Compte rendu
Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
– Audition, ouverte à la presse, de M. Christian Poiret, président du conseil départemental du Nord, M. Lionel Crutel, directeur de cabinet, et M. Arnaud Buchon, directeur général adjoint Enfance, famille et santé 2
– Audition conjointe, ouverte à la presse, de :
- Mme Karine Brunet-Jambu et Mme Laurence Brunet-Jambu, auteures de l’ouvrage Signalements
- M. Matthieu Bourrette, avocat général près la cour d’appel de Paris, ancien procureur de la République près le tribunal judiciaire de Reims
- Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), ancienne juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux 13
– Présences en réunion................................33
Mercredi
5 février 2025
Séance de 15 heures 30
Compte rendu n° 24
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Laure Miller, Présidente de la commission
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La séance est ouverte à quinze heures trente-cinq.
La Commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Christian Poiret, président du conseil départemental du Nord, M. Lionel Crutel, directeur de cabinet, et M. Arnaud Buchon, directeur général adjoint Enfance, famille et santé.
Mme la présidente Laure Miller. Cette audition se déroule dans un contexte politique particulier puisqu’une motion de censure est en cours dans l’hémicycle. Des députés nous rejoindrons ou nous quitterons donc certainement en fonction de l’évolution des débats.
Nous avons déjà auditionné, dans le cadre de cette commission d’enquête, plusieurs exécutifs départementaux, ce qui nous a permis d’identifier des différences concrètes entre les départements mais également des difficultés communes en matière de protection de l’enfance. Le département du Nord connaît des difficultés anciennes et récurrentes dans ce domaine, avec notamment un grand nombre d’enfants confiés. Nous souhaitons donc que vous nous éclairiez sur vos difficultés actuelles et sur les manquements, constatés notamment par la Défenseure des droits. Nous souhaitons également aborder certains dysfonctionnements, en particulier l’affaire dite du procès de Châteauroux, survenue entre 2010 et 2017 et que l’actualité a récemment mise en lumière.
Je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Christian Poiret, M. Lionel Crutel et M. Arnaud Buchon prêtent serment.)
M. Christian Poiret, président du conseil départemental du Nord. Avec ses 2,6 millions d’habitants, le Nord est le plus grand département de France et nous sommes reconnaissants de cette opportunité qui lui est aujourd’hui donnée de contribuer aux travaux de votre commission. Nous serons également attentifs à vos conclusions et recommandations.
Cette audition intervient une semaine après la publication de la décision-cadre et des décisions territoriales de la Défenseure des droits concernant la protection de l’enfance. Nous prenons au sérieux les recommandations établies au regard des dysfonctionnements constatés dans le Nord, conscients qu’ils peuvent porter atteinte aux droits de l’enfant. Le département, responsable de la protection de l’enfance, doit utiliser ses moyens et ressources pour mettre en œuvre cette politique qui engage notre société dans son ensemble.
Je tiens tout d’abord à remercier l’engagement des 10 000 professionnels de l’enfance du département du Nord et de nos partenaires associatifs et publics. La protection de l’enfance est, avec le RSA, le grand âge et le handicap, une des priorités de notre assemblée départementale, dont le budget total s’élève à 3,8 milliards d’euros.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation qui dépasse le seul cadre de l’intervention départementale et rend nécessaire le soutien de l’État. La Défenseure des droits recommande de renforcer l’investissement de l’État aux côtés des départements en augmentant le financement des dépenses de solidarité, une demande que je partage pleinement.
Le Nord est un département hors normes dans lequel la population fait face à de nombreuses vulnérabilités structurelles liées à son histoire industrielle et sociale. Nous connaissons des difficultés économiques importantes, un taux de chômage élevé et une forte pauvreté. Les familles du Nord sont en moyenne plus nombreuses – 12,7 % contre 9 % au niveau national – et la monoparentalité y est davantage répandue – 18,6 % contre 16,5 % au niveau national. La pauvreté touche aujourd’hui près d’un ménage sur cinq. Face à ce contexte, le département est engagé depuis mars 2017 dans des dynamiques de renouveau au bénéfice de territoires particulièrement touchés par les difficultés tels que la Sambre-Avesnois-Thiérache (SAT) et les bassins miniers du Douaisis et du Valenciennois. Les plans d’actions, établis en collaboration avec l’État, la région et les collectivités locales, commencent à porter leurs fruits, mais cela nécessite du temps.
Dans le cadre du pacte SAT, j’ai pu échanger avec le Président de la République sur la crise de l’aide sociale à l’enfance dans le Nord. Actuellement, 22 826 enfants font l’objet d’une mesure d’aide sociale à l’enfance dans notre département, dont près de 12 000 avec des mesures d’accueil. À titre de comparaison, le département du Nord compte autant d’enfants confiés que la Seine-Saint-Denis et le Pas-de-Calais réunis, ce qui représente un poids budgétaire considérable. Nous recevons en outre 9 358 informations préoccupantes (IP), en provenance notamment de l’Éducation nationale, ce qui représente une augmentation de 24 % depuis 2021. Ces IP devant être traitées le plus rapidement possible, d’importants moyens humains doivent être mis en place.
Notre organisation territoriale comprend sept pôles et quarante-cinq maisons Nord solidarité (MNS), avec plus de 1 000 agents rattachés à la direction de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, 750 à la protection maternelle et infantile (PMI) et 800 aux services sociaux de proximité. Nous comptons également 2 400 assistants familiaux, vingt-quatre associations gestionnaires d’établissements habilitées pour près de 4 000 places d’hébergement et nous contractualisons avec onze établissements belges pour 213 places supplémentaires.
Face à ces besoins croissants, nous devons augmenter notre capacité de mise en œuvre des décisions de justice. Notre budget dédié à la politique Enfance, jeunesse et violences intrafamiliales a ainsi augmenté de 188 millions d’euros depuis 2018, dont 67 millions entre 2022 et 2023, dans un contexte où les recettes des départements sont en baisse. Le coût par habitant des dépenses liées aux placements à l’aide sociale à l’enfance (ASE) dans le Nord s’élève aujourd’hui à 164 euros, contre 151 euros en Gironde, 137 euros en Seine-Saint-Denis et 135 euros en Ille-et-Vilaine.
Malgré notre engagement dans une contractualisation depuis 2020, les dotations de l’État pour la politique de l’enfance sont en baisse, avec 18,3 millions d’euros qui ne représentent que 2,64 % de notre budget global de 693,7 millions d’euros. Bien que nous accueillions plus de 6 % des enfants placés de France, nous ne recevons que 3,6 millions d’euros sur les 115 millions d’euros mobilisés par l’État, au lieu des 7,2 millions que nous pourrions proportionnellement attendre. Avec le président du département du Pas-de-Calais, nous avons à plusieurs reprises sollicité l’État ainsi que quatre ministres différents afin d’obtenir un traitement adapté à la situation exceptionnelle de notre territoire. Mes demandes, restées sans réponse jusqu’à présent, portent sur une orientation claire pour les enfants à double vulnérabilité afin que le plan « 50 000 solutions » permette de les sortir de l’aide à l’enfance et de libérer ainsi des places, la mise en œuvre d’une dotation de soins dans les établissements de protection de l’enfance et une participation à notre effort de création de places.
J’ai un indicateur qui me donne tous les mois le nombre d’enfants qui ne sont pas placés, par villes, par fratries, par âge. Cet indicateur est également communiqué aux juges afin que tout soit transparent.
L’objectif est de placer plus vite les enfants plus jeunes, ce qui se fait au détriment bien sûr des plus grand qu’on ne peut pas placer. À ce jour, 190 enfants sont sans solution de placement, ce qui est inacceptable. Donc nous plaçons, comme je l’ai dit, surtout ceux qui ont moins de douze ans.
Nous perdons également des assistants familiaux puisque 325 recrutements contre 426 départs ont été enregistrés en 2022. La revalorisation mise en place par les départements n’est pas suffisante au regard la diminution de cette vocation dans notre société, accentuée par la crise du Covid et par l’individualisme croissant.
La situation dans le département du Nord est paradoxale : alors que nous perdons 5 000 enfants par an dans les écoles primaires en raison de la baisse de la natalité, le nombre d’enfants pris en charge par l’ASE continue d’augmenter. Cela peut s’expliquer soit par un nombre important de jeunes à double vulnérabilité pour lesquels une prise en charge médico-sociale est attendue, soit par un meilleur repérage des situations à risque par nos services.
Concernant le nombre de places d’accueil, je tiens à rectifier une idée reçue. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, nous n’avons pas supprimé 700 places en 2015. En réalité, nous sommes passés de 4 076 places en 2015 à 5 208 aujourd’hui. Les 700 places en question ont été réaffectées en partie vers l’accueil des mineurs non accompagnés (MNA) et en partie vers un accompagnement renforcé à domicile.
Depuis mon arrivée à la présidence en 2021, nous avons mis en place un plan d’urgence en 2022 et lancé un appel à manifestation d’intérêt (AMI) en 2023. Nous avons créé 400 places et 100 mesures d’intervention supplémentaires. Nous avons également recruté cinquante travailleurs sociaux supplémentaires afin d’améliorer le suivi des enfants.
Concernant le procès de Châteauroux, j’estime que la décision de condamnation est légitime. Je n’étais pas président à l’époque mais des mesures avaient déjà été prises. Je regrette à la fois que cette situation ait perduré de 2010 à 2017, que le département ne se soit pas porté partie civile et que nous n’ayons pas suffisamment su écouter ces jeunes. La collectivité a, depuis lors, centralisé le traitement des alertes pour assurer un meilleur regroupement des informations. Le département du Nord souhaite demander la mise en place d’un accès à un fichier national recensant la validité de l’agrément des lieux d’accueil sur l’ensemble du territoire français.
Pour illustrer le caractère volontariste de notre politique, je précise que nous avons été le deuxième département à créer un conseil départemental de la protection de l’enfance, qui s’est déjà réuni à sept reprises et a permis la constitution de quatre groupes de travail. Nous travaillons en partenariat avec un délégué de la protection de l’enfance qui a été nommé à la préfecture en août dernier, des accueils dans des services médico-sociaux ont été organisés par l’agence régionale de santé (ARS) et les magistrats sont informés mensuellement du nombre d’enfants non placés. Au regard de la stagnation du nombre d’enfants non placés, nous avons également mis en place un « plan collège » qui permet d’utiliser les logements vacants dans ces établissements pour accueillir des enfants, en priorité des fratries, dans des conditions de famille et d’amour et en privilégiant des maisons de six enfants plutôt que de douze. Soixante‑douze places sont actuellement ouvertes et nous atteindrons bientôt les quatre-vingt-quatre. Cependant, afin de placer les 190 enfants restants, nous estimons le besoin total à 16 millions d’euros – un enfant placé représente 80 000 euros. En effet, bien que nous disposions des logements ainsi que des associations pour accompagner les enfants, notre budget est insuffisant. Le département du Nord consacre déjà 693 millions d’euros à la protection de l’enfance, ce qui est plus que le budget alloué au RSA, lequel s’élève à 620 millions pour 90 000 allocataires.
En tant que père et grand-père, je suis particulièrement sensible à cette cause. Nous disposons des moyens organisationnels pour nous occuper de ces enfants mais nous faisons malheureusement face, compte tenu du volume, à un problème de financement. Nous avons donc besoin de votre commission, de votre rapport et de vos conseils.
M. Arnaud Buchon, directeur général adjoint Enfance, famille et santé. La crise majeure que connaît le système de protection de l’enfance est préoccupante. Nous saluons tout d’abord l’engagement essentiel des 10 000 professionnels dédiés à cette mission, tant au niveau départemental qu’au niveau associatif, qui permet au système de perdurer. Il est impératif de mieux les soutenir, les former et les accompagner face aux changements profonds de nos politiques de prévention et de protection des enfants les plus vulnérables. À cet égard, le département met en place depuis quatre ans une formation d’adaptation à l’emploi des professionnels nouvellement nommés au sein des services Enfance, en partenariat avec l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse. D’une durée de dix-huit jours sur une année, elle permet aux jeunes agents de bénéficier d’une formation spécifique sur les enjeux liés à la protection des enfants vulnérables, notamment sur les aspects cliniques. Malgré les avancées récentes en termes de rémunération, l’attractivité des métiers du travail social reste un défi majeur. Nous peinons par exemple à recruter suffisamment de professionnels pour mettre en œuvre les 500 nouvelles mesures d’accompagnement à domicile renforcé créées ces deux dernières années.
Je veux également rappeler le principe de subsidiarité de l’aide sociale. La protection sociale s’inscrit dans un écosystème dont l’ASE est un acteur parmi d’autres et nous sommes parfois confrontés à des situations où elle se retrouve en charge d’enfants dont les besoins dépassent ses compétences. Je peux citer, à titre d’exemple, le cas de Maxime, dix-sept ans, confié à l’ASE du Nord faute de place en protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), ou encore celui d’Augustin, qui souffre de troubles du spectre autistique et est accueilli par l’ASE faute de place dans une structure médico-sociale adaptée. Ces enfants devraient être pris en charge grâce à un partenariat entre les différentes institutions, qui ne peuvent pas s’appuyer uniquement sur l’ASE.
Pour sortir de cette crise, des changements de paradigme sont nécessaires. Bien qu’ils aient été inscrits dans la loi en 2016 et en 2022, les changements qu’ils impliquent sont profonds et s’inscrivent donc dans le temps long.
