Compte rendu
Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Raynaud, psychiatre, directrice de l’Institut de la parentalité 2
– Présences en réunion................................16
Mercredi
11 décembre 2024
Séance de 15 heures 30
Compte rendu n° 10
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Béatrice Roullaud,
Vice-présidente de la commission
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La séance est ouverte à quinze heures trente.
Mme Béatrice Roullaud, présidente. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition du docteur Anne Raynaud, psychiatre, fondatrice de l’Institut de la parentalité.
Merci d’avoir répondu à notre invitation. Votre institut s’efforce d’apporter une réponse écosystémique aux difficultés qui peuvent naître de la parentalité, en s’appuyant sur quatre piliers : des groupes de soutien, des séances individuelles et deux organismes consacrés respectivement à la recherche et à la formation. Vos travaux de recherche, qui mobilisent les neurosciences, ont permis de mettre en évidence l’importance de la prévention et du soutien à la parentalité, mais également le besoin d’attachement de l’enfant.
Comment mieux tenir compte de ce besoin fondamental, en particulier chez les très jeunes enfants ?
Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Anne Raynaud prête serment.)
Mme Anne Raynaud, psychiatre, directrice de l’Institut de la parentalité. Merci pour votre invitation. Je suis honorée de participer à vos travaux.
Je consacrerai mon propos liminaire aux politiques publiques de soutien à la parentalité, sur lesquelles l’évolution de la société et la dégradation de l’état des enfants, des parents, des professionnels et des institutions nous imposent de poser un regard renouvelé et plus aiguisé.
Tout au long de mon parcours professionnel, j’ai eu l’occasion de prendre soin de très nombreux enfants et de leurs familles.
Mon expérience en tant que médecin urgentiste et généraliste, d’abord, m’a inspiré deux grands constats. En premier lieu, j’ai observé au cours des ans une évolution très forte de la famille, d’un modèle très vertical et moralisateur articulé autour de l’autorité paternelle vers un fonctionnement plus horizontal reposant sur les notions d’égalité et d’équité. Plusieurs lois – le mariage pour tous, la PMA (procréation médicalement assistée) accessible à toutes – ont contribué à cette transformation que les familles vivent au quotidien et qui mérite d’être interrogée et prise en compte dans nos politiques publiques.
Ensuite, les familles que j’ai accompagnées éprouvaient de grandes difficultés à demander de l’aide. Le lien de confiance que j’avais forgé avec elles en tant que médecin traitant leur permettait d’évoquer certains problèmes, mais leurs demandes d’aide restaient souvent cryptées, parce qu’elles n’étaient pas en mesure de se connecter à leurs propres besoins. Or les politiques publiques de soutien à la parentalité s’adressent à des parents qui élaborent une demande, ce dont tous ne sont pas capables, en particulier les plus vulnérables. Certains perçoivent même le fait d’être interrogés sur leur besoin comme une menace. L’aide est alors perçue comme inutile, insatisfaisante, voire menaçante.
J’ai par la suite exercé comme psychiatre à l’hôpital. J’en tire, là encore, deux grandes observations.
La première est celle d’une embolisation totale des services de santé de l’enfant. Contrairement à d’autres pays, la France ne propose pas de gradation dans la prise en charge : les enfants et les familles sont soit accompagnés par des professionnels de première ligne, soit directement orientés vers des secteurs de pédopsychiatrie déjà saturés. Au Québec, au contraire, il existe trois niveaux de réponse, si bien que seuls les enfants qui en ont réellement besoin sont pris en charge par l’institution hospitalière. Le système français crée des listes d’attente interminables, donc des pertes de chance pour les enfants, qui s’installent dans des difficultés, voire seront confrontés à des troubles.
La seconde est celle d’une nette dégradation de l’état de santé des enfants. En tant que clinicienne, je rencontre très fréquemment des petits patients de quatre ou cinq ans évoquant des idées suicidaires. Une telle détérioration, dont témoigne la prévalence accrue de toutes les pathologies, est très angoissante. Elle s’étend d’ailleurs aux parents : la première cause de décès périnatal en France est le suicide maternel. Cette situation devrait vraiment nous interpeller.
Cette expérience m’a incitée à créer les instituts de la parentalité. J’estimais en effet que le champ de la prévention devait être investi de manière beaucoup plus massive, les structures existantes, comme les services de protection maternelle et infantile (PMI), ne permettant pas de répondre à toutes les familles. Là aussi, deux grands constats en ressortent.
D’abord, la définition de la prévention reste assez floue et une grande partie des financements étaient alors versés à des partenaires qui ne savaient pas toujours comment investir ce champ, les instituts étant jugés trop innovants. S’est ainsi institué un système pervers, consistant à accorder des moyens parcellaires à travers des appels à projets, donc de façon non pérenne et en opposant les opérateurs entre eux puisque le fait de renvoyer vers une autre structure nuisait à leurs bilans.
Ensuite, j’ai voulu m’inscrire dans une démarche d’universalisme proportionné, c'est-à-dire ouvrir les instituts à toutes les familles tout en calibrant l’aide en fonction des difficultés rencontrées. Les politiques publiques existantes sont centrées sur des facteurs de risque et de vulnérabilité. Les 600 consultations mensuelles assurées par chaque institut s’adressent pourtant à tous types de familles : toutes rencontrent des difficultés dans la période périnatale, qui renvoie à des enjeux personnels complexes. La grille de lecture actuelle exclut donc de nombreuses personnes, qui passent à travers les mailles du filet.
Le soutien à la parentalité suppose, en premier lieu, de définir cette notion en réalité très complexe. J’ai rédigé avec Charles Ingles un rapport visant à définir un socle de compétences en matière de soutien à la parentalité. Les très nombreux acteurs que nous avons interrogés dans ce cadre avaient chacun leur propre définition de la parentalité : il s’agit d’une notion très subjective, dans laquelle chacun projette ses représentations en fonction de son expérience personnelle. La définition dominante est en outre très centrée sur les parents : seuls 12 % des professionnels que nous avions sollicités indiquaient agir pour améliorer le bien-être de l’enfant, qui reste l’angle mort des politiques de soutien à la parentalité.
