Compte rendu
Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
– Audition conjointe, ouverte à la presse, de Mme Isabelle Frechon, chargée de recherche au laboratoire Printemps (Professions, institutions, temporalités) de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et Mme Flore Capelier, chercheuse associée au laboratoire Printemps 2
– Présences en réunion................................15
Mardi
17 décembre 2024
Séance de 18 heures 25
Compte rendu n° 12
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Laure Miller,
Présidente de la commission
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La séance est ouverte à dix-huit heures vingt-cinq.
Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition conjointe de Mme Isabelle Frechon, sociologue et démographe, chargée de recherche du CNRS au laboratoire Printemps (Professions, institutions et temporalités) de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et Mme Flore Capelier, docteure en droit public, chercheuse associée au laboratoire Printemps.
Vous avez toutes deux écrit de nombreux ouvrages et articles sur la protection de l’enfance. Madame Capelier, vos travaux portent notamment sur l’histoire de la protection de l’enfance, les droits fondamentaux des enfants placés, ou encore la prise en compte de la parole et de l’avis de l’enfant. Vous avez également été directrice de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE).
Madame Frechon, vos travaux portent sur les parcours et les conditions de vie et de sortie des jeunes pris en charge dans le cadre la protection de l’enfance. Vous êtes responsable du projet de recherche ELAP (Étude longitudinale sur l’accès à l’autonomie des jeunes placés). Vous vous êtes également intéressée à la question des violences faites aux enfants, en dénonçant un « continuum des violences » dans l’expérience des jeunes de l’aide sociale à l’enfance (ASE), entre violence familiale et violence institutionnelle. Vous aurez l’occasion de préciser vos propos.
Les résultats de vos études intéressent particulièrement la commission d’enquête. Par ailleurs, les auditions que nous avons menées jusqu’à présent ont mis en évidence un manque criant de données, de remontées d’informations, de suivi et de statistiques en matière de protection de l’enfance. Partagez-vous ce constat et, si oui, comment l’expliquez-vous et comment y remédier ?
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Flore Capelier et Isabelle Frechon prêtent serment.)
Mme Flore Capelier, docteure en droit public, chercheuse associée au laboratoire Printemps (Professions, institutions et temporalités). Notre propos liminaire à deux voix portera non pas sur nos travaux respectifs, mais sur un travail commun publié dans la Revue française des affaires sociales en 2023 sous le titre « Protection de l’enfance et pauvreté ».
Ce travail partait du constat suivant : si la majorité des familles pauvres ne sont pas maltraitantes, la majorité des enfants accompagnés au titre de l’aide sociale à l’enfance sont en situation de pauvreté. Il nous semblait intéressant de mieux connaître le profil des enfants et des familles concernés par une mesure de protection de l’enfance et de mieux comprendre leur parcours. En effet, les informations sur les caractéristiques sociodémographiques des parents sont rares ; on sait peu de choses sur les catégories socio-professionnelles ou sur les familles monoparentales qui sont pourtant fortement représentées au sein du dispositif de protection de l’enfance.
Il nous semblait également important de mieux comprendre les mécanismes des violences intrafamiliales. Si celles-ci existent dans tous les milieux sociaux, la recherche et la littérature scientifique sur les violences dans les familles les plus aisées manquent.
Avant de vous faire part de certains enseignements de ce travail, je commencerai par vous livrer quelques données sur la pauvreté des enfants. En 2021, 23 % des enfants sont en situation de pauvreté monétaire ou en situation de privation matérielle spécifique à l’enfance. Dès 2017, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) soulignait que le taux de pauvreté en conditions de vie est plus défavorable aux enfants qu’aux adultes. Selon l’Insee, 610 000 enfants en logement ordinaire vivent en situation de grande pauvreté. Ces chiffres doivent nous alerter et nous inciter à développer des politiques de prévention et de lutte contre la pauvreté ambitieuse.
S’agissant des enjeux juridiques, la législation appelle des remarques, d’une part sur le sens de l’action menée, d’autre part sur l’équilibre entre droits des enfants, respect de l’autorité parentale et poursuite de l’intérêt général par des services publics qui sont en partie décentralisés. Le code de l’action sociale et des familles comme le code civil fondent l’intervention de la puissance publique sur la notion de danger ou de risque de danger, une notion particulièrement large. Celle-ci a l’avantage de recouvrir un ensemble de situations mais elle a aussi pour limite d’englober toutes les violences sans toujours les nommer. Ainsi, la notion de négligences faites aux enfants est complètement passée sous silence par le droit français alors que l’Organisation mondiale de la santé la reconnaît.
La notion de danger suppose aussi un travail d’évaluation et de qualification des situations individuelles. En ce qui concerne les liens entre pauvreté et protection de l’enfance, la portée juridique est double. D’une part, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle régulièrement que la situation de pauvreté vécue par l’enfant ne peut à elle seule caractériser un danger pour l’enfant. Autrement dit, le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait à lui seul justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques. D’autre part, la Cour n’hésite pas à condamner l’État français pour une protection insuffisante des enfants qui seraient soumis à des violences intrafamiliales et qui auraient été insuffisamment protégés. Ce fut le cas récemment dans l’affaire Marina. Il est indispensable d’évaluer le danger, de le caractériser et de le qualifier juridiquement.