Nous œuvrons également à associer les enfants protégés aux décisions qui les concernent, notamment grâce à la commission participative mise en place dans le cadre de l’observatoire départemental de la protection de l’enfance. Une démarche a également été engagée, dans le cadre d’une recherche-action, autour de la construction du projet de l’enfant. Elle vise à associer l’enfant à la définition de son projet individuel dans le cadre d’une démarche participative qui a, depuis, été relayée dans d’autres départements. Nous développons en outre des interventions de prévention précoce, bien que la pérennité des financements dédiés dans le cadre des contractualisations avec l’État soit aujourd’hui un sujet majeur de préoccupation.
Nous mettons enfin en place des conférences familiales qui permettent d’associer l’environnement de l’enfant à sa protection et d’éviter, lorsque cela est possible, un placement à l’ASE en mobilisant les ressources de l’entourage ou de la famille. Cette approche, malgré son indéniable intérêt pour le bien-être des enfants pour qui l’environnement familial proche représente un danger, nécessite du temps, de l’appropriation, de la formation et un changement de mentalité dans notre système de protection de l’enfance.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Je souhaite aborder plusieurs points concernant la situation dans le département du Nord, où, selon les services de l’État, tous les indicateurs sont au rouge.
Monsieur le président, vous êtes élu depuis vingt et un ans et connaissez donc parfaitement les politiques publiques du territoire et sa situation. Avec 22 000 enfants en suppléance parentale, le Nord fait face à des défis considérables. Je souhaiterais donc tout d’abord comprendre pourquoi les fonds d’intervention de l’ARS pour la protection de l’enfance, d’un montant de 2,2 millions d’euros en 2020 et 2021, n’ont pas été entièrement dépensés en projet ou en ingénierie. L’argument du Covid ne me semble pas suffisant car c’est précisément durant cette période que nous avons dû être les plus innovants pour répondre aux besoins des enfants placés. Ces fonds ont été reconduits par l’ARS pour 2023 à hauteur de 1,8 million d’euros.
Concernant les 213 enfants du Nord placés en Belgique, où je me suis récemment rendue, leur parcours est particulièrement préoccupant. Ces enfants, victimes pour certains d’actes de barbarie dès leur plus jeune âge, ont connu en moyenne dix-sept ruptures de placement avant d’être envoyés à l’étranger. Comment expliquer que nous n’ayons pas su les protéger efficacement en France ou sécuriser leur environnement, malgré les moyens alloués à cette fin ? Ne sommes-nous pas capables d’effectuer des développements incluant de la pluridisciplinarité dans les métiers pour pouvoir accompagner ces enfants en grande difficulté ?
La baisse de 3 millions d’euros du budget de la prévention spécialisée m’interpelle également car elle aura un impact direct sur le terrain, privant les jeunes d’un accompagnement crucial pour leur inclusion sociale. Je rappelle que nous avons fait signer, en 2013-2014, un protocole précisant que la protection de l’enfance dépend également du secteur de la prévention spécialisée. Cette baisse du budget implique une diminution du nombre de professionnels qui agissent auprès des jeunes et notre système ne peut fonctionner si les choix politiques empêchent de répondre aux besoins les plus cruciaux.
Enfin, comment justifiez-vous que les référents ASE aient plus de quarante situations différentes à gérer ? Cette charge de travail excessive ne permet pas d’assurer un suivi individualisé et de qualité des enfants placés. Elle remet en cause la nécessaire continuité du soutien éducatif et affectif dont ces enfants ont besoin. Au regard de l’immensité du travail à accomplir pour gérer les 22 000 situations et des 700 places supprimées en 2015, j’estime que la dynamique est insuffisante.
Je sollicite des explications sur ces différents points, qui ont un impact direct sur la vie des enfants confiés. La situation que j’ai observée en Belgique me semble particulièrement alarmante, principalement pour les plus jeunes enfants.
M. Christian Poiret. Bien que votre remarque sur mes vingt et une années en tant que conseiller départemental soit pertinente, permettez-moi de rappeler que j’ai été longtemps dans l’opposition. En 2015, lorsque je suis devenu premier vice-président en charge des finances du département, j’ai constaté un déficit caché de 300 millions d’euros. À l’époque, j’étais également président du premier groupe d’opposition. Je pourrais, comme cela a été fait par le passé, présenter des budgets insincères pour l’enfance, mais ce n’est pas mon souhait. Nous avons dû gérer cette situation difficile, avec des dysfonctionnements dans la gestion du budget RSA et des retards de paiement aux associations d’aide à l’enfance. Concernant l’affaire de Châteauroux, elle s’est produite avant ma présidence. Je trouve donc votre remarque désobligeante, d’autant plus que notre département dépense 164 euros par habitant pour les enfants de l’ASE, contre 79 euros dans le Val-de-Marne où vous étiez vice-présidente en charge de l’enfance.
Quant aux 2 millions d’euros non utilisés, sur un budget de 3,8 milliards d’euros dont 693 millions pour la protection de l’enfance, c’est relativement peu. Je rappelle que le coût du placement de six enfants s’élève déjà 500 000 euros.
Concernant la prévention spécialisée, je n’ai pas encore, contrairement à vos affirmations, décidé de réduire le budget de 3 millions d’euros. J’ai simplement demandé à quarante-trois maires s’ils voulaient participer, comme dans d’autres départements, à son financement. Dans la mesure où nous attendons leurs réponses avant de prendre une décision, critiquer une mesure qui n’a pas encore été actée relève du procès d’intention. Je rappelle que si le budget n’est pas voté par le département, il sera géré par le préfet. La prévention spécialisée n’étant pas une compétence obligatoire en termes de volume, nous verrons bien si celui-ci la laisse au niveau de 13 millions d’euros ! Il pourrait également prendre la décision de la réduire…
Notre objectif étant d’avancer ensemble, d’équilibrer le budget et de protéger nos enfants, je suis ouvert à toute suggestion constructive. Le Nord est un département hors normes et nous travaillons en collaboration avec les services de l’État, le procureur général et le premier président de la cour d’appel de Douai pour faire face à cette situation difficile.
Si vous ou les députés qui participent aujourd’hui souhaitez partager des solutions concrètes, je suis prêt à les examiner. Notre priorité commune étant le bien-être des enfants, nous faisons de notre mieux avec les ressources dont nous disposons.
M. Arnaud Buchon. Concernant les 2 millions d’euros, nous vous fournirons une réponse écrite détaillée mais mon hypothèse est que cela est lié à la contractualisation tardive du premier contrat départemental de prévention et de protection de l’enfance (CDPPE) en décembre 2020. Des crédits ont donc été versés par l’ARS pour des actions qui n’ont pas pu être mises en œuvre immédiatement, créant un effet de rattrapage. Nous avons travaillé sur une année glissante pour la contractualisation enfance avec l’ARS et les services de l’État, ce qui explique probablement cette situation.
Concernant la charge de travail des travailleurs sociaux, le département a abaissé en 2022 la norme d’allocation de postes à trente enfants par travailleur social. Dès qu’un service comptant dix travailleurs sociaux dépasse durablement les 300 enfants suivis, nous créons un poste supplémentaire. Dans l’intervalle, nous ajoutons des renforts temporaires quand cela est possible. Les situations où un travailleur social gère plus de quarante dossiers sont généralement dues à des postes vacants que nous peinons à pourvoir. Nous suivons attentivement ces données, y compris pour nos travailleurs sociaux volants qui interviennent dans plusieurs équipes selon les besoins. Certains territoires, notamment le secteur Roubaix-Tourcoing, connaissent d’importantes difficultés de recrutement. Bien que la charge de travail puisse donc temporairement augmenter pour certains travailleurs sociaux, il ne s’agit pas de la norme départementale. Nous vous communiquerons la moyenne départementale ainsi que le détail par service, car nous suivons cet indicateur mensuellement afin d’allouer rapidement les ressources nécessaires. Ces informations seront incluses dans la réponse écrite qui vous sera adressée en fin de semaine pour l’ensemble des quarante-cinq services enfance du département.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Concernant le procès de Châteauroux, vous avez indiqué avoir suivi l’audience avec intérêt. Pouvez-vous nous préciser quelles actions ont été mises en place au-delà de ce suivi ?
M. Christian Poiret. Deux personnes étaient présentes sur place et me faisaient un rapport des débats tous les soirs. Je recevais également chaque matin un résumé dans la presse locale car un journaliste du Nord était présent.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Connaissez-vous les noms des enfants victimes d’abus qui ont porté plainte ?
M. Christian Poiret. Je n’ai pas retenu les noms.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Vous confirmez donc ne pas avoir entrepris d’actions telles qu’envoyer un message de soutien ou appeler un des plaignants pour lui exprimer votre solidarité en tant que président du conseil départemental, père et grand-père ?
M. Christian Poiret. J’ai donné des instructions visant à aider l’un des plaignants dans son intégration et je suis même prêt à le recevoir directement. J’ai demandé qu’il lui soit permis de s’épanouir, éventuellement dans le département du Nord, car je suis attentif à cet aspect humain.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Le choix de vos mots est troublant. J’ai échangé avec Mathias Gaillard, qui confirme n’avoir reçu aucun message de votre part. Je note donc que vos gestes d’humanité se sont limités à demander des rapports aux deux personnes présentes sur place.
Concernant l’aspect financier, le département du Nord aurait été floué à hauteur de 630 000 à 1 million d’euros. Pourtant, il ne s’est constitué partie civile ni à ce procès ni après ce procès. Pourquoi n’avez-vous pas entrepris d’action au moins pour récupérer l’argent des contribuables du Nord détourné par des escrocs au nom de la protection de l’enfance ?
M. Christian Poiret. Je pensais qu’il fallait se porter partie civile avant ou pendant le procès, mais j’ai découvert hier que je pourrais encore le faire aujourd’hui. N’étant pas aux affaires en 2017 et mes prédécesseurs ne s’étant pas portés partie civile, je ne l’ai pas fait – je viens du privé, je ne suis pas un juriste.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). J’ai assisté aux réquisitions des avocats des parties civiles à Châteauroux, où l’absence du département du Nord a été soulignée, comme dans tous les articles traitant du procès. Je suis étonnée que cela ne vous ait pas été rapporté. Malgré le temps écoulé entre le verdict du procès et aujourd’hui, nous constatons que vous venez seulement de réaliser que vous pouviez réclamer l’argent du contribuable et faire acte d’humanité auprès des enfants maltraités, dont, pour beaucoup, la vie est brisée.
M. Christian Poiret. Nous avons entrepris des actions, notamment pour l’enfant que j’évoquais précédemment. Si nous devons nous porter partie civile, nous le ferons. Je ne comprends pas que mes prédécesseurs n’aient pas agi et ne soient pas allés vers les enfants en 2017, date de la découverte de cette affaire. Ce n’est pas en 2021, à mon arrivée, qu’auraient dû se poser ces questions.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je souhaite évoquer la mission d’investigation et d’évaluation concernant les 700 postes supprimés. Ces postes en foyers classiques, plus coûteux, ont-ils été remplacés par des accueils de MNA moins onéreux ou par des assistances à domicile ?
Quant aux micro-MECS – maison d’enfants à caractère social –, elles représentent certes une initiative pertinente mais ne doivent pas devenir une « exception consolante ». Nous ne devrions pas nous satisfaire de quelques enfants correctement pris en charge qui masquent la situation de nombreux autres enfants mal pris en charge.
M. Arnaud Buchon. Je tiens à préciser qu’il s’agit de 700 postes et non de 700 places. En 2015, nous avons procédé à 350 transformations de places de dispositifs MECS vers un dispositif spécifique MNA. Dans le même temps, 350 places d’accueil en hébergement ont été transformées en actions à domicile, notamment en actions éducatives en milieu ouvert (AEMO) et interventions éducatives à domicile (IEAD) renforcées dans le département. Ces décisions s’inscrivaient dans un contexte budgétaire contraint, comme l’a rappelé le président.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Concernant le dispositif micro-MECS dans les établissements scolaires, en tant qu’enseignant, je sais combien ces logements peuvent être nécessaires pour le personnel. Qu’en est-il de sa mise en place ?
M. Christian Poiret. Sur les cinq logements vides par collège, seuls trois sont affectés. Nous travaillons sur les deux logements restants en partenariat avec l’Éducation nationale.
M. Denis Fégné (SOC). Vous avez évoqué la saturation des placements et le manque de familles d’accueil, avec 325 recrutements pour 426 départs. Quelle politique mettez-vous en place pour recruter ces familles d’accueil et répondre à cette pénurie ? Comment comptez-vous améliorer l’attractivité du métier, notamment en termes de statut, de convention collective, de rémunérations, d’accompagnement technique et psychologique, de supervision et de participation aux réunions ? Il s’agit en effet d’un véritable métier et non d’une simple vocation. Quelles mesures prenez-vous pour soutenir ces assistants familiaux en grande souffrance et résoudre le problème d’attractivité du métier dans le département du Nord ?
M. Christian Poiret. Je tiens à souligner l’importance de la vocation dans ce métier. Concernant nos efforts de recrutement, nous promouvons notamment ce métier dans nos maisons Nord emploi auprès des 90 000 allocataires du RSA et collaborons également avec France Travail. J’ai même acheté une page entière dans toutes les éditions de La Voix du Nord pour un week-end, dédiée au sujet du recrutement de familles d’accueil. Nous n’avons malheureusement reçu que cinq réponses. Je suis ouvert à toute suggestion pour améliorer notre approche de recrutement car il s’agit pour moi d’une priorité.
