à un portrait élogieux de M. Darchen et les rapports annuels, validés chaque année par un commissaire aux comptes différent, demeurent très lacunaires. En 2023, ils faisaient état de 463 choristes, un chiffre très inférieur aux 650 régulièrement avancés.

En interne, le fonctionnement repose entièrement sur une seule personne. M. Darchen prend seul les décisions relatives aux admissions, à la progression des élèves, à la sélection des solistes ou à l’octroi d’autorisations d’absence. Aucun critère explicite n’est communiqué et aucune transparence n’existe. Ce mode de gouvernance autoritaire engendre une alternance marquée entre valorisation et mise à l’écart, entre responsabilisation et dénigrement, comme l’a décrit Mme Clémence Faber lors de la réunion du 16 décembre dernier. Un exemple, rapportée par une maman, illustre cette dynamique. Peu avant une représentation, alors que tous les enfants étaient costumés, trois d’entre eux ont été écartés arbitrairement, sans aucune explication. Les parents qui tentent de comprendre ou de contester ces décisions sont convoqués et parfois même menacés. Toutes les conditions sont ainsi réunies pour encourager le favoritisme et permettre les abus.

M. Pierre Colliou. Notre collectif, en voie d’affiliation à la Fédération nationale des associations de parents d’élèves de conservatoires et écoles de musique, de danse et de théâtre (FNAPEC), rassemble une quarantaine de parents représentant autant d’élèves dont la plupart ont signalé, depuis juillet dernier, des faits préoccupants.

Notre mission consiste à représenter les familles dans leur intérêt propre comme dans l’intérêt général, sans pour autant faire office de relais de la direction ou de la gouvernance de la Maîtrise. Nous encourageons les familles à ne pas céder aux injonctions, aux accusations, aux menaces, ni à la mise en avant de soutiens prestigieux. Nos objectifs, clairement énoncés, sont la mise en œuvre d’une enquête interne ou d’un complément d’audit intégrant les questions de violences sexistes et sexuelles (VSS) d’ici le mois de septembre, une réforme de la direction et de sa gouvernance et une normalisation du fonctionnement de la Maîtrise. Le maintien du statu quo porterait gravement préjudice aux inscriptions à venir. Nous interpellons les élus sur ce sujet car, le 30 janvier, il avait été affirmé que l’intégration des VSS dans l’audit constituait une condition au maintien des subventions. Or, le 14 février à Nanterre, cette exigence semblait avoir été oubliée.

Le département a versé plus de 1,6 million d’euros en 2023 et 2024. La ville de Boulogne, qui représente 20 % des effectifs, aurait annoncé qu’elle ne verserait plus aucune subvention en 2025. En l’absence d’enquête ou de réforme, nous attendons désormais de connaître la position du conseil départemental et des municipalités quant aux subventions à venir.

M. Damien Poirot. En tant que parents, notre démarche vise à trouver une issue favorable à cette situation. Dès le mois de juillet, le caractère systémique des dysfonctionnements est apparu clairement. Le témoignage de Béatrice Cattelain illustre combien s’aligner sur une association proche du pouvoir en place conduit à une impasse. Le déni des instances, la volonté manifeste d’étouffer la contestation et le dénigrement de cette commission comme des témoignages qui lui sont adressés ont conduit à une rupture totale de la confiance. Or, si celle-ci n’est pas restaurée, ni les partenaires ni les enfants ne reviendront.

Nous sommes critiqués pour avoir osé exprimer cette réalité, qui suscite de la peur. La peur de voir s’éroder un certain prestige, alors même que les partenaires artistiques s’éloignent les uns après les autres, et la peur du vide, si les personnes actuellement en place venaient à quitter leurs fonctions, alors que les tissus culturels boulonnais et alto-séquanais regorgent pourtant de talents.

Dans le cadre de vos travaux, nous souhaitons partager trois réflexions tirées de notre expérience.

La première concerne la question des référents. Dans une structure de petite taille telle que la Maîtrise, aucun salarié ne peut remplir ce rôle de manière indépendante, du fait du lien de subordination qui le lie à l’employeur. Le recours à des dispositifs tels que les Boîtes aux lettres Papillon est inopérant, à plus forte raison dans des locaux qui semblent entièrement placés sous vidéosurveillance.

La deuxième est relative aux conventions de subvention, qui n’intègrent pas systématiquement d’obligations relatives à la prévention et au traitement du harcèlement. L’instauration, par le législateur, d’une clause à caractère obligatoire, nous semblerait nécessaire.

Enfin, la labellisation des structures accueillant des mineurs pourrait inclure des exigences en matière de formation des personnels, de prévention des risques et d’accueil des enfants en situation de handicap.

Enfin, au-delà de ces éléments, nous soulevons la problématique des délais judiciaires, souvent trop longs pour permettre une réponse adaptée à la gravité des faits.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous vous remercions pour ce témoignage, qui contraste de manière significative avec celui que nous avons entendu la semaine dernière. Nous avons en effet écouté des parents affirmer que tout se déroulait pour le mieux, alors qu’il apparaît aujourd’hui clairement que la parole des victimes demeure largement négligée. Celle‑ci semble d’abord soumise à un examen minutieux avant d’être ensuite relativisée, comme si elle devait s’effacer devant le prestige supposé de l’institution. Or, une institution qui maltraite des enfants ne saurait en aucun se targuer d’un quelconque prestige. Ce constat ne se limite pas à cette situation précise et vaut également pour d’autres commissions, y compris dans le cadre de l’enseignement privé.

Je souhaite à présent vous poser une première question : vos enfants ont-ils été eux‑mêmes victimes de faits problématiques ? Comment avez-vous perçu les témoignages recueillis dans le cadre de cette commission et en quoi ont-ils, le cas échéant, modifié votre regard ? Certains d’entre vous ont évoqué brièvement cette dimension mais je souhaiterais que vous puissiez l’approfondir.

Je rappelle qu’une partie des auditions s’est tenue à huis clos et de manière anonyme afin de préserver l’anonymat et la sécurité des victimes.

M. Damien Poirot. Ma fille n’a pas été confrontée à ces problématiques. Mon étonnement est avant tout celui d’un citoyen. J’avais, auparavant, entendu des récits similaires dans le cadre d’enquêtes journalistiques et je m’étonnais alors de l’inaction des responsables. Aujourd’hui, je me retrouve personnellement confronté à cette réalité.

Nous sommes perçus comme des fauteurs de troubles alors que nous ne faisons que rendre compte de ce que nous observons. Les réactions hostiles que cela suscite à notre encontre sont, à mes yeux, incompréhensibles. Mon engagement, je le précise, est exclusivement citoyen.

M. Pierre Colliou. Bien que ma fille n’ait pas été directement exposée aux faits évoqués, un autre incident s’est produit et cela ne m’a nullement surpris. Le fonctionnement opaque de l’institution crée un terreau propice aux dérives, avec une personnification extrême de la figure du directeur, l’impossibilité de remettre en question le moindre élément ou encore des représailles exercées de manière rapide et systématique.

Sur la base d’une démarche structurée, nous avons mené des entretiens avec une trentaine de parents, en les interrogeant sur des thématiques précises : violences sexuelles, maltraitance, gestion du handicap, fonctionnement arbitraire, pressions ou encore rapport d’exclusivité imposé à la Maîtrise. Tous, sans exception, avaient plusieurs faits à rapporter.

