Compte rendu

Commission d’enquête
sur les manquements
des politiques publiques
de protection de l’enfance
 

– Audition conjointe, ouverte à la presse, de :

- Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale (DGESCO)

- Mme Pascale Coq, inspecteur d’académie-directeur académique des services de l’Éducation nationale de l’Essonne, et M. Louis Albérici, inspecteur d’académie-directeur académique adjoint des services de l’Éducation nationale des Yvelines, membres de la Conférence nationale des inspecteurs d’académie              2

– Table ronde, ouverte à la presse, consacrée aux placements abusifs d’enfants 15

– Présences en réunion................................33

 


Mardi
11 février 2025

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 25

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Laure Miller, Présidente de la commission

 


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La séance est ouverte à dix-sept heures.

La Commission procède à l’audition conjointe, ouverte à la presse, de :

 Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale (DGESCO) ;

 Mme Pascale Coq, inspecteur d’académie-directeur académique des services de l’Éducation nationale de l’Essonne, et M. Louis Albérici, inspecteur d’académie-directeur académique adjoint des services de l’Éducation nationale des Yvelines, membres de la Conférence nationale des inspecteurs d’académie.

Mme la présidente Laure Miller. Nous accueillons Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire au ministère de l’éducation nationale, Mme Pascale Coq, inspectrice d’académie, directrice académique des services de l’Éducation nationale de l’Essonne, et M. Louis Albérici, inspecteur d’académie, directeur académique adjoint des services de l’Éducation nationale des Yvelines.

Une des questions qui nous préoccupent est celle de l’articulation entre les différents acteurs de la protection de l’enfance. L’école, le collège et le lycée sont souvent le lieu où est détecté un enfant en danger ou en souffrance. Il est par ailleurs essentiel que les enfants pris en charge par la protection de l’enfance bénéficient d’une scolarité aussi normale que possible, avec un soutien coordonné entre enseignants et travailleurs sociaux. Nous déplorons souvent un fonctionnement en silos qui nuit à l’efficacité de la prise en charge de ces enfants.

Nous souhaiterions connaître votre analyse sur le sujet et vos perspectives quant à l’amélioration de cette situation à l’échelle de l’éducation nationale.

Je précise que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Caroline Pascal, Mme Pascale Coq et M. Louis Albérici prêtent serment.)

Mme Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale (DGESCO). En préambule, je tiens à souligner que l’Éducation nationale est à l’origine de la remontée de 25 % de l’ensemble des informations préoccupantes et des signalements. L’école est donc un lieu essentiel d’observation et d’évaluation des difficultés des élèves, qu’elles soient scolaires, personnelles, sociales, familiales ou de santé.

Nous avons constamment progressé sur ce sujet. La feuille de route présentée en 2023 au comité interministériel à l’enfance par Charlotte Caubel et Gabriel Attal vise à renforcer le soutien de l’ensemble du système éducatif en vue de détecter, repérer et agir sur les enfants en grande difficulté ou en risque avéré.

L’échelon départemental dans la mise en œuvre de cette politique est fondamental. Les directeurs académiques des services de l’éducation nationale (DASEN) sont en lien direct avec le président du conseil départemental pour le recueil et le traitement des informations préoccupantes. Ils sont souvent à l’origine des signalements au procureur. Des protocoles ont été mis en place dans chaque département, présidés par le président du conseil départemental et impliquant les différents responsables institutionnels, dont nos DASEN.

Nous participons également aux observatoires de la protection de l’enfance, chargés de collecter les statistiques sur l’enfance en danger et de formuler des propositions sur la mise en œuvre de la politique de protection dans le département.

Le deuxième axe de notre action est le renforcement de la prévention et de l’information. La circulaire « scolarité protégée » prévoit des séances de communication et de sensibilisation sur l’enfance en danger, notamment sur les violences intrafamiliales à caractère sexuel, dans l’emploi du temps des élèves. Les visites médicales prévues par le code de l’éducation visent à prévenir et détecter toute forme de carence éducative, de violence et de maltraitance, ainsi que la nécessité de soins.

Parallèlement, nous avons renforcé le contrôle de l’instruction en famille, en missionnant des inspecteurs spécifiquement sur ce sujet. Bien que distinct de la protection de l’enfance, ce contrôle permet de s’assurer que les élèves hors du système éducatif traditionnel sont bien suivis.

Enfin, nous avons renforcé les liens entre les différents services de l’État dans le but de mieux détecter les interdictions d’exercer au sein de certaines fonctions. Les personnes condamnées à une peine d’au moins deux mois d’emprisonnement ferme pour des délits impliquant des mineurs sont frappées d’incapacité à exercer des fonctions de direction, d’enseignement ou didactiques. Les liens entre les différents services de l’État permettent aujourd’hui de mieux détecter les personnels à risque et de leur interdire toute fonction au sein de notre ministère.

Nous avons développé des formations inter-institutionnelles, avec des actions collectives en vue de mieux répondre aux besoins de nos personnels. Notre politique vise à ce que l’action en faveur de la protection de l’enfance soit prise en compte par tous.

Nous avons mis en place un échelon professionnel au sein du service social en faveur des élèves, avec des conseillers techniques de service social auprès des recteurs et des inspecteurs d’académie. Ces professionnels forment un pôle d’appui pour l’ensemble des personnels de l’Éducation nationale, leur apportant formation, conseil et aide dans les démarches. Une circulaire de 2017 a stabilisé leur mission, contribuant à la protection de l’enfance et des mineurs en danger, avec des protocoles et des conventions clairs.

Cependant, l’action du ministère ne se limite pas à ces professionnels. Tous les personnels de l’Éducation nationale doivent être vigilants. Les directeurs d’école et les chefs d’établissement jouent un rôle crucial, notamment en s’assurant de l’affichage du numéro national 119 Allô enfance en danger, en organisant la réflexion des équipes sur le repérage des élèves en danger et en étant les interlocuteurs privilégiés des autorités locales et des services judiciaires.

Les personnels sociaux et de santé de l’Éducation nationale assument également un rôle spécifique. Tenus au secret professionnel, ils apportent expertise et conseil à l’institution, aux élèves et à leurs familles. Ils participent à la prise en charge et à l’évaluation des situations en vue de la transmission d’informations préoccupantes ou de signalements.

L’Éducation nationale contribue donc à tous les niveaux à la protection de l’enfant, en tant que partenaire majeur des départements et des autorités judiciaires. Elle est en lien avec l’ensemble des acteurs de terrain, incluant les forces de sécurité intérieure, les hôpitaux et les établissements médico-sociaux.

Concernant la formation et la sensibilisation, nous avons systématisé quatre axes : prévenir, repérer, accueillir et signaler. Ces aspects sont intégrés dans la formation initiale et continue des enseignants, des chefs d’établissement et des directeurs d’école. Cependant, il existe des disparités entre les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE) dans la mise en œuvre de ces formations.

J’ajoute sur ce point que la formation initiale, qui pourrait être délivrée dès la première année de licence, donnerait plus de temps pour évoquer ces sujets transversaux qu’aujourd’hui dans son organisation actuelle.

Nous rencontrons des difficultés pour identifier précisément le nombre d’enfants concernés par la protection de l’enfance. Nous disposons de chiffres sur les signalements et les informations préoccupantes, mais pas toujours de données fiables de nos personnels de santé.

Concernant les décrocheurs, nous les identifions actuellement à partir de seize ans. Nous réfléchissons à une identification plus précoce, notamment au collège, en repérant des signaux d’alerte comme un fort taux d’absentéisme ou une chute des résultats scolaires. L’objectif est de mieux anticiper et accompagner ces situations pour remettre ces élèves dans un processus de scolarité réussie.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La commission d’enquête constate un décalage important entre la réalité sur le terrain et les intentions portées par le ministère et la direction générale. Vous avez affirmé que, suite à la réunion avec Charlotte Caubel et Gabriel Attal concernant le plan de scolarité protégée, un protocole avait été signé dans chaque département. Pouvez-vous confirmer que cela concerne bien les 103 départements ? J’en doute fortement. Pourriez-vous nous indiquer le nombre exact de protocoles signés entre l’Éducation nationale au niveau académique et les départements ? Cette information est importante pour notre commission d’enquête, qui se penche sur les manquements des politiques publiques affectant directement les enfants. Nous cherchons à apporter des réponses concrètes à ces dysfonctionnements.

Mme Pascale Coq, inspectrice d’académie, directrice académique des services de l’éducation nationale de l’Essonne. M. Louis Albérici et moi-même représentons ici la Conférence nationale des inspecteurs d’académie (CNIA), qui compte soixante-quinze membres adhérents – ce n’est donc pas l’intégralité des inspecteurs. Avant cette audition, nous avons sollicité nos adhérents pour obtenir des réponses à vos questions. Nous avons reçu des retours d’un échantillon représentatif de départements, incluant des zones rurales et urbaines, de grande et petite taille. Environ un quart de nos adhérents ont fourni des éléments. Bien que partielle, cette réponse donne une indication significative.

Concernant spécifiquement l’existence des protocoles, tous les départements interrogés ont répondu positivement, avec quelques nuances sur la nécessité de réactiver, réactualiser ou réinterroger le protocole initial. Sur l’échantillon dont nous disposons, la mise en œuvre est complète sur ce point.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La situation des enfants relevant de la protection de l’enfance est une problématique majeure. Bien que nous ne disposions pas de chiffres nationaux précis, on estime qu’environ 200 000 enfants sous mesure de protection, qu’elle soit en action éducative en milieu ouvert (AEMO) ou en placement, fréquentent le système éducatif. Ce nombre devrait interpeller l’Éducation nationale.

La réalité est alarmante. En sixième, la plupart de ces enfants ont environ deux ans de retard scolaire. Beaucoup décrochent très tôt, bien avant l’âge de seize ans où l’on commence généralement à s’y intéresser. Dès la sixième, nous observons des décrocheurs, souvent simplement rattachés administrativement à un établissement sans réelle prise en charge adaptée. Cette approche ne rend pas service à ces jeunes en grande souffrance.

La protection de l’enfance ne peut reposer uniquement sur les départements. Les services de l’État, notamment l’école, doivent être pleinement mobilisés. Comment s’organise cette prise en charge dans les académies ? Existe-t-il une directive nationale ou s’agit-il d’initiatives départementales ou académiques ?

Le premier degré souffre particulièrement. Dans le second degré, nous disposons de services sanitaires et sociaux, mais la situation des médecins scolaires et des assistants sociaux est critique. Dans un département urbain comme le Val-de-Marne, le nombre d’élèves par professionnel est bien trop élevé pour permettre un suivi efficace.

Nous sommes confrontés à une pénurie de médecins et à un manque criant d’assistants sociaux, qui doivent souvent couvrir plusieurs établissements. Cette situation complique grandement la prise de rendez-vous et le suivi des élèves.

De plus, certains enfants entrant dans le système de protection de l’enfance ne sont parfois pas scolarisés immédiatement, que ce soit pour des raisons médicales, de protection ou d’observation. Cette situation engendre des ruptures scolaires, particulièrement préjudiciables pour les plus jeunes.

Un autre aspect essentiel est la prise en compte du psychotrauma, qui impacte lourdement les apprentissages. Trop souvent, ces enfants sont classés hâtivement comme ayant des troubles du comportement ou relevant du spectre autistique alors qu’ils souffrent en réalité de traumatismes psychologiques graves. Il est impératif de mieux intégrer les connaissances en neurosciences et la compréhension du psychotrauma dans notre approche éducative pour ces enfants particulièrement vulnérables.

L’objectif de cette commission d’enquête est de trouver des réponses approfondies sur le fond afin d’accompagner de manière plus efficace les enfants vers les études qu’ils souhaitent entreprendre, plutôt que de les laisser dans un parcours chaotique au sein de l’Éducation nationale. Malgré vos propos encourageants, madame la directrice générale, la réalité sur le terrain et les résultats montrent autre chose pour ces enfants. Il est crucial de comprendre comment l’organisation étatique et territoriale pourrait mieux se coordonner.

Je propose que nous commencions dès le premier degré sur les aspects sanitaires et sociaux, car le repérage à l’adolescence est souvent trop tardif, notamment pour les jeunes présentant des troubles graves de l’attachement. Il est essentiel d’effectuer des repérages précis dès le plus jeune âge, dès la maternelle.

Un point qui m’a particulièrement frappé concerne la scolarisation des enfants en protection de l’enfance. Dans certains centres d’accueil, des enfants peuvent rester non scolarisés pendant un à deux mois. Bien que ces établissements disposent d’infrastructures pour faire l’école de jour, nous n’avons jamais obtenu d’enseignants de la part des académies. Nous avons dû recourir à des organismes privés pour assurer les cours. Il serait bénéfique que la protection de l’enfance devienne un partenaire privilégié de l’Éducation nationale, permettant ainsi d’affecter des professeurs à ces enfants dans l’incapacité d’être scolarisés immédiatement.