Je terminerai par un mot sur l’impensé collectif sur les conditions de vie de l’enfant avant, pendant et après la mesure de protection de l’enfance. Le travail sur la pauvreté et la protection de l’enfance conduit à s’intéresser au continuum des liens entre les conditions de vie de l’enfant et la mesure. Dès lors que l’intervention de la protection de l’enfance vient modifier le quotidien de l’enfant, elle peut aussi avoir des effets sur sa situation de pauvreté éventuelle et sur son milieu social. Si les recherches sont nombreuses sur les interactions individuelles – on évalue les relations entre l’enfant et les parents, entre l’enfant et les professionnels qui l’accompagnent, entre les parents et les professionnels –, il est plus rare qu’elles abordent l’écosystème familial ou les responsabilités collectives et sociétales dans l’exercice de la protection de l’enfance. Or la multiplication des acteurs compétents pour protéger l’enfant mais aussi le choix du traitement juridique, politique et administratif de la protection de l’enfance imposent de questionner les responsabilités des adultes, à la fois des particuliers et des professionnels, mais aussi plus globalement des institutions, qu’elles soient publiques ou privées.
Une dernière remarque d’ordre terminologique : si nous nous félicitons de la création d’une commission d’enquête sur les dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance, qui appelle un discours de vérité et un état des lieux de la situation, il nous semble cependant que certains prérequis doivent être respectés pour que le terme de « dysfonctionnements » n’oppose pas davantage. Sur le terrain, on observe des oppositions entre enfants et parents, entre parents et professionnels, entre professionnels et institutions, mais aussi entre les fins et les moyens. L’enjeu est aujourd’hui de redonner du sens et de l’espoir et de rassembler pour répondre aux besoins fondamentaux, présents et futurs, des enfants et des parents.
Mme Isabelle Frechon, sociologue et démographe, chargée de recherche au laboratoire Printemps. Notre travail explore les différentes étapes du parcours de la protection de l’enfance – le repérage, la prise en charge, les suites après la fin de la mesure.
Ce parcours invite à réfléchir aux responsabilités dans le champ de la protection de l’enfance. Celui-ci dépasse le cadre des services de l’aide sociale à l’enfance et de la justice des mineurs et implique un large éventail d’institutions – la santé, l’éducation, la justice aux affaires familiales, les services sociaux, la préfecture pour les mineurs non accompagnés, le logement etc.
S’agissant du repérage, si la violence intrafamiliale concerne tous les groupes sociaux, le dispositif de protection de l’enfance ne semble pas être mobilisé de la même manière selon le milieu social. Les familles les plus précaires sont ainsi plus surveillées tout simplement car elles sont davantage en contact avec les services publics. Elles deviennent les principales bénéficiaires de l’aide sociale à l’enfance et de la protection de l’enfance en général. En revanche, les enfants des milieux plus aisés ont davantage accès aux réseaux de soutien alternatifs – ils ont un entourage plus étayé, ils ont recours plus facilement aux professionnels libéraux tels que les psychologues ou les psychiatres ainsi qu’à l’enseignement privé dont l’internat. Cet état de fait crée un risque d’invisibilisation des violences dans certains milieux et entraîne une disqualification parentale dans d’autres.
Les institutions de première ligne – maternités, écoles, hôpitaux – jouent un rôle crucial dans le repérage des enfants en danger. Cependant, elles ciblent souvent prioritairement les familles pauvres, ce qui renforce une logique de surveillance sociale. Les politiques de réduction des inégalités par le transfert de revenus ou les programmes nationaux ne suffisent pas, et ne suffiront jamais, à éliminer le besoin en protection de l’enfance. Celles-ci gagneraient en efficacité si elles étaient plus équitables et mieux adaptées aux réalités territoriales. Je fais écho ici à l’article de Tonino Esposito et son équipe au Québec qui figure dans la revue.
Enfin, il existe une fragmentation institutionnelle des responsabilités. Chaque institution a tendance à transférer les responsabilités à une autre : ce n’est pas un problème social, c’est un problème psychiatrique ; ce n’est pas un problème scolaire mais familial ; ce n’est pas un problème de logement, c’est un problème de travail ; ce n’est pas un problème administratif, c’est un problème systémique. Dans ce contexte, la protection de l’enfance est perçue à la fois comme le dernier rempart de protection et comme une institution censée pallier les défaillances des autres.
En ce qui concerne la prise en charge, une question fondamentale se pose : la mission de l’aide sociale à l’enfance est-elle d’extraire l’enfant de ses difficultés familiales et, par extension, des difficultés sociales rencontrées par ses parents, ou bien d’accompagner cet enfant vers un retour dans sa famille, à condition que celle-ci soit en mesure de le reprendre ? Cette tension est particulièrement visible pour les enfants placés mais elle existe aussi pour les mesures en milieu ouvert, dans le cas desquelles les familles peuvent ressentir la menace d’un placement.
Les contributions rassemblées dans la revue montrent que les pratiques des professionnels se concentrent souvent sur la dimension éducative, sans pouvoir tenir compte des conséquences de la précarité sociale et économique des familles. Dans l’article d’Alice Anton et Benjamin Denecheau, les auteurs se demandent comment une mesure d’action éducative en milieu ouvert (AEMO), avec seulement deux heures de face-à-face par mois, peut-elle vraiment résoudre les difficultés scolaires d’un enfant quand la famille vit dans la précarité, dans un logement insalubre ou quand le seul parent dans du foyer a des horaires décalés ou encore quand il y a d’autres problèmes dans la fratrie ? Face à ces situations, il est nécessaire d’orienter certains parents vers des services publics autres tels que la santé, le logement ou l’emploi pour répondre à leurs besoins de façon accompagnée et coordonnée.
Les services de protection de l’enfance ne considèrent pas toujours cela comme faisant partie de leur mission. En se concentrant uniquement sur les enfants, la prise en charge n’offre qu’un répit temporaire, tant pour les enfants que pour la famille. Les difficultés réapparaissent souvent après la sortie du dispositif lorsque l’enfant retourne dans sa famille. Comment envisager un retour en famille après un placement si la situation sociale n’a pas été prise en considération pendant toute cette période ?