À première vue, tout semble harmonieux, mais cette vitrine séduisante dissimule des réalités plus sombres, que seule une analyse approfondie permet de mettre au jour. Si nous ne pouvons interroger directement les enfants, nous pouvons néanmoins écouter ce qu’ont à dire leurs parents.

Mme Béatrice Cattelain. Ma fille, entrée à la Maîtrise en septembre, ne m’a signalé aucun problème. Je l’y ai inscrite en toute confiance, convaincue que le directeur avait été suspendu. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert qu’il demeurait en poste. Bien qu’il ait été répondu de manière rassurante à mes interrogations, j’ai considéré cette situation comme profondément intolérable.

Mon engagement, à l’instar de celui de plusieurs autres parents, relève avant tout d’une démarche citoyenne.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous avons consacré à la Maîtrise des Hauts-de-Seine un temps bien supérieur à celui initialement prévu, une nécessité au regard des révélations successives qui nous ont été transmises.

La semaine dernière, certains parents ont affirmé que tout se déroulait pour le mieux, tout en formulant paradoxalement diverses propositions d’évolution profonde. De nombreux témoignages, qu’ils soient publics ou anonymes, viennent conforter les vôtres.

L’absence totale de réaction institutionnelle demeure le fait le plus surprenant. En toute objectivité, le travail présenté comme un audit n’en est pas un. Il s’agit d’une simple enquête de satisfaction qui ne propose aucune analyse sérieuse et ne traite aucunement des violences. Ce déni est extrêmement préoccupant et il est de notre devoir de protéger les enfants qui, sans présumer des suites judiciaires qui seront données, risquent de subir de profonds traumatismes.

Je tiens à vous remercier pour votre prise de parole et pour le courage dont vous faites preuve. Contrairement à certains parents, qui ont choisi de ne pas témoigner, vous êtes ici et nous vous en savons gré.

Vous avez évoqué des propos particulièrement préoccupants tenus par le président du conseil d’administration. Pourriez-vous les expliciter davantage ?

M. Pierre Colliou. Le 20 janvier, lors de la réunion de restitution de l’audit, nous avons interrogé les responsables sur la possibilité d’un complément car, dès le 12 décembre, il nous avait été indiqué que l’audit était jugé perfectible et que les recommandations de la commission seraient prises en compte. Finalement, il nous a été répondu qu’aucun complément n’était envisagé.

Au cours de cette même séance, des propos désobligeants ont été tenus à l’encontre du directeur de l’Opéra. Il nous a été affirmé que sa position n’était pas connue, ce qui contredit directement l’audition du 13 janvier. Il nous a également été suggéré, de manière à peine voilée, de saisir l’Assemblée nationale ou, plus radicalement, de quitter la Maîtrise. Nous n’avions, par ailleurs, reçu aucune information officielle concernant l’enquête en cours.

Ce que nous avons perçu, ce jour-là, c’est un déni total. D’ailleurs, les parents présents dans la salle ont vivement réagi à ces déclarations.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je tiens à vous remercier d’avoir clairement identifié les signaux faibles qui entourent toute situation de violence ou de harcèlement, que sont l’autoritarisme, la minimisation des faits, l’arbitraire, l’opacité ou encore l’impossibilité de remettre en cause le système. C’est précisément cet écosystème qui vise à marginaliser et à taire les violences sexuelles ou morales.

M. Pierre Colliou. Un élément qui revient souvent est la primauté absolue de la Maîtrise sur tout. À titre d’exemple, un enfant qui manque une répétition peut être exclu. Il n’existe aucune flexibilité et les parents sont toujours en position de demande vis-à-vis des personnes détentrices de l’autorité.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Je tiens à rappeler que la Maîtrise est une association largement financée.

Les parents en sont-ils adhérents ? Ont-ils accès au conseil d’administration ? Avant l’affaire Darchen, la gouvernance était-elle ouverte ?

M. Damien Poirot. Le fait que les parents ne soient pas membres adhérents de l’association constitue en effet un véritable problème. La présidente d’honneur nous a d’ailleurs indiqué que l’adhésion était facturée plusieurs centaines d’euros dans le but explicite de dissuader les parents d’y accéder.

Nous ignorons qui siège actuellement au sein du conseil d’administration et toute tentative d’y pénétrer se révèle vaine car les mécanismes d’accès sont verrouillés.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous avez évoqué le courrier de Mme Leprince‑Ringuet, adressé à la commission. Comment en avez-vous eu connaissance ?

Un autre témoin nous a lu le courrier adressé aux parents par les avocats de M. Darchen. L’avez-vous également reçu ?

M. Pierre Colliou. Ces deux documents nous ont effectivement été transmis par le président du conseil d’administration.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Contrairement à votre parole, les courriers d’avocats sont donc largement relayés.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Le premier courrier, adressé en septembre, ne contenait pas le moindre mot ni la moindre expression d’empathie à l’égard des plaignantes.

Lors des différentes réunions, un quelconque dispositif de soutien à destination des enfants en souffrance a-t-il pu être évoqué ? Quant à l’audit tant vanté, était-il réellement accessible à tous ? Plusieurs parents affirment en effet n’avoir jamais été sollicités.

M. Damien Poirot. Dès le mois de juillet, j’ai indiqué à Michel Haas que la question ne résidait pas dans l’innocence ou la culpabilité de M. Darchen, mais bien dans la manière dont la crise était gérée.

Le courrier adressé aux parents dès le 9 août ne faisait aucune mention des plaignantes mais mettait en avant divers soutiens institutionnels, sans exprimer la moindre parole de compassion. Cela nous a profondément choqués.

Au cours des réunions, nous avons exprimé notre étonnement. Les propos tenus alors par la présidente d’honneur, qui remettent en cause des témoignages recueillis sous serment, m’ont profondément bouleversé.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Nous partageons pleinement ce sentiment. Certains témoignages étaient profondément bouleversants, à l’image de celui de ce jeune homme laissé seul dans un bus tandis que ses camarades visitaient la Grande Muraille de Chine. Nous sommes aujourd’hui profondément inquiets, à la fois de la remise en cause de nos travaux et des faits qui nous sont rapportés. La souffrance exprimée par ces jeunes est immense et ne peut être ignorée. Il est impératif que le financeur principal reprenne la main et assume ses responsabilités face à une situation aussi grave.

M. Damien Poirot. Nous sommes suspectés de vouloir provoquer la fermeture de la Maîtrise, ce qui n’est nullement notre intention. Le département investit massivement dans la culture et c’est une orientation que nous saluons. Mais même si la Maîtrise constitue, en soi, un outil remarquable, elle perd progressivement ses partenaires d’excellence. Ce n’est pas à nous qu’incombe la responsabilité de la rupture du partenariat avec l’Opéra de Paris, qui a agi en conscience, mû par des principes. Ses exigences rejoignent d’ailleurs les nôtres.

Ce n’est pas notre action ou celle de votre commission qui isole la Maîtrise, ce sont les choix de ses dirigeants car, sans ces partenariats majeurs, elle perd l’essentiel de son attrait. Si, l’année prochaine, aucun enfant ne s’inscrit, ce ne sera en aucun cas le fruit de notre mobilisation.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous rejoins, c’est précisément en affrontant les difficultés qu’une institution peut se préserver et conserver ou renouveler ses partenariats.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Le temps du déni est révolu et je me fais le relais des propos tenus ici par le directeur de l’Opéra sur la tolérance zéro et l’accompagnement maximum.