M. Arnaud Buchon. Nous avons créé des équipes spécifiquement dédiées à l’agrément et au recrutement d’assistants familiaux dans nos sept territoires. Nous avons également validé toutes les places en placement familial spécialisé dans les associations qui nous étaient proposées ces dernières années, soit environ 350 places autorisées à ce jour. Nous offrons par ailleurs la possibilité aux assistants familiaux de bénéficier d’heures de services d’aide à domicile pour soutenir leur pratique professionnelle. Cette expérimentation, menée sur un territoire, sera généralisée en fonction des possibilités budgétaires, en priorité sur les territoires en tension.
Mme Alexandra Martin (DR). Monsieur le président, vous avez souligné la nécessité d’augmenter les capacités d’accueil pour exécuter les décisions de justice. De nombreux enfants demeurent en effet dans leur environnement familial malgré un danger avéré faute de places. L’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) a révélé que 49 % des enfants décédés sous les coups de leurs parents étaient préalablement suivis par l’ASE ou bénéficiaient de mesures de protection. Vous avez par ailleurs indiqué avoir « besoin de l’État ». Éric Woerth avait suggéré en 2024 que la protection de l’enfance revienne à l’État. Jusqu’à quel point avez-vous besoin de cette intervention de l’État ?
M. Christian Poiret. Je ne crois pas à la recentralisation, car nous avons besoin de travailler sur le terrain en étant proches et réactifs. Nous disposons des moyens techniques mais le problème est financier puisque, sur un budget de 693 millions d’euros pour l’enfance, seuls 18 millions sont compensés par l’État. Pour un département aussi important que le Nord, cela représente une charge considérable. Or 50 millions d’euros supplémentaires de l’État nous permettraient de résoudre nos problèmes. Cette somme est négligeable à l’échelle du budget national mais stratégique pour notre département.
M. David Guiraud (LFI-NFP). Monsieur le président, je suis étonné par vos propos contradictoires concernant votre connaissance des enfants maltraités. Vous avez déclaré sur France Bleu Nord connaître mensuellement les noms et prénoms des enfants non placés, ce qui semble incompatible avec votre affirmation précédente au sujet du procès de Châteauroux. Cette incohérence soulève des doutes sur la crédibilité de vos déclarations.
Je rappelle que nous sommes ici pour établir des responsabilités au regard de la situation de l’aide sociale à l’enfance.
Concernant les difficultés de recrutement et les conditions de travail dégradées que vous avez évoquées, je m’interroge sur votre propre responsabilité en tant qu’employeur. Lors de vos vœux du 24 janvier dernier, vous avez tenu des propos peu encourageants envers les professionnels de l’aide sociale à l’enfance qui vous interpellaient sur leur mal-être, leur suggérant de quitter leur emploi s’ils n’en étaient pas satisfaits. En tant qu’employeur, vous avez pourtant la responsabilité d’assurer la sécurité, la santé et de bonnes conditions de travail pour vos employés. Les difficultés de recrutement que vous continuez à rencontrer en dépit des revalorisations salariales et des campagnes de publicité indiquent peut-être que vous faites partie du problème.
Par ailleurs, les chiffres que vous avancez concernant les budgets manquent de cohérence. Vous mentionnez tantôt 680 millions d’euros, tantôt 620 millions, et sur France Bleu Nord vous parlez de 120 millions d’euros sur les deux dernières années. Cette confusion ne facilite pas la compréhension de la situation, ni pour nous, ni pour les professionnels du secteur.
Il ne suffit pas de saluer les 10 000 salariés de la protection sociale, il faut également les protéger et surtout ne pas les maltraiter !
M. Christian Poiret. Je vous invite à réécouter l’intégralité de l’enregistrement pour comprendre le contexte de mes propos lors de la cérémonie des vœux. Je ne peux tolérer certaines attitudes lors d’une cérémonie officielle où les personnes sont invitées et j’assume donc pleinement ma réaction. Je répondrai seulement que le véritable problème réside dans le manque de moyens fournis par l’État pour protéger efficacement nos enfants.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Monsieur le directeur général, je conteste votre affirmation selon laquelle les problématiques de certains enfants ne relèveraient pas de la protection de l’enfance. Les enfants présentant des troubles du comportement, ayant commis des actes de délinquance ou se trouvant en situation de handicap peuvent tout à fait nécessiter une protection et une prise en charge éducative renforcée, ce qui relève de votre mission.
Monsieur le président, je rappelle que vous êtes responsable, y compris pénalement, de la protection de l’enfance. Votre volonté de « sortir » les enfants à double vulnérabilité de l’aide sociale à l’enfance soulève des questions. Où comptez-vous les placer ? Comment définissez-vous cette double vulnérabilité ? Le psychotraumatrisme est au cœur de la protection de l’enfance et les enfants victimes de maltraitance relèvent en priorité de votre responsabilité même s’ils peuvent nécessiter d’autres types de prise en charge.
J’aimerais que vous confirmiez vos propos tenus sur BFM TV Grand Lille en mars 2024, où vous auriez déclaré être particulièrement attentif aux enfants de moins de cinq ans, considérant que les plus âgés peuvent s’exprimer à l’extérieur et s’exposent donc à moins de risques. Ces propos, s’ils sont avérés, me semblent scandaleux et dangereux compte tenu de vos responsabilités et de la loi. Je vous remercie de clarifier vos propos et votre position à ce sujet.
M. Christian Poiret. Je confirme et assume entièrement mes propos. Devant le constat du manque de places, j’ai en effet choisi de préserver les plus petits. Je considère qu’à douze ou quatorze ans, un enfant scolarisé peut plus facilement signaler un problème à un enseignant. Mon épouse, directrice d’école, est familière avec les procédures d’information préoccupante. Les enfants de zéro à cinq ans sont davantage vulnérables car ils ne peuvent pas s’exprimer. C’est donc ce qui est le « moins pire » quand on ne peut pas accueillir tout le monde.
Je suis par ailleurs pleinement conscient de ma responsabilité pénale, c’est bien pourquoi je ne veux pas que cela continue ainsi. Concernant la double vulnérabilité, Arnaud Buchon vous expliquera la problématique des enfants sortis des instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (ITEP) dont le département doit assurer la prise en charge.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Vous confirmez donc que, par choix budgétaire, vous considérez que les enfants qui ont plus de cinq ans et qui parlent ne sont pas à risque et n’ont pas besoin de protection de l’enfance, préférant ainsi les laisser de côté ?
M. Christian Poiret. Je vous demande simplement du bon sens. Au regard des 190 places manquantes, je dois faire des choix. Est-il préférable de placer un bébé ou un enfant de quatorze ans ? Je privilégie effectivement le placement du bébé, optant ainsi pour la moins mauvaise des solutions. Je vous expose la réalité de ma situation et, si vous étiez à ma place, vous seriez également contrainte de faire ces choix. Il s’agit de décisions difficiles, que j’assume entièrement.
M. Arnaud Buchon. Je tiens à préciser ma position. Je n’affirme aucunement que ces enfants ne relèvent pas de la protection de l’enfance mais que les dispositifs actuels ne sont pas les mieux adaptés à leurs besoins. Les établissements d’hébergement de la PJJ, en dehors des centres éducatifs fermés, peuvent accueillir ces enfants. Une ancienne directrice de la PJJ considérait d’ailleurs le placement dans ces structures comme une mesure de protection car les taux d’encadrement y sont parfois mieux adaptés à certaines situations.
Je m’interroge sur les processus d’exclusion des ITEP et sur leur fondement réglementaire, qui conduisent de fait à confier ces enfants à l’aide sociale à l’enfance. Je n’affirme nullement que l’ASE ne doit pas intervenir, mais elle ne peut pas gérer seule ces situations. Les ITEP ont été créés pour répondre à des problématiques spécifiques, différentes de celles des MECS, et je ne suis pas convaincu que le placement en MECS réponde mieux aux besoins d’un enfant exclu d’ITEP. Je précise par ailleurs que le département du Nord lance un appel à projets pour un internat socio-éducatif médicalisé pour adolescents, cofinancé avec la PJJ et l’ARS, afin de répondre aux besoins multiples de ces jeunes.
Concernant la double vulnérabilité, nous sommes favorables à une définition nationale partagée ou simplement à un meilleur partage d’informations avec le secteur médico-social pour construire des réponses communes, comme c’est le cas en Belgique.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Vous avez déclaré que la centralisation n’était pas la solution, tout en affirmant avoir besoin de quelques millions d’euros pour placer 190 enfants dont les décisions ne sont pas exécutées. Ne voyez-vous pas là une contradiction ? Ne pensez‑vous pas qu’une certaine centralisation pourrait permettre d’obtenir ce budget qui manque également à d’autres départements ?
M. Christian Poiret. Un processus de recentralisation mettrait des années à se mettre en place alors que nous sommes dans une situation d’urgence. S’il devait avoir lieu, les dépenses seraient imputées au budget de l’État et la responsabilité incomberait donc à l’État ou à l’organisme qu’il mandaterait, et non plus au président du département. Actuellement, les départements tels que celui du Nord accomplissent leur travail mais manquent de moyens. Si nous gérons la situation, les 22 800 enfants dont 190 non placés font de notre département un territoire hors normes. En attendant une éventuelle recentralisation, nous avons besoin d’un amendement financier pour protéger ces 190 enfants.
Mme Julie Ozenne (EcoS). Monsieur le président, entre 2015 et 2018, vous avez supprimé 700 places en foyer, les transformant en mesures d’assistance éducative renforcée à domicile et en accueil MNA, des services moins coûteux puisque le coût d’une place en foyer s’élève à 165 à 230 euros par jour contre 63 euros pour les MNA. Vous semblez gérer votre département en bon chef d’entreprise. Bien que la protection de l’enfance soit votre priorité, vous avez également créé 400 postes de coach pour tenter de réduire le nombre de bénéficiaires du RSA. Quel retour sur investissement attendez-vous de toutes ces économies ?
M. Christian Poiret. Notre objectif n’est pas de réduire le nombre de bénéficiaires du RSA mais d’aider les gens à trouver un emploi et ce sont aujourd’hui 312 coachs qui les accompagnent. En 2015, les allocataires du RSA étaient 116 000, ils sont aujourd’hui 90 000, ce qui représente encore un budget de plus de 620 millions d’euros. Sans ces coachs et nos maisons de l’emploi, cofinancées par l’État dans le cadre du plan pauvreté, nous ne pourrions pas aider ces personnes à trouver du travail. Nous devons également collaborer avec les entreprises pour identifier les emplois disponibles et former les bénéficiaires du RSA. Si nous estimons que 60 % des bénéficiaires continueront à percevoir le RSA, nous devons néanmoins aider les 40 % restants à trouver un emploi. C’est la vision que nous défendons dans le département du Nord et je pense qu’elle est bien comprise par les Français.
M. Ugo Bernalicis (LFI-NFP). J’ai assisté au dernier conseil de juridiction de Lille, qui portait spécifiquement sur la protection de l’enfance et l’exécution des mesures judiciaires. Les discours différaient de celui de la cour d’appel que vous semblez avoir reçu. Ils évoquaient en effet des centaines de mesures non exécutées et des magistrats s’autocensurant, prononçant par défaut des mesures peu pertinentes. Ils soulignaient également d’importantes disparités avec le département du Pas-de-Calais. Je souhaite donc savoir pourquoi aucun élu n’était présent à ce conseil juridique qui leur était destiné, hormis une fonctionnaire du département ? S’agit-il de mépris envers la justice ou d’un manque d’information ? Comment qualifiez-vous vos relations avec la justice ?
M. Christian Poiret. Mes relations avec la justice sont excellentes, notamment au sein du conseil départemental de la protection de l’enfance où nous collaborons étroitement. La liste que j’ai mentionnée précédemment leur est transmise mensuellement. Certains juges peuvent voir les choses un peu différemment mais je réponds présent aux invitations et travaille régulièrement avec le procureur général. Nous nous respectons mutuellement. Nous sommes aux ordres de la justice et je dois placer les enfants. Je suis très clair : il n’y a pas de sujet concernant l’institution judiciaire.
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La Commission procède à l’audition conjointe, ouverte à la presse, de :
– Mme Karine Brunet-Jambu et Mme Laurence Brunet-Jambu, auteures de l’ouvrage Signalements ;
– M. Matthieu Bourrette, avocat général près la cour d’appel de Paris, ancien procureur de la République près le tribunal judiciaire de Reims ;
– Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), ancienne juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux.
Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête avec l’audition de Mme Karine Brunet-Jambu et Mme Laurence Brunet-Jambu, auteures de l’ouvrage Signalements, qui a été adapté dans un téléfilm diffusé récemment sur France 2, M. Matthieu Bourrette, avocat général près la cour d’appel de Paris, ancien procureur de la République près le tribunal judiciaire de Reims, et Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et ancienne juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux.
Mesdames, monsieur, nous avons souhaité vous réunir car vous avez eu à connaître, à différents titres, d’affaires dramatiques : celle dont vous avez été la victime, madame Karine Brunet-Jambu ; celle de la mort du petit Tony, en 2016, à Reims, dont vous avez été saisi en tant que procureur, monsieur Bourrette ; et celle de la mort du petit Bastien, en 2011, à Germigny-l’Évêque, en Seine-et-Marne, que vous avez instruite, madame Lafourcade.