La coconstruction des savoirs, méthode défendue par ATD Quart Monde, permet de travailler dans le respect mutuel avec les familles mais elle nécessite la formation de l’ensemble des membres d’une équipe dans un même territoire.
Une politique ambitieuse peut malheureusement ne pas avoir les moyens de ses ambitions. La politique de protection de l’enfance manque de pérennité dans la vie des enfants qui deviendront des adultes. Le fait de ne pas considérer les difficultés des parents comporte le risque de voir le placement prolongé jusqu’à la majorité, voire vingt ans. On laisse de côté un entourage familial fragilisé. Or l’entourage familial constitue l’un des leviers essentiels dans le passage à l’âge adulte de l’ensemble des jeunes de tous les milieux sociaux puisqu’il offre l’hébergement. En moyenne, les jeunes décohabitent à l’âge de vingt-quatre ans et demi.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. L’histoire explique à mes yeux une large part des manquements des politiques publiques en matière de protection de l’enfance.
Comment expliquez-vous l’absence de données et la faiblesse de la recherche française dans le domaine de la protection de l’enfance alors que les grands chercheurs du Québec – vous avez cité les travaux de Tonino Esposito – accompagnent depuis plus de vingt ans toutes les politiques publiques ? Leurs travaux éclairent les élus sur les manquements et non sur les responsabilités – nous ne sommes pas un tribunal – dans cette matière.
Vous faites partie des rares chercheurs en France sur le sujet mais vos travaux n’irriguent pas les politiques publiques – c’est un drame puisqu’ils sont de grande qualité. La protection de l’enfance est pourtant une politique transversale qui ne peut se satisfaire d’une gouvernance dans laquelle l’État s’est désengagé en matière de santé sociale – entendue comme l’accompagnement de l’enfant dans son environnement, conformément à la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Depuis 1983, l’État a abandonné le social et conservé le sanitaire, ce qu’il n’aurait jamais dû faire car cette séparation est à l’origine des pires dérives. Pourquoi, selon vous, vos travaux sur la pauvreté n’ont-ils pas aidé les responsables politiques à comprendre dans les années passées ? Pourquoi tant de temps perdu ?
La protection de l’enfance devrait être une loi d’exception. Elle ne devrait pas justifier les sureffectifs. Faute d’évaluation de nos politiques publiques, le juge continue à prendre une décision en silo de placement en pouponnière et notre pays connaît une suroccupation des pouponnières, dont le modèle est pourtant décrié par toutes les recherches internationales. Les travaux au Québec montrent qu’aucun enfant de zéro à cinq ans ne devrait vivre dans une structure collective. Les neurosciences ont apporté de profonds changements. On sait qu’un bébé a besoin de sécurité pour bien grandir.
Quelle appréciation portez-vous sur les politiques menées sachant qu’elles ne sont fondées sur aucune analyse ? Comment la France peut-elle faire fi de tous les travaux de recherche – les vôtres et ceux de l’étranger ? Vos travaux auraient dû nous permettre d’engager la nécessaire bifurcation dans la protection de l’enfance.
Mme Flore Capelier. Nous sommes toutes les deux convaincues des vertus de l’approche pluridisciplinaire et des regards croisés mais le fonctionnement en silos reste une réalité, et la recherche n’y échappe pas.
En ce qui concerne les travaux scientifiques, il convient de distinguer la recherche stricto sensu, qui permet de produire des connaissances, et celle qui permet de concevoir des outils de pilotage pour les politiques publiques. J’ai beaucoup travaillé depuis plusieurs années sur le transfert de connaissances, opération délicate qui consiste à traduire les connaissances scientifiques pour les mettre au service des politiques publiques.
Dans le domaine de la protection de l’enfance, l’approche doit mêler sanitaire et social. Vous avez évoqué les lois de décentralisation de 1983, mais dans l’histoire de la protection de l’enfance et du droit qui la régit, la question de l’articulation entre sanitaire et social se pose depuis longtemps. De même, la répartition des compétences entre département, État et secteur associatif habilité a beaucoup oscillé dans le temps. Vous avez raison, l’histoire apprend beaucoup.
Plusieurs disciplines s’intéressent aujourd’hui à la protection de l’enfance. Quand j’étais directrice de l’ONPE, nous avions lancé un réseau des jeunes chercheurs. Il existe une centaine de thèses sur la protection de l’enfance mais on méconnaît largement les résultats des recherches qui sont menées.
Par ailleurs, certains champs sont totalement délaissés alors que les travaux de recherche seraient très utiles au pilotage des politiques publiques – l’économie publique, la sociologie des organisations. Dans le cadre de mes fonctions actuelles, j’aimerais lancer un travail doctoral sur les enjeux de territorialisation car les inégalités territoriales sont aussi liées à l’organisation et à la répartition entre les niveaux local, très local et plus centralisé.
Se pose également la question du financement de la recherche en protection de l’enfance. Ce sujet est traité en marge. Parmi les institutions qui soutiennent la recherche, outre les universités, l’ONPE, dont le conseil scientifique garantit une certaine rigueur et un suivi des travaux, peut financer trois à quatre recherches par an. L’enveloppe globale de 100 000 euros ne permet évidemment pas de soutenir davantage de projets, notamment ceux qui pourraient concourir au transfert de connaissances que j’évoquais précédemment.