Avez-vous entendu des propos dénigrant notre commission ?

Mme Béatrice Cattelain. C’est en effet le discours général de ceux qui soutiennent l’actuelle direction et affirment que votre commission est à charge.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Si nous posons des questions, c’est précisément parce qu’il existe des problèmes et des témoignages. Plus nous approfondissons notre démarche, plus les dysfonctionnements apparaissent nombreux et structurels.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. La gouvernance doit être transformée car son opacité et son autoritarisme sont le terreau des violences. L’écosystème dans son ensemble doit également réagir car le travail ne s’arrête pas avec la commission.

M. Damien Poirot. Sans volonté politique, aucune action concrète ne peut émerger. Lorsque l’ensemble de l’écosystème demeure immobile, l’impulsion doit venir d’en haut. Nous avons besoin de véritables mesures, structurelles et contraignantes, imposées par l’autorité publique. Faute de cela, nous restons enfermés dans une impasse.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Nous espérons que le rapport à venir vous aidera. Concernant les parents dans le déni, nous savons combien il peut être difficile de regarder en face une situation problématique mais il s’agit d’une responsabilité qui incombe aux adultes.

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La commission auditionne ensuite Mme Agathe Pujol, comédienne.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pour la toute dernière audition de cette commission d’enquête, nous accueillons Mme Agathe Pujol. Vous avez occupé plusieurs fonctions au cours de votre carrière au théâtre, à la fois sur le devant de la scène, comme comédienne, mais aussi en coulisses, comme technicienne. C’est de cette carrière que vous voulez nous parler et des violences qui ont pu la jalonner. Je vous en remercie infiniment, car je sais que venir témoigner devant notre commission n’est pas simple.

Comme vous le savez, notre commission d’enquête cherche à faire la lumière sur les violences commises contre les mineurs et les majeurs dans le secteur du cinéma, de l’audiovisuel et du spectacle vivant notamment. Votre témoignage compte beaucoup pour nous : sachez que vous serez ici écoutée et entendue.

Il ne nous est pas permis d’investiguer les faits faisant l’objet d’une instruction judiciaire, aussi laisserons-nous de côté ceux relatifs à Philippe Caubère, sur lesquels vous vous êtes par ailleurs déjà exprimée publiquement.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Agathe Pujol prête serment.)

Mme Agathe Pujol, comédienne. Tout d’abord, je dois préciser que je devrai citer Philippe Caubère car il est très lié à mon parcours, mais je n’entrerai pas dans les détails.

Je me présente devant vous aujourd’hui et je sais que lorsque je lirai le texte que j’ai écrit, mon émotion sera intense car les mauvaises expériences dont j’ai à vous parler sont très nombreuses. J’ai finalement appris à vivre avec la peur. C’est la première fois que j’expose à des personnes d’autorité des faits que j’ai pourtant souvent évoqués et dont les souvenirs me font encore beaucoup de mal. Je suis obligée, pour moi-même et pour d’autres personnes vulnérables qui ont subi de mauvais traitements en ma présence, d’en passer par là pour avancer. Je dois m’y replonger pour pouvoir enfin me soulager du poids que représentent ces événements passés dans ma vie au quotidien.

Le théâtre a été, très jeune, une passion évidente : de ce que je ressentais de ma personnalité, elle semblait s’y prêter, car j’ai une sensibilité à fleur de peau et une extrême timidité qui m’a poussée à apprécier le fait de jouer des rôles. Mon véritable parcours théâtral a commencé en 2008 dans un lycée prestigieux, moi qui venais d’une zone d’éducation prioritaire, à la Grange-aux-Belles, dans le 10e arrondissement de Paris. J’ai intégré l’option théâtre du lycée Victor-Hugo, dans le 3e arrondissement, à deux pas de la place des Vosges. J’ai toujours eu du mal à m’intégrer au cours de ma scolarité et j’ai souvent fait les frais de harcèlements dans le milieu scolaire, et ce depuis toute petite, à une époque où le harcèlement n’avait pas encore de nom. J’avais alors l’espoir d’apprendre la vie à travers des textes dans lesquels je me suis toujours réfugiée pour fuir la dureté et les épreuves de l’enfance et me préparer à affronter l’âge adulte, que j’espérais plus clément.

Le Marais, quartier où se trouvait mon lycée, possède une histoire importante. J’ai pu y apprendre Sartre, l’existentialisme, la Nouvelle Vague, Pierrot le Fou, le philosophe Alain et, surtout, 1968. En 2008, on célébrait les quarante ans de Mai 68. Cette année-là, j’entrais au lycée où je voulais étudier le théâtre avec des personnes impliquées dans le milieu culturel, dans lequel j’aspirais à travailler. Mon parcours est riche tout autant que complexe puisqu’à partir du moment où j’ai étudié le théâtre, je ne l’ai plus jamais quitté.

Pour mon baccalauréat, passé en 2011 et dont la spécialité « théâtre » était sanctionnée d’un coefficient 8, nous avons étudié Agamemnon, une tragédie du Théâtre du Soleil et la pièce Les Naufragés du fol espoir, qui se jouait également cette saison-là au Soleil.

Le Théâtre du Soleil, nous en parlions très souvent en cours comme d’un lieu de valeur et d’excellence, de grandes exigences, de liberté et de création unique au monde. J’étais impatiente de voir ce que c’était en vrai. J’étais une adolescente renfermée, triste et seule ; j’avais des amis mais j’étais très isolée parce que très timide et en état de vulnérabilité. J’y suis allée pour la première fois le 6 mars 2010, j’avais 16 ans.

Un comédien, âgé de 39 ans à l’époque, s’est montré charmant dès la première fois où j’ai découvert ce lieu très fort sensoriellement : le décor, le bruit, les costumes, les lumières, et la façon dont il me regardait pendant le salut à la fin de la pièce, comme s’il me voyait à travers la foule. J’ai eu l’impression d’être spéciale et de trouver enfin ma place après avoir été éblouie par le spectacle. Ce comédien, je le recroiserai plus tard en revenant voir le spectacle et compte tenu de son attention à mon égard, renfermée et jeune, je lui ai écrit, pensant être enfin comprise, et pensant aussi que c’était là où je voulais être, pour faire de l’art exigeant. Je lui ai demandé comment travailler au Théâtre du Soleil, mon rêve, et il m’a fixé des rendez-vous à Montmartre, non loin de là où il habitait. Il m’a tout de suite parlé de la manière dont il pouvait m’y aider.

