Compte rendu

Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Mathieu Klein, président du Haut Conseil du travail social 2

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Rania Kissi et M. Madiba Guirassy, co-fondateurs du Comité de vigilance des enfants placés, et de Mme Nadia Héron et M. Lucas Cortella, membres du Comité              11

– Présences en réunion................................27

 


Mardi
28 janvier 2025

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 20

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Laure Miller, Présidente de la commission

 


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La séance est ouverte à seize heures trente.

La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Mathieu Klein, président du Haut Conseil du travail social.

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous accueillons M. Mathieu Klein, président du Haut Conseil du travail social (HCTS)

Monsieur, vous êtes maire de Nancy et président de la métropole du Grand Nancy, mais nous vous recevons surtout aujourd’hui en tant que président du Haut Conseil du travail social. Nous vous interrogerons sur les analyses que pose le HCTS sur les moyens humains et matériels affectés à la protection de l’enfance et sur ses préconisations en la matière.

Je rappelle que le HCTS a publié en 2022 un Livre vert du travail social, puis en 2023 un Livre blanc. Ces deux rapports ont évidemment nourri les réflexions de notre commission d’enquête et nous sommes heureuses de pouvoir en discuter avec vous.

 Avant de vous céder la parole pour des propos liminaires, je rappelle que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Mathieu Klein prête serment.)

M. Mathieu Klein, président du Haut Conseil du travail social. Le HCTS est une instance de dialogue et de proposition placée auprès du ministre chargé des solidarités. J’en assure la présidence depuis l’été 2021, à la suite de ma nomination par Olivier Véran. Notre mission est d’élaborer des éléments de doctrine en matière d’éthique et de déontologie du travail social, de formuler des avis, des rapports et des recommandations au Gouvernement, mais aussi de nous prononcer sur les sujets liés au travail social, au développement social ainsi qu’aux politiques de solidarité d’une manière générale. Cette instance regroupe très largement l’ensemble des parties prenantes du travail social : les professionnels – via les associations thématiques de filières –, les organisations représentatives, les collectivités locales, les services ministériels ainsi que les organisations patronales et de formation.

Nous abordons donc la protection de l’enfance à travers ce prisme plus large du travail social. La crise aiguë que traverse le travail social dans notre pays frappe de plein fouet la protection de l’enfance. Il s’agit d’abord d’une crise de sens dans un univers où les carrières ont longtemps été réduites à leur dimension vocationnelle. Ce point explique en partie pourquoi, sur le terrain, plus de neuf travailleurs sociaux sur dix sont des femmes. Plus on monte dans la hiérarchie, plus l’équilibre entre les hommes et les femmes est présent. Cette vision, assignant aux femmes souhaitant devenir professionnelles du travail social des compétences prétendument naturelles, a longtemps permis d’éluder le débat sur les formations et l’attractivité des métiers. Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, mais cette culture est encore prégnante et doit être prise en considération au regard des difficultés que traverse ce secteur.

La protection de l’enfance traverse donc une crise qui épouse en partie les contours de la crise structurelle du travail social, mais qui ne se limite pas à ses difficultés. Nous constatons un problème de positionnement de l’enjeu de la protection des enfants dans la hiérarchie des normes. Le système actuel, qui semble pertinent sur le papier dans l’équilibre des rapports entre le pouvoir normatif et régulateur de l’État et le pouvoir opérationnel de mise en œuvre des collectivités territoriales, peine à se concrétiser efficacement, notamment en raison de problèmes d’organisation, de moyens, de volonté politique et de hiérarchisation.

La question de l’équilibre des responsabilités entre le champ des solidarités et le champ judiciaire mérite également d’être approfondie par votre commission. J’ai eu l’occasion de m’apercevoir, en tant que président de conseil départemental, que les débats idéologiques, notamment sur la nécessité de maintenir le lien avec la famille biologique, pouvaient avoir des conséquences particulièrement dommageables pour les enfants, faute d’un positionnement partagé à l’échelle nationale.

Concernant la formation et l’organisation des carrières, j’insisterai sur l’absolue nécessité de favoriser un socle commun de formation pour les professionnels du travail social, tout en préservant des éléments de spécialisation, ce qui est le sens de la réarchitecture des diplômes présentée par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Cela s’inscrit dans le débat sur la convention collective unique. Favoriser les mobilités professionnelles entre différents secteurs d’intervention semble constituer un élément clé pour permettre de trouver des ressources professionnelles en protection de l’enfance.

Au-delà de ma personne, le HCTS est prêt à collaborer avec votre commission d’enquête. La commission permanente et l’assemblée plénière seraient très intéressées de vous recevoir pour partager nos regards croisés sur ce sujet particulièrement important.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Alors que nous approchons de la fin de nos travaux, votre audition est essentielle compte tenu de la crise majeure qui frappe la protection de l’enfance, exacerbée par la crise aiguë du secteur médico-social et impactant directement le quotidien des enfants.

L’utilisation croissante de l’intérim, notamment avec des sociétés comme Domino RH, et la création de maisons d’enfants à caractère social (MECS) éphémères nous préoccupent grandement. Bien que l’intérim existe depuis longtemps dans le champ du social et du soin, le turnover qu’il engendre est particulièrement dommageable au regard du besoin de sécurité et d’attachement des enfants ayant vécu des psychotraumatismes et souffrant de troubles de l’attachement et du lien.

Je prends acte de vos propositions de travail en commun par la suite, car l’intérêt majeur est celui des enfants.

Parmi les 400 000 enfants en protection de l’enfance, une part croissante se trouve en placement collectif, une situation inadaptée à leurs besoins.

Nous sommes donc à la croisée des chemins et j’aimerais obtenir des réponses sur certains sujets qui me préoccupent.

Tout d’abord, depuis les États généraux du secteur médico-social en 2013 et la présentation du Livre vert en 2022, puis du Livre blanc en 2023, quelles actions ont été mises en place ? Comment expliquer qu’en douze ans, nous soyons arrivés à la crise la plus aiguë du secteur ? Quelles préconisations formulées ont été suivies ?

Concernant la formation initiale et continue, je suis surprise que, malgré les connaissances actuelles sur le développement de l’enfant et les travaux de consensus de 2015 sur les besoins fondamentaux, la capacité des professionnels à maîtriser ces outils n’ait pas été renforcée. Cela me semble être une problématique majeure. Vous avez précisé qu’il faudrait conserver la formation initiale du socle. Je fais partie de ceux qui pensent profondément qu’une formation spécifique est nécessaire autour des besoins de l’enfant, car cela a un impact très important pour mener ses missions professionnelles.

Par ailleurs, nous portons une proposition de loi visant à réformer les taux d’encadrement et les normes. Nous estimons que cela améliorerait les conditions de travail et permettrait un meilleur accompagnement individualisé des enfants.

Nous observons aussi que l’utilisation de la plateforme Parcoursup est à proscrire. Les étudiants choisissent souvent ces filières par défaut, en septième ou huitième choix, ce qui entraîne de nombreux abandons.

Je souhaiterais aborder plusieurs points concernant les propositions du Livre blanc.

Tout d’abord, où en est la création de l’Institut national du travail social (INTS), qui devait être lancé ?

Ensuite, je me demande si, au vu de l’urgence dans laquelle nous sommes, le comité de filière sur la petite enfance pourrait être adapté aux métiers de la protection de l’enfance. Je constate que, dans les discussions actuelles sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), les parlementaires se focalisent sur le grand âge en laissant de côté la question de l’enfance. Or ces deux vulnérabilités devraient être au cœur de nos politiques publiques de santé. Ne serait-il pas opportun de quitter le seul champ du social pour inclure ces métiers, dont l’enjeu relève de la santé publique, dans le champ de la santé et du social ? Comment valoriser ces professions souvent dévalorisées alors qu’elles sont cruciales, au même titre que celles du soin et de la santé ?

Enfin, à la suite de votre rencontre avec les cinq ministres, nous avons l’impression que peu de choses ont avancé. Pouvez-vous nous éclairer sur vos interlocuteurs au sein des administrations et sur la façon dont vous travaillez depuis 2022 ?

M. Mathieu Klein. Je rappellerai tout d’abord que, si les ministres passent, la DGCS reste. Du point de vue de la continuité des travaux et du dialogue, la DGCS demeure notre premier interlocuteur quotidien. Le temps de travail dédié, en trop faible quantité, au HCTS est possible grâce à la mobilisation d’agents de la DGCS qui utilisent un peu de leur temps pour animer nos travaux.

Lorsque j’ai été nommé à la présidence du HCTS par Olivier Véran, nous sommes convenus, dans la lettre de mission qu’il m’a adressée, que le Livre vert dresserait le tableau du travail social afin que chacun puisse s’en emparer dans le débat public en amont de l’élection présidentielle et que le Livre blanc permettrait, autour des élections législatives, d’offrir un plan de travail pour le Gouvernement, avec des propositions plus opérationnelles. Le Livre blanc a été adopté au sein du HCTS en septembre 2023, puis présenté à cinq ministres en décembre 2023.

La proposition la plus significative, à savoir la mission de préfiguration de l’INTS, a été lancée en mai 2024. Cette mission de préfiguration est arrivée à son terme en novembre dernier. La ministre chargée des solidarités a précisé, lors d’un colloque au Conseil économique, social et environnemental (CESE), que l’INTS verra le jour en 2025, avec trois missions principales : la création d’un cycle des hautes études en travail social ; le développement de la recherche sur l’intervention sociale, dans la perspective d’obtenir une forme de souveraineté nationale sur la recherche en travail social ; la constitution d’un lieu ressource.

Je rencontrerai prochainement la DGCS pour discuter des aspects opérationnels, avec l’intention que le HCTS soit l’outil de pilotage de l’INTS, ce qui me semblerait logique et cohérent.

Le comité de filière avait en effet été annoncé par le Premier ministre Jean Castex en février 2023 lors de l’annonce du Ségur des professionnels du social. Je n’ai pas d’informations concernant sa mise en œuvre opérationnelle à ce jour. De même, la commande de Jean Castex au HCTS concernant un travail sur la réarchitecture des diplômes n’a pas encore donné lieu à une lettre de mission spécifique.

En matière de formation, la protection de l’enfance nécessite évidemment des compétences singulières qui ne sont pas réductibles aux compétences acquises pour devenir professionnel du travail social. Je partage avec vous la perspective que ces blocs soient tous suivis d’une spécialisation selon le type de secteur vers lequel les étudiants souhaiteront se diriger.