Nous avons toutefois réussi ce transfert en ce qui concerne l’évaluation des situations individuelles. Une thèse de Pierrine Robin a ainsi donné lieu à un consortium scientifique piloté par l’ONPE et plusieurs éléments ont été repris par le centre régional d'études d'actions et d'informations (CREAI) en faveur des personnes en situation de vulnérabilité en Île-de-France. L’aboutissement n’a pas permis de conserver complètement l’équilibre et la substantifique moelle du projet mais on constate une montée en compétences des équipes en matière d’évaluation qui doit beaucoup à l’investissement des uns et des autres. Il est toutefois difficile de l’inscrire dans la durée et de trouver un débouché institutionnel.
Parmi les acteurs qui financent la recherche, je citerai aussi le Défenseur des droits, qui peut allouer des crédits à des colloques et à des projets ponctuels, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ), le GIP Mission de recherche Droit et Justice, etc. La liste est assez éclectique. Elle amène à s’interroger sur les orientations et les moyens que l’on consacre à la recherche. Le secteur associatif habilité a investi depuis quelques années la recherche, mais là encore il faut réussir à passer du particulier au général.
Nous avons vraiment des progrès à faire pour que la recherche irrigue le pilotage des politiques publiques. Nous devons également réfléchir aux raisons pour lesquelles les décisions politiques ne s’appuient pas sur les travaux de recherche ainsi qu’aux moyens d’y remédier. Cela permettrait sans doute de faciliter la prise de décisions dans cette matière. Il faut améliorer la visibilité de l’état des connaissances, développer les transferts de connaissances, proposer des outils qui serviraient de support aux professionnels, qui leur offriraient une doctrine et qui leur apporteraient une sécurité dans leur pratique quotidienne auprès des enfants et des familles.
Il ne faut pas oublier la complexité du droit en vigueur, sa technicité, et l’absence d’indicateurs de pilotage. On manque d’indicateurs d’activité – nombre de mesures ordonnées, temps de mise en œuvre, nombre de places occupées, autorisées, vacantes, etc. Vous évoquiez les pouponnières : si on décide de ne plus y recourir, il faut des familles d’accueil. On se heurte alors à la pyramide des âges, au turnover et au manque d’attractivité des métiers. On a besoin d’indicateurs d’activité précis et fiables et de définitions rigoureuses sur le plan scientifique.
La gouvernance participe aussi de l’enjeu global. Il faut soutenir davantage les politiques de prévention spécialisée, en particulier en matière maternelle et infantile, ce qui permettrait que les mesures de protection de l’enfance demeurent l’exception, comme vous y appelez. Le maillage territorial des dispositifs de protection de l’enfance est source d’inquiétude.
Enfin, de récentes études de législation comparée entre la France et le Québec – notamment celle de Caroline Siffrein-Blanc et Carmen Lavallée – ont mis en évidence la nécessité d’avancer encore dans la réflexion sur le statut juridique des enfants confiés. Au Québec, les enfants peuvent être placés jusqu’à leur majorité ; la loi du 14 mars 2016 a permis des avancées mais il est essentiel de pouvoir évaluer les réformes pour bien en comprendre toutes les implications.
Mme Isabelle Frechon. Peut-être s’agit-il uniquement d’autoconviction mais, pour ma part, j’ai l’impression que les résultats de la recherche commencent à infuser.
En tant que démographe, je concentrerai mon propos sur les données quantitatives.
Au début des années 2000, Paul Durning, le premier directeur de l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED), m’a dit : « De toute façon, on a vingt ans de retard sur le Québec et on ne les rattrapera jamais ! »
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. C’est vrai !
Mme Isabelle Frechon. Certes, mais on peut au moins essayer de réduire l’écart. Et n’oublions pas que la population québécoise est bien moins importante que la population française et que le système de protection de l’enfance est organisé différemment. En France, il est largement départementalisé : partant, les seules données dont nous disposons à l’échelle nationale correspondent en réalité à l’agglomération des données remontées par les départements. Pour pallier ce manque et recentrer les données sur l’enfant, l’ONED, l’ONPE et la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) ont développé au milieu des années 2000 un système d’observation longitudinale, individuelle et nationale en protection de l’enfance (OLINPE). Mais là encore, la multitude des logiciels métier utilisés par les départements est source de difficulté.
Lancé il y a quelques années, le projet DataCare, développé par le réseau Eurochild, ambitionne de créer une cartographie des données statistiques en protection de l’enfance à l’échelle européenne – y compris le Royaume-Uni –, en s’appuyant sur des indicateurs communs à tous les pays. L’objectif est de nourrir un plaidoyer autour de la désinstitutionnalisation de la protection de l’enfance. Je devais, en tant que correspondante nationale, fournir des données statistiques sur le taux d’enfants accueillis – ce qu’ils appellent alternative care –, et plus particulièrement le taux d’enfants placés en foyer – le residential care – ou en famille d’accueil, en France. Or les statistiques de la DREES sont très complexes ; les dernières données dont nous disposons datent de 2017, car reconstituer les indicateurs attendus nécessite de croiser les résultats de plusieurs enquêtes – notamment l’enquête sur les bénéficiaires de l'aide sociale des départements (ADEP-ASE) et l'enquête auprès des établissements et services de la protection de l’enfance (ES-PE). En outre, au nom de la continuité de la statistique publique, on continue d’utiliser des indicateurs dont le périmètre n’est plus pertinent au regard de l’évolution de l’offre des maisons d’enfants à caractère social (MECS).
À l’issue d’un important travail, nous sommes finalement parvenus à fournir les indicateurs demandés à Eurostat. Reste que nous ne pourrons pas les leur communiquer tous les ans : si nous pouvons le faire une fois tous les quatre ans, cela ne sera déjà pas mal !
L’accès aux données reste problématique : les résultats de l’enquête ES-PE, par exemple, ne sont disponibles que sur le Centre d’accès sécurisé aux données (CASD), dont l’accès est payant, y compris pour les chercheurs ! Ces quelques données vont me coûter pas moins de 3 000 euros alors qu’elles devraient être mises à disposition des laboratoires de recherche.