Concernant le signalement, bien que l’Éducation nationale soit le meilleur pourvoyeur de données, nous manquons encore d’informations. Les directeurs d’école rencontrent des difficultés pour signaler les cas, craignant parfois les conséquences. Ils déplorent également le manque de retour d’informations après un signalement. Il existe de nombreuses voies de signalement – vers le procureur, l’Éducation nationale, la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) – mais il faut que chacun cesse de travailler en vase clos et que l’intérêt de l’enfant prime.

Enfin, compte tenu des faibles taux de diplomation de ces enfants, je m’interroge sur les mesures spécifiques mises en place dans le cadre de la lutte contre le décrochage scolaire pour ce public de la protection de l’enfance. Les avez-vous identifiés pour leur offrir un accompagnement renforcé ?

Mme Caroline Pascal. J’ai clairement souligné l’inégalité existante sur l’ensemble du territoire, due à un pilotage qui ne peut être uniquement national. Bien que nous puissions impulser des directives au niveau national, leur application sur le terrain varie considérablement.

Je souhaite réaffirmer que l’échelon départemental travaille effectivement dans le sens d’une coordination avec les autres services de l’État, même si cela reste insuffisant, notamment en ce qui concerne le partage et la connaissance fine des chiffres.

Concernant les protocoles issus de la circulaire sur la scolarité protégée de 2023, qui est encore très récente, la réponse vous a été apportée par les deux directeurs académiques. Nous sommes encore en phase de mise en place, et, bien que 100 % des départements ayant répondu aient indiqué s’en occuper, cela ne signifie nullement que le processus est achevé.

Je voudrais insister sur ce point car certaines initiatives sont encore à leurs débuts. Par exemple, l’académie de Lille expérimente plusieurs mesures depuis 2020, sur lesquelles nous n’avons pas encore suffisamment de recul pour en tirer des conclusions généralisables ou pour un transfert immédiat. Cette expérimentation comprend la création d’une mission de référent académique pour l’accrochage scolaire des élèves protégés, la mise en place d’un groupe de pilotage académique et l’instauration de référents scolarité pour les enfants protégés dans les établissements du second degré.

L’objectif est d’assurer un pilotage opérationnel resserré de la protection de l’enfance entre les partenaires, dans le prolongement de la logique de renforcement des collaborations et de coordination des actions de prévention dès le premier degré entre l’Éducation nationale et la protection de l’enfance. La création de chartes locales de partenariat à l’échelle des bassins d’éducation dans l’académie de Lille est une piste particulièrement prometteuse que nous envisageons de développer une fois que nous aurons un bilan suffisamment probant de ces expérimentations. Nous avons mis en œuvre une politique volontariste, mais qui n’est pas encore aussi efficace que nous le souhaiterions.

Concernant l’approche descendante ou ascendante, je laisserai les directeurs académiques s’exprimer sur les initiatives locales qui pourraient être transférées. Notre politique vise à prendre en compte des situations toujours douloureuses et très spécifiques. Les personnels de l’Éducation nationale ont besoin d’être sensibilisés, formés, et de savoir comment réagir, signaler et communiquer avec les familles. Il est donc essentiel d’avoir à la fois une politique nationale et une adaptation locale.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Il n’est juste plus possible d’attendre pour ces enfants. Ils n’ont pas ce temps, particulièrement parce qu’ils sont extrêmement fragiles et requièrent un travail extrêmement précis. À Lille, les réunions et le protocole mis en place par Adrien Taquet sont ceux pensés en 2012 pour le Val-de-Marne, et ce modèle est éprouvé.

Pour aller plus loin, nous avions mis en place des commissions locales d’évaluation qui fonctionnent toujours. Chaque jeudi, l’ensemble des partenaires d’une ville peut se réunir dans les espaces départementaux des solidarités (EDS), les centres sociaux de protection de l’enfance, pour discuter des cas préoccupants. Un débriefing en secret partagé permet à la protection de l’enfance d’informer l’école si l’enfant est connu des services, afin d’intervenir rapidement et efficacement.

Ces initiatives, comme la fête des diplômés dans le Val-de-Marne, qui s’est ensuite étendue à d’autres départements comme la Gironde, peinent à se généraliser en raison des processus d’évaluation. Pourtant, la réalité est alarmante. Près de 400 000 enfants sont en protection de l’enfance, avec des statistiques inquiétantes concernant leur réussite scolaire. Bien que certains réussissent et deviennent des exemples inspirants, les défis restent considérables.

Il faut également prendre en compte la problématique du psychotrauma et celle des mineurs non accompagnés (MNA) qui peuvent rencontrer des difficultés administratives, voire des obligations de quitter le territoire français (OQTF) pendant leurs études. L’enjeu est de pouvoir offrir le meilleur à ces enfants sous protection et en suppléance parentale. Nous n’avons pas le luxe d’attendre cinq ans pour évaluer des politiques publiques déjà éprouvées sur le terrain.

Mme Pascale Coq. Je tiens à témoigner que, sur le terrain, les objectifs et les ambitions que vous avez exprimés sont largement partagés. La difficulté réside dans l’appropriation des protocoles existants et dans ce que nous appelons souvent dans notre ministère le « dernier kilomètre », la mise en pratique concrète de ce que nous avons appris au service des élèves dont nous parlons aujourd’hui.

Concernant les freins au signalement, qui entravent notre capacité à repérer et à alerter les professionnels compétents, la volonté de bien faire est parfois, selon moi, mal dirigée. Les personnels de terrain, qu’il s’agisse des enseignants, des chefs d’établissement ou des directeurs d’école, font face à deux risques : soit en faire trop, soit ne pas en faire assez. En faire trop revient à s’aventurer sur le terrain des travailleurs sociaux en proposant des conseils qui devraient être donnés par d’autres professionnels. Ne pas en faire assez revient à s’abstenir de signaler par crainte de rompre la confiance avec l’environnement proche de l’enfant, qu’il s’agisse des parents ou des éducateurs. Cette réticence peut également venir de la peur de trahir la confiance de l’enfant lui-même, qui peut avoir partagé des informations en demandant de les garder confidentielles.

Pour surmonter ces obstacles, la réponse est la formation et la professionnalisation dans ce volet social. Cet aspect est désormais intégré dans les parcours de formation initiale et continue, mais n’était peut-être pas suffisamment mis en avant il y a encore quelques années.

Un autre frein, plus implicite, est la gêne de certains professionnels à traiter différemment des jeunes qui, pour eux, sont avant tout des élèves. Il peut y avoir une réticence à identifier ou à établir des listes qui pourraient stigmatiser un jeune. Pour un enseignant, il s’agit d’abord d’un élève avant d’être un jeune en situation particulière. Traiter la difficulté pour ce qu’elle est, sans se focaliser sur le statut d’enfant placé, peut représenter un défi pour certains professionnels. Je tenais à vous faire part de ces réalités de terrain en toute transparence.

M. Louis Albérici, inspecteur d’académie, directeur académique adjoint des services de l’éducation nationale des Yvelines. Je souhaite revenir sur les freins que vous avez évoqués, madame la rapporteure, notamment la crainte de certains professionnels face aux réactions des familles. Cette appréhension est effectivement perceptible dans tous les départements que j’ai visités. La mise en place d’un cadre sécurisant, avec des équipes et une hiérarchie présentes, est indispensable pour dissiper cette peur chez les enseignants. Il est vrai que certains directeurs hésitent à faire une information préoccupante par crainte des confrontations avec les familles. Cependant, si l’inspecteur de l’éducation nationale (IEN), voire le DASEN ou son adjoint, est disponible pour recevoir la famille et si le directeur d’école se sent soutenu par sa hiérarchie, comme nous le demandons à nos IEN, cette peur, bien que toujours présente, devient beaucoup moins prégnante. Nous parvenons ainsi à avoir des directeurs qui, se sentant soutenus, assument leurs responsabilités. Cette présence de la hiérarchie est cruciale, notamment dans le premier degré.

Vous nous avez également interrogés sur l’accompagnement. Mme la directrice a rappelé les quatre verbes qui sous-tendent notre action : prévenir, repérer, transmettre, accompagner. Sur l’accompagnement, clairement, nous devons progresser. Selon l’échantillonnage de nos collègues de la CNIA, seuls 20 % d’entre eux ont transmis des données concrètes sur les élèves bénéficiant de la protection de l’enfance. Entre 25 % et 30 % ont mis en place un protocole spécifique. Dans tous les départements, il existe un protocole de droit commun. Lorsqu’un élève a des besoins particuliers, nous y répondons avec divers protocoles tels que le programme personnalisé de réussite éducative (PPRE), le projet d’accueil individualisé (PAI), le plan d’accompagnement personnalisé (PAP), que vous connaissez parfaitement. Les élèves relevant de la protection de l’enfance bénéficient également de ces dispositifs s’ils en ont besoin.

Cependant, peu de départements ont mis en place un suivi spécifique. Par exemple, ce n’est pas le cas dans les Yvelines, mais, dans le département limitrophe du Val-d’Oise, un suivi spécifique a été instauré avec une équipe ressource mobile pouvant intervenir sur le terrain et apporter son expertise. Vous avez mentionné le Val-de-Marne, où une organisation similaire existe et dont nous pourrons également nous inspirer. Comme l’a souligné Mme la directrice, il y a une volonté d’établir un dialogue plus étroit entre l’Éducation nationale et l’aide sociale à l’enfance (ASE), avec des échanges généralement fluides mais qui nécessitent d’être rendus plus efficaces.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Votre remarque sur la gêne que peuvent ressentir les éducateurs et les professionnels vis-à-vis des familles est tout à fait pertinente. Je me demande s’il ne serait pas judicieux d’avoir un tiers référent qui pourrait rapporter les faits préoccupants.

Je voudrais savoir si les enseignants peuvent signaler directement des faits à la cellule de recueil des informations préoccupantes. En tant que députés et fonctionnaires, nous disposons de l’article 40 du code de procédure pénale qui nous permet d’aviser directement le procureur, ce qui peut parfois être plus efficace en évitant le filtre de la CRIP. Je me demande si les enseignants, notamment les contractuels, peuvent bénéficier de cette disposition.

Ensuite, j’aimerais aborder la possibilité d’instituer une ordonnance de protection pour les enfants similaires à celle existant pour les violences faites aux femmes. Cette ordonnance pourrait être sollicitée par le corps enseignant ou médical. Je pense notamment au cas de la petite Amandine à Montpellier, victime d’actes de barbarie de la part de ses parents, où plusieurs informations préoccupantes avaient été transmises et le juge saisi à trois reprises, selon les informations publiées. Cette situation soulève deux problèmes : d’une part, l’absence de réaction de l’institution judiciaire, d’où mon idée d’une protection qui, comme pour les femmes, obligerait un juge à tenir une audience dans les six jours et à se prononcer sur l’état de danger ; d’autre part, le fait que les parents changeaient leur fille d’école chaque année.

Comment pourrait-on faire en sorte que tous les établissements soient informés des signalements effectués dans d’autres établissements ? Quelles modifications suggérez-vous ?

Par ailleurs, pensez-vous qu’il serait possible de revoir partiellement le secret professionnel pour les médecins et le personnel médical, ou du moins de permettre un signalement anonyme ?

Mme Caroline Pascal. Tout fonctionnaire est tenu de le faire. La question des contractuels est intéressante. Bien qu’ils n’aient pas le même degré d’obligation qu’un fonctionnaire, ils peuvent effectuer un signalement en tant que personne travaillant dans un service public susceptible de connaître des situations de danger. Comme tout citoyen, et particulièrement ceux travaillant dans un service susceptible de repérer des situations de danger, ils ont la possibilité de le faire.

M. Louis Albérici. Concernant les contractuels, nous l’observons sur le terrain, quand ils recueillent une information préoccupante et souhaitent la transmettre, ils passent généralement par le directeur ou la directrice de l’établissement, qui se charge ensuite de la transmission de cette information préoccupante.

Je tiens à souligner que, dès qu’une situation inquiétante est repérée, 100 % des départements de notre échantillon disposent d’un protocole bien établi. Ce protocole est régulièrement rappelé lors des réunions de rentrée aux directeurs d’école et aux chefs d’établissement, que ce soit pour les collèges ou pour les lycées. De plus, 95 % des départements ont, au sein des directions des services départementaux de l’Éducation nationale (DSDEN), un service dédié pour trier, réguler et accompagner les établissements dans la détermination du niveau approprié – information préoccupante ou signalement. Dans la plupart des départements, un service aide les établissements à rédiger une information préoccupante ou un signalement de manière efficace.

Mais ce n’est pas le cas dans tous les départements. Dans les Yvelines, par exemple, Mme le procureur Caillebotte, qui nous a quittés, souhaitait que tous les signalements arrivent directement au procureur sans passer par le « filtre » de la DSDEN. La CRIP des Yvelines partage ce souhait. À Toulouse en revanche, dans le cadre d’une convention, nous avions un service qui, en lien avec la CRIP et le procureur, gérait les signalements et les informations préoccupantes pour éviter l’engorgement de leurs services.

