Compte rendu

Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
 

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Jennifer Pailhé, présidente de l’association Nos Ados oubliés, Mme Sara Benmrah, vice-présidente, et Mme Andréa Suspene, conseil de l’association              2

 Audition, ouverte à la presse, de M. Jean Pineau, viceprésident de l’Union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS), Mme Chloé Altwegg-Boussac, déléguée générale, et Mme Germaine Peyronnet, membre du bureau              13

– Présences en réunion................................32

 


Mercredi
15 janvier 2025

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 15

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Laure Miller, présidente de la commission
puis de
Mme Béatrice Roullaud,
Vice-présidente

 


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La séance est ouverte à quatorze heures.

La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Jennifer Pailhé, présidente de l’association Nos Ados oubliés, Mme Sara Benmrah, vice-présidente, et Mme Andréa Suspene, conseil de l’association.

Mme la présidente Laure Miller. Nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête relative aux manquements des politiques publiques de protection de l’enfance avec l’audition de Mmes Jennifer Pailhé, Sarah Benmrah et Andréa Suspene, respectivement présidente, vice-présidente et conseil de l’association Nos Ados oubliés.

Cette association lutte contre la prostitution des mineurs, offrant un soutien aux victimes, ainsi qu’à leurs proches. Le fléau de la prostitution touche de nombreux enfants pris en charge dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Il est donc fondamental que vous nous présentiez votre combat et que vous nous éclairiez sur les problématiques relevées par votre association. Nous serions également très intéressés d’entendre vos préconisations pour enrayer le phénomène prostitutionnel, accompagner les victimes et mener des actions de prévention. Vous pourrez aussi nous donner votre avis sur les dispositifs d’alerte et de soutien proposés par l’État, et notamment la capacité du 119, service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, à répondre à la prostitution des mineurs.

Je vous informe que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous donner la parole pour un propos liminaire, je vous demande, au titre de l’article 6 de l’ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Jennifer Pailhé, Sarah Benmrah et Andréa Suspene prêtent serment.)

Mme Jennifer Pailhé, présidente de l’association Nos Ados oubliés. L’association est née de mon parcours personnel. Mon enfant a été victime de prostitution entre 2019 et 2021 mais, au moment des faits, je n’ai pas trouvé de ressources, ni de la part des départements ni auprès des différentes institutions. Pour être sortie de ce parcours de façon positive – nous avons fait jurisprudence et l’auteur des faits a été condamné à douze ans de réclusion criminelle –, j’ai monté cette association pour aider d’autres parents et jeunes filles. Lorsque j’ai été auditionnée par un groupe d’étude, j’ai appris que le nombre de victimes était très élevé : environ 16 000 en 2021, soit avant le lancement du premier plan de lutte national.

Les débuts de l’association ont été difficiles, car c’est un domaine que je ne connaissais pas. Ma vice-présidente, Sarah Benmrah s’occupe du volet administratif, et bien plus encore. Quant à moi, je me concentre sur l’accompagnement des victimes et de leurs familles.

Mme Sarah Benmrah, vice-présidente de l’association Nos Ados oubliés. Je suis en effet chargée des questions administratives et des liens avec nos différents partenaires. Si Jennifer Pailhé vit en Occitanie, je précise que je réside dans le Var et que j’interviens également dans les Bouches-du-Rhône, où les jeunes en situation de prostitution finissent souvent par arriver, même quand ils sont originaires d’une autre région.

Je participe également à des actions de prévention des violences sexuelles faites aux enfants et de la prostitution des mineurs, car nous avons constaté que la quasi-totalité des victimes ont préalablement souffert d’autres abus, qu’il s’agisse d’inceste, de violences sexuelles ou encore de harcèlement. J’interviens dans des écoles, dans des clubs de sport ainsi que dans des missions locales, et ce auprès des jeunes eux-mêmes et des professionnels.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous reprenons nos travaux autour d’une question qui me tient à cœur et qui est d’ailleurs simultanément abordée par la délégation aux droits des enfants : la prostitution des mineurs. Ces deux auditions étant publiques, elles sont retransmises en direct et seront ensuite disponibles. Cela explique que nous ne soyons pas toujours nombreux à être présents physiquement, mais soyez assurées que beaucoup de personnes nous suivent et m’ont sollicitée au sujet de cette commission d’enquête.

Si j’ai tenu à vous auditionner, c’est parce que votre association est née de votre histoire personnelle et que je souhaite que vous éclairiez les parlementaires sur les manquements de la protection de l’enfance que votre fille a subis, alors même qu’elle était prise en charge par l’ASE. En effet, le rapport que je rendrai en avril s’attachera notamment à décrire les mécanismes dont vous avez été victimes. J’ai bien conscience que nous disposons déjà de nombreuses études, mais un rapport issu d’une commission d’enquête a tout de même une dimension particulière et mon intention est évidemment qu’il soit utile à l’intérêt général et aux enfants.

Je souhaiterais donc que vous ne laissiez pas de côté le fait que vous n’avez rencontré que peu d’aide sur votre chemin. Il faut que nous voyions comment le système protège – ou ne protège pas. Cette question est d’autant plus importante que votre fille était suivie, j’y reviens, par la protection de l’enfance. Nous avons besoin de comprendre quel parcours complexe vous avez dû emprunter pour aboutir à un procès.

La sociologue Hélène Pohu a publié un rapport sur les violences commises contre les mineurs dans lequel est mis en évidence le fait, que vous venez d’évoquer, que la plupart des victimes de prostitution ont préalablement subi des traumatismes et des violences. Or la justice, dans le cadre des ordonnances de placement provisoire qu’elle prend – ce qu’on appelle les OPP parquet –, ne précise rien de l’histoire du jeune en question. S’il a été abusé, il est simplement mentionné une « carence éducative », termes qui ne permettent pas à l’éducateur chargé de son suivi de comprendre ce qu’il a traversé, ni à l’ensemble de la chaîne de le protéger. Voilà pourquoi il est si important que vous décriviez le continuum des violences et abus sexuels dont de jeunes filles et de jeunes garçons peuvent être victimes. Quels sont leurs parcours et quels dispositifs ont-ils été créés pour eux ?

Par ailleurs, nous savons que les jeunes filles dont nous parlons sont fragiles et qu’elles croient vivre un réel amour avec le jeune homme qui les prostitue. La plupart d’entre elles n’ont pas le sentiment de se prostituer et pensent simplement se livrer à du « michetonnage ». J’insiste : elles n’ont pas conscience de ce qu’elles font, ce qui les empêche d’être maîtresses de leur corps et de se respecter.

Pourriez-vous nous dire si, en Haute-Garonne et dans les Bouches-du-Rhône, le préfet, le président du département ou le procureur ont créé une antenne de lutte contre le système prostitutionnel des mineurs au sein du conseil départemental de prévention de la délinquance (CDPD), qui est normalement le lieu le plus adapté ? C’est ce que nous avions fait lorsque j’étais vice-présidente du conseil départemental du Val-de-Marne : un tel dispositif permettait de réunir l’ensemble des acteurs pouvant apporter des réponses, s’agissant de la surveillance des jeunes et en vue d’aboutir à des procès.

La prostitution des mineurs se trouve en effet à la croisée de l’action du ministère de l’intérieur, du ministère de la justice et des politiques de protection de l’enfance. Au regard de votre expérience et de votre pratique, avez-vous identifié des dispositifs qui fonctionnent et qui pourraient être généralisés à l’échelle nationale – étant rappelé que certaines zones sont de la compétence de la police et d’autres de la gendarmerie ? Comme vous, j’ai vu qu’il était possible d’obtenir des procès.

À mon époque, c’est avec le Mouvement du Nid que nous travaillions car c’était la seule association importante que nous avions identifiée pour nous aider auprès des jeunes filles, sachant que nous faisions le lien avec la pédopsychiatrie pour les aider à prendre conscience des choses. Actuellement, nous pâtissons d’un manque de personnel et du turnover important des éducateurs, ce qui n’aide évidemment pas à tisser des liens avec les jeunes filles. C’est notamment préjudiciable lorsqu’elles sont séquestrées mais qu’elles ont l’occasion d’appeler à l’aide.

Les éléments que je vous demande d’aborder sont très larges, mais je souhaite entendre tout ce qui pourrait éclairer notre commission et être utile à mon rapport. Il est bien sûr très important pour nous de ne pas oublier les jeunes les plus fragiles.

Mme Jennifer Pailhé. Au moment des faits, ma fille était considérée comme une enfant en carence affective et à tendance abandonnique. Le fait qu’elle ait été victime d’un inceste commis par son grand-père paternel n’a jamais été reconnu et je pense que c’est ce qui a favorisé sa dissociation et l’engrenage dans lequel elle est tombée au contact de cet individu qui l’a prostituée.

Elle faisait partie de ces jeunes filles qui se disent amoureuses. Dans son esprit, elle n’était absolument pas une prostituée, mot qu’elle n’a jamais employé. Elle procurait le revenu du couple en faisant, selon elle, du michetonnage ou de l’escorting. La difficulté première fut donc de lui faire prendre conscience de son statut de victime, ce qui a pris énormément de temps. Il s’est écoulé plus de deux années au cours desquelles je n’ai eu de cesse d’alerter les différents services. Je me suis beaucoup appuyée sur l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) renforcée dont elle a fait l’objet à la suite de l’inceste que lui a fait subir son grand-père et sur la référente de l’ASE qui lui avait été affectée.

Ma fille dormait en jean, ne se lavait plus. Je le constatais en tant que mère, les éléments inquiétants étaient nombreux et je l’ai accompagnée pour porter plainte. Sa référente, elle, ne croyait pas à ses déclarations relatives à l’inceste : comme ma fille se faisait du mal en se scarifiant, elle était capable de mentir, m’a-t-on rapporté.

Des mois se sont écoulés de cette manière. J’étais une jeune maman seule, avec très peu de ressources : j’ai fait du mieux que j’ai pu. C’est en colonie de vacances qu’elle a rencontré ce garçon, ce premier petit ami qui prendra sa virginité et qui deviendra son proxénète. Dans le langage de la prostitution, il fait partie des lover boys.

Pendant deux ans, j’ai alors régulièrement déclaré les fugues de ma fille au commissariat. On m’a répondu qui si elle partait, c’est qu’elle n’était pas en danger et qu’elle le voulait. « On vous l’a rendue, il fallait la garder », ai-je aussi entendu régulièrement. J’ai essayé d’obtenir le déclenchement d’une disparition inquiétante, mais en vain. J’ai écrit au juge des enfants, à sa référente, à tous les services existants, mais je n’ai obtenu que de l’inertie.

Pour la retrouver, je me suis fait passer pour un client sur les sites d’escorting. J’ai sillonné la France : je la ramenais mais elle repartait car elle était amoureuse. Toute la difficulté était qu’elle ne voulait pas faire de déposition, ni se rendre aux auditions. En tant que maman et représentante légale, j’avais beau venir avec des captures d’écran ou le téléphone que je lui avais enlevé et qui contenait toutes les informations, rien n’a fonctionné.

Je ne blâme pas les forces de l’ordre : à l’époque, je pense que le sujet était trop méconnu et qu’ils étaient insuffisamment formés. De plus, comme ma fille changeait de département, huit à dix enquêteurs différents ont été chargés de l’enquête. Ils n’appartenaient pas toujours à la brigade spécialisée et se heurtaient à des incompétences territoriales. L’un d’eux est néanmoins parvenu à résoudre l’enquête, ce qui a permis d’aboutir à un procès.

Depuis, j’essaie d’utiliser tout ce que j’ai fait pour ma fille pour aider d’autres mamans. Toutes les familles que j’accompagne ont connu la même situation que moi – même si les enquêteurs sont désormais mieux formés. Nous nous appuyons aussi sur les intervenantes sociales de l’association France victimes, qui accompagnent les victimes dans les commissariats. Et grâce au maillage que nous nous efforçons d’établir, nous essayons d’orienter les familles vers les enquêteurs des sûretés départementales les plus spécialisés, de sorte qu’elles puissent recevoir une véritable écoute et éviter qu’elles ne se retrouvent face aux agents chargés du simple recueil des plaintes et ne se sentent stigmatisées.