L’étude sur l’accès à l’autonomie des jeunes placés (ELAP) est d’une ampleur inédite à l’échelle internationale : aucun autre pays n’a suivi 1 600 jeunes placés en même temps, nous pouvons donc en être fiers. Reste que pour l’instant, contrairement au Québec, nous ne pouvons pas en apparier les résultats avec les autres données de la statistique publique. La DREES y travaille, elle cherche notamment à croiser les données issues d’Olinpe avec celles de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) pour reconstituer les parcours de scolarité des jeunes inclus dans l’enquête longitudinale. Peut-être parviendrons-nous par la suite à réaliser d’autres appariements et aboutir à un indicateur unique. Toute la difficulté réside dans la départementalisation de la protection de l'enfance.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La recherche en protection de l’enfance existait-elle déjà avant la décentralisation et, le cas échéant, quelle était sa qualité ? Le mouvement de décentralisation y a-t-il mis un coup d’arrêt ?
Mme Isabelle Frechon. La première enquête d’ampleur a été menée en 1974 : nous disposons donc bien de statistiques, mais je n’en garantis pas la robustesse. Cette étude n’a pas été numérisée mais j’ai pu en récupérer les résultats et je pourrai vous les faire parvenir.
Mme la présidente Laure Miller. Nous en venons aux questions des députés.
Mme Marie Mesmeur a été contrainte de partir, mais elle souhaitait avoir votre opinion sur le champ de compétences, les moyens d’action et les obligations réglementaires des observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE). Ne pourrait-on pas envisager une évolution légale de ces observatoires, y promouvoir le recours aux conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE), qui ouvrent droit au crédit d’impôt recherche (CIR) pour les départements, voire rendre les CIFRE totalement gratuites pour les collectivités ?
M. Denis Fégné (SOC). La recherche a montré que le placement restait le barycentre de la protection de l’enfance : aujourd’hui encore, des familles hésitent à demander de l’aide aux services de protection de l’enfance, par crainte que cela entraîne le placement de leurs enfants. Or notre système de placement est embolisé car il y a à la fois de plus en plus d’enfants placés, faute de moyens suffisants alloués aux dispositifs de prévention, et un manque de place dans les Mecs et les familles d’accueil.
Parallèlement, on assiste à une augmentation du placement chez les tiers dignes de confiance : est-ce par défaut, faute de place dans les MECS ou en famille d’accueil, ou parce que les potentialités de prise en charge dans l’environnement familial sont davantage prises en considération ? Les tiers dignes de confiance sont-ils un objet de recherche ?
Mme Flore Capelier. À mes yeux, les observatoires de la protection de l’enfance sont un très bel outil – mais je ne suis pas objective, car j’ai été responsable de l’ODPE de Paris, puis de l’ONPE ! Quoi qu’il en soit, inscrire leurs missions dans la loi – formulation de propositions sur la politique de protection de l’enfance, recueil et analyse des données relatives à l’enfance en danger, suivi de la mise en œuvre du schéma départemental de la protection de l’enfance – a permis de renforcer l’action de ces établissements au positionnement assez particulier. Aujourd’hui, la plupart des départements en ont un, et on ne peut que s’en féliciter. De nombreuses évolutions légales ont déjà été apportées par les lois du 14 mars 2016 et du 7 février 2022. Aujourd’hui, le cadre me semble très complet.
De plus en plus de départements s’engagent dans des CIFRE, et c’est heureux : pour disposer de davantage de chercheurs spécialisés dans la protection de l’enfance, il est essentiel de continuer à soutenir les doctorants et les équipes de recherche qui les accueillent à travers le cofinancement des thèses, mais aussi les chercheurs en post-doctorat. À cet égard, j’espère que la création d’un centre national de ressource au sein du GIP France Enfance protégée – dont vous entendrez demain des responsables – permettra de poursuivre l’animation des réseaux d’acteurs lancée lorsque j’étais responsable de l’ONPE. Cela avait permis d’identifier beaucoup de subventions pour des doctorants ou jeunes chercheurs en protection de l’enfance. Je crois beaucoup à ce levier pour améliorer le transfert de connaissances.
Votre question sur les modalités de placement interroge, plus largement, le sujet des normes – et je vous renvoie notamment aux travaux de Jacques Commaille. En matière de protection de l’enfance, elles sont définies principalement par le droit, mais aussi par l’ensemble des stratégies déployées, comme les schémas départementaux. La législation a beaucoup évolué ces dernières années : les décrets se sont considérablement étoffés et les règles sur l’assistance éducative qui figuraient dans le code civil ont, depuis peu, été inscrites dans le code pénal. La loi de 2007 – et, dans une moindre mesure, celle de 2016 – tendait à diversifier les modalités de prise en charge, mais la question se pose différemment aujourd’hui. En effet, l’interprétation de la loi de 2022 a finalement conduit à un dispositif binaire : les mesures sont soit administratives, soit judiciaires ; les enfants font l’objet soit d’un placement, soit d’une action en milieu ouvert – au sein de laquelle on ne trouve, bien souvent, qu’une aide éducative à domicile (AED) ou une AEMO, alors qu’il existe d’autres mesures – par exemple, la mesure judiciaire d’aide à la gestion du budget familial s’est très peu développée en France alors que la recherche a montré que c’était un levier efficace.
Par ailleurs, certains travailleurs de l’intervention sociale et familiale sont financés par les départements, d’autres par les caisses d’allocations familiales (CAF), d’autres encore par la protection maternelle et infantile (PMI) : il faut absolument améliorer le pilotage des acteurs afin de développer un maillage plus fin en matière de prévention.