En résumé, le processus de transmission d’une information préoccupante ou d’un signalement est bien rodé. Malgré les freins que nous avons évoqués précédemment, le système pour faire remonter une situation d’enfant en danger fonctionne efficacement.

Mme la présidente Laure Miller. Concernant le cas de la petite Amandine, avez-vous des éléments de réponse sur la possibilité pour les établissements de partager entre eux les informations afin d’éviter que des familles ne déplacent leurs enfants d’école en école pour échapper au suivi ?

Mme Pascale Coq. Lorsqu’il s’agit de changements d’école au sein d’un même département, nos services assurent la vigilance, le partage et la transmission des informations. Entre départements, la situation est plus complexe.

Mme Caroline Pascal. Vos deux propositions sur le secret médical et l’ordonnance de protection des enfants dépassent nos capacités de décision. Ces pistes semblent logiques, notamment à la suite de drames comme celui d’Amandine que vous avez mentionné.

Quant au suivi des situations d’enfants entre départements, nous devons encore progresser. Le suivi est généralement mieux assuré dans le premier degré, grâce au maillage au niveau de la circonscription qui permet des échanges formels et informels entre inspecteurs sur les situations difficiles. Dans le second degré, où les distances sont plus importantes, notamment entre départements voire entre académies, le suivi des situations et des informations préoccupantes est moins structuré et formalisé. Les liens étant plus distendus au niveau académique, il y a également moins d’échanges informels.

M. Arnaud Bonnet (EcoS). En tant qu’ancien enseignant de collège pendant plus de vingt ans, je souhaite apporter un témoignage sur les difficultés rencontrées dans les établissements. Les enseignants se sentent souvent livrés à eux-mêmes. Lorsque nous signalons des informations préoccupantes, on nous demande de passer par la hiérarchie, mais nous n’avons presque jamais de retour sur le traitement de ces situations.

Ce système est totalement dysfonctionnel, tant pour les enfants maltraités que pour les personnels. De nombreux enseignants et directeurs d’école se sentent démunis et non écoutés par l’administration. Il y a même eu des cas où des inspecteurs ont révélé l’identité de directeurs ayant fait des signalements, les exposant à des agressions. Comment voulez-vous que les enseignants aient confiance en leur hiérarchie dans ces conditions ?

Les enseignants ne craignent pas tant les parents que le manque de soutien de leur hiérarchie. En tant que professeur de sciences de la vie et de la Terre (SVT) en collège, j’ai été confronté à des situations graves comme la prostitution d’élèves dès la cinquième ou la sixième, des tentatives de suicide dans l’établissement. Les enseignants et les assistants d’éducation sont au contact quotidien des élèves et connaissent bien leur situation personnelle. Il faut cesser d’infantiliser le personnel éducatif. Nous sommes capables de garder le secret et de prendre en compte les situations des enfants. Nous avons besoin d’être informés des situations de fragilité, comme celle d’un enfant placé à l’ASE, pour adapter notre approche.

Je remercie l’Éducation nationale car, grâce à la situation dans laquelle elle m’a mis, je suis aujourd’hui député et pourrai peut-être faire avancer les choses. Entendez à travers ma voix la colère de très nombreux enseignants qui se sentent dépossédés et perdent le sens de leur métier parce qu’ils ne peuvent pas aider leurs élèves. Ces derniers, confrontés à des situations difficiles à l’extérieur, ne sont pas disponibles pour apprendre. Le préalable à nos enseignements est que les élèves se sentent en confiance, protégés, qu’ils aient à manger et un toit.

L’Éducation nationale doit prendre en compte la réalité des faits et avancer rapidement, au-delà des expérimentations. Chaque enseignant connaît précisément les difficultés de ses élèves, les chefs d’établissement savent exactement ce qui se passe dans leur structure. Si on veut des données, on peut les avoir, mais on ne trouve pas ce qu’on ne cherche pas !

Mme Caroline Pascal. J’entends parfaitement votre colère et le déficit que vous signalez. Je n’ai pas bien saisi si votre propos était global, car vous mentionnez à la fois un manque d’information et une connaissance des situations des élèves. Concernant ce manque d’information, notamment sur le placement des élèves ou leurs difficultés familiales, j’en prends bonne note. Quant au retour d’information suite à un signalement ou une information préoccupante, nous devons effectivement progresser. Ce n’est pas seulement l’enseignant qui manque de retours, mais parfois même les services de l’éducation nationale. Je note également que l’information ne redescend pas toujours jusqu’à l’enseignant à l’origine du signalement. J’ajoute que le chef d’établissement, le directeur d’école, et parfois même le DASEN, sous couvert de mes collègues, ne reçoivent pas non plus de retour.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Les propos d’Arnaud Bonnet rejoignent une préoccupation plus large concernant la crise de vocation des enseignants. Celle-ci est en partie due à une forme d’infantilisation mal vécue et de plus en plus perçue à l’extérieur. Pour attirer davantage de jeunes vers l’enseignement, il faut revaloriser leur rôle et leur place dans l’acte d’enseigner.

Abordons maintenant un autre aspect du sujet. Nous savons que tous les enfants subissant des violences, que ce soit à la maison ou en foyer, en portent les marques dans leur corps. Le professeur Céline Greco nous a sensibilisés à cette réalité lors d’une audition très instructive. Les violences ont des répercussions non seulement sur la santé psychologique, mais aussi sur la santé physique des enfants, notamment en raison de la production accrue d’insuline et d’adrénaline en situation de stress.

Le professeur Greco elle-même a été sauvée par une infirmière scolaire qui a détecté son anorexie, utilisée comme moyen d’alerte. L’école était son seul refuge et elle retardait le plus possible le moment de rentrer chez elle. Sans cette infirmière scolaire, elle affirme qu’elle serait probablement morte.

Dès lors qu’en est-il de la médecine scolaire aujourd’hui ? Nous l’avons négligée, tant pour les médecins que pour les infirmières scolaires. La crise de recrutement est énorme, avec un ratio de un médecin scolaire pour mille élèves.

Pour élever le niveau d’éducation et assurer la bonne santé de nos enfants, il faut commencer par ceux dont l’état de santé est le plus dégradé. La santé et la médecine scolaire sont-elles redevenues des enjeux prioritaires au ministère et à la DGESCO ?

Ma deuxième question concerne l’organisation administrative. Ayant travaillé à la DGESCO, je le sais : lorsqu’un sujet est jugé important par un ministre, un bureau spécifique est créé. Ainsi ont été mis en place une mission sur le harcèlement et un bureau pour les enfants à besoins éducatifs particuliers. Ce sujet mériterait un bureau dédié à la DGESCO, car il concerne des enfants aux besoins éducatifs très spécifiques, comme en témoignent les taux élevés de décrochage et d’échec scolaires.

Pour piloter efficacement une politique dans ce domaine, il faut une impulsion au sommet, le recrutement d’inspecteurs comme chefs de bureau, la mise en place de politiques de formation et un véritable pilotage national. Est-ce prévu ? Ces questions font-elles l’objet de discussions ?

Mme Caroline Pascal. Tout d’abord, nous avons récemment recruté un conseiller technique des services sociaux à l’enfance au sein du bureau de la santé, un poste qui n’existait pas auparavant. Ce bureau suit attentivement l’ensemble de ces questions.

Nous avions annoncé fin décembre la tenue d’assises de la santé scolaire. Elles n’ont pas pu se dérouler mais ce projet n’est pas abandonné. Nous sommes pleinement conscients des enjeux liés à la médecine scolaire, notamment la crise d’attractivité. Nous manquons davantage de médecins que d’infirmières et nous avons un véritable problème s’agissant des fonctions de médecins de l’éducation nationale. Nous avions d’ailleurs demandé une revalorisation pour ces postes.

Nous avions sollicité la tenue de ces assises dès le printemps dernier, à la suite des assises pédiatriques. Ce projet que nous continuons à porter, nous allons tâcher de le concrétiser.

Je suis consciente, depuis mon arrivée à la DGESCO, que le sujet de l’aide sociale à l’enfance n’est pas suffisamment suivi, même au sein du bureau de la santé. Je le dis sans reproche envers quiconque, notamment pas envers le personnel de terrain, mais nous avons des difficultés à obtenir des chiffres précis à travers nos enquêtes. Il y a sans doute une impulsion nationale à donner de notre côté, peut-être en identifiant plus précisément les personnes en charge de ce suivi sur le territoire, mais aussi en mettant en place une animation de réseau qui permettrait d’obtenir des chiffres d’enquête plus précis. Actuellement, nous ne communiquons jamais sur ces chiffres car ils sont très partiels et ne donneraient probablement pas une image exacte de la réalité.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je vais abonder dans le sens de mes collègues. En tant qu’éducatrice spécialisée depuis 2014, j’ai commencé ma carrière dans une classe pour l’inclusion scolaire. Depuis plus de dix ans, j’entends que l’Éducation nationale rencontre des difficultés, notamment en termes de communication et de gestion des informations préoccupantes.

Ce matin encore, on me sollicitait sur une situation où trois signalements d’une école n’ont eu aucune suite. Les enseignants sont démunis face à des suspicions de violences sexuelles. Cette situation est extrêmement grave. Le procureur devrait se saisir de tels cas. La situation perdure depuis au moins dix ans, d’après mon expérience personnelle et professionnelle.

Vous avez tous les trois mentionné la nécessité d’un dialogue étroit entre le travail social et l’Éducation nationale, ainsi que le besoin de formation et de sensibilisation. Des programmes sont en cours, notamment des initiatives de sensibilisation, de prévention et de formation à la CRIP entre les départements et l’Éducation nationale. Dans mon précédent poste au sein d’une direction d’un département, ces missions étaient prioritaires dans notre schéma départemental, car la situation était problématique.

Pourquoi ne pas envisager la présence d’un travailleur social dans chaque école ? Nous avons bien des conseillers d’orientation. Pourquoi ne pas intégrer des travailleurs sociaux qui connaîtraient et sauraient faire le lien entre la culture professionnelle de l’Éducation nationale et celle des travailleurs sociaux ? Ils seraient en mesure d’alerter, de sensibiliser, d’être attentifs à certains signes inquiétants et de rédiger correctement une information préoccupante (IP). En effet, de nombreuses IP émanant de l’Éducation nationale sont rejetées en raison de leur rédaction inadéquate. Il faut savoir préciser les faits, nommer les suspicions et attirer l’attention du procureur de manière appropriée. Pourquoi cette option n’a-t-elle jamais été envisagée ? J’aimerais avoir votre avis sur ce point.

Par ailleurs, la taille actuelle des classes dans l’Éducation nationale ne permet pas d’accorder suffisamment d’attention à chaque enfant. Ce problème est notamment préoccupant lorsque des enseignants nous rapportent qu’un enfant de six ans, jugé trop bruyant ou présentant des troubles, ne peut être pris en charge correctement en raison du nombre élevé d’élèves dans la classe. Cette situation conduit à l’exclusion progressive de l’enfant, d’abord des temps périscolaires, puis des récréations, et enfin des séjours extérieurs. Or l’école n’est pas seulement un lieu d’apprentissage, c’est aussi un espace de cohésion sociale et de socialisation où les enfants apprennent à vivre ensemble. Il est inadmissible que l’un d’eux soit progressivement exclu de ces moments essentiels. Si nos propres enfants étaient concernés, nous trouverions cela intolérable et nous nous y opposerions. Malheureusement, ces enfants n’ont souvent pas la chance d’avoir des parents qui se battent pour eux. L’Éducation nationale et la protection de l’enfance devraient jouer ce rôle. Cette situation me révolte profondément.

M. Louis Albérici. Concernant le nombre d’élèves par classe, je peux vous donner les chiffres pour le département des Yvelines. Nous avons une moyenne de 23,2 élèves par classe. Bien que cela puisse sembler élevé pour des élèves ayant des besoins particuliers, il faut noter que ce chiffre diminue d’année en année. Avec le plafonnement à vingt-quatre élèves et la mise en place de classes dédoublées, nous avons fait des progrès significatifs. Il y a cinq ou dix ans, il n’était pas rare de voir des classes de maternelle à vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, voire trente élèves dans les Yvelines. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Actuellement, une classe de petite section à vingt-sept élèves soulève des questions. En maternelle, nous avons une moyenne de 24,5 élèves par classe dans notre département, qui est réputé pour avoir des effectifs assez importants.

Quant à la présence de travailleurs sociaux dans les établissements, je ne peux pas répondre précisément à cette question. Cependant, plus se trouvent de personnes qualifiées dans une école, mieux se portent les enfants. Je prendrai l’exemple des accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH) qui, il y a dix ou quinze ans, n’existaient pas. Aujourd’hui, partie intégrante des équipes éducatives, ils sont devenus indispensables.