C’est bien sur l’accompagnement des parents que nous essayons de mettre l’accent. Si nous en sommes là, c’est en raison des manquements institutionnels des départements et de l’aide sociale à l’enfance, qui ne pallient pas les difficultés rencontrées par les victimes et leurs familles. Je le répète : le préalable à la prostitution est toujours la violence intrafamiliale, l’inceste, ou encore un premier rapport non consenti. J’ajoute que les trois quarts des filles que nous accompagnons sont concernées par l’ASE. Leurs parents, notamment lors des fugues, ont eu pour réflexe de demander un soutien auprès de ses services. Le problème est que les foyers sont malheureusement des viviers à prostitution, si bien que l’aide sociale à l’enfance n’améliore souvent pas les situations. Voilà pourquoi nous cherchons à aider le parent à aider son enfant.

En ce qui concerne la prévention, à Toulouse, je ne participe pas à beaucoup d’actions, contrairement à Sarah Benmrah à Marseille. Comme je le disais, je me concentre surtout sur l’aide des familles, y compris en les accompagnant au commissariat. J’ai aussi créé un réseau de partenaires en matière d’insertion, de soins et d’accompagnement juridique – réseau dont fait partie Me Suspene.

Vous avez abordé tellement de questions, madame la rapporteure, que je n’ai probablement pas répondu à chacune d’entre elles.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Votre association, qui effectue un travail de terrain dont je mesure l’importance, reçoit-elle des aides ou des subventions, que celles-ci viennent de l’État, des régions, des conseils départementaux, des préfectures, ou encore des CDPD ?

Mme Sarah Benmrah. Nos Ados oubliés a cette particularité de n’être financée quasiment qu’avec des fonds propres ou privés. Nous n’avons reçu qu’une seule subvention, de la part de la préfecture, même si ce n’est pas faute d’en demander.

Mme Jennifer Pailhé. Je confirme que Sarah Benmrah a répondu à beaucoup d’appels à projets et déposé beaucoup de demandes !

Mme Sarah Benmrah. Je remercie donc les personnes qui ont fait des dons à l’association. Nous nous sommes aussi adressées à des fondations, mais il faut admettre que cette cause n’est – si vous me permettez ce terme – pas particulièrement sexy : on ne se vante pas, généralement, d’aider des mineurs en situation de prostitution.

Mme Jennifer Pailhé. Nous avons créé un tel maillage de partenaires que tous les accompagnements que nous proposons, qu’ils concernent le domaine du soin ou celui de l’insertion socioprofessionnelle, sont assurés par des intervenants libéraux et bénévoles. Tous prennent sur leur temps pour nous aider, depuis maintenant plus de deux ans, et s’ils obtiennent des résultats bénéfiques, nous ne savons pas combien de temps ils pourront tenir sans s’essouffler.

Mme Sarah Benmrah. Ce maillage constitue réellement l’ADN de l’association. Notre but n’est pas de démultiplier les savoir-faire ou de recruter nos propres éducateurs ou assistantes sociales, mais de mettre en lien les victimes ou leurs familles avec les professionnels – sexologues, sophrologues, psychologues – déjà présents dans chaque territoire. Ces professionnels existent et on peut en trouver qui soient prêts à intervenir – c’est en tout cas ce que montre notre expérience en Occitanie. Voilà notre schéma d’action, dont nous estimons qu’il pourrait être dupliqué rapidement partout en France : nous cherchons à assurer le maillage le plus large possible pour pouvoir répondre aux besoins de tous les types de victimes, en individualisant chaque suivi.

La même logique vaut pour l’accompagnement juridique. Pour dégrossir un jargon juridique incompréhensible pour le commun des mortels – d’autant plus pour des parents qui sont dans la peine et ne parviennent pas à se faire entendre –, porter la parole des victimes et vulgariser les démarches, pouvoir s’appuyer sur des cabinets de conseil est un luxe. Nous y parvenons car nous avons pu mobiliser des professionnels prêts à donner de leur temps.

De la même façon, en matière d’insertion socioprofessionnelle, nous faisons appel au réseau des missions locales et des EPIDE (établissements pour l’insertion dans l’emploi) et nous pourrons peut-être, bientôt, compter sur celui des Apprentis d’Auteuil. De manière générale, nous essayons de trouver des solutions gratuites, susceptibles d’être calquées sur l’ensemble du territoire et déployées rapidement sans trop de moyens.

J’insiste sur ce dernier point car, sans réclamer des sommes mirobolantes, nous avons tout de même besoin d’un peu d’argent ! L’absence de subvention est d’autant plus rageante que nous ne demandons pas grand-chose.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Outre l’État, tous les niveaux de collectivité sont susceptibles d’accorder des financements. Avez-vous adressé des demandes de financement aux municipalités, au conseil départemental, ou encore à la région ? Si je vous comprends bien, vous avez effectué des démarches mais d’autres associations les intéressent davantage. Est-ce bien le cas ?

Mme Sarah Benmrah. Peut-être privilégient-elles d’autres acteurs, en effet. Peut-être aussi les services publics sollicités ont-ils jugé que notre association était trop jeune ou qu’ils n’avaient pas suffisamment de recul ou de visibilité sur le travail que nous étions capables de fournir, ce qui peut parfaitement s’entendre. Toutes les sphères associatives, quel que soit leur domaine d’activité, souffrent de budgets insuffisants et de subventions en baisse. Je le constate par exemple avec les missions locales dans le cadre de mon autre emploi.

Donc oui, nous adressons régulièrement des demandes de subvention, malheureusement sans succès pour le moment.

Mme Katiana Levavasseur (RN). Merci pour votre présence. Je sais qu’il doit être difficile de venir témoigner ainsi de votre vie privée devant nous.

Madame Pailhé, dans un article paru dans le journal La Dépêche en janvier 2024, vous indiquiez vous être sentie incomprise des forces de l’ordre et démunie face à l’inertie du système judiciaire. Aucune enquête regroupée n’ayant été menée sur la situation de votre fille, vous avez par exemple été contrainte d’apporter à chaque commissariat les preuves que vous aviez collectées. Quelles mesures concrètes pourraient être prises pour renforcer la coordination entre les différents acteurs ?

En règle générale, à quel moment les familles touchées par ce fléau vous contactent-elles ? Le font-elles lorsqu’elles commencent à avoir des doutes sur l’activité de leur enfant, ou plutôt une fois qu’il est déjà intégré dans un réseau et qu’il est donc plus difficile de le sauver ?

Mme Jennifer Pailhé. Ce sont le plus souvent des mamans qui prennent attache avec moi après une énième fugue. Je leur conseille alors de fouiller dans les réseaux sociaux de leur enfant et je les oriente vers les principales plateformes d’escorting, dans l’espoir qu’elles puissent y retrouver leur fille – je ne peux pas effectuer ce travail à leur place car la plupart de ces sites font apparaître uniquement le corps des enfants, et non leur visage. Certaines mamans n’ont pas le courage ou la force de le faire, ce que je peux comprendre tant cette démarche est traumatisante, mais c’est ainsi qu’on peut confirmer les craintes des familles.

Quant à l’inertie du système, nous avons récemment eu l’occasion de rencontrer les DIPN (directions interdépartementales de la police nationale) de Toulouse et de Marseille, et il semble qu’un lien commence à s’établir entre les différents commissariats. Tous tiennent cependant le même discours : ils manquent de repères et ne connaissent pas toujours les signes précurseurs. Ils ne savent pas non plus forcément vers qui orienter les victimes pour qu’elles soient prises en charge, ni quelle posture adopter face à des adolescents qui ne se reconnaissent pas comme victimes et ne dénoncent pas leur proxénète, alors même que leurs parents demandent de l’aide.

Mme Katiana Levavasseur (RN). Vous estimez donc que le problème provient d’un manque de formation dans les commissariats ?

Mme Jennifer Pailhé. Je crois qu’on part presque de zéro en matière d’accompagnement et de prise en charge de la violence conjugale survenant dans un contexte de prostitution de mineurs.

Mme Sarah Benmrah. Le travail qui a été fait en matière de traitement des violences intrafamiliales (VIF) et des violences faites aux femmes dans les commissariats commence à peine à porter ses fruits. Malheureusement, alors que la prostitution des mineurs existe depuis la nuit des temps, il semble que la société se réveille à peine. Le même travail de pédagogie devrait être effectué auprès des équipes de police – ou de gendarmerie, puisque les zones de compétence de la police ne sont pas les seules touchées – afin qu’elles sachent traiter ces cas.

En parallèle, il serait bon de sensibiliser au-delà des seuls policiers, y compris sur le phénomène d’emprise. Quand on connaît l’ampleur du travail de déconstruction à mener pour desserrer l’emprise subie par femme adulte, potentiellement insérée dans la société, et lui permettre de se reconstruire, il n’est pas difficile d’imaginer à quel point il est difficile d’en faire de même lorsque cette emprise s’exerce sur une ado de douze, treize, quatorze ou quinze ans en construction, qui a été complètement détruite par son expérience.

Il faut aussi garder à l’esprit que ces gamins, filles ou garçons, peuvent passer à maintes reprises par le commissariat sans se considérer comme victimes et, arrivés à la barre du tribunal, assurer qu’ils étaient consentants sans même connaître la définition du consentement – nous avons vécu cette situation à l’occasion d’une audience à Marseille. C’est donc bien un travail de déconstruction qui doit être effectué, ce qui suppose de former les policiers, mais aussi d’apprendre aux jeunes à se protéger et de former les magistrats à les accompagner correctement et à les entendre, même quand ils ne se disent pas victimes. La meilleure façon de protéger ces gosses est parfois de leur expliquer que les autres les mettent en danger, mais qu’ils doivent aussi se protéger d’eux-mêmes et se donner une chance de se reconstruire.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Merci pour votre présence et votre témoignage.

Ayant très longtemps enseigné en collège, j’ai eu la sensation – et c’est aussi en partie la source de mon engagement – d’y avoir vu croître le phénomène de prostitution. Je précise à l’intention de ceux qui nous écoutent que je fais ici référence à des enfants – j’insiste sur ce terme, car il s’agit bien de préadolescents – de cinquième, ou d’élèves de quatrième ou de troisième qui, bien qu’adolescents, sont encore dans le temps de l’enfance. Pourtant, lorsque nous signalions des faits en tant que personnels de l’Éducation nationale, nous ne recevions jamais de réponse et ne savions donc jamais si une quelconque action avait été prise. Ce grand flou et cette lenteur persistent, alors que la prise en charge devrait au contraire s’accélérer.

Pouvez-vous nous faire un retour sur le phénomène d’escorting et le fait que des jeunes filles ou des jeunes garçons apparaissent sur ces sites alors qu’ils sont mineurs, ce qui ne laisse pas de me troubler ? Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’État n’est vraiment pas protecteur de ces enfants !

Enfin, vous avez indiqué que vous aviez créé seules un maillage de professionnels, ce qui revient à dire que ce maillage n’existe pas. Qu’en est-il ?

Mme Sarah Benmrah. Nous assurons effectivement nous-mêmes le maillage, et c’est chaque fois une question d’individus : il faut tomber sur le bon professionnel au bon moment, ce qui complique notre action. Nous y sommes toutefois parvenues à Toulouse, et nous sommes en train d’en faire de même dans le Var et dans les Bouches-du-Rhône ; on trouve toujours des professionnels volontaires pour agir.

L’accompagnement des mineurs en situation de prostitution est l’ADN de notre association. Nous recevons donc fréquemment des mineurs qui nous expliquent comment ils ont sombré, ou comment on les a fait sombrer, dans la prostitution. Ils sont de plus en plus jeunes et confrontés à des situations de plus en plus violentes, à l’image de la société dans laquelle on les a fait grandir. L’exposition à l’hypersexualisation de la société et à la violence gratuite, le fait de se définir par l’avoir plutôt que par l’être, sont en quelque sorte propres à cette génération. Les réseaux sociaux et la téléréalité ont aussi leur part de responsabilité dans ce phénomène. C’est cette culture dans laquelle on les a placés depuis toujours qui facilite le passage à l’acte et qui les dédouane, d’une certaine manière, en les incitant à penser que le michetonnage, les plans sous ou l’escorting ne sont pas de la prostitution. Cette ambivalence peut les conduire à considérer comme normaux, voire à justifier certains comportements.

Mme Katiana Levavasseur (RN). Pensez-vous que les personnels de l’ASE manquent de formation, par exemple sur la nécessité de faire de la prévention auprès des jeunes placés dans les centres ?