S’agissant de l’augmentation des placements dans l’environnement de l’enfant, la loi du 7 février 2022 est ambivalente : centrée sur le tiers digne de confiance, elle reste silencieuse sur l’accueil durable par les bénévoles. Si l’on souhaite privilégier l’accueil chez un tiers, il faut absolument clarifier les textes. Il ne faudrait pas, cependant, que l’accueil chez un tiers digne de confiance ou dans la famille soit une solution par défaut : ce serait inacceptable et contribuerait à désinstitutionnaliser la protection de l’enfance. Au-delà d’une mauvaise évaluation des ressources disponibles dans l’environnement des familles, les très fortes contraintes juridiques et administratives restent un frein au développement de l’accueil par des tiers dignes de confiance ou des proches de l’enfant : le versement des indemnités peut être très long, or les tiers se retrouvent souvent à devoir accueillir des fratries du jour au lendemain, sans y être vraiment accompagnés car ils ne figurent dans le périmètre d’aucun des acteurs – les services d’aide en milieu ouvert s’occupent du soutien à la famille, le juge des enfants… Il faudrait faciliter les choses.
Aujourd’hui encore, nous ne savons pas dénombrer le nombre de tiers dignes de confiance et le nombre d’enfants placés de manière durable, bien qu’informelle, auprès de bénévoles ou de proches. Là encore, il y a un véritable enjeu en matière de pilotage. Une thèse, soutenue par l’ONPE, est en cours sur ces sujets, j’espère qu’elle nous apportera davantage d’éléments.
L’augmentation du nombre de placements est perçue négativement car elle peut être la traduction de l’échec des dispositifs de prévention et des mesures de suivi en milieu ouvert, qui sont parfois trop ponctuelles et ne répondent pas aux besoins de la famille. Le risque d’un placement abusif existe, bien sûr, mais ces placements peuvent aussi être vus comme le fruit d’une meilleure formation des professionnels au repérage des négligences, violences sexuelles et physiques sur les enfants, et d’une meilleure prise en considération de leurs conséquences à long terme pour l’enfant. La loi invite aussi à une réflexion sur le statut : ainsi, il est de plus en plus fréquent que le juge pénal décide du retrait de l’autorité parentale. Ces deux dynamiques conduisent à une hausse des placements qui n’a pas été suffisamment anticipée. Face à la saturation du dispositif, il faut adapter l’offre de placement, en particulier pour ceux qui sont placés très tôt et risquent de l’être longtemps, et en finir avec le renouvellement permanent de mesures provisoires.
Mme Isabelle Frechon. Les ODPE sont une porte d’entrée pour les chercheurs, même si l’apport de certains établissements reste limité.
Par ailleurs, je peux dire après étude que les jeunes majeurs devenus parents ont effectivement très peur de recourir aux services sociaux par crainte que leur enfant ne soit placé à son tour. Malheureusement, le placement est souvent la solution de dernier recours : il signe l’échec de toutes les autres institutions – école, hôpitaux, services sociaux – en matière de prévention.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Quelles sont les données manquantes, ou difficiles à compiler, qui limitent les travaux de recherche ?
Mme Isabelle Frechon. C’est surtout le manque d’appariement aux autres données de la statistique publique qui fait défaut et nous empêche de vérifier les dynamiques que l’on pressent – par exemple, que les enfants placés sont majoritairement issus de milieux défavorisés, ou qu’ils rencontrent des difficultés scolaires. L’enquête ES-PE nous fournit ce genre de données s’agissant du parcours scolaire, mais elle n’est menée qu’une fois tous les quatre ans.
Nous manquons aussi de données sur les motifs de prise en charge et de placement. Ils n’ont même pas été recueillis à travers l’étude ELAP.
Mme Flore Capelier. Je pense que l’on manque également de données sur le parcours des enfants – entrée et sortie du dispositif, mesures décidées.
Nous manquons aussi d’une étude épidémiologique de grande ampleur sur les enfants victimes de violences ou, au moins, sur les enfants protégés, mais cela nécessite un investissement important en termes financiers et appelle des équipes robustes en termes scientifiques.
Enfin, nous manquons cruellement de données pour mieux comprendre les causes des morts d’enfants – c’était l’une des propositions du rapport Gouttenoire en 2014. Recenser les morts inexpliquées dans les familles ou celles affectant un jeune pris en charge en milieu ouvert – un cas rare, mais qui existe – permettrait de mieux identifier les maltraitances.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Élue de Seine-et-Marne, où le petit Bastien, qui avait fait l’objet de neuf signalements et trois informations préoccupantes, est finalement mort dans sa famille après avoir été enfermé dans une machine à laver, je m’interroge sur l’amélioration de la détection des maltraitances. Madame Capelier, vous avez travaillé pour le 119-Allô enfance en danger et l’ONED : pensez-vous que le 119 fonctionne bien ? Les appels font-ils systématiquement l’objet d’un suivi et de mesures judiciaires ou éducatives ? Existe-t-il des dysfonctionnements – des appels mal traités, qui ne permettent pas d’éviter le décès de l’enfant – et, le cas échéant, quelles sont vos recommandations pour y remédier ?
Par ailleurs, les maltraitances et négligences sont-elles de même nature dans les milieux défavorisés et dans les milieux aisés – qui, vous l’avez rappelé, ne sont pas épargnés par ce phénomène ?
Mme Anne Bergantz (Dem). Le retour dans la famille après un placement est souvent un échec, dites-vous, car dans près d’un tiers des cas il conduit à un nouveau placement. Quelles en sont les raisons ? Que suggérez-vous pour mieux aider les parents qui ont des difficultés et, peut-être, permettre davantage de retours pérennes dans les familles ?