Les connaissances nouvelles – qui, contrairement aux critiques qui nous sont parfois adressées, ne sont pas normatives, pas plus qu’elles ne remettent en cause le pouvoir d’agir du parent ou la singularité de l’humain – devraient pourtant permettre de s’abstraire à la fois d’une lecture purement sociale faisant du parent une personne vulnérable et d’une posture purement répressive ne voyant en lui qu’un coupable. Il existe d’autres voies qui permettent, par exemple en mobilisant des processus de psychoéducation, d’engager la responsabilité des parents tout en soutenant leurs compétences.
Une fois ces constats posés, que faire ? Il faudrait commencer par s’accorder sur les quelques grands principes qui sous-tendent les préconisations de mon rapport et qui sont réfutés par les acteurs historiques du soutien à la parentalité.
Premièrement, les politiques publiques doivent être centrées sur les besoins fondamentaux de l’enfant, non pas au détriment du parent mais en adoptant une lecture binoculaire et en prenant soin du lien entre parent et enfant. Un parent est bien un adulte qui a eu un enfant : on ne peut pas laisser ce dernier de côté.
Deuxièmement, il faut avoir une vision intégrée de ces problèmes. La France est riche de très nombreux dispositifs de soutien à la parentalité mais son action est totalement morcelée. La situation s’est un peu améliorée avec l’entrée en vigueur de la politique des 1 000 premiers jours mais les progrès restent fragiles et balbutiants. Nous devons construire des réseaux synergiques et adopter une vision écosystémique dans laquelle chacun exerce sa part de responsabilité.
En parvenant à ce consensus, qui ne relève pas de la pensée unique mais de la culture partagée, on obtiendrait des résultats dans plusieurs champs.
Ce serait d’abord un progrès pour le développement et la santé de l’enfant, qui ne serait plus l’oublié des politiques publiques et dont le vécu serait réellement pris en considération. Peut-être pourrait-on ainsi éviter de promulguer des dispositifs dramatiques comme le plan d’action pour l’école maternelle. Déployé depuis 2022 en réaction au recul de la France dans le classement PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), celui-ci vise à garantir la réussite scolaire des enfants en intégrant dès l’âge de trois ou quatre ans des enseignements fondamentaux en mathématiques et en français. Une telle orientation est une menace pour l’enfant, qui n’est pas, à cet âge, en mesure d’investir ces champs d’apprentissage. Or un enfant qui se sent menacé peut adopter plusieurs stratégies : il peut manifester des retraits relationnels se traduisant par des retards ou des épisodes dépressifs, ou au contraire adopter des attitudes opposantes, provocatrices, agressives, qui seront très vite qualifiées de violentes. Ces cas sont de plus en plus fréquents : la dernière publication de Santé publique France révèle que 8 % des élèves de maternelle ont des problèmes de santé mentale. La crise sanitaire a certes créé des difficultés, mais notre système en rajoute et les pédopsychiatres ne peuvent pas compenser ce que l’enfant vit dans son quotidien, notamment à l’école.
On améliorerait également la situation des parents, qui sont totalement perdus et se sentent jugés, à tel point que certains adultes ne veulent plus avoir d’enfants, ce dont témoigne l’émergence de mouvements comme No kids. Or les parents démunis ne mobilisent pas leurs compétences parentales. Appliquer une réelle politique des 1 000 premiers jours, avec un vrai congé parental, atténuerait les violences éducatives ordinaires et le burn-out parental. Au contraire, on induit ces phénomènes en inscrivant les politiques du service public de la petite enfance dans des lois travail, parce qu’on veut que les parents soient plus productifs et non que les enfants aillent mieux.
On pourrait aussi regarder les parents différemment et cesser de les accuser, comme le font de nombreux acteurs de terrain, d’être passifs, voire défaillants, au motif qu’ils ne se saisissent pas de l’aide qui leur est offerte. La réalité, c’est que les acteurs de terrain ne savent pas aller à la rencontre des parents, parce qu’ils n’ont pas été formés à le faire. Cette absence de formation conduit à judiciariser de très nombreuses situations parce que les professionnels n’ont pas les clefs pour distinguer ce qui relève de la prévention et ce qui relève de la protection. Des familles se retrouvent ainsi prises en charge par la protection de l’enfance alors qu’elles pourraient bénéficier d’une réelle politique de prévention.
Les conséquences seraient aussi positives pour les professionnels, dont beaucoup expliquent, par exemple dans les centres d’action médico-sociale précoce (CAMSP), ne plus savoir comment faire pour obtenir des résultats. Nous aurions vraiment besoin d’adopter enfin une culture partagée, en dispensant des formations fondées sur ce consensus afin de changer le regard sur les parents et d’interroger les postures. Il s’agit là d’une question centrale qui m’a d’ailleurs valu des critiques lors de la publication de mon rapport. On sait désormais, par exemple, qu’un conseil non sollicité est vécu par le parent comme menaçant. Or c’est dans ce type de voie que de nombreux professionnels, ne sachant pas faire autrement, s’engagent.
Enfin, nous pourrions réaliser d’importantes économies en réformant les institutions : en intégrant mieux les services, nous pourrions mutualiser nos moyens et mettre fin au morcellement et à l’instabilité des financements, qui pervertissent le système en empêchant les associations d'intervenir de façon satisfaisante, donc d'obtenir des résultats à la hauteur des attentes. On pourrait ainsi construire une chaîne de sécurité.