Mme Julie Ozenne (EcoS). En 2023, l’Essonne comptait plus de 112 700 élèves en collège et en lycée dans les établissements publics du second degré. Parmi eux, 10 % sont accompagnés par le service social scolaire. Cependant, ce service ne comptait que soixante et une assistantes sociales scolaires et onze conseillères techniques en 2023. Ces chiffres sont éloquents et révèlent une surcharge de travail évidente pour ces personnels, compromettant un suivi efficace des enfants.

J’aimerais savoir combien d’informations préoccupantes vous avez reçues en 2024 et depuis le début de l’année 2025, et, en moyenne, combien vous avez consacré de temps à l’étude des situations une fois transmises. De plus, combien de signalements au parquet vous ont été rapportés en 2024 et depuis le début de l’année 2025 ? Enfin, lorsque vous convoquez des familles et qu’elles ne répondent pas à votre convocation, quelle suite donnez-vous et comment assurez-vous le suivi des enfants ?

Mme Pascal Coq. Votre question est très précise. Je n’ai pas les chiffres exacts sous la main concernant le nombre d’informations préoccupantes en 2024 ni le nombre de signalements au parquet. Ces données pourront vous être communiquées ultérieurement. Cependant, je peux vous affirmer que ces chiffres sont en augmentation dans notre département.

La problématique des familles convoquées qui ne se présentent pas est effectivement une difficulté que nous partageons avec d’autres départements, notamment dans le cadre du suivi de l’absentéisme. Si les parents ne répondent pas, nos personnels, notamment les assistantes sociales et les conseillères techniques, poursuivent leurs efforts pour rétablir le contact. Ils continuent à essayer de renouer le lien par des rappels téléphoniques et d’autres moyens de communication. Le processus implique un rappel, un courrier, puis une convocation à la direction académique. La situation peut aboutir à des signalements au procureur, contribuant à l’engorgement du traitement des situations.

M. Denis Fégné (SOC). Je viens des Hautes-Pyrénées, un département du sud de la France où nous observons des difficultés similaires au niveau du service social scolaire. Les assistantes sociales scolaires peinent à travailler efficacement en coopération avec les services de l’aide sociale à l’enfance et les divers services habilités, principalement par manque de moyens. Cet aspect affecte particulièrement l’accompagnement des situations d’enfants en danger, notamment dans le cadre des articles 375 et suivants du code civil. Ce manque de moyens est-il spécifique aux départements ruraux ou peut-il être généralisé à l’ensemble des départements ?

M. Louis Albérici. Je peux vous apporter quelques éléments de réponse basés sur notre échantillonnage d’une vingtaine de départements qui ont répondu à notre questionnaire : 80 % des départements interrogés déclarent avoir une relation fluide entre l’Éducation nationale et l’aide sociale à l’enfance ; 40 % ont une convention claire qui permet des relations à la fois fluides et efficaces.

Avoir des relations fluides ne garantit pas nécessairement l’efficacité. Néanmoins, lorsqu’une convention cadre les actions communes entre l’Éducation nationale et l’aide sociale à l’enfance, l’efficacité est généralement améliorée.

Dans les Yvelines, nous n’avons pas encore de convention avec l’ASE mais nous allons travailler à en établir une. Nos relations sont cordiales, mais nous souhaitons les rendre plus efficaces. Il existe en revanche une convention dans le Val-d’Oise, et nous constatons une plus grande efficacité dans la réponse aux besoins des élèves bénéficiant d’une mesure de protection.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. La politique publique concernant l’ASE et la prise en charge des enfants apparaît comme un impensé. Les nouvelles sciences, ces vingt dernières années, ont apporté beaucoup d’informations mais cette problématique n’est pas traitée de manière cohérente au niveau national. Comment expliquez-vous que l’Éducation nationale n’ait pas réussi à harmoniser les pratiques à l’échelle des territoires ? Nous observons une forte décentralisation au niveau des départements et des académies, avec un changement d’interlocuteur tous les deux ans dans les services de l’État. Cette situation, bien qu’elle puisse représenter une richesse professionnelle pour vous, pose un problème majeur pour assurer un suivi et une dynamique territoriale en l’absence de protocoles et d’harmonisation. Avez-vous une réflexion à partager sur les raisons pour lesquelles cette question reste un impensé des politiques publiques à l’échelle nationale ?

Mme Caroline Pascal. Je n’ai pas de réponse définitive à cette question. Je ne sais pas si je qualifierais d’impensé une situation qui pâtit, selon moi, d’un caractère très interministériel. Comme l’un d’entre vous l’a souligné, cette question des silos et de la responsabilité incombe à chacun. Une fois que l’Éducation nationale a effectué sa part, notamment en matière de signalement, il existe un manque de suivi car cela relève d’un autre service de l’État. Une des réponses à cette difficulté est d’harmoniser et de coordonner les services de l’État autant que nous le souhaiterions.

J’ai beaucoup insisté dans mon propos introductif sur les liens entre la DGESCO et les autres services de l’État, ainsi qu’avec le président du conseil départemental. Comme vous l’avez mentionné, il s’agit d’une politique très territorialisée. Du côté de la DGESCO, nous manquons peut-être de pilotage ou d’animation de ces réseaux autant que nous le souhaiterions. Nous avons récemment recruté un conseiller technique en services sociaux dans le but de mieux coordonner et animer cette politique, de faciliter le transfert des bonnes pratiques d’un département à l’autre et d’avoir une vision plus globale.

Je le répète, nous manquons effectivement d’une vision globale de ce qui se fait et se passe sur le terrain. Nous avons une politique volontariste sur certains sujets comme la sensibilisation, la formation et la coordination avec les autres services de l’État, mais nous avons aussi des lacunes, à la fois dans l’information et sans doute dans l’opérationnalisation du suivi entre services.

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La Commission entend lors de la table ronde, ouverte à la presse, consacrée aux placements abusifs d’enfants :

 Mme Romane Brisard, journaliste ;

 Mme Madeleine Meteyer, journaliste ;

 Mme Olga Odinetz, présidente de l’Association contre l’aliénation parentale pour le maintien du lien familial (ACALPA) ;

 Me Christine Cerrada, avocat référent de l’association L’Enfance au cœur.

Mme la présidente Laure Miller. Nous poursuivons les travaux de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance par une table ronde consacrée aux placements abusifs d’enfants.

Nous accueillons Mme Romane Brisard et Mme Madeleine Meteyer, journalistes, qui ont toutes deux consacré des enquêtes approfondies à ce sujet, Mme Olga Odinetz, fondatrice et présidente de l’Association contre l’aliénation parentale pour le maintien du lien familial (ACALPA) et maître Christine Cerrada, avocat référent de l’association L’Enfance au cœur et auteure de l’ouvrage Placements abusifs d’enfants  Une justice sous influences.

Mesdames, je vous remercie de vous être rendues disponibles pour répondre à nos questions.

Alors que les travaux de notre commission d’enquête touchent à leur fin, nous avons été confrontés à plusieurs reprises à la question des placements abusifs d’enfants. C’est pourquoi j’ai souhaité organiser une table ronde consacrée à ce thème, qui mérite qu’on lui apporte un éclairage spécifique.

Je laisserai la parole à chacune d’entre vous pour une intervention liminaire d’environ cinq minutes, puis nous poursuivrons nos échanges sous la forme de questions et de réponses.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Romane Brisard, Mme Madeleine Meteyer, Mme Olga Odinetz et Mme Christine Cerrada prêtent serment.)

Mme Romane Brisard, journaliste. Je vous remercie de me permettre de revenir sur l’enquête que j’ai menée l’été dernier sur les dizaines de mineurs placés illégalement par l’aide sociale à l’enfance (ASE) du Nord, en particulier sur les coulisses de cette enquête, qui me semblent en dire long sur le mépris auquel ont dû faire face ces victimes abandonnées par le système qui devait précisément leur offrir une protection, mépris qui leur est encore aujourd’hui opposé.

Entre 2010 et 2017, l’aide sociale à l’enfance du Nord a placé une soixantaine de mineurs dans des familles d’accueil illégales. Mathias, Maëva, Carl ou Angelina… tous étaient encore enfants lorsqu’ils ont été violentés, la plupart du temps par Julien Martinez et Bruno Cloud – les deux organisateurs de ce réseau composé d’une vingtaine de personnes – mais aussi par d’autres membres de ces familles d’accueil sans agrément. Ils ont subi des coups, des strangulations, ont été menacés à l’aide de couteaux et de tasers, se sont fait enfoncer la tête dans la cuvette des toilettes ou uriner dessus. On leur a imposé des conditions de vie indignes, en les obligeant à passer la nuit sous la tente ou dans des caravanes sans eau ni électricité, en leur administrant des surdoses de médicaments ou en les soumettant à divers travaux forcés tels que la rénovation d’une maison. Enfin, quatre petites filles ont dit avoir été témoins ou victimes de violences et de dressage sexuel : obligation de se maquiller, de revêtir des minijupes, des décolletés, interdiction de porter des sous-vêtements…

Précisons qu’à l’époque des faits, lorsque l’aide sociale à l’enfance du Nord confie ces enfants à ces individus, deux des accueillants avaient déjà un casier judiciaire pour violences sexuelles sur mineur. J’ajoute que le département versera, en sept ans, près de 630 000 euros à ce réseau de familles d’accueil illégales.

Les victimes ont dénoncé ce calvaire aux autorités en 2017. Certains faits avaient été portés à la connaissance de l’aide sociale à l’enfance du Nord par des travailleurs sociaux. Ces signalements sont au nombre de quatre, selon les déclarations de la direction de l’époque ; j’en ai pour ma part dénombré six.

Voilà ce que ces enfants ont dû subir avant d’être, une fois majeurs, sept ans après les faits, à nouveau maltraités par nos institutions, en 2024.

Maltraités par le silence, d’abord. Lorsque je suis parvenue à contacter certaines victimes, début juin 2024, aucune d’entre elles n’avait connaissance du procès – leur procès ! – qui allait se tenir du 14 au 18 octobre : personne ne les avait contactées. Il a fallu du temps pour les persuader d’y prendre part ; elles en ont trouvé le courage. J’aurais voulu pouvoir vous dire que l’aide sociale à l’enfance du Nord, à défaut de les avoir protégées à l’époque, s’est, elle aussi, montrée courageuse et a au moins tenté de les épauler au cours du procès. Mais la réalité est tout autre.

Pour chaque victime retrouvée durant l’été 2024, j’ai contacté Innocence en danger, qui s’est portée partie civile pour elles. L’association s’est par ailleurs chargée de réserver des moyens de locomotion ainsi que des hébergements aux enfants pour qu’ils puissent assister au procès à Châteauroux. De leur côté, les avocats d’Innocence en danger ont créé une cagnotte destinée à payer leurs frais sur place. Parallèlement, j’ai contacté à de multiples reprises le département du Nord pour obtenir une interview du président du conseil départemental et pour me faire l’écho, auprès de l’aide sociale à l’enfance du Nord, des demandes de soutien formulées par ces jeunes – un semblant de solidarité et un début de réparation, comme ils le disent eux-mêmes à l’époque. Je n’ai reçu aucune réponse à mes multiples demandes – une dizaine environ.

Le procès, qui s’est tenu en octobre 2024, a duré une semaine : dix-huit personnes, membres de ces familles d’accueil illégales, comparaissaient. Mais, et ce fut source d’une grande incompréhension pour les victimes, le département n’a pas été appelé à la barre. Il aurait pu se porter partie civile pour les jeunes ; il ne l’a pas fait et ne leur a apporté aucun soutien ni aide financière ou morale, pas même un mot d’excuse symbolique.

Lors du procès, l’aide sociale à l’enfance du Nord était représentée par des fonctionnaires installés au fond de la salle d’audience, dont le département avait financé le déplacement afin d’obtenir un compte rendu des auditions. Une nouvelle violence pour les victimes, révélatrice d’une mentalité particulière, qui pèse encore sur elles.

Le mois dernier, Carl m’a appelée à l’aide. Il disjoncte, a peur de perdre son travail, n’arrive à passer au-dessus ni des violences infligées par ces familles d’accueil ni, surtout, de l’impunité dont bénéficie encore aujourd’hui l’aide sociale à l’enfance du Nord.

Angelina ne peut plus travailler du tout, en proie à des crises d’angoisse, à une extrême fatigue et à des problèmes de poids. Elle ne s’est pas non plus remise du procès, où les crimes sexuels qu’elle dénonçait n’ont pas été retenus par le juge d’instruction, non plus que les accusations de travaux forcés, dénoncés par certains enfants, comme Mathias, qui a encore des pensées noires qui l’ont conduit à être hospitalisé d’urgence il y a quelques semaines.

Enfin – je m’en tiendrai à ces quatre exemples –, Maëva a connu la rue et la prostitution à la suite de son placement dans ces familles d’accueil illégales. Son appel à l’aide s’exprime sur les réseaux sociaux, où elle chante et récite des poèmes qu’elle écrit pour les enfants actuellement placés.

Ces enfants devenus des adultes brisés ont néanmoins trouvé la force de déposer une plainte, en leur nom et collective, contre l’aide sociale à l’enfance du Nord elle-même. Car la seule chose à laquelle tous ont pu se raccrocher lors du procès de Châteauroux est le lien qu’ils ont tissé au fil des audiences, l’amitié de jeunes qui attendent toujours qu’on leur explique pourquoi.

Le 5 février dernier, à ce même micro, M. Christian Poiret, président du conseil départemental du Nord, déclarait souhaiter pouvoir contribuer aux travaux de votre commission. S’il souhaite contribuer également à la réparation de ces jeunes, qu’il sache que je suis toujours disposée à lui communiquer les coordonnées des victimes, auxquelles il ne s’est jamais adressé personnellement, et à lui rappeler leurs prénoms puisqu’il a avoué ici même ne pas les connaître, bien que ces jeunes aient fait la une des médias nationaux pendant des mois.

Au nom des jeunes qui se trouvent au cœur de cette affaire, je vous remercie d’avoir relancé les travaux de cette commission d’enquête : ils comptent sur vous.

Mme Madeleine Meteyer, journaliste. Je vous remercie de me donner, sinon la chance, du moins la possibilité de participer aux travaux de votre commission d’enquête, qui me paraissent indispensables et urgents.

Journaliste spécialiste de la parentalité au Figaro depuis cinq ans, j’ai été destinataire, sans enquêter sur des faits particuliers, de courriers de parents me racontant des histoires de placements qu’ils qualifiaient d’abusifs. Ces courriers prennent la plupart du temps la forme d’e-mails rédigés de façon incohérente, de sorte qu’il est très difficile de démêler les faits. Dépassés par une actualité souvent riche et destinataires d’autres courriers plus structurés, on a tendance à passer un peu vite sur ces histoires. Jeune journaliste, je m’étais dit que je me comporterais différemment, que je prendrais le temps d’écouter ces personnes autour d’un café et de porter la voix de ces familles. Mais je me suis retrouvée à plusieurs reprises, au téléphone ou en face-à-face, en contact avec des gens dont la réalité du récit me semblait difficile à établir.

Je pense à une femme dont l’histoire a fait la une des médias nationaux. Elle s’était présentée dans les locaux du Figaro avec un dossier épais de plusieurs centaines de pages et m’avait raconté son histoire de façon très mécanique. J’étais intriguée par le calme et la sobriété avec lesquels elle relatait des faits atroces, si bien que ma confiance avait été un peu ébranlée. Je me suis néanmoins attachée, par devoir, à examiner par deux fois le dossier de cette dame, pièce par pièce. Ce fut très long : il en comportait deux cents. J’en ai tiré un article dont je ne peux pas dire que je suis très fière : il est lui-même très mécanique – je me contente de rappeler les faits.

Ce qui m’a frappée, c’est que je comprenais les conclusions de l’aide sociale à l’enfance, qui avait décidé de retirer sa petite fille à cette mère, laquelle avait déclaré que cette dernière était victime d’abus sexuels de la part de son père. À moi aussi, cette mère était apparue dépassée, surmenée. Avec le recul, je comprends pourquoi : dès le départ, lorsqu’elle apprend de la bouche de son enfant de deux ans et demi que celle-ci a subi des attouchements – elle dispose d’enregistrements dans lesquels la petite fille relate clairement les faits, dans le langage propre à son âge –, elle se demande que faire et craint de paraître folle. Sa crainte se vérifie, et l’engrenage du placement est enclenché. Je raconte cette histoire pour vous faire comprendre que si, pour nous, c’est compliqué, on n’imagine pas ce que c’est pour les familles.

La locution « placement abusif » me semble complotiste et je n’aime toujours pas l’employer – je ne l’utilise qu’entre guillemets. Mais je comprends à peu près ce qu’elle peut signifier pour ceux qui n’ont plus que cette expression pour attirer l’attention des médias. À ces gens-là, je veux dire que si leurs e-mails étaient circonstanciés, si leurs paragraphes étaient correctement construits, on gagnerait un temps fou. Mais leur vie est très compliquée, et ils sont pris dans des pensées désordonnées et douloureuses. Dans la plupart des cas, le placement a eu lieu, et les problèmes psychologiques qui l’ont justifié aux yeux des services sociaux deviennent patents. Si les parents n’étaient pas fous auparavant, ils le deviennent.

Un placement peut être abusif en raison d’une erreur. J’ai passé deux journées dans le bureau d’Esther Macle, juge des enfants au tribunal de Bobigny. Cette jeune magistrate, qui n’est âgée que de trente-deux ans – comment juger en ayant une aussi courte expérience de la vie ? – fait montre dans sa pratique professionnelle d’une grande sobriété, que j’ai beaucoup admirée, d’une grande douceur et d’un talent certain pour s’adresser aux parents sans jamais les surplomber. Elle m’a raconté une anecdote un peu ubuesque qui témoigne de l’incertitude dans laquelle sont placés les services sociaux.

Deux petites filles avaient indiqué à leur institutrice que leurs parents poussaient des cris. Un placement de quinze jours avait alors été décidé, à l’issue duquel les services sociaux avaient été en mesure d’établir que les parents avaient, en fait, des rapports sexuels qui avaient été mal interprétés par ces petites filles, lesquelles avaient par ailleurs assisté, plus jeunes, à des violences conjugales entre leur mère et un précédent conjoint. Esther Macle m’a précisé – et je veux bien croire en son expertise – que lorsque de telles erreurs sont commises, elles sont fréquemment réparées au cours du délai de quinze jours.

La locution « placements abusifs » peut également désigner des placements qui sont simplement mal expliqués. Notre système est opaque et incompréhensible pour le tout-venant. Même lorsqu’on y consacre du temps, il est très difficile de comprendre selon quels critères, par exemple, les cellules de recueil des informations préoccupantes départementales décident de prévenir le parquet ou de confier aux services sociaux une enquête sur une famille. J’ai passé une journée dans les locaux du 119 aux côtés d’écoutants qui reçoivent des informations de la part de membres de la famille ou de voisins. On peut leur confier, par exemple, qu’un enfant de deux ans est insulté à longueur de journée par ses parents. Ils transmettent alors cette information à un second pôle d’écoutants qui vont juger s’il est pertinent de saisir la cellule de recueil des informations préoccupantes. Qui sait que les choses se passent ainsi ? Qui demande ce qu’est une aide éducative en milieu ouvert ou en milieu fermé, un placement judiciaire, un placement administratif ?

Aux parents, dont la mission est très exigeante et dont la vie de famille est en train de se désagréger, on demande de comprendre sobrement et calmement la décision du juge et de repartir sans colère du tribunal ; c’est trop.

Dans le bureau d’Esther Macle, j’ai également assisté – et ce fut très douloureux pour moi, alors que je ne suis même pas concernée – à des décisions de placement. Ce jour-là, la magistrate avait reçu deux familles.

Les parents F. avaient deux fils, Bachir et Kaïs. Ils étaient séparés : la mère élevait les enfants mais le père était très impliqué et préoccupé par leur sort. Les deux garçons étaient suivis depuis quatre années par un éducateur, car les parents avaient exprimé le besoin d’être assistés d’un relais. Ce jour-là, il s’agissait de décider soit de lever cette aide éducative, soit de placer les enfants, soit de ne rien faire. D’abord, les adolescents sont interrogés, ce qui est très enrichissant, même s’ils ne jouent pas forcément le jeu, bougonnent qu’ils n’ont pas envie de voir le psychologue ; puis vient le tour des parents et, enfin, la famille est rassemblée. La juge leur propose alors de lever les mesures éducatives, compte tenu du chemin parcouru. Mais le père s’y oppose, car il craint que son fils cadet, qui a du mal à aller à l’école, ne replonge s’il n’est plus suivi. La juge prend cet avis en compte et décide de maintenir la mesure de suivi pour le plus jeune.

Une fois la famille partie, la juge m’a raconté que quatre ans auparavant, lorsque la mesure avait été prise, le père était furieux – il l’a confirmé –, considérant qu’elle était intrusive et que la justice n’avait pas à se mêler de sa vie familiale.

Vient ensuite le tour de la famille D. Les deux enfants, âgés de huit et dix ans, ont fait l’objet d’un placement de quinze jours. La juge doit statuer sur l’éventuel maintien de ce placement. Les parents s’y opposent et veulent récupérer leurs enfants, qui pleurent et souhaitent également retourner chez leurs parents. La juge demande à ces derniers s’ils ont compris pourquoi leurs enfants ont été placés. La mère, qui a suivi un stage de responsabilisation parentale – preuve qu’il existe des alternatives au placement – répond par l’affirmative. En revanche, le père ne comprend pas et déclare : « J’ai donné des coups de ceinture à mes enfants, mais c’était pas méchamment donné. C’est juste qu’il était vingt-deux heures, qu’ils faisaient du bazar. Moi, j’ai été éduqué comme ça. J’ai toujours travaillé, jamais volé. Je respecte les gens. C’est ça que je veux transmettre. »

C’est son mode d’éducation ; ce n’était pas un accident. La mesure de placement a été reconduite ; les parents sont repartis furieux et les enfants en larmes. Ce placement est-il abusif ? Je vous laisse juges.

Mme Olga Odinetz, fondatrice et présidente de l’Association contre l’aliénation parentale pour le maintien du lien familial. La question des placements n’est pas au cœur de la réflexion de notre association, et je vais vous expliquer pourquoi.

Cette association a été fondée en 2005 par des mères et des pères, puis des grands-parents, soucieux de promouvoir le droit fondamental des enfants de garder le lien avec leurs deux parents après la séparation de ces derniers – et ce, bien entendu, en accord avec les textes en vigueur. En effet, la menace prononcée souvent sous le coup de la colère – « Si tu me quittes, tu ne verras plus jamais tes enfants » – peut facilement devenir une terrible réalité dans des milliers de familles, de tous milieux socioculturels.

Nos actions sont orientées vers l’écoute et le soutien des parents, l’information et la participation au débat public, à l’échelle nationale et internationale. Nos bénévoles sont formés à l’accueil des victimes. Nous sommes membres du groupe international de recherche sur l’aliénation parentale.

En 2007, à la suite de la mission d’information parlementaire sur la famille et les droits des enfants de 2006, nous avons organisé avec la Fondation pour l’enfance un colloque ayant pour thème la protection des enfants au cours des séparations parentales conflictuelles ; nous avons eu l’honneur de recevoir, à cette occasion, le parrainage de Simone Veil. Le thème a été repris l’année suivante par la Défenseure des enfants dans son rapport annuel intitulé : « Enfants au cœur des séparations parentales conflictuelles ». Par ailleurs, j’ai participé, en 2007, aux ateliers organisés lors de la réforme de la protection de l’enfance.

Nous proposons, deux à trois fois par mois, pour tous les parents, des permanences gratuites et, pour nos adhérents, des conférences de professionnels dans le cadre d’une master class sur le thème de la séparation parentale responsable. Ces webinaires sont accessibles sous la forme de podcasts sur les plateformes SoundCloud et Spotify notamment.

Notre association ne remplace pas les professionnels. Nous ne réalisons aucune expertise et n’avons pas le rôle d’un avocat. Nous proposons une plateforme d’information, un espace d’accueil pour les familles et une passerelle d’échanges pour les professionnels et les responsables politiques.

Je suis abasourdie par la situation épouvantable qu’ont vécue les enfants de l’ASE du Nord.

Les séparations parentales, de plus en plus nombreuses, sont toujours un moment douloureux et délicat dans la vie d’une famille. La majorité des parents s’entendent sur la prise en charge de leur enfant, mais d’autres ont plus de difficultés à gérer cette rupture et vont entrer dans une guérilla judiciaire qui encombre les tribunaux mais qui peut trouver une solution dans le cadre d’une médiation, d’un soutien éducatif ou d’un coaching parental.

Lorsque la séparation des parents devient une « guerre atomique », pour reprendre l’expression de la juge Danièle Ganancia, l’enfant vit un véritable cauchemar. C’est lors de ces moments de rupture et de crise que peuvent se révéler des difficultés psychiques dans la famille, aussi bien chez les parents que chez les enfants.

Instrumentalisé, l’enfant est exposé à un chantage psychologique plus ou moins subtil de la part de l’un de ses parents, qui va s’opposer à toutes les décisions judiciaires, notamment au devoir de représentation de l’enfant, et qui va abuser, consciemment ou non, de son autorité parentale pour demander à celui-ci de choisir avec quel parent il souhaite vivre. L’enfant n’a pas d’autre solution que de se rallier corps et âme à ce parent manipulateur, que l’on qualifiera d’aliénant, jusqu’à devenir captif de son mode de pensée. La haine, la volonté de vengeance mais aussi l’angoisse liée à son propre passé traumatique vont amener ce parent à chercher à détruire le lien de l’enfant avec l’autre parent. Cette volonté de destruction peut aller jusqu’au meurtre de l’enfant, destiné à punir l’ex-conjoint – plusieurs dizaines d’enfants sont tués par leurs parents chaque année.