En outre, le placement après un retour dans la famille n’est-il pas aussi la preuve que notre système de protection fonctionne correctement ?
M. Denis Fégné (SOC). La diminution constante des moyens alloués à la formation continue, tant par les universités – en particulier dans les UFR de sciences humaines et sociales – que par les établissements où exercent les travailleurs sociaux, obère la capacité des travailleurs sociaux à accéder au diplôme supérieur en travail social (DSTS) ou au diplôme d’État d’ingénierie sociale (DEIS) et aggrave la raréfaction des recherches axées sur les récits de vie et les trajectoires individuelles des jeunes et des familles.
Mme Flore Capelier. J’ai dirigé l’ONPE et non le service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger (SNATED) – il me semble que vous auditionnerez demain Mmes Florence Dabin et Anne Morvan-Paris, présidente et directrice générale du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée. J’ai effectué des immersions auprès de l’équipe pluridisciplinaire et engagée du 119, dont le fonctionnement m’a beaucoup intéressée. Il y a un enjeu de recrutement comme partout ailleurs, mais également de traitement de l’ensemble des appels.
Dans le cas du jeune Bastien comme dans d’autres situations, on constate que des bribes d’appel au 119 ou aux cellules départementales de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (CRIP) ou des signalements judiciaires ont été effectués. L’errance des familles de département en département est un facteur de complication, renforcé par la difficulté des institutions de communiquer entre elles. Il arrive par exemple qu’un signalement dans une école remonte jusqu’au rectorat sans être transmis ensuite à la structure capable de traiter l’affaire. Nous devons progresser dans ce domaine, qui dépasse le seul cadre du 119 pour toucher aux responsabilités individuelles et collectives de l’ensemble des institutions. Il faut diffuser des messages clairs comme celui de saisir la CRIP en cas de doute, malgré certains problèmes – les horaires d’ouverture ne sont pas réguliers, les permanences téléphoniques, prévues par la loi, sont plus ou moins assurées, les cellules renvoient parfois au 119, etc.
Dans le numéro de la Revue française des affaires sociales qui contient l’article que j’ai rédigé avec Isabelle Frechon, il y a un papier très fort d’Aubrie Jouanno, qui a bénéficié d’une CIFRE, dans lequel elle décrit l’équilibre à trouver entre le contrôle social, qui ne doit pas empiéter sur le droit à la vie privée, et le croisement des informations pour identifier les maltraitances et éviter rapidement le pire. L’inexécution de certaines décisions de justice, malgré la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), est inquiétante. Le contentieux sur la responsabilité des acteurs publics reste très léger. Dans le champ du handicap ou de la vieillesse, les évolutions ont été bien plus rapides car les associations et les parents y jouent un rôle de contre-pouvoir et ouvrent des procédures contentieuses qui font avancer l’application de la loi.
Sur les maltraitances, des stratégies d’évitement sont déployées mais très peu de travaux de recherche ont étudié le sujet et il faudrait en financer. Les magistrats, les avocats et les travailleurs sociaux que nous avons consultés ont repéré les stratégies d’évitement mises en œuvre par les familles aisées. Elles sont inquiétantes car, par exemple, il n’y a pas d’assistantes sociales dans les internats privés, donc les signalements sont moins nombreux. Par ailleurs, les parents sont accompagnés d’avocats mais les enfants n’en ont pas toujours, des recours sont formés devant le juge aux affaires familiales mais pas devant le juge des enfants dans des cas de conflits conjugaux violents, etc.
Il faut procéder à une distinction entre les familles pauvres pour lesquelles les mesures de prévention ont échoué et qui ont fait l’objet d’une décision de placement. J’ai vu peu de placements abusifs dans les départements où je me suis rendue, car la pauvreté du ménage et l’insalubrité du logement ne suffisent pas pour prendre une telle mesure. On ne peut pas traiter de la même façon les familles dans lesquelles les parents traversent une crise, une période de deuil ou souffrent d’alcoolisme ou de problèmes psychologiques mais avec lesquelles il est possible de travailler, d’évaluer les compétences parentales et d’élaborer de meilleurs modèles éducatifs, et celles dans lesquelles les parents sont responsables d’inceste, de violences physiques ou sexuelles lourdes et sont durablement incapables d’exercer correctement leur autorité parentale pour protéger leurs enfants. Il convient d’identifier cette différence pour apporter la bonne réponse : il est nécessaire d’aller dans le détail et de s’abstraire du seul suivi de la loi, dont la focale se révèle parfois trop globale.
L’enjeu de la formation rejoint celui sur la recherche. Il faut que cette dernière irrigue davantage les pratiques professionnelles. Les diplômes d’université (DU) et les chaires universitaires en protection de l’enfance, droits de l’enfant et santé de l’enfant se sont beaucoup développés. En revanche, la tension dans le métier réduit le temps que les professionnels peuvent consacrer à la formation et même aux journées de sensibilisation. J’organise de nombreuses journées de ce type autour de chercheurs, mais beaucoup de personnes nous font part de leur impossibilité de se libérer car il manque 30 % des effectifs dans leur service.
L’analyse des pratiques constitue également une question intéressante : nous lançons à Paris une étude importante sur le vécu des professionnels du travail social. La recherche a démontré que soutenir toute la journée des enfants victimes de violences créait des traumatismes vicariants. Il faut donc aider les professionnels pour qu’ils puissent accompagner sereinement les enfants.
La participation des enfants irrigue nos travaux à toutes les deux : il s’agit d’un sujet important que je souhaitais mentionner en conclusion de mon propos.