Il y a beaucoup à faire avec les dispositifs existants et les moyens dont nous disposons déjà, si nous nous engageons dans une démarche intégrative, fondée sur une culture commune partagée – et non sur une pensée unique –, pour construire une politique beaucoup plus efficace, au bénéfice des enfants.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous avons en commun de travailler depuis de longues années sur cette question de la chaîne de sécurité et de travailler avec le Québec. Ayant eu l’occasion de m’y rendre récemment pour échanger avec des chercheurs dont les travaux irriguent depuis plus vingt ans les politiques publiques qui y sont conduites, je m’explique mal le retard pris par la France dans l’élaboration de cette chaîne de sécurité, qui constitue à mon sens notre axe de progression majeur. Comment se fait-il que tant de très jeunes enfants soient confiés aux services de la protection de l’enfance par la justice française ? Cette judiciarisation montre que nous manquons cruellement d’un écosystème de prévention qui accompagne et soutienne les familles, y compris les plus vulnérables, comme c’est le cas à Montréal, où de très nombreux enfants échappent ainsi au placement.
Ce problème est d’autant plus grave que dans le système français la majorité des enfants sont accueillis dans des structures collectives, qu’il s’agisse des pouponnières ou des services de la protection de l’enfance. Certains sont placés auprès d’assistants familiaux, mais ces derniers sont de moins en moins nombreux et l’accueil collectif tend à se généraliser, ce qui crée des situations de sureffectif et des dysfonctionnements qui peuvent conduire à des syndromes d’hospitalisme.
Cette réalité historique mérite d'être éclairée si nous voulons être capables de proposer un plan global pour mieux protéger les enfants, dont tous ne seraient pas pris en charge par la protection de l'enfance ni, surtout, accueillis en pouponnière si nous appliquions un autre modèle. Comment l’histoire de la santé et de la psychanalyse nous a-t-elle conduits à la situation actuelle ? Je pense par exemple à certaines tendances qui prévalaient dans les années 1970, au cours desquelles la théorie de l’attachement n’était pas connue de tous, et qui ont marqué durablement l’accompagnement de la famille en France. Connaître cette histoire permet de comprendre ce contexte, ce qui est très important pour notre commission.
Notre pays consacre par ailleurs beaucoup d’argent à la protection de l’enfance : les départements dépensent près de 10 milliards d’euros au bénéfice des enfants accueillis, tandis que l’État finance les caisses d’allocations familiales (CAF) et divers soutiens aux familles. Malgré ces investissements, le système ne marche pas bien. Toutes les politiques publiques en place datent de 1945 ou des années 1960. Depuis, l’écosystème n’a jamais été repensé, notamment pour prendre en compte les avancées des neurosciences.
Le rapport que vous avez produit en 2022 à la demande d’Adrien Taquet est d’une qualité exceptionnelle en ce qu’il s’attache à aborder l’enfant dans sa globalité pendant ses 1 000 premiers jours. Pour autant, vous avez éprouvé des difficultés à diffuser les bonnes pratiques qui y sont promues. Comment expliquez-vous ces résistances ? Il est important que nous les comprenions si nous voulons engager, de façon transpartisane, un changement de paradigme dans l’intérêt de l’enfant.
Depuis longtemps, nous demandons que la formation initiale et continue des professionnels de la protection de l’enfance soit totalement revue. Je sais que ceux auprès desquels vous intervenez vous indiquent regretter ne pas avoir su plus tôt comment traiter certaines situations. C’est un terrible constat : ils n’avaient pas les clefs pour accompagner correctement les enfants. Les dérives qui marquent le secteur de la protection de l’enfance sont inacceptables. Nous devons absolument reprendre le chantier pour le bien des enfants, y compris des plus âgés impliqués dans les comités des jeunes, que nous devons aider à comprendre en quoi certaines situations peuvent résulter d’une chaîne historique de dysfonctionnements, dont tous ne sont pas imputables aux départements.
J’ai aussi été très frappée par la manière d’aborder le lien entre parents et enfants au Québec : on y privilégie la réunification de la famille, cette dernière étant accompagnée très étroitement, à travers des dispositifs très innovants et par des personnels très bien formés, qui ne perdent jamais l’attache avec l’enfant protégé. Dans le même temps, ce processus est régulé – il ne peut, par exemple, excéder deux ans pour certaines tranches d’âge – et laisse place, lorsque les enfants ne peuvent pas retourner dans leur famille, à d’autres dispositifs, qu’il s’agisse de la tutelle, de l’adoption libre ou d’un autre programme. Tout repose sur la nécessité de donner de la stabilité à l’enfant pour lui construire un avenir, ce qui devrait être l’approche privilégiée dans tous les cas. Par contraste, en France, on ne cherche pas à réunifier les familles, ni à promouvoir des systèmes positifs : on préfère remettre en cause la parentalité. Or, vous l’avez dit, un parent qui se rend à un rendez-vous n’est pas forcément un parent qui s’engage dans une démarche. Pouvez-vous développer ces questions ?
La protection de l’enfance en France a d’abord été une affaire de charité. Celle-ci a ensuite laissé place au secteur associatif, mais l’esprit reste celui du bénévolat et de la gratuité, avec des enfants accueillis dans des sites obéissant aux mêmes configurations qu’il y a soixante-dix, voire cent ans – les associations se targuent d’ailleurs de leur ancienneté. Nous devons réformer la prise en charge dans son intégralité. Sans prétendre accomplir ne serait-ce que la moitié de ce dont le Québec est capable, nous serions déjà heureux si les enfants et leurs parents pouvaient être mieux accompagnés.
Mme Anne Raynaud. La question du contexte historique est en effet majeure, tant dans le champ de la protection de l’enfance que dans celui du soutien à la parentalité. L’évolution de la famille, ainsi que la difficulté d’adapter les politiques mises en œuvre à ces transformations et de traiter les questions éthiques qu’elles soulèvent, justifient de réviser régulièrement les objectifs assignés à nos politiques publiques. Des efforts sont faits, mais ils restent souvent insuffisants au regard du vécu concret des familles.
La première difficulté vient de ce que les politiques de l’enfance sont pensées par des adultes, qui tendent parfois à oublier l’enfant – même si notre enfant intérieur peut toujours nous titiller. De ce fait, les politiques promues n'intègrent pas suffisamment les connaissances actuelles sur le développement de l’enfant.