Ces trois affaires soulèvent différentes questions que notre commission d’enquête souhaite aborder avec vous, à commencer par celle du traitement par les autorités des signalements de maltraitances infligées à des enfants. Vos points de vue nous seront donc précieux. Je rappelle que la CNCDH a publié, en décembre 2023, un avis sur les morts violentes d’enfants dans le cadre familial.
Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je souhaite apporter deux précisions.
Premièrement, le garde des sceaux a indiqué à la présidente de l’Assemblée nationale, dans un courrier en date du 1er octobre 2024, que le périmètre de notre commission d’enquête est « susceptible de recouvrir des procédures en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition » de résolution tendant à la réinstaurer. Nous serons donc attentifs à ce que cette audition n’interfère pas avec l’action de l’autorité judiciaire dans les aspects de ces affaires qui n’auraient pas encore reçu un jugement définitif.
Deuxièmement, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dispose que toute personne « est tenue de déposer » devant une commission d’enquête « sous réserve des dispositions des articles 226‑13 et 226‑14 du code pénal », c’est-à-dire sous réserve du respect du secret professionnel et, par voie de conséquence, de celui de l’instruction.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Karine Brunet-Jambu, Mme Laurence Brunet-Jambu, Mme Magali Lafourcade et M. Matthieu Bourrette prêtent serment.)
M. Matthieu Bourrette, avocat général près la cour d’appel de Paris, ancien procureur de la République près le tribunal judiciaire de Reims. Magistrat depuis un peu moins de trente ans, j’ai été procureur de la République à deux reprises : dans la Vienne, pendant six ans, puis à Reims, entre 2016 et 2023.
J’ai été nommé à la tête du parquet de Reims à l’été 2016. Au mois de novembre, celle de mes collègues qui était de permanence durant un week-end m’a appelé pour m’informer que les services médicaux et de police l’avaient avisée de la découverte, à son domicile, d’un enfant de trois ans, Tony, qui se trouvait dans une situation médicale très grave et manifestement non accidentelle, ce qui nous a conduits à ouvrir immédiatement une enquête de flagrance pour violences aggravées et, très rapidement, meurtre aggravé puisque l’enfant n’a pas survécu.
De mémoire, sa mère était présente et a été immédiatement interpellée. Quant à son beau-père, qui avait pris la fuite, il l’a été deux heures plus tard, sans aucune difficulté. Âgés d’une vingtaine d’années, ils étaient ensemble depuis quelques mois, avaient emménagé au mois de septembre et n’avaient pas d’activité professionnelle. Une information judiciaire a été ouverte par le juge d’instruction et ils ont été placés en détention provisoire : elle, pendant quatre mois, comme le prescrit la loi en cas de non-assistance à personne en péril et non‑dénonciation de mauvais traitements sur mineur ; lui, pour l’infraction d’homicide volontaire aggravé, requalifiée par la suite de violences habituelles sur mineur par personne ayant autorité ayant entraîné la mort, ce qui lui faisait encourir une peine de trente ans de réclusion criminelle.
Le dossier a été renvoyé devant la cour d’assises, au sein de laquelle je représentais le ministère public. Tous deux ont été condamnés en première instance : l’une – de mémoire – à une peine mixte de cinq d’emprisonnement dont une partie était assortie du sursis, l’autre à vingt ans de réclusion criminelle.
Ce dossier comportait un second volet, car nous avions également ouvert une information judiciaire pour non-assistance à personne en péril et non-dénonciation de mauvais traitements sur mineurs contre tous autres. Très rapidement, en effet, l’enquête de flagrance a révélé qu’un certain nombre de personnes avaient pu rencontrer le petit Tony, qu’il s’agisse de membres son entourage familial, de voisins ou de représentants institutionnels – notamment une infirmière de la protection maternelle et infantile (PMI) et son institutrice. On pouvait légitimement s’interroger sur le point de savoir quel était leur degré de connaissance de la situation et s’ils étaient tenus ou non à un régime de dénonciation.
Du reste, le magistrat instructeur a mis en examen, sur réquisition du parquet, un couple de voisins : madame, qui était souffrante, est décédée durant l’information judiciaire ; monsieur a été renvoyé, de manière distincte – c’est un choix que nous avions fait avec le magistrat instructeur –, devant le tribunal correctionnel, où j’avais requis une déclaration de culpabilité et une dispense de peine. Il a été relaxé en première instance. J’ai fait appel ; il a été de nouveau relaxé. Le parquet général, qui partageait mon analyse, a déposé un pourvoi en cassation ; l’arrêt d’appel a été cassé et l’affaire renvoyée devant la même cour autrement composée. J’avais alors quitté mes fonctions – c’est dire si, parfois, la justice prend son temps ; c’est donc par la presse que j’ai appris que l’intéressé avait été déclaré coupable et – de mémoire – dispensé de peine.
Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et ancienne juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux. Alors que j’étais juge d’instruction au tribunal de grande instance de Meaux, Bastien, trois ans, a été retrouvé mort, le 25 novembre 2011, à Germigny-l’Évêque, en Seine-et-Marne. Ce dossier m’a profondément marquée – j’avais d’ailleurs demandé une cosaisine.
Comme vous l’avez rappelé, madame la présidente, je dois me garder de violer le secret de l’instruction. C’est pourquoi je vous communiquerai uniquement des informations dont j’ai vérifié qu’elles relèvent du domaine public en m’appuyant sur ce que des organes de presse de qualité, notamment France Info, ont relaté de l’affaire.
Lors de la découverte du corps de Bastien, ses parents livrent des explications confuses et alternatives – ce qui montre qu’il n’est pas toujours aisé d’identifier une mort violente – qui peuvent laisser penser que le décès est accidentel. Mais l’analyse du médecin légiste révèle la présence, sur le dos de l’enfant, de traces rondes qui suggèrent qu’il s’agit d’autre chose que d’une noyade ou une chute. De fait, on découvre que l’enfant a été enfermé dans la machine à laver de la famille, en présence de sa grande sœur de cinq ans et de ses deux parents.
Ces derniers ont été mis en examen pour meurtre aggravé et complicité de meurtre aggravé – j’étais en congé de maternité lorsque l’ordonnance de mise en accusation a été rendue –, puis jugés par la cour d’assises de Seine-et-Marne. En 2015, Christophe Champenois a été condamné à une peine de trente ans de réclusion criminelle assortie d’une période de sûreté de vingt ans. Quant à sa compagne, Charlène Cotte, elle a été condamnée à douze ans de réclusion. Elle a fait appel et, en 2018, la cour d’appel a alourdi sa peine en la condamnant à quinze ans de réclusion criminelle pour complicité de meurtre aggravé.
Il est intéressant de relever, au regard de l’objet de votre commission d’enquête, qu’après plusieurs informations préoccupantes, la famille était suivie par les services sociaux du département. Il avait été constaté que des propos assez durs avaient été tenus contre l’enfant. Surtout, la veille de son décès, à seize heures cinquante-huit, le père avait laissé un message téléphonique à l’assistant socio-éducatif qui suivait la famille, dans lequel il disait – ce message a été diffusé à l’audience : « C’est encore M. Champenois. Bon, écoutez, il y a encore un gros problème avec Bastien à l’école. Il n’arrête pas de faire des bêtises, je veux dire : non-respect de ses camarades à l’école. […] Je peux vous dire que si vous faites rien du tout, je le balance du deuxième étage, même s’il faut que je fasse quinze ans de prison. Donc vous avez intérêt à faire quelque chose. » Ce message n’avait pas été écouté par son destinataire, qui était en arrêt maladie. Cet élément a été largement évoqué devant la cour d’assises, qui a auditionné, à sa demande, la directrice des services sociaux du département.
Cette affaire est à la racine de mon engagement personnel en faveur des droits de l’enfant. Ainsi, j’ai incité la CNCDH – cet organe indépendant rattaché aux Nations unies a pour mission de veiller à l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989 – à se pencher sur les morts violentes d’enfants. Nous avions déjà accompli un travail considérable sur les féminicides – à l’époque, le terme même faisait ricaner –, en obtenant de l’État un comptage du nombre des femmes tuées. Ce comptage a été actualisé par la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), qui a dénombré trois tentatives de féminicide ou féminicides – directs, ou indirects lorsque le harcèlement conduit au suicide – par jour.
S’agissant des enfants, on dénombre un mort tous les cinq jours. Dans son « Avis sur les morts violentes d’enfants dans le cadre familial », la CNCDH explique les raisons pour lesquelles ce phénomène est difficile à évaluer et formule plusieurs recommandations, notamment à propos du syndrome du bébé secoué, qui est perçu comme le résultat du « craquage » d’un parent à bout alors que, d’après les études, il s’inscrit dans un continuum de violences.
Encore une fois, cette affaire a été pour moi fondamentale. Mais l’enjeu est désormais d’en tirer les enseignements pour mettre en œuvre des réformes structurelles.
Mme Laurence Brunet-Jambu, auteure de l’ouvrage Signalements. Karine est née le 7 juillet 1997 ; un premier signalement a été fait le 17 juillet par l’hôpital, qui estimait qu’on exposait cette petite fille à un immense danger en la laissant sans suivi. Une première technicienne de l’intervention sociale et familiale (TISF) est intervenue – nous en avons eu confirmation lorsqu’elle est entrée en contact avec Karine à la suite de la diffusion du téléfilm – le lundi matin 19 juillet ; elle a adressé à sa direction, le 25 juillet, un rapport qui devait être communiqué au juge des enfants, dans lequel elle indiquait que Karine était exposée à un danger immédiat tel qu’il fallait absolument prévoir son placement.
Elle est restée douze ans dans sa famille, où elle a subi les pires outrages, les pires violences qui puissent être infligés à un enfant. (Mme Laurence Brunet-Jambu, très émue, s’interrompt un instant.) Je suis hantée par la question de savoir si j’aurais pu faire plus – sans doute – ou mieux – sûrement. Pourtant, j’ai tout tenté. Mais on ne m’a pas écoutée : on m’a placée en garde à vue, on m’appelait la sorcière, aussi bien dans les tribunaux qu’à l’aide sociale à l’enfance… Tout le monde savait ce que vivait Karine : nos belles-sœurs, nos beaux-frères, la mairie de Chantepie… Tout le monde ! Les signalements se trouvaient dans le dossier de l’assistance éducative ; du reste, si cela n’avait pas été le cas, nous n’aurions pas pu faire condamner la France.
Le combat, je l’ai mené pour Karine et pour tous les autres. Les dysfonctionnements sont trop nombreux. Or il suffirait de peu de chose pour que le système marche : améliorer les pratiques, former les professionnels et changer le regard des magistrats sur les besoins primaires d’un enfant. La première question que l’on doit se poser est celle de savoir où il se sentira en sécurité. Chez un membre de sa famille, une tante ou un cousin ? Peu importe, pourvu qu’il se sente en sécurité. On ne cherche toujours pas à assurer le bien-être de l’enfant dans l’immédiat. Si on le place, on le traumatise ; le laisser dans sa famille, c’est une catastrophe.
Lors du procès d’assises, l’expert qui avait rencontré Karine s’est tourné vers elle et, en la regardant, a déclaré : « Je ne comprends pas qu’elle soit vivante. » Toutes les personnes présentes ont été marquées par cette phrase. De fait, notre avocat m’a dit que le rapport d’expertise, que j’avais lu en diagonale, était terrible. Comment a-t-elle pu survivre à tout ce qu’elle a enduré ?
Mme Karine Brunet-Jambu, auteure de l’ouvrage Signalements. Je m’appelle Karine, j’ai vingt-sept ans, et je suis née dans une famille où j’ai vécu un réel calvaire, dès ma naissance. Un nombre incalculable de signalements ont été faits. Le suivi dont j’ai fait l’objet est censé protéger les enfants. Or en aucun cas je n’ai été protégée : j’ai vécu des viols, des agressions sexuelles, des attouchements, toutes sortes d’actes atroces qu’un enfant ne devrait pas subir. Si Laurence n’avait pas été là, je serais morte : je n’aurais jamais pu continuer à supporter le calvaire que j’ai enduré pendant un grand nombre d’années. Si seulement les choses pouvaient changer pour que les enfants soient réellement protégés ! C’est la seule chose que je tiens à dire : il faut que cela change.
Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Chère Karine, chère Laurence, j’ai eu la chance de participer avec vous à l’émission de France 2 qui a suivi la diffusion, le 20 novembre, de Signalements, et j’ai pu mesurer, sur ce plateau, le chemin qu’il reste à parcourir pour que les choses changent.
Nous arrivons au terme des auditions de notre commission d’enquête et, plutôt que de vous interroger comme nous le faisons habituellement avec les personnes que nous entendons, je souhaiterais entendre vos propositions. Car vous êtes, Laurence, une « tante courage » exceptionnelle. Vous vous êtes inspirée des méthodes québécoises pour accompagner votre nièce. Vous êtes, en fait, sa maman ; vous l’avez protégée du mieux que vous pouviez.
Il est intéressant que des magistrats soient également présents, car il ressort de votre histoire que l’ensemble du système a déraillé.
Ainsi, lorsque les personnes chargées des actions éducatives en milieu ouvert (AEMO) se rendent au domicile de la famille une fois par mois, en indiquant le jour et l’heure de leur visite, il est évident – Karine peut en témoigner – que la maison est nettoyée et rangée et qu’on a demandé à l’enfant de se taire. Je sais par expérience que ces mesures sont très prisées de la justice civile, qui veut à tout prix que le lien avec la famille soit maintenu. Peut-être l’organisation de notre justice suscite-t-elle ainsi une manière de penser qui n’est pas adaptée à la réalité. Du reste, vous avez indiqué, madame Lafourcade, que le petit Bastien avait également fait l’objet d’un suivi.
Lorsque j’étais vice-présidente d’un département, chargée de la protection de l’enfance, nous avions constaté qu’au bout de trois ans, la majorité des mesures d’AEMO, dont le budget se chiffre en millions d’euros, aboutissaient à des ordonnances de placement provisoire (OPP) du parquet. Nous avons donc intégré des mesures renforcées dans les appels à projets.
J’ignore si cette méthode est la bonne ; j’aimerais donc connaître l’avis des uns et des autres sur ce point. Dans le cas terrible de Karine, les travailleurs sociaux qui sont venus, année après année, ont très peu bougé, en tout cas n’ont rien fait pour la protéger. Il est vrai également qu’en raison de l’organisation hiérarchique, le chef de service n’écoute pas toujours ce que lui dit un travailleur social.
À présent, le système de la protection de l’enfance est saturé et il est en train de craquer : sous-effectifs, placements de nombreux enfants dans de très mauvaises conditions, pouponnières en sureffectifs, enfants atteints du syndrome de l’hospitalisme – qui sont, eux, placés, mal mais ils sont protégés –, mesures d’AEMO… Nous avons quelques propositions à faire mais nous aimerions les partager avec vous, soit parce que vous êtes écoutées en raison de votre parcours, soit parce que votre vie professionnelle vous a permis d’observer le fonctionnement du système.
Mme Laurence Brunet-Jambu. J’ai connu à la fois ce qu’il y a de pire et ce qu’il y a de plus beau dans la justice. Car quand la justice passe, elle est belle. Je reste convaincue que les procédures civiles et le rôle du juge des enfants sont essentiels pour protéger un enfant. Mais il est indispensable que ce juge ait, lors de l’audience, tous les éléments nécessaires pour prendre la bonne décision. C’est là que le bât blesse. En douze ans, Karine n’a jamais été vue par un juge des enfants – pourquoi ? je l’ignore. Dans le rapport que le Défenseur des droits lui a consacré, tout a été analysé : son dossier d’assistance éducative comportait tous les éléments nécessaires pour la protéger. Mais les décisions n’ont pas été prises. C’est pour nous l’objet d’une grande interrogation.
Encore une fois, pour que le magistrat prenne la bonne décision, il doit avoir tous les éléments au moment de statuer. Or non seulement les TISF qui intervenaient chaque jour et qui ont permis à Karine d’être protégée le temps de leur présence n’ont pas assisté à l’audience, mais aucun de leurs rapports ne figurait dans le dossier d’assistance éducative. Il faut absolument que leur travail soit reconnu, réévalué, et qu’à tout le moins leurs rapports figurent dans le dossier de l’enfant.
Par ailleurs, les départements délèguent leur mission à de très nombreuses associations, de sorte que, le jour de l’audience, sont présents : le travailleur social de l’aide sociale à l’enfance du département, qui a rarement vu l’enfant ; celui de l’association, qui a été chargé d’exécuter les mesures ; le cas échéant, les éducateurs des parents ; la responsable de service. Cela fait beaucoup, d’autant que l’on voit mal comment toutes ces personnes pourraient rapporter des faits dont elles n’ont pas été témoins.
Qui doit être présent à l’audience ? La personne qui accompagne l’enfant, le voit tous les jours, joue avec lui, est présente le mercredi et durant toutes les vacances, participe parfois aux repas. Cette personne sait comment la famille fonctionne, et comment elle fonctionne mal. Ainsi, la TISF qui s’occupait de Karine m’a dit, avec beaucoup d’émotion, avoir signalé à plusieurs reprises que, lorsque mon beau-frère lui ouvrait la porte, il était nu sous sa robe de chambre grande ouverte. Cela n’a choqué aucun travailleur social ! J’avais moi-même signalé son comportement, que je qualifierai d’intrusif, pour être gentille. Je savais que Karine subissait des attouchements. Face à un tel comportement, on devrait tout de même se poser des questions ! Il faut reconnaître le travail phénoménal qu’accomplissent ces travailleuses familiales de la journée, qui s’efforcent d’accompagner les familles le mieux possible.
Peut-être faut-il repenser les procédures civiles, mais la place du juge des enfants est indispensable. Il doit sans doute mieux travailler avec le juge aux affaires familiales, qui doit lui-même mieux travailler avec le procureur, car les signalements qui sont faits à ce dernier n’arrivent pas forcément à temps sur le bureau du juge des enfants, même si l’informatisation a amélioré les choses.
Certains juges sont très sensibles au travail des TISF et des associations, mais la magistrature est tellement rigide ! Lorsqu’on cherche à être un peu innovant, on s’entend dire : « Circulez, faites votre travail ! » C’est en tout cas ainsi que je le vis en tant que présidente d’une association. Les signalements que je fais demeurent parfois sans effets, mais il arrive aussi que l’on parvienne à protéger un enfant en convainquant notre interlocuteur que le suivi n’a manifestement pas été suffisant pour détecter une situation problématique.
Certains juges des enfants font merveilleusement leur travail ; il ne faut pas blâmer l’ensemble de la magistrature. Mais ce sont souvent des novices. Or ils ont à traiter des pires situations, car ils font face à des personnes qui ne disent pas leur mal-être. Peut-être faut-il avoir un peu de bouteille pour occuper ce poste clé.
Enfin, il est absurde qu’un magistrat doive partir pour monter en grade. Ne peut-on pas permettre à un bon magistrat, qui a acquis de l’expérience et travaille bien avec ses partenaires, de prendre de l’avancement en restant à son poste ? On a supprimé la notation des magistrats, mais elle encourageait à l’excellence. Les enfants ont besoin d’être protégés par des gens excellents. Ils méritent le meilleur. Si l’on protège bien un enfant, il ne deviendra pas auteur ; s’il ne devient pas auteur, il y aura moins de violences conjugales et moins de délinquance des mineurs. Il est temps de faire preuve de lucidité.
Mme Magali Lafourcade. Je suis entièrement d’accord avec la conclusion de Laurence Brunet-Jambu.
Pour répondre à la question de Mme la rapporteure, le juge des enfants a peu d’options intermédiaires entre le placement et l’AEMO ; le législateur aurait tout intérêt à ouvrir le champ des possibles. Par ailleurs, les Nations unies recommandent les visites inopinées dans tous les lieux fermés, comme celles auxquelles procède le contrôleur général des lieux de privation de liberté. Il faudrait s’en inspirer pour permettre aux travailleurs sociaux d’effectuer des visites non annoncées aux familles dans l’année, sans pour autant rompre le lien privilégié qu’ils ont avec elles. N’oublions pas que l’AEMO est motivée par l’existence d’un danger pour l’enfant.
L’audition, suspendue à dix-sept heures cinquante, est reprise à dix-huit heures sous la présidence de Mme Béatrice Roullaud, vice-présidente.
Mme Magali Lafourcade. L’affaire que j’ai évoquée au début de l’audition montre combien il est important de veiller à la bonne circulation des informations au sein du service pour que chaque message soit entendu, même en cas d’absence du référent habituel pour un motif légitime. Cela dépend de l’organisation du service, mais aussi du nombre de dossiers suivis.
Il serait intéressant que la justice abandonne son approche verticale et descendante au profit d’une approche faisant appel aux sciences humaines et sociales pour évaluer les risques et les vulnérabilités, comme elle l’a fait pour les droits des femmes. La France a encore du mal à s’approprier ces outils s’agissant des enfants. Pourtant on sait que, de la même manière que les violences conjugales répétées sont essentiellement le fait des hommes, les néonaticides sont quasi exclusivement le fait des mères ; cela implique un accompagnement renforcé juste après la naissance. L’OMS parle de facteurs de vulnérabilité : les séparations conjugales, les violences intrafamiliales avérées, l’isolement et le caractère monoparental de la famille, la situation de grande précarité – même s’il est faux de dire que ce sont les familles pauvres qui commettent des violences –, les troubles psychiatriques, les addictions des parents, l’âge de l’enfant ou son handicap sont autant d’éléments qui doivent susciter la vigilance. De même, il faut porter un regard attentif sur les familles dont les parents ont eux-mêmes des histoires douloureuses car ils sont susceptibles de reproduire ces violences sur leurs propres enfants ; c’est ce que nous appelons le syndrome de Dracula.
Il faut également obtenir des données plus fiables en généralisant les enquêtes sur les morts accidentelles ou inattendues de nourrissons et le recours aux autopsies. La mort violente d’un adulte justifie une autopsie ; pourquoi pas celle d’un enfant ? Le respect des droits de l’enfant passe aussi par la recherche des causes de la mort, aussi horrible soit-elle pour les parents.
Enfin, il y a un problème culturel. J’ai commencé ma carrière au moment de la commission d’enquête sur l’affaire d’Outreau, qui a façonné l’esprit des magistrats de ma génération. On nous a appris que le corps de l’enfant est sacré, mais pas sa parole, et que les experts ne doivent pas se prononcer sur la crédibilité de l’enfant, seulement sur le caractère d’affabulation de ses propos. Depuis lors, les magistrats ont un rapport distancé à la parole de l’enfant. Selon Infostat Justice de septembre 2018, les condamnations pour viol ont baissé de 40 % entre 2007 et 2016. L’affaire d’Outreau a été très mal traitée par la justice et elle a eu des conséquences durables. L’inquiétude de tous les professionnels qui travaillent avec les enfants, pas seulement les magistrats, les empêche d’écouter ceux-ci de manière attentive. Pourtant, l’article 12 de la Convention internationale des droits de l’enfant lui reconnaît le droit d’être associé aux décisions qui le concernent. À quoi bon faire de l’enfant un sujet de droit si les adultes ne l’écoutent pas ?
M. Matthieu Bourrette. On pourrait s’interroger sur la création d’un statut juridique spécifique du mineur dans le code civil. On a abandonné la notion de tutelle de l’époux sur son épouse il y a une cinquantaine d’années ; en revanche, alors que la société a fait évoluer le rôle économique et social des mineurs en leur permettant de participer aux activités associatives, financières et syndicales, le code civil continue de considérer que celui-ci est sous l’autorité et la responsabilité de ses parents jusqu’à l’âge de dix-huit ans. On lui demande, au mieux, son avis – par exemple en cas de divorce –, mais pas son accord. Il n’est pas référencé de manière autonome, il est caractérisé par son statut d’infériorité par rapport à son parent qui évolue très peu à mesure qu’il avance en âge. Il ne m’appartient pas de dire si une évolution s’impose, car je ne suis pas un spécialiste. Ce serait un bouleversement énorme par rapport à ce que nous connaissons depuis plus de deux cents ans.
Il faut distinguer trois temps distincts : premièrement, la transmission de l’information ; deuxièmement, son analyse par les professionnels – juge des enfants, procureur – à l’aune éventuellement des facteurs de vulnérabilité précédemment cités ; enfin, le choix de la mesure d’assistance éducative, qu’elle soit administrative ou judiciaire, à savoir le placement en foyer, dans une famille agréée ou auprès d’un tiers digne de confiance.
Nous avons toujours été attachés à l’idée du tiers digne de confiance, mais celui-ci est souvent d’accord pour recevoir le mineur dans un temps limité, dans une logique de dépannage, afin de lui éviter le foyer ou la famille d’accueil – ce dernier cas est moins fréquent, car les familles d’accueil sont hélas insuffisamment nombreuses –, mais ce n’est pas son métier et il n’est souvent pas possible pour lui de garder le jeune dans la durée, et je ne parle même pas des problèmes de déménagement ou de scolarité différenciée. Or l’assistance éducative est, avec la tutelle des majeurs, le domaine de la justice dans lequel le temps est le plus long, encore davantage que celui de l’enquête pénale.
Dans le dossier du petit Tony, il n’y a pas eu de transmission de l’information. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un voisin a été déclaré coupable de non-dénonciation de mauvais traitements. L’enseignante a reconnu devant la cour d’assises qu’elle avait vu des hématomes et décidé en conséquence, quelques jours avant son décès, d’avancer la visite médicale. C’est l’éclatement de la rate, après une semaine de coups, qui a tué le petit Tony, en trente-six à quarante-huit heures. On a estimé qu’il avait été frappé de manière quasi ininterrompue depuis un mois et demi. En appelant l’institutrice à témoigner, je me demandais si elle connaissait les modalités de signalement à la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP), ce qui était le cas ; le problème ne réside pas dans la méconnaissance du dispositif mais dans la très grande difficulté de procéder à un signalement, difficulté que j’ai constatée dans plusieurs affaires.
Je pourrais parler de l’indifférence et du désintérêt qui tuent souvent. C’est l’argument avancé par l’un des voisins. Je pourrais parler de la peur de témoigner contre un membre violent de son voisinage ou de sa famille, car tout le monde n’a pas le courage de Mme Brunet-Jambu. Il y a aussi la peur de rompre le lien.
Quand j’ai décidé de poursuivre le voisin, plusieurs associations de protection de l’enfance qui avaient décidé de ne pas se constituer partie civile ont fait valoir devant le tribunal correctionnel que le fait d’incriminer une personne pour ne pas avoir signalé des maltraitances ne pouvait qu’entraîner le silence définitif de tous ceux qui, demain, pourraient être appelés à témoigner. En effet, il est souvent question d’une relation duale : l’enfant et l’instituteur, l’enfant et l’assistante sociale, l’enfant et la PMI, l’enfant et le voisin qui entend les cris… De ce fait, il est difficile d’accuser quelqu’un qui dirait : je n’ai pas vu, je n’ai pas entendu, je n’ai pas compris. Nous avons été obligés de démontrer que le voisin était bien présent et que des affichettes avaient été posées, mais les principaux éléments de preuve étaient des déclarations auto-incriminantes du prévenu, dont l’interview qu’il avait donnée à BFM. Les associations nous ont dit : si vous condamnez le premier qui a eu le tort d’être trop honnête, de dire la vérité, vous ne libérerez jamais la parole.
Ce point de vue, même si je le réprouve, n’est pas idiot : proposer une voie plus sociale, plus pédagogique, plus généreuse que la voie pénale, répressive et sanctionnatrice. Socialement, il peut s’entendre, car il est difficile de signaler son voisin ou un membre de la famille. De plus, il est sans doute difficile pour les professionnels d’envisager un signalement, car c’est la certitude d’une rupture des ponts. À l’époque des faits, la scolarisation n’était pas obligatoire. L’institutrice pouvait penser : « Si je signale les mauvais traitements, la mère retirera l’enfant de l’école maternelle et je ne pourrai rien faire. N’est-il pas préférable de maintenir des visites ponctuelles à l’assistante sociale ? Je pourrai toujours faire un signalement plus tard. » Ces gens sont plus optimistes que moi. Ils font un pari sur l’avenir et sur l’intelligence d’autrui, un pari que je considère comme trop dangereux au regard des enjeux.
Mme Karine Brunet-Jambu. Ma génitrice a commis un infanticide atroce à coups de couteau. Les services sociaux auraient dû se demander : cette personne est-elle capable d’élever un enfant sereinement ? Non. Il est impensable d’obliger les parents à maintenir le lien avec leurs enfants malgré les difficultés. Si j’avais été retirée de cette famille, je n’aurai jamais vécu tout ce que j’ai vécu ; j’aurais vécu dans un autre monde, peut-être dans une famille où les gens m’auraient aimée, mais on m’a obligée à rester dans cette famille pendant douze ans.
Je suis aujourd’hui TISF. Quand j’étais petite, la TISF venait ponctuellement à mon domicile pour s’occuper de moi. C’était le seul petit rayon de soleil de ma journée car elle était la seule à s’occuper de moi. J’ai voulu faire ce métier pour entrer à mon tour dans les familles et être le rayon de soleil de ces enfants. Malheureusement, avec la médiatisation de mon histoire, personne ne veut m’employer ; c’est honteux, mais c’est un autre sujet. Il faut arrêter de donner des secondes chances aux parents qui cumulent les difficultés. Quand j’intervenais encore au domicile des familles, j’ai effectué des signalements. Quand l’aîné était placé, la mère faisait un autre enfant, pour lequel on lui laissait une seconde chance. Stop !
Les éducateurs spécialisés, eux, venaient tous les mois ou tous les deux mois. Ils appelaient mes géniteurs pour les prévenir du jour et de l’heure de leur passage. Le jour même, la maison était propre, nous étions dans un monde parfait, avec le café sur la table. Je ne devais rien dire. Quand on me demandait si tout allait bien, je faisais oui de la tête, mais tout n’allait pas bien ! Quand vous vivez un calvaire constant, que vous avez peur de tout, même de bouger le bras, parce que vous allez vous faire frapper, vous ne dites rien. Il faut que les professionnels voient le quotidien des personnes. Ces visites ne devraient pas être annoncées. C’est de cette manière que l’on peut connaître la réalité.
Les TISF travaillent pour des associations missionnées par le centre départemental d’action sociale (CDAS), qui les envoient dans les familles, une heure par jour ou quelques heures par semaine, en fonction des difficultés. Ce sont elles qui connaissent le comportement des parents. Au début, les familles se préparent, la maison est rangée ; à mesure que les jours s’écoulent, les TISF voient la réalité quotidienne derrière la façade. Elles font des rapports au référent ASE (aide sociale à l’enfance) du CDAS, mais celui-ci les lit sans les transmettre au tribunal. Ils devraient être envoyés directement au juge d’instruction ou au juge pour enfant et les TISF être présentes aux auditions pour dire comment les parents se comportent avec leurs enfants. Les éducateurs spécialisés ont un trop grand nombre de dossiers à gérer, c’est impossible pour eux de tous les suivre.
Il faut également changer l’accompagnement de l’enfant et l’écoute qu’on lui accorde. Durant toutes ces années, je n’ai pas eu la possibilité d’être écoutée et il était impossible pour moi de dire les choses dans mon calvaire quotidien. Quand j’ai commencé à parler, j’étais encore suivie par le CDAS ; j’habitais chez mes géniteurs et chez Laurence. J’ai dit plusieurs fois ce que j’avais subi : les viols, les agressions, les coups. Le jour où j’ai parlé à la directrice de l’école a été atroce pour moi ; elle a immédiatement fait un signalement auprès du rectorat, lequel lui a répondu : « Vous devez rendre cette jeune fille à ses parents. » J’ai ensuite dû aller avec mes géniteurs au CDAS, tout répéter devant eux et repartir avec eux. Vous imaginez ce que j’ai vécu après cela ? Comment peut-on faire ça à un enfant ? Je leur dis que je me fais violer, que je me fais frapper constamment, et l’on me renvoie chez eux pour que le calvaire continue. Comment est-ce possible de faire ça ? C’est inhumain.
Ce qui a fait de moi la personne que je suis aujourd’hui, c’est l’accompagnement de ma famille, celui de Laurence et de mes frères et sœurs. C’est grâce à eux que j’ai pu m’en sortir. Le protocole Calliope que l’association de Laurence promeut m’a aidée à dire clairement les choses, de manière factuelle, pendant le procès. Il faudrait l’utiliser dans la France entière.
Mme Béatrice Roullaud, présidente. Je vous remercie infiniment, Karine : il est très courageux de votre part de venir parler devant notre commission d’enquête. Nous saurons tirer parti de votre témoignage éclairant dans nos préconisations législatives.
J’ai été traumatisée par l’histoire du petit Bastien, mort dans le tambour d’une machine à laver au domicile de ses parents situé dans mon département de la Seine-et-Marne. Tout le monde savait – il était puni en étant exposé au froid sur le rebord d’une fenêtre – mais les signalements n’ont pas abouti, tout comme pour Amandine. On n’empêchera jamais des parents de tuer leur enfant mais dès lors que rien n’est fait rien pour protéger un enfant qui souffre au su de tous, ne doit-on pas considérer que nous sommes tous coupables ? Pourquoi ne pas envisager une forme de responsabilité pour la société ?
Madame Lafourcade, vous étiez juge d’instruction dans l’affaire du petit Bastien qui a défrayé la chronique judiciaire. Neuf signalements et trois informations préoccupantes avaient été transmis : comment se fait-il que l’enfant n’ait pas été retiré à sa famille dès les premières alertes ? Quels dysfonctionnements ont été constatés ? La veille de son décès, rappelons-le, le père aurait dit : « Enlevez-le moi, sinon je vais le jeter par la fenêtre. »
Pensez-vous qu’il serait bon de s’inspirer de l’ordonnance de protection destinée aux victimes de violences conjugales ? Nous savons quelle est son immense vertu : elle prévoit un délai de six jours pour saisir le juge, appelé à se prononcer sur la situation de danger et à prendre les mesures provisoires qui s’imposent. Dans beaucoup de cas où la maltraitance n’a pas été prise en compte, on note que le procureur ou le juge des enfants ont été saisis trop tard voire jamais. Estimez-vous utile de désigner automatiquement un avocat pour accompagner l’enfant sans qu’il faille passer par l’intermédiaire d’un administrateur ad hoc ? Dès qu’il y a suspicion de violence ou de maltraitance, un enfant ne devrait-il pas avoir droit, comme tout délinquant ou tout criminel, à un avocat, au civil comme au pénal ?
Mme Magali Lafourcade. Il est très important de changer notre regard sur les enfants : arrêtons de les voir comme des êtres qui, n’étant pas considérées comme des personnes à part entière, seraient dotés de droits en mode dégradé. Il faut que soient reconnus leur intégrité corporelle et psychique et l’ensemble de leurs droits en tant que droits concrets et effectifs, et non pas illusoires ou théoriques. Une fois ce changement opéré, toute la société pourra se sentir responsable. La responsabilité peut en effet être collective, contrairement à la culpabilité qui est toujours individuelle et qui doit être démontrée par des preuves, c’est l’une des vertus du procès, comme le sait l’ancienne avocate que vous êtes, madame la vice-présidente.
Quand j’évoquais l’ouverture du champ des possibles pour les juges, je pensais précisément à l’ordonnance de protection, qui a utilement outillé avocats et magistrats. Plusieurs avocates spécialisées dans la défense de femmes victimes de violences conjugales m’ont dit que cela avait permis à leurs clientes de dévoiler des choses. Il est très difficile pour les victimes de construire ab initio un récit chronologique structuré, recensant les types de violences, comme les magistrats les aiment. Cela réclame un long travail : mettre des mots sur ce qu’on a vécu est une tâche extrêmement exigeante, a fortiori pour un enfant. Ce que l’on subit au quotidien apparaît comme quelque chose de normal : comment prendre le recul nécessaire pour se rendre compte que ce sont des violences et pas de l’amour ? L’ordonnance de protection offre la possibilité d’avoir un moment pour souffler.
Notre société peut s’enorgueillir d’assurer à toute personne en garde à vue, même sans moyens, l’assistance d’un avocat. Mais cette aide juridictionnelle, nous pourrions l’étendre aux femmes victimes de violences car, pour déposer plainte, il faut disposer d’une certaine fortune. Les enfants, eux, sont dépourvus de moyens financiers. La désignation d’un avocat serait une très bonne chose, d’autant que cela n’enlèverait rien à l’administrateur ad hoc, censé justement s’assurer de la présence d’un avocat.
Allons plus loin. Dans la prise en compte par la justice des violences conjugales, nous assistons à une véritable révolution copernicienne qui peut nous inspirer pour la lutte contre l’ensemble des violences intrafamiliales, celles en particulier dont sont victimes les enfants. Nous savons que désormais il est possible d’évincer le conjoint violent du domicile conjugal, solution qui change énormément de choses, surtout lorsque la victime est porteuse de handicap et que la situation des enfants suscite une inquiétude particulière. Ne pourrait-on imaginer que les parents quittent le domicile et qu’un tiers de confiance vienne s’occuper des enfants ? Je n’ai pas encore assez réfléchi à cette piste audacieuse mais peut-être serait-elle à expertiser. Je m’avance un peu en essayant de penser en dehors de la boîte.
Nous avons parlé du Québec et des innovations : nous y sommes. Pour un enfant, surtout lorsqu’il est petit, quitter son foyer est déstructurant. Il perd ses repères : son école, ses copains, son doudou – c’est une mère de quatre enfants qui vous parle. Ne faudrait-il donner une place centrale à l’intérêt de l’enfant ? C’est ce que préconisent les conventions internationales : appliquons-les.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Mesdames Laurence et Karine Brunet-Jambu, je vous remercie pour votre courage, pour la force de vos mots et pour tout ce que vous faites au sein de votre association. Vos propos sur l’importance de la prévention et de l’accompagnement font du bien : c’est un aspect essentiel, compte tenu des répercussions à long terme que subissent les victimes devenues adultes.
Je tiens aussi à remercier Mme Lafourcade d’avoir rappelé l’importance des sciences humaines et sociales alors que certains groupes parlementaires tentent de remettre en cause leur existence dans leurs amendements, les jugeant dangereuses.
Sur la question du contrôle inopiné, je rappelle que l’inspection générale de la police nationale (IGPN) a la possibilité de se rendre dans les commissariats pour procéder à des contrôles sur place et sur pièces et de demander aux personnes ayant déposé plainte d’attribuer une note évaluant la manière dont elles ont été reçues, note qui n’est pas publique mais qui sert de base de travail. Nous pourrions imaginer un dispositif similaire, indépendant des services de la protection de l’enfance : les enfants seraient entendus et donneraient une note.
Monsieur Bourrette, madame Lafourcade, avez-vous connu dans l’exercice de vos fonctions des cas d’enfants accompagnés par la protection de l’enfance de plus de cinq ans et ayant accès au langage qui ont trouvé la mort ou vécu des atrocités ?
M. Matthieu Bourrette. J’en ai connu dans ma carrière mais, depuis que je suis au parquet général, je ne traite plus ce type de dossiers.
Mme Magali Lafourcade. J’en ai eu plusieurs dans mon cabinet de juge d’instruction et même un grand de seize ans.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Pensez-vous qu’un enfant qui parle a moins besoin d’être protégé qu’un enfant qui ne parle pas ?
M. Matthieu Bourrette. Évidemment non, mais il est toujours plus difficile de traiter une situation où la personne ne peut pas s’exprimer. En matière pénale, le système repose sur le principe de la présomption d’innocence et sur une déclaration de culpabilité avec charge de la preuve. Cela rend les choses parfois compliquées.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Vous comprendrez mieux mes questions si je vous dis qu’avant votre audition, nous avons entendu le président d’un conseil départemental affirmer que faute de places, il devait effectuer un tri parmi les enfants à accompagner et que les enfants de plus de cinq ans sachant parler couraient moins de risques. Ses propos nous ont choqués et nous lui avons demandé à plusieurs reprises de les confirmer.
Madame Lafourcade, monsieur Bourrette, considérez-vous qu’il est légal de décider de ne pas protéger un enfant de plus de cinq ans pour la seule raison qu’il a accès au langage ? Madame Karine Brunet-Jambu, compte tenu du témoignage que vous venez de nous livrer, je n’ose vous demander votre avis sur ces propos.
Mme Karine Brunet-Jambu. Honnêtement, je trouve ça honteux. Comment peut-on raisonner comme ça ? Un enfant, qu’il parle ou pas, doit être protégé. Il n’y a pas d’autres questions à se poser.
Mme Magali Lafourcade. Je vais faire ma magistrate de service : il faut d’abord connaître le contexte qui a motivé ces propos. Tous les enfants méritent de bénéficier d’une protection. La CNCDH n’établit pas de distinctions selon les âges, elle recense seulement les types de risques associés à telle ou telle tranche d’âge : les nouveau-nés, les nourrissons, les enfants de deux à douze ans, puis les adolescents. Si le professionnel entendu par votre commission considère que, de manière générale, les enfants de plus de cinq ans ayant accès au langage n’ont pas besoin de protection, c’est extrêmement choquant et condamnable, voire inadmissible d’un point de vue moral. S’il estime que, compte tenu du trop grand nombre de dossiers à traiter, il faut établir des priorités, on peut considérer comme infiniment respectable la franchise qui le pousse à dire que, faute de moyens, son service en est arrivé là. Cela révèle quelque chose de gravissime.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Cette personne n’est ni un éducateur spécialisé ni un chef de service, il s’agit d’un président de département qui a la responsabilité administrative et morale de protéger les mineurs. Je cite ses propos exacts : « On est très attentif aux enfants qui ont entre quelques mois et cinq ans dans un premier temps parce que ceux-là ne peuvent parler. Donc, je ne veux pas qu’ils soient maltraités ou autre. Et il y a les enfants plus grands qui, eux, peuvent parler à l’extérieur. Il y a moins de risques. »
Mme Magali Lafourcade. Il ne s’agit donc pas d’une démarche de priorisation.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Si, aussi.
Mme Magali Lafourcade. Un rappel des obligations s’impose. Cela dépasse les questions d’éthique.
Vous avez évoqué des notes par lesquelles les personnes exprimaient leur degré de satisfaction. Dans une démarche interministérielle, a été mise en place la charte Marianne qui repose sur une vision qualitative des services publics. Si nous voulons développer une approche fondée sur les droits humains, qui est celle même des Nations unies, il faut s’efforcer d’aller vers les bénéficiaires des politiques publiques pour savoir ce qu’ils en pensent. Appliquer une logique top down ne permet pas de connaître les besoins les plus pertinents pour les usagers et invisibilise les groupes à vulnérabilités particulières au profit de la masse, comme les sciences sociales le montrent bien.
M. Matthieu Bourrette. Elle est difficile votre question. Je répondrai en citant la philosophe Simone Weil : « Tout jugement juge celui qui le porte. »
Au cours de ma carrière, notamment en tant que chef de juridiction, j’ai eu à exercer des responsabilités de gestion qui m’ont conduit à établir des priorités éminemment discutables qui supposaient de calculer des risques, choix que j’assumais. Je pense qu’on aurait pu m’adresser le même type de reproches que ceux qui viennent d’être formulés.
Je me souviens d’avoir demandé à la directrice d’un service de l’aide sociale à l’enfance pourquoi elle n’appliquait pas les ordonnances des juges des enfants, exécutoires par provision, alors qu’elle avait l’obligation légale de le faire. Il était extrêmement facile pour moi, de toute la hauteur de l’imperium judiciaire, de lui poser une telle question. Sa réponse m’a permis de saisir toute la distance entre l’idéal dans lequel je me situais et le réel qu’elle vivait : « Je n’ai pas de places », m’a-t-elle dit. Vous allez sans doute être choquée par ce que je vais vous dire : je me suis retrouvé à cautionner le fait qu’on remette à son père un mineur de seize ans faisant l’objet d’une mesure d’assistance éducative. Mis en cause pénalement, il devait sortir du commissariat dans lequel il était en garde à vue pour rejoindre le foyer dans lequel il était hébergé mais il n’y avait personne pour le récupérer un samedi à vingt-trois heures. La seule chose que j’aie pu obtenir, c’est que l’on s’assure qu’il soit bien au foyer le lundi, ramené par son père ou par les éducateurs. C’était cela ou bien il aurait été maintenu en garde à vue pendant quarante-huit heures pour des motifs juridiques totalement illégitimes. Je n’étais pas fier, les enquêteurs pas davantage. La collègue qui avait initialement eu à gérer cette situation m’en avait rendu compte parce qu’elle était anormale et la directrice de l’aide sociale à l’enfance admettait parfaitement que la situation dans laquelle elle nous avait mis d’une certaine manière était dysfonctionnelle et dangereuse, voire inacceptable. Il se trouve que le profil du père, l’âge du mineur, les raisons pour lesquelles il était suivi dans un foyer nous laissaient penser que nous pouvions supporter ce risque pendant trente-six heures. Si ce jeune homme avait été tué par son père, vous seriez peut-être en train de m’auditionner en me demandant pourquoi il a été remis à sa famille.
J’ai pris des distances par rapport à cette logique de l’imperium. Même si je suis très gaulliste d’esprit, je ne suis pas sûr que l’intendance suive toujours ni qu’il soit toujours légitime de la critiquer.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Mesdames Laurence et Karine Brunet-Jambu, je ne sais pas si j’aurais aimé que vous assistiez à toutes les auditions de notre commission. Les propos tenus par certains responsables m’ont laissée dans un état de sidération et ont suscité en moi une grande colère. Je n’en reviens toujours pas d’avoir entendu un ancien secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles, ayant exercé cette fonction pendant trois ans et demi, nous dire : « Je tiens à rappeler que c’est un système qui sauve 350 000 enfants et dire le contraire, c’est créer du désespoir chez les travailleurs sociaux qui font de leur mieux », laissant supposer que si le système connaît des dysfonctionnements, la faute est à chercher du côté de ceux qui les dénoncent. Si vraiment ce système sauvait 350 000 enfants, nous ne serions pas là. On ne peut pas dire non plus qu’une société sauve les femmes quand une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon. Un devoir de solidarité nous lie les uns aux autres et on ne saurait se contenter du fait que la plupart des femmes vont plutôt bien.
J’aimerais être éclairée sur les circonstances dans lesquelles la responsabilité pénale peut être engagée. Le président du conseil départemental du Nord que nous avons auditionné a créé 400 postes de coachs pour favoriser le retour à l’emploi alors même que l’emploi ne fait pas partie des compétences des départements. Si nous étions dans une période de croissance, pourquoi pas ? Mais en temps de crise, il doit se concentrer sur sa responsabilité première de protéger tous les enfants. Lui prétend que c’est la faute de l’État si, faute de moyens suffisants, il doit donner la priorité à certains enfants. Les choix budgétaires qu’il a effectués ont un impact sur la vie d’enfants et de travailleurs sociaux qui font de leur mieux. Les membres de l’intersyndicale du Nord, rejoints par les magistrats, dénoncent une crise massive du système. Heureusement, tous les départements ne connaissent pas une telle situation. Certains présidents de conseils départementaux, prenant la compétence de la protection de l’enfance très au sérieux, ont même mis le paquet.
Je crois que nous ne sommes pas assez en colère face à la situation de la protection de l’enfance. Accepterait-on qu’un maire refuse de scolariser des enfants dans sa commune faute de places ? Non, car les citoyens manifesteraient leur mécontentement et les maires le savent bien : ils anticipent ces problèmes de peur de voir leur réélection menacée. Certains nous reprochent des sorties de route et des montées en tension. Il est vrai que je n’arrive pas toujours à maîtriser mes nerfs. Comment accepter qu’un président de conseil départemental refuse d’exécuter une ordonnance de jugement faute de places ? C’est le politique qui est responsable et non pas les responsables des services de l’aide à l’enfance. Nous devons changer de paradigme. Nous ne pouvons pas nous satisfaire que, dans le Nord, 2 000 places manquent et que 400 mesures ne soient pas exécutées. S’il manquait dix places pour scolariser des enfants dans n’importe quelle commune, ce serait la révolution et les députés en feraient l’objet de questions au Gouvernement.
Enfin, j’avoue ne pas comprendre l’opposition de certains juges des enfants à la présence obligatoire d’un avocat. Karine, je m’adresse à vous : pensez-vous que la présence auprès de vous d’une personne de confiance payée par la collectivité pour défendre vos intérêts aurait changé quelque chose à votre parcours ?
Mme Karine Brunet-Jambu. Le problème, c’est que l’on ne sait pas sur quel avocat on va tomber. On m’a attribué un avocat commis d’office et ça a été une catastrophe. Mais si la personne est spécialiste de la défense des enfants, cela peut être une bonne chose.
Mme Laurence Brunet-Jambu. Je reviens sur les tiers dignes de confiance. Les gens se demandent comment ils vont faire pour accueillir un enfant, surtout quand ils ont déjà des enfants et qu’ils ne savent pas combien de temps cela va durer. Un enfant coûte cher, il faut pouvoir l’habiller, le nourrir, le scolariser, l’accompagner. Comme ils n’ont pas l’autorité parentale, ils n’ont droit à rien : pas d’allocations familiales, pas de prise en compte du coefficient familial pour le tarif de la cantine, pas de prise en charge des frais médicaux par la sécurité sociale, pas d’aide médicale d’État non plus si leurs revenus ne leur y donnent pas droit. J’ai vécu ce problème avec Karine. La sécurité sociale a refusé de nous rembourser pendant deux ans alors que chaque mois ses soins, notamment chez l’orthophoniste, coûtaient 500 euros. On marche sur la tête !
Si on versait aux tiers dignes de confiance une allocation de 300 ou 400 euros par mois, cela changerait tout. Bien des personnes prendraient leurs responsabilités et seraient prêtes à accueillir une nièce ou pourquoi pas un voisin. Personnellement, cela ne m’aurait pas embêtée. J’ai six enfants : un plus un de moins, ça se fait. J’ai déjà accueilli pendant trois ou quatre mois des copains à eux en difficulté.
Je propose des choses simples, basiques : vous êtes tiers digne de confiance, vous recevez une allocation et vous avez la carte de sécu de l’enfant. Voilà comment on peut avancer et couvrir les besoins primaires d’un enfant – être en sécurité, être nourri, être habillé, être scolarisé, être aimé.
Monsieur, vous avez loué mon courage. Quand j’ai été placée en garde à vue, je me suis urinée dessus : on m’a traité de salope et on m’a dit que j’étais indigne d’être une mère, des mots qui ne devraient jamais être prononcés. Voilà comment la police m’a traitée alors qu’en garde à vue, tout le monde devrait avoir droit à la dignité. Je n’avais pourtant rien fait de mal, j’avais simplement voulu protéger Karine.
Je regrette que dans certaines ordonnances des juges des enfants, les parents soient mis plus bas que terre. On précise que madame a fait ceci, monsieur cela, alors que c’est un document qui est remis à l’école et qui circule. N’est-ce pas indigne ? Comment voulez-vous qu’ensuite, les parents se disent qu’ils ont un travail à faire sur eux-mêmes pour accompagner leur enfant. Je comprends bien sûr que des constats soient faits pendant l’audience mais a-t-on besoin de détailler les choses dans l’ordonnance et de jeter ainsi les parents en pâture ? Pourtant, tous les parents ne sont pas maltraitants, tous les parents ne sont pas nuls. Certains ont juste besoin d’être bien accompagnés.
Certaines maltraitances peuvent être évitées : c’est tout le rôle de la prévention. On n’en parle plus faute de moyens, mais c’est le nerf de la guerre ! Certaines familles rencontrent des difficultés sociétales, sociales, financières : il faut alors redonner aux parents la possibilité d’assumer leur rôle, qui n’est pas toujours facile – et je sais de quoi je parle, moi qui suis mère de six enfants ! Mais être parent, c’est se tenir debout ; et quand personne ne vous accompagne pour rester debout, vous coulez, et votre enfant avec vous. Tous les parents ne sont pas nuls : il y a de bons parents qui n’ont simplement pas su aimer, faute de l’avoir été eux-mêmes.
Il faut absolument avoir la force de prendre le problème à la racine et de replacer la prévention au cœur du système : l’aide à la parentalité doit débuter dès la grossesse pour que les parents puissent se tenir debout et être fiers, quelle que soit la structure de leur famille – famille monoparentale, parents homosexuels... Pour l’instant, on ne les aide pas. Des tas de parents n’ont plus envie de se battre une fois qu’on leur a enlevé leur enfant, et cela conduit à des situations dramatiques : les enfants se retrouvent pupilles de l’État uniquement parce que leurs parents, mal accompagnés, ont fini par lâcher prise. Mais ce n’étaient pas des mauvais parents !
Nous devons tous, collectivement, nous sentir coupables et comptables pour chaque enfant qui n’a pas été protégé, chaque enfant qui décède, chaque enfant violé. C’est un problème de société. Je me suis battue pour ce que j’ai pensé être juste, je n’ai rien lâché pour Karine et je ne lâche rien, aujourd’hui encore, pour les enfants que j’accompagne.
On oublie trop souvent que nous avons tous un devoir moral de dénoncer les maltraitances : se taire est puni pénalement. Alors pourquoi ceux qui savent et se taisent ne sont-ils pas condamnés ? Ce que j’ai fait n’avait rien de courageux : j’ai simplement aimé ma nièce. Avec mon mari, on aurait fait n’importe quoi pour la sortir de là. Si je me suis battue pour faire condamner la France, ce n’est ni pour nous ni pour elle – elle était sauvée –, mais pour que les graves dysfonctionnements du système soient enfin reconnus.
Il suffit parfois de remettre un peu de bon sens et de s’interroger, à chaque instant, sur les besoins de l’enfant : faut-il le rendre à ses parents, le placer, ou le confier à quelqu’un de raisonnable pour le protéger au moins au cours du week-end ?
Les parents et les familles ont besoin d’être accompagnés. Tout à l’heure, l’un d’entre vous a dit que l’enfant devait rester chez lui : pour ma part, je pense que lorsqu’il y a des difficultés, c’est la famille tout entière qu’il faut isoler et placer dans une maison où elle sera en sécurité et accompagnée pendant six semaines afin de mettre les choses à plat et d’évaluer les besoins. À l’issue de ce délai, vous expliquez aux parents le choix qui s’offre à eux : soit on travaille ensemble, on vous apporte les moyens nécessaires et on vous aide à donner ce qu’il faut à vos enfants et à faire de vous une famille ; soit on place vos enfants. Il faut absolument responsabiliser les parents – c’est quand même simple ! Tout individu a le droit de tomber : lorsqu’il est à genoux, il faut juste l’aider à se relever plutôt que de l’enfoncer encore.
M. Matthieu Bourrette. Mon rôle n’est pas de contrôler la légalité des délibérations des conseils départementaux.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je voulais votre avis en tant que spécialiste du droit pénal.
M. Matthieu Bourrette. Il n’y a pas de responsabilité collective en matière pénale, seulement une responsabilité individuelle. L’exemple que vous avez cité ne me paraît pas tomber sous le coup de la loi pénale car les propos tenus par ce directeur ne peuvent être caractérisés comme une non-dénonciation. L’inaction qui résulte d’une décision politique ne relève pas de la non-assistance à personne en péril.
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Un président de conseil départemental est-il responsable de la non-exécution de mesures par manque de places ?
M. Matthieu Bourette. Absolument : c’est à la fois une responsabilité politique et une responsabilité légale ; mais tous les manquements à des responsabilités légales ne sont pas punis pénalement.
Mme Christine Le Nabour (EPR). Laurence, j’ai autant d’émotion à vous entendre aujourd’hui que lors des trois heures que nous avons passées ensemble il y a quelques semaines. On sait aujourd’hui toute l’importance d’apprendre aux enfants, dès le plus jeune âge, à respecter l’autre et son corps, à travailler sur l’égalité entre les hommes et les femmes – tant de sujets abordés dans le cadre de l’éducation à la vie affective, relationnelle, et à la sexualité.
Pourriez-vous nous en dire davantage sur les formations que vous dispensez auprès des gendarmes et des personnels de l’éducation et sur le programme Lanterne ?
Mme Alexandra Martin (DR). Vos propos forts nous ont secoués et prouvent qu’il y a encore un long chemin à parcourir pour endiguer le fléau des violences intrafamiliales et accompagner les victimes. Près de 49 % des enfants qui décèdent sous les coups de leurs parents étaient pourtant placés ou suivis par des travailleurs sociaux. Cette situation doit nous interroger, car elle met en lumière la non-exécution des décisions de justice faute de moyens.
Au-delà de la prévention, la détection est une étape essentielle, qui nécessite d’être formé pour reconnaître les signaux. J’ai coorganisé la semaine dernière ici, à l’Assemblée nationale, un colloque sur les bébés secoués auquel de nombreux magistrats, travailleurs sociaux, infirmières et médecins sont spontanément venus assister : ne faudrait-il pas systématiser ce genre de formation ? Il est essentiel de pouvoir détecter des comportements qui, en cas de récidive, peuvent entraîner la mort de l’enfant, comme c’est le cas pour les bébés secoués.
Je m’interrogeais également sur les freins au signalement – la peur, la culture –, mais vous avez déjà en partie répondu à cette question.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Mesdames Brunet-Jambu, merci pour vos témoignages. Je mesure tout ce que cela représente, mais ils sont malheureusement indispensables pour qu’un maximum de personnes ouvrent les yeux et qu’on avance enfin.
Je suis élu de Seine-et-Marne, un département grand comme la moitié de l’Île‑de‑France, ce qui génère des inégalités dans l’accès à certains services, comme les médecins. Qu’en est-il en matière de justice ? On ne peut évidemment pas se contenter d’un nombre donné de professionnels par habitant, leur répartition est tout aussi importante.
Mme Laurence Brunet-Jambu. Je suis convaincue que la prévention est le nerf de la guerre. Nous avons donc développé trois programmes inspirés de ceux utilisés au Québec.
Tout d’abord le protocole Calliope, destiné aux enfants témoins, commence à être déployé dans quatre juridictions de Bretagne grâce à une dotation du fonds Kering, qui appartient à la famille Pinault. Il répond à la cinquante-troisième recommandation de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE). Ce programme qui permet d’accompagner le témoignage en justice est un véritable cadeau pour les enfants et les femmes victimes de violences.
Créé par la fondation Marie-Vincent, le programme Lanterne est un programme de prévention pour les enfants de zéro à cinq ans en matière d’éducation à la sexualité, à l’égalité entre les hommes et les femmes et à la lutte contre les violences. Il s’agit d’apprendre aux petits ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Nous avons formé les gendarmes en Ille-et-Vilaine, dans le Morbihan, dans les Côtes-d’Armor – nous sommes en train de le faire en Finistère –, et les résultats sont proprement extraordinaires : il y a une liste d’attente de dix-huit mois pour les écoles qui attendent une présentation ! Nous commençons également à former les enseignants, car ce sont bien les professeurs et tout le personnel de la petite enfance qui doivent être formés. À mes yeux, la sensibilisation ne sert à rien : la prévention doit s’exercer tous les jours, du matin au soir !
Une avocate s’apprête à former les magistrats du tribunal de Rennes au protocole Calliope. Nous avons permis à une procureur et à un magistrat du tribunal de Rennes – M. Lavallière, qui est également formateur – de partir au Québec s’imprégner de ce qui s’y fait et voir comment les programmes de prévention fonctionnent.
Enfin, nous sommes en train d’importer un programme de prise en charge des auteurs mineurs de sept à douze ans, qui n’existe pas en France alors que les comportements intrusifs de nature sexuelle ne doivent pas être pris à la légère : à cinq ans, un passage à l’acte n’est pas juste un jeu ou une découverte de son sexe, il se passe quelque chose. Les résultats de ce programme sont remarquables : zéro récidive ! Zéro ! Ça fonctionne, il faut simplement s’en donner les moyens et se doter des bons programmes. En France, les petits hommes gris n’aiment pas trop qu’on importe des programmes venus de l’étranger, mais il faut savoir reconnaître les compétences des autres, donc nous transposons ce qui se fait ailleurs – et nous avons largement fait nos preuves. Nous sommes remarqués pour nos actions et soutenus par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), qui nous a accordé des subventions.
Il existe des programmes qui peuvent changer les choses, c’est très important de le dire. Encore faut-il les financer, et c’est là que le bât blesse : pour changer les choses, il faut des moyens. Pour lutter contre les violences, quelles qu’elles soient – violences conjugales, violences sexuelles – et, plus largement, contre la délinquance, il faut former les professionnels et les aider à devenir plus performants en matière de prévention.
On entend parler tous les jours des auteurs mineurs, mais sans prise en charge adéquate et efficace on n’enrayera rien du tout ! Il est inutile de mettre ces jeunes en prison : le cerveau n’est mature qu’à vingt ans ! Tout responsables de leurs actes qu’ils sont – et ils doivent être jugés pour cela –, ils doivent avant tout être accompagnés et réparer les torts qu’ils ont causés : c’est avec l’inversion des valeurs que commence la reconstruction. Il faut les aider à comprendre pourquoi ils sont passés à l’acte et travailler avec l’enfant et sa famille pour que cela ne se renouvelle plus jamais.
Mme Magali Lafourcade. Sur les 400 bébés secoués chaque année – un chiffre probablement largement sous-estimé –, 10 % en meurent. On considère trop souvent qu’il s’agit d’actes isolés alors que la recherche a montré qu’il s’agit plutôt d’un continuum de violences. La CNCDH – qui, pourtant, déteste ça – a donc recommandé la création d’une nouvelle infraction autonome visant à punir non le résultat, mais le comportement – sur le modèle de ce qui existe pour les cas d’empoisonnement.
Madame Hadizadeh, votre colère est légitime et vous avez raison : à l’instar des féminicides, il ne s’agit pas de faits divers isolés mais de dysfonctionnements structurels et systémiques. Travailleurs sociaux, magistrats, nous sommes tous dans la même équipe – et je vous remercie de ne pas nous avoir opposés. Il faut faire changer le regard que la société porte sur les enfants, car c’est ce qui permettra d’étendre leurs droits. Dans quelques années, les travaux de votre commission d’enquête seront probablement considérés comme un premier pas pour reconnaître à l’enfant le statut de sujet.
Pour rebondir sur les propos de M. Bourrette, tout le champ politique n’est effectivement pas responsable pénalement – fort heureusement. Même s’ils sont souvent le reflet de choix sociétaux – et, à ce titre, très révélateurs –, les choix des élus locaux ont des conséquences : peut-être pourrait-on imaginer un mécanisme fondé sur la responsabilité sans intentionnalité, comme celle qui existe pour les maires qui ne sécurisent pas un terrain de sport, par exemple ? C’est rare, car notre code pénal est largement construit sur la notion d’intention, mais cela aurait le mérite de responsabiliser tous les acteurs. C’est une simple idée, je ne l’ai pas expertisée.
Enfin, à partir des retours d’expérience à l’étranger, la CNCDH a formulé, dans l’avis que j’ai évoqué précédemment, de nombreuses propositions en matière de prévention, de soutien à la parentalité, d’information sur les droits sexuels et reproductifs, de suivi de la grossesse et de la période post-partum, de formation des professionnels du monde médical à la détection des maltraitances, de formation et de suivi des assistantes maternelles. Lisez cet avis, il est vraiment très complet.
M. Matthieu Bourrette. Contrairement à Laurence Brunet-Jambu, la sensibilisation ne me semble pas inutile, tant s’en faut : de même que les Français sont formés aux gestes de premiers secours, ils devraient savoir procéder à un signalement ou effectuer une saisine de la CRIP. Aujourd’hui, la formation PSC1 – prévention et secours civique de niveau 1 – se concentre sur des gestes physiques et un savoir-faire de nature médicale – réaliser un garrot, utiliser un défibrillateur. Dans une logique de sensibilisation, peut-être faudrait-il élargir cette formation dispensée par la Croix-Rouge ou les associations départementales de la protection civile (ADPC), de plus en plus suivie par les Français, à la réalisation d’un signalement, aux appels aux numéros verts, qui sont aussi des gestes de premiers secours, même s’ils sont plus « intellectuels ». Cela aurait l’avantage de ne pas présenter de coût supplémentaire.
Quant aux inégalités territoriales, elles touchent aussi le monde de la justice, mais celle-ci est avant tout, en matière de protection de l’enfance comme en matière pénale, un prescripteur : ce sont les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de l’aide sociale à l’enfance ou des centres communaux d’action sociale (CCAS) qui enquêtent et nous aident à analyser les situations. Mais c’est un des rares cas, en France, où le prescripteur n’est pas le payeur : c’est toute la difficulté. Il appartient aux départements de s’assurer de la réalisation effective des prescriptions judiciaires. Certains ont un maillage territorial riche, qui permet de créer facilement des unités d’accueil pédiatrique des enfants en danger (UAPED), d’autres n’ont même pas un psychiatre – et je ne parle même pas de pédopsychiatre, cela dépasserait l’entendement ! – pour assurer un accompagnement minimal. Parfois, donc, il faut se contenter de s’en remettre à des services d’addictologie sans addictologue, à des infirmiers psychiatriques. Quotidiennement, les agents de justice et les magistrats font preuve d’imagination pour trouver des solutions pour prendre en charge les victimes avec parfois très peu de moyens : c’est un vrai motif d’optimisme.
La séance s’achève à dix-neuf heures vingt.
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Présents. – M. Arnaud Bonnet, M. Denis Fégné, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Christine Le Nabour, Mme Alexandra Martin, Mme Marie Mesmeur, Mme Laure Miller, Mme Julie Ozenne, Mme Béatrice Roullaud, Mme Isabelle Santiago
Assistaient également à la réunion. – M. Ugo Bernalicis, M. David Guiraud, M. Matthieu Marchio