Mme Isabelle Frechon. Les retours en famille sont suivis d’un second placement dans 31 % des cas. Un tel schéma casse la dynamique de la prise en charge. Souvent, les enfants ont été placés de façon stable et leur retour en famille n’est précédé d’aucun accompagnement, ni d’eux ni de leurs parents. Cette configuration favorise l’échec, lequel débouche sur un placement en foyer que les enfants supportent très difficilement. Il faut donc faire preuve de prudence. Le numéro de la Revue française des affaires sociales explore, notamment sous la plume d’ATD quart-monde et de Vanessa Stettinger, plusieurs pistes d’accompagnement du retour en famille. De nombreuses choses sont possibles mais elles nécessitent un accompagnement et une évaluation, en début de placement, de la prise en charge, notamment de sa durée.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. L’expérience du Québec est en partie transposable à l’échelle des collectivités territoriales, lesquelles peuvent déployer des politiques publiques de coopération en s’inspirant de modèles éprouvés par des travaux de recherche.
Mon expérience m’a amenée à la conclusion que la formation initiale n’était pas au rendez-vous. Il faut profondément la changer, car on peut suivre un panel de métiers mais pas celui, spécifique, de la protection de l’enfance pour lequel les gens ne sont pas formés. Parcoursup draine des étudiants par défaut vers ces filières et lorsqu’ils arrivent sur le terrain, âgés de vingt ou de vingt et un ans – j’en ai encore croisé la semaine dernière à Nancy –, ils ne sont pas armés pour exercer leur métier, notamment dans les conditions dans lesquelles les enfants sont actuellement accueillis : le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et l’ensemble des acteurs affirment à raison que le système est à bout de souffle. Les conditions de travail difficiles nous ont incités à lancer une réflexion sur les normes et à créer cette commission d’enquête. Quel est votre regard sur la formation initiale ? Je défends l’instauration d’un parcours de type universitaire, comme il en existe à l’étranger ; il devra faire une place à la psychoéducation et à l’analyse clinique, afin de mieux accompagner les familles et les enfants.
Il y a également lieu de se pencher sur le manque d’attractivité des métiers : il faut régler le problème, car il manque actuellement 30 000 postes. Les solutions passent notamment par le renforcement de la formation continue.
Mme Isabelle Frechon. La scission entre les formations continues de travailleurs sociaux et l’université est ancienne. Je me considérais trop jeune quand je suis devenue assistante sociale à vingt et un ans, donc je suis allée à l’université pour étudier la sociologie et rédiger une thèse. C’est grâce à cela que je suis devant vous aujourd’hui. Les ponts entre les deux mondes, jusqu’à présent inexistants, commencent à émerger dans des DU en protection de l’enfance.
Le manque d’attractivité du métier m’inquiète. Sa dureté dissuade les jeunes de le choisir, et ce n’est pas ce que l’on en montre qui donne envie d’en faire sa profession. Il faut redresser la barre pour renforcer l’attractivité du métier. Nous avons besoin de recrutements massifs : un éducateur spécialisé ne peut pas avoir un nombre incommensurable de mesures à sa charge. Le manque de professionnels a rendu le métier beaucoup trop difficile.
Au Québec, la mixité du système – formation initiale et universitaire – est un atout, notamment pour la pratique. L’association entre travail de recherche et action est très développée.
Mme Flore Capelier. Plusieurs questions se posent, notamment celle du passage en catégorie A des travailleurs sociaux, celle de la diversité des métiers dans les foyers et les établissements et celle du rôle des cadres intermédiaires. Quand le directeur de l’enfance et de la famille change tous les deux ans dans un département, la politique publique de la protection de l’enfance souffre d’une réelle discontinuité. Une telle situation soulève des enjeux d’accompagnement et de soutien des équipes, mais également de mobilisation de la chaîne de responsabilité.
Autrefois, les juges des enfants passaient leur carrière dans ce secteur de la magistrature ; dorénavant, il n’est plus possible de rester dans un domaine particulier. Le juge des enfants n’est plus le grand éducateur que Jean Chazal a incarné à partir des années 1940. La question de la formation des magistrats est essentielle car elle a des implications sur les auditions des enfants et le recueil de leur parole. Le juge peut-il constituer un repère pour l’enfant ou cette dimension est-elle totalement perdue ? C’est hélas la seconde hypothèse qui prévaut, à cause de l’excès de densité des textes qui a alimenté une procédure contradictoire dure, entourée de garanties et faisant intervenir des avocats – elle s’est rapprochée de celles régissant les autres domaines judiciaires. Les réformes récentes ont intégré le juge aux affaires familiales et le juge pénal, dont la formation peut être éloignée de la protection de l’enfance. Des enjeux émergent autour de la spécialisation des magistrats et du positionnement de chacun.
La situation actuelle pose la question du sens : les normes et la doctrine sont, en matière de protection de l’enfance, extrêmement techniques, très spécialisées et en même temps diversifiées. Il convient de redonner du sens à ce métier – tâche complexe que la vôtre – et de permettre à ses praticiens de concilier leur vie familiale avec leur vie professionnelle : actuellement, on demande énormément aux professionnels tout en les faisant évoluer dans des cadres qui ne leur apportent aucune sécurité, ce qui crée un puissant effet repoussoir au détriment de la carrière dans la protection de l’enfance.
Mme la présidente Laure Miller. Nous vous remercions beaucoup pour vos réponses, qui alimenteront avec profit la réflexion de notre commission d’enquête.
La séance s’achève à dix-neuf heures quarante-cinq.
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Présents. – Mme Ségolène Amiot, Mme Anne Bergantz, M. Arnaud Bonnet, M. Denis Fégné, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Marine Hamelet, Mme Marie Mesmeur, Mme Laure Miller, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago