Compte rendu
Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
– Audition, ouverte à la presse, d’associations gestionnaires de maisons d’enfants à caractère social (MECS) en outre-mer 2
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Nadia Negrit, conseillère départementale de Guadeloupe, présidente de la commission Enfance, famille, jeunesse 12
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Audrey Thaly-Bardol, conseillère exécutive chargée des solidarités et de la santé au sein de la collectivité territoriale de Martinique 23
– Présences en réunion................................33
Jeudi
16 janvier 2025
Séance de 13 heures
Compte rendu n° 16
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Laure Miller, Présidente de la commission
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La séance est ouverte à treize heures.
La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, d’associations gestionnaires de maisons d’enfants à caractère social (MECS) en outre-mer :
– pour la Guadeloupe : Mme Malissa de la Cruz, directrice de la maison d’accueil, d’éducation et d’insertion (MAEI), association pour la promotion des actions d’insertion (APAI), Mme Katia Aloph, psychologue, Mme Monique Calmo, cheffe du service de placement à domicile, et M. Aristide Pommier, éducateur spécialisé.
– pour la Martinique : Mme Mirella Mencé, cheffe de service de la MECS La Ruche, et M. Laurent Filin, adjoint de direction ;
– pour La Réunion : Mme Mery-Gladys Barret, directrice générale de l’association Fekler (groupe SOS), et M. Christophe Burel, directeur du pôle MECS.
Mme la présidente Laure Miller. Nous reprenons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance par une audition spécifiquement consacrée aux outre-mer, réunissant différentes associations gestionnaires de maisons d’enfants à caractère social (MECS).
Notre commission d’enquête avait à cœur d’aborder le sujet de la protection de l’enfance dans les outre-mer et, compte tenu de votre expérience de terrain, vous pourrez nous éclairer sur les spécificités des enjeux de vos territoires, notamment les motifs de placement et les structures d’accueil.
Un rapport de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (CNAPE) d’octobre 2021 souligne que les associations d’outre-mer doivent faire preuve d’inventivité et déployer des dispositifs innovants pour répondre aux problématiques spécifiques de ces territoires. Avez-vous quelques exemples à nous donner ?
Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande au préalable de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Mirella Mencé, M. Laurent Filin, Mme Mery-Gladys Barret, M. Christophe Burel, Mme Malissa de la Cruz, Mme Katia Aloph, Mme Monique Calmo et M. Aristide Pommier prêtent serment.)
Mme Malissa de la Cruz, directrice de la maison d’accueil d’éducation et d’insertion (MAEI), association pour la promotion des actions d’insertion (APAI). Notre association, fondée en 1997, est implantée au sud de Basse-Terre en Guadeloupe, et dispose d’une MECS comprenant deux modules, l’un à Baillif, l’autre à Vieux-Habitants. Nous bénéficions d’une habilitation pour vingt-cinq jeunes, en l’occurrence vingt-cinq garçons âgés de sept à dix-huit ans. Notre service de placement à domicile se situe sur la commune de Vieux-Fort, avec vingt-quatre mesures de placement qui concernent des garçons et des filles âgés de zéro à dix-huit ans.
L’association emploie trente-sept salariés sur le site, principalement des éducateurs, des assistantes sociales, des chefs de service et des psychologues qui travaillent sur le terrain afin d’accompagner au mieux les jeunes. Notre mission est exercée en partenariat avec le conseil départemental, qui nous confie les enfants et les adolescents.
M. Laurent Filin, adjoint de direction de l’association La Ruche. L’association La Ruche comprend trois établissements : un centre maternel, un foyer de jeunes travailleurs et une MECS. Notre association est très ancienne puisqu’elle existe depuis 1852 et intervient dans l’accompagnement des jeunes depuis les années 1970.
L’aide sociale à l’enfance (ASE) de la Martinique est notre partenaire privilégié et nous sommes en mesure d’accueillir soixante jeunes dans notre établissement. Nous disposons d’un agrément pour les jeunes de six à dix-huit ans, et jusqu’à vingt et un ans lorsqu’ils bénéficient d’un accompagnement dans le cadre d’un contrat jeune majeur, mais depuis quelques années nous nous consacrons exclusivement aux jeunes filles de quatorze à vingt et un ans. La plupart nous arrivent après des échecs dans des dispositifs de placements et présentent des comportements difficiles et très ancrés. Elles sont confrontées à divers problèmes sociétaux tels que la toxicomanie, l’errance, la fugue, la prostitution et les actes violents et sont souvent sujettes à des troubles du comportement. Pour répondre à ces défis, nous avons développé des services innovants, notamment une unité de prise en charge intensive et une cellule d’intervention spécialisée.
Mme Mery-Gladys Barret, directrice générale de l’association Fekler. L’association Fekler, anciennement connue sous le nom d’association d’aide et de protection de l’enfance et de la jeunesse (AAPEJ), existe à La Réunion depuis 1936. Depuis 2012, elle est membre du groupe SOS, créé en 1984, qui est un acteur majeur de l’économie sociale et solidaire à La Réunion. Le secteur jeunesse est le premier acteur associatif du groupe en métropole et en outre-mer, présent dans vingt-trois départements avec soixante-deux établissements et services d’aide sociale à l’enfance et de protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
L’association Fekler est organisée en trois pôles d’activité : un pôle social pour les adultes en grande difficulté, un pôle d’activité pénale comprenant un centre éducatif fermé (CEF), un centre éducatif renforcé (CER), un service d’investigation, un service de réparation pénale, et enfin un pôle de maisons d’enfants à caractère social.
Au 31 décembre 2023, le département de La Réunion, qui compte plus de 885 000 habitants, accompagnait 2 613 enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance ; 75 % ont été placés en famille d’accueil, 15 % en établissement et 10 % ont été confiés à un tiers digne de confiance. Le nombre de placements a augmenté de près de 18 % entre 2018 et 2023. Sur l’île, l’association Fekler est l’un des cinq opérateurs associatifs intervenant dans le domaine de la protection de l’enfance, aux côtés de la fondation Père Favron, l’association Apprentis d’Auteuil Océan Indien, la Croix-Rouge et de l’AEJR-ARPEJE (Association pour l’éducation de la jeunesse réunionnaise-Association pour l’éducation et la jeunesse). Elle dispose de six établissements de type MECS, financés par le conseil départemental, pour une capacité totale de 415 places.
Les difficultés rencontrées en matière de protection de l’enfance à La Réunion sont liées au contexte socio-économique fragile du territoire : fort taux de chômage, problèmes de logement, pauvreté élevée, vie chère et insularité. La reconnaissance de ces enjeux de territoire implique de mener une action globale et de coordonner les réponses à apporter aux besoins des enfants confiés à l’ASE dans le département, mais aussi au besoin d’accompagnement des familles en situation de précarité.
De manière générale, nous aimerions attirer votre attention sur plusieurs difficultés auxquelles nous nous heurtons et sur les besoins que nous éprouvons. Ainsi, il convient de renforcer l’encadrement au regard de la complexité des situations des mineurs orientés en MECS et d’améliorer l’accompagnement en MECS de parcours d’enfants dits en situation complexe présentant des besoins multiples et à double vulnérabilité. La coordination des intervenants des domaines de l’ASE, du médico-social, de la justice ou de la santé présente un déficit qui ralentit nos orientations et les prises en charge spécifiques. Nous constatons également la saturation du dispositif de placement en MECS, un manque de solutions d’accueil alternatives, une limitation des accueils dans le secteur du sanitaire et du médico-social, une défaillance dans la sécurisation des parcours d’insertion des jeunes sortant de l’ASE et des difficultés d’accès aux droits communs. Enfin, le manque de données probantes en matière de protection de l’enfance fait obstacle aux politiques publiques nécessaires dans les territoires ultramarins.
M. Christophe Burel, directeur du pôle MECS de l’association Fekler. Le pôle MECS de l’association Fekler est composé de deux établissements et neuf services, et accueille 141 jeunes répartis dans six internats – pour 81 places – et trois accueils de jour – pour 60 places. En internat, les jeunes de onze à seize ans sont uniquement des garçons, la mixité étant introduite à partir de seize ans jusqu’à vingt et un ans. En accueil de jour, les jeunes sont âgés de douze à dix-huit ans. Notre habilitation nous permet de recevoir également des jeunes qui relèvent du code de la justice pénale des mineurs (CJPM). Nous disposons de 110 ETP pour accompagner l’ensemble de ces jeunes au quotidien.
Mme la présidente Laure Miller. Quels dispositifs spécifiques avez-vous mis en place pour répondre à vos problématiques territoriales, comme mentionné dans le rapport de la CNAPE ? Par ailleurs, comment qualifieriez-vous vos relations avec le service de l’aide sociale à l’enfance ? Sont-elles fluides ou rencontrez-vous des difficultés de communication, comme c’est parfois le cas dans d’autres départements en France métropolitaine ?
M. Christophe Burel. En matière d’innovations, nous avons revitalisé notre accueil de jour en proposant une ferme pédagogie adaptée, unique dans le département. Nous diversifions nos modes d’accueil et collaborons étroitement avec l’Éducation nationale pour offrir des plans aménagés aux jeunes. Notre approche combine l’enseignement traditionnel, la médiation animale et un accompagnement personnalisé, tout en prenant en compte les aspects de santé et de soins.
Pour les seize-dix-huit ans, nous avons modélisé un accueil progressif qui part d’unités collectives, passe par des appartements supervisés, c’est-à-dire à proximité d’une unité collective, et va jusqu’à un logement en diffus, avec moins de présence éducative afin de favoriser l’autonomie. L’objectif est d’accompagner la transition vers la majorité et l’insertion dans les dispositifs de droit commun. L’innovation réside dans cette logique de parcours et la complémentarité de notre offre.
Mme la présidente Laure Miller. Je m’arrête sur votre exemple de ferme pédagogique adaptée : les différents acteurs, notamment l’Éducation nationale, ont-ils facilité la mise en place de ce projet original ?
Mme Mery-Gladys Barret. La mise en place n’a pas été simple et a pris du temps. La ferme sert de support aux jeunes en décrochage scolaire orientés par l’aide sociale à l’enfance. Nous accueillons des jeunes dans le cadre administratif, mais aussi dans le cadre judiciaire, avec des modalités de prévention variées. Ainsi, des mesures de placement en unité de ferme pédagogique en accueil de jour sont susceptibles d’être associées à des mesures de placement sur d’autres unités, comme en famille d’accueil ou dans d’autres MECS.
Le fonctionnement de la ferme pédagogique s’appuie sur le concours du conseil départemental, avec lequel le partenariat s’avère fluide et qui a par exemple soutenu la réhabilitation de nos infrastructures, notamment l’acquisition de nouvelles maisons pour améliorer le droit à l’intimité des jeunes. De manière générale, le conseil départemental se montre à l’écoute des associations habilitées.
Le partenariat est également fructueux avec l’Éducation nationale puisque des enseignants sont régulièrement détachés pour travailler sur des thématiques spécifiques à la faveur d’une convention signée avec l’AAPEJ. Notre structure est reconnue comme une école, permettant aux jeunes de passer des examens comme le certificat de formation générale (CFG), ce qui est très valorisant pour eux.
La principale difficulté survient à l’approche des dix-huit ans, lorsque l’accueil de jour s’arrête. Nous manquons de moyens pour sécuriser le parcours des jeunes sortant de l’ASE à partir de leur majorité, surtout pour ceux qui arrivent tardivement dans notre dispositif.
M. Laurent Filin. Notre approche en matière d’innovation vise à développer des outils répondant aux besoins spécifiques des jeunes qui nous sont confiés. Ces jeunes arrivent souvent en fin de parcours et requièrent une reconstruction complète, tant au niveau familial que personnel. Nous travaillons en étroite collaboration avec l’Éducation nationale pour assurer un suivi et un accompagnement adapté dans les établissements scolaires.
Notre unité de prise en charge intensive propose des interventions d’un mois axées sur l’accompagnement vers le soin et l’insertion professionnelle. Nous disposons également d’une cellule d’intervention spécialisée capable d’intervenir rapidement auprès de tous les jeunes confiés par l’ASE, garçons et filles, dans l’ensemble du territoire. En cas de crise dans un établissement, par exemple, elle est à même de mettre en œuvre des actions pour lutter contre les comportements inadaptés, puis faciliter le retour du jeune et la reprise de son accompagnement.
Nous entretenons d’excellentes relations avec les services de l’ASE, qui se montrent sensibles à nos problématiques. De notre côté, nous nous efforçons de répondre à leurs besoins en collaborant sur des actions spécifiques pour les jeunes relevant de cas complexes. Nos partenariats s’étendent aux hôpitaux, notamment aux centres de soins pour adolescents, ainsi qu’aux thérapeutes et aux psychiatres.