L’aliénation parentale, quant à elle, vise à tuer, non pas l’enfant, mais la parentalité de l’ex-conjoint en détruisant le lien parent-enfant. Je vous renvoie, à ce sujet, aux travaux de la psychiatre Marie-France Hirigoyen. L’enfant piégé dans cette relation d’emprise peut tenir des propos d’une extrême dureté, voire proférer des accusations très graves ou insensées à l’encontre du parent rejeté. Certains, même très jeunes, se comportent avec une violence et une cruauté inouïes, verbalement, en allant jusqu’à proférer des menaces de mort à l’encontre d’un parent jadis aimé, ou physiquement, par exemple en détruisant le mobilier du salon ou en déféquant dans la garde-robe de la mère. L’enfant peut se mettre lui-même en danger en faisant du chantage au suicide pour ne plus jamais revoir le parent qu’il rejette.

Ces phénomènes d’emprise favorisent l’apparition de véritables symptômes traumatiques chez l’enfant : repli sur soi, dévalorisation, perte de confiance en soi ou sentiment de toute-puissance, perception biaisée de la réalité marqueront durablement non seulement sa jeunesse mais aussi sa vie d’adulte. On observe ainsi des troubles psychosomatiques tels que l’échec ou le surinvestissement scolaire, des conduites à risque – délinquance –, des difficultés affectant le lien social, notamment conjugal, des comportements psychotiques ou paranoïdes, voire des tentatives de suicide.

Le parent rejeté doit quant à lui se lancer dans une course contre la montre judiciaire, car les formes sévères d’aliénation parentale sont, quand le diagnostic n’est pas posé à temps, très rarement réversibles : on ne revoit plus son enfant.

Le placement est toujours une souffrance pour l’enfant et pour les parents, qui se sentent dépossédés de leurs droits parentaux. Mais, dans certains cas – j’y insiste –, mieux vaut placer l’enfant que le confier à un parent dysfonctionnel qui va l’embarquer dans un projet de rupture étayé par de fausses allégations.

Comme je vous l’ai dit, la question des placements n’est pas au cœur de la réflexion de notre association. Le placement est un outil parmi tant d’autres pour tenter de dénouer une situation grave d’emprise d’un parent sur son enfant et de restaurer, petit à petit, le lien avec le parent rejeté. Dans un tel cas, le placement n’est pas abusif. C’est sa mise en œuvre et sa gestion dans la durée qui peuvent poser de nombreuses difficultés. On distingue les demandeurs du placement, les parents ou le procureur, le prescripteur, le juge des enfants, et les exécuteurs, les services sociaux. Où se trouve l’abus ?

Je ne sais pas si je suis la personne du milieu associatif la plus compétente pour parler de placements abusifs en France. Il me semble que des avocats, notamment Me Michel Amas, du barreau de Marseille, des psychologues ou des psychiatres ont une expérience et surtout une expertise bien meilleures sur ce sujet. Je répondrai bien sûr à vos questions, à partir des témoignages qui m’ont été envoyés.

Me Christine Cerrada, avocate référente de l’association L’Enfance au cœur. Un placement abusif, ce n’est pas le placement d’un enfant maltraité. Quand les familles sont maltraitantes, on place l’enfant. À aucun moment, que ce soit clair, nous ne discutons les placements d’enfants de familles maltraitantes. Nous considérons que le placement est abusif quand il est fait sur un fondement subjectif, sur l’interprétation d’un rapport social, sans qu’il y ait de danger avéré et étayé, tel que l’ont défini la jurisprudence de la Cour de cassation et celle de l’Union européenne. Tout le problème du placement abusif vient du critère même du placement.

Le concept de maltraitance, qu’elle soit physique ou psychologique, doit entrer dans le code civil. Il est clair. Il a un aspect médical mais relève également du bon sens et peut être perçu par tout le monde. Cela éviterait que l’on place des enfants à cause d’un défaut d’individuation de la pensée, même pour des enfants très jeunes, d’une dyade mère-enfant trop fusionnelle ou d’un conflit parental, alors que l’on peut survivre à un divorce et que l’on est mieux avec ses parents que dans un foyer. Des quantités de théories psychanalytiques ont également envahi le droit de l’assistance éducative : le syndrome d’aliénation parentale, qui est désormais quasiment exclu mais qui a été malheureusement remplacé dans les tribunaux par le concept d’emprise ; le syndrome de Münchhausen – les parents sont accusés de faire du nomadisme médical, alors qu’ils sont à la recherche d’un diagnostic – ; le syndrome de Médée.

Nous luttons contre ces théories subjectives qui apparaissent dans des rapports sociaux subjectifs qui seront entérinés, dans leur majorité, par les juges des enfants qui n’ont pas d’autres possibilités ou qui n’en cherchent pas pour prendre leur décision. Cela explique la dérive des placements, dont les motifs, de plus en plus, ne se fondent pas sur un danger avéré. C’est pourquoi ce critère doit absolument quitter le code civil pour être remplacé par celui de maltraitance. Il y aurait un progrès énorme en matière d’assistance éducative, si nous revenions à un critère objectif.

Le placement d’un enfant est une décision extrêmement grave. Or il est fait à tort et à travers, ce qui a conduit à une embolisation du système. Comme le robinet est trop ouvert en amont, énormément de dysfonctionnements se sont fait jour en aval – foyers trop remplis, détournements d’argent, enfants mal surveillés, avec même des réseaux de prostitution dans certains foyers de l’ASE, violence, agressions sexuelles, déscolarisation, familles en grande souffrance. Une des explications de cet emballement socio-judiciaire, c’est la mauvaise définition du danger pouvant justifier un placement.

Retirer un enfant de sa famille, c’est le confronter à un type de vie très difficile. C’est le retirer de son milieu naturel, de ses références, de son environnement, très souvent de son école, ce qui pose des problèmes de déscolarisation très nombreux. C’est également disqualifier ses parents. Un enfant qui voit que sa famille n’a pas pu l’empêcher de partir dans un foyer ou dans une famille qui n’est rien pour lui a l’impression que ses parents n’ont pas su le protéger. Cela fait perdre aux enfants l’estime d’eux-mêmes et le sentiment de sécurité, essentiel à leur construction.

La décision de placement, à l’heure actuelle, est prise beaucoup trop largement. Certaines sont prises sur le fondement d’un principe de précaution poussé à l’extrême par peur de prendre des responsabilités, visible à tous les niveaux de la société, comme une espèce de parapluie beaucoup trop ouvert. Nous ne sommes pas les seuls à souligner ces retraits injustifiés. Le Conseil de l’Europe a mené des travaux sur ce sujet. Malheureusement, à cette époque, la France n’avait pas pu être évaluée. C’est un phénomène assez largement partagé par d’autres pays européens.

En France, il y a des conditions aggravantes. L’influence des rapports sociaux, notamment, n’est pas vraiment contrôlée. Le juge les entérine. Or les personnes qui les rédigent n’ont pas de distance par rapport à leurs croyances ou à leur vécu. Il n’existe pas de recours réel contre le contenu d’un rapport. Des tas de parents viennent nous trouver parce qu’ils les jugent mensongers, avec juste raison très souvent. Intenter un recours fera plonger votre dossier et vous deviendrez la bête à abattre de la procédure. Il faut prendre le rapport comme il est et essayer de faire jouer un peu de contradictoire, ce qui est assez difficile.

Une autre aggravante : le placement est à sens unique. Le juge, face à un danger dont on l’a convaincu au moyen de rapports très souvent biaisés, va faire un placement extrafamilial, alors que la loi de février 2022 avait demandé une subsidiarité, c’est-à-dire la nécessité d’étudier une autre possibilité que le placement extrafamilial – confier l’enfant à un membre de la famille au sens large ou à un tiers digne de confiance. C’était une avancée assez importante. Or le bilan est négatif.

Il y avait aussi dans cette loi l’obligation de faire évaluer la possibilité d’un accueil tiers. La brèche a été ouverte pour que les services sociaux prennent également le contrôle sur cette modalité. Nous avons des refus en masse. À une grand-mère qui se présente pour accueillir l’enfant on oppose qu’elle est trop proche de sa fille. Nous, avocats, nous nous battons pour que le magistrat veuille bien organiser une audience contradictoire. Or il est très rare que nous y arrivions. Le feu rouge ou le feu vert dépend des services sociaux. Dans d’autres pays européens, en Belgique, en Espagne ou au Portugal, l’accueil par des tiers représente les deux tiers des placements. Nous désengorgerions de façon considérable le système d’accueil des enfants.

Les conséquences sont énormes : déstructuration de la famille, séparation de la fratrie en dépit de la volonté du législateur, perte de confiance de l’enfant, souffrance des parents. Le placement affaiblit les familles, les met dans une situation émotionnelle quelquefois intolérable. Au moment de réévaluer le placement, au bout d’un an le plus souvent, les familles arrivent dans un état émotionnel dramatique, par lequel on va justifier de prolonger le placement. La fragilité induite par un placement qui n’aurait pas dû avoir lieu va devenir le prétexte pour le continuer. Vous voyez la perversité du système. Il faut se battre contre cela.

Les problèmes sont très nombreux en matière de placement et je pourrais en parler très longtemps. La meilleure des choses, je le répète, serait d’introduire le critère de maltraitance. De même que l’on a attendu 2021 pour que le concept d’inceste soit introduit en tant que délit autonome dans le code pénal, on est arrivé au point où il faut cesser d’avoir un concept aussi flou que celui de danger dans le code civil. Une maman seule, on va la juger fragile, ce qui peut représenter un danger pour l’enfant. Un enfant qui souffre d’un trouble du neurodéveloppement, on va le trouver un peu bizarre, en accuser les parents, juger qu’il est en danger et le placer. L’amalgame entre trouble du neurodéveloppement et défaillance parentale est visible à tous les étages, en dépit de la circulaire d’Adrien Taquet. Les recommandations de la Haute Autorité de santé sont littéralement inconnues. Le concept de danger est devenu un concept-valise, qui laisse place à l’expression de toutes les subjectivités au moment de prendre une décision fondamentale qui va modifier la vie de centaines de milliers de familles et de proches.

Sur le plan qualitatif, un placement fait pour des raisons qui ne sont pas valables et qui ne relèvent pas de la maltraitance va faire souffrir l’enfant, dont on met l’intérêt supérieur plus haut que tout alors même que sa parole n’est pas entendue et que son droit à la vie de famille, consacré par l’article 8 de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), n’est pas respecté. On tombe assez bas lorsqu’on vient nous dire que la protection de l’enfance porte bien son nom, alors qu’elle est dysfonctionnelle.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Maître Cerrada, je partage un bon nombre de vos remarques. Néanmoins, vous n’avez pas parlé des rencontres entre les familles et le juge. À quel moment échangent-ils autour du placement de l’enfant ? Cet échange peut être l’occasion de corriger les erreurs éventuelles se trouvant dans le rapport.

J’ai porté le texte de février 2021 sur le seuil d’âge et le non-consentement et l’inceste. Puis j’ai défendu le texte sur le retrait de l’autorité parentale. Ce sont des sujets que nous avons creusés. Pendant très longtemps, lorsque les enfants disaient qu’ils étaient victimes d’inceste, des mères courage continuaient à se battre et pouvaient être mises en prison pour dénonciation, tandis que les enfants étaient placés en protection de l’enfance. Avec le nouveau dispositif législatif voté en mars 2024, on ne pourra plus forcer un enfant dont le père est susceptible d’être mis en examen à le voir pendant le temps du procès. Pendant très longtemps, on a obligé des enfants à aller voir le week-end leur père incestueux. Mais la limite de l’exercice, c’est ce que disait Mme Meteyer avec justesse : ces décisions sont très complexes et peuvent faire de grands dégâts.

Je partage le constat que la protection de l’enfance est à bout de souffle. Il faut y regarder à deux fois avant d’y placer des enfants, compte tenu de la configuration et des difficultés de l’accueil. Néanmoins, elle protège encore des enfants qui risquent parfois leur vie dans leur famille.

La commission d’enquête aborde tous les sujets et nous sommes ouverts. Vous nous avez donné un point de vue, sans qu’à aucun moment on puisse comprendre que les parents s’expriment devant le juge. Or il n’y a pas que le rapport. Il y a une vie des parents avec la justice, même si je ne nie pas qu’il puisse y avoir des placements abusifs. Une cause de placement nous choque tout particulièrement : des enfants sont placés pour pauvreté. D’autres pays, dans ce cas, savent accompagner la famille sans faire placer l’enfant. Nous sommes le premier pays d’Europe à placer autant d’enfants. Nous ne pouvons donc pas nous cacher qu’il y a un problème et que notre manière de faire ne convient pas. Il n’y a aucune gloire à être le premier pays d’Europe en matière de placements d’enfants.

Me Christine Cerrada. Madame la rapporteure, vous avez fait des choses très utiles qui ont représenté une véritable avancée au quotidien, aussi bien pour notre pratique d’avocats que pour les enfants.

La famille se présente devant un juge après un rapport, constitué à la suite d’une information préoccupante ou d’un signalement. Le juge décide alors d’un classement – non-lieu à assistance éducative –, d’une aide éducative à domicile (AED) ou d’une bascule au judiciaire. Quand les parents rencontrent la justice, c’est que le rapport n’est pas bon. Je peux vous parler du contradictoire devant le juge. Les audiences ne sont pas très longues, les services sociaux disposent d’un temps de parole important et les parents arrivent très inquiets, dans un état émotionnel extrêmement dur. Nous, avocats, n’avons souvent que cette possibilité pour convaincre un juge qu’il n’y a pas lieu à placement, parce que les parents sont bientraitants et qu’il y a une autre voie à suivre, une aide ou une assistance. On devrait d’abord songer à aider les parents, avant de leur prendre leur enfant.

L’échange est fondamentalement inégal. Sans entrer en détail dans les problèmes du contradictoire, sachez qu’il y a des problèmes de preuves, des rapports sociaux donnés au dernier moment, des greffiers d’instance absents. Nous avons beaucoup de difficultés pour que les pièces que nous apportons soient vraiment examinées par un juge. Très souvent, celui-ci délibère sur-le-champ. Imaginez un juge qui tient une audience et qui prend une telle décision sur le siège, alors que vous, vous avez apporté une trentaine de pièces, des attestations, toute la vie de vos clients qui sont en train de prouver qu’ils sont de bons parents et qu’il y a un malentendu. Très souvent les juges, qui n’aiment pas les rapports privés, vont balayer les preuves pour se fier aux rapports sociaux réalisés par leurs partenaires de travail – ils ne voient pas pourquoi ils ne les écouteraient pas.

C’est en cela que la situation est fondamentalement biaisée et qu’il n’y a pas d’égalité des armes au sens du droit européen. Dans cet exercice très difficile du face-à-face des familles et des juges, tout va se jouer et les décisions vont être prises pour longtemps. Ce juge, les familles le revoient le plus souvent un an plus tard. Entre-temps, la mesure n’est pas réévaluée. Nous avons beau écrire au juge pour lui expliquer qu’il y a des difficultés et demander des audiences anticipées, nous restons le plus souvent sans réponses et la mesure ronronne. Une année de séparation, c’est énorme pour un enfant ! L’année suivante, on revient, après quelques visites médiatisées. Il y a des familles bientraitantes, qui aiment leurs enfants, et qui les voient une heure tous les quinze jours, vingt-quatre heures en une année ! De telles situations sont hallucinantes, et il en existe des milliers. Je considère que les rapports sociaux sont des fabriques de défaillance parentale, que l’entérinement des rapports par les juges va beaucoup trop loin, que le contradictoire n’est pas suffisant et que les mesures subsidiaires, les autres possibilités d’aider les familles, ne sont absolument pas mises en valeur, le placement leur étant presque systématiquement préféré.

Mme Isabelle Santiago, rapporteure. Madame Odinetz, vous avez dit que parfois le placement dans le cadre de conflits parentaux peut être une bonne chose, en quelque sorte, pour accueillir l’enfant le temps d’un travail avec les parents. J’ai beaucoup étudié ces sujets, je suis allée à l’étranger voir des bonnes pratiques, qui sont nombreuses et pourraient nous inspirer. Dans votre propos, où est la place de l’enfant ? C’est un sujet de droit. Au Québec, à partir de quatorze ans, aucun enfant ne peut être placé sans son accord. En France, ce serait une révolution – pourquoi ne pas la faire, d’ailleurs ? L’enfant doit pouvoir être protégé en toutes circonstances. Il reste encore beaucoup à faire. Le procès de Châteauroux montre que la suppléance parentale peut aussi être l’enfer et que chacun a une part de responsabilité. Je vous ai entendue parler de la famille, du père, de la mère mais pas de l’enfant.

De 2014 à 2016, avec Laurence Rossignol, j’ai participé à des groupes de travail. La loi de 2007 plaçait l’enfant au cœur de la famille ; nous l’avons remis au cœur du dispositif – évidemment, je ne remets pas en cause la famille.

Ce sont des matières très sensibles et complexes. Il faut aussi réussir à protéger l’enfant de familles qui peuvent être problématiques. Au moment du Covid, tous les acteurs du secteur ont observé que les enfants s’étaient apaisés, parce que les visites médiatisées avaient cessé, qu’ils n’avaient pas été percutés dans leur parcours, que des professionnels étaient présents et qu’ils bénéficiaient de plus de stabilité dans leur entourage. Ce n’est certainement pas la réponse qu’il faut donner mais cela montre que l’on impose aux enfants des parcours de vie extrêmement compliqués.

Mme Olga Odinetz. Les parents ne demandent pratiquement jamais que leur enfant soit placé en foyer ou en famille d’accueil ; ils souhaitent qu’il soit accueilli dans leur famille étendue ou maintenu chez eux sous le contrôle de l’ASE. Ce qu’ils demandent, c’est de l’aide. Or les services sociaux ne travaillent pas sur le lien.

Mme Romane Brisard. Le placement peut devenir l’arme d’un des parents – du père, en général – contre l’autre. Il a fallu des années pour que le contrôle coercitif soit reconnu ; nous pouvons enfin en parler sans être taxés de complotisme – en tant que journaliste, je sais de quoi je parle.

Les situations d’inceste sont les plus emblématiques du placement abusif. Quand une mère dépose plainte pour l’inceste que son enfant mineur lui rapporte – ce n’est pas elle qui dénonce les faits, mais son enfant –, une enquête fouillée est censée avoir lieu, même si elle ne l’est pas toujours. Durant cette enquête, l’enfant n’est pas protégé ; c’est le principal problème posé par la loi du 18 mars 2024. La plupart du temps, l’enfant est obligé de revoir celui qu’il a dénoncé comme bourreau. La proposition d’ordonnance de sûreté, soutenue par l’association CDP Enfance, n’a malheureusement pas été retenue par le Sénat, alors qu’elle aurait permis au juge aux affaires familiales de prendre des mesures de protection en vertu du principe de précaution.

La présomption d’innocence est certes centrale, mais elle se substitue malheureusement au principe de précaution. Pour suivre depuis cinq ans des mères qui défendent la parole de leur enfant mineur devant la justice, je peux témoigner que, dans l’immense majorité des cas, ce dernier est obligé de revoir son père. Pire, il est parfois placé. Face à un petit qui continue de dire : « Je ne veux pas aller chez papa », qui a peur que les violences sexuelles ou physiques se reproduisent, la mère est obligée de ne pas représenter l’enfant. C’est elle qui est suspectée et convoquée toutes les semaines au commissariat ; c’est à elle qu’on impose des prises d’empreintes et de photo. L’inversion de la culpabilité commence là.

Non seulement les pères portent plainte toutes les semaines pour non-représentation d’enfant, mais encore ils demandent très souvent un placement. Cela relève du contrôle coercitif : puisqu’on ne les punit pas, pourquoi se priveraient-ils d’asseoir leur pouvoir de toutes les manières possibles, y compris en utilisant les outils judiciaires ? Les institutions profitent aux agresseurs. C’est aberrant ! Je vous prie de croire que ces situations se produisent tous les jours. Les magistrats n’ont pas le temps d’examiner en détail des dossiers de cent pages ; eux-mêmes déplorent haut et fort ce manque de moyens. Les membres de l’ASE démissionnent ou, s’ils restent, dénoncent un manque de formation, à l’instar des magistrats. Des experts, des travailleurs sociaux et des juges m’ont fait part de ces problèmes.

Le syndrome d’aliénation parentale est convoqué dans toutes ces affaires : « Madame manipule Monsieur pour se venger d’une séparation douloureuse. » C’est même accentué en cas de violences conjugales : « Comme Madame a subi la violence de son mari, elle manipule son enfant pour qu’il dénonce un inceste. » La chaîne de défaillances ne s’arrête jamais. J’essaie de relayer dans les médias l’histoire de dizaines d’enfants placés chez leur agresseur ou à l’ASE ; ce n’est pas facile, car les affaires sont en cours et les rédacteurs en chef craignent d’en parler. Je précise que ces placements ne sont pas liés à une quelconque défaillance des mères : au contraire, elles sont parfaitement capables de protéger leur enfant, c’est même ce qu’elles font depuis le début. Or le système s’inverse et s’en prend à elles.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Je vous remercie pour vos propos, madame Brisard, qui correspondent aux situations que j’ai vécues en tant qu’avocate : les mères qui dénoncent les violences subies par leur enfant sont soupçonnées.

Madame Cerrada, vous estimez, qu’il serait intéressant d’inscrire la maltraitance dans le code civil, mais comment la définissez-vous ? La négligence est-elle de la maltraitance ? Quand les enfants ne sont pas retirés des griffes de leur bourreau, ils sont souvent obligés de rester dans leur famille maltraitante – songeons à la petite Amandine, qui a été renvoyée chez elle quand son internat a été fermé à cause du Covid, et qui en est morte.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Je m’interroge sur le nombre de placements abusifs. À ce jour, je n’ai aucun moyen d’en mesurer l’importance. Leur proportion est-elle anecdotique – pardon d’employer ce terme, tant ces situations sont graves ? Considérez-vous que le placement de quinze jours qui permet de mener une évaluation est abusif ou au contraire qu’il participe du déroulement normal d’une enquête ? Parfois, la parole de l’enfant est entendue, on présume un risque, mais l’enquête le dément. Les quinze jours de placement sont alors une parenthèse, que la famille peut certes vivre violemment. Peut-être faut-il renforcer l’accompagnement durant cette période pour aider parents et enfants à poser les bons mots sur la situation.

Quant au syndrome d’aliénation parentale, il n’a aucun fondement scientifique. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) l’a d’ailleurs retiré de la liste des maladies ou syndromes médicaux il y a plusieurs années. Pourtant, cette notion a été absorbée par la justice et est fréquemment convoquée, assimilée à l’emprise. Elle peut être éminemment dangereuse. Parmi les signes censés caractériser l’aliénation parentale figure par exemple celui-ci : l’enfant affirme penser par lui-même. En somme, l’enfant qui dit penser par lui-même est sous emprise ou aliénation parentale, et celui qui dit répéter les propos de ses parents l’est aussi : face je gagne, pile tu perds ! C’est gravissime.

Madame Odinetz, vous avez utilisé le terme de diagnostic, qui est d’ordre médical. Or il n’y a aucun fondement médical à la notion d’aliénation parentale. Pire, elle est invoquée non pas pour protéger l’enfant et faire valoir ses droits, mais pour satisfaire les parents. Étant moi-même un parent désenfanté, je sais combien il faut apprendre à faire la part des choses. Le fait de ne pas voir mon enfant est-il si grave ? Est-il bien traité, aimé et en sécurité là où il vit ? En tant qu’adultes, nous devons accepter des situations que nous sommes capables de gérer, même si elles nous font souffrir, dès lors que les besoins de notre enfant sont satisfaits. L’intérêt supérieur des enfants n’est pas toujours celui des parents.

S’agissant de l’inceste, les associations que j’ai entendues défendent des approches différentes, mais toutes s’accordent à dire que le parent qui dénonce est systématiquement éloigné de son enfant. S’il dénonce un inceste, c’est pourtant pour le protéger ; c’est son obligation légale et morale. Le système doit être repensé pour apporter des réponses légales aux parents qui se font le porte-voix de leur enfant. Certaines mères préfèrent demander à une institutrice témoin des mots de leur petit de porter plainte elle-même, pour ne pas être suspectées d’instrumentaliser sa parole – mais on pourra alors les accuser de ne pas avoir protégé leur enfant et de ne pas avoir dénoncé les faits ! Combien de parents qui dénoncent un inceste se retrouvent séparés de leur enfant et s’en voient retirer la garde ? Là encore, il serait important d’obtenir des chiffres.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Les maltraitances ignobles de l’affaire de Châteauroux ont été découvertes beaucoup trop tard. Devrait-il y avoir plus de contrôles, et doit-on élargir la compétence des personnes qui en sont chargées ?

Mme Olga Odinetz. Je précise que nous ne parlons plus de syndrome d’aliénation parentale mais d’aliénation parentale, qui est une maltraitance psychologique, une pathologie du lien.

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Ce n’est pas une pathologie, car une pathologie est une maladie !

Mme Olga Odinetz. C’est une difficulté du lien. La notion de perversité ne figure pas non plus dans le DSM, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ; pourtant elle correspond à une réalité et est utilisée par les tribunaux. L’aliénation parentale existe bel et bien. Notre association compte autant de pères que de mères qui ne voient plus leur enfant – les distinctions de genre n’ont donc pas lieu d’être. Énormément de mamans sont privées de leurs enfants. Vous avez décidé de faire le deuil du vôtre, madame la députée…

Mme Ségolène Amiot (LFI-NFP). Ce n’est pas ce que j’ai dit !