Un jour je devrai me rendre au Théâtre du Soleil et me mettre sur la liste d’attente du spectacle. Il me disait qu’au vu de « mon grand talent d’écriture », il ferait le reste. J’y suis allée, il m’a prise par la main et accompagnée à la cuisine pour couper et laver des légumes. C’est ainsi que mon initiation au théâtre a commencé : j’ai travaillé gratuitement pour eux et, en échange, je pouvais assister au spectacle. Je pensais que tout cela me faisait du bien, mais en réalité, les conditions y étaient très dures et l’atmosphère qui y régnait oppressante, passé la beauté de l’endroit. Nous sommes en dehors de Paris, au milieu de la forêt et nous fonctionnons en vase clos. On incitait ceux qui « aident » à accomplir un travail acharné et très bien fait, sous peine d’être écartés. J’ai assisté au renvoi de « bénévoles » qui attendaient désespérément une place fixe et rémunérée qui n’arrivait pas. Le Théâtre du Soleil considérait que ce n’était pas du travail, mais une aide. On me l’a souvent répété : « Tu ne travailles pas ici, tu aides. ». J’étais mineure et j’y ai passé près de deux ans. J’ai travaillé gratuitement au service de la restauration, à la cuisine, à la plonge et pour des spectacles plus confidentiels de vieux acteurs du Soleil. Je ne savais rien de ce monde. Je me suis laissé porter et j’ai fait confiance. On me disait qu’il me fallait faire mes preuves, qu’à un moment quelqu’un manquerait peut-être et qu’on aurait besoin de moi sur scène. Il me fallait rester alerte car cela pouvait se produire à tout moment.

À 16 ans, on est passionnée et naïve. On croit tout ce qu’on nous dit. On croit la mythologie des autres, surtout quand ils sont plus âgés et que notre identité n’est pas tout à fait faite. J’ai longtemps été aveuglée par ce système. Y étant entrée très jeune, je ne connaissais pas les limites qu’imposent les lois du travail et l’encadrement dû au travail des mineurs. À 16, 17 et 18 ans, quand l’école est difficile à vivre, on cherche une échappatoire. Si j’avais su. On viole d’abord le cerveau avant le corps.

À 17 ans, j’ai rencontré Philippe Caubère, le génie charismatique du Théâtre du Soleil. Je l’ai subi plus de onze années, à devoir vivre ce qu’il appelait une « histoire d’amour ». Cette « histoire d’amour », depuis que je suis obligée de m’y replonger à partir des preuves matérielles qu’il me reste, c’est une nouvelle torture. Malheureusement, tout le monde savait tout, y compris dans mon lycée. Mais voilà, ça ne les concernait pas, mon décrochage était uniquement dû à ma personnalité récalcitrante et ils ne prévenaient pas ma famille de mes très nombreuses absences. À l’époque, le pourcentage de réussite au bac dans mon lycée était très important aux yeux de la direction et il m’a d’abord été conseillé de ne pas passer l’examen pour ne pas en « fausser » les très bons résultats, compte tenu de mes notes scolaires très moyennes et de mes nombreuses absences dues au fait que je n’allais plus au lycée pour « aider » le Soleil.

J’ai découvert dès la première semaine passée dans les cuisines du Soleil que je n’étais pas la seule mineure bénévole et que l’homme de 39 ans charmait d’autres jeunes filles. Il y en avait quatre dont je me souviens très bien et d’autres que j’ai oubliées. L’une d’elles était plus jeune que moi ; elle était dans le même lycée et beaucoup de rumeurs couraient dans les couloirs sur elle et l’acteur de 39 ans.

Cette première expérience en immersion totale dans le théâtre, pour moi, une jeune fille jamais sortie de chez elle, a transformé ma vie. Malheureusement, elle l’a transformée en film pornographique, en destin de fille de mauvaise vie. Comme marquée au fer rouge par les tortures qu’elle s’est laissé infliger. Chose que je ne pouvais imaginer lorsque je lisais Dom Juan, La Mouette, Une maison de poupée. Pourtant, il ne s’agissait que de cela : des personnages de femmes souffrantes et délirantes, se débattant contre le sort.

Les actrices, elles, sont poussées à bout dans la vraie vie pour être les plus aptes à travailler l’expérience « sacrée » du théâtre. J’apprends aujourd’hui par ma propre expérience loin de mon milieu d’origine que c’est faux, que c’est un mythe. Au contraire, notre souffrance, utilisée à mauvais escient et par une personne néfaste, peut causer des dégâts irréversibles sur des gens sensibles que sont, par définition, la plupart des artistes : malheureusement pour eux, cela finit souvent mal.

Au Théâtre du Soleil, j’ai appris les messes basses, les manipulations constantes, le masochisme suggéré, le « diviser pour mieux régner », les addictions diverses, la sexualité imposée. Je n’en avais pas conscience en ces termes, mais plus je le fréquentais, plus ma dépression était présente et moins je pouvais défendre mes limites, dont je ne pouvais avoir connaissance puisque je débutais, mineure, dans un nouveau lieu « professionnel ». J’ai appris à fumer pour faire comme les autres et j’ai aussi appris à boire, car, si nous n’avions pas de salaire, le bar, lui, était ouvert à tous, sans surveillance ni limite d’âge.

Les hommes qui travaillaient au Soleil nous apprenaient que le secret était excitant et favorisait leur désir et leur attirance. Ils faisaient peser sur nous une pression sexuelle constante que nous ne comprenions pas ou mal. Ils exacerbaient la rivalité entre nous, parlant de nos corps, comparant particulièrement nos poitrines et nous appelant « mon bébé », « mon ange », « ma chérie ».

Quelle place occupions-nous ? Je commence à le comprendre, quinze ans après.

J’ai été victime, mineure, d’une tentative de viol d’un autre comédien du Soleil, dans la nuit du 31 décembre 2010, dont beaucoup furent témoins et m’ont reproché ma conduite à risque. J’ai dit non, c’était une des premières fois qu’un homme me touchait, j’étais ivre, une de mes premières fois aussi avec l’alcool et j’ai trouvé la force de le repousser tout de même. J’en ai parlé à Philippe Caubère, rencontré deux mois plus tôt. Lui-même pilier du Théâtre du Soleil en exil, il m’a dit de ne pas en parler, que cela n’était rien, qu’on ne mourait pas de ça. C’est ainsi que, peu à peu, on laisse tomber. On ne sait plus se défendre, car ce qui nous paraissait terrible nous a été renvoyé comme banal et surtout à taire fermement. Il n’est pas question de parler. Ce qui se passe dans la famille reste dans la famille.

J’y suis restée longtemps accrochée. L’une de mes dernières expériences avec le Soleil date d’octobre 2022 : le stage d’Ariane Mnouchkine à Amiens sur la transmission et les manifestations où j’« aidais » durant ce qu’on appelle, au théâtre, la « parade », avec la grande marionnette de la justice ensanglantée, transportée pour l’occasion à travers les rues. J’ai l’habitude des manifestations avec le Soleil : ma première concernait la réforme des retraites, en octobre 2010. C’est à cette époque qu’Ariane Mnouchkine a appris que je connaissais Philippe Caubère. Il a insisté lourdement pour que j’annonce sa venue à Charles-Henri Bradier, l’assistant d’Ariane Mnouchkine. Je ne savais pas à l’époque qu’à partir de là, chacune de mes relations serait biaisée.

Je ne suis pas encore prête à raconter les évènements les plus récents. C’est encore trop complexe et trop douloureux. Et il me reste tant à dire encore.

À la suite de ces premières expériences traumatisantes, mon propre jugement n’a jamais retrouvé un équilibre pour espérer vivre une vie sentimentale et professionnelle sereine. Je suis tombée pendant des années dans les mêmes pièges. J’ai subi des choses dépassant l’entendement, avec la somatisation et les douleurs chroniques et inexpliquées qui les accompagnent. Aujourd’hui, je le sais. À l’époque, tout mon environnement me disait que c’était la vie, que c’était dans ma tête, que tout le monde était passé par là. Alors, d’expérience professionnelle en expérience professionnelle, j’étais toujours en proie à des remarques et à des comportements sexistes.

Après mes études, j’ai passé un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) d’accessoiriste. J’ai fait des deux stages. Tout d’abord au Moulin rouge, en tant qu’habilleuse et couturière. J’ai été appelée à maintes reprises « ma petite chérie » et je devais subir des remarques sexistes sur mon intimité. Par exemple, pour aller aux toilettes, il fallait que je précise mon envie : « Pourquoi tu y vas ? » À quoi je m’en sortais en répondant : « Pour faire ce qu’on fait aux toilettes ». Je me suis fait renvoyer car, à force, je n’ai pas supporté les remontrances journalières de mon chef de stage, avec lequel je n’étais pas censée avoir d’interaction. Il ne me voyait que quelques minutes par jour sur le terrain, mais il me recevait en entretien privé dans son bureau, où il me tenait des propos humiliants. J’étais stagiaire. J’ai alarmé mes professeurs du lycée professionnel des métiers du bois Léonard-de-Vinci, mais personne ne m’a écoutée. Ensuite, il y a eu le Théâtre de la Colline. J’ai rencontré un ébéniste dans les ateliers de décor, dont la manière de travailler le bois était fascinante. Il m’a appris le calme et la mesure que demande ce métier dangereux. Il m’a appris à travailler le bois. Sans souffrance. Sans suffisance. Il est mort peu de temps après mon stage d’une maladie due à son métier. Il s’appelait François et c’est l’un des rares hommes qui m’a fait comprendre que l’apprentissage ne passait pas par la souffrance.

Par la suite, Philippe Caubère, qui savait tout de mes activités, a travaillé avec un décorateur en chef de l’équipe de la Colline sur l’un de ses décors personnels, celui de Marsiho. Il a profité des ateliers dans lesquels j’avais travaillé et de leurs tarifs compétitifs. C’est moi qui les ai mis en contact. Philippe aimait bien profiter de mon carnet d’adresses. Cela faussait chacune de mes relations professionnelles, qu’elles viennent de lui ou de mon parcours personnel, et ce depuis mes 17 ans.

Je n’ai pas pu continuer l’école de menuiserie. Mes professeurs y étaient peu pédagogues et s’ils ne soutenaient jamais leurs élèves face à l’adversité du monde du travail, ils savaient nous dissuader de parler et ils ne se risquaient pas à prendre parti sur des « petites histoires sans importance » avec des entreprises du spectacle. On me disait que j’allais finir par oublier, mais je n’ai pas oublié.

Dans la même période, il y a eu la bonne expérience d’une compagnie amateure, avec laquelle j’ai joué dans les locaux d’une école de théâtre : Les Enfants terribles. J’avais 18 ans, je jouais Nina dans La Mouette. Philippe Caubère vint m’y voir jouer avec l’une de ses deux femmes, Clémence Massart. Il m’a déclarée « prodigieuse » devant tout le monde, mais quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu d’être plus humble. À ce moment-là, il a rencontré le directeur de l’école des Enfants terribles, Jean-Bernard Feitussi, qui lui a fébrilement témoigné son admiration, heureux de la surprise de cette rencontre avec le monument du théâtre, Molière.

J’ai intégré ensuite cette même école, directement en deuxième année, à 20 ans. J’y ai découvert un monde puéril et un harcèlement compétitif induit, permanent et tacite, mais aussi des jugements, des clans, des dragues forcées, des jalousies exacerbées et une excitation provoquée et suscitée. La même chose qu’ailleurs finalement. Le nombre de filles était bien supérieur à celui des garçons – il n’y en avait qu’un dans ma classe en troisième année. À l’école, on nous conseillait de rester belle, de mincir, de ne pas faire notre mijaurée, de ne pas être pudique ni prude si l’on voulait faire ce métier. Alors, on nous citait les grands noms de cette école qui avaient réussi, sans spécifier que ces actrices ne le devaient pas à l’apprentissage tyrannique et toxique qui y régnait. Un très grand nombre de filles ont été draguées par ce directeur. J’ai réussi à le maintenir à distance assez longtemps, mais d’autres non. Des professeurs couchaient également avec les élèves et cela finissait par se savoir. Les filles étaient toujours stigmatisées et on étouffait chaque affaire. Il n’y avait rien à voir, personne ne voulait s’en émouvoir. C’était aussi le cas du harcèlement que certains d’entre nous subissaient. J’ai alerté – avec l’habitude, cela vient tout seul – les professeures, mais elles ne voulaient pas s’y confronter. J’ai quitté le projet. Mon rôle et la création ne me convenaient pas et je ne trouvais plus assez de plaisir dans une école que je payais.

J’étais ouvreuse à côté. Je vivais théâtre. Je subissais aussi la difficulté des petits employés que l’on maltraite à loisir, quitte à défier chaque jour les lois du travail. Je n’oublie pas ce qu’on nous disait si souvent : « Si tu n’es pas contente, il y en a 100 derrière la porte qui rêvent de ton poste ». Mes premiers postes d’ouvreuse, c’est moi qui les ai trouvés. J’ai eu plusieurs expériences professionnelles et occupé des postes très variés.

Philippe m’a fait entrer à Édouard VII, un théâtre proche de celui de l’Athénée où il jouait et où je travaillais également, ainsi que ses deux femmes, Véronique Coquet et Clémence Massart, et où Anthéa Sogno venait souvent. Anthéa Sogno est l’une des anciennes maîtresses de Philippe : elle possède deux théâtres et fait partie du « clan Caubère ».

Il lui fallait toujours nous avoir toutes à proximité, en cas de besoin, ce qui était, pour ma part, le cas en permanence. J’arrivais en renfort de chacun des membres de sa famille et de sa compagnie, dans laquelle j’ai été engagée comme libraire en 2015, comme « militante pour son œuvre » ou comme femme à tout faire. Je sentais une pression omniprésente, des mauvaises rumeurs, le regard de la profession, leur comportement. Tout était trop lourd et inexplicable à l’époque. C’est inexplicable quand on le subit, quand on est toujours sur le qui-vive et qu’on n’a plus la présence d’esprit nécessaire à la réflexion, car on est trop phagocytée.

Puis 2018 arrive. Philippe est accusé de viol par Solveig Halloin. Et là, ma vie a basculé dans un autre extrême. Je suis presque chassée, alors que je travaillais pour leur entreprise, La Comédie nouvelle. Je ne suis pas reprise. Dans mon travail au Théâtre Édouard VII, je subis un harcèlement très violent : je préviens la direction, j’ai des rendez-vous, mais je ne suis pas renouvelée, pas plus que l’employé qui me harcelait. J’ai fait plusieurs crises de panique sur ce lieu de travail et je me suis retrouvée un soir aux urgences, ne pouvant plus bouger, tant l’ambiance me sciait les nerfs. Lorsque le harcèlement a atteint son paroxysme, notre supérieure de l’époque m’a reproché ma maigreur comme un signe de culpabilité. Selon elle, cela prouvait que c’était moi qui harcelais toute une équipe.

J’ai très vite retrouvé du travail, au Théâtre Antoine. J’y ai travaillé un certain temps et tout se passait relativement bien, mais un attaché de presse faisait preuve de la plus grande grossièreté et draguait toutes les ouvreuses sans que personne n’ose réagir. Il était très virulent avec celles qui l’éconduisaient et faisait régner une forme de mal-être palpable quand il était là. Nous étions livrées à nous-mêmes, sans direction valable, alors que nous étions une équipe très jeune et soucieuse de mériter sa place.

Après, c’est un peu la même histoire, mais cette fois je ne me suis pas laissé harceler longtemps, parce que j’étais un bon élément et que j’inspirais confiance. Comme je ne connaissais personne dans cette équipe, il y avait moins de rumeurs à mon sujet. Je me suis rendu compte que des femmes plus âgées et plus précaires que moi ainsi que de très jeunes filles étaient harcelées par la cheffe des ouvreuses, qui faisait la loi d’une manière peu professionnelle et abusive. J’ai prévenu la direction, on m’a reçue. J’ai demandé plusieurs réunions avec l’équipe, mais je n’ai pas reçu de nouvelles et je n’ai pas été renouvelée. Dans le même temps, l’équipe a été « nettoyée » de beaucoup de femmes, notamment jeunes, sans motif, alors qu’elles étaient parfois dans les murs depuis plusieurs années, voire une décennie.

C’est cela, le monde du spectacle, l’usine à rêves. Je pourrais raconter tant d’autres choses, mais c’est déjà si long et éprouvant, et je me dois de synthétiser.

Chacun de mes agresseurs, et il y en a eu un certain nombre, agissait de la même manière. Malheureusement, lorsque l’on vit des violences aussi fréquemment, au bout d’un moment, on finit, comme les autres, par trouver cela normal et, par conséquent, à le revivre indéfiniment. On l’a vécu et d’autres en sont victimes. Parfois, les victimes deviennent les bourreaux et il n’est pas rare, loin de là, que mes agresseurs – dont Philippe Caubère et l’homme de 39 ans – se confient à moi, leur proie, sur le fait d’avoir été initiés, enfants, à des pratiques sexuelles. Je suis effarée par la connaissance et les nombreux souvenirs traumatiques que je dois supporter au quotidien – et que doivent supporter, je le sais, beaucoup de gens essayant de vivre de ce métier. On prend leur temps, leur énergie et cela dépasse très souvent les limites du droit du travail ou de l’humain.

C’est ce que l’on appelle un « métier passion ». On donne nos heures, notre corps, notre voix sans attendre en retour, c’est de cela qu’il s’agit. Et si ce n’était que cela, mais on nous préfère en plus modestes face aux œuvres et taiseux face aux actes. Pour être citoyens du monde du théâtre, comme on dit au Soleil, il faut suivre les doctrines des grands maîtres sans sourciller, sans réfléchir, sans penser, sans faire de vagues et sans se plaindre de ce qui semble se produire sans que nous l’ayons compris, ni provoqué.

Je sais à présent qu’une jeune femme de 17 ans ne rêve pas à l’horreur qui a suivi dans ma vie. Il faut aller de l’avant et la personne que je suis aujourd’hui n’accepterait plus ce qui lui a été imposé quand elle était encore vulnérable, donc une proie facile. Que ce n’est pas parce que des hommes plus âgés fantasment sur notre maturité, malgré notre adolescence, que nous ne sommes pas victimes de leurs manœuvres et de leurs humiliations. Que l’art n’est pas forcément la sexualité d’une jeune femme pubère et encore moins prépubère. Qu’elle peut aussi passer par le savoir et l’apprentissage d’un métier, par la transmission de connaissances désintéressée et non par une sexualité imposée à un âge de découverte de soi et de malléabilité par des adultes, par définition, plus au fait des limites imposées par la loi.

Je ne veux plus me sentir dépossédée de mon histoire. C’est la seule chose que j’aie et qui m’aide chaque jour à me lever le matin sans penser que je n’arriverai pas à vivre. Je sais que j’ai fait du chemin pour arriver devant vous, grâce à ma procédure mais aussi à l’aide et à l’écoute qualitative dont je bénéficie, malgré mon malheur, depuis que j’ai porté plainte en octobre 2023. Je me sens à même de parler de ces choses, aussi difficiles soient-elles à entendre et aussi brisée que ma vie puisse l’être après tout cela. Je suis heureuse de pouvoir enfin avancer, après ces années difficiles à devoir supporter les intimidations et le bannissement discret mais destructeur du milieu professionnel auquel j’appartenais.

Je voudrais dédier cette audition à des gens que j’ai aimés dans le théâtre et qui ne sont malheureusement plus parmi nous, et dont je ne peux que déplorer profondément l’absence : Delphine, Gérard, François et Laurens, je pense toujours à vous et je déplore de ne pas avoir pu vous dire au revoir, tout comme je déplore les circonstances incompréhensibles de vos disparitions respectives.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je vous remercie pour ce long propos, riche et dense. Votre témoignage met en lumière une récurrence de violences et d’abus de vulnérabilité. Ce qui me frappe, c’est d’ailleurs qu’on vous a fait croire que vous n’étiez pas vulnérable, alors que vous l’étiez. On voulait vous faire croire que c’était votre maturité qui les faisait fantasmer, mais c’est bien votre adolescence qui les intéressait : ils ont opéré ce retournement dans votre esprit pour vous faire accepter les violences que vous subissiez. Ils savaient bien sûr parfaitement que vous étiez adolescente et c’est de cela qu’ils voulaient abuser. Votre maturité a été utilisée pour vous faire croire que vous étiez apte à subir leurs actes, alors que ce n’était évidemment pas le cas.

Vous avez décrit un système fondé sur la précarité économique et des abus allant du harcèlement jusqu’au viol. Diriez-vous qu’il y avait un écosystème complaisant vis-à-vis de ces violences ? Comment qualifieriez-vous l’attitude des personnes indirectement responsables des actes que vous avez subis ?

Mme Agathe Pujol. Au Théâtre du Soleil, les ego sont très présents et les gens sont montés les uns contre les autres. Je ne sais pas si vous connaissez le principe. Tout le monde touche plus ou moins la même rémunération, mais les choses sont en fait plus compliquées que cela, si bien que l’atmosphère est extrêmement tendue et oppressante. Personne n’a confiance en personne. Tout le monde sait que tout le monde parle, mais nous ne sommes pas censés savoir ce que nous savons sur les autres. On sait des choses sur certains ; certains savent des choses sur nous. L’atmosphère était donc particulièrement lourde, surtout pour l’adolescente que j’étais et pour les amis du même âge que j’avais. Démarrer dans un tel environnement pipe d’ailleurs les dés car, au fond, on s’habitue à marcher sur des œufs et à ne pas savoir quelle est sa place.

J’ajoute qu’il y avait aussi une atmosphère de défi, en l’occurrence d’être à la hauteur de l’institution, car c’est un théâtre subventionné et qui plus est reconnu comme un grand théâtre français. Cela relève presque de la mythologie. On craint certaines choses et on doit être à la hauteur de cet endroit auquel on a la chance d’appartenir en tant que bénévole ou en tant qu’acteur. Et comme je le disais, même si tout le monde est payé pareil, il existe d’énormes inégalités et un grand favoritisme. Le fonctionnement y est très complexe et le comprendre, surtout quand on le découvre à 17 ans et avec naïveté, est impossible.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Par exemple, quand vous disiez que les adolescents avaient accès au bar, tout le monde le savait ?