Concernant la problématique de la prostitution, nous travaillons de concert avec de nombreuses associations, tant en prévention qu’en action, pour aider les jeunes filles à sortir des réseaux, à se reconstruire et à poursuivre leur formation. Cependant, nous rencontrons des difficultés au niveau de la sécurisation des parcours et de la transition vers le droit commun. Nous explorons des pistes telles que les foyers de jeunes travailleurs mais ces solutions restent limitées dans la mesure où il s’agit d’une double prise en charge pour laquelle nous ne sommes pas financés. De manière générale, la difficulté consiste essentiellement à assurer la poursuite des formations à la sortie de la MECS, et nous déplorons souvent des rechutes.
Cependant, et malgré l’absence d’un schéma territorial à jour, j’aimerais souligner que nous parvenons à travailler efficacement avec l’ensemble du tissu médico-social et judiciaire, dans une logique de co-construction.
Mme Malissa de la Cruz. Pour répondre aux difficultés d’adaptation scolaire de certains jeunes, et compte tenu du manque d’unités localisées pour l’insertion scolaire (classes ULIS) et de sections d’enseignement général et professionnel adapté (classes SEGPA), nous avons mis en place des solutions innovantes. Par exemple, nous proposons de l’équithérapie, une approche qui s’avère bénéfique pour les enfants en difficulté ou en colère. Nous combinons cette thérapie avec des cours personnalisés au sein de la MECS, en partenariat avec l’éducation nationale, afin de maintenir les jeunes dans le système scolaire. Ces solutions sont adaptées au cas par cas mais se heurtent au manque de soutien, notamment sur le plan budgétaire.
Concernant les jeunes en proie à des troubles psychologiques ou psychiatriques, nous sommes confrontés à un manque criant de pédopsychiatres. Les centres médico-psychologiques (CMP) sont engorgés en Guadeloupe, ce qui complique la prise en charge des jeunes. Nous estimons qu’au minimum 80 % des enfants que nous accueillons présentent des problèmes psychiatriques ou psychologiques. Le manque de ressources entraîne souvent une rupture dans leur parcours de soins qui vient se surajouter à un décrochage scolaire malgré la plateforme de scolarisation mutualisée (PSM).
Nous travaillons en étroite collaboration avec divers partenaires, malgré l’absence d’un schéma départemental actualisé. Cependant, nous faisons face à un manque de coordination et nous sommes confrontés à des difficultés liées à la surcharge des services de l’ASE, avec des référents qui, parfois en charge de plus de soixante-dix mesures, sont victimes de burn-out. Cela nous oblige souvent à pallier certaines lacunes.
Nous restons conscients des défis du secteur et nous nous efforçons de collaborer en bonne intelligence avec nos partenaires. Si nous travaillons avec pour seul horizon l’intérêt des jeunes, le manque de moyens au niveau départemental est criant. Il pénalise notre action et la qualité de notre accompagnement.
M. Laurent Filin. Les problématiques évoquées par Mme de la Cruz sont identiques à celles auxquelles nous sommes confrontés, à l’image de la surcharge subie par les services de l’ASE et la situation des CMP, qui croulent sous les demandes. Ainsi, nous sommes contraints de mettre en place des partenariats qui ne fonctionnent pas toujours de manière optimale.
Nous rencontrons à la MECS une difficulté particulière : les jeunes filles que nous accueillons ont vécu dans plusieurs familles d’accueil successives et leurs problèmes, n’ayant pas été traités, se sont accumulés, ce qui entraîne des situations explosives dans nos établissements, auxquelles nos équipes, très investies dans leur mission, doivent faire face. Nous sommes en outre soumis à des évaluations rigoureuses basées sur de nombreux critères, alors que l’ASE n’est pas soumise aux mêmes contraintes. Cet écart peut créer une rupture dans l’accompagnement et générer une augmentation des ruptures de parcours chez les jeunes, qui attendent des réponses à leur situation depuis plusieurs années.
Mme Mery-Gladys Barret. L’offre de soins est déficitaire à La Réunion, moins au niveau des CMP que des centres médico-psychologiques pour enfants et adolescents (CMPEA). Les délais de prises en charge spécialisées, par exemple pour les bilans orthophoniques, sont également excessifs. La coordination avec le secteur des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) est ralentie par les exigences administratives – présentation des bilans, signature de l’autorité parentale –, dont la temporalité ne correspond pas aux besoins d’un enfant placé en MECS. Aussi devons-nous faire preuve d’ingéniosité pour réduire ces délais.
Il existe toutefois au sein du territoire une équipe de liaison et d’intervention auprès d’adolescents en souffrance (ELIAS), mise en place par l’établissement public de santé mentale de La Réunion (EPSMR) en collaboration avec le conseil départemental et la protection judiciaire de la jeunesse. Cette équipe, composée de pédopsychiatres, d’infirmiers en psychiatrie et d’éducateurs, intervient dans les MECS et les familles d’accueil. Bien que ce dispositif ne réponde pas à tous les besoins, il fonctionne et agit en lien avec l’Éducation nationale.
Mme la présidente Laure Miller. Vous avez mentionné, madame Barret, des chiffres relatifs à la répartition entre les enfants pris en charge par des assistants familiaux et ceux placés en foyer ou en MECS. Comment expliquez-vous cette prépondérance des assistants familiaux ? Pensez-vous qu’il s’agit d’une meilleure solution que le placement en foyer ? Ces statistiques sont-elles similaires dans les autres territoires ?
Mme Mery-Gladys Barret. À La Réunion, cette pratique est établie depuis longtemps. La majorité des enfants de moins de dix ans confiés à l’ASE sont placés en famille d’accueil, sauf en cas de troubles trop importants. Les places en MECS sont saturées, ce qui limite les orientations, et la durée moyenne de placement sans possibilité de retour dans le domicile familial est passée à près d’une année. Face à cette situation, nous avons diversifié les modalités d’accueil, notamment avec les appartements éducatifs en lien avec le conseil départemental. Le dispositif réunionnais a besoin de toutes ces options : accueil collectif, appartements éducatifs et familles d’accueil. Si la proportion d’adolescents augmente, il faudra peut-être renforcer leur prise en charge en famille d’accueil car nous constatons des ruptures de parcours à l’approche de l’adolescence, ce qui rend l’accompagnement plus complexe.
Mme Malissa de la Cruz. Une étude récente menée par des élèves fonctionnaires a mis en lumière l’aspect culturel de cette prépondérance des assistants familiaux en outre-mer, particulièrement en Guadeloupe. Traditionnellement, les familles guadeloupéennes ont toujours pris le relais lorsqu’un parent se montrait défaillant. Cette pratique s’est maintenue parce qu’il se trouvait souvent un tiers de confiance volontaire et disponible pour aider le jeune. Mais cette tendance commence à s’inverser. En effet, les familles sont aujourd’hui moins nombreuses. Avoir sept ou huit enfants, voire douze ou quinze dans certains cas, était encore courant voici deux générations. Désormais, le nombre d’enfants par famille tourne plutôt autour de trois. En outre, l’exode des cerveaux a réduit le nombre de personnes capables d’aider au sein de la famille. Pour ces différentes raisons, le relais familial devient moins courant. Néanmoins, la prise en charge des enfants en difficulté reste ancrée dans la culture antillaise, ce qui explique la proportion plus élevée d’assistants familiaux.
Au niveau de la MECS, nous constatons que les relais familiaux des jeunes que nous accueillons sont souvent inexistants ou presque. Il nous revient par conséquent de les créer. Pour cela, nous faisons appel à des familles relais qui acceptent d’accueillir ces jeunes le week-end et pendant les vacances. L’objectif est d’offrir aux jeunes un espace familial dont ils ont peu, voire jamais bénéficié. En dépit des efforts fournis à la MECS, nous ne pouvons effectivement pas reproduire un véritable esprit familial. Cette approche répond donc à un besoin culturel et social fondamental.
M. Laurent Filin. Je pense qu’il est préférable qu’un jeune soit accompagné dans une famille d’accueil plutôt que dans un établissement. L’environnement familial offre un espace plus intime, plus propice à la construction de perspectives d’avenir. Cependant, nous constatons que les jeunes ayant connu plusieurs familles d’accueil développent souvent des troubles comportementaux dès leur enfance, peut-être par manque de moyens ou de suivi adéquat. Il faut également considérer la stigmatisation liée aux placements en établissement. Les interactions entre jeunes et l’image négative des institutions constituent des défis à surmonter. Il est par conséquent crucial de modifier cette perception et de valoriser le travail des professionnels dans ces structures.
Personnellement, je ne suis pas favorable aux placements de longue durée en établissement. Une MECS devrait être un espace de transition, permettant aux jeunes de rebondir vers d’autres solutions. Malheureusement, pour un jeune qui arrive dans une MECS à seize ans avec un historique de placements multiples et sans ressources familiales, le risque d’un placement prolongé est élevé. Il serait donc pertinent d’identifier les besoins et les objectifs du placement plus précoce afin d’optimiser les interventions. Le placement en famille d’accueil reste, à mon avis, la meilleure option quand elle est possible et, idéalement, j’aimerais que les MECS n’aient pas à exister. Mais la réalité l’impose.
Mme la présidente Laure Miller. Concernant le lien entre les placements et la grande pauvreté ou la précarité des familles, estimez-vous que les actions de prévention en matière de pauvreté soient suffisantes pour éviter ou raccourcir certains placements ?
Par ailleurs, j’aimerais vous entendre sur l’attractivité des métiers de l’aide sociale à l’enfance. Les formations sont-elles, selon vous, adaptées sur vos territoires ? Rencontrez-vous des difficultés de recrutement dans vos organisations ?
M. Laurent Filin. Il m’est difficile de répondre à la question sur la pauvreté car je ne maîtrise pas cet aspect. Bien sûr, nous faisons le lien entre la situation des jeunes que nous accueillons et le cadre dans lequel ils ont évolué, mais nous ne disposons pas des données permettant de construire un propos général sur ce sujet.
Concernant la formation des professionnels, nous déplorons un manque de formations spécifiques adaptées aux profils des publics que nous accompagnons, notamment en matière de psychoéducation. Nous sommes par conséquent souvent contraints d’envoyer des professionnels en métropole ou en Guadeloupe pour se former, ce qui représente un coût important pour nos structures : le voyage coûte en moyenne 2 000 euros par personne. Le réseau de formation local reste très étroit, et nous devons souvent nous en remettre à une forme de bricolage.
De plus, avec l’introduction de Parcoursup pour le recrutement des éducateurs, nous sommes confrontés à de jeunes professionnels qui manquent parfois de recul pour encadrer efficacement les jeunes. Cela limite davantage nos moyens d’accompagnement et de formation de ces nouveaux professionnels.
Mme Katia Aloph, psychologue. Je pense qu’il convient d’aborder la question de la pauvreté dans un contexte plus large et embrasser la problématique du soutien à la parentalité. Mon expérience dans différents secteurs m’a montré que les raisons pour lesquelles de nombreuses familles sont démunies ne sont pas uniquement financières. Il s’agit d’une problématique sociétale plus profonde : beaucoup de parents se trouvent en difficulté dans l’éducation de leurs enfants.
Je pense qu’il serait bénéfique de développer davantage de dispositifs de soutien à la parentalité, et ce de manière plus précoce. L’objectif serait d’accompagner les parents sur des questions éducatives qui les dépassent parfois. La prévention devrait se concentrer sur cet aspect plutôt que sur la seule question de la pauvreté matérielle.
M. Aristide Pommier, éducateur spécialisé. La plupart des familles que nous accompagnons et dont les enfants sont pris en charge dans nos établissements vivent de prestations sociales, très peu de parents étant salariés. Concernant la formation, nous rencontrons des difficultés tant au niveau de la formation initiale qu’à celui de la formation continue. Il y a deux ans, l’unique centre de formation d’éducateurs spécialisés de Guadeloupe a déposé le bilan et les étudiants en cours de formation ont dû être réorientés vers d’autres structures. En termes de formation continue, il n’existe pas, en Guadeloupe, de structure dédiée aux métiers du social et du médico-social. Par conséquent, les professionnels sont contraints de se former en métropole, ce qui engendre des coûts importants.
Les besoins sont pourtant bien réels puisque nous accueillons de plus en plus d’enfants confrontés à des problématiques complexes et qui ne recouvrent pas un « profil MECS ». Certains font l’objet d’une notification de la MDPH et devraient être orientés en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP), mais, faute de places, ils sont orientés en MECS où les éducateurs peinent à les prendre en charge, précisément en raison du manque de formation continue.
Mme Mery-Gladys Barret. À La Réunion, le contexte socio-économique est particulier puisque 42 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. En 2021, l’Insee indiquait que plus de 110 000 enfants vivaient dans des familles en situation de précarité, ce qui impacte directement les dispositifs de protection de l’enfance. Pour éviter les placements, le conseil départemental propose des secours d’urgence. Il existe également des dispositifs d’accompagnement social et d’évaluation des besoins, ainsi qu’une plateforme d’urgence sociale et d’hébergement, mais ces différentes structures sont saturées. L’urgence sociale et l’habitat social sont des problématiques renforcées par l’insularité. À cet égard, il est crucial que toutes les politiques publiques prennent en compte cette notion de pauvreté intrinsèquement liée à la protection de l’enfance.
M. Christophe Burel. Concernant l’attractivité à La Réunion, nous commençons à ressentir un manque de diplômés. Notre territoire dispose encore de deux centres de formation pour travailleurs sociaux : l’institut régional du travail social (IRTS) et l’école des métiers d’accompagnement de la personne (EMAP). Toutefois, nous rencontrons des difficultés de recrutement, notamment pour les éducateurs spécialisés dans les MECS. Les causes du manque d’attractivité de ces métiers sont multiples, mais les plus saillantes sont relatives à la faiblesse des salaires, à la charge émotionnelle induite et à l’appréhension de la gestion de la violence et d’un contexte quotidien difficile. En outre, la fidélisation se révèle difficile. De nombreux éducateurs restent en poste un à deux ans avant de partir, ce qui nous oblige constamment à renouveler nos effectifs.
Certains professionnels spécialisés nous font défaut du fait d’un manque de formations au sein du territoire. Ainsi, nous connaissons un déficit de psychologues. En effet, si les étudiants en psychologie peuvent mener leur cursus jusqu’en licence, ils sont ensuite tenus de se rendre en métropole pour accomplir leur master, ce qui engendre des problématiques évidentes de coûts. Aussi le recrutement de psychologues ou d’autres métiers tels que les orthophonistes peut prendre plusieurs mois.
Mme Mery-Gladys Barret. L’IRTS propose des formations allant du niveau surveillant de nuit qualifié, maître de maison en secteur social et médico-social, technicien de l’intervention sociale et familiale (TISF), jusqu’au niveau 7, c’est-à-dire le certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES). Cette offre est complétée par des formations universitaires, notamment des diplômes universitaires dans le domaine de l’adolescence difficile. Ces nouvelles tendances sont intéressantes mais il importe de les développer et les spécialiser davantage dans le secteur de la protection de l’enfance, et cela dans l’ensemble des territoires d’outre-mer, car le diplôme d’éducateur ne suffit plus pour fidéliser les professionnels.
M. Laurent Filin. L’attractivité des MECS est faible en raison des contraintes liées aux métiers. La charge émotionnelle se révèle très intense et, dans le contexte de vie chère que connaissent les territoires ultramarins, l’investissement au travail ne se traduit pas dans la qualité de vie. En outre, les conditions de travail en MECS sont particulièrement précaires, en raison des horaires étendus, des violences fréquentes et d’un fort impact sur la vie familiale. Cette faible attractivité entraîne un turnover important, avec des professionnels qui partent après deux ou trois ans. Nous essayons de les retenir, mais nous sommes limités par rapport aux conditions de travail que d’autres établissements sont en mesure d’offrir. Enfin, comme l’ont souligné mes collègues, nous éprouvons les plus grandes peines à recruter des psychologues, des orthophonistes ou encore des infirmiers. Cette instabilité des équipes empêche l’établissement de s’inscrire dans une évolution pérenne.
Mme Mery-Gladys Barret. L’attractivité de nos établissements ne sera pas améliorée sans une revalorisation des salaires. De même que nos difficultés ne sauraient être circonscrites à l’aspect financier, le développement de l’offre de formations spécifiques aux métiers de la protection de l’enfance, pourtant indispensable, ne suffira pas. Nous constatons en effet une évolution des mentalités. Les plus jeunes de nos collègues refusent de plus en plus souvent les CDI, préférant les remplacements. Cette tendance s’ajoute aux facteurs d’accroissement du turnover. Dans notre association, nous jouissons d’une certaine stabilité des équipes, mais, comme d’autres opérateurs, nous allons devoir anticiper les départs à la retraite et l’arrivée de la nouvelle génération de professionnels. Il s’agit d’un virage important à négocier pour les associations du territoire réunionnais, y compris les plus anciennes.
M. Laurent Filin. Nous avons connu une situation similaire. Une grande partie de nos salariés sont partis à la retraite. La transition s’est révélée compliquée.
Mme Malissa de la Cruz. J’aimerais aborder le thème de l’usure des professionnels. Certains de nos salariés sont en poste depuis vingt ans et, au cours de cette période, les problématiques ont considérablement évolué. Le manque de formation et la fatigue laissent les professionnels démunis face aux défis actuels. Dans notre petit territoire, de nombreuses structures n’existent pas, si bien que des enfants sont placés en MECS alors que leur situation ne relève pas de ce type d’établissement. Les travailleurs des MECS sont pourtant appelés à les prendre en charge.
Au-delà des questions de revalorisation des salaires, il convient de réfléchir à l’accompagnement des professionnels vers la reconversion ou vers d’autres structures. Je fais allusion à des personnes qui ont passé de nombreuses années dans les MECS et qui, compte tenu du recul de l’âge du départ à la retraite, voient se dresser encore plusieurs années de travail devant eux. Il est en effet difficile d’imaginer que des professionnels de soixante ans disposent encore de l’énergie nécessaire pour s’occuper de jeunes de quatorze ou quinze ans, surtout à l’ère du numérique où le fossé entre les générations est profond.
En tant que directrice d’établissement, je m’efforce d’accompagner ces professionnels, mais je me sens démunie tant les choix de reconversion sont limités. Je constate les limites de chacun, et je sais qu’il est impossible de laisser des gens en souffrance professionnelle quotidienne car ils doivent prendre en charge des situations extrêmement douloureuses. Les enfants et les adolescents que nous recueillons sont en effet pris dans des problématiques de délinquance juvénile – addictions, trafic de stupéfiants, gangs –, au-delà des problématiques de maladies mentales.
À propos de maladie mentale, j’aimerais soulever le problème majeur que constitue l’absence de diagnostic pour les jeunes en difficulté. Sans diagnostic, nous sommes dans l’errance et nous ne pouvons pas proposer de traitement adapté. Or seuls les psychiatres ont le droit de poser un diagnostic, et non les psychologues. En outre, les structures d’accueil dédiées aux problématiques de maladie mentale font défaut en Guadeloupe. La seule structure existante, limitée à douze enfants, est saturée. Il s’agit d’un problème très préoccupant, parce que dans certains cas on va découvrir soudainement, lorsqu’il aura atteint l’âge de dix-huit ans, qu’un adolescent souffre d’une pathologie mentale grave. Or cette pathologie ne survient pas du jour au lendemain, ce qui signifie qu’il en aura souffert pendant plusieurs années sans avoir été diagnostiqué. Selon moi, cette situation s’apparente à de la maltraitance. Avec plus de moyens, plus de structures et une meilleure coordination, nous aurions pu aider de nombreux jeunes en amont.
Mme la présidente Laure Miller. Quelle serait, selon vous, la mesure phare qui pourrait réellement améliorer la politique d’aide sociale à l’enfance dans notre pays, tous territoires confondus ? S’il y avait une urgence à traiter en priorité, quelle serait-elle ? Je sais que certains évoquent l’idée d’une recentralisation, d’autres un manque de coordination entre les acteurs du secteur, d’autres encore la question des moyens budgétaires.
Mme Malissa de la Cruz. Je considère que le manque de coordination dans la protection de l’enfance nous pénalise. Bien que j’estime que la gestion de ces problématiques par le département ne pose pas de difficulté en soi, une supervision étatique pourrait être bénéfique. Les disparités entre les établissements gérés par le département et ceux gérés par l’État, notamment via l’agence régionale de santé (ARS), sont évidentes. L’ARS commence à s’impliquer davantage, elle nous alloue des fonds et des aides ponctuelles. Celles-ci sont utiles mais elles demeurent circonscrites à des sujets particuliers et identifiés par l’État.
Si nous nous sentons souvent isolés dans notre travail – que ce soit au niveau de l’ASE, du département ou des établissements –, nous réclamons surtout une équité de traitement entre les territoires. En Guadeloupe, nous n’avons qu’un seul établissement pour la protection judiciaire de la jeunesse, contrairement à La Réunion qui dispose de plusieurs structures, dont un centre éducatif fermé et un centre éducatif renforcé.
Étant donné que les moyens font défaut, il importe d’envisager une meilleure coordination entre les territoires. Or, aujourd’hui, non seulement la coordination dépend souvent de l’initiative personnelle des directeurs, mais se heurte aussi à des obstacles financiers. En outre, les différences administratives entre les territoires compliquent encore la situation puisque la Martinique est une collectivité territoriale unique (CTU), contrairement à la Guadeloupe qui est un département et une région d’outre-mer. Ces limitations freinent le parcours des jeunes, alors qu’un placement dans un autre territoire, que ce soit en Guyane ou en métropole, peut s’avérer bénéfique.
L’ARS raisonne en termes de parcours mais, compte tenu de nos moyens et de nos difficultés, il n’est pas possible de nous offrir ce luxe. Souvent, les jeunes arrivent en fin de parcours, après de multiples expériences malheureuses et déjà désabusés par le système. Leur prise en charge tardive, parfois à quelques mois de la majorité, pose des défis parfois insurmontables.
Enfin, au-delà de la question de la protection de l’enfance, je considère qu’il est indispensable de renforcer le soutien à la parentalité. Du point de vue de l’éducation, la pauvreté économique est selon moi un faux problème. En Guadeloupe, il n’y a pas si longtemps, les parents élevaient huit ou dix enfants dans une pauvreté extrême, dans des bidonvilles, et ils trouvaient les ressources nécessaires à leur éducation. La véritable pauvreté aujourd’hui réside dans le défaut de compétences parentales, notamment parce que les manques se répètent de génération en génération. Les enfants que nous recevons sont souvent des enfants de parents ayant eux-mêmes connu l’ASE. Pour cette raison, il me semble tout aussi indispensable d’aider les enfants que leurs parents. Cela passe, par exemple, par des obligations de soins pour les parents que les juges devraient prononcer de manière plus systématique et faire respecter.
Les parents ne parviendront pas à éduquer leurs enfants s’ils n’ont pas appris à le faire. J’en veux pour preuve que les ateliers pour les parents tels que ceux que nous organisons dans le cadre du placement à domicile produisent des résultats très prometteurs. L’objet n’est pas de mettre les parents en accusation, mais au contraire de les valoriser et de favoriser l’entraide, notamment entre les mères. Malheureusement, les moyens qui peuvent être mobilisés pour ces initiatives sont limités, en particulier dans les MECS. Le soutien à la parentalité dans les MECS est notre salut puisque cela évitera de rendre les parents démissionnaires à l’égard de leurs enfants. Dans un rapport de cause à effet, les enfants vont mal parce que leurs parents vont mal, d’où l’intérêt de concentrer nos efforts sur cet aspect.
Mme Mery-Gladys Barret. La mesure phare, selon moi, se rapporterait à l’engagement de tous les acteurs : État, collectivités territoriales, associations habilitées. Nous devons adopter une logique d’investissement à long terme, en projetant la protection de l’enfance sur un, deux, voire cinq ans. Il convient également de repenser notre approche, notamment dans les maisons d’enfants à caractère social, où nous accueillons des enfants aux besoins multiples. Une coordination efficace entre l’ASE, l’ARS, la justice et l’accès aux soins est déterminante. Si nous parvenions à travailler de manière logique et fluide, l’accompagnement d’un enfant en protection de l’enfance pourrait être considérablement raccourci. Cela implique également de renforcer le soutien à la parentalité, comme l’a souligné Mme de la Cruz. Nous avons besoin d’un engagement pluriannuel, et non pas une logique de réponses immédiates à des situations de crise.
M. Laurent Filin. Il est essentiel d’adapter les politiques publiques aux spécificités des territoires afin de favoriser un maillage serré et une coordination efficace entre tous les intervenants. Procéder ainsi permettrait de limiter, voire de supprimer les ruptures dans le parcours des jeunes et de préserver l’intérêt suprême des personnes concernées. Des moyens financiers sont nécessaires, bien entendu, mais il importe également d’innover et de repenser certaines pratiques existantes. Nous devons créer de nouvelles activités pour intégrer les nouveaux professionnels, ce qui implique de moderniser nos approches, de supprimer ce qui ne fonctionne pas et d’envisager de nouvelles solutions. Par exemple, il faudrait pouvoir orienter plus facilement les jeunes dans différentes structures, comme une MECS et un hôpital, en fonction de leurs besoins. Le défi réside dans la coordination de ces transitions et, à cet égard, il apparaît indispensable de mettre à jour l’ensemble du système.
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La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Nadia Negrit, conseillère départementale de la Guadeloupe, présidente de la commission Enfance, famille, jeunesse, Mme Katia Vespasien, directrice générale adjointe des solidarités, Mme Lucie Tetahiotupa, directrice de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, et M. Jean-Pierre Laguerre, directeur adjoint du cabinet du président.
Mme la présidente Laure Miller. Notre ordre du jour appelle l’audition de Mme Nadia Negrit, conseillère départementale de la Guadeloupe, présidente de la commission enfance, famille, jeunesse, de Mme Katia Vespasien, directrice générale adjointe des solidarités, de Mme Lucie Tetahiotupa, directrice de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, et de M. Jean-Pierre Laguerre, directeur adjoint du cabinet du président.
Dans le cadre de nos travaux, il nous paraissait essentiel d’entendre les territoires ultramarins. Nous le savons, la protection de l’enfance est un secteur qui connaît de grandes difficultés et celles-ci paraissent encore plus fortement marquées dans les outre-mer. Un rapport de la Défenseure des droits de 2023 sur les services publics aux Antilles alerte sur des dysfonctionnements importants en Guadeloupe, pointant notamment l’absence pendant plusieurs années d’un directeur départemental de l’enfance ainsi que l’absence d’un schéma départemental de la protection de l’enfance actualisé. Comment expliquez-vous cette situation ? Pourriez-vous faire état des réponses apportées à la suite de ce rapport ?
Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande au préalable de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Nadia Negrit, Mme Katia Vespasien, Mme Lucie Tetahiotupa et M. Jean-Pierre Laguerre prêtent serment.)
Mme Nadia Negrit, conseillère départementale de la Guadeloupe, présidente de la commission Enfance, famille, jeunesse. Permettez-moi de commencer par présenter les défis et les engagements du conseil départemental de la Guadeloupe en matière de protection de l’enfance, de soutien à la parentalité et de lutte contre la délinquance juvénile. La Guadeloupe est marquée par des spécificités socio-territoriales importantes. Son caractère archipélagique, avec ses îles principales et ses dépendances, crée des contraintes géographiques majeures qui entravent l’accessibilité territoriale et l’accès équitable aux droits pour nos concitoyens, en particulier les enfants les plus vulnérables. L’insularité, associée à des coûts logistiques élevés et à des contraintes structurelles, limite l’accès aux soins, à l’éducation et aux dispositifs sociaux.
Cette situation contraint le département à un engagement important en termes de logistique et de ressources humaines pour compenser ces difficultés et assurer l’équité. Cela se traduit par des coûts de fonctionnement dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) deux à quatre fois supérieurs à ceux de l’hexagone, avec un prix moyen de 178 euros par jour. De plus, l’état du marché de l’emploi local entraîne des difficultés de recrutement pour des métiers essentiels, notamment dans le secteur médico-social.
La situation socio-démographique est amplifiée par des vulnérabilités importantes. La Guadeloupe compte environ 370 000 habitants, avec un taux de chômage dépassant 18 % et touchant particulièrement les jeunes, dont près de 40 % sont sans emploi. Près de 20 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, et environ 52 % des mineurs vivent dans des familles monoparentales. Ces indicateurs socio-démographiques, parmi les plus alarmants au niveau national, se traduisent par des vulnérabilités accrues pour les enfants et les familles.
En 2023, la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) a enregistré 1 416 signalements, dont 1 396 ont fait l’objet d’évaluations. Ces chiffres sont en constante augmentation depuis 2020, où l’on comptait 1 019 signalements, reflétant à la fois une meilleure sensibilisation des acteurs locaux et une aggravation des situations de vulnérabilité. Parmi les signalements reçus en 2023, 303 ont été transmis au parquet, soit une progression significative par rapport aux années précédentes.
Le plan de mandature du conseil départemental, sous la présidence actuelle, est constitué de trois axes, dix-huit priorités et cent vingt mesures. Ce plan définit un projet de territoire renouvelé où la collectivité se positionne comme chef de file de la solidarité, avec des ambitions fortes dans les domaines suivants : la protection de l’enfance, la famille et la jeunesse, l’accompagnement des personnes âgées et des personnes en situation de handicap, l’insertion, l’habitat et le logement, le développement durable dans les domaines de l’eau, de la culture, du patrimoine et des économies verte et bleue. Deux leviers stratégiques sous-tendent cette action publique : une gouvernance moderne et efficiente et une administration territoriale impliquée dans la coopération avec la collectivité régionale.
Parmi les enjeux pluriannuels rattachés à la politique de l’enfance, le conseil départemental a fixé plusieurs objectifs stratégiques pour accompagner les enfants : prévenir les difficultés des parents dans l’exercice de leur responsabilité éducative, accompagner les familles et prévenir les placements, assurer une meilleure prise en charge des mineurs et la rendre plus innovante sur les sujets liés aux situations de handicap ou à la santé mentale, et enfin renforcer la prévention.
Pour l’année 2025, nos objectifs incluent le recrutement d’une quarantaine d’assistants familiaux supplémentaires, le développement de deux unités de vie pour jeunes en situation de handicap – de douze places chacune en Basse-Terre et Grande-Terre –, une prise en charge à 100 % des mineurs confiés, la mise en place d’un projet personnalisé pour chaque enfant confié, le développement d’une politique d’accompagnement pour les jeunes dits « incasables » incluant des projets d’insertion professionnelle, le recrutement d’ambassadeurs de la jeunesse dans chaque commune afin de garantir une meilleure lisibilité des dispositifs départementaux, ainsi que le renforcement de la prévention dans les territoires, en particulier les actions approfondies relatives aux grossesses précoces.
L’année 2025 sera également marquée par plusieurs initiatives stratégiques, notamment la poursuite de la mise en œuvre du contrat départemental de protection de l’enfance, signé avec l’État au titre de la stratégie nationale 2023-2027, qui mettra l’accent sur la formation professionnelle et la petite enfance. Par ailleurs, seront poursuivies l’élaboration et la mise en place du schéma départemental de l’enfance, de la famille et de la jeunesse 2024-2028 en partenariat avec l’observatoire départemental de la protection de l’enfance (ODPE), et la structuration du réseau de lutte contre les violences intrafamiliales autour des thématiques de la prévention, du repérage et de la prise en charge des victimes. Enfin, le plan de cohésion territoriale sur la prévention de la délinquance et l’accompagnement de la jeunesse, qui aborde la prévention, l’éducation, la formation professionnelle et l’engagement politique, sera mis en place.
M. Jean-Pierre Laguerre, directeur adjoint du cabinet du président du conseil départemental de la Guadeloupe. J’aimerais insister sur l’importance du rôle des ambassadeurs de la jeunesse dans notre territoire. La taille de ce dernier est réduite, mais il se heurte à des problématiques de grande incidence. Nous avons actuellement une dizaine d’ambassadeurs répartis par groupes de deux dans chaque antenne du dispositif local d’insertion.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La constitution de notre commission d’enquête transpartisane, votée à l’unanimité en avril 2024, est d’une importance cruciale. J’ai souhaité qu’elle soit intitulée « manquements des politiques publiques » pour nous concentrer sur l’amélioration de la vie des enfants plutôt que sur la recherche de responsables des défaillances, comme certains l’auraient souhaité. De ce point de vue, il reste beaucoup à faire, tant en métropole qu’en outre-mer. Je connais moins bien les réalités de vos territoires mais, pour avoir travaillé avec l’Unicef et consulté le rapport sur La Réunion rédigé au sein de la délégation aux droits de l’enfant, je dispose d’un aperçu. En outre, la Défenseure des droits a publié un rapport alarmant relatif à la situation en Guadeloupe, qui m’encourage à approfondir les constats dressés mais aussi les améliorations concrètes en cours.
Je souhaite aborder plus spécifiquement la situation en Guadeloupe au prisme de la petite enfance. Par exemple, existe-t-il actuellement des pouponnières et, dans le cas contraire, comment sont pris en charge les bébés et combien d’enfants de zéro à trois ans se trouvent en protection de l’enfance ? Un repérage précis est nécessaire pour les enfants entre zéro et dix ans. J’aimerais en savoir plus également sur le nombre de places disponibles et sur la manière dont vous vous structurez autour des besoins fondamentaux des enfants.
L’objectif de notre commission d’enquête est de vous être utile en matière de protection de l’enfance. Je suis moi-même engagée sur cette question depuis très longtemps, avant même d’être députée, puisque j’ai été membre du Conseil national de la protection de l’enfance et que j’ai participé à l’écriture de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance, portée par Laurence Rossignol. Il nous revient donc de comprendre vos problématiques spécifiques afin de proposer des solutions concrètes dans notre rapport. J’ajoute que je prévois de visiter la Martinique et la Guadeloupe prochainement pour rencontrer les acteurs sur le terrain.
Vos réponses au questionnaire écrit que nous vous avons envoyé serviront à l’élaboration du rapport. Aujourd’hui, nous sommes dans le cadre d’un échange. Je souhaite particulièrement obtenir des informations sur les tout-petits, sur vos interactions avec la justice et sur les pistes d’amélioration.
Mme Lucie Tetahiotupa. Concernant votre première question, nous vous transmettrons les données détaillées sur le recensement des mineurs et jeunes majeurs impliqués dans un parcours de protection de l’enfance, avec une répartition par type de mesure et par unité administrative.
Concernant les enfants en bas âge, je reprends les chiffres relatifs aux placements institutionnels au 31 décembre 2023 que nous avons transmis à la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) : vingt-cinq enfants de moins d’un an, trente-trois enfants d’un an, quarante-sept enfants de deux ans, trente-quatre enfants de trois ans, soixante et un enfants de quatre ans, cinquante et un enfants de cinq ans et quarante-six enfants de six ans. Ces enfants sont accueillis à la pouponnière de la maison départementale de l’enfance. Nous vous enverrons un bilan plus complet de ces mesures incluant les placements institutionnels et les placements en famille d’accueil.
Mme Nadia Negrit. La maison départementale de l’enfance comprend plusieurs services. La pouponnière accueille les zéro-trois ans. Elle compte trente et une places, dont vingt-sept sont occupées actuellement. L’unité de petite enfance pour trois à six ans dispose de douze places, dix étant occupées. Nous avons également deux cités, l’une pour les sept-quatorze ans, l’autre pour les neuf-quinze ans. Chacune dispose de douze places, et actuellement onze places sont occupées dans chaque cité. Les pavillons pour adolescents de quinze-dix-sept ans disposent de six places, cinq étant occupées. Enfin, l’unité mère-enfant compte six places, toutes occupées. Vous recevrez les plans détaillés de la structure.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Où sont accueillis les autres enfants de zéro à trois ans ?
Mme Lucie Tetahiotupa. Les autres enfants sont placés chez des assistants familiaux agréés.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Combien d’enfants une assistante familiale peut-elle accueillir ?
Mme Lucie Tetahiotupa. Le nombre varie d’une à trois places au maximum, selon l’évaluation du domicile et des capacités de l’assistante familiale. Une quatrième place peut être accordée pour un accueil d’urgence, à la faveur d’une dérogation.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous parlons bien d’enfants sous mesure de placement ?
Mme Lucie Tetahiotupa. Oui.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Au niveau national, nous constatons un vieillissement des effectifs d’assistants familiaux, qui se traduit par des départs à la retraite et des difficultés de recrutement. Observez-vous la même tendance dans votre département ? Je pose cette question parce que nous savons que l’accueil familial est préférable au placement collectif pour les enfants.
Mme Lucie Tetahiotupa. Il est important de préciser qu’il s’agit d’assistants familiaux et non d’assistants maternels. Ces statuts diffèrent. Il est vrai que la moyenne d’âge des assistants familiaux est élevée, entre cinquante et soixante ans. Beaucoup choisissent cette profession quand leurs propres enfants quittent le foyer et partent faire leurs études. Pour les services de protection de l’enfance, le parcours des enfants des assistants familiaux constitue un élément rassurant quant à la qualité de la prise en charge. Cependant, nous cherchons aussi à recruter des assistants plus jeunes, parfois davantage susceptibles de disposer de l’énergie requise pour suivre le rythme des enfants. Nous n’éprouvons pas de difficultés majeures de recrutement grâce à une politique d’attractivité mise en place par le conseil départemental. Nous recevons de nombreuses candidatures.
Mme Nadia Negrit. En 2025, nous allons recruter une quarantaine d’assistants familiaux aux profils spécifiques afin de répondre aux besoins particuliers des enfants que nous accueillons, notamment ceux qui présentent des troubles du comportement ou des difficultés psychologiques. À cet égard, nous nous efforçons d’élargir le champ de compétences des assistants familiaux afin qu’ils puissent suivre, évaluer et aider les enfants à progresser dans les meilleures conditions. L’objectif consiste à assurer un accueil adapté tout en évitant de surcharger les assistants familiaux.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les placements sont-ils majoritairement motivés par des décisions de justice ou bien par des décisions administratives ?
Mme Lucie Tetahiotupa. Nous avons majoritairement des décisions judiciaires. Nous recensons 1 026 mineurs sous mesure d’assistance éducative judiciaire contre seulement 250 mineurs en accueils provisoires administratifs.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quelles sont les caractéristiques des familles concernées par ces décisions judiciaires ? Un des problèmes majeurs que nous avons identifiés est le manque de données, sinon de chiffres bruts, et d’analyses permettant de comprendre la situation sociale des familles, les raisons des placements, leur durée, les mesures mises en place et les parcours des enfants. Cette absence de base de données complète empêche l’élaboration et l’évaluation efficaces des politiques publiques.
En tant que direction de la protection de l’enfance, avez-vous la capacité d’analyser les types de familles concernées et les problématiques spécifiques menant aux ordonnances de placement, y compris pour les bébés ? Quels sont selon vous les principaux facteurs conduisant à une mesure de protection de l’enfance ? Le travail avec les familles permet-il un retour des enfants ? Nous constatons dans cette commission d’enquête que le travail avec les familles n’est souvent pas suffisant en France. Cela conduit les enfants à subir des parcours longs au sein de l’aide sociale à l’enfance (ASE), ce qui est contraire à leur intérêt.
Les causes de ces parcours longs sont diverses. Le passage au statut d’enfant adoptable n’est pas aisé. Les avancées permises par la loi de mars 2016, qui autorise à orienter vers l’adoption des enfants vis-à-vis desquels les parents se sont désengagés, ne trouvent pas de traduction concrète parce que les juges, invoquant un manque de travail préparatoire des services de l’ASE pour modifier le statut de l’enfant, appliquent rarement cette mesure. Le tiers digne de confiance, introduit par la loi de 2022, reste peu utilisé par la justice et l’ASE. J’aimerais connaître votre analyse de la situation et votre vision pour améliorer les conditions de vie de l’enfant vers un parcours plus stable, conformément à l’intention du législateur.
Mme Lucie Tetahiotupa. Il est rare qu’un placement soit motivé par une seule raison. Généralement, un ensemble de facteurs concourent à cette décision. Les motifs de placement sont liés à des situations préoccupantes, souvent relatives à des carences éducatives et des violences intrafamiliales. Certaines familles se trouvent dans une situation d’isolement social qui ne leur permet pas de faire appel à des soutiens. Dans d’autres cas, il s’agit de burn-out parental, parfois accompagné des épisodes de violence. Enfin, certains parents présentent des troubles psychologiques ou des problèmes d’addiction. Les difficultés financières constituent également un facteur supplémentaire.
En matière de réintégration des enfants au sein de leur environnement familial et de prévention, nous mettons en place diverses mesures de soutien à la parentalité, dont le détail vous sera présenté dans nos réponses au questionnaire. Si la réintégration chez les parents s’avère parfois difficile, nous parvenons à mobiliser la famille élargie : grands-parents, tantes, parfois des voisins, qui se portent volontaires pour s’impliquer dans l’éducation des enfants en devenant des tiers dignes de confiance. Notre département est l’un de ceux où les mesures de placement chez les tiers dignes de confiance sont les plus élevées. Lors du dernier recensement, nous avions dénombré environ 373 enfants dans cette situation.
Mme Nadia Negrit. Nous avons relancé l’ODPE afin de mener, en collaboration avec nos partenaires, un travail de recensement qui nous permettra de mettre en place des politiques publiques de protection de l’enfance plus adaptées à la réalité du terrain.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quel est le budget alloué à la protection de l’enfance en Guadeloupe ?
Mme Lucie Tetahiotupa. En 2024, le budget s’élevait à 81 millions d’euros, pour un budget général de 800 millions d’euros. Ce budget a régulièrement et sensiblement augmenté ces dernières années, puisqu’il s’établissait à environ 67 millions d’euros en 2022 et 72 millions d’euros en 2023. Nous vous transmettrons le détail de l’évolution budgétaire depuis 2019.
M. Jean-Pierre Laguerre. Puisque vous avez fait mention d’une carence de données régionales, je saisis l’occasion pour vous informer que deux éléments sont à actualiser. D’une part, la rénovation de la maison départementale de l’enfance touche à sa fin. Les travaux ont été achevés en 2022 et le déménagement a eu lieu en février 2023. D’autre part, nous avons nommé une nouvelle directrice de l’enfance, de la famille et de la jeunesse. La prise de fonction de Mme Lucie Tetahiotupa a été concomitante de la relance de l’ODPE. Nous allons également travailler sur l’organigramme afin d’être en mesure d’améliorer l’observation territoriale en général.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Merci pour ces précisions, qui témoignent de votre élan. J’aimerais savoir si l’augmentation budgétaire de 10 millions d’euros entre 2023 et 2024 est liée à une nouvelle dynamique de politique publique en faveur de la protection de l’enfance et de nouveaux projets, ou si elle s’explique par une augmentation considérable du nombre d’enfants nécessitant une protection.
Mme Lucie Tetahiotupa. Le nombre d’enfants en protection de l’enfance est en effet en augmentation. Cependant, celle-ci ne se traduit pas nécessairement par une augmentation du coût de cette protection, puisque nous avons renforcé les placements à domicile, qui s’avèrent moins onéreux que les placements institutionnels.
Le redéploiement du nombre de places a conduit à la création d’une quarantaine de places en 2023 et 2024 afin de renforcer l’interface entre l’action de placement et le placement institutionnel et d’éviter les ruptures familiales en accompagnant davantage la parentalité. Nous avons également accentué les mesures de prévention dans le cadre de la protection maternelle et infantile (PMI). Nous avons lancé plusieurs campagnes de communication à destination du grand public et nous avons organisé des événements médiatiques et culturels de manière à sensibiliser au repérage des situations à risque et encourager les signalements auprès de la CRIP. Ces mesures ont contribué à l’augmentation du budget. De plus, nous avons constaté une forte augmentation des allocations mensuelles et des secours d’urgence versés aux familles en difficulté financière dans le but de permettre aux enfants de rester à domicile et d’éviter les placements pour des raisons strictement financières.
Mme Nadia Negrit. Nous avons également organisé un séminaire et un événement territorial sur la protection de l’enfance en outre-mer. Nous veillons à ce que la direction de l’enfance, de la famille et de la jeunesse soit bien connue du public afin que les parents n’hésitent pas à nous contacter pour solliciter les services gratuits d’aide à la parentalité ou de protection maternelle et infantile (PMI).
Concernant les jeunes majeurs, nous les accompagnons au-delà de leurs vingt et un ans en mettant l’accent sur la poursuite de leurs études. Face à la situation socio-économique difficile en Guadeloupe, le conseil départemental a décidé de prendre ses responsabilités en ouvrant des enveloppes budgétaires destinées aux jeunes dont les parents n’ont pas les moyens de les soutenir lorsqu’ils suivent des études longues ou hors du territoire. À cet égard, la division des élèves, des personnels accompagnants et des pensions (DEPAP) joue un rôle important.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je travaille régulièrement avec des professionnels québécois, qui sont très avancés en matière de protection de l’enfance, de handicap et d’accompagnement des familles. Leurs modèles sont intéressants et adaptables. Envisagez-vous, de la même manière, des partenariats ou des coopérations pour échanger sur les bonnes pratiques et les recherches cliniques ?
La pédopsychiatre Anne Raynaud, fondatrice de l’Institut de la parentalité et formée par des chercheurs québécois, est intervenue récemment en Guadeloupe et mène un travail sur la protection de l’enfance en Guadeloupe et en Martinique. S’agit-il d’une initiative en lien direct avec vos services ou bien d’une initiative d’associations locales ?
Mme Lucie Tetahiotupa. Nous entretenons des contacts étroits avec le Dr Anne Raynaud. Le contrat départemental de prévention et de protection de l’enfance signé avec l’État a pour objectif, au cours de l’année 2025, de renforcer considérablement la formation sur la question des liens d’attachement. Le Dr Raynaud reviendra au mois de mai à l’occasion d’un grand séminaire sur la protection maternelle et infantile et la protection de l’enfance que nous organisons. En outre, dès le mois de février, nous allons entreprendre une formation à distance de référents de la théorie de l’attachement qui, au sein de la direction de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, animeront des groupes de travail pour aider les agents à acquérir ces nouvelles compétences. La théorie de l’attachement suppose une forte remise en cause des connaissances des professionnels. Cette montée en compétences doit donc faire l’objet d’un accompagnement structuré, en amont et dans la durée.
De manière générale, nous sommes très attentifs aux séminaires et aux assises nationales sur la protection de l’enfance, afin de suivre les évolutions de la recherche. Cependant, nous avons à rattraper un certain retard localement, ce qui nous conduit à définir des priorités et à avancer progressivement.
M. Jean-Pierre Laguerre. L’enjeu de notre action va au-delà de la protection de l’enfance, puisque nous l’inscrivons plus généralement dans une démarche d’amélioration de notre approche en santé mentale et en psychiatrie. Le taux d’hospitalisation sous contrainte en Guadeloupe est parmi les plus élevés de France, sinon le plus élevé, ce qui souligne l’importance du travail à accomplir en termes de déstigmatisation et de formation. Nous travaillons à mieux comprendre la santé mentale en général, car elle a un impact sur l’enfance, la parentalité et l’accompagnement des enfants. Elle est également liée à des problèmes sociaux tels que les comportements violents et les violences sexuelles. Nous coordonnons nos efforts avec divers acteurs de la santé mentale, non seulement hospitaliers mais aussi associatifs comme l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (UNAFAM). Nous devons mieux intégrer ces enjeux dans notre approche de l’enfance, car les enfants sont les acteurs de demain. Dans cette perspective, nous sommes à l’écoute des acteurs de terrain et des experts.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La théorie de l’attachement et la compréhension du développement de l’enfant sont cruciales pour aider les familles et permettre aux enfants de bien grandir, devenant ainsi des adultes pleinement intégrés dans la société. Cette approche est particulièrement pertinente face aux chiffres alarmants concernant la santé mentale des enfants en France. Une meilleure compréhension de ces enjeux, notamment autour de la parentalité et des besoins fondamentaux de l’enfant, permettrait de prévenir de nombreux problèmes, comme l’a souligné Boris Cyrulnik dans le rapport sur les « 1 000 premiers jours ». Je suis ravie d’apprendre que les travaux du Dr Raynaud sont directement liés à vos services. Ces pistes de travail, bien qu’exigeantes, sont essentielles pour réaliser des avancées significatives.
Au-delà des réponses que vous fournirez à notre questionnaire, pouvez-vous nous dire ce qui, selon vous, est primordial en matière de politique publique ? Nous avons pu constater que les services de l’État sont peu engagés aux côtés des départements sur les questions de santé, alors que de nombreuses problématiques territoriales requièrent une collaboration étroite. En effet, il est indispensable de prendre en considération les différentes facettes de la vie d’un enfant, notamment sa santé, son éducation et sa formation. Dans ce contexte, j’aimerais vous entendre non seulement sur les manquements des politiques publiques, mais surtout sur vos propositions, afin que nous puissions les porter à travers notre rapport.
Mme Nadia Negrit. Concernant la protection de l’enfance, nous collaborons étroitement avec les services de l’État, notamment avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Nous avons établi une convention et nous bénéficions de la présence d’une éducatrice spécialisée mise à disposition par la PJJ au sein de la CRIP. Nous travaillons également avec l’agence régionale de santé (ARS) et nous nous efforçons, avec la caisse d’allocations familiales (CAF) et l’aide sociale à l’enfance, d’avoir un référent pour accélérer les prises en charge.
Mme Lucie Tetahiotupa. Par rapport aux éléments qui nous ont été rapportés, il apparaît que notre collaboration avec la justice s’est considérablement améliorée ces deux dernières années. Nous rencontrons très régulièrement ses représentants pour évoquer les placements et les situations individuelles et nous avons mis en place des réunions trimestrielles avec les juges pour enfants, le parquet et l’aide sociale à l’enfance afin d’appréhender de manière globale et coordonnée les sujets relatifs à la protection de l’enfance. Nous organisons également une conférence annuelle sur la justice des mineurs. Depuis le mois de décembre, nous avons instauré une instance quadripartite réunissant le parquet, les juges des enfants, la PJJ et l’aide sociale à l’enfance. De plus, en lien avec la direction territoriale de la PJJ, nous avons établi un plan de contrôle ambitieux des établissements de protection de l’enfance pour 2025, dont nous assurerons un suivi très précis. À partir de février, nous mettrons en place une instance de gouvernance des établissements de protection de l’enfance et de la PJJ qui reposera sur des réunions semestrielles. Ces liens étroits que nous avons développés depuis l’année dernière nous permettent de travailler efficacement ensemble.
Mme Nadia Negrit. Le conseil départemental joue un rôle prépondérant dans la mise en place en Guadeloupe du réseau de lutte contre les violences intrafamiliales (réseau VIF). Dans ce cadre, nous collaborons avec les associations, les avocats, les médecins et toutes les organisations intervenant dans ce domaine. Notre ambition est de créer une CRIP VIF pour agir plus rapidement et prendre en charge plus efficacement les enfants victimes de violences intrafamiliales.
M. Jean-Pierre Laguerre. J’ajoute qu’au travers du réseau VIF, nous allons ouvrir au mois de mars une maison de la femme en Guadeloupe.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Trois grands facteurs de placement des enfants sont souvent évoqués : la pauvreté, les violences intrafamiliales et les carences éducatives. Cependant, nous manquons de données précises pour orienter efficacement les politiques publiques.
Je m’interroge particulièrement sur les situations de violences conjugales. Il me semble injuste que des mères victimes de violences conjugales se voient retirer leurs enfants dans le cadre de la protection de l’enfance. Il s’agit une double peine pour elles. Il conviendrait plutôt de mettre en place des politiques fortes pour accompagner ces mères et leurs enfants, victimes collatérales des violences conjugales. L’objectif devrait être de renforcer les capacités parentales de ces mères plutôt que de leur retirer leurs enfants.
Placer des enfants uniquement en raison de violences conjugales subies par leur mère semble aller à l’encontre de nos efforts législatifs pour protéger les femmes. Bien sûr, dans le cas où les enfants sont directement maltraités, la situation est différente. Toutefois, dans certains cas, une confusion existe. Par exemple, avant que le texte de loi que j’ai porté sur l’autorité parentale ne soit voté, un enfant victime d’inceste pouvait encore être obligé de rendre visite à son père agresseur. Le législateur a apporté les corrections nécessaires, mais il reste des situations qui me paraissent aberrantes.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur la question des violences intrafamiliales ? Les enfants placés le sont-ils en cas de violences conjugales graves, ou bien uniquement en cas de violences directes envers eux ?
Mme Lucie Tetahiotupa. Il est rare que la violence soit sélective. Généralement, une personne violente ne l’est pas uniquement envers une seule personne ou dans un seul contexte. Nous constatons fréquemment que lorsqu’une mère est victime de violences, les enfants le sont aussi. De même, quand les enfants sont victimes, il est fréquent que l’un des conjoints le soit également.
Nous travaillons beaucoup sur ce sujet. Notre objectif est d’établir une CRIP unique et de renforcer le partage d’informations pour éviter la coexistence de deux circuits distincts pour les violences conjugales et les violences envers les enfants. Nous devons aborder cette problématique de manière globale, car ces différentes formes de violence sont souvent interconnectées.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je considère qu’un enfant victime de violences intrafamiliales et dont la mère subit des violences conjugales devrait être pris en charge avec sa mère, sauf si les deux parents maltraitent l’enfant. Il ne paraît pas pertinent de placer l’enfant en protection de l’enfance lorsqu’une prise en charge conjointe avec la mère est possible.
Mme Lucie Tetahiotupa. Notre priorité n’est pas le placement des enfants mais leur protection et le maintien des liens familiaux. Si l’un des parents n’est pas violent envers les enfants, nous faisons tout notre possible pour qu’il puisse les accueillir pleinement. Si cette configuration n’est pas immédiatement envisageable, nous organisons une solution temporaire dans l’environnement familial pour maintenir le lien, dans l’attente que les enfants puissent réintégrer le domicile de la mère. Il est important de noter que lorsqu’un parent est victime de violences, l’enfant est en réalité une co-victime.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Concernant les violences intrafamiliales, je suis satisfaite de votre réponse sur l’accompagnement de la mère et sa reconstruction personnelle, mais je m’inquiète du nombre élevé d’enfants placés en protection de l’enfance pour des raisons de violence intrafamiliale. Je souhaite m’assurer que tout est mis en œuvre pour permettre le retour des enfants auprès de leur mère non violente. Mon objectif est d’éviter que les violences conjugales conduisent systématiquement au placement des enfants en protection de l’enfance, comme c’est trop souvent le cas actuellement.
Mme Lucie Tetahiotupa. Le placement n’est envisagé que lorsque les deux parents sont violents – ou lorsque l’un est violent et que l’autre cautionne cette violence – et que nous ne disposons pas des garanties suffisantes quant à la sécurité de l’enfant à son domicile.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je comprends bien cette approche de protection mais elle ne reflète pas toujours la réalité. Les directeurs des services de l’aide sociale à l’enfance me rapportent encore de nombreux cas d’enfants placés en raison de violences conjugales, alors que leur mère aurait souhaité se réinstaller avec eux. Certes, la mère peut avoir besoin d’un temps pour se reconstruire, avec l’aide d’associations et un accompagnement juridique, mais les enfants ne devraient pas systématiquement être placés en protection de l’enfance. Il est préférable qu’ils soient accompagnés par une association avec leur mère. Il s’agit d’un véritable problème, et c’est la raison pour laquelle je tenais à obtenir une réponse précise.
Mme Lucie Tetahiotupa. Concernant les partenariats, nous collaborons étroitement avec la justice et développons nos relations avec l’ARS et l’éducation nationale. Un de nos défis majeurs pour 2025-2026 concerne la prise en charge des enfants en situation de handicap, car nous manquons d’établissements adaptés. Notre situation géographique empêche le placement d’enfants dans d’autres départements voire en Belgique, comme c’est le cas pour la métropole, sinon au prix d’une rupture des liens familiaux. Ce constat montre combien le développement de l’offre médico-sociale dans notre territoire est indispensable.
Nous travaillons avec l’ARS sur un projet d’institut socio-éducatif médicalisé pour adolescents, prévu pour 2028, qui accueillera dans une structure de pédopsychiatrie des enfants présentant des troubles du comportement et des handicaps en santé mentale. Ce centre servira également de ressource pour d’autres établissements et accueillera une équipe mobile en mesure de se déplacer dans les familles d’accueil. Nous avons lancé un appel à projets afin de trouver un cabinet conseil capable de nous accompagner dans la structuration de ce projet de grande envergure.
Concernant l’Éducation nationale, nous faisons face à des problèmes de stigmatisation des enfants confiés à la protection de l’enfance, qui subissent parfois du harcèlement scolaire, y compris de la part des parents d’élèves. Nous avons connu récemment un cas où certains d’entre eux ont bloqué une école pour demander l’exclusion d’un enfant sous protection de l’enfance. Il arrive que le corps enseignant lui-même nous pose des difficultés. Certains établissements ont tendance à exclure ces enfants et à les renvoyer vers les structures de protection de l’enfance en cas de problème plutôt que de chercher des solutions au sein de l’école. Un professeur a été mis à disposition par l’Éducation nationale dans une maison de l’enfance mais cette solution demeure insuffisante compte tenu de la diversité des âges des enfants accueillis.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je prends note de ces informations importantes. Nous pouvons certainement inclure ces manquements dans notre rapport et appuyer les initiatives concrètes que vous portez. Nous devons particulièrement insister sur le soutien nécessaire de l’Éducation nationale.
M. Jean-Pierre Laguerre. J’appelle votre attention sur les difficultés de continuité territoriale que nous rencontrons. Le caractère archipélagique de notre territoire génère des surcoûts, par exemple en termes d’hospitalisation. Ces problèmes d’éloignement revêtent un aspect structurel en Guadeloupe.
En 2025, nous élaborerons deux grands schémas populationnels : un schéma pour les personnes âgées et les personnes en situation de handicap et un schéma pour la protection de l’enfance avec une évaluation de l’ODPE. Nous devons adopter une approche globale de l’enfance en termes de santé publique, car certains déterminants de santé sont particulièrement aigus en Guadeloupe, par exemple l’obésité et l’alimentation. Cette situation requiert une ouverture au développement de politiques transversales.
Mme Nadia Negrit. En guise de conclusion, j’aimerais souligner qu’en dépit des défis immenses auxquels la Guadeloupe doit faire face, le conseil départemental est déterminé à approfondir son système de protection de l’enfance afin de garantir à chaque enfant un avenir sécurisé et épanouissant.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je vous remercie et vous félicite pour cette dynamique positive et vos nombreuses initiatives. Nous vous apporterons notre soutien, notamment à l’occasion de la visite que des membres de la commission d’enquête effectueront prochainement en Guadeloupe.
Mme la présidente Laure Miller. Cette audition nous a permis de recueillir des éléments très concrets et utiles pour notre enquête. Nous attendons avec intérêt vos réponses au questionnaire et nous vous remercions de votre participation.
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La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de Mme Audrey Thaly‑Bardol, conseillère exécutive en charge des solidarités et de la santé au sein de la collectivité territoriale de Martinique, Mme Isabelle Larmaillard, directrice de la prévention et de la protection de l’enfance et de la famille (DPPEF), et Mme Marie-Josée Nonone.
Mme la présidente Laure Miller. Notre ordre du jour appelle l’audition de Mme Audrey Thaly-Bardol, conseillère exécutive en charge des solidarités et de la santé au sein de la collectivité territoriale de Martinique. Vous êtes accompagnée, madame Thaly‑Bardol, par Mme Isabelle Larmaillard, directrice de la prévention et de la protection de l’enfance et de la famille (DPPEF), et par Mme Marie-Josée Nonone.
Il est essentiel pour notre commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance d’entendre les acteurs des territoires ultramarins, dans un contexte où les difficultés de la protection de l’enfance sont souvent exacerbées. Pourriez-vous nous dire quels sont les principaux défis de la protection de l’enfance dans votre collectivité ? Les politiques d’accompagnement à la parentalité et les actions conduites en matière de prévention sont primordiales. Pourriez-vous préciser les dispositifs mis en place par la Martinique dans ces domaines ?
Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande au préalable de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Audrey Thaly-Bardol, Isabelle Larmaillard et Marie-Josée Nonone prêtent serment.)
Mme Audrey Thaly-Bardol, conseillère exécutive en charge des solidarités et de la santé au sein de la collectivité territoriale de Martinique. La situation de la protection de l’enfance en Martinique est préoccupante. Actuellement, 1 300 enfants sont placés. Ils sont répartis entre le foyer territorial d’accueil d’urgence, des établissements d’accueil et des assistants familiaux.
Notre territoire fait face à une baisse démographique importante et un taux élevé de familles monoparentales, qui atteint presque 50 % selon les derniers chiffres de l’Insee. Ces facteurs engendrent des problématiques précoces, auxquelles la collectivité territoriale doit répondre par la mise en place de dispositifs de prévention des risques liés à l’éducation et à l’accompagnement parental. Nous sommes également préoccupés par les « sorties sèches » des jeunes dépendant de la protection de l’enfance, qui se retrouvent souvent en situation d’errance, notamment à Fort-de-France, et rencontrent des problèmes sociaux et d’addiction. Nos moyens humains et financiers sont insuffisants pour accompagner efficacement les familles de la petite enfance jusqu’à l’insertion sociale et professionnelle des jeunes.
En lien avec les services sociaux et de protection de l’enfance, nous travaillons actuellement sur un projet d’équipe mobile comprenant notamment des psychiatres, afin d’être au plus près de la population. Nous renforçons également la formation des familles d’accueil pour faire face à des profils d’enfants de plus en plus complexes. Nous organisons des événements comme les Olympiades citoyennes afin de maintenir le contact avec ces jeunes et avons lancé des dotations en matériel informatique.
Notre principale difficulté se rapporte au manque de structures adaptées aux nouveaux profils et aux situations complexes. Nous ne disposons pas de centre éducatif fermé (CEF) en Martinique, ce qui nous oblige à chercher des partenariats et des structures externes pour accueillir les jeunes en difficulté. Nos établissements sont vieillissants et notre personnel doit être de plus en plus à l’écoute et faire le lien entre les différentes institutions comme l’éducation nationale et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). En outre, la situation géographique de la Martinique l’expose au trafic de drogue, ce qui complique davantage la situation. Pour ces différentes raisons, nous faisons de la détection précoce des situations complexes notre priorité, avec pour objectif pour une meilleure prise en charge des enfants et des jeunes.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous venons de terminer une audition avec la Guadeloupe, ce qui nous permet de comparer les situations dans les différents territoires. Dans le cadre de cette commission d’enquête, nous analyserons le questionnaire que vous avez rempli pour nourrir notre rapport de vos préconisations et de vos travaux, mais cette audition nous permet également d’échanger avec vous sur plusieurs sujets.
Au préalable, j’aimerais en savoir davantage sur la protection de l’enfance en Martinique. Quel est le budget dédié à la protection de l’enfance ? Comment est-il réparti entre les mesures d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) et le foyer ? Vous avez évoqué l’état vieillissant du bâti : est-ce qu’une dynamique de construction ou de réhabilitation est enclenchée ?
Je souhaite aborder également la situation martiniquaise au prisme de la petite enfance, parce que la science nous montre combien il est nécessaire de mettre l’accent sur le repérage et sur le soutien à la parentalité. Disposez-vous d’une pouponnière et, si c’est le cas, combien d’enfants y sont accueillis ? Il nous appartient, en termes de santé publique, d’être particulièrement efficaces vis-à-vis des enfants en bas âge, mais nous n’ignorons pas les problématiques qui existent en matière de formation des personnels et de moyens d’encadrement.
Nous portons à l’Assemblée nationale une proposition de loi transpartisane relative au taux d’encadrement des tout-petits. L’absence de normes dans ce domaine est un véritable scandale et nous n’attendons pas la fin de la commission d’enquête pour le signaler. Hier soir encore, lors d’un débat sur la santé mentale, j’ai interpellé le ministre sur l’enjeu crucial du développement affectif des enfants. La santé mentale des enfants, leurs besoins, leur développement affectif constituent en effet un enjeu majeur et correspondent à une responsabilité des départements. Nous savons combien ces questions influent sur les comportements à l’adolescence. Pour cette raison, la petite enfance nous semble constituer un axe prioritaire, au même titre que les enjeux d’insertion des jeunes à la sortie des dispositifs de protection de l’enfance.
Mme Audrey Thaly-Bardol. Concernant le budget, mon portefeuille, qui englobe la santé, la protection de l’enfance et le secteur des personnes âgées, représente près de 460 millions d’euros pour la collectivité. À ma connaissance, nous disposons de trois pouponnières. Nous disposons également d’un foyer territorial de l’enfance rattaché à la collectivité territoriale pour la prise en charge des enfants dans le cadre des placements d’urgence.
Mme Isabelle Larmaillard, directrice de la prévention et de la protection de l’enfance et de la famille. Notre direction comprend plusieurs services : un service de recueil et de traitement d’informations préoccupantes ; un service socio-éducatif couvrant toutes les modalités d’accompagnement, de l’aide éducative à domicile (AED) au placement en famille d’accueil et en établissement ; un service de placement familial en charge de l’accompagnement et de la montée en compétences des assistants familiaux ; un observatoire et un service d’appui à la protection de l’enfance consacré aux volets administratif et financier.
Concernant nos structures d’accueil, nous disposons notamment d’un foyer territorial de l’enfance, d’une maison d’enfants à caractère social (MECS) qui accueille exclusivement des adolescentes et d’une MECS dédiée aux garçons.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je me permets de vous interrompre car je souhaite que nous nous arrêtions, avant d’évoquer les structures d’accueil, sur la question des budgets. Quel est le budget alloué à la politique de l’enfance ? Comment a-t-il évolué ces dernières années ? Les représentants du conseil départemental de Guadeloupe nous ont indiqué, lors de l’audition précédente, que leur budget avait connu une augmentation de 10 millions d’euros entre 2023 et 2024.
J’aimerais aussi obtenir des précisions sur les pouponnières, le nombre de places qu’elles offrent et leur taux d’occupation, car nous connaissons régulièrement des problèmes de saturation de ces établissements.
Mme Marie-Josée Nonone. Nous avons deux types de budget en matière de politique de l’enfance, un pour les actions et un pour les établissements. Pour les actions, le budget global était de 4,6 millions d’euros l’année dernière. Cette année, le budget prévisionnel s’élève à 3,8 millions d’euros. Pour les établissements de protection de l’enfance, les budgets prévisionnels 2025 sont tous en baisse : le budget du foyer de l’enfance, qui est le plus important, passe de 9,6 millions à 9 millions d’euros, le budget des MECS dans leur ensemble, de 14,2 millions à 13 millions d’euros, le budget des centres maternels de 2,2 millions à 2 millions d’euros, le budget des lieux de vie de 927 000 à 700 000 euros. Cependant, je ne saurais vous indiquer le budget global consolidé pour la protection de l’enfance car les notifications budgétaires sont très récentes et nous travaillons actuellement sur les lignes de crédits qui nous sont allouées.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quel est le prix de la prise en charge des enfants par journée ?
Mme Marie-Josée Nonone. Je rechercherai cette information, dont je ne dispose pas dans l’immédiat.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je m’intéresse particulièrement au prix de la journée dans les structures associatives, plutôt qu’à celui du foyer public de la collectivité qui assure l’hébergement d’urgence.
Mme Marie-Josée Nonone. Concernant les pouponnières, nous disposons de deux structures : une pouponnière rattachée au foyer de l’enfance, qui relève du service public, et une pouponnière associative, gérée par l’association Oasis.
Mme Isabelle Larmaillard. La pouponnière rattachée au foyer territorial dispose de vingt-quatre places. Je vous communiquerai ultérieurement le taux d’occupation exact car je ne connais pas les chiffres actualisés dans l’immédiat. Toutefois, je peux affirmer qu’il est à effectif complet. Le foyer territorial comprend également quelques familles d’accueil pour des accueils ponctuels, ce qui permet une certaine flexibilité.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quel est l’effectif dans la pouponnière ?
Mme Isabelle Larmaillard. Je ne dispose pas de cette information pour le moment.
Mme Audrey Thaly-Bardol. Nous vous transmettrons rapidement ces chiffres après consultation du foyer territorial.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Avez-vous récemment visité le foyer pour constater la situation des enfants ? Nous savons que de graves difficultés et des souffrances importantes y sont observées.
Mme Audrey Thaly-Bardol. J’ai présidé le foyer territorial jusqu’au 15 janvier dernier. Ce rôle a ensuite été repris par un membre de l’assemblée territoriale, compte tenu de l’importance de mes autres missions au sein de ma délégation. Le foyer territorial est une structure publique. Quatre élus siègent à son conseil d’administration.
Je me rends régulièrement dans cette structure et je peux ainsi constater la situation des enfants. Ce foyer, pensé pour être un hébergement d’urgence, accueille les enfants pour des durées trop longues, faute de places dans d’autres structures. Je ne connais pas la durée moyenne de séjour, elle est d’ailleurs très variable, et je ne veux pas vous donner de chiffres qui ne soient pas vérifiés.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Permettez-moi de rappeler la démarche de notre commission d’enquête. Nous n’avons pas pour objectif de pointer les responsabilités des uns et des autres mais d’identifier les manquements des politiques publiques en matière de protection de l’enfance. Nous faisons face à une problématique de santé mentale et de bien-être de notre population, qui touche en particulier les enfants les plus vulnérables. Pendant très longtemps, ces problèmes n’ont pas été traités, faute de normes bien établies et parce que personne n’a réellement porté ce sujet.
Je vous pose des questions précises sur la petite enfance, notamment sur les pouponnières, car nous faisons de l’accompagnement et de la prise en charge des enfants une priorité. Dans cette optique, nous avons besoin, en nous adressant aux élus locaux qui pilotent ces politiques publiques, de discuter du fond, des problèmes concrets, des réalités chiffrées. Je vous interroge sur les effectifs en pouponnière parce que le décret de 1974 fixe le nombre de personnels par enfant à un pour trente la nuit et un pour six le jour. Lorsqu’une pouponnière est surchargée, ce rapport passe à un pour huit, ce qui est inacceptable pour des enfants en grande souffrance. Il en résulte un risque de syndrome de l’hospitalisme. Notre objectif est d’améliorer la vie de ces enfants. Dans cette perspective, nous portons une proposition de loi transpartisane sur les taux d’occupation et les normes afin de réviser le décret de 1974, qui est à l’évidence obsolète et inadapté aux enfants les plus vulnérables.
Les territoires d’outre-mer présentent de réelles spécificités que nous avons besoin de connaître et de mentionner dans notre rapport afin d’émettre des propositions de nature à vous aider. Notre but est de nous faire les relais des problématiques que vous rencontrez, des dysfonctionnements qui existent au sein de vos territoires, mais aussi des défaillances de l’État.
Mme Audrey Thaly-Bardol. Je comprends votre démarche. Malheureusement, nous n’avons pas reçu vos questions au préalable, ce qui nous aurait permis de vous donner des chiffres précis et d’approfondir nos échanges, mais je m’engage à vous transmettre toutes les informations détaillées.
De manière générale, les difficultés causées par notre insularité sont importantes pour l’accueil des jeunes, notamment lorsqu’ils ne peuvent rester dans les foyers ou font l’objet de mesures d’éloignement. Nous manquons de structures adaptées sur le territoire pour assurer ce relais, et nous en venons à travailler avec des établissements de la métropole.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Cela signifie-t-il que des enfants de Martinique sont envoyés en métropole ? Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?
Mme Isabelle Larmaillard. Nous avons eu le cas en juillet 2024 d’un enfant nécessitant des soins spécifiques et une prise en charge médicale qui n’étaient pas disponibles sur place.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Dans ce type de situation, comment l’enfant est-il accompagné ? Je ne remets pas en question la nécessité des soins, mais je m’interroge sur les modalités d’accompagnement. Qui l’accompagne dans l’avion ? Une fois arrivé dans l’hexagone, qui prend en charge l’enfant ?
Mme Isabelle Larmaillard. Les déplacements d’enfants se font principalement pour des raisons médicales ou pour une prise en charge adaptée. Dans les situations impliquant une décision judiciaire, nous collaborons étroitement avec les magistrats. Le référent socio-éducatif de l’enfant assure le lien avec les structures adaptées. Selon la durée du séjour, une coordination est établie avec la zone d’accueil pour une veille éducative. Il peut arriver, notamment lorsqu’il s’agit de soins de longue durée, que le juge procède au dessaisissement de la Martinique au profit du département d’accueil. Cependant ces situations, si elles peuvent s’avérer nécessaires, demeurent très rares, car l’autorité parentale doit être présente sur place et le dessaisissement n’est pas automatique. En outre, les enfants en question n’ont généralement pas d’attaches familiales hors de Martinique et la mise en place d’un relais de prise en charge, même avec un établissement impliqué, demeure complexe.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Combien d’enfants sont-ils concernés pour l’année 2024 ?
Mme Isabelle Larmaillard. En 2024, hormis les cas d’enfants en rapprochement familial auprès de leurs parents, pour lesquels nous sommes dessaisis, nous n’avons eu que le cas du petit garçon qui a dû partir en métropole pour des soins. Notre configuration insulaire limite de toute manière l’accès à certains dispositifs potentiellement intéressants. Elle complique l’organisation et la projection des prises en charge, qui seraient pourtant nécessaires.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Quels sont les profils d’enfants que vous accueillez ? Je suppose que, comme dans tous les départements, il s’agit majoritairement de décisions judiciaires. Pouvez-vous nous donner un aperçu des raisons de l’arrivée de ces enfants, qu’ils soient très jeunes ou plus âgés ? Nous observons depuis plusieurs années que l’accueil concerne de plus en plus de tout-petits et d’adolescents. Faites-vous le même constat ?
Mme Isabelle Larmaillard. Pour les jeunes enfants, nous constatons principalement des carences de soins et un isolement des parents, en particulier de la mère. Celle-ci se trouve souvent en situation de fragilité, incapable de prendre en charge l’enfant, notamment en raison de problèmes de précarité et parfois de santé mentale. Concernant les plus âgés, nous sommes effectivement face à des décisions judiciaires, majoritairement liées à des faits de maltraitance physique ou psychologique de la part des parents. Ces situations sont souvent très dégradées au moment du placement. Nous observons depuis environ deux ans une augmentation du nombre d’ordonnances de placement provisoire (OPP) du parquet, avec des délais d’exécution très réduits et une mise à l’abri en urgence.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Dans ces situations d’OPP et de cas dégradés, s’agit-il d’enfants déjà suivis par la protection de l’enfance, avec des mesures d’AEMO par exemple, ou plutôt de cas inconnus des services sociaux ?
Mme Isabelle Larmaillard. Bien que je ne dispose pas de chiffres précis, je peux affirmer que peu d’enfants ont déjà bénéficié de mesures telles que l’aide éducative à domicile (AED) ou l’AEMO. Cependant, ces familles sont généralement connues des dispositifs d’aide sociale de leur commune car elles bénéficient souvent de prestations diverses. Certains enfants bénéficient de mesures d’AEMO avec des demandes de placement.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Si ces familles sont connues des services sociaux, ne devrions-nous pas travailler davantage en amont sur le repérage des familles et le soutien à la parentalité ? Les situations graves ne se dégradent pas du jour au lendemain. Notre commission d’enquête mettra l’accent sur la prévention et envisage de recommander un accompagnement massif des plus vulnérables pour éviter les placements. Il existe de bons exemples à suivre, que ce soit dans nos territoires, au Québec, en Belgique ou dans les pays nordiques, qui montrent qu’il est possible de mieux répondre aux besoins des familles.
Mme Isabelle Larmaillard. La prévention est effectivement une priorité pour notre direction. À cet égard, l’AED représente un atout, puisqu’il s’agit d’une mesure administrative mise en œuvre avec l’accord des parents. Rares sont les mesures d’AED qui se concluent par un accueil provisoire ou un placement judiciaire, car le dispositif joue un rôle de tiers dans l’environnement familial. Aussi, nous préférons prolonger ces mesures plutôt que d’envisager un placement. Nous nous appuyons sur cette approche pour réfléchir à la prévention, au-delà de l’AED, et viser un meilleur maillage territorial. Il s’agit de réactiver des dispositifs existants car, traditionnellement, la protection maternelle et infantile (PMI), la direction de l’action sociale et l’aide sociale à l’enfance (ASE) ont toujours travaillé en coordination dans notre département.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La formation initiale des éducateurs n’est pas suffisante pour accompagner des adolescents en difficulté, qui n’ont pas toujours grandi en protection de l’enfance, qui font l’objet d’OPP et dont les situations complexes durent depuis de nombreuses années. À cet égard, les équipes mobiles comprenant des pédopsychiatres représentent un appui intéressant. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Comment s’organise le parcours de ces jeunes, leur orientation, leur insertion, compte tenu de la situation d’insularité de la Martinique ? Quels modèles suivez-vous ?
Mme Isabelle Larmaillard. Les situations complexes nous confrontent à la question du type d’accueil et de prise en charge pour ces enfants qui ont besoin à la fois de soins, d’un accueil collectif, mais aussi d’un environnement que je qualifie de « cocooning ». Nous procédons d’abord à une phase d’observation pour évaluer chaque cas et, faute d’établissements spécifiquement dédiés aux situations complexes, nous expérimentons différentes approches.
Pour les situations identifiées comme complexes, nous orientons les jeunes vers des établissements, tout en étant conscients que la gestion de trop nombreux enfants présentant des problèmes comportementaux importants peut s’avérer difficile. Avec une structure consacrée aux filles, nous expérimentons une combinaison d’accueil en famille et de dispositifs propres à cette structure afin d’assurer le lien avec les services de soins.
Nous nous appuyons sur l’unité de prise en charge psychiatrique réservée aux adolescents du centre hospitalier Maurice-Despinoy. Cette unité ne réalise pas d’accueil d’urgence mais propose des temps d’hospitalisation, un suivi en équipe mobile ainsi qu’une collaboration avec le centre de soins pour adolescents (CSA) et les centres médico-psychologiques (CMP). Nous nous efforçons de mobiliser les forces vives du territoire afin d’équilibrer les ressources d’accueil, car une famille d’accueil seule ne peut pas tout gérer, de même qu’un établissement doit aussi prendre en compte la dynamique collective des enfants accueillis.
Nous privilégions des accueils très individualisés, adaptés aux problématiques des jeunes. Ces derniers arrivent tardivement dans le dispositif et peuvent rapidement accumuler des difficultés, au risque de générer des ruptures de parcours. Nous nous orientons donc vers une mutualisation des outils, des projets et des établissements pour diversifier les formes d’accueil et prévenir l’épuisement des ressources et des professionnels.
La question de la formation professionnelle spécifique en protection de l’enfance représente un enjeu majeur. Il est en effet essentiel de définir ce que signifie être un éducateur en foyer, en milieu ouvert, ou à l’ASE, en termes d’implication et de compétences requises.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. À ce sujet, nous avons auditionné hier l’union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (UNAFORIS) pour aborder la problématique de la formation.
Mme Audrey Thaly-Bardol. J’aimerais souligner qu’en Martinique, comme ailleurs, nous sommes confrontés à un manque criant de psychiatres et de pédopsychiatres, ce qui complique considérablement la prise en charge des jeunes dans ce domaine.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Comment s’organise la pédopsychiatrie en Martinique ?
Mme Audrey Thaly-Bardol. Le centre hospitalier Maurice-Despinoy comprend une unité de pédopsychiatrie. Cet hôpital a également créé une équipe mobile de psychiatrie, mais je ne suis pas certaine qu’elle prenne en charge les enfants. Je sais en revanche qu’elle fonctionne en sous-effectif.
Nous avons récemment été confrontés au cas d’un enfant en famille d’accueil qui a eu une crise durant le week-end. Une mobilisation importante des élus et des professionnels a été nécessaire pour assurer sa prise en charge dans les services de pédopsychiatrie jusqu’à l’arrivée du médecin le lundi. Cet épisode met en lumière le manque de professionnels dans ce domaine.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Cela signifie-t-il que le jeune a été admis en psychiatrie sous contrainte ?
Mme Audrey Thaly-Bardol. Non, il n’était pas sous contrainte. Mais attendre le pédopsychiatre tout un week-end a été très difficile.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Existe-t-il en Martinique un réseau de psychologues ? Nous travaillons sur la possibilité de mettre en place des référents, afin d’être en mesure de constituer des équipes pluridisciplinaires comprenant des professionnels ayant une formation approfondie sur le développement de l’enfant. Avez-vous des projets de cet ordre, comme une maison des adolescents (MDA), afin d’améliorer la formation et le maillage du territoire ?
Mme Isabelle Larmaillard. Nous avons une MDA sur le territoire. En matière de pédopsychiatrie, nous collaborons avec les CMP. Cela demeure toutefois insuffisant compte tenu des listes d’attente et du manque de psychiatres dans certains secteurs. L’unité de pédopsychiatrie du centre hospitalier Maurice-Despinoy permet une prise en charge séquentielle des enfants présentant des troubles mais elle n’est pas habilitée pour l’accueil d’urgence. Elle travaille en lien avec l’équipe mobile de pédopsychiatrie, qui assure le suivi lorsque l’enfant retourne à domicile ou en famille d’accueil.
Au sein de la DPPEF, nous avons des psychologues dans chaque équipe pour faire le lien avec les structures de soins. Les référents portent le projet de soins en collaboration avec le référent ASE. Nous envisageons également d’apporter davantage d’éléments de compréhension aux familles d’accueil pour les aider à mieux agir.
En cas de crise extrême, l’hospitalisation ou l’orientation vers les urgences est indiquée. Dans d’autres cas, l’aide sociale à l’enfance peut intervenir, notamment lorsque les services sont fermés les week-ends. Un dispositif d’astreinte nous permet d’intervenir à domicile ou de faire le lien avec la maison de la femme, de la mère et de l’enfant (MFME) ou le parquet, afin de ne pas laisser le professionnel ou le jeune sans soutien.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous collaborons beaucoup avec la pédopsychiatre Anne Raynaud, fondatrice de l’Institut de la parentalité, qui mène un travail sur la protection de l’enfance, notamment aux Antilles. Les rencontres territoriales de la protection de l’enfance, qui se sont tenues en novembre en Guadeloupe, ont permis de réunir plusieurs organisations de la région. Nous aimerions connaître la dynamique de proximité que vous mettez en place, car des dispositifs très prometteurs sont en cours de création. Ces initiatives apportent des savoirs québécois dont les territoires ont grandement besoin. Nous savons que la Guadeloupe travaille avec le Dr Anne Raynaud et nous voudrions savoir si le conseil départemental de Martinique est également impliqué dans cette dynamique.
Mme Isabelle Larmaillard. Les rencontres territoriales de la protection de l’enfance, auxquelles j’ai participé, ont permis de créer des liens et d’envisager de nouvelles perspectives, notamment avec la Guadeloupe. Nous avons discuté, par exemple, de l’idée de petits séjours de rupture dans la région, la métropole étant souvent inaccessible. De nombreuses associations portent des projets innovants. Nous sommes tous ressortis de ces rencontres, qui ont lieu tous les deux ans et qui s’appuient sur une plateforme organisant des discussions continues, avec l’intention de poursuivre nos échanges.
Nous avons pour partenaire la PJJ, qui dispose d’un dispositif de formation partagée, notamment avec l’aide sociale à l’enfance. Environ 30 % des places dans certaines formations sont réservées aux professionnels de l’ASE. La prochaine formation porte sur les premiers secours en santé mentale, et la suivante, organisée par la cour d’appel, sur les violences intrafamiliales. De manière réciproque, nous avons ouvert une formation sur le statut de l’enfant confié et sur la maîtrise de l’évaluation aux magistrats avec lesquels nous travaillons, ainsi qu’à toutes les directions concernées par l’enfant. Ces initiatives traduisent un réel effort pour que tous les acteurs bénéficient des formations.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Nous soulignerons dans notre rapport l’importance de ces initiatives de partage qui offrent des ressources précieuses.
Mme Audrey Thaly-Bardol. Notre volonté politique se heurte à l’insuffisance des moyens consacrés la prise en charge des enfants en difficulté. Notre budget étant très contraint, nous sommes parfois tenus de réaliser des « coupes sombres » dans des domaines de politique publique pour lesquels nous ne devrions pas envisager de réaliser des économies, mais au contraire de renforcer les possibilités d’investissement.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Lorsque vous évoquez des « coupes sombres », faites-vous allusion à des coupes sur des dépenses obligatoires en matière de protection de l’enfance ?
Mme Audrey Thaly-Bardol. Dans notre collectivité territoriale, qui comprend le conseil général et le conseil régional, nous respectons bien évidemment les obligations légales et la prise en charge des jeunes ne se fait pas au rabais. Cependant, les contraintes budgétaires limitent nos initiatives pour améliorer cette prise en charge. Par exemple, nous avons dû renoncer aux Olympiades citoyennes, qui permettaient aux jeunes de sortir de leur environnement quotidien.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. N’avez-vous pas trouvé une fondation ou une société pour financer les projets de ce type ?
Mme Audrey Thaly-Bardol. Nous cherchons activement des cofinancements, mais les restrictions budgétaires nous obligent à reconsidérer nos initiatives et nos projets, malgré l’engagement des professionnels.
Par exemple, le foyer territorial dispose d’un budget d’environ 9 millions d’euros pour accompagner quatre-vingts enfants, du bas âge jusqu’à la majorité, ce qui ne laisse aucune latitude pour engager des projets.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Les réponses au questionnaire que vous nous enverrez nous permettront de disposer d’une vision globale des questions budgétaires. Nous ne pouvons accepter des baisses budgétaires sur des politiques obligatoires. Je souligne à nouveau que notre but est d’évaluer les manquements des politiques publiques de manière générale, au nom de l’intérêt des enfants, et non de cibler les départements pour dédouaner l’État.
Mme Audrey Thaly-Bardol. Nous vous enverrons ces informations. Je signale que notre cabinet n’a pas reçu au préalable les questions que vous nous avez posées.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Permettez-moi de préciser notre procédure. Vous avez reçu un questionnaire préparé par la rapporteure et les administrateurs, dont les réponses sont à nous retourner par écrit. Cependant, les questions posées oralement lors d’une audition ne sont pas nécessairement liées à ce questionnaire. Les parlementaires sont libres de poser spontanément toutes sortes de questions, et le principe d’un échange ouvert suppose que les personnes auditionnées n’aient pas connaissance de ces questions à l’avance. Nous sommes dans un dialogue ouvert, sans questions pièges.
J’aurai plaisir à poursuivre nos échanges prochainement et à effectuer des visites de terrain, puisque certains membres de la commission d’enquête et moi-même nous rendrons en Martinique et en Guadeloupe dans le cadre de nos travaux.
Mme la présidente Laure Miller. Nous vous remercions pour votre disponibilité et nous attendons avec intérêt vos réponses à notre questionnaire.
La séance s’achève à dix-huit heures quarante.
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Présents. – M. Arnaud Bonnet, Mme Laure Miller, Mme Julie Ozenne, Mme Isabelle Santiago