Le HCTS, en collaboration avec le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et l’Union nationale des acteurs de la formation et de la recherche en intervention sociale (UNAFORIS), a approuvé la création d’une formation qualifiante pour accélérer les recrutements dans ce domaine. Pour une instance pluridisciplinaire comme la nôtre, il s’agit de faire un petit pas de côté par rapport au caractère universaliste de notre mission. Je reconnais que la crise singulière de la protection de l’enfance nécessite une adaptation. Bien que cette initiative ait suscité des débats au sein du HCTS, notre instance a soutenu l’expérimentation d’un prérecrutement d’étudiants ou de personnes en activité pour les former, dès le niveau de la licence, aux besoins spécifiques de la protection de l’enfance, permettant ainsi une entrée sur le marché du travail avec une forme de pré-salariat en lien avec les universités ou les écoles de travail social.

Les récents décrets Valletoux limitent la présence de sortants d’écoles via l’intérim dans les établissements de protection de l’enfance. Cette évolution est importante car elle répond à une problématique cruciale : la prise en charge d’enfants en bas âge, avec notamment l’ensemble des enjeux liés à l’attachement, ne peut en aucun cas être compromise par l’attrait des jeunes professionnels pour l’intérim. Le secteur de la protection de l’enfance doit être préservé autant que possible de cette logique de turnover. Notons que, même sans intérim, l’épuisement professionnel, le manque de préparation et les conditions de travail conduisent déjà à un turnover important dans de nombreux services de la protection de l’enfance.

Un autre problème majeur est posé par le grand nombre d’enfants relevant d’une prise en charge psychiatrique qui, sans solutions, sont aujourd’hui confiés par défaut à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Une enquête révèle que 45 % des établissements et services répondants accompagnent des enfants dont les profils ne correspondent pas au projet d’établissement ou de service. Ces accueils ou accompagnements hors habilitation concernent principalement des enfants ou des jeunes en situation de handicap, incluant des troubles psychiques. Lors de mon expérience de président de département, je me souviens du cas d’un enfant dont la prise en charge mobilisait sept équivalents temps plein (ETP). De plus, à la fin de l’année 2022, 26 000 jeunes accompagnés par les structures pour jeunes handicapés bénéficiaient de mesures de l’ASE, soit 15 % de l’ensemble des jeunes handicapés accompagnés en France. Parmi ces jeunes, 9 % font l’objet d’une mesure de placement et 5 % d’une mesure d’action éducative. En outre, 11 000 jeunes ont une reconnaissance de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) dans les établissements de l’ASE. Ces chiffres soulignent l’interpénétration des domaines des soins, de la santé et du social dans la protection de l’enfance.

Le HCTS plaide pour la définition d’objectifs cibles, de la manière la plus objective possible, en matière de taux d’encadrement, compte tenu du fait qu’ils sont actuellement trop élevés, ce qui contribue massivement au manque d’attractivité de ces métiers. Au regard du nombre de professionnels, le nombre d’enfants confiés est trop élevé pour permettre un suivi adapté à leur situation. Notons d’ailleurs que les recrutements d’assistants familiaux sont en chute libre.

Concernant la plateforme Parcoursup, en 2022, 30 % des candidats ont formulé des vœux pour faire des études dans le secteur social et médico-social, mais seulement 10 % ont intégré le secteur. De plus, 8 % des étudiants qui intègrent une formation de travailleur social abandonnent leurs études chaque année, ce qui est un taux particulièrement élevé. Cependant, selon des chiffres donnés par Croix-Rouge Formation, le nombre de candidats à certaines formations post-baccalauréat, comme celles d’éducateur spécialisé et d’éducateur de jeunes enfants, a augmenté et peut être jusqu’à dix fois supérieur au nombre de places à pourvoir depuis que l’inscription est possible sur Parcoursup, ce que je n’ai pas toujours observé dans d’autres instituts de formation. L’UNAFORIS a beaucoup insisté pour une meilleure préparation des candidatures ainsi qu’une plus grande valorisation, dans le recrutement des étudiants, de l’engagement bénévole et du soutien aux pédagogies expérientielles.

Enfin, la crise du recrutement des assistants familiaux est particulièrement préoccupante. Malgré le consensus sur le fait qu’une prise en charge dans une cellule de type familial est la meilleure des réponses pour les enfants placés sous la responsabilité de l’ASE, les structures collectives prennent de plus en plus de place tandis que les structures familiales sont en chute libre. Les raisons sont multiples : la démographie, la dimension vocationnelle, les conséquences sur la qualité de vie, l’exigence du métier, le manque de reconnaissance, les difficultés d’accompagnement, la rémunération insuffisante et la complexité des situations des enfants confiés. Je suis malheureux de constater que nous ne sommes pas capables aujourd’hui d’inverser cette tendance, alors que nous savons qu’une prise en charge dans un contexte familial serait plus bénéfique pour les enfants confiés. Il y a là matière, pour le Gouvernement et les conseils départementaux, à mener une action volontariste pour changer le regard sur cette fonction profession.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Une solution serait peut-être de leur permettre d’exercer une autre activité en dehors de celle d’assistant familial.

M. Mathieu Klein. De nombreuses pistes existent en effet.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Vos propos sur la perte de sens me semblent réducteurs, car vous n’avez évoqué que les carrières professionnelles et leur évolution. En tant qu’éducatrice spécialisée en protection de l’enfance, je peux témoigner que la perte de sens provient surtout du sentiment de mal faire son travail et de réaliser des accompagnements ratés, voire de devenir un outil de maltraitance. Ce n’est pas uniquement une question d’évolution personnelle dans une carrière, mais plutôt le fait de rentrer chez soi le soir en se disant qu’on a mal travaillé faute de moyens adéquats. Ce qui abîme la protection de l’enfance et le travail social, c’est de devoir annoncer à un enfant qu’il va changer de lieu d’accueil ou de mettre à la rue un jeune de dix-huit ans avec un sac-poubelle pour seul bagage.

Concernant les formations, je ne partage pas l’idée qu’il n’existe pas de spécialisation. Les syndicats que nous avons auditionnés s’accordent à dire qu’une refonte des métiers basée sur des spécialisations en fonction des champs d’intervention serait préjudiciable. En tant qu’éducatrice spécialisée, ma spécialité est la relation éducative. La spécialité des éducateurs de jeunes enfants est le développement de l’enfant. Il est problématique de considérer que nos métiers ne sont pas utiles et que l’éducation spécialisée n’a pas d’histoire ni de pratique éducative significative.

Je trouve inquiétant d’entendre que la protection de l’enfance devrait être rattachée aux soins, réduisant ces enfants à un parcours de médicalisation. Il existe certes des besoins croissants et variés en termes de médicalisation, de psychiatrie et d’accompagnement du handicap, face à des services publics de plus en plus effondrés. Cependant, il est crucial de maintenir la philosophie éducative et l’éducabilité en protection de l’enfance.

Je n’ai pas entendu parler des salaires dans votre intervention. La dégradation des conditions de travail et l’attrait de l’intérim sont en partie dus à la perte de salaire et de pouvoir d’achat des professionnels de la protection de l’enfance et du travail social en général. Personnellement, en travaillant dans la fonction publique hospitalière, je gagnais environ 1 600 euros malgré une mobilisation presque un week-end sur deux. L’augmentation des salaires des professionnels de ce secteur — mais aussi de ceux du handicap, de l’insertion et de la santé mentale — pourrait être un levier important. Ces rémunérations sont trop basses au regard du travail fourni et de l’engagement humain que cela représente. Avez-vous des préconisations concernant les salaires ? Bien que la reconnaissance ne passe pas uniquement par la fiche de paie, je rappelle que les travailleurs sociaux étaient en poste pendant la crise du Covid-19 et qu’ils n’ont reçu aucun remerciement, ce qui montre aussi le besoin de reconnaissance sociétale des métiers du lien dans la protection de l’enfance.

Vous avez mentionné des taux d’encadrement trop élevés, mais ils sont, en réalité, inexistants. Rien ne régit la protection de l’enfance, hormis pour les moins de trois ans où ce n’est déjà pas à la hauteur. Avez-vous des préconisations précises à ce sujet ? Un décret a été rédigé par un ministre, avec des associations habilitées, mais n’a jamais été publié. Des textes de loi sont dans les tuyaux mais ne sont toujours pas sortis. Que préconisez-vous pour améliorer les conditions de travail et créer une concurrence réelle avec un secteur de l’intérim qui ravage le secteur du travail social tout en en tirant des profits ?

Enfin, si la plateforme Parcoursup est catastrophique dans tous les domaines, le problème spécifique pour le travail social est, au-delà de la question des choix non prioritaires, l’âge de recrutement. Auparavant, les instituts régionaux du travail social (IRTS) recrutaient des profils très divers. Par exemple, la moyenne d’âge des étudiants lors de ma formation était supérieure à trente ans. Parcoursup a modifié l’âge et la sociologie des étudiants, qui sont dorénavant presque exclusivement des jeunes post-baccalauréat, excluant de fait les personnes plus expérimentées en reconversion professionnelle, pour qui l’accès aux IRTS est beaucoup plus difficile. Quel est votre avis sur ce point ?

M. Mathieu Klein. Concernant la perte de sens, plusieurs facteurs entrent en jeu.

Les conditions de travail et d’accompagnement des publics, de plus en plus difficiles, combinées à des moyens d’intervention restreints pour les professionnels du travail social, engendrent effectivement ce sentiment d’être contraint de mal faire son travail, avec une forme de maltraitance qui a des répercussions tant sur les professionnels que sur les personnes prises en charge.

Le Livre blanc du travail social pointe également les effets négatifs de la logique d’appels à projets. Nous y relevons que la multiplication de cette modalité d’exécution des politiques publiques conduit les professionnels du travail social à passer plus de temps à rendre compte qu’à agir, avec des modalités différentes selon les financeurs. Cela atténue la portée des expérimentations et donne le sentiment qu’il n’y aurait plus de droit commun, mais uniquement la possibilité de déposer des candidatures pour des temps limités et selon des modalités particulières. Ce phénomène fragilise le secteur et contribue fortement à la perte de sens.

Bien qu’elle ne relève pas des prérogatives directes du HCTS, la question salariale figure à la première place des quatorze recommandations formulées dans le Livre blanc. Les comparaisons européennes et internationales montrent clairement que le niveau de rémunération des professionnels du travail social, notamment en protection de l’enfance, n’est pas du tout à la hauteur des missions et de la charge de travail des personnes concernées. Le HCTS est sensible à ce sujet, même s’il n’intervient pas directement dans les négociations.