Mme Jennifer Pailhé. Tous les éducateurs avec lesquels nous travaillons dans les lieux de vie ou dans les foyers ont envie d’accompagner les jeunes. Seulement, ils sont dénués de moyens et de solutions. Par exemple, si un enfant placé en foyer fugue, l’éducateur n’a pas le droit de le retenir ou de le contraindre à rester : il doit le laisser partir. Il peut évidemment faire des signalements et transmettre des informations préoccupantes, mais les délais de traitement sont longs et le lien entre l’ASE et les forces de l’ordre n’est pas toujours très efficace. Il y aurait beaucoup à faire pour améliorer les choses. Donnons-nous les moyens aux éducateurs d’aider les jeunes ? Malheureusement, je ne le pense pas.

Mme Marine Hamelet (RN). Merci à toutes les deux pour vos témoignages, en particulier à vous, madame Pailhé. Il vous a fallu beaucoup de courage pour vous défendre, puis pour continuer le combat pour les autres. Bravo et merci.

Malheureusement, toutes les jeunes filles n’ont pas la chance d’avoir une maman comme vous. Le fait que les trois quarts de celles que vous accompagnez viennent de l’ASE est particulièrement choquant : l’État ne protège pas les enfants qui lui sont confiés. C’est tout le problème. Nous avons un peu tourné autour du pot, évoquant un manque – certes réel – de formation et de moyens, mais n’avez-vous pas ressenti, dans vos relations avec les départements ou les préfectures, une réticence à faire avancer les choses ? Je m’explique : je suis députée du Tarn-et-Garonne, où une employée du conseil départemental a fourni à son compagnon proxénète, actuellement incarcéré, des informations confidentielles sur des jeunes filles prises en charge par l’ASE. C’est un problème grave. Valérie Rabault, anciennement vice-présidente de l’Assemblée nationale, et moi-même avons demandé à avoir au moins accès à l’enquête administrative, qui n’est toujours pas publiée à ce jour.

Au manque de moyens s’ajoute ainsi, à mon sens, un manque de volonté, et même, parfois, une volonté de bloquer des dossiers.

Mme Sarah Benmrah. L’aide sociale à l’enfance compte dans ses rangs des professionnels formidables qui se démènent pour faire leur travail avec le peu de moyens dont ils disposent et obtiennent tant bien que mal des résultats. Le problème, c’est que tout le monde n’est pas irréprochable : comme dans toute corporation, on y trouve des personnes qui n’ont de professionnel que le nom. C’est le cas, par exemple, de certains veilleurs de nuit qui, dans les foyers, sont les seuls à même de connaître les allées et venues des gamines, les éducateurs n’étant présents que pendant la journée. Un directeur de foyer a aussi été mis en cause dans une affaire de prostitution de mineurs et nous savons que les pratiques de certains éducateurs sont susceptibles de faciliter la prostitution.

Je ne sais pas quelles solutions concrètes avancer, si ce n’est traiter les situations au cas par cas, donner davantage de moyens et garantir un traitement équitable aux enfants remis à l’ASE, quel que soit l’endroit d’où ils viennent. Car le constat actuel est clair : une gamine aura plus de chance si elle est placée dans les Hauts-de-Seine qu’au fin fond de la France, tout simplement parce que certains départements sont plus riches que d’autres et peuvent donc consacrer plus de moyens à la protection de l’enfance.

C’est donc peut-être une question plus vaste qu’il convient de poser, à savoir celle de la compétence départementale en matière de protection de l’enfance. Pourquoi ces enfants, qui sont pour certains des pupilles de la nation et dont l’État devrait garantir la sécurité et le développement, sont-ils pris en charge par les départements ?

Mme Jennifer Pailhé. Le plan national de 2021 préconisait l’éloignement géographique des jeunes filles en situation prostitutionnelle. Nous avons essayé de le faire car nous avions effectivement constaté une certaine continuité des parcours d’un département à l’autre, entre Toulouse et Marseille. Seulement, les jeunes filles des Bouches-du-Rhône que nous souhaitions orienter vers des lieux de vie dans le Tarn n’ont pas été prises en charge : aucun département ne souhaitant financer le voisin, la démarche n’a pas abouti.

Mme Géraldine Grangier (RN). Merci pour votre présence et pour vos témoignages. Ma collègue disait que votre fille a eu de la chance d’avoir une maman qui s’est battue pour elle. J’ajouterai que Toulouse et Marseille ont de la chance de vous avoir.

Pour avoir exercé comme travailleuse sociale pendant plus d’une vingtaine d’années dans un département de l’est de la France, je peux témoigner du fait qu’il n’y existe aucune association comme la vôtre. Des professionnels ou des familles vivant dans d’autres départements ou régions vous contactent-ils en vue de travailler avec vous, de constituer des structures similaires ou d’ouvrir de nouvelles antennes de Nos Ados oubliés ?

Combien de membres votre association compte-t-elle ? Comment avez-vous réussi à vous développer – outre que vous l’avez fait avec de très faibles moyens ? Comment favoriser le développement d’associations telles que la vôtre à l’échelle nationale, y compris dans les territoires d’outre-mer, où les taux de prostitution sont très élevés ?

Mme Jennifer Pailhé. Nous recevons de toute la France des appels tant de parents que de professionnels – assistantes sociales, éducateurs, techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF) – qui demandent des informations, notamment sur la façon d’identifier les signes précurseurs, ou se renseignent sur les possibilités de créer des antennes de l’association dans d’autres départements. Nous avons commencé à recenser les adhérents souhaitant s'engager mais nos moyens, qui malheureusement reposent uniquement sur des fonds privés, ne nous permettent pas de nous développer à l’échelle nationale.

Nous avons créé sur WhatsApp un groupe rassemblant toutes les mamans que nous accompagnons. Elles peuvent y échanger et se soutenir mutuellement, ce qui leur fait beaucoup de bien. Certaines, qui ont comme moi réussi à sortir leur fille de la prostitution, se sont portées volontaires pour accompagner d’autres mères.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je vous remercie pour vos témoignages, importants pour les travaux de notre commission d’enquête.

Votre association est surtout implantée dans les Bouches-du-Rhône et la Haute-Garonne mais vous êtes en contact avec des personnes de la France entière et j’aimerais en savoir plus sur les jeunes filles dont vous vous occupez. Quel est le créneau d’âge concerné ? D’après les informations dont je dispose, elles ont de onze à quatorze ans. Me le confirmez-vous ? Par ailleurs, quelle est la répartition entre celles qui relèvent d’AEMO et celles qui sont hébergées dans des foyers ?

Je sais que beaucoup d’AEMO sont ordonnées au moment de l’adolescence. De nombreuses mères, ne sachant plus quoi faire tant leurs filles ont de problèmes, parfois parce que ceux-ci n’ont pas été détectés ou reconnus auparavant, sollicitent une aide auprès de la protection de l’enfance. Le plus souvent, le juge décide de recourir à des AEMO mais ces mesures ne sont pas adaptées aux cas de jeunes filles qui se prostituent. L’association mandatée peut mettre six mois voire un an à intervenir et ne passer qu’une fois par mois, ce qui ne suffit pas pour extraire une adolescente d’un processus d’emprise. Constatez-vous des dysfonctionnements de ce type ?

Quelle part représentent les jeunes filles hébergées dans les foyers ? Je rappelle, car tout le monde n’est pas spécialiste de la protection de l’enfance, que ces structures se distinguent des centres éducatifs fermés en ce que les garçons et les filles qui y sont placés sont libres d’aller et venir. Certes, selon le règlement, tout le monde devrait être couché après vingt-deux heures, mais personne ou presque ne le respecte. Si les éducateurs devaient porter plainte à chaque fois que cette limite est dépassée, ils passeraient leur temps au commissariat. Les veilleurs de nuit ne peuvent que constater que certaines jeunes filles rentrent à trois heures du matin. C’est d’ailleurs à partir de telles informations qu’un procureur a pu lancer une grande enquête de plusieurs mois ayant abouti au procès des membres d’un réseau.

Par ailleurs, que voyez-vous concrètement se mettre en place ? Les procureurs se saisissent-ils de ce problème ? Il est bien clair que ce n’est pas l’ASE qui pourra le régler. Les départements devront saisir les procureurs pour que des enquêtes soient menées et que les réseaux tombent. La mobilisation seule des éducateurs n’aura aucune efficacité. Dans les deux départements où votre association est implantée et dans ceux où les familles que vous accompagnez résident, avez-vous établi des liens avec l'ASE ?

Mme Jennifer Pailhé. Je dirai que les jeunes filles que nous suivons font pour moitié l’objet d’AEMO et pour l’autre de mesures de placement en foyer. Les parents sont démunis : face aux fugues répétées, à la consommation de stupéfiants, à des manifestations de colère – ces jeunes filles en ont beaucoup en elles –, voire à des violences, ils se tournent vers la protection de l’enfance, notamment pour protéger leurs autres enfants. Les mesures prises varient : AEMO renforcées, foyers ASE, placements éducatifs à domicile (PEAD). On ne comprend pas trop certaines décisions. Pour l’une des jeunes filles que nous accompagnons, par exemple, un PEAD a été retenu alors que son père est poursuivi pour violences interfamiliales. Des cas comme celui-ci, nous en rencontrons énormément.

La situation diffère selon les départements. À Marseille, nous avons établi un contact direct avec la procureure référente pour la prostitution des mineurs. Elle est très engagée et ne lésine pas sur les moyens. Elle a bien compris que les jeunes filles hébergées en foyer pouvaient entrer et sortir comme elles le voulaient et qu’il fallait les protéger d’elles-mêmes puisqu’elles ne se considèrent pas comme des victimes. Dès qu’un volet pénal est ouvert, pour consommation de stupéfiants ou d’autres motifs, une décision de placement en centre éducatif fermé est prise. Dans ces structures, on peut mettre les jeunes à l’abri et prendre le temps de les désendoctriner et de travailler à leur déconstruction et reconstruction. Bref, à Marseille, ça marche.

Dans les autres départements, on ne peut pas dire que la réussite soit totale. Il arrive qu’on ne parvienne même pas à transmettre une note sociale à M. le juge des enfants parce qu’il ne veut pas de notre expertise. À Toulouse, nous avons déjà été reçues, mais comme il y a eu beaucoup de mouvements parmi les juges des enfants et un changement de procureur, les démarches que nous avions engagées n’ont pas vraiment abouti. Dans un des petits départements voisins, un juge des enfants m’a déjà claqué la porte au nez alors que j’accompagnais une famille et son avocat, parce qu’il ne voulait pas me laisser assister à l'audience ni même prendre connaissance de ce que nous avions mis en place avec la jeune fille depuis douze mois. Tout dépend donc de l'appréciation de notre interlocuteur.

Je vais vous parler du cas marquant d’une jeune fille. Ses parents se séparent à l’amiable : la mère reste à Toulouse, le père déménage à Marseille où elle décide d’aller vivre. Elle fait des fugues répétées mais il ne les signale pas – il faut savoir que pour les pères il est encore plus difficile que pour les mères de faire des démarches : ils préfèrent ne pas voir ce qui se passe. La mère, elle, se rend compte de la situation et donne l’alerte. Elle découvre que sa fille s’est inscrite sur des sites d’escorting. Elle saisit la justice et connaît plusieurs mois de galère. Enfin, le tribunal d’Aix-en-Provence tranche : la jeune fille est mise à l’abri en Haute-Garonne. La mère peut venir lui rendre visite de manière souple mais pour le père, considéré comme défaillant, seules des visites médiatisées sont prévues. La référente ASE de Haute-Garonne convoque le père. Elle détient la grosse de la décision de jugement mais, faute de places, l’autorise à repartir avec sa fille, puisque cette dernière ne veut pas rester. Elle sera retrouvée dans une cave à Marseille, la moelle épinière brûlée par le protoxyde d’azote qu’elle consommait. Malgré plusieurs mois d’hospitalisation, à quatorze ans, elle ne marche plus.

Des cas similaires, nous en connaissons des dizaines et des dizaines. Les difficultés que nous avons dans nos relations avec les départements ne sont pas des moindres.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous devons veiller à bien organiser l’action au niveau territorial pour former un maillage efficace partout en France. Au-delà du département, pensons aux juridictions, aux agences régionales de santé (ARS) et même à l’État, dont les services sont déconcentrés. Une circulaire pourrait être rédigée par le garde des sceaux mais, dans le domaine de la justice, il faut faire preuve de prudence quant à notre capacité à faire bouger les lignes.

Mme Jennifer Pailhé. L’exemple de Marseille montre justement qu’on peut faire bouger les lignes : la pratique y est différente et cela fonctionne. La justice utilise certaines possibilités ouvertes par le système pour protéger ces enfants d’elles-mêmes. Je le répète, ces jeunes ne se reconnaissent pas comme victimes, ne se qualifient pas de victimes et ne veulent l’aide de personne. Comme vous le disiez, madame la rapporteure, ces jeunes filles ont entre onze et quatorze ans et les choses empirent : nous accompagnons de plus en plus d’adolescentes de onze ans qui sont tout juste en sixième.

Mme Sarah Benmrah. Pour une fois que Marseille donne l'exemple, cela mérite d’être souligné. Le conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) a très tôt intégré l’aspect prostitutionnel dans son champ d’action. La brigade des mineurs du commissariat de l’Évêché compte un groupe « proxos » depuis 2019. Ici, le problème de la prostitution des mineurs a été pris à bras-le-corps, peut-être parce qu'on l'a vu arriver avant le reste de la France – Marseille, c’est Marseille. Le travail mené sur le territoire depuis des années porte ses fruits. Des éducateurs de rue font des maraudes directement à la gare Saint-Charles, porte d’entrée de la ville où les proxénètes ou d’autres réseaux repèrent immédiatement les gamines fugueuses.

Les façons dont les jeunes filles entrent dans la prostitution sont multiples. L’une des plus dévastatrices est sans doute le lover boy, mais il y a aussi la « bonne copine » qu’elles accompagnent deux ou trois fois avant de glisser progressivement, ou encore le revenge porn, pratique qui consiste à menacer les victimes de diffuser sur les réseaux sociaux des vidéos d’elles en train de se faire violer ou agresser sexuellement.

Mme Béatrice Roullaud (RN). La Seine-et-Marne n’est malheureusement pas épargnée par ce phénomène. Au cours de ma carrière, j’ai eu connaissance de dossiers concernant des victimes mineures de la prostitution, surtout des enfants pris en charge par l’ASE. Avez-vous eu des contacts avec ce département ou des mères qui y résident ?

Si l’ASE mettait à disposition des jeunes filles un pécule, pensez-vous que cela leur éviterait dans certains cas de se prostituer ?

Mme Jennifer Pailhé. Je ne pense pas qu’un pécule éviterait la prostitution. Les réseaux sociaux et la téléréalité influencent beaucoup ces jeunes filles et leurs besoins primaires relèvent surtout du superficiel. Nous n’avons aucune solution à proposer aux mineures de moins de quinze ans qui veulent sortir de la prostitution, parce qu’elles sont trop jeunes pour être éligibles aux parcours contractualisés d’accompagnement vers l’emploi et l’autonomie (PACEA) des missions locales ou à d’autres contrats. Il est difficile de les empêcher de repartir dans la prostitution quand elles n'ont pas d'argent de poche.

Mme Sarah Benmrah. La prostitution des mineurs recouvre de multiples aspects : à la prostitution elle-même et à ses effets dévastateurs pour le corps et l’esprit, il faut ajouter la consommation d'alcool et de stupéfiants et un mode de vie en décalé. Il est impossible de proposer de retourner à l’école à une gamine de quatorze ans qui a pris l’habitude de dormir de huit heures du matin à six heures de l’après-midi et de consommer de l’alcool et des stupéfiants. Une fois sorties de la prostitution, elles n’ont aucune solution viable : ni apprentissage, ni inscription aux missions locales.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Et qu’en est-il pour la Seine-et-Marne ?

Mme Sarah Benmrah. Nous n’avons pas été contactées par des personnes de ce département ou par le département lui-même.

Présidence de Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente de la commission d’enquête

Mme Géraldine Grangier (RN). Vous avez beaucoup insisté sur l’importance de la prévention. Comme vous avez souligné que ces jeunes filles étaient très influençables et influencées par les réseaux sociaux, je me demandais si vous ne pourriez pas utiliser TikTok pour diffuser des témoignages, expliquer certaines notions et mettre en garde. Ne pensez-vous pas que cela aurait un impact fort ?

Mme Sarah Benmrah. Une campagne massive de sensibilisation aux dangers de la prostitution des mineurs, « Je gère ! », a été lancée il y a plus d’un an avec affiches, spots télévisés et flyers, mais je ne sais pas si elle a eu beaucoup d’impact.

Mme Jennifer Pailhé. Les clips « Je gère ! », s’ils étaient diffusés sur TikTok comme publicité à regarder obligatoirement avant de pouvoir accéder à la vidéo suivante, seraient peut-être plus efficaces. À la télévision, en tout cas, ça ne marche pas !

Notre association a créé des comptes sur tous les réseaux sociaux mais, pour les victimes et les familles, il est difficile de s’abonner à un compte consacré à la prostitution des mineurs.

Mme Sarah Benmrah. Il faut déconstruire le schéma qui s’installe dans la tête des victimes et je ne crois pas que la solution passe par les réseaux sociaux, puisqu’ils sont à la source du problème.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Votre action devrait être davantage relayée par les médias. Je vous remercie et vous félicite pour votre courage impressionnant.

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La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Jean Pineau, viceprésident de l’Union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS), Mme Chloé Altwegg-Boussac, déléguée générale, et Mme Germaine Peyronnet, membre du bureau.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de l’Union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS). Nous allons entendre M. Jean Pineau, vice-président de l’UNAFORIS, Mme Chloé Altwegg-Boussac, déléguée générale, et Mme Germaine Peyronnet, membre du bureau. Mesdames, monsieur, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

La formation des professionnels, qu’elle soit initiale ou continue, joue un rôle central en matière de protection de l’enfance alors que le secteur traverse une grave crise de recrutement. Le soutien aux travaux de recherche, la qualité des formations proposées ainsi que leur attractivité sont autant d’enjeux essentiels pour garantir aux enfants le meilleur accompagnement possible. De nombreux acteurs soulignent le manque de spécialisation des formations des travailleurs sociaux de la protection de l’enfance. Partagez-vous ce constat ? Quelles évolutions vous paraîtraient souhaitables en la matière ?

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean Pineau, Mme Chloé Altwegg-Boussac et Mme Germaine Peyronnet prêtent serment.)

Mme Chloé Altwegg-Boussac, déléguée générale de l’UNAFORIS. Je vous remercie grandement de nous avoir sollicités. Votre invitation est très importante pour nous car nous nous considérons comme un acteur essentiel et historique du champ de la formation et de la recherche en intervention sociale. Nous travaillons à adapter les contenus et les modalités pédagogiques de formation et nous soutenons l’appareil de formation, fragilisé pour plusieurs raisons.

Nous regroupons une centaine d’établissements proposant des formations initiales ou continues de niveau inférieur, équivalent ou supérieur au baccalauréat. Ces structures sont très articulées avec les universités pour les formations supérieures et sont présentes dans l’ensemble du territoire national. Nous représentons l’essentiel du champ de la formation délivrant des diplômes d’État dans le domaine du travail social. Nous constatons une grande diversification de l’activité de nos membres au cours des dernières années. Nous rassemblons tous les instituts régionaux du travail social (IRTS) ainsi qu’un ensemble d’écoles de statut et de taille très variables qui assurent le maillage du territoire.

L’Union, présidée par Marcel Jaeger, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers, se structure autour de collectifs régionaux qui consolident son ancrage sur le terrain, sachant que son appareil est fortement lié aux employeurs dans les territoires.

L’UNAFORIS exerce une mission de représentation politique et de contribution à l’élaboration, au déploiement et à l’évaluation des politiques publiques ; voilà pourquoi nous sommes très honorés de votre invitation, ce type de rencontre étant plutôt rare. L’Union se trouve au croisement de différents champs, ce qui fait l’intérêt mais aussi la complexité de sa mission : l’ancrage historique est celui de la cohésion sociale mais elle agit également dans les domaines de l’enseignement supérieur, de la recherche, de la formation professionnelle, de l’emploi et de l’éducation nationale. Nous échangeons régulièrement avec les administrations publiques et les ministères. Nous sommes fortement impliqués dans les conseils et les hautes autorités de l’État comme le Haut Conseil du travail social, la Haute Autorité de santé, le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) dont le bureau compte Jean Pineau et Germaine Peyronnet parmi ses membres, le comité d’entente pour la protection de l’enfance du Défenseur des droits et le comité de filière « petite enfance » – présence importante pour nous car nous souhaitons agir sur l’enfance et la famille sans nous limiter à la protection de l’enfance.

En tant qu’union nationale, nous animons la réflexion et la prospective sur la formation au croisement de l’ensemble des acteurs nationaux que sont les fédérations, les syndicats et les organisations professionnelles. Cette position confère une spécificité à l’appareil de formation.

Une de nos missions consiste à soutenir le système de formation du secteur : il s’agit d’un aspect important de notre activité car cet appareil, qui s’est construit au sein du champ du travail social, présente certaines vulnérabilités liées aux difficultés et aux fragilités actuelles du secteur. D’autres acteurs, extérieurs au champ et ne possédant pas forcément la connaissance fine de nos établissements adhérents, peuvent se positionner sur des sujets d’intérêt général ayant de forts impacts sociaux. Nous travaillons activement dans ce domaine.

L’ouverture et le décloisonnement sont un défi à relever. Il nous faut investir davantage le champ de l’enseignement supérieur et de la recherche – même si nous figurons déjà dans le droit commun de la formation professionnelle et si un grand nombre de nos adhérents sont reliés à l’université – tout en conservant les spécificités et les forces de nos formations, notamment leur forte professionnalisation et la place donnée à l’alternance intégrative. Il existe également un enjeu de décloisonnement du champ social par rapport aux domaines connexes du médico-social, du sanitaire et de l’animation.

La crise d’attractivité des métiers et des formations de l’enfance constitue un problème central. Nous défendons le maintien de l’ancrage des formations en intervention sociale dans les terrains professionnels. Nous veillons à la combinaison des savoirs et à l’articulation entre les connaissances universitaires et les compétences professionnelles acquises par l’expérience : il s’agit d’un point essentiel compte tenu de la spécificité du champ.

La promotion sociale est l’un des aspects majeurs de l’appareil de formation. Il est ainsi possible d’obtenir dans un premier temps un diplôme d’État inférieur au baccalauréat, comme le diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social, puis de se former tout au long de son parcours professionnel pour accroître ses compétences. Cet élément fait partie de l’ADN des formations et de leur architecture. Même en se rapprochant de l’enseignement supérieur, il faut conserver, voire accroître la fluidité des parcours.

Les établissements de formation en travail social (EFTS) s’engagent dans l’inclusion car ils se considèrent comme des acteurs du champ social, ce dernier rencontrant actuellement des difficultés qu’éprouve également à certains endroits l’appareil de formation.

Nous dressons les mêmes constats que d’autres acteurs sur les politiques publiques de la protection de l’enfance, au premier rang desquels figurent la crise d’attractivité des métiers et le besoin criant de professionnels sur le terrain, et donc de formations. Un membre de la direction générale de la cohésion sociale a récemment souligné dans le cadre de l’une des journées de notre réseau que le besoin en formation dans le champ social allait être considérable dans les années à venir, en s’interrogeant sur la capacité de l’appareil à faire face. Comment soutenir les acteurs en place, eux qui possèdent l’expertise, l’ancienneté et l’expérience de terrain ?

La crise d’attractivité sans précédent nourrit le développement de l’intérim, ce qui induit des questions relatives à la cohérence et à la continuité des prises en charge – vous aurez compris que nous n’y sommes pas du tout favorables. Le risque existe que le champ de l’enfance et de la famille soit investi par des professionnels insuffisamment qualifiés. Il convient d’assurer leur qualification et de soutenir les mobilités professionnelles. Dans cette perspective, le caractère généraliste des diplômes d’État est essentiel car il facilite les mobilités. Mais il faut aussi penser des formations qui assurent la montée en compétences des gens qui sont en poste, dans les faits, sans posséder les qualifications suffisantes et qui n’iront peut-être pas vers un diplôme d’État. En tout cas, il est urgent d’agir pour enrayer cette crise.

Il convient d’aborder ces questions sous un angle global. Les problématiques de la protection de l’enfance croisent celles qui sont liées au handicap ou à l’exclusion sociale. Les professionnels de la protection de l’enfance seront de plus en plus confrontés à des défis provenant d’autres champs – d’où l’importance du caractère généraliste.

Il faut enfin porter notre attention sur les modèles de financement, en lien avec le Ségur de la santé même si celui-ci n’épuise pas la question.

M. Jean Pineau, vice-président de l’UNAFORIS. Nous avons préparé des réponses aux dix-huit questions que vous nous avez envoyées. Nous en parlerons sans doute au cours de l’audition, et nous vous transmettrons des éléments complémentaires après ; enfin, nous avons préparé un dossier contenant des pièces annexes.

Les administrateurs de l’UNAFORIS sont obligatoirement des administrateurs d’IRTS ou d’EFTS. Trois quarts d’entre eux ont exercé dans la protection de l’enfance – j’ai moi-même été pendant des années le directeur général d’une association regroupant des structures de protection et d’éducation de l’enfance et de l’adolescence. Nous connaissons bien les sujets de l’enfance.

L’UNAFORIS siège au CNPE depuis sa création et y défend ses actions ; elle a d’ailleurs dû se battre pour rester au Conseil national, où elle représente tous les organismes de formation.

Mme Germaine Peyronnet, membre du bureau de l’UNAFORIS. Je n’ai rien à ajouter à l’exposé très complet de Chloé Altwegg-Boussac. Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La formation est un sujet crucial pour la protection de l’enfance. L’histoire explique largement la situation actuelle, point de vue que je détaillerai de façon exhaustive dans le rapport. Je pense qu’il faut procéder à des changements profonds compte tenu de l’évolution des connaissances scientifiques et cliniques sur les besoins fondamentaux des enfants, dont la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant a permis de bâtir un socle commun de définition.

Je pense que les diplômes français ne sont pas adaptés à la prise en charge et à l’accompagnement des enfants. Vous parlez de diplômes généralistes. Je me suis penchée sur les diplômes délivrés par l’État : ils ont tous un caractère généraliste. Pour donner quelques exemples, le diplôme d’État d’accompagnement éducatif et social permet de travailler dans les champs du handicap, de l’insertion sociale, de l’aide aux personnes âgées et de la protection de l’enfance ; le diplôme d’État d’assistant familial, dans la protection de l’enfance et l’accueil familial thérapeutique ; le diplôme d’État de moniteur-éducateur dans les domaines du handicap, de l’insertion sociale et de la protection de l’enfance ; même le diplôme de veilleur de nuit est généraliste. Pour accéder à beaucoup de ces formations, aucun diplôme n’est requis.

Notre commission d’enquête est la première à porter sur la protection de l’enfance au Parlement français. Il existe de nombreux rapports, notamment de l’Inspection générale des affaires sociales, qui prennent la poussière. Nous sommes à la croisée des chemins et notre commission d’enquête peut faire bouger les lignes. Pourquoi n’a-t-on jamais ouvert de formation spécifique à la protection de l’enfance ? Certes, un socle commun de connaissances dans le champ social est nécessaire, mais il doit être prolongé pour préparer à l’exercice d’un métier : ainsi, les magistrats acquièrent une formation généraliste avant de devenir juge des enfants. Un éducateur doit être formé pour prendre les bonnes décisions.

Avant d’être députée, j’ai été vice-présidente du conseil départemental du Val-de-Marne pendant douze ans, chargée de la protection de l’enfance et de l’adolescence. J’ai siégé, à ce titre, au CNPE. J’ai vu des jeunes de vingt ans arriver pour des stages dans des foyers de jeunes adolescents en crise : je vous garantis qu’ils n’ont pas choisi la protection de l’enfance après leur diplôme – sans même parler du jeune en stage d’observation qui s’est retrouvé à l’hôpital après des faits d’une extrême gravité.

Ces jeunes ne sont absolument pas armés pour travailler dans la protection de l’enfance. Pour s’occuper des petits, par exemple, on a besoin de bonnes postures professionnelles, de normes d’encadrement et de diplôme. Nous espérons d’ailleurs que la proposition de loi transpartisane déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale sera adoptée et fera bouger les choses.

Dans le domaine de la formation initiale et continue, la France accuse un grand retard, immense brèche dans laquelle s’engouffre le pire, à savoir l’intérim. C’est l’absence de norme, notamment pour les diplômes, qui explique l’essor de l’intérim libéral. J’étudie le sujet depuis longtemps et il me semble que la responsabilité est collective : je ne comprends pas pourquoi l’ensemble des acteurs, y compris les syndicats, n’ont pas su imposer une exigence à la hauteur des enjeux de la protection de l’enfance.

La nuit, les éducateurs ont été remplacés par des veilleurs dans les foyers. C’est totalement anormal. Certains enfants, très jeunes – cela peut être des petites filles de trois ans ‑, sont placés parce qu’ils ont subi des actes de barbarie de la part de parents mis en prison : ils ne dorment pas la nuit. Un veilleur de nuit peut-il les accompagner ? Évidemment non. Quand on voit le contenu de leur module de formation, il est clair qu’il n’est pas suffisant.

J’entends que vous voulez rester dans le champ social général. Pour moi au contraire, il est crucial de professionnaliser les métiers de la protection de l’enfance – les salaires devant suivre cette augmentation des compétences. D’autres pays ont développé des modèles différents. Dans le domaine du handicap par exemple, la Belgique est puissante. Notre commission d’enquête s’y rendra pour étudier son modèle, notamment la prise en charge des plus de 250 enfants de l’aide sociale à l’enfance (ASE) qui se trouvent en Belgique parce que la France a un problème pour prendre en charge le handicap, et dont nous ignorons les conditions du suivi.

Tous ces métiers exigent une formation de haut niveau, avec plusieurs étages : une formation initiale commune, puis un module de professionnalisation dans la protection de l’enfance, puis peut-être un autre dans le handicap. Actuellement, il y a très peu d’enfants handicapés moteurs : les handicaps sont majoritairement liés à des psychotraumatismes ou à l’autisme. Prendre en charge ces troubles du développement nécessite une formation spécifique. Pourquoi les formations restent-elles générales ? J’en comprends les raisons historiques mais, je vous le dis avec beaucoup de respect, je pense qu’en l’état, la formation initiale est obsolète.

La formation continue est elle aussi essentielle, car les recherches cliniques progressent. Pouvez-vous nous dire si elle attire beaucoup de monde ? Il existe des modules très intéressants de formation continue. Certains départements sont très avancés en la matière : ils y consacrent des moyens budgétaires, ils organisent certaines sessions sur le lieu de travail des agents parce qu’il est parfois impossible de quitter un groupe d’enfants. Mais ce n’est pas le cas partout. De façon globale, donc, comment se déroulent les formations continues, et sont‑elles demandées ?

Le jour où j’ai pris les fonctions dont je vous parlais au conseil départemental, en 2011, je me suis aperçue que certains agents n’avaient suivi aucune formation depuis vingt-cinq ans et n’avaient aucune intention de le faire. Nous avons changé les mentalités, mais le fait reste que notre système n’est absolument pas adapté. Il faut rendre la formation continue obligatoire.

Notre système de protection de l’enfance est à bout de souffle, en partie à cause de faiblesses historiques qui n’ont pas été corrigées. Il arrive à la croisée des chemins. L’une de nos collègues peut témoigner du grand intérêt de certains modèles universitaires. Ils doivent irriguer les travaux de recherche et le monde de l’enseignement supérieur doit nouer des relations avec les équipes sur le terrain pour accompagner les groupes professionnels. Mais surtout, il faut revoir l’organisation des choses. Il faut ouvrir les portes et les fenêtres et développer des idées à même de répondre aux besoins.

Par exemple, il convient de se retirer de Parcoursup, dont les conséquences sont catastrophiques. Nous avons rencontré des jeunes issus de l’ASE, âgés de vingt ans, très fragiles, qui sont déjà diplômés et qui vont trouver un travail parce qu’il y a des manques partout. Savoir que des jeunes aussi fragiles et peu formés que la jeune fille que j’ai rencontrée à Nancy vont bientôt devenir éducateurs d’enfants m’inquiète fortement : ce n’est pas ce que je veux pour la protection de l’enfance. Il faut des gens plus solides, plus âgés. Les choix de Parcoursup se font par défaut, si bien qu’en Île-de-France environ la moitié des étudiants quittent les écoles de formation au cours de la première année. À l’issue de la seconde année, 30 % d’étudiants supplémentaires arrêtent la formation – bref, les écoles sont vides. Les métiers de la protection de l’enfance n’attirent plus.

Il y a donc un problème à la fois d’orientation, de formation initiale et continue, de projet pédagogique, de prise en compte de la spécificité d’un enfant souffrant de psychotrauma. Dans la protection de l’enfance, il est rare de rencontrer des enfants qui vont très bien ! Même s’ils font semblant, ils ont beaucoup de fragilités. Quand on voit leurs dossiers, on se dit qu’il faut être sacrément outillé et formé pour s’en occuper, et qu’il faut travailler de façon pluridisciplinaire : s’occuper de jeunes qui ont autant de difficultés ne peut pas être seulement le travail d’un éducateur.

Si nous avons envie d’avancer sur la question des normes pour améliorer la prise en charge des enfants, la formation est aussi un socle très important. J’attends de vous que vous nous disiez comment nous pourrions faire bouger toutes ces lignes qui restent à peu près les mêmes depuis soixante, voire cent ans – le poids de l’histoire, encore. La situation a pourtant beaucoup évolué, et je ne parle pas que du bâti ! Que pensez-vous de tout cela – changer la formation initiale, développer un socle de formation spécifique à la protection de l’enfance, diversifier un peu les parcours ?

J’en viens au rapport de la Banque des territoires. Vous y avez déjà répondu dans la presse mais il est important de l’évoquer aussi devant notre commission. Les auteurs du rapport expliquent que, pour « contribuer à l’attractivité des métiers de la prévention et de l’accompagnement », il faut « investir dans des établissements de formation de l’ASE », « favoriser le passage à l’échelle des solutions innovantes » – j’ignore ce que cela inclut –, créer une plateforme commune à l’ensemble des professionnels pour qu’ils puissent « accéder à des formations standardisées, partager des connaissances et des pratiques éprouvées et s’informer sur les dernières évolutions du secteur », « s’appuyer sur la plateforme Mon compte formation pour mobiliser des dispositifs existants », « développer les formations par la voie de l’apprentissage dans les professions de l’ASE », « engager une nouvelle action du programme Compétence et métiers d’avenir » et « assurer une meilleure qualité de vie au travail pour les professionnels de l’ASE ». Sans normes, il est très difficile de favoriser la qualité de vie au travail : il faudra donc que nous avancions sur plusieurs sujets en même temps. Il est également question dans le rapport de créer un « data hub de l’enfance protégée ». Je passe sur la suite et je ne dirai pas ce que je pense de ce rapport, car ce n’est pas l’objet de cette audition : je préfère me concentrer sur vous.

Enfin nous sommes plusieurs à nous intéresser, depuis très longtemps, au Québec, dont l’exemple irrigue beaucoup de travaux. Une des grandes chercheuses de l’université McGill est récemment venue faire des formations, avec Anne Devreese, pour les agents du Nord. Il existe des connaissances très poussées en matière de formation chez les chercheurs et on s’inspire beaucoup des Québécois, qui sont prêts à venir aider en France. J’aimerais avoir votre avis sur les passerelles qui pourraient être créées avec leurs très intéressants modules de formation.

M. Jean Pineau. Nous partageons beaucoup de choses. Vous avez raison, la question du contenu des formations a une histoire. Vous avez parlé de cent ans ; il faut néanmoins se rappeler que le diplôme d’éducateur spécialisé est beaucoup moins vieux.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il a été créé dans les années 1970.

M. Jean Pineau. Je crois faire partie des premiers à l’avoir obtenu, même si je n’ose plus le dire après votre intervention.

Ce qui a empêché le secteur d’évoluer beaucoup, vous l’avez sûrement en tête, c’est que les conventions collectives ont complètement enfermé la question des contenus des diplômes. Nous en sommes tous responsables.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. C’est pour cette raison que j’ai parlé de l’historique.

M. Jean Pineau. Qu’il y ait un socle commun, oui, et des formations spécifiques, sûrement, mais en faisant attention au parcours professionnel que les salariés pourront avoir dans la durée. Il ne faut pas se remettre dans des tuyaux d’orgue : quelqu’un qui démarrerait sa carrière dans la protection de l’enfance ne doit pas se retrouver enfermé à cause d’une formation très spécifique. Je suis, je vous l’ai dit, un ancien directeur général d’association : j’ai toujours pensé que je serais bien embêté si je devais encore être éducateur spécialisé à soixante ans.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous avons donc besoin d’un socle.

M. Jean Pineau. Le type de convention collective que nous avons ne permettait pas…

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Vous parlez bien de celle de 1966 ?

M. Jean Pineau. Oui, vous avez raison de le préciser. C’est la plus importante dans le secteur de la protection de l’enfance. Elle ne permettait pas la reconnaissance des formations suivies en parallèle, c’est-à-dire que celles-ci n’avaient pas d’effet sur le parcours et la rémunération des salariés – je ne dis pas que le contraire serait suffisant, mais ce ne serait pas rien.

S’agissant de Parcoursup, vous avez tout à fait raison. Quand on a dix-neuf ou vingt ans et que le travail social est son septième choix, on n’a pas besoin d’aller dans un foyer d’adolescents en grande difficulté, comme ceux que vous avez évoqués, pour se trouver déboussolé : des petits de six ou sept ans peuvent y suffire, simplement par leur façon de parler et d’aborder les adultes. Je ne sais pas s’il faut conserver ou non Parcoursup, c’est votre responsabilité. Ce que je peux dire en revanche, c’est que ce système nous a permis de trouver des personnes plus âgées qui n’auraient jamais songé à se tourner vers nous autrement. Je ne sais pas dans quel sens penche la balance – je n’ai pas étudié la question – mais Parcoursup nous a ainsi permis de trouver des profils intéressants, ayant souvent une expérience dans d’autres secteurs que le nôtre.

Le CNPE essaie de construire une expérimentation limitée à la protection de l’enfance, car c’est notre « petit » champ d’action, qui va dans le sens de ce que vous suggérez. Il s’agit d’aller chercher dans les facs des populations qui n’auraient pas imaginé vingt secondes qu’elles pourraient venir à nous en passant par les diplômes historiques. Nous y croyons beaucoup et nous espérons pouvoir faire une proposition en ce sens cette année. Nous espérons aussi, au CNPE, à l’UNAFORIS et dans nos associations, qu’il sera possible de développer cela dans d’autres filières.

J’ai trouvé dans votre intervention un écho à toute mon expérience professionnelle. Nous sommes confrontés, il faut le dire, à des non-réponses. Comment faire évoluer les choses ? Sûrement avec des formations spécifiques, mais il faut dire que nous ne sommes plus du tout dans la grande époque que j’ai connue, quand il y avait des lignes de formation continue assez importantes dans tous nos budgets. Aujourd’hui, si une grosse association a un peu de marge, une petite n’en a aucune. La question qui se pose est donc de savoir comment faire.

Une autre question, et cela ne vous surprendra pas de la part du CNPE, est celle des normes. Il y a dix ou quinze personnes ici, trois ailleurs… Tant qu’on n’aura pas dit que ça suffit…

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. C’est ce que nous faisons.

M. Jean Pineau. Je le sais, et tant mieux. Mais tant qu’on n’aura pas réglé ce problème, on n’avancera pas.

Peut-être faut-il aussi que les employeurs se responsabilisent de nouveau en ce qui concerne la formation. Elle repose en grande partie sur eux, dans le montage historique que vous avez rappelé. Pendant des années, tant qu’il n’y avait pas de problème d’attractivité, la question ne s’est pas tellement posée, mais c’est le cas aujourd’hui. Cela fera peut-être partie des orientations que vous retiendrez dans votre rapport. Vous avez dit que vous étiez la première commission d’enquête sur le sujet mais j’ai eu la chance d’être auditionné, il y a deux ans, par le sénateur Bonne dans le cadre de ses travaux sur la protection de l’enfance. Je lui ai dit que j’étais intéressé par une réflexion sur le contenu des formations, mais j’ai aussi essayé de lui rappeler gentiment que si nous n’avions pas de clients, il ne servait pas à grand-chose de mettre au point de belles formations.

Il faut absolument se demander comment retrouver de l’attractivité. Cela ne pourra pas être seulement une question de rémunération. Celle-ci est tout à fait importante et il faut y travailler, je ne dis pas le contraire, mais cela ne réglera pas tout. Il faut aussi des formations plus spécifiques, des normes, des parcours professionnels – même si je suis mal placé pour en parler, puisque tout le monde ne peut pas finir directeur général. On doit avoir un avenir quand on entre dans cette profession. Les formations spécifiques sont importantes mais il ne faudrait pas tomber, pour autant, dans des tuyaux d’orgue dont on ne pourrait plus sortir.

Des jeunes en très grande difficulté peuvent venir chez nous, vous l’avez dit, mais nous avons aussi des jeunes très volontaires qui ont envie d’apporter leur petite pierre à une éducation de plus en plus difficile. Le travail social que j’ai connu quand j’ai commencé en 1974 n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui, qu’on soit en milieu ouvert ou en hébergement, même sans tomber sur les situations, de plus en plus nombreuses, que vous avez évoquées. Il faut vraiment mener une réflexion collective à ce sujet. Si nous sommes très honorés que vous nous entendiez, comme Chloé l’a dit, c’est parce que nous ne sommes pas simplement des constructeurs de formation : nous avons avant tout une responsabilité partagée avec les employeurs – et avec vous, parce que les choses ne bougeront pas autrement.

Enfin, au cours des quarante dernières années, il a manqué une volonté étatique en matière de recherche dans le secteur. On ne peut pas se contenter de parler d’évolution. Vous avez pris l’exemple du Québec mais il y a, moins loin, les pays d’Europe du Nord. Quel type de recherches a-t-on vraiment menées en France ? Pendant des années, on a dit qu’il fallait déjudiciariser et on a pris des décisions en ce sens, mais sur quoi s’est-on appuyé pour cela ? Au final, on prononce autant de placements, y compris en première intention, ce qui renvoie à la question de la prévention générale. Il est toujours question de « protection de l’enfance » mais, dans les centres de formation, nous pensons qu’il s’agit plutôt d’enfance et de famille : si la question était abordée sous un autre angle qu’aujourd’hui, on pourrait enfin imaginer réduire les placements directs, qui arrivent trop tardivement et dans des situations catastrophiques, comme vous l’avez souligné. Quels que soient les moyens mis en place, plus on laisse passer du temps, plus il est difficile de bien accompagner les enfants et de leur permettre de devenir des adultes qui trouvent leur place dans notre société. Nous avons tous intérêt à vraiment faire évoluer la situation.

Mme Germaine Peyronnet. Je mettrai pour ma part l’accent sur la formation continue. Des professionnels sont déjà en poste, et ceux qui sont très jeunes gagneront un jour en maturité. La formation continue pourra les conduire vers une expertise plus grande dans la protection de l’enfance. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas faire évoluer le socle des formations initiales, mais que l’enjeu majeur est la formation continue. Il se trouve que je suis plutôt, dans mes engagements associatifs, dans le champ du handicap, mais justement : les professionnels veulent bouger. C’est pourquoi il faut aussi un accompagnement à la prise de poste, ce qui est différent. Quelque chose est vraiment à concevoir – et à financer, car la véritable question est là. Les employeurs n’ont pas nécessairement les moyens de financer la formation et de dégager le temps nécessaire. Il y a des MECS (maisons d’enfant à caractère social), par exemple là où je suis engagée, dans l’Essonne, qui ont tout le temps des postes vacants ! Comment dégager du temps pour permettre aux professionnels de continuer à se former et à réfléchir ?

Vous avez évoqué la question extrêmement intéressante des veilleurs de nuit. Quels que soient les secteurs – personnes âgées, personnes handicapées ou enfants – c’est un véritable problème. Vous avez raison, les veilleurs de nuit sont sous-équipés pour apporter des réponses à ce qui se passe la nuit – et il se passe beaucoup de choses. À une époque, les éducateurs travaillaient – et accompagnaient – la nuit, mais la convention collective et les 35 heures ont fait que ce n’est quasiment plus possible pour les employeurs. Comment faire pour que des veilleurs de nuit, qui ont un salaire de base, soient suffisamment équipés pour accompagner des enfants qui sont en panique et ont des troubles divers ?

S’agissant de la transversalité des formations, nous sommes sollicités dans l’Essonne au sujet d’enfants qui relèvent à la fois de la protection de l’enfance et d’un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique ; c’est classique. Comment avoir une formation permettant de répondre à la diversité des troubles ? Il en va de même pour tous les enfants qui viennent du champ de l’exclusion : dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale qui accueille des familles en grande difficulté, y compris des enfants petits, comment prendre en compte la diversité des problématiques et des accompagnements potentiels ?

Cette complexité est en tout cas mieux identifiée aujourd’hui qu’il y a trente, quarante ou cinquante ans. Non seulement il existe des découvertes dont il faut faire quelque chose dans le champ de la formation, mais la diversité des problématiques fait qu’on a besoin d’une culture assez large, qu’on soit dans le champ de l’exclusion, dans celui du handicap ou dans celui de la protection de l’enfance. Pour cela, la formation continue est un outil indispensable – mais encore faut-il trouver des moyens.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. Je reviens sur ce qui a été dit au sujet de l’extrême importance de la formation continue et de son insuffisant développement. Cela a été un des axes de diversification des EFTS au cours des dernières années, mais cela reste à mon avis tout à fait insuffisant. Par ailleurs, les modalités de la formation doivent être plus souples afin qu’elle puisse avoir lieu dans un contexte où il est compliqué pour les employeurs de libérer les salariés.

Par ailleurs, le champ social souffre d’un manque cruel de visibilité. L’inscription des formations dans Parcoursup a pu leur donner plus de visibilité mais elle a aussi généré une évolution des profils.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Parfois par défaut.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. Tout à fait.

La question de la visibilité rejoint celle du décloisonnement des champs, de l’ouverture, de la façon d’arriver à faire bouger les murs : c’est très paradoxal compte tenu des enjeux, mais la visibilité se fait est un peu par défaut, quand des problèmes se posent. L’idéal serait donc qu’on en ait moins besoin…

Les formations spécifiques sont appelées à se développer, dans un système comportant toutefois un socle commun assez solide. Nous avons travaillé avec le CNPE sur un projet de formation spécifique d’abord tourné vers la protection de l’enfance, mais cela soulève tout de suite la question des mobilités professionnelles – selon moi, les deux sont liés. Cela fait partie des aspects que nous devons affiner pour faire aboutir le projet, ou alors il faut que d’autres secteurs mettent en place leurs propres formations spécifiques. On nous a demandé pourquoi commencer par une formation spécifique dans la protection de l’enfance, mais justement, pourquoi pas ? Il faut bien commencer quelque part. Quoi qu’il en soit, le système actuel n’a pas été construit ni déployé de manière à permettre tous ces liens.

L’objectif de ce projet est de diversifier le vivier de recrutement en essayant de trouver de futurs professionnels qui n’ont pas forcément prévu de passer un diplôme d’État. Il s’agit de jeunes en cours de formation dans des disciplines diverses, qui veulent valider une licence. C’est un point important : ce ne sont pas des jeunes qui s’arrêtent, mais ils ne veulent pas nécessairement faire tout de suite un master. Ils veulent travailler et ils ont une appétence pour ces sujets, ou bien ils ont déjà travaillé sur la question de l’enfance d’une manière ou d’une autre. L’idée est que le dispositif leur permette de finir leur licence et d’acquérir en même temps un niveau minimal, comme une sorte de double cursus, en suivant des modules complémentaires qui leur permettront de devenir des salariés, dans le cadre d’un dispositif de prérecrutement et de présalariat.

Lorsqu’ils auront fini leur licence, ils entreront en fonction. Leur formation pourra être prolongée dans un continuum entre formation initiale et formation continue, permettant un accompagnement à la prise de fonctions – cela sur une durée qui ne doit pas être trop longue : on en resterait à un diplôme de niveau licence, mais une licence améliorée. Par ailleurs, ce système sera complémentaire du diplôme d’État, que d’autres gens voudront aussi continuer à passer, ce qui est très bien.

Il faut penser ce continuum dans un cadre où les EFTS auront une place centrale, de par leurs liens avec les employeurs, mais où les universités seront étroitement associées, pour que ce cumul entre la licence et la formation fonctionne. Il faut arriver à concevoir une maquette qui rende cela réalisable sans aboutir à deux formations en tuyaux d’orgue, comme disait Jean.

On ciblerait plutôt des étudiants en deuxième année de licence. Il faut continuer de penser les questions de sélection et de mobilité. Le projet n’est pas encore lancé, mais nous travaillons avec les employeurs, qui pourraient apporter une partie du financement. Il faudra trouver d’autres fonds avec les EFTS et leurs partenaires au niveau des universités.

Je reviens enfin sur la question de la recherche, qui me paraît centrale, sous l’angle de la capacité du champ social à produire de la connaissance avec ses méthodologies propres. Des spécificités existent, en matière de participation aux formations par exemple, ou de recherche-action. D’où l’intérêt pour le secteur d’avancer dans ce domaine – car il reste énormément à faire, je vous l’accorde : ce qui est fait aujourd’hui n’est pas du tout suffisant.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Nous en venons aux questions des députés.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je commence par une question qui m’est assez chère, celle de Parcoursup, dont j’ai vu l’évolution. Depuis 2019, les diplômes d’État d’éducateur spécialisé, d’assistant de service social, d’éducateur technique spécialisé et d’éducateur de jeunes enfants sont passés sur la plateforme de Parcoursup. Trois ans et quelques analyses plus tard, les résultats étaient catastrophiques. La rapporteure l’a dit, il y a beaucoup d’abandons dans les formations – plus de 50 % parfois. Des doubles recrutements sont organisés dans certaines filières, comme celle d’assistant de service social, tant on est loin de les remplir du premier coup. À l’étape d’avant, du côté des candidatures, les chiffres sont tout aussi catastrophiques : entre 2020 et 2022, on a perdu près de 40 % de candidats dans les formations au travail social. Il faut analyser ce qui se passe.

Nous sommes désormais cinq ans plus tard. Vous avez pour missions de former et de recruter. Vous réalisez forcément des enquêtes, comme tous les établissements de formation. Avez-vous des chiffres ? Quelles sont vos analyses ?

À mon époque, vers 2013, la moyenne d’âge des candidats au diplôme d’État était assez élevée, entre vingt-deux et vingt-quatre ans. Le regard porté sur ceux qui étaient plus jeunes était qu’ils n’allaient pas réussir. Vous recrutez désormais au niveau post-bac, à partir de dix-huit ans, ce qui a changé la moyenne d’âge, et on sait que les réorientations sont fortement discriminées par Parcoursup. Cela a-t-il des conséquences pour vous ? À mon époque toujours, le taux de réussite était proche de 100 %, mais ce n’est plus vrai. Comment analysez-vous tout cela ? Quelles sont en particulier les différences en matière de recrutement ? Le concours apportait-il quelque chose de différent par rapport à Parcoursup pour les métiers du travail social et du lien ?

Comment analysez-vous par ailleurs ce que certains appellent la crise de la vocation et que je qualifie pour ma part de crise des métiers, car il n’existe pas forcément de vocation ? Je rappelle que, d’après vos propres chiffres, 25 % des postes d’éducateur spécialisé étaient vacants en 2023 dans une grande majorité de régions et que, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, 50 % des professionnels du travail social envisageaient en 2022 de quitter leur poste dans les cinq ans. C’est catastrophique alors qu’en parallèle l’augmentation des besoins en protection de l’enfance n’est plus à prouver et qu’il existe un sur-usage de l’intérim, voire des recrutements de personnes non qualifiées, qui ne sont pas passées par des écoles de formation, ce qui est dramatique au regard du public vulnérable qu’elles accompagnent, qu’il s’agisse de handicap, d’enfance ou de famille.

Par ailleurs, pouvez-vous approfondir le sujet du Ségur, que vous n’avez fait qu’évoquer ? Quelle est votre opinion, voyez-vous des changements à l’échelle nationale ? Vous dites à juste titre que la rémunération n’est pas la seule réponse même si elle compte pour beaucoup. Pour avoir réfléchi à ces questions de recrutement, d’évolution et de revalorisation des métiers, où mettez-vous la priorité, que peut-on faire tout de suite ? Nous sommes nombreux à demander l’abrogation de Parcoursup mais il y a peut-être d’autres chantiers à engager.

Par ailleurs, connaissez-vous les conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE) ? Y avez-vous recours ? Au sein de ma promotion d’éducatrice spécialisée et même de toute mon école, toutes années confondues, j’ai été la seule à poursuivre mes études après le diplôme ; j’ai aussi été la seule du département de sciences humaines et sociales à faire une thèse CIFRE, et la seule de l’université à préparer une thèse sur la protection de l’enfance. À l’échelle nationale, nous n’étions que deux en CIFRE avec une direction départementale de l’enfance et des familles. N’y a-t-il pas de votre part une action à mener pour promouvoir ce champ de la formation ? Les travailleurs sociaux sont des experts de leur pratique et les sujets à traiter ne manquent pas, comme on le voit en Belgique et au Québec. Avez-vous des chiffres sur la poursuite d’études après le diplôme d’État ? Dans quelle mesure sollicitez-vous les universités, et inversement ?

Vous avez évoqué un nouveau dispositif de formation. Les seuls diplômes reconnus étant la licence, le master et le doctorat, comment trouve-t-il sa place ? Les étudiants auront-ils à financer cette formation ? Comment seront-ils sélectionnés ?

Enfin, je voudrais que vous développiez ce que vous entendez en disant que le champ de l’intervention sociale est en difficulté.

M. Jean Pineau. La question du glissement après le diplôme d’éducateur spécialisé ne date pas d’aujourd’hui. À mon époque, cette formation permettait à de nombreuses personnes de reprendre des études sans nécessairement exercer par la suite. Pour ma part, je travaillais dans l’imprimerie après un CAP de conducteur offset. Nous avons été un certain nombre à entrer par cette porte avant de nous diriger vers autre chose, notamment vers des études de psychologie.

On utilise volontiers le terme de « vocation » ; il est vrai qu’avant la création du diplôme, en 1970, le secteur était historiquement une affaire de vocation.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. C’était du bénévolat.

M. Jean Pineau. C’est cela. Il est sûr que Parcoursup a représenté une perte, car beaucoup des jeunes que nous rencontrons ne nous placent qu’en cinquième ou sixième choix. Lorsqu’on nous a annoncé qu’il allait falloir passer sous les fourches caudines de Parcoursup, je vous assure que nous n’avons pas fait la ola ! Néanmoins, je l’ai dit, cela a permis à d’autres personnes d’intégrer nos formations : à Paris, le nombre d’étudiants a augmenté.

Mme Germaine Peyronnet. Chez nous aussi.

M. Jean Pineau. Je regrette seulement que Parcoursup ait signé la fin des sélections en présentiel, qui étaient pour nous l’occasion de rencontrer les candidats et de juger de leur niveau de maturité.

S’il faut changer une chose, c’est la convention collective de 1966, qui nous enferme et bloque toute évolution. Il n’est évidemment pas normal que les jeunes éducateurs des grandes villes touchent une rémunération avoisinant le SMIC. Moi qui ai dirigé une grosse association, j’ai toujours vu nos salariés dans une situation économique terrible, souvent plus basse que celle des enfants que nous prenions en charge. Ainsi, en 2010, certains de nos salariés mangeaient beaucoup dans les foyers car ils ne le faisaient pas chez eux. Ce surplus de nourriture, je pouvais le financer mais un autre exemple, plus grave à mes yeux, était leur difficulté d’accès à la culture. Elle se traduisait par deux pratiques opposées : certains n’emmenaient jamais leurs jeunes au cinéma, car ils ne pouvaient pas se le permettre, tandis que d’autres saisissaient la possibilité dès qu’elle se présentait.

Cette réalité, il faut la connaître. Toutefois, il n’y a pas que le salaire : il faut aussi présenter aux jeunes qui se destinent à travailler dans la protection de l’enfance les parcours et les formations qui s’offrent à eux. Dans les années 1970, nos formateurs nous disaient que le diplôme d’éducateur spécialisé, c’était comme le permis de conduire : ils signifiaient par là que nous devions continuer de nous former tout au long de la vie. Mais à l’époque, les employeurs avaient des lignes budgétaires allouées à la formation continue. Ce n’est plus le cas.

Pendant des années, beaucoup d'associations, qui étaient payées au prix de journée, pratiquaient la suractivité à l’année n-2 pour augmenter leur budget : lors du bilan, on trouvait un accord avec les départements, qui acceptaient de verser ces moyens supplémentaires si l’association avait un projet spécifique. Je ne dis pas que les départements reprennent leurs crédits désormais, mais la situation économique est si difficile que leur budget ne permet pas toujours une telle souplesse.

L’établissement d’un socle commun est excessivement important. C’est ce qui permet d’évoluer par la suite. Pendant des années, la protection de l’enfance – moi le premier – n’a pas communiqué du tout sur ce qu’elle faisait. C’est un grand tort, car personne ne sait ce qui s’y passe et on n’en parle que quand quelque chose va mal. Elle fait pourtant beaucoup de choses très bien, et les départements aussi. Ce socle commun est une des questions à traiter, avec la rémunération et la convention collective.

Je suis l’un des acteurs du projet du CNPE qui a été évoqué. En l’état actuel de la convention collective, les salariés qui n’ont pas encore obtenu leur diplôme d’éducateur spécialisé touchent la rémunération la plus basse de la grille sans accumuler d’ancienneté. Nous plaidons auprès de Nexem, le syndicat d’employeurs le plus important, et de la Banque des territoires pour que l’année ou les dix-huit mois de stage soient payés et comptabilisés dans l’ancienneté.

Mme Germaine Peyronnet. Les conditions économiques expliquent à la fois la crise des métiers et l’abandon des étudiants. En tant que trésorière de l’Institut de recherche et de formation à l’action sociale de l’Essonne, je constate qu’effectivement certains étudiants abandonnent parce qu’ils s’aperçoivent, lors des premiers stages, que le travail est loin de la représentation qu’ils en avaient, mais que d’autres nous disent clairement qu’ils ne tiendront pas trois ans du point de vue financier. Nous réfléchissons aux réponses à apporter à leurs difficultés, y compris par la création de banques alimentaires – parce que, oui, manger est un problème pour eux.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. L’inscription de nos formations dans le cadre LMD (licence, master, doctorat) a encouragé la poursuite des études – un rapport de la FNEMS (Fédération nationale des étudiant·e·s en milieu social) le montre et nous allons creuser le sujet. Parallèlement, les besoins sur le terrain de personnel au niveau licence sont très importants.

Il nous apparaît clairement que Parcoursup a conduit à l’augmentation du nombre de candidats dans un contexte de perte d’attractivité du métier, ce qui pose la question de la sélection ainsi que celle du nombre d’abandons en cours de formation.

Le Ségur, dans le champ de la formation, a été positif du point de vue des conditions de travail et de la rémunération. Il répondait à une demande ancienne – et nous avons été longtemps les « oubliés du Ségur ». Toutefois, il n’est pas financé et représente une charge supplémentaire pour les établissements de formation en travail social.

Le projet du CNPE consiste en une double qualification de niveau licence. Nous n’avons pas encore déterminé si la deuxième qualification devait plutôt être inscrite au registre national des certifications professionnelles ou au registre spécifique des certifications et habilitations pour favoriser la mobilité professionnelle. La cible, ce sont les étudiants de licence.

M. Jean Pineau. Du point de vue des établissements de formation, le Ségur a eu une conséquence très claire : les petites structures ne passeront pas l’année 2025. Nous avons certains centres de formation qui ne comportent qu’une filière, avec trois permanents ! Leur trésorerie ne tiendra pas. À Parmentier, qui est une grosse structure, le Ségur, sur la partie subventions régionales, représente 300 000 euros par an. Or nous ne toucherons rien en 2024, ni en 2025. Dans ces conditions, nous passerons 2025, mais pas 2026.

Il faut que les salariés soient mieux payés, bien sûr, mais cette décision qui s’impose aux employeurs met en danger de nombreuses structures qui étaient déjà sur un fil. Il y a deux ans, avant même le Ségur, l’UNAFORIS a, pour la première fois de son existence, interpellé la direction générale de la cohésion sociale sur la situation économique des centres de formation. On ne peut pas à la fois vouloir améliorer les centres et les placer dans une situation qui les oblige à fermer. Si je reprenais ma casquette de directeur général de l’association Jean Cotxet, j’en dirais tout autant pour un certain nombre de nos camarades de la protection de l’enfance – la séparation entre le public et le privé, dans ce domaine, ayant toujours revêtu à mes yeux un caractère ésotérique ; nous sommes dans le même camp.

Mme Katiana Levavasseur (RN). Dans votre introduction, vous sembliez critiquer l'intérim. Ce type de contrat est en augmentation pour pallier le manque d'effectifs. Ne faut-il pas continuer à y recourir tout en préparant une large campagne nationale de recrutement, en s’attachant à rendre attractif ce métier et en réformant la formation, en accord avec les principaux concernés ?

M. Jean Pineau. Non. Derrière l’intérim, il y a la déqualification ; derrière l’intérim, il y a le lucratif. Je ne crois pas que le lucratif puisse jamais apporter la moindre réponse en matière d’accompagnement social. Toutes les associations du secteur sont à but non lucratif. Je rappelle par ailleurs que l’intérim coûte excessivement cher : compte tenu de la situation économique et du changement de la société, certains travailleurs sociaux diplômés préfèrent les contrats à durée déterminée car, outre qu’ils se sentent moins accrochés à leur employeur, cela leur permet de toucher une prime de précarité à la fin du contrat.

Si la France s’engageait sur la voie de l’intérim, le travail social perdrait sa valeur – ce qui ne veut pas dire qu’il ne doit pas évoluer.

Mme Germaine Peyronnet. Nous avons recours à l’intérim quand des postes sont vacants, pour assurer la sécurité des enfants. Mais il ne suffit pas. Une présence trop séquencée rend difficile d’accompagner ces enfants, qui ont des difficultés à créer des liens sociaux, vers une perspective relationnelle plus construite.

M. Jean Pineau. Comment sont arrivés les surveillants ou veilleurs de nuit dont nous parlions tout à l’heure ? À la suite d’une décision européenne selon laquelle toutes les heures de travail devaient être rémunérées à l’identique. À Jean-Cotxet, cela représentait 52 créations de postes, pour 400 travailleurs sociaux ! Ils étaient la seule solution du point de vue économique pour les départements – même si, comme le soulignait Mme Santiago, certaines associations continuent d’employer des travailleurs sociaux en parallèle des surveillants de nuit.

Au risque de passer pour un vieux réactionnaire, je dois dire que, dans notre secteur comme dans d’autres, les 35 heures n’ont pas fait que du bien. La multiplication d’adultes dans la vie de ces enfants qui se trouvent en situation d’insécurité pleine et entière a un effet négatif, quelle que soit la valeur des adultes en question. Je ne propose pas de repasser à 80 heures, mais il faudrait peut-être réfléchir à d’autres modalités de travail. Le problème, c’est qu’en raison de la convention collective tout changement risque de se traduire par une perte de salaire. Il faut complètement changer de logiciel.

M. Denis Fégné (SOC). Quand j’ai passé mon diplôme d’éducateur, en 1985 à Toulouse, nous devions rendre un devoir de psychopédagogie et passer un entretien oral de culture générale. Je me rappelle encore le sujet du devoir : « Fernand Deligny : “Il y a trois fils qu’il faudrait tisser ensemble : l’individuel, le familial, le social.” Commentez. » Cela existe-t-il toujours ?

Deuxièmement, il existait dans les années 1980 un statut d’éducateur pré-stagiaire qui permettait aux gens comme moi, venus d’autres métiers, d’effectuer des remplacements pendant les trois ans que durait leur formation. Cela les aidait à manger et à vivre à peu près correctement. Existe-t-il toujours ?

Troisièmement, l’un des atouts du métier d’éducateur résidait dans le statut, garanti par la convention collective, et dans la formation tout au long de la vie professionnelle. Que préconisez-vous pour maintenir cette attractivité ? Il me semble qu’il faudrait davantage de fluidité dans la formation, qu’il s’agisse de la formation continue, en développement personnel ou sur l’analyse des pratiques, ou de la formation universitaire – avec le CAFDES (certificat d'aptitudes aux fonctions de directeur d'établissement ou de service d'intervention social), le CAFERUIS (certificat d'aptitudes aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale), le DSTS (diplôme supérieur en travail social), le diplôme en ingénierie sociale et la recherche-action.

M. Jean Pineau. Le statut n’existe que dans la fonction publique. Il ne faut pas oublier que l’associatif n’en a pas.

M. Denis Fégné (SOC). Il existe un statut d’éducateur dans la fonction publique territoriale. Je considère que la convention collective joue le même rôle dans le privé : pour moi, c’est un statut.

M. Jean Pineau. Il n’a pas la même fonction. Tout le secteur n’est pas couvert par la convention collective de 1966, laquelle n’est pas interprétée de la même manière par tous les départements et les associations. Le diable est dans les détails : par exemple, suivant la convention collective, l’ancienneté est calculée à partir de la date d’entrée dans l’association et non à l’échelle de la carrière. Le statut de la fonction publique, lui, est valable sur tout le territoire, ce qui est le minimum en démocratie.

La convention collective doit évoluer. Il faut abandonner la référence fermée à un diplôme, qui ne permet aucune souplesse. Il faut également donner de la lisibilité sur le parcours professionnel d’éducateur. Cela nécessite que les employeurs s’impliquent dès la formation, ce qu’ils n’ont pas toujours fait car, pendant des années, la recherche de salariés n’était pas un problème pour eux.

La formation en cours d’emploi a disparu. À mon époque, où la formation durait quatre ans, on pouvait effectivement passer 50 % du temps en formation et 50 % chez l’employeur. J’ajoute que, parmi les décrochages en formation initiale, on compte de nombreux étudiants qui passent en apprentissage pour des raisons économiques.

En tant que vice-président du centre de formation Paris-Parmentier, je vois des étudiants passer le diplôme d’éducateur spécialisé ; deux ans plus tard, ils se présentent au CAFERUIS ; deux ans plus tard, ils se présentent au CAFDES. Je ne dis pas qu’aucun d’entre eux n’a la capacité de réussir ce type de parcours, mais beaucoup n’ont pas la maturité nécessaire et ne le tentent que pour des raisons économiques.

Nos relations avec les universités sont anciennes, du moins pour les grands centres de formation – un petit EFTS monofilière n’a évidemment pas les moyens de faire de la recherche. Quand je travaillais à Jean-Cotxet, nous étions déjà en contact avec de nombreux centres de formation d’Île-de-France pour le DSTS.

Il faudra sûrement établir un socle commun pour favoriser le travail interdisciplinaire, afin d’éviter que chacun ne travaille dans son coin – les assistantes sociales d’un côté, les éducateurs spécialisés de l’autre. Il ne faut pas que les spécialisations enferment. Dans le secteur, si vous voulez changer sans prendre du grade, on vous regarde de travers en pensant que vous êtes en difficulté ! Pourtant, l’encadrement n’est pas une fin en soi. On peut tout à fait souhaiter une évolution professionnelle sans grimper les échelons. Voilà ce que j’entends par « lisibilité ».

Enfin, il faut redonner des moyens à la recherche. Les CIFRE ont toujours existé : Jean-Cotxet en a toujours eu et, à mon époque, il y en avait trois ou quatre par an en Île-de-France – mais c’était un chemin de croix pour obtenir les financements. Il ne serait pas superflu d’alléger certaines procédures administratives.

Mme Germaine Peyronnet. L’apprentissage est un enjeu majeur à plusieurs titres. Il représente un complément économique non négligeable pour les centres de formation ; la baisse annoncée des financements qui y sont alloués a des conséquences à la fois pour les étudiants et pour les établissements.

M. Denis Fégné (SOC). Le statut d’éducateur pré-stagiaire n’existe plus ?

M. Jean Pineau. Non. L’équivalent, sous un nom différent, serait l’apprentissage.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Pensez-vous qu’il faille supprimer les 35 heures, ou du moins donner la possibilité de les dépasser ?

M. Jean Pineau. Les supprimer, sans doute pas, mais il faudrait permettre des dérogations.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Oui, c’est comme cela que je l’entendais. Pensez-vous qu’une aide au logement destinée aux personnes qui pensent à renoncer à ce métier pour des raisons économiques serait judicieuse ?

Mme Germaine Peyronnet. De toute évidence, oui.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. Il faut préciser que les personnes qui suivent la formation au diplôme d’État, gradé en licence, n’ont pas toutes le statut d’étudiant et ne bénéficient pas des mêmes droits. C’est un vrai problème.

M. Jean Pineau. J’insiste sur le fait que la dérogation aux 35 heures n’est pas une question de principe mais une nécessité pour le suivi des jeunes. Ces derniers voient trop de monde passer devant eux. Par ailleurs, le travail pluridisciplinaire est compliqué quand l’équipe de nuit n’est pas présente en journée.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Vous avez dit tout à l’heure que, tant qu’on n’aurait pas réglé le problème des normes, on n’avancerait pas. Pourriez-vous préciser votre pensée ? Pensez-vous qu’il faille définir des normes, prévoir des sanctions pour qu’elles soient mieux respectées ?

M. Jean Pineau. Oui, il faut créer des normes. Il n’y en a aucune actuellement ; les associations, les départements font comme ils l’entendent. Tant qu’on n’aura pas dit que, pour telle situation, il faut tel socle minimal, nous nous retrouverons dans des situations difficiles.

Ce n’est pas à nous de nous prononcer sur la question des sanctions. Du point de vue éducatif, je considère simplement qu’il ne faut annoncer une sanction que si l’on est capable de l’appliquer.

Mme Germaine Peyronnet. Si une norme était édictée, elle serait opposable aux départements. Si la norme exigeait par exemple deux éducateurs à partir d’un certain nombre d’enfants, cela nous permettrait de réclamer le budget correspondant.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Puisque certains de nos collègues ne connaissent pas en détail le sujet de la protection de l’enfance, je tiens à corriger un point de votre question, madame la présidente : les normes n’existent pas. Nous en parlons depuis le début de la commission d’enquête.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Madame la rapporteure, vous n’êtes pas ici pour me corriger. Cette intervention est déplacée. Je ne me suis peut-être pas bien fait comprendre mais je voulais que M. Pineau précise son propos parce que, à ma connaissance, il existe bien des chartes.

Vous avez également dit, monsieur Pineau, que les choses ne se passaient plus comme à votre époque. Qu’entendez-vous par là ? Y a-t-il des choses que vous regrettez ?

M. Jean Pineau. Je ne regrette rien, car la société a évolué. J’ai connu des foyers où l’on disait à des enfants de dix ans de se mettre en rang deux par deux pour aller au réfectoire. Imaginez-vous cela de nos jours ? Quand j’étais éducateur, à vingt-quatre ans, j’étais un vieux pour eux, mais on ne m’a jamais traité de vieux c…, pour rester poli. Aujourd'hui, cela arrive, et même pire.

Il faut s’adapter au changement. Cela passe par la formation continue. Ce que nous faisions il y a quinze, dix ou cinq ans n’est plus forcément d’actualité et nul ne sait ce que nous ferons dans dix ans. J’espère que nous aurons évolué.

Il y a d’autres façons d’envisager les choses. Au début de l’audition, vous avez fait référence à d’autres systèmes à l’étranger qui fonctionnent bien. Dans certains pays, il n’existe pas de placement familial financé, en Pologne par exemple : c’est la famille élargie qui recueille l’enfant, avec un accompagnement. Le fil conducteur, ce qui doit nous animer, c’est l’intérêt des familles.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Concernant la révision du décret de 1966, une proposition de loi transpartisane portant sur les normes de diplôme et sur le taux d’encadrement a été déposée à l’Assemblée nationale. Nous ignorons la date de son examen, que nous souhaitons la plus proche possible. Le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux, grande organisation dont nous avons auditionné les représentants, a participé à l’élaboration de ce texte, dont l’adoption constituerait une grande avancée.

Les sujets de la formation initiale et continue, du taux d’encadrement, des salaires et de la recherche doivent pouvoir être discutés par l’ensemble du secteur. Dans cette optique, je proposerai la création d’un comité de filière, à l’image de celui installé pour la petite enfance – car se pencher sur les métiers du lien, notamment ceux de la protection de l’enfance, est une urgence absolue. Cela vous semble-t-il une bonne piste ?

M. Jean Pineau. Absolument. C’est pour cela que j’ai insisté sur le rôle de l’UNAFORIS et du CNPE pour promouvoir certains projets, qui en ont fortement besoin.

Mme Béatrice Roullaud, présidente. Vous pourrez compléter vos réponses par écrit en transmettant des éléments à la présidente et à la rapporteure de la commission d’enquête.

Mme Chloé Altwegg-Boussac. Nous avons déjà préparé deux dossiers et nous étaierons certaines de nos réponses par écrit d’ici au début du mois de février.

M. Jean Pineau. Nous restons à votre disposition pour toute nouvelle question que vous auriez.

 

La séance s’achève à dix-sept heures dix.

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Ségolène Amiot, Mme Anne Bergantz, M. Philippe Bonnecarrère, M. Olivier Fayssat, M. Denis Fégné, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Tiffany Joncour, Mme Christine Le Nabour, Mme Marianne Maximi, Mme Marie Mesmeur, Mme Sophie Mette, Mme Laure Miller, Mme Isabelle Santiago

Excusée.  Mme Anne-Laure Blin