Mme Agathe Pujol. Oui. Il y avait des dérives addictives et des dérives sexuelles, même si à l’époque on ne les voyait pas comme telles, j’avais même l’impression que nous étions un peu là pour ça.

Je rappelle que le Théâtre du Soleil se situe au milieu du bois de Vincennes, ce qui peut être assez dangereux. Il est arrivé plusieurs fois que des jeunes femmes se fassent agresser en faisant du stop. Quand elles arrivaient en pleurs au théâtre, Ariane Mnouchkine faisait des réunions de compagnie lors desquelles elle demandait aux acteurs de nous raccompagner. Sauf que ces acteurs…

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Étaient eux-mêmes…

Mme Agathe Pujol. C’est cela. Et il fallait toujours étouffer l’affaire. C’était toujours une catastrophe quand un tel débordement, pour dire les choses ainsi, survenait. Le théâtre est loin du métro. On n’expliquait pas aux jeunes filles comment venir, seulement aux acteurs comment récupérer le coup ensuite.

M. Erwan Balanant, rapporteur. À mon tour, je vous remercie pour votre témoignage, qui est le dernier que nous entendons au cours de cette commission d’enquête. Ce que vous avez subi est terrible et le récit que vous en faites est poignant. Il m’apparaît aussi un concentré de beaucoup d’éléments que nous avons vus, que nous essayons d’objectiver et auxquels nous cherchons à répondre.

Vous avez dit que vous espériez l’âge adulte « plus clément ». Cette très belle phrase décrit un phénomène récurrent. Nous avons en effet rencontré de nombreuses actrices qui, jeunes, ont embrassé les métiers du théâtre ou du cinéma par passion, mais aussi par besoin, étant animées de cette puissance viscérale que nous avons ressentie dans votre témoignage. Vous avez parlé d’utilisation de la souffrance ; de la même manière, Anna Mouglalis a parlé de « vulnérabilité charismatique ». J’y insiste : votre histoire, sur laquelle nous ne pouvons revenir en détail car une affaire judiciaire est en cours, dit beaucoup des abus de cette vulnérabilité charismatique que certains auteurs ont suscitée chez des victimes et qui est terrible.

Dans l’objectif d’améliorer les choses, j’aimerais savoir si vous avez été accompagnée quand vous avez décidé de dire « stop » et de pousser la porte d’un commissariat ou d’une gendarmerie. Si non, auriez-vous préféré l’être ? Plus généralement, comment pouvons-nous améliorer l’accompagnement des plaignantes dans ce moment si difficile ? Je pose cette question, car nous examinerons la semaine prochaine la proposition de loi visant à modifier la définition pénale du viol et des agressions sexuelles, et je crois que nous ne travaillons pas assez sur l’accompagnement. Comment améliorer le parcours judiciaire, qui est lourd, douloureux et qui replonge parfois la victime dans des difficultés compréhensibles ?

Mme Agathe Pujol. C’est une excellente question, sur laquelle je m’interroge énormément. J’ai la chance d’avoir trouvé les bonnes personnes, mais cela m’a pris deux ans.

En 2022, quand la police est venue me chercher pour que je témoigne à propos de l’affaire en cours, j’ai été très mal reçue. Personne ne m’a demandé si j’avais envie de témoigner. On m’a simplement dit de venir et que j’aurais dû connaître mes droits. On m’a gardée très longtemps ; c’était la première fois que je parlais de ces choses assez terribles. Je m’apprêtais à fêter mes 30 ans et j’ai dit à la police que je n’avais pas envie de me plonger dans cette affaire pour le moment. J’ai néanmoins ressenti une pression monumentale sur mes épaules. Les vacances d’été approchaient et la personne qui m’interrogeait voulait apparemment que le dossier avance. Il m’a fallu cinq mois pour me décider à revenir. J’ai compris que maintenant que j’avais commencé à parler, je ne pourrais plus m’arrêter, car ces pensées étaient omniprésentes dans ma vie.

Je passe ma vie à repenser à mon parcours, qui est assez long et dense, et ce n’est jamais quelque chose d’agréable. Depuis le moment où j’ai pris la décision d’aller voir la police, tout s’est actionné pour moi. Toutes les associations que j’ai rencontrées n’ont pas été capables de m’aider, mais j’ai fini par trouver des gens qui l’ont été, notamment dans le milieu médical, ce qui était très important, et qui avaient des réponses sur le parcours des victimes, qui est nouveau.

Je pensais qu’il y avait des aides pour les femmes dans ma situation, mais je me suis rendu compte que mes interlocuteurs étaient encore très démunis. Il est désormais admis qu’une femme victime d’agression sexuelle et conjugale doit être écoutée, mais au-delà de cette écoute, je me suis fréquemment retrouvée face à des personnes qui n’avaient pas de solution et qui ne savaient pas m’aiguiller. C’est une violence de plus que de devoir faire ce parcours seule, sans orientation. Il y a beaucoup de numéros, beaucoup de monde à l’écoute, mais les solutions sont surtout venues lorsque des gens sont allés à ma rencontre, parce que j’ai eu la chance d’aller au bout.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Vous avez donc d’abord été entendue comme témoin, puis vous êtes allée porter plainte. Avez-vous été accompagnée par un avocat ou une avocate pour préparer et déposer la plainte, ou l’avez-vous fait avec votre seule force ?

Mme Agathe Pujol. Les deux fois où j’ai été interrogée par la police, j’y suis allée sans avocate. J’ai eu la chance d’en rencontrer une, maître Lassalle, à qui j’ai pu exposer mon affaire et avec qui les choses se sont faites naturellement, mais nous n’avons rien préparé ensemble. La police m’a recontactée le lendemain de mon premier rendez-vous avec elle, mais c’est un hasard.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Pourriez-vous donner le montant des honoraires que vous avez dû payer pour en arriver là où vous en êtes aujourd’hui ?

Mme Agathe Pujol. C’est une autre bonne question. J’ai mis du temps à trouver une avocate, car il fallait qu’elle accepte d’être payée grâce à l’aide juridictionnelle. En effet, après toutes ces violences, j’ai eu un parcours difficile ces dernières années et je touche le revenu de solidarité active (RSA).

D’ailleurs, quand j’ai été interrogée par la police, on m’a expliqué que mes agresseurs, eux, allaient engager des « ténoras » du barreau. J’ai donc été assez contente de découvrir que même sans pouvoir s’offrir ce type de service, il était possible d’aller au bout de la procédure. Il y a en effet un mythe financier selon lequel si on n’a pas de quoi faire avancer le dossier, on se retrouve le bec dans l’eau à cause des manœuvres dilatoires qui seront lancées par la partie adverse.

Je suis reconnaissante de ne pas avoir à payer de frais d’avocat et de bénéficier de l’aide juridictionnelle, car ma vie est très complexe par ailleurs.

M. Erwan Balanant, rapporteur. Dans Libération, vous décriviez avec une force incroyable un phénomène d’emprise. C’est une question assez intime à laquelle vous avez tout à fait le droit de ne pas répondre, mais comment avez-vous trouvé la force d’en sortir ? À quel moment avez-vous compris que vous deviez sortir de là – que sinon vous risquiez d’en mourir, tout simplement ?