Je ne remets pas en question le parcours d’éducation et de relation éducative des éducateurs spécialisés. Je suis de ceux qui pensent qu’un professionnel peut travailler dans différents domaines du social tout au long de sa carrière, car il existe un socle commun visant à rendre les individus autonomes tout en les restaurant dans leur dignité et en leur donnant des outils pour construire leur existence. Cependant les besoins d’un enfant, notamment en bas âge, sont spécifiques. Vous avez raison de souligner que, dans un monde idéal, il existe une pluralité d’intervenants professionnels. Je constate toutefois que la disponibilité de ces professionnels est variable, avec des difficultés de recrutement similaires. Il faut donc prendre en compte les dimensions particulières de la relation avec les tout-petits, notamment ceux placés en protection de l’enfance, qui ont des besoins spécifiques. La réarchitecture des diplômes telle qu’elle est aujourd’hui évoquée prévoit un socle commun cohabitant avec une forme de spécialisation, pas seulement thématique mais aussi liée aux types de métiers ou de fonctions dans le champ du travail social.

Par ailleurs, nous ne formulons pas de recommandation précise en matière de taux d’encadrement. Nous reconnaissons dans le Livre blanc la nécessité de définir une doctrine claire et consensuelle sur cette question. Les décrets Taquet sont toujours quelque part… Nous proposons dans le Livre blanc la réalisation d’une étude la plus objective possible. Le compte n’y est clairement pas aujourd’hui et une surcharge de travail est induite par les difficultés de recrutement.

Quant au parcours professionnel et au rajeunissement des étudiants engendré par Parcoursup, le Livre blanc souligne l’importance de mieux reconnaître la validation des acquis de l’expérience (VAE) pour diversifier les profils, notamment pour les personnes issues de l’éducation, y compris de l’éducation populaire, ou d’autres domaines. Cette diversification est cruciale face au rajeunissement des professionnels, qui peut entraîner des abandons de postes précoces dus à un choc entre les attentes et la réalité du terrain. Ce turnover est particulièrement préjudiciable à l’équilibre des enfants confiés.

M. Denis Fégné (SOC). Il existe un décalage entre les textes législatifs et la réalité de leur mise en œuvre sur le terrain. Or l’État doit être le garant de l’équité territoriale par des mécanismes de suivi, de péréquation et d’incitation financière. Le nouveau gouvernement n’a malheureusement pas proposé de ministère dédié à l’enfance. J’aimerais avoir votre point de vue quant au fait que le Président de la République a plutôt choisi la création d’un haut-commissariat.

Par ailleurs, l’État devrait assumer de façon plus volontaire son rôle concernant la prévention primaire – école, santé, culture –, tandis que les conseils départementaux, dont le rôle est opérationnel, devraient accélérer la diversification des prises en charge pour assurer un continuum dans la mise en œuvre des projets pour l’enfant, avec des mesures éducatives, administratives et judiciaires plus graduées pour éviter l’embolie actuelle des placements en maison d’enfants et en famille d’accueil. Que préconisez-vous ?

M. Mathieu Klein. Je reconnais que ma description de l’État normatif et régulateur face à la collectivité opérationnelle correspondait quelque peu à un schéma idéal et n’épouse pas la réalité du moment. Néanmoins, je maintiens qu’une politique publique comme celle de la protection de l’enfance ne peut en aucun cas être archipélisée comme elle l’est actuellement entre les choix de plus de cent conseils départementaux. Cela n’enlève rien à la responsabilité et à la pertinence du niveau départemental pour la mise en œuvre de ces politiques de protection de l’enfance et de prévention, mais il doit y avoir une fonction normative et régulatrice de l’État.

En tant que président du HCTS, je n’ai pas de commentaire particulier à faire sur le choix entre un ministère ou un haut-commissariat. Des hauts-commissariats ont parfois été porteurs de sens et ont permis des avancées. Ce débat appartient à l’exécutif, voire aux parlementaires. Notre préoccupation, au sein du HCTS, est que le champ de l’enfance bénéficie d’une puissance de feu exécutive reconnue, dotée de moyens suffisants pour agir et capable de dialoguer efficacement avec les collectivités territoriales.

La puissance péréquatrice de l’État doit en effet jouer pleinement son rôle. Les situations varient considérablement entre des départements comme la Seine-Saint-Denis, la Lozère et la Meurthe-et-Moselle, et pas seulement sur la question des mineurs non accompagnés. Bien que les difficultés existent partout, elles n’impliquent pas la mobilisation des mêmes moyens. En tant que législateurs, vous ne pouvez pas vous satisfaire du fait que le niveau de moyens consacrés par un territoire à la protection de l’enfance soit indexé sur le marché immobilier du département auquel l’enfant est confié. Il s’agit d’une rupture républicaine totalement inacceptable, qui doit faire l’objet d’une attention extrêmement forte. Ces sujets sont dans le débat public depuis longtemps et je souhaite ardemment qu’ils trouvent un débouché dans les semaines ou dans les mois à venir, car résoudre la crise aiguë que nous traversons passera par cette mise à niveau financière quantitative, mais aussi qualitative avec une réorganisation de ces moyens.

Le conseil départemental est un bon niveau de collectivité pour la protection de l’enfance. On peut imaginer qu’un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) de 30 000 habitants ou une commune n’a pas les moyens pour développer une politique territoriale adaptée à la prise en charge des enfants à protéger. L’échelon départemental permet de rester dans la proximité tout en enclenchant des moyens. De plus, le département est la collectivité des solidarités. Toutefois, cette réalité, que je ne conteste pas, doit s’appuyer sur des objectifs fixés par le législateur. L’exécution des ordonnances de placement devrait, par exemple, être un objectif sur la base desquelles le législateur mobilise des moyens. Les conseils départementaux ne doivent pas être laissés seuls face aux difficultés. Quand les capacités d’accueil sont saturées, d’autres acteurs doivent se mobiliser, notamment les services de l’État au niveau des départements, pour accompagner et chercher des solutions de prise en charge.

Je tiens à souligner – en mon nom, et non en ma qualité de président du HCTS – que l’État devrait avoir la capacité d’organiser une péréquation en fonction de l’atteinte d’objectifs et de résultats. Cela n’est pas orthogonal avec une vraie décentralisation, mais cela permettrait une bonne articulation entre la décentralisation de la mise en œuvre de la politique et la fonction normative de l’État. Personne n’accepterait que des décisions de justice soient variables d’un territoire à l’autre : il devrait en être de même pour la protection de l’enfance.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je rappelle que le temps de l’enfant n’est pas le temps de l’adulte. J’aimerais obtenir des précisions sur les avancées concrètes depuis les États généraux de 2013, au-delà de la préfiguration de l’INTS. Quels progrès ont été réalisés dans le domaine de la protection de l’enfance, notamment concernant les problématiques liées au handicap ? Nous nous rendrons cette semaine en Belgique, où des centaines d’enfants sont placés par manque de places en France, ce qui est inacceptable, tout comme le sureffectif dans les pouponnières. Quels travaux sont en cours pour répondre aux besoins dans tous les territoires ? La politique du « tout inclusif » a créé un manque de places affectant particulièrement les enfants de la protection de l’enfance et posant des problématiques à des professionnels qui peuvent se retrouver démunis. Comment les préconisations du Livre blanc ont-elles concrètement fait avancer ces sujets ?

Nous sommes confrontés à un décalage entre le temps long des rapports et l’urgence des besoins des enfants. Malgré de nombreux rapports et recommandations, la concrétisation sur le terrain tarde à venir. Quels moyens pouvons-nous mobiliser ? Le législateur est évidemment important, mais nous devons éviter de multiplier des textes de loi qui ne s’appliquent pas, comme l’illustre la difficulté de mise en place du projet pour l’enfant (PPE). Quelles sont vos préconisations à court et à moyen terme ?

M. Mathieu Klein. Le Livre blanc, qui ne portait pas spécifiquement sur la protection de l’enfance mais sur le travail social dans son ensemble, a permis la préfiguration de l’INTS. De plus, nos propositions ont contribué à la mise en œuvre de l’accord Ségur et de son extension aux « oubliés du Ségur », bien que son application opérationnelle reste imparfaite dans les territoires. Nous avons également salué l’accord de méthode entre les partenaires sociaux pour la convention collective nationale unique, permettant d’enclencher le rapprochement entre la branche professionnelle des secteurs sanitaire, social et médico-social (BASS) et la branche de l’aide, de l’accompagnement, des soins et des services à domicile (BAD), même si ce processus n’est pas encore achevé et que le HCTS ne participe pas à ces discussions. L’accord de méthode constitue en tout cas une avancée sur ce sujet bloqué depuis de nombreuses années, qui contribue au manque d’attractivité de ces métiers.

Par ailleurs, le HCTS a mis en œuvre un droit de suite concernant un certain nombre de sujets sur lesquels des groupes de travail avancent, comme la professionnalisation du parcours de formation, qui vise à éviter la rupture trop importante entre le temps de formation et celui de la prise de poste, notamment dans la protection de l’enfance. La commission d’éthique et de déontologie du travail social, qui fait partie des missions du HCTS, travaille activement à la mise à jour des normes et des référentiels déontologiques pour les professionnels du travail social. Le HCTS formulera progressivement ses préconisations sur ces sujets.

Malgré la gravité de la situation, nous pensons qu’il existe de nombreuses pistes d’évolution, dont certaines n’ont pas été listées aujourd’hui.

La relation entre l’État et les collectivités est au cœur de la redéfinition de la prise en charge des enfants en danger. Il faut bien mesurer que l’ASE représente la charge nette la plus importante pour les conseils départementaux. C’est dire qu’au-delà de son caractère éminemment précieux, cette compétence est centrale, y compris dans l’exécution budgétaire quotidienne des départements.

Si les départements sont légitimes pour continuer leur action, nous avons besoin d’un système d’information national pour améliorer la protection des enfants. Le nomadisme des parents maltraitants s’appuie sur la faiblesse d’un système centralisé de connaissance et de reconnaissance des situations, comme le montre le cas dramatique de la jeune Amandine.

Concernant les mineurs non accompagnés, un référentiel unique et national devrait être créé afin d’éviter les différences d’appréciation d’un territoire à l’autre concernant l’évaluation de la minorité. Une telle hétérogénéité en la matière ne se justifie aucunement.

Enfin, les mesures liées à l’intervention de techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF) sont insuffisamment financées alors qu’elles permettent d’intervenir et de réaliser un accompagnement au sein des familles où des difficultés sont repérées sans qu’elles nécessitent l’enclenchement immédiat de mesures de protection de l’enfance. Ces mesures permettent de soutenir la parentalité lorsque le lien familial peut être préservé. Elles ne concernent évidemment pas les situations nécessitant un changement de statut, qu’il faudrait d’ailleurs accélérer afin de rendre les enfants adoptables plus rapidement. Dans les familles où le lien peut être préservé, restauré et protégé, la prévention est une dimension essentielle, mais elle reste souvent le parent pauvre des politiques publiques faute de moyens.

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La Commission procède à l’audition de Mme Rania Kissi et M. Madiba Guirassy, cofondateurs du Comité de vigilance des enfants placés, et de Mme Nadia Héron et M. Lucas Cortella, membres du Comité.

Mme la présidente Laure Miller. Mes chers collègues, nous accueillons le Comité de vigilance des enfants placés, représenté par Mme Rania Kissi et M. Madiba Guirassy, co-fondateurs, ainsi que par Mme Nadia Héron et M. Lucas Cortella, membres du Comité, que je remercie de leur présence.

Nous avions, dans le cadre de la première commission d’enquête mise en place avant la dissolution de l’Assemblée nationale, consacré la première audition au Comité de vigilance des enfants placés. Alors que notre cycle d’auditions touche à sa fin, il était évidemment important – et c’était l’un de vos souhaits – de pouvoir vous entendre à nouveau.

Nous avons pu échanger au cours de ces auditions de façon plus informelle. Nous ne sommes pas forcément toujours d’accord sur la façon dont la commission d’enquête a pu se dérouler ou, en tout cas, sur le sens à donner à une commission d’enquête parlementaire. Sachez que nous avons essayé de faire du mieux que nous pouvions pour entendre tous les acteurs de la protection de l’enfance dans notre pays.

La suite de la commission d’enquête sera plus importante encore, puisqu’il s’agira de savoir comment concrétiser tous les souhaits et les revendications qui ont pu être entendues pendant ces auditions. De nouveaux déplacements sont également prévus.

Avant de céder la parole à Mme la rapporteure, je rappelle que l’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Rania Kissi, M. Madiba Guirassy, Mme Nadia Héron et M. Lucas Cortella prêtent serment.)

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je suis ravie de vous accueillir. J’ai souhaité qu’aucun questionnaire ne vous soit transmis en amont de l’audition. Nous arrivons presque au terme de nos travaux, bien qu’il nous reste quelques présidents de département et personnalités, dont Mme Catherine Vautrin, à auditionner. Votre présence aujourd’hui souligne que l’élément central de notre enquête, ce sont les enfants, les jeunes et leur accompagnement vers l’autonomie – et pas seulement jusqu’à vingt et un ans.

Nous nous sommes rencontrés au début des travaux de cette commission et nous avons essayé d’être très respectueux de vos attentes et de ce que peut faire une commission d’enquête. Nous avons appris, avec le temps, à entretenir des rapports extrêmement précieux sur le suivi de nos travaux. Régulièrement, vous avez, très utilement et de manière professionnelle, porté des questions pertinentes, étayées et rédigées afin que la réponse soit précise.

Notre commission a connu un parcours atypique, puisqu’elle a été interrompue par la dissolution de l’Assemblée nationale puis a repris avec le soutien de tous les groupes politiques, soulignant l’importance transpartisane de ce sujet. Dans tous les territoires, il est nécessaire de mobiliser tout le monde sur cette politique publique essentielle. Nos auditions seront suivies d’un important travail de synthèse afin de préparer notre rapport et nos préconisations.

En tout cas, nous avons essayé de porter vos questions, d’être attentifs à vos demandes et de vous auditionner au début et à la fin, ce qui témoigne de notre grand respect.

Aujourd’hui, je n’ai pas de question spécifique à vous poser. La réalité est que les travaux de cette commission sont collectifs et ne constituent qu’une étape. Je voudrais que vous puissiez nous faire part de vos souhaits et des pistes qui sont, selon vous, à explorer. L’écoute est très importante. Vous êtes quatre, mais vous représentez de nombreux jeunes, très divers. Cette diversité de parole est tout à fait audible et c’est pour cela que je tenais à ne pas avoir de questions précises. Nous serons évidemment dans un dialogue sur les sujets sur lesquels vous souhaitez attirer notre attention.

J’espère que notre partenariat a répondu à vos attentes sur quelques pistes. Il a en tout cas, à mes yeux, beaucoup éclairé le débat à travers les auditions que nous avons menées.

Mme Rania Kissi, co-fondatrice du Comité de vigilance des enfants placés. J’ai l’honneur de représenter le Comité de vigilance des enfants placés, qui compte 300 membres à travers toute la France, de tous les âges et ayant vécu différents parcours.

Le Comité de vigilance des enfants placés se mobilise pour faire entendre la voix de ceux qui ont trop longtemps été réduits au silence. Notre expertise, fondée sur l’expérience vécue et la connaissance approfondie du système, nous permet d’identifier les dysfonctionnements majeurs et de préciser les priorités d’action face à l’urgence de la situation. Nous portons la parole des enfants placés auprès des institutions et exigeons des changements structurels immédiats. Il faut prendre en compte notre expertise et agir sur la maltraitance des enfants au sein de notre pays. Il est essentiel de rappeler que, chaque fois qu’une politique publique est menée sans nous, elle se fait contre nous.

Je suis Rania Kissi, juriste, ancienne pupille de l’État, et, pourtant, j’ai connu le sans-abrisme. Imaginez-vous cela pour un enfant censé être protégé par la Nation. Pourtant, c’est la réalité de nombreux jeunes passés par l’aide sociale à l’enfance (ASE), des enfants de Marianne, dont vous êtes aujourd’hui les dignes représentants.

J’ai grandi au sein de l’ASE. J’étais une excellente élève. À l’école républicaine, je n’étais pas qu’un numéro de dossier : j’étais Rania, une élève encouragée en français parce que j’avais la note de 18 et réprimandée en mathématiques parce que j’avais la note de 8. En classe de troisième, j’ai dû mentir pour pouvoir accéder à une filière générale. Première de la classe tout au long de ma scolarité, j’étais pourtant la dernière dont on se souciait pour aller chercher un bulletin scolaire. Alors, en bonne pupille de l’État, je me présentais à la juge pour enfants pour lui montrer mon bulletin scolaire afin qu’elle soit fière de moi.

Je devrais être la dernière à défendre notre système éducatif et pourtant, je dois le dire aujourd’hui, l’école m’a sauvée, alors que l’institution censée me protéger m’a détruite. On a jugé bon de m’envoyer en certificat d’aptitude professionnelle (CAP). Je respecte tous les parcours, mais je dénonce les trajectoires subies. J’ai dû mentir pour pouvoir accéder à une filière générale. Pour aller en lycée général, j’ai fait signer le mauvais papier, ce que personne n’a su jusqu’à ce que je passe mon baccalauréat, parce qu’on voulait m’imposer la voie professionnelle.

La psychologue de l’ASE me répétait souvent que j’étais trop faible pour devenir avocate, alors, pour lui prouver le contraire, en troisième, j’ai écrit cinquante lettres de motivation pour trouver un stage dans un cabinet d’avocat. J’ai fait ce stage et je suis aujourd’hui un parcours pour devenir avocate.

Pour aller en lycée général, faut-il être résilient, mesdames et messieurs ? Pour avoir une égalité des chances et choisir simplement son avenir, faut-il se battre ?

À dix-huit ans, la galère n’est pas finie. Un baccalauréat en poche, j’ai voulu aller à l’université et on m’a répondu qu’il n’y avait pas de moyens pour accompagner les enfants de l’ASE vers des études longues, et que ce n’était pas faute d’avoir été prévenue. Au lieu de m’asseoir sur les bancs de l’université, j’ai dormi sur un banc en dessous de l’université.

Alors, où est la promesse républicaine ? Où est l’ascenseur social ? Il n’existe pas pour les enfants placés, malheureusement. Nous sommes les oubliés de la République, nous sommes dans les ténèbres de la société, là où l’ascenseur est en panne, sans numéro d’urgence à appeler, car il n’existe pas de numéro d’urgence pour appeler Marianne.

L’ASE m’a placée dans un centre pour anciens détenus. La juriste que je suis croit en la justice restaurative, mais l’enfant que j’étais demandait juste à être protégée. Mon voisin de chambre, un ancien pédocriminel, avait l’interdiction d’approcher ses propres enfants, mais on a jugé tout à fait normal qu’il puisse s’approcher de moi. C’est lui-même qui a dû me protéger du danger qu’il représentait. Lorsque je lui ai dit que j’avais peur de lui, il m’a répondu qu’il ferait en sorte de ne plus croiser mon chemin. Une personne potentiellement dangereuse m’a donc protégée d’elle-même, là où la société ne l’a pas fait. Voyez-vous notre faille collective ? On a jugé bon de protéger ses enfants, mais pas moi. Pourtant, je suis une enfant de Marianne.

Notre devise républicaine est : liberté, égalité, fraternité. Où est la fraternité ? Comment peut-on se proclamer société lorsqu’on n’est pas capable de protéger les plus vulnérables, c’est-à-dire les enfants ? Tout le monde a été enfant, et pourtant tout le monde a tendance à l’oublier.

Quel parent met ses enfants dehors à dix-huit ans ? Pourquoi l’État le fait-il avec ses propres enfants ? Pourtant, les études montrent que la moyenne d’âge de départ du domicile familial est de vingt-cinq ans dans les familles de notre pays. Il faut ce temps pour acquérir de l’autonomie et un logement ainsi que pour se préparer tout simplement à la vie d’adulte. Alors, pourquoi les enfants de l’ASE sont-ils livrés à eux-mêmes dès dix-huit ans ? Quels parents passent un contrat avec ses enfants ? Pourquoi notre État, le premier parent défaillant de France, le fait-il avec ses propres enfants ?

Les dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance ne peuvent plus être ignorés. La banalité du mal perpétré au sein de notre système de protection de l’enfance doit cesser. Les enfants d’aujourd’hui sont les adultes de demain. Les jeunes majeurs sortant de l’ASE sont abandonnés à leur majorité, sans ressources ni soutien, privés du revenu de solidarité active (RSA), soumis à des contrats jeune majeur non systématiques et à des conditions incohérentes d’accès aux droits. Nous sommes condamnés à la précarité.

Notre proposition est très simple : la création d’un droit automatique et inconditionnel à l’accompagnement jusqu’à vingt-cinq ans, incluant un soutien financier, en garantissant un accompagnement administratif et un accès prioritaire aux droits sociaux, au logement, aux formations et à la santé.

Il est temps d’ouvrir les yeux et d’agir. Je pense que vous en avez aujourd’hui la possibilité. Vous ne faites pas partie des mêmes formations politiques, mais vous pouvez vous asseoir ensemble et trouver des compromis. L’enfant qui était un jour en vous vous remerciera.

M. Madiba Guirassy, co-fondateur du Comité de vigilance des enfants placés. Au nom du Comité de vigilance des enfants placés et de l’association Les Oubliés de la République, je tiens à vous remercier pour cette invitation à témoigner devant votre commission.

Je porte aujourd’hui la voix des invisibles, celle des mineurs non accompagnés, ces enfants qui, arrivés en France, se retrouvent brutalement face à la vie, sans famille, sans filet de sécurité, avec pour seule richesse un sac à dos souvent trop léger et un passé trop lourd.

Je suis un ancien enfant placé, mineur non accompagné. Avez-vous vu la situation des mineurs non accompagnés ? C’est une honte ! À l’heure où je vous parle, dans les Yvelines et dans le Val-d’Oise, le conseil départemental est en train d’installer vingt-cinq algécos sur un terrain non viabilisé dans la commune de Chapet, pour y mettre cent mineurs non accompagnés. Le maire s’y oppose, du fait du traitement indigne, inhumain et dégradant qui sera réservé à ces jeunes, puisqu’il n’y a aucun projet d’insertion, cours de français, éducateur ou transport public régulier. Cela en dit long sur une gouvernance disparate de l’ASE.

Ces enfants qui arrivent seuls dans notre pays, fuyant la guerre, la famine et la traite humaine, sont traités comme de la vermine et laissés à la merci de tous les dangers, de l’exploitation sexuelle, de la violence et du froid. Je ne parle même pas de l’enfer administratif et de l’isolement extrême. Ces mineurs voient leur statut d’enfant nié et sont abandonnés au mépris de toutes les conventions ratifiées en grande pompe par la France, notamment la convention de New York de 1989 relative aux droits de l’enfant, dont l’article 6, alinéa 2, précise que tous les États membres de cette convention s’engagent à assurer dans toute la mesure possible la protection, la survie et le développement de l’enfant.

En raison des ambiguïtés législatives, la plupart des départements considèrent que la prise en charge des mineurs non accompagnés est facultative. Les critères varient donc d’un département à l’autre, ce qui donne lieu à des inégalités territoriales de prises en charge. La reconnaissance de leur minorité varie aussi d’un département à l’autre, les laissant dans une précarité juridique insupportable. Certains départements placent des mineurs non accompagnés dans des hôtels, d’autres sur des terrains vagues. Il n’y a aucun chiffre, aucune donnée pour mesurer les bonnes et mauvaises pratiques des politiques d’accompagnement des mineurs non accompagnés.

Le Comité de vigilance des enfants placés et Les Oubliés de la République ont fait des démarches auprès des départements pour obtenir des informations sur la politique d’accueil des mineurs non accompagnés. Certains y ont répondu, d’autres non. Ils ont été obligés de saisir la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) pour avoir des informations sur cette politique publique. La réponse se fait encore attendre.

Pendant ce temps-là, certains sombrent dans la drogue, dans la délinquance et d’autres sont livrés à la prostitution forcée des pédocriminels.

Je pourrais vous parler de chiffres encore et encore, mais ce sont les visages que je veux vous montrer aujourd’hui.

C’est celui de Samir, avec qui j’étais dans un même foyer à Périgueux et qui, à dix-huit ans, a dormi sept mois dans une cage d’escalier avant d’être hébergé provisoirement par une association.

C’est celui d’Aïcha, qui voulait être infirmière mais qui a dû arrêter ses études pour travailler et survivre.

C’est celui d’Ahmed, qui a été traumatisé par des démarches administratives, passant de préfecture en préfecture, de tribunal en tribunal, pour un titre de séjour qu’il n’a jamais obtenu et qui a sombré dans la délinquance.

C’est celui d’Ibrahim, à peine seize ans, que j’ai rencontré à la gare de Périgueux et qui s’est enfoncé dans la drogue, faute de reconnaissance de sa minorité.

C’est celui d’Ali, qui a séjourné dans un hôpital psychiatrique parce qu’il a été traumatisé par les maltraitances de sa famille d’accueil.

C’est celui de Sarata, qui maudit sa vie parce que, pour elle, c’est une vie qui ne mérite plus d’être vécue.

C’est celui de Fazel, qui rêvait d’être médecin, mais à qui, comme moi, on a dit qu’il rêvait trop grand et qui a fini boulanger malgré ses incroyables potentiels intellectuels.

C’est celui de Momo, à qui l’ASE a demandé de retourner chercher un passeport en Afghanistan, un pays en guerre depuis des années, et qui a fini par perdre son contrat d’alternance.

L’ancien secrétaire d’État M. Adrien Taquet a dit ici même que l’ASE sauvait 350 000 enfants par an. Vous lui avez fait remarquer qu’il avait une trop haute estime de son bilan. Je le confirme.

La République a une obligation de résultat quant au bien-être et à la sécurité des enfants qui lui sont confiés. Le résultat n’est pas au rendez-vous. La France a une grande responsabilité à l’égard des enfants placés en général. Ces manquements ont causé des conséquences irréversibles pour les 377 000 enfants placés.

Nous ne demandons pas à l’aumône, nous demandons ce que tout enfant est en droit d’attendre de la société : une continuité, un accompagnement digne, une chance réelle de réussir comme n’importe quel enfant et ce que n’importe quel parent pourrait faire pour son enfant. Nous demandons d’instaurer une véritable continuité de la politique de protection de l’enfance jusqu’à vingt-cinq ans et d’harmoniser l’application de la loi sur tout le territoire national en instaurant un protocole national unique pour l’évaluation de la minorité et en garantissant un accompagnement adapté. Un contrôle indépendant des politiques publiques de protection de l’enfance est nécessaire pour éviter les abus et corriger les disparités entre départements. Il faut également investir dans les structures d’accueil dignes, assurer un suivi juridique et administratif systémique. Ce n’est pas une charge, c’est un investissement, car un jeune soutenu aujourd’hui deviendra un adulte demain.

Dans le foyer où j’ai été placé, j’ai vu tant de mineurs non accompagnés avec en poche une seule certitude, celle de l’incertitude. Pour nous, dont l’enfance a été marquée par les ruptures, les absences et les vides, la majorité n’est pas une porte vers l’avenir mais un couperet, un brouilleur de rêve.

Je vous ai donné une statistique, mais, pour beaucoup d’enfants placés, ce ne sont pas juste des chiffres, ce sont des blessures invisibles, des colères qui grondent en silence, des espoirs étouffés. C’est le poids d’une société qui les ignore, qui détourne le regard, pendant qu’eux se battent pour exister.

Ces histoires me poursuivent. Elles habitent chaque instant de ceux qui se battent pour cette cause. Elles devraient tous nous hanter, nous empêcher de fermer l’œil. Pour nous qui avons traversé ce système, les cicatrices sont là, parfois indélébiles. Mais qu’en est-il pour ceux qui y sont encore ?

Mesdames et messieurs les députés, les enfants placés n’ont que nous. Ils n’ont pas de parents sur qui compter. Ils ont l’État. Ils vous ont, vous. Ils nous regardent et ils espèrent. Ne le laissons pas tomber une seconde fois. Ne faisons pas de leur majorité une condamnation à l’errance.

Mme Nadia Héron, membre du Comité de vigilance des enfants placés. Je suis honorée de témoigner auprès de cette commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, principalement sur la santé mentale des jeunes adultes et des enfants placés à l’ASE.

J’ai intégré le Comité de vigilance des enfants placés dès ses débuts. Ce Comité m’apporte beaucoup. Nous parlons le même langage, partageons les mêmes souffrances et connaissons mieux que quiconque ce qu’est d’être un enfant placé. Je peux enfin me dire que je ne suis pas folle. Ensemble, nous sortons de l’isolement dans lequel nous plongent nos placements trop souvent tabous. Ensemble, nous sommes une force. Nous faisons de notre expérience une expertise qui nous permet aujourd’hui de vous proposer des solutions.

J’ai appris à me taire parce que c’est un sujet qui dérange. Petite, j’étais enfermée des journées entières, nue et affamée, dans des toilettes noires et froides. Aujourd’hui, mes cicatrices corporelles sont encore visibles et il y a toujours une personne pour me questionner sur ces marques, ce qui m’empêche de faire la paix avec mon histoire et de fermer ce chapitre douloureux.

Je ne pensais pas un jour témoigner à l’Assemblée nationale. Vous dire cela peut sembler pathos. Pourtant, c’est une réalité que vous devez entendre. Ce ne sont pas des phrases coups de poing, c’est factuel, c’est ma vie. J’ai cinquante ans, dont vingt et un ans de placement en protection de l’enfance dans le département de l’Essonne, entrecoupés de retours dans ma famille, mais je suis en vie grâce à l’ASE.

Cependant, l’ASE ne devrait pas juste nous protéger en nous donnant un toit et de la nourriture. Les placements sont aléatoires. Nous sommes plusieurs à dire que nous avons eu de la chance pour avoir croisé un foyer ou une famille parmi tant d’autres qui, pour une fois, a « fait le job ». En tant que service public, tous les enfants devraient avoir le même soutien, notamment en termes de santé, d’éducation et d’estime de soi.

Une image marquante de mon histoire pourrait être de me mettre nue devant vous pour vous montrer les nombreuses cicatrices dues à la barbarie de ma mère. Une autre image serait de vous raconter mes nuits faites de cauchemars. Un parcours comme le mien ne s’oublie pas. Il reste dans un coin de la tête et, tout doucement, fait des dégâts à long terme. Comment peut‑on ne pas en ressortir abîmé psychologiquement ? Mes parents ont bien été condamnés à de la prison ferme, mais graciés. Mon statut de victime n’a donc jamais été reconnu, ce qui ajoute de la colère que j’ai parfois énormément de mal à canaliser.

Et comme cela ne suffit pas d’être placé, on subit le regard et les réflexions des autres. Les enfants de l’ASE sont perçus différemment. Les enfants et les adultes passés par la protection de l’enfance portent bien souvent une image dégradante. Les dommages de non-placement sont invisibles. En façade, tout va bien : je suis mariée, mère de deux enfants, chargée de l’événementiel pour une collectivité territoriale. Pourtant, j’ai d’énormes carences affectives et mes blessures demeurent à vif. On m’a appris à être présentable. J’ai observé comment il faut se conduire en société. J’ai été l’élève modèle, pour qu’on n’imagine pas d’où je venais. J’aurais rêvé de faire des études supérieures, mais, à chaque nouveau placement, j’ai redoublé. J’aurais rêvé d’être sportive, mais les coups de ma mère ont été tels que mon corps est meurtri. J’aurais souhaité qu’on m’encourage pour avoir surmonté tant d’épreuves, mais j’étais seule, avec cette solitude qui vous oppresse. Pouvez-vous imaginer la force qu’il faut déployer pour s’en sortir et ne pas sombrer ?

Il paraît qu’entre la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) et l’ASE, il y a eu des améliorations. J’ai connu les deux et je n’en vois pas davantage.

Pour moi il est trop tard, mais vous avez le pouvoir pour faire avancer et améliorer la protection de l’enfance. De ma propre expérience, je sais que les traumatismes que nos jeunes placés vivent vont les poursuivre toute leur vie. La parentalité va particulièrement les replonger dans leur propre histoire. Sauront-ils être à la hauteur de cette nouvelle étape de vie ? On les jugera, ils auront peur de mal faire. Et puis on leur demandera s’ils sont sûrs de ne pas reproduire ? Ils auront besoin d’une aide psychologique pour panser leurs blessures, prendre confiance en eux et ne pas reproduire un schéma familial défaillant.

Compte tenu de tout cela, nous souhaitons qu’une prise en charge médicale et psychologique soit mise en place, à vie, comme pour une affection longue durée (ALD), pour tous les enfants qui ont été placés. Il faut prendre en charge leurs séquelles psychiques et physiques afin qu’ils puissent aller de l’avant, se reconstruire et devenir des adultes parfaitement insérés dans la société.

J’ai cinquante ans et vit en moi la petite fille que je n’ai pas eu le temps d’être, trop vite plongée dans la cruauté de ma mère, trop vite plongée dans l’enfer des placements. Mais aujourd’hui, vous avez en face de vous une adulte qui vous implore d’agir sur la santé mentale des enfants d’hier et d’aujourd’hui. Nous savons de quoi nous parlons, ne soyez pas seulement le politique qui écoute.

M. Lucas Cortella, membre du Comité de vigilance des enfants placés. Je suis devant vous pour parler d’un système qui, s’il est censé sauver des vies, en brise bien trop souvent. Je suis ici en tant que premier concerné, en tant qu’ancien enfant placé, mais surtout en tant qu’adulte qui refuse de laisser cette souffrance rester sans voix.

Quand on est petit, on ne devrait pas avoir à apprendre ce que signifie survivre. Pourtant, c’est la réalité de milliers d’enfants dans ce pays, une réalité que j’ai et que nous avons vécue. On grandit dans le chaos, dans la violence ou l’indifférence. Et puis, un jour, l’ASE intervient, mais souvent c’est trop tard. Quand j’ai intégré un premier foyer à quinze ans, j’étais déjà brisé. On m’a tendu une main, mais celle-ci était tremblante, incertaine et incapable de porter le poids de mes blessures accumulées. Ce n’est pas un reproche envers ceux qui travaillent dans ce système, mais une dénonciation de ce système lui-même, qui laisse trop d’enfants comme moi attendre dans l’ombre quand ils auraient dû être protégés dès le premier cri.

Il faut dire les choses comme elles sont : l’ASE ne nous prépare pas à vivre, elle nous apprend à survivre. À dix-huit ans, on éteint les lumières, on nous laisse seuls face au vide. Il n’y a pas de suivi, pas de guide, juste une phrase : « Maintenant, c’est à toi de te débrouiller. » Mais comment se débrouiller quand on porte sur le dos des années de violences, de négligences et de nuits blanches à espérer que demain ne soit pas pire qu’aujourd’hui ? Comment avancer quand on ne sait même pas ce que signifie être aimé sans condition ? Comment avancer quand notre souffrance est à peine considérée ? Comment grandir quand on est laissé seul avec celle-ci ?

Pour beaucoup d’entre nous, ce vide laisse place à une souffrance silencieuse mais dévorante, qui s’exprime parfois par des actes de désespoir parce qu’on ne sait pas quoi faire de ces blessures qu’on porte depuis l’enfance et qu’on finit par croire qu’on est de trop. Cette douleur, on finit par la contrôler de la seule manière que l’on connaît, parce qu’elle détourne l’attention de celle qu’on ne peut pas fuir. Pour moi, ce furent des scarifications. Pour d’autres, ce furent des addictions. Ce n’est pas une recherche de pitié, mais un cri que personne n’entend. C’est l’histoire de milliers d’enfants placés qui trouvent dans ces actes désespérés la seule manière de crier leur souffrance. On ne demande pas la lune, pourtant. On demande à être vus, qu’on nous comprenne et qu’on nous donne une raison d’encore y croire. Quand on se construit avec le sentiment d’être de trop, cette souffrance ne disparaît jamais complètement. Elle reste là, comme une ombre, dans nos pensées, dans nos gestes. Elle se traduit par des cicatrices qu’on cache, par des larmes qu’on essuie avant que quelqu’un ne les voie, par cette peur constante de ne jamais être à la hauteur.

La société a un devoir envers ses enfants. Pas seulement de les arracher au danger, mais de leur offrir un avenir. Or elle a échoué. L’ASE n’est pas un sanctuaire : c’est souvent un lieu où l’on survit d’un jour à l’autre, avec un accompagnement minimal, des éducateurs débordés, des placements qui n’apportent pas la stabilité dont un enfant a besoin pour se reconstruire. Et le pire, c’est que l’ASE finit par nous en vouloir. À dix-huit ans, on est lâché dans le monde. Et si on échoue, on nous dit : « C’est de ta faute, tu n’as pas assez essayé. » Mais comment peut-on réussir quand on a passé sa vie à porter un poids qui aurait dû être partagé ?

Je ne suis pas ici pour raconter une histoire triste ni pour émouvoir. Je suis ici pour que cette commission — et, au-delà, notre société — reconnaisse une vérité incontournable : les enfants placés ne sont pas des numéros. Nous ne sommes pas des dossiers à traiter, puis à refermer. Nous sommes des vies, des vies marquées par des souffrances ignorées et non traitées, qui, dans un pays comme le nôtre, sont inacceptables.

Nous demandons un suivi psychologique systématique pour ces jeunes, parce qu’on ne guérit pas seul et que la majorité légale ne devrait pas être une fin brutale. Mais, surtout, nous exigeons qu’on écoute vraiment ces enfants, qu’on leur donne la parole et qu’on les traite avec la dignité qu’ils méritent. Enfin, nous souhaitons qu’on arrête de nous blâmer pour les échecs d’un système qui n’a jamais su comment nous protéger.

Mesdames et messieurs les députés, vous avez aujourd’hui le pouvoir de changer les choses – pas pour nous, membres du Comité, mais pour tous ceux qui viendront après nous –, pour que plus jamais un enfant ne se sente abandonné et jeté dans un monde où il ne sait pas comment exister.

Mesdames et messieurs les députés, je vous demande aujourd’hui d’écouter ces voix, de regarder ces visages et de prendre des décisions qui s’imposent pour que plus jamais un enfant ne se sente invisible.

Ensemble, nous pouvons créer un système qui protège réellement, qui guide et qui soigne. L’engagement commence ici, avec nous, pour eux.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie infiniment pour vos témoignages émouvants et vos propositions très concrètes.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je pense à tous ces enfants qui ne peuvent pas faire entendre leur voix, parce qu’ils n’y arrivent pas, qu’ils en sont empêchés ou que nous, adultes, n’écoutons pas.

Madame Kissi, comme un autre jeune du Comité de vigilance des enfants placés dont j’ai oublié le prénom, vous avez témoigné des orientations scolaires subies et des obstacles considérables pour l’accès les jeunes sortant de l’ASE à l’enseignement supérieur, voire pour l’accès à une filière générale et au baccalauréat. Quelles propositions pouvez-vous formuler pour garantir une orientation scolaire basée sur les aspirations et le potentiel des enfants placés et pour leur ouvrir davantage de portes dans les études supérieures ? Dans une famille ordinaire – et nous devons penser l’État comme une famille ordinaire –, un parent souhaite le meilleur pour ses enfants.

Monsieur Guirassy, madame Héron, monsieur Cortella, vos témoignages illustrent le manque de prise en charge humaine des enfants placés, souvent dénoncé comme une négligence institutionnelle majeure, avec des conséquences graves sur leur santé mentale, leur insertion et leur avenir. L’État ne vous permet pas d’être accompagnés, même à cinquante ans, pour tenter ne serait-ce que de maîtriser un peu ces traumas. Votre proposition d’une ALD est une recommandation nouvelle et majeure, qui pourrait changer beaucoup de choses.

Pour les enfants actuellement placés, quelles actions changeraient la donne ? Des instances pourraient-elles être créées ou des mesures pourraient-elles être prises, notamment pendant l’accompagnement ?

Je voudrais aussi aborder la question des enfants multiplacés. Certains connaissent jusqu’à vingt lieux d’accueil par an, même lorsqu’ils sont tout petits. J’ai entendu l’exemple d’un enfant de quatre ans ayant connu vingt-quatre lieux différents en un an. Du fait de votre expérience et des témoignages que vous entendez des autres enfants du Comité de vigilance, j’aimerais que vous nous parliez des conséquences de ces multiplacements.

Enfin, vous avez suivi avec régularité toute la commission d’enquête. Je salue d’ailleurs vos travaux. En tant que députés ou groupes parlementaires, nous pouvons faire des recommandations au rapport. Sentez-vous que la commission a fait le tour du sujet ? Quelles priorités d’action pourraient changer concrètement et immédiatement les choses pour vous, en tant qu’anciens enfants placés et jeunes adultes, mais aussi pour ceux qui sont actuellement placés aujourd’hui ?

Mme Rania Kissi. Le jeune que vous avez évoqué s’appelle Abdelnour. Nous tenons à être nommés par nos prénoms car nous avons trop longtemps été désignés par des numéros de dossier.

Concernant les parcours subis, un premier élément pourrait être de créer un échange entre l’ASE et l’éducation nationale, ce qui n’existe pas actuellement. Le fait qu’un enfant comme moi ait pu modifier son affectation en CAP témoigne d’une faille collective. Des encadrants scolaires pourraient intervenir au sein de l’Éducation nationale. La protection de l’enfance doit être prise en compte dans toutes les politiques publiques. Il est inacceptable qu’il n’y ait aucune ligne budgétaire ou politique au sein du ministère de l’Éducation nationale concernant la scolarité des enfants placés.

Pour que cessent ces orientations subies, il faut changer la mentalité de l’ASE pour permettre aux enfants qui en ont les capacités de poursuivre leurs études. Dans mon cas, mes professeurs croyaient en moi et m’aimaient, contrairement à l’ASE. Ma professeure de français, à laquelle je souhaite rendre hommage, m’achetait des livres avec son argent personnel, ce qui m’a permis d’exceller dans cette matière. Il faut donc investir dans l’orientation des enfants ayant des capacités, ainsi que créer des passerelles entre l’ASE et l’éducation nationale.

Je précise que, lorsque nous demandons un accompagnement jusqu’à vingt-cinq ans, nous évoquons un accompagnement jusqu’à l’autonomie, qui peut avoir lieu avant les vingt-cinq ans du jeune concerné. L’essentiel est de créer des passerelles entre les différents acteurs et d’assurer une communication efficace.

M. Madiba Guirassy. La réponse est, selon moi, d’essayer d’associer l’enfant à la prise des décisions qui concernent son avenir, ce qui est très important mais n’est pas fait actuellement. Trop souvent, ces décisions sont prises pour eux en leur absence. On ne les écoute pas et on ne les associe pas.

Je témoigne également pour Fazel, qui a connu la même situation que moi.

Trois mois avant mon baccalauréat, mon éducateur référent m’a demandé ce que je souhaitais faire après l’obtention de ce diplôme. J’ai répondu sans hésiter que je voulais étudier le droit pour devenir avocat. Sa réponse, brutale, a été : « Ce n’est pas possible. Les études de droit sont faites pour les personnes normales. » Il m’a également demandé si j’avais de la famille pour m’aider à financer ces études. À dix-sept ans, j’ai dû me battre contre le foyer et l’ASE, y compris en commençant les cours trois mois avant les autres.

Ces mots m’ont profondément marqué, même si je n’ai pas réalisé sur le moment leurs poids. Repenser à ces mots a longtemps été douloureux et il est encore difficile d’en parler aujourd’hui. Il est très important de prendre en compte cette réalité, d’associer les enfants à la prise de décision qui les concerne, de leur faire confiance et de croire en eux. Ces mots m’ont conduit à cacher qui je suis, même auprès de mes amis. Pour ce référent, un enfant placé était un enfant anormal. Or, ce n’est pas le cas ! Croire en les capacités des enfants, associer ces derniers aux prises de décisions qui les concernent et les aimer est important, sans les briser et les détruire.

Mme Nadia Héron. Je crois que nous partageons tous le même constat : on ne croit pas en nous et on ne nous pousse pas à faire des études. Nous avons l’impression d’être une charge dont il faut se débarrasser très rapidement. J’ai mis beaucoup de temps à dire le nombre de fois où j’avais redoublé, car j’avais honte. À la honte d’avoir été placé auprès de l’ASE s’ajoute la honte de notre parcours scolaire. Il faut être adulte pour comprendre que les études ne sont finalement pas si importantes.

Il faut donner les mêmes chances à tous les enfants. Je suis mère de deux enfants que je pousse, aide et soutiens. L’ASE a ce devoir. Le fait que nous partagions le même constat montre qu’il n’y a pas eu d’évolution. La scolarité constitue un vrai problème de l’ASE. Comme l’a dit Rania, il n’est pas grave de passer un CAP, mais les enfants concernés ont envie d’être acteurs de la société et de payer les impôts. Tout ce que vous ne ferez pas maintenant, vous le payerez plus tard.

Il est donc important d’accompagner scolairement ces enfants. Former à la fois les professionnels de l’Éducation nationale et ceux de l’ASE est essentiel. J’ai connu des foyers ou des familles d’accueil qui ne participaient pas aux réunions parents-professeurs et ne lisaient même pas les bulletins scolaires. Un enfant a besoin d’être encouragé et aidé au cours de sa scolarité.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Pensez-vous que la présence de travailleurs sociaux au sein de l’Éducation nationale aurait pu changer vos parcours ?

M. Lucas Cortella. J’ai quitté l’école après quelques semaines en classe de seconde, avant d’être définitivement placé à l’âge de quinze ans. Je suis actuellement en formation de moniteur-éducateur, ce qui montre une suite logique dans mon parcours. L’ASE a mis longtemps à comprendre qu’au-delà de mon comportement et de mes attitudes problématiques durant ma scolarité, quelque chose était peut-être à creuser. Un jour, on m’a sorti de l’école en disant que je quittais la maison. Si des travailleurs sociaux formés pour repérer les signaux, les non-dits, les tabous et ces marques que l’on entraperçoit avaient été présents, ma scolarité aurait pu être différente. J’aurais aimé être placé beaucoup plus tôt. Si un éducateur formé et préparé pour gérer la fragilité d’un enfant s’était mis sur mon chemin, dans ces lieux que je fuyais, pour m’aider à avancer, j’aurais peut-être obtenu le baccalauréat et un master. Je suis donc favorable à la présence de travailleurs sociaux partout où il y a des enfants et des personnes en difficulté nécessitant un accompagnement.

Mme Rania Kissi. Nous pourrions évoquer longuement notre vision de cette commission, mais je dois vous dire que je suis assez optimiste. Un certain nombre d’auditionnés sont venus répondre à côté des questions. Nous l’acceptons et nous vous pardonnons. Je voulais que la commission ait lieu, car c’est une occasion de parler de nous, ce qui ne se produit jamais. Je n’attends pas une réponse demain, mais que nous construisions quelque chose sur le long terme et que nous travaillions ensemble. Les gens qui me connaissent savent que je ne baisse pas les bras. Je veux donc que nous, les premiers concernés, travaillions avec l’ensemble des parlementaires sur le long terme.

Nous avons des déceptions, comme lorsque des enfants placés, que nous considérons comme nos petits frères et sœurs, sont morts dans des hôtels et que personne n’a su nous expliquer pourquoi des décrets n’étaient pas sortis alors qu’ils étaient sur des bureaux. J’ai été en larmes parce que Lily ne reviendra pas et qu’une fois de plus, une enfant est morte le mois dernier pendant qu’un décret est posé sur une table dans l’attente d’une décision quelconque d’un quelconque ministère. Nous pouvons donner de très nombreux exemples.

Nous vous pardonnons, mais, désormais, le travail ne pourra vraiment plus se faire sans nous. Je suis optimiste : profitons de cette bonne fenêtre pour travailler tous ensemble.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Je vous remercie pour la création de ce Comité de vigilance qui bouscule les politiques que nous sommes et les médias.

Un enjeu majeur de la protection de l’enfance est d’en parler et d’intéresser la société, mais aussi que l’État reprenne sa place. La création de ce Comité de vigilance et vos prises de parole y contribuent. Les politiques publiques ne doivent jamais se faire contre ou sans les personnes concernées.

Bien que vos témoignages ne visent pas à nous bouleverser, c’est le cas.

Je tiens à exprimer ma déception face au faible nombre de parlementaires présents aujourd’hui. Parmi les trois parlementaires présents à cette audition, nous appartenons tous au Nouveau Front populaire. Je le souligne car cela montre le travail politique restant à faire pour faire entendre qu’il s’agit d’un sujet nécessitant une véritable politique publique reconstruite et financée.

J’alerte à nouveau la rapporteure et la présidente sur le fait que j’avais demandé que Mme Élisabeth Borne soit auditionnée, ce qui n’a pas été pris en compte. J’aurais également voulu que des ministres du budget ou de l’économie soient entendus, car les arbitrages budgétaires ne sont pas favorables aux enfants placés, ce qui est scandaleux puisque, dans la mesure où il s’agit de vies humaines, ce ne sont pas des dépenses mais un investissement.

Je ne sais pas comment la rapporteure construira son rapport, quel est l’atterrissage législatif qui pourra en être fait et comment nous pourrons le construire de manière transpartisane. Toutefois, j’aimerais vous entendre quant à vos attentes sur la suite de cette séquence de commission d’enquête, qui est une ouverture politique à l’Assemblée nationale même si ce n’est pas suffisant.

Je crois que l’État a une responsabilité de justice et de réparation, pas seulement pour ceux qui sont actuellement placés dans les structures de l’ASE mais aussi pour reconnaître les dysfonctionnements passés et leurs conséquences sur des vies humaines. Cette reconnaissance est nécessaire pour avancer. J’aimerais vous entendre sur ce point.

Mme Rania Kissi. L’État présentera bien évidemment des excuses en temps voulu. Nous y travaillerons et nous sommes très patients. J’ai vingt-huit ans, je suis sortie du système il y a dix ans et je milite pour la protection de l’enfance depuis cinq ans. Nous prendrons notre temps mais les excuses viendront en temps et en heure.

De nombreux rapports ont été produits, mais ils ont servi à caler des bureaux. Désormais, cela n’arrivera plus. Je sais que Mme la rapporteure y tient et qu’une fenêtre de tir s’ouvrira à l’issue de la commission.

Nos attentes sont toujours les mêmes : tout le monde doit se saisir de la question de la protection de l’enfance, qui n’appartient pas à un camp politique particulier même si nous devons bien admettre que ce sont toujours les mêmes parlementaires qui nous répondent.

Je suis extrêmement déçue par l’absence de la presque totalité des députés de cette commission. Quand on demande à siéger dans une commission, le minimum est de se rendre aux auditions. J’entends que le travail parlementaire nécessite d’assister à des séances. En revanche, cette salle presque vide est inadmissible – pas simplement pour nous, mais pour l’ensemble des enfants – car se raconter n’est jamais une tâche évidente. Le minimum est donc de venir nous écouter. Nous savons que notre histoire personnelle ne pourra jamais être réparée, mais nous voulons réparer la situation des enfants qui viennent après nous. Pour cette raison, l’absence de tant de parlementaires est inacceptable.

Concernant la suite de la commission, nous devons travailler ensemble et discuter. Notre demande la plus solennelle est l’élaboration d’une loi transpartisane. Peu importe qui donnera son nom à la loi, l’essentiel est qu’elle permette aux enfants de voir leurs besoins fondamentaux satisfaits.