Les sciences du développement de l’enfant sont assez récentes : avant 1943, les enfants étaient considérés soit comme débiles, soit comme idiots, parce qu’ils manquaient d’iode. Cette perception a évolué mais il reste, encore aujourd'hui, très difficile d’imaginer ce que vit l’enfant, malgré l’apport des neurosciences, de la théorie de l’attachement et de toutes ces nouvelles informations qui viennent enrichir et éclairer les connaissances antérieures – et non s’y opposer. Toutes ces avancées n’ont pas encore été intégrées. Souvent, on s’en remet à la parole de l’enfant pour nous guider. Or beaucoup d’enfants parlent sans être entendus, quand d’autres ne disent pas les choses clairement – ils s’expriment de manière cryptée, comme le font les parents. Seulement, nous ne sommes pas équipés de décodeurs. De nombreux professionnels n’imaginent pas qu’un comportement agressif, provocateur, violent ou harceleur puisse traduire un sentiment de peur ou de menace. De ce fait, ils tendent à punir l’enfant, ce qui ne fait que renforcer le phénomène.
En fin de compte, la parole de l’enfant est négligée et l’on utilise souvent des concepts comme l’attachement ou la résilience pour se dédouaner du refus de nous transformer nous-mêmes. Le dernier ouvrage de Boris Cyrulnik le dit clairement : la véritable résilience, ce n’est pas quand l’enfant s’adapte à l’environnement, c’est quand l’écosystème change pour que l’enfant aille mieux.
Deuxièmement, il y a encore en France de fortes résistances théoriques. Certains collègues ont le sentiment de trahir la pensée d’hier en appliquant les connaissances d’aujourd'hui, alors que celles-ci sont complémentaires. Le dogmatisme crée des conflits stériles et irrationnels qui paralysent les avancées en matière de prévention et de protection de l’enfance.
Troisièmement, pour reprendre le vocabulaire de l’attachement, la société française est insécure. Nos collègues québécois racontent en plaisantant que, dans un pays régulièrement traversé par des tempêtes de neige, si l’on n’est pas solidaire, on meurt. Il est donc acceptable de dire que l’on a besoin d’aide. En France, le changement n’est pas une chance, c’est une menace. On a également tendance à rechercher une cause externe au problème au lieu de se demander comment le résoudre.
Ces trois points aboutissent à une absence de logiciel partagé entre les professionnels. La loi de 2016 et les travaux de Marie-Paule Martin-Blachais ont investi le champ de la protection de l’enfance, où l’on observe un timide frémissement autour des besoins fondamentaux de l’enfant même si le métabesoin de sécurité fait toujours l’objet d’une interprétation adultomorphe. En revanche, ce référentiel n’est pas pris en considération dans le champ de la prévention, comme en témoigne l’accueil réservé à mon rapport : la centration sur l’enfant a été comprise comme un oubli du parent, voire une attaque contre lui. Or, en l’absence de culture partagée, les parents passent d’acteur en acteur, de la puéricultrice à l’enseignant ou au référent de la crèche, et chacun tient un discours différent. Cette incohérence aggrave leurs difficultés.
L’absence de référentiel partagé se traduit par une absence de formation à tous les niveaux, y compris chez les décideurs. Cela conduit à des initiatives comme le plan d’action pour l’école maternelle, qui est censé favoriser la réussite, la sécurité et l’épanouissement de l’enfant mais contribue en réalité à l’insécuriser. Quand j’en ai parlé à Lionel Carmant, le ministre québécois responsable des services sociaux, il était sidéré. Au Québec, qui monte dans le classement PISA, la scolarité ne commence pas avant six ans. La France est un des rares pays à avoir abaissé à trois ans le seuil des apprentissages, ce qui est contraire aux besoins fondamentaux de l’enfant.
L’absence de logiciel partagé se traduit également par une absence d’évaluation des dispositifs de prévention. Le collectif qui s’est créé à l’encontre de notre rapport estime que l’évaluation est enfermante ; or, sans évaluation, on risque des dérives, lesquelles appellent des politiques de contrôle menaçantes qui ne mènent pas à l’amélioration des pratiques. Les acteurs historiques rejettent également les apports de la recherche. Ils considèrent que, chaque humain étant unique, l’evidence-based medicine n’a pas sa place dans le champ du soutien à la parentalité, malgré les apports tangibles de la psychologie humaniste.
Pour toutes ces raisons, le rapport n’a pas trouvé de résonance à l’échelle ministérielle. Les acteurs historiques n’ont pas souhaité qu’il soit remis au ministre et nous n’avons été reçus que par le directeur de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Le rapport est cependant utilisé par les professionnels de terrain qui recherchent un nouveau regard sur leurs missions et se demandent pourquoi ils n’arrivent pas à prendre soin des enfants.
Pour avoir la chance de siéger à la commission d'examen de la situation des enfants confiés à l'aide sociale à l'enfance (CESSEC) de Gironde, qui rencontre fréquemment les familles pour analyser leur situation, je peux vous dire que l’écoute du parcours des enfants est très éprouvante. Récemment, nous avons même demandé à l’équipe venue nous présenter une situation de s’interrompre. C’était une torture d’entendre des professionnels se protéger de l’insupportable en s’en dissociant, au point de tenir des propos inacceptables. La formation des professionnels est un enjeu majeur qui doit s’appuyer sur un référentiel consensuel.
Le statut de l’enfant est encore régi par l’idéologie du lien biologique et l’espoir du retour chez le parent, qui ne concerne pourtant qu’un quart des cas. De ce fait, des adolescents de quinze ou seize ans souhaitant ouvrir un compte bancaire sont contraints de demander l’autorisation d’un parent qu’ils n’ont pas vu depuis dix ans, parent qu’ils devront d’ailleurs aider par la suite s’il a besoin de soutien. Il faut lancer une réflexion structurelle. La loi de 2016 et la politique des 1 000 premiers jours ont permis d’engager cet effort, mais les progrès restent balbutiants.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Au Québec, Lionel Carmant, par ailleurs neurologue très connu dont les travaux ont orienté la politique locale des 1 000 premiers jours – les femmes y sont suivies dès la douzième semaine de grossesse –, a donné l’ordre qu’aucun enfant de moins de cinq ans ne soit accueilli dans une structure collective de protection de l’enfance, sauf situation exceptionnelle.
En France, c’est très majoritairement la justice qui décide du placement des tout-petits en structure collective, ce qui n’est pas bon pour eux, a fortiori quand les pouponnières sont en sureffectif. Un vice-président de département me disait récemment que son département avait inauguré il y a deux ans une pouponnière de soixante berceaux et que celle-ci était déjà saturée… Un dispositif de prévention graduée calqué sur le modèle québécois, qui distingue trois niveaux d’intervention auprès des familles, ne permettrait-il pas d’éviter cette situation ?
Mme Anne Raynaud. Lionel Carmant disait que l’investissement dans la protection était le signe d’une politique de prévention peu pertinente. De nombreux pays ont fermé les pouponnières après avoir compris qu’elles ne répondaient pas aux besoins fondamentaux de l’enfant. J’ai récemment rencontré l’équipe d’un CAMSP dont les membres étaient effondrés après avoir vu dans une pouponnière des enfants présentant des syndromes d’hospitalisme, à tel point qu’ils auraient voulu les ramener chez eux. La puéricultrice, chargée de sept ou huit berceaux, était démunie et incapable de répondre aux besoins fondamentaux de tous les enfants. Avec le temps, certains professionnels en viennent à dire devant la CESSEC : « Cet enfant est trop adhésif, il a besoin de trop de proximité », alors qu’un bébé de quatre ou cinq mois a précisément besoin de cette proximité.
Il est cependant délicat d’établir un taux d’encadrement dans les pouponnières : cela revient à valider le dispositif, alors qu’il faudrait refonder le système et établir un plan global pour les faire disparaître en dix ans.
Dans d’autres pays, le placement est défini pour un temps donné qui dépend de l’âge de l’enfant. Pendant ce temps, on investit massivement dans des actions de soutien à la parentalité qui associent le volet social, répressif et psychoéducatif ; ce n’est pas le vécu de l’adulte qui importe, mais les besoins de l’enfant. Cela a donné des résultats. En France, on passe du social au répressif sans investir le psychoéducatif et le retour du parent est vécu comme un miracle. Il arrive par exemple qu’un parent cesse de rendre visite à son enfant et disparaisse brutalement pendant trois ou quatre ans avant de revenir. Ce retour est alors accepté sans difficulté et l’enfant reste exposé à un schéma qui le désorganise et le fait entrer dans une posture d’adversité iatrogène. Le fonctionnement de nos institutions est insupportable : il crée de la douleur, que l’on demande ensuite aux pédopsychiatres de compenser alors que le soin ne compensera jamais les événements auxquels l’enfant a été exposé. Il faut admettre la responsabilité partagée des institutions et des parents au lieu de privilégier une lecture répressive qui rend le parent seul responsable de la délinquance de son enfant.
M. Denis Fégné (SOC). Des parents et des enfants en souffrance, des problématiques ancrées qui ne se sont pas arrangées depuis l’isolement dû au covid-19, de moins en moins de ressources en pédopsychiatrie et en médecine de manière générale, un manque de prévention qui entraîne l’augmentation des demandes de placement : on est loin du projet pour l’enfant, et les adolescents les plus en difficulté sont confiés aux encadrants les moins formés, comme l’a montré l’audition précédente.
Certains adolescents dits « incasables » ont subi de multiples placements. Leur suivi oscille entre la prévention et la protection, entre la psychiatrie et le pénal. J’ai assisté à une journée d’information organisée par l’observatoire départemental de la protection de l’enfance des Hautes-Pyrénées au cours de laquelle une équipe pluridisciplinaire nous a présenté les ateliers appelés Déclic, qui existent aussi dans d’autres départements. Quel est votre point de vue sur ce type de dispositif ?
La formation des éducateurs et des assistantes sociales a été perméable à divers courants au fil du temps – la psychanalyse dans les années 1980, puis la sociologie, et enfin le droit –, mais les éléments de psychologie de l’enfant restent insuffisants pour faire face aux problématiques que nous rencontrons aujourd'hui. Que préconisez-vous pour améliorer la formation initiale ?
Enfin, certaines associations, comme les écoles des parents et des éducateurs, proposent des actions de prévention, de médiation et de soutien à la parentalité, ou bien des groupes de parole. Elles interviennent de manière désordonnée, chacune ayant son pré carré et touchant des financements multiples. Comment mieux coordonner leur action ?
Mme Anne Raynaud. Les enfants dits « incasables », « sans solution » ou « cas complexes » sont désormais repérés de manière plus précoce, dès l’âge de sept ans, avec des tableaux de plus en plus inquiétants. Leurs pathologies doivent évidemment être prises en charge, mais les soins ne compenseront pas l’ensemble des ruptures qu’ils ont subies. Il faut donc mieux comprendre comment ils en sont arrivés là et renforcer la prévention pour éviter les ruptures itératives qui créent un traumatisme d’attachement. Alors que ces enfants devraient bénéficier davantage du « un pour un », on a tendance à les placer en collectif, ce qui renforce leurs difficultés et embolise des lieux inadaptés à leurs besoins. Enfin, il est essentiel de questionner le statut de l’enfant : souvent, quand le délaissement parental est acté, même tardivement, le tableau clinique des enfants s’améliore nettement. Il ne faut pas se dire qu’un enfant de quinze ans peut attendre jusqu’à sa majorité.
La formation initiale est en passe d’évoluer. Certains formateurs s’adressent à nous car ils constatent que les travailleurs sociaux ne sont pas équipés pour agir efficacement sur le terrain. Notre rapport formule plusieurs préconisations : définir clairement le soutien à la parentalité ; mobiliser les connaissances actuelles sur le développement de l’enfant, à savoir les neurosciences et la théorie de l’attachement, qui font partie des recommandations nationales formulées dans le rapport de consensus, en lien avec le métabesoin de sécurité ; enfin, faire connaître l’écosystème, car les acteurs d’un même territoire ne se connaissent généralement pas entre eux, ce qui les empêche d’orienter les familles. Tout cela nécessite un accompagnement des pratiques professionnelles. La formation initiale ne doit pas être décorrélée de la formation continue.
Certaines associations que vous avez évoquées font partie du collectif qui s’est opposé à mon travail car elles estiment que l’action des acteurs historiques est suffisante. Je ne m’oppose pas à leur présence mais je considère qu’il faut élargir les actions de soutien à la parentalité au domaine psychoéducatif, sans quoi la lecture des situations restera morcelée et produira des résultats insatisfaisants.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). On s'occupe de nos enfants en fonction de ce que l'on connaît soi-même et les échecs de l’aide sociale à l’enfance témoignent de la société dysfonctionnelle dans laquelle nous vivons. Ne craignez-vous pas que les transformations nécessaires prennent un temps excessivement long sans un choc de société et une réflexion collective ? N'est-il pas indispensable que l'ensemble de la société s'empare du sujet ?
Un des membres du Comité de vigilance des enfants placés nous a livré le témoignage suivant : « J’ai fait une soixantaine de lieux d'accueil, foyers, familles d'accueil et établissements d'urgence. Il y en a qui font le tour du monde. Moi, j'ai fait le tour de la France. J'étais un peu l'objet de tout le monde, dans tous les sens du terme. Les services ne savaient pas trop quoi faire de moi, alors ils faisaient ce qu'ils pensaient être bien. » En tant que psychiatre, que pensez-vous de ces multiples ruptures ? Certains enfants sont suivis par une soixantaine de personnes, voire plus, sur un temps parfois très court.
Mme Anne Raynaud. Je ne sais pas ce qui réveillera notre société, mais elle doit se réveiller car la situation est dramatique. Une puéricultrice de pouponnière me disait récemment que cette méconnaissance et les freins institutionnels qu’elle entraîne étaient criminels. Nous passons de l’effondrement à la colère, de l’effroi à la révolte. Nous ne savons plus quoi faire, si ce n’est former les familles et les professionnels et affirmer nos positions, même si elles dérangent. Ce matin, au cours d’une formation, une professionnelle se demandait encore comment transmettre ses connaissances à sa collègue sans trop la heurter. Il faut arrêter d’avoir peur de déranger. Nous devons être guidés par les besoins des enfants. À une époque, on emportait des canaris dans la mine pour qu’ils préviennent des coups de grisou. Aujourd’hui, ces enfants nous hurlent qu’ils vont très mal. En consultation, certains expriment des idées suicidaires dès l’âge de quatre ou cinq ans. Les adolescents ne font plus des tentatives de suicide, ils se suicident. C’est glaçant. La société doit se réveiller. Je suis honorée de participer à ces travaux et j’espère que la commission d’enquête sera le choc qui permettra le réveil urgent et vital de la société.
Les parcours des enfants sont insoutenables et nous sommes effondrés de constater la résignation des professionnels devant une énième rupture. Peut-être s’explique-t-elle en partie par la dysrégulation du stress chez les enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance, qui vivent de manière bruyante des petits stress et masquent l’expression des gros stress : les professionnels n’ont pas conscience de ce que ressentent ces enfants quand on leur annonce qu’ils changeront une fois de plus de famille d’accueil. Sans verser dans le bashing ou la dramatisation, la situation n’est plus tenable : nous ne pouvons plus faire vivre cela à nos enfants. L’écosystème doit prendre soin d’eux. Cela nécessite de sortir du déni et des oppositions théoriques stériles.
M. Philippe Bonnecarrère (NI). Je remercie Mme la rapporteure de m’avoir fait connaître le syndrome de l’hospitalisme. Le docteur Raynaud a laissé entendre qu’une scolarisation trop rapide pouvait être défavorable au développement de l’enfant. J’en suis surpris car j’ai toujours entendu dire que l’éducation devait commencer le plus tôt possible. Pourriez-vous préciser votre pensée à ce sujet ?
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Cette question doit être analysée à la lumière de l’environnement international.
Mme Anne Raynaud. Je ne remets pas en question le principe de scolarisation de l’enfant mais la méthode proposée dans le plan d’action pour l’école maternelle. L’accueil des enfants dans un espace collectif où on leur transmet des référentiels, des valeurs et des règles de vie en société a du sens et leur est généralement bénéfique. Néanmoins, l’un des objectifs du plan est l’acquisition de savoirs fondamentaux en mathématiques et en français qu’un enfant de trois ou quatre ans n’est pas en mesure d’assimiler.
Je prends un exemple clinique : la semaine dernière, j’ai reçu en consultation un enfant en petite section de maternelle. L’enseignante m’avait adressé un mot dans lequel elle faisait part de sa vive inquiétude car l’enfant dépassait lorsqu’il coloriait et ne collait pas les gommettes ; il risquait donc d’échouer au CP. Elle suggérait de monter un dossier auprès de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Voilà la réalité rencontrée par les cliniciens de terrain. Je me suis entretenue avec l’enseignante : elle considérait que l’enfant risquait d’échouer par sa faute car elle n’avait pas su lui transmettre les premières règles numériques, la reconnaissance et l’association des lettres, alors même que l’enfant a trois ans !
Ce programme n’est pas en adéquation avec le métabesoin de sécurité de l’enfant. D’après les connaissances relatives au développement de l’enfant dont nous disposons, celui-ci a avant tout besoin de vivre en société et d’apprendre des règles éducatives.
Le Japon, confronté au problème du suicide des enfants, a refondu son système éducatif. Au Québec, l’enfant ne vit pas dans un cadre collectif durant sa première année, ce qui lui permet de construire des liens solides avec ses figures d’attachement, lesquelles bénéficient de congés parentaux beaucoup plus longs. Ensuite, l’enfant intègre une structure collective pour favoriser la socialisation et partager des valeurs, et non pour apprendre des savoirs fondamentaux.
Ici, dans les quinze premiers jours qui suivent la rentrée en moyenne section, les enfants font l’objet d’évaluations ! On entendait autrefois des enseignants de CP et de CE1 déplorer que l’enfant n’ait pas le statut d’élève ; désormais, ce sont les enseignants de moyenne section qui s’en inquiètent. L’enfant doit rester assis sinon il sera considéré comme hyperactif dès trois ans, alors que le diagnostic d’hyperactivité est posé à six ans. Je ne nie pas l’existence des troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Néanmoins, je m’interroge sur les résultats de l’enquête de Santé publique France qui révèle que plus de 8 % des enfants scolarisés en maternelle connaissent au moins une difficulté de santé mentale. Les professionnels de petite section se disent démunis face à des enfants de plus en plus agressifs.
Nous avons travaillé, avec l’observatoire départemental de la protection de l’enfance de la Gironde, sur les difficultés d’apprentissage des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance. Pour les enfants placés, la menace de l’enseignement, qui pèse même sur les enfants qui évoluent dans un cadre de vie normal, s’ajoute aux visites médiatisées et aux audiences, et l’on ne peut compenser leur mal-être par des consultations au centre médico-psychologique (CMP), au centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) ou au CAMSP. Il existe une chaîne de responsabilité à tous les niveaux qui justifie la formation de l’ensemble des acteurs qui accueillent l’enfant et sa famille au quotidien, dans le cadre de l’école, d’un mode d’accueil ou des loisirs.
Mme Béatrice Roullaud, présidente. J’ai du mal à comprendre votre réserve s’agissant de l’apprentissage des fondamentaux par des enfants très jeunes. Je connais des enfants qui, bien avant cinq ans, avaient envie d’apprendre à lire et à écrire. Il ne faut pas adopter une attitude trop rigide : l’apprentissage épanouira ceux qui veulent apprendre, même s’ils sont très jeunes.
Mme Anne Raynaud. Ce n’est pas l’envie d’apprendre de l’enfant, mais le modèle d’apprentissage que je remets en question. La méthode scolaire actuelle, qui fonctionne sur le principe acquis/non-acquis, est très menaçante ; de surcroît, cette approche linéaire ne prend pas en compte les centres d’intérêt de l’enfant. Faisons plutôt appel à la culture, à l’art et aux loisirs. L’enfant doit apprendre de manière ludique.
Les équipes éducatives disent sans cesse que tel ou tel enfant est immature sur le plan émotionnel. Il n’est pas immature, il a trois ans ! Il est en train de mûrir. Il doit apprendre autrement qu’assis sur une chaise, en bougeant, en explorant et en touchant ; il ne rêve que de cela. Prenons exemple sur les pays nordiques.
Mme Béatrice Roullaud, présidente. Je vous remercie d’avoir précisé votre position, avec laquelle je suis parfaitement d’accord.
S’agissant des 1 000 premiers jours, êtes-vous favorable à l’instauration d’un congé parental rémunéré, dont bénéficierait l’un des deux parents au moins jusqu’au premier anniversaire de l’enfant, voire jusqu’à ses trois ans ?
Par ailleurs, pourriez-vous expliquer ce qu’est l’attachement et en quoi il est si utile ?
Ensuite, pourriez-vous préciser les circonstances dans lesquelles les enfants de moins de cinq ans pouvaient avoir des idées suicidaires ? Je suis très surprise d’apprendre que cela existe.
Je suis également choquée d’apprendre que certains enfants peuvent mourir de maltraitance. En tant qu’urgentiste, vous avez souvent dû être confrontée à des parents maltraitants. La réponse des services sociaux a-t-elle été rapide ? L’enfant a-t-il été éloigné des parents maltraitants ? Au contraire, avez-vous déjà constaté que tel n’avait pas été le cas et que la situation s’était aggravée, pouvant conduire au décès de l’enfant ? Comment pourrait-on éviter cette situation ?
Enfin, pensez-vous qu’il faille réformer l’adoption pour en faciliter l’accès ? Pensez-vous qu’il faudrait demander son avis à l’enfant et limiter le nombre de placements pour éviter les ruptures ?
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Dans le rapport d’information relatif aux perspectives d’évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches que j’ai remis avec Sandrine Gipson sous la dernière législature, nous avions proposé d’instaurer un congé parental de plus d’un an dont la rémunération s’élèverait à 67 % du salaire antérieur, sur le modèle allemand. De nombreux parlementaires sont favorables à cette proposition.
Il est important que nos travaux ne restent pas dans la bibliothèque et qu’ils s’inscrivent dans une réflexion globale sur les politiques de protection de l’enfance.
Mme Anne Raynaud. Pendant la première année, l’enfant qui bénéficie de la présence de ses figures d’attachement principales se sentira protégé, à condition que celles-ci assurent sa sécurité. Il est important de tenir systématiquement compte du contexte.
Le premier motif de consultation dans les structures de parentalité, ce sont les troubles du sommeil de l’enfant. Lorsque les parents reprennent le travail précocement, les enfants témoignent d’un besoin de proximité très tôt, ce qui les perturbe. Il est essentiel que les parents aient le choix. Aujourd’hui, ils n’ont d’autre choix que de reprendre le travail tôt et de définir le mode de garde avant même la naissance de l’enfant.
Bénéficier de la présence d’une ou de deux figures d’attachement principales pendant la première année de vie est une évidence pour les pays – pays nordiques, Italie, Portugal, Suisse – qui ont choisi de mettre les besoins fondamentaux de l’enfant au centre de leur système de valeurs. La France accuse un retard en la matière et se retrouve isolée. La politique des 1 000 premiers jours, qui prévoit seulement quinze jours de congé paternité, est bien trop timide et n’est pas adaptée aux besoins de l’enfant.
La difficulté est qu’en France, on a traduit le mot attachment par attachement, qui induit une dimension affective et renvoie à l’amour. Or, pour John Bowlby, il ne s’agit pas d’amour mais d’un lien affectif durable avec une personne capable d’apporter protection et réconfort. On peut définir l’attachement par ce qu’il n’est pas : si je ne sais pas évaluer l’amour que porte une mère à son enfant, en revanche, je peux dire si elle répond à son métabesoin de sécurité. L’attachement n’est pas de nature biologique. L’enfant tissera des liens avec la personne qui lui apportera protection et réconfort, qu’il s’agisse de sa référente, de son enseignante, de sa nounou ou de ses parents. Le système d’attachement est corrélé au système d’exploration. Le sentiment de peur évolue dans la vie, et même au cours d’une journée : si l’enfant se sent menacé, s’il est en mode « survie », il ne mobilisera pas ses capacités d’exploration, lesquelles jouent un rôle essentiel dans le sommeil, l’alimentation, les apprentissages, la relation au père, le langage et la motricité.
Cela nous ramène au plan d’action pour l’école maternelle. Ce plan n’est pas en adéquation avec les connaissances actualisées issues des neurosciences affectives, qui ont démontré leur efficacité à l’international. Les enseignants sont effondrés lorsqu’ils comprennent, à l’occasion d’une sensibilisation, que leur posture est contre-productive alors qu’ils n’aspirent qu’à la réussite de leurs élèves. Ce n’est pas que l’enfant ne veut pas apprendre, mais qu’il ne peut pas apprendre sous la menace.
Je ne fais pas une lecture dogmatique de la théorie de l’attachement, qui est bien plus large que la seule relation mère-enfant. Les autres théories m’intéressent également. C’est leur application pragmatique sur le terrain qui m’importe. Je veux que les personnes disposent d’une clé pour décoder le comportement des enfants et agir dans l’intérêt de leur santé. Je propose donc une lecture intégrative de cette théorie.
Il est terrifiant d’entendre des enfants parler de suicide. S’ils n’ont pas la maturité des adultes, ils peuvent néanmoins exprimer leur peur et signaler qu’on ne répond pas à leurs besoins. Dans un ouvrage qu’il a écrit à ce sujet, Boris Cyrulnik expliquait que de nombreux accidents domestiques n’étaient en réalité pas des accidents mais des mises en danger par l’enfant qui pouvaient conduire à son décès. Avant, les enfants de quatre ou cinq ans n’exprimaient pas leurs émotions. Aujourd’hui, grâce à l’éducation émotionnelle, ils arrivent à les identifier et à les partager, mais il serait faux de croire qu’ils parviennent davantage à les réguler.
Nous devons faire passer le message qu’on en demande énormément aux enfants. Ils sont confiés très jeunes à des personnes extérieures, ils doivent disposer d’acquis scolaires, ils doivent se montrer raisonnables, ils subissent les transformations familiales en cas de séparation parentale qui peut être conflictuelle. Les premières causes des violences intrafamiliales sont les discordances éducatives ; l’enfant se sent donc coupable. C’est trop lourd à porter pour les enfants. De plus, grâce à la contraception, les parents choisissent le moment où ils auront leur enfant : non seulement ils se mettent la pression, mais ils mettent également la pression sur l’enfant.
Nous y réfléchissons beaucoup entre techniciens : nous ne considérons pas que les enfants saisissent ce qu’est la mort. Ils expriment le fait que leur environnement les fait trop souffrir, ce qui est insoutenable à entendre.
S’agissant de l’évaluation du danger, des travaux ont été menés l’an dernier pour définir la maltraitance et la négligence. Dans de nombreux cas, on ne constate plus d’actes de violence caractérisés, comme des fractures ou des brûlures. Malheureusement, l’absence de formation en matière d’attachement et de comportement ne permet pas aux professionnels de terrain d’évaluer de manière précise les signaux envoyés par l’enfant. Certaines situations seront dramatisées alors qu’elles ne nécessitent pas une judiciarisation, tandis que d’autres seront banalisées.
L’attachement ne peut tout expliquer, mais il constitue un socle à partir duquel les professionnels peuvent travailler. Les équipes des centres régionaux d’information et de prévention du sida et pour la santé des jeunes (CRIPS) ou des CAMSP qui ont suivi notre formation sur les besoins fondamentaux de l’enfant – métabesoins de développement et de sécurité, stratégies d’attachement – et sur leur mise en pratique dans d’autres pays se demandent comment ils ont pu correctement remplir leur mission auparavant. Leurs compétences sont plus aiguisées. Ils arrivent à distinguer les familles au sein desquelles de simples actions de prévention devront être menées de celles au sein desquelles il faudra protéger l’enfant, voire dont il faudra l’extraire tout en continuant à apporter un soutien à la parentalité, qui ne peut se faire durant les visites médiatisées.
Enfin, s’agissant de l’adoption, les mesures relatives à l’adoption simple issues de la loi Taquet devraient être mieux appliquées. On constate que de jeunes majeurs demandent à être adoptés par des assistants familiaux qui ont pris soin d’eux car ils ont besoin d’ancrer le lien qu’ils ont construit avec leurs figures d’attachement.
Là encore, la théorie de l’attachement nous permettrait de cerner la question de l’adoption. À partir du moment où l’attachement n’est plus confondu avec l’amour, on peut concevoir que l’enfant ait plusieurs figures d’attachement qui ne sont pas en compétition ; au contraire, il saura qu’il peut compter sur plusieurs personnes. Ce n’est pas ce que pensent les professionnels, qui méconnaissent encore largement cette théorie et considèrent qu’une famille d’accueil peut être trop attachée à un enfant. Or c’est totalement faux à la lumière des données scientifiques rigoureuses dont nous disposons.
Mme Béatrice Roullaud, présidente. Je vous remercie pour cette audition passionnante.
La séance s’achève à dix-sept heures vingt.
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Présents. – Mme Ségolène Amiot, Mme Anne Bergantz, M. Philippe Bonnecarrère, M. Arnaud Bonnet, M. Olivier Fayssat, M. Denis Fégné, Mme Marine Hamelet, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago
Excusée. – Mme Laure Miller