Mme Agathe Pujol. La plupart des gens qui vivent ce genre d’abus ont, je crois, un déclic, qui vient le plus souvent d’une accumulation. Ce sont aussi des situations dans lesquelles on a tendance à retomber. Mais il finit par arriver un trop-plein. Le cerveau est là pour se protéger et on finit par perdre ses repères : j’ai dû être hospitalisée, à la suite entre autres choses de ce que je vous ai raconté.

Le déclic survient, vous avez raison, quand on sent qu’on va mourir. Je pesais 46 kilos, je ne dormais plus la nuit… C’est le corps qui lâche. On perd l’envie de vivre, tout paraît atroce et les envies mortifères sont très présentes. Soit ma vie s’arrêtait, soit elle prenait un autre cours. Aujourd’hui, je ne dors toujours pas, mais j’ai grossi. Cela a été très long.

Et ces milieux fonctionnent beaucoup à l’affect ; on est maintenu dans une forme de relation absolue, qu’on ne peut pas quitter. Il a fallu que j’aille très, très mal pour y mettre fin et cela a duré plus de onze ans. Je ne sais pas comment j’ai tenu. Je me pose souvent la question. Je vois beaucoup de gens qui ont travaillé au théâtre : certains ne s’en sortent pas, alors qu’ils ont vécu moins de choses que moi.

Je pense aussi que beaucoup de gens se taisent, ce qui rend difficile de savoir à quel point tout cela est ordinaire, finalement, et complique aussi la survenue du déclic. On se rend souvent compte qu’il s’est passé quelque chose – mais tout de suite, c’est « mais non, ce n’est pas ce que tu crois ! » C’est quand on rencontre vraiment quelqu’un qui nous regarde sans nous juger, sans essayer de dire que c’est nous le problème, qu’on se trompe, qu’on va faire du bruit et que ça va gêner, qu’on peut y arriver.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Vous avez cité les prénoms de personnes qui ont disparu. Que sont-elles devenues ?

Mme Agathe Pujol. Deux se sont suicidées. Un est tombé malade, du fait de conditions de travail à une époque où on ne prenait pas en compte la sécurité. La dernière, qui était plus âgée, est morte du covid.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Est-ce que vous attribuez à ce qu’elles ont subi la responsabilité de ces suicides ?

Mme Agathe Pujol. Les situations sont multiples, beaucoup de gens dans ces sphères sont fragiles. Mais le milieu du spectacle n’a pas aidé. Ces personnes ont toutes une histoire différente, mais leurs morts sont toutes liées au monde du travail.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Au cours de ces auditions, l’image qui m’est souvent venue est celle de l’ogre, une figure d’abord protectrice puis destructrice, la figure de quelqu’un qui avale les autres pour pouvoir vivre, lui, la figure de quelqu’un qui mange les enfants. C’est une figure qui suscite beaucoup trop de complaisance dans le monde de la culture. Parce qu’on lui attribue un talent, on accepte sa face cachée – qui finalement n’est d’ailleurs pas si cachée. Il faut sortir de cette époque. Je ne sais pas si cette image vous parle, à vous.

Mme Agathe Pujol. Oui, elle est omniprésente, et pas forcément masculine : elle concerne des gens qui sont en position de pouvoir dans les institutions culturelles. On ne doit pas décevoir cette figure d’autorité, maternelle ou paternelle, et elle est entourée de gens prêts à satisfaire cet ogre, au prix du sacrifice de jeunes gens notamment, car c’est souvent quand on est jeune que l’on ignore ce qui se fait, ou pas, dans le monde du travail.

Dans ces milieux, Mai 68 est très à l’honneur, avec son idée de la liberté : mais la liberté de qui ? Je ne crois pas que ce soit la liberté des enfants. Ce n’est que mon avis.

La figure de l’ogre est d’autant plus présente que, dans nos milieux du spectacle, tout a tendance à être mythifié et obscurci. Pour appartenir à ce milieu, il faut subir une initiation ; beaucoup considèrent qu’un artiste doit être un peu maudit.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Encore la figure de l’ogre !

Mme Agathe Pujol. Oui. « Personne ne me comprend, mais c’est moi qui détiens la vérité. »

M. Erwan Balanant, rapporteur. On parle aussi du génie des monstres… À l’inverse, pendant le procès de Mazan, on a beaucoup entendu que ces hommes n’étaient pas des monstres, mais des hommes ordinaires. Dans ce cas-là, ce qui fait peur, c’est cette acceptation de l’utilisation des femmes, de leur marchandisation.

Vous avez cité une institution importante du théâtre français et les faits que vous décrivez sont graves. Savez-vous s’il en va de même aujourd’hui ou si une prise de conscience a eu lieu ?

Mme Agathe Pujol. Je n’ai plus de contacts avec cette institution depuis mes dernières expériences, dont j’ai dit que je ne parlerais pas, non pas parce que je n’en ai pas envie mais parce qu’elles sont vraiment trop récentes et que je préfère y penser encore un peu.

Mais j’ai fini par avoir un déclic aussi vis-à-vis du Théâtre du Soleil et par comprendre ce qui s’y passait, à partir du moment où j’ai repris confiance en moi. Après tout ce qui m’est arrivé, après avoir réussi à fuir la personne avec qui j’étais depuis onze ans, j’ai essayé de reprendre mon métier d’actrice et je suis allée pour cela dans les endroits que je connaissais déjà : c’est à ce moment-là, parce que mon regard avait changé, que j’ai pu comprendre ces dysfonctionnements – que je ne comprenais pas à 16 ans, parce qu’à cet âge-là, on ne comprend rien. Je n’ai pas eu le sentiment d’une remise en question. Au vu de ce que j’ai vécu, je ne serais pas étonnée qu’il y ait d’autres plaintes en cours.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Un mot pour terminer cette dernière audition, monsieur le rapporteur ?

M. Erwan Balanant, rapporteur. Un mot pour vous remercier, madame Pujol, mais aussi pour remercier toutes les victimes qui ont eu le courage de venir devant cette commission d’enquête. Merci aussi à toutes celles qui nous ont dit la force que leur ont donnée tous ces témoignages : cette commission n’aura de toute façon pas été inutile. Notre rapport sera une étape que j’espère importante, mais ce ne sera qu’une étape. Ce monde doit changer, et avec lui l’ensemble de notre société.

Mme la présidente Sandrine Rousseau. Je me joins au rapporteur pour vous remercier de la force de votre témoignage. Merci à toutes les victimes qui ont témoigné, mais aussi à toutes celles qui ont appelé, envoyé des mails, écrit, mais qui n’ont pas souhaité venir à ce micro, par peur. C’est une peur, vous l’avez dit, qui n’a rien d’irrationnel, puisque le système n’accepte manifestement pas la parole des victimes – femmes ou hommes, d’ailleurs.

Les personnes qui violentent sont sans doute normales, mais elles se cachent derrière des figures effrayantes pour faire taire les victimes, pour faire régner l’impunité.

Le procès de Gérard Depardieu s’ouvre au moment où cette commission d’enquête se termine, après avoir reçu quelque 350 personnes. Souhaitons que le monde de la culture – notamment le cinéma et le spectacle – ne soit plus un lieu où on éteint les paroles et les talents mais où on affronte les violences qui existent en son sein. Il va falloir pour cela respecter la parole des victimes mais aussi repenser l’organisation du système.

 

La séance s’achève à dix-sept heures cinquante.


Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Erwan Balanant, Mme Sandrine Rousseau