M. Madiba Guirassy. Je partage l’indignation face à cette salle vide, qui constitue est un signal négatif envoyé aux enfants placés espérant encore des actions pour leur avenir. Il est inacceptable que des députés s’engagent dans une commission et ne s’y intéressent pas. Cela montre que la question des enfants placés ne les intéresse pas.

Rien ne se fera sans nous. Si vous voulez que cela fonctionne bien, ce sera avec nous. Je considère que je suis de l’autre côté de la barrière, même si je l’ai payé le prix fort. Toutefois, je ne veux pas que mes petits frères et sœurs subissent ce que j’ai vécu.

J’accuse l’État de laisser tomber les enfants et de ne pas agir pour eux. Certains se sont suicidés parce qu’ils n’avaient plus d’espoir, ce qui est inacceptable. J’attends beaucoup de cette commission. Je ne veux pas d’un énième rapport, je souhaite que cette commission d’enquête engendre de vraies solutions afin d’éviter d’autres drames après les suicides de Lily, de Denko et de Kevin. Il faut de véritables politiques de protection de l’enfance. Ces manquements ont trop duré. L’attente est très grande et j’espère que ce travail sera à la hauteur.

Mme Nadia Héron. Je suis extrêmement choquée que la salle soit vide, mais je ne suis pas surprise. J’attendais peu de cette commission.

Je voulais intervenir sur la santé mentale des jeunes et la solitude que nous ressentons à la sortie de l’ASE. À dix-huit ans, voire à vingt et un ans, nous nous retrouvons seuls, dans l’incertitude, avec un immense sentiment d’isolement. Surtout, nous ne sommes pas préparés à nous retrouver sans rien du jour au lendemain. Nous ne connaissons pas les démarches administratives, nous ne savons pas où loger ni comment nous nourrir.

Je demande à cette commission de mettre en place un accompagnement vers l’autonomie jusqu’à vingt-cinq ans. En tant que parent, je ne mettrais pas mes enfants dehors du jour au lendemain à l’âge de dix-huit ans. L’âge de vingt-cinq ans semble assez raisonnable.

De plus, il est crucial de maintenir des liens, notamment avec un professionnel parfaitement formé, et de ne pas abandonner les enfants à leur majorité comme cela a été fait pour moi.

M. Lucas Cortella. Comme je l’ai dit, l’engagement commence ici, avec vous – les représentants de l’État –, avec nous – les plus de 300 anciens enfants placés de ce Comité, qui se battent chacun de leur côté, mais en se coordonnant –, pour eux. L’engagement commence ici, certes, mais le travail a également commencé, même si ce n’est pas exactement comme nous le souhaiterions. Je rejoins le ressenti de mes camarades au sujet de la présence des députés de cette commission. La devise de notre Comité est « on sera là », et nous sommes effectivement présents, déterminés à ne pas lâcher. Nous, les enfants ayant vécu dans ce chaos, partageons tous le fait d’être acharnés. Je ne suis pas ici pour attaquer, être frustré ou en colère face à tout ce que nous avons pu vivre, mais j’ai envie que nous travaillions ensemble et que nous puissions vous guider grâce à nos expériences, afin d’entraîner des actions concrètes pour sauver les enfants qui sont encore entre les murs, qui se suicident et qui sont seuls dans des hôtels. Nous serons là pour vous accompagner et faire au mieux pour ces enfants.

Mme la présidente Laure Miller. Bien qu’il ne m’appartienne pas de défendre mes collègues députés, libres de choisir leur agenda, je tiens à préciser que tous les députés inscrits dans cette commission d’enquête seront sans doute des soutiens lorsque nous transformerons le fruit de nos travaux en avancées législatives. En ce moment, dans l’hémicycle, les parlementaires se penchent sur une proposition de loi visant à renforcer la protection des femmes et des enfants victimes de violences. Nous avons parfois des contraintes d’agenda. Des députés de plusieurs bords politiques m’ont informée qu’ils ne pourraient pas être présents, mais qu’ils écouteraient l’audition en différé. J’espère très vivement que ces députés seront au rendez-vous et pourront être sollicités pour nous accompagner dans ces avancées législatives que nous espérons tous, car la suite de la commission d’enquête sera évidemment cruciale pour faire avancer cette cause.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je continue de m’interroger sur le fonctionnement de nos institutions, qui nous impose de choisir entre les violences sexuelles faites aux enfants et les manquements de l’ASE. Faire ce type de choix est déchirant.

La République se targue de ne pas discriminer ni choisir entre ses enfants, mais c’est le premier parent défaillant de France. La violence de l’abandon que nous faisons subir aux plus de 400 000 enfants suivis par la protection de l’enfance nous dégrade toutes et tous.

Je me suis engagé car je crois que nous avons un vrai problème à résoudre ensemble, au-delà de la commission d’enquête sur l’ASE. Je viens de l’Éducation nationale et constate un problème quant à la façon dont nous positionnons l’enfance dans notre société, d’une manière globale. Je suis ici parce que j’ai subi et fait subir à mes élèves des maltraitances qui étaient pour moi inacceptables. Je vois des maltraitances encore plus inacceptables dans la commission d’enquête sur l’ASE.

J’ai envie, comme vous, que nous avancions ensemble. Nous y arriverons certainement, au-delà des noms. Le fait qu’une loi porte le premier nom inscrit sur son texte me perturbe également, car je n’en vois pas l’intérêt collectif. Je suis présent pour vous accompagner, travailler avec mes collègues, avancer sur le sujet et vous écouter autant que je peux.

J’aimerais vous entendre sur la santé mentale. De plus, il me semble essentiel de mener un travail sur la sortie de l’ASE pour éviter que celle-ci représente un nouvel abandon pour des enfants ayant déjà eu une vie difficile, avec de multiples abandons lors des changements de référents.

Mme Rania Kissi. Je n’ai pas de rancune envers l’État, qui m’a laissée à la rue à dix-huit ans, donc je ne vais pas en avoir envers des députés de la nation, mais il était important de souligner leur absence car nous avons livré des parts de nous-mêmes. Soyez assurés qu’au moment où il faudra dialoguer ensemble, nous serons présents, car notre intérêt est toujours celui des enfants.

Nous vous remercions pour votre soutien et votre intérêt pour la cause. Dès qu’un député s’intéresse à la protection de l’enfance, nous sommes extrêmement heureux. Cela nous rappelle que, quand nous étions enfants, puisque nous n’avions pas reçu d’amour de nos parents, nous aimions le premier adulte qui s’intéressait à nous. Votre soutien et votre écoute sont importants, bien que nous ayons des divergences.

Notre attente est que la France devienne un pays des droits de l’enfant. Bien que signataire de la Convention des droits de l’enfant il y a trente-cinq ans, la France est encore loin du compte. Nous ne pouvons pas faire société sans protéger les plus vulnérables, à savoir les enfants.

Si mon parcours personnel vous a touchés, alors je vous demande que nous trouvions ensemble des compromis sans compromissions pour faire avancer cette cause.

Concernant le nom de la loi, je propose que chacun y ajoute une initiale, pour donner encore plus de sens à votre mandat.

M. Madiba Guirassy. Cette commission d’enquête représente un espoir pour ceux qui ont toujours été ballottés et abandonnés. Nous comptons aussi sur les parlementaires, qui doivent constituer un vrai soutien, car notre attente est très grande. Dans la mesure où nous avons toujours été abandonnés par les politiques publiques, lorsque nous nous rendons devant une commission d’enquête et que nous constatons l’absence des parlementaires, nous nous posons des questions.

Mesdames et messieurs les députés, je sais que vous disposez des chiffres. Ces problèmes sont profonds et les alertes sont nombreuses. Le syndicat de la magistrature a tiré la sonnette d’alarme concernant les ordonnances de placement non appliquées. La Défenseuse des droits a alerté quant à la situation de certains enfants qui demeurent dans les hôpitaux sans prise en charge ni suivi. De plus, des promesses concernant le relogement des personnes sans domicile fixe n’ont pas été tenues. Alors que nous nous retrouvons devant la représentation nationale, nous avons le droit d’alerter afin qu’une solution soit trouvée.

Je suis très ému d’être ici. Je n’aurais pas imaginé, lorsque j’ai quitté l’ASE, témoigner un jour devant une commission d’enquête.

La situation des mineurs non accompagnés est un enfer. Je voudrais vous raconter l’histoire d’Ali, traumatisé car il a été ballotté entre préfectures et tribunaux pour un titre de séjour, sans accompagnement. Si mon enfant de dix-sept ans avait besoin de faire une démarche, je l’y aiderais. Or, le parent d’un enfant placé est Marianne. Si la République les abandonne, ces enfants auront donc été abandonnés deux fois. Ce deuxième abandon est très douloureux.

Concernant la sortie de l’ASE, il existe de grandes inégalités entre les départements. Les contrats jeune majeur sont souvent assortis de conditions drastiques. J’ai moi-même obtenu un contrat, mais je n’avais plus de vie sociale, car il était conditionné à la validation de mes semestres universitaires. Beaucoup de jeunes vivent ces situations et certains abandonnent. Pourquoi ne pouvons-nous pas accompagner un enfant jusqu’à vingt-cinq ans s’il a des projets ? Une politique cohérente est nécessaire sur tout le territoire national. J’étais en Dordogne, où la situation était correcte, tandis qu’elle était catastrophique en Gironde.

Je voudrais également appeler votre attention sur le fait que la départementalisation des placements pose également problème, limitant les possibilités d’études des jeunes placés. Certains sont contraints d’abandonner leurs projets d’études car, s’ils déménagent dans un autre département que celui de leur placement, l’ASE cessera la prise en charge. Une solution doit être trouvée contre cette forme d’assignation à résidence professionnelle.

Mme la présidente Laure Miller. Je vous remercie infiniment pour votre présence ce soir, ainsi que tout au long de la commission d’enquête, et pour vos témoignages. Nous restons en contact pour la suite.

M. Lucas Cortella. Je vous remercie d’avoir écouté nos petits bouts de récits. Ce soir, vous avez entendu, au-delà de nos vies individuelles, l’histoire de milliers d’enfants qui sont encore dans les murs de ces institutions défaillantes. Je vous remercie donc d’avoir tendu l’oreille et de faire en sorte que cela évolue.

 

La séance s’achève à dix-neuf heures vingt.

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Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Anne Bergantz, M. Arnaud Bonnet, M. Denis Fégné, Mme Marine Hamelet, Mme Marianne Maximi, Mme Marie Mesmeur, Mme Sophie Mette, Mme Laure Miller, Mme Isabelle Santiago