Mme Olga Odinetz. Je pense qu’on ne fait pas le deuil de son enfant ; on fait le deuil d’un lien ou d’une histoire qu’on pensait avoir avec lui ; quand les ruptures sont très sévères, l’histoire s’écrit totalement différemment.

Vous estimez que l’aliénation parentale est invoquée pour satisfaire les parents ; elle est peut-être détournée, notamment par des avocats, mais elle existe. Pour vous en convaincre, je vous renvoie au site du PASG, groupe d’étude sur l’aliénation parentale qui recense des centaines de références scientifiques sur le sujet, mais aussi aux nombreux travaux menés au Canada ou au dernier livre de Marie-France Hirigoyen. Je vous invite également à lire des travaux sur la radicalisation, l’emprise sectaire et l’aliénation parentale, dont un excellent docteur en psychologie montre qu’elles reposent sur les mêmes processus ; il sait de quoi il parle puisqu’il a travaillé avec des enfants qui ont été sous l’emprise de Daech.

Vous avez évoqué la nécessité de travailler sur le lien. Or il y a un vrai problème avec les visites médiatisées : elles durent cinq minutes au lieu de quarante-cinq ou n’ont lieu qu’une fois dans l’année, si bien que le rapport des services sociaux remis au juge des enfants est vide – on prétendra que les parents n’ont pas répondu au téléphone. Le placement est alors prolongé d’un an. Je vous ai alertés sur le cas du petit Vincent dont le placement n’a pas duré six mois, comme prévu à la suite de l’expertise, mais quatre ans. Parfois, les rapports à charge se multiplient dans le sens du placement. C’est abusif.

Me Christine Cerrada. L’OMS donne une définition de la maltraitance qui fait consensus : « Elle s’entend de toutes les formes de mauvais traitements physiques et/ou affectifs, d’abus sexuels, de négligence ou de traitement négligents, ou d’exploitation commerciale ou autre, entraînant un préjudice réel ou potentiel pour la santé de l’enfant, sa survie, son développement ou sa dignité, dans le contexte d’une relation de responsabilité, de confiance ou de pouvoir. » Notez que la maltraitance psychologique est un délit pénal.

La maltraitance est donc un concept consensuel, précis et fondé juridiquement. Nous avons tout intérêt à nous y référer pour rester dans le champ du droit ; à l’inverse, les concepts flous donnent libre cours à l’arbitraire et sont la négation du droit. Je suis convaincue que le concept de maltraitance physique ou psychologique peut constituer une révolution dans le droit de l’assistance éducative.

J’en viens aux mères dont l’enfant est victime d’inceste, problème gigantesque que nous rencontrons quotidiennement. Elles sont exposées à une double peine, puisqu’elles sont à leur tour mises en cause et risquent de perdre leur enfant. L’assistance éducative devient alors une procédure bâillon. Il est tout de même paradoxal de reprocher à une mère d’instrumentaliser son enfant pour le priver de son père et de décider de le priver également de sa mère en le plaçant ! On aboutit à des situations absurdes au nom de l’intérêt de l’enfant. Le juge devrait dire le droit, être le gardien des libertés, et cesser de considérer que l’intérêt de l’enfant ne peut être défini que par toutes sortes d’experts ou de professionnels dont il se contenterait d’entériner les préconisations.

Les informations préoccupantes et les signalements sont en augmentation de 10 % ; ils sont déposés pour un oui ou pour un non. C’est une sorte de mode, si je puis dire : quand des parents dénoncent un harcèlement scolaire subi par leur enfant, l’établissement réplique par une information préoccupante. Nous recevons des dizaines d’appels par semaine à ce sujet. Cela peut aboutir à une ordonnance de placement provisoire (OPP) – et pour répondre à votre question, je considère qu’une OPP peut être un placement abusif quand elle fait un usage disproportionné du principe de précaution. Nous avons vu des gendarmes embarquer le jour même un enfant de trois ans à la sortie l’école, sous le nez de ses parents, sans doudou ni tenue de rechange, en application d’une OPP de quinze jours. Imaginez le traumatisme ! Si le motif n’est pas suffisant, c’est un placement abusif. Nous voyons des parents et des enfants en stress post-traumatique.

Un placement abusif qui retire un enfant à une famille bien traitante est extrêmement destructeur. On devrait procéder au placement avec la main tremblante et non, comme aujourd’hui, à tire-larigot. C’est pourquoi il faut changer le critère de danger, qui ne veut strictement rien dire et n’a aucune valeur juridique. Cela permettrait d’endiguer une grande partie du phénomène. Les problèmes de placement ne seront pas entièrement résolus pour autant, et l’ASE restera à bout de souffle. La manne de 9 milliards suscite des convoitises et des dérives de la part d’acteurs motivés par l’appât du gain – le scandale qui a éclaté dans le Nord en témoigne. Un business de la protection de l’enfance au sens large est entre les mains de gros acteurs privés. La Cour des comptes observe ainsi que plus de 90 % des mesures sont exécutées par de grosses associations privées dont le fonctionnement s’apparente à celui d’entreprises. Dès lors que le budget est énorme, il attise les convoitises ; dès lors que le système est embolisé, des solutions de toutes sortes fleurissent dans un bric-à-brac inquiétant : une société d’intérim a ouvert une maison d’enfants à caractère social dans le Calvados, des petites entreprises poussent comme des champignons pour accueillir des enfants, sans parler des fausses familles d’accueil, tant il y a d’argent à la clé.

Pour une commission comme la vôtre qui s’intéresse aux placements, je vois deux pistes possibles : intervenir en amont à titre de prévention ; lisser les disparités départementales en aval – pourquoi pas en nationalisant le secteur – et renforcer les contrôles. Mme Roullaud s’est émue, lors d’une précédente audition, que seuls trente-neuf établissements aient été contrôlés en cinq ans. Le problème des contrôles est gros comme une maison, quand on sait que des dizaines de milliers d’établissements accueillent des enfants. La situation n’est en rien sous contrôle, et l’institution est littéralement à la dérive.

Mme Madeleine Meteyer. Je souhaite revenir sur le quotidien des parents. Avons-nous une définition trop large de la maltraitance ? C’est possible. Les parents rencontrent-ils tant de difficultés que des accidents surviennent plus fréquemment qu’autrefois ? C’est également possible. La preuve en est que les violences intrafamiliales ont augmenté durant le confinement ; les parents étaient confrontés au stress, dans des petits logements où ils tournaient en rond.

On ne juge personne en considérant que, dans un pays où les hommes et les femmes travaillent, ont de longues journées, voient peu leurs enfants, ont à peine le temps de faire redescendre la pression de retour à la maison, entre le bain et la préparation du repas, des situations peuvent déborder. Une étude belge estime que 10 % sont en burn-out parental.

Peut-on considérer que ces défaillances parentales font partie du cycle de la vie et qu’un placement ou une mesure éducative est trop grave, sanctionne trop durablement la famille et risque de casser l’enfant – ce que je crois ? Un an de placement dans la vie d’un enfant de six ans, c’est considérable ! Le lien peut tellement se distendre qu’il n’est pas toujours pertinent qu’il réintègre sa famille : il ne s’y sentirait pas bien ou ses parents se sentiraient dévalorisés.

Si l’on considère que le placement cause trop de dégâts mais que l’environnement familial est délétère pour l’enfant, il faut proposer des mesures éducatives. Les juges que j’ai vus travailler et avec lesquels j’ai discuté s’efforcent de faire au mieux, avec tout leur cœur, et prennent de la distance vis-à-vis des rapports sociaux. Ils m’ont assuré qu’ils ne faisaient pas de la pauvreté un critère de placement. Un père a par exemple pu garder son enfant alors qu’ils vivaient dans un bureau, parce qu’il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour répondre aux besoins essentiels de son petit. Il était par ailleurs coopératif et acceptait les aides éducatives.

Les juges expliquent que s’ils en viennent à demander des placements, c’est parce que, dans un premier temps, les parents se sentent épiés et refusent les aides éducatives. Il faut trouver un moyen de les aider sans être trop intrusif, sans leur donner le sentiment qu’ils sont incompétents, mais en évitant l’aggravation des problèmes, de sorte que les défaillances ne deviennent pas des maltraitances.

Mme Romane Brisard. Les associations qui se mobilisent contre l’aliénation parentale ont beau ne plus la qualifier de syndrome, ce qui pathologisait un prétendu lien toxique entre le parent et l’enfant, cela ne change rien. Rappelons que le syndrome d’aliénation parentale a été inventé dans les années 1980 par Richard Gardner, pédopsychiatre américain aux positions pro-pédophiles assumées. Il défend les pères incestueux dans un de ses livres : comment ne pas succomber à un enfant dont la peau est aussi douce que celle de sa mère ? C’est madame qui est folle de s’y opposer, c’est elle qui manipule la parole de son enfant…

Les associations ne citent probablement plus Richard Gardner, mais le syndrome d’aliénation parentale continue d’inonder les tribunaux. Je ne suis pas la seule à le dire : Mme Rossignol, alors ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, a demandé dans une circulaire de 2016 que cette notion soit revue – elle est d’ailleurs rejetée par l’OMS et par de nombreuses autres institutions, n’a jamais été corroborée par aucune étude chiffrée et n’a rien de scientifique. Des experts surmédiatisés comme M. Bensussan, qui s’est prononcé à l’occasion du procès d’Outreau et de l’affaire Pelicot, sont de fervents défenseurs de cette théorie importée des États-Unis. Ils l’ont notamment introduite auprès de l’association SOS Papa, qui en fait la promotion depuis les années 1980 et continue de prétendre que les mères en procédure de divorce provoquent des conflits parentaux.

Il faut bien comprendre que nous ne parlons pas ici de conflits parentaux. Pourtant, toutes les décisions de justice et toutes les expertises évoquent cette notion, de même qu’un syndrome d’aliénation déguisée : on n’invoque plus l’aliénation parentale parce qu’on sait qu’on risque de se faire taper sur les doigts – et encore, pas trop fort –, on dit désormais qu’une mère est trop fusionnelle, qu’elle manipule, qu’elle instaure un conflit permanent avec le père, et même qu’elle s’acharne contre lui en donnant des preuves d’inceste ! J’ai des dossiers dans lesquels les mères transmettent aux magistrats l’enregistrement d’un mouchard placé dans un doudou, et à qui l’on répond que c’est la preuve de leur acharnement contre le père !

Le syndrome d’aliénation parentale mériterait d’être rayé de notre vocabulaire. Veillons aussi à ne pas confondre des violences à sens unique, commises contre un enfant ou une femme, avec un conflit conjugal : cela n’a absolument aucun rapport. Formons les magistrats et les experts de l’ASE à ces questions, à la détection des violences et au contrôle coercitif, afin que la protection de l’enfance ne soit pas une coparentalité à tout prix. Le lien ne doit pas être maintenu quoi qu’il en coûte. Des enfants doivent être sauvés, des femmes méritent qu’on les écoute parce qu’elles rapportent la parole de leur enfant ; elles ne l’inventent pas. Tout ce que j’avance est corroboré par des preuves, contrairement au syndrome d’aliénation parentale.

Certaines mères sont obligées de fuir la France parce qu’elles ont osé relayer la parole de leur enfant et qu’on menace de le placer. Il est temps que le Gouvernement s’y intéresse, chiffres à l’appui. C’est un scandale d’État qu’on ne veut pas voir.

J’en viens à la question des contrôles. Dans l’exemple du Nord que j’ai évoqué, des enfants ont été placés dans des familles d’accueil illégales parce que l’ASE les a confiés à d’autres départements que le leur, sans vérifier les agréments. Le minimum serait de procéder à ces vérifications, en s’en donnant les moyens. J’ajoute, évidemment, qu’il ne faut pas laisser passer les signalements – en l’occurrence, il y en avait eu au moins quatre, selon la directrice de l’ASE du Nord : des travailleurs sociaux s’étaient inquiétés des conditions d’accueil de ces jeunes, de violences et de surdosages de médicaments. J’ai même identifié deux signalements supplémentaires, ce qui me laisse penser que l’on protège certaines personnes. Les obligations existent, il faut les faire respecter afin que les responsabilités ne se diluent pas dans la chaîne de l’aide sociale à l’enfance. En matière d’inceste, il faut appliquer les lois, notamment celle qui demande à un parent de faire tout ce qui est nécessaire pour assurer la sécurité de son enfant. Où est le principe de précaution ? Pourquoi la loi se retourne-t-elle contre les femmes qui dénoncent des incestes ? Tous ces sujets se rejoignent : il suffit d’écouter les enfants et d’appliquer le principe de précaution, pierre angulaire de toutes ces situations.

Mme Madeleine Meteyer. Si de trop nombreux signalements ne donnent pas lieu à une enquête, c’est parce qu’on ne croit pas à la violence ; on ne croit pas à l’inceste dénoncé par les mères tant il nous paraît ignoble. Nous-mêmes, en tant que journalistes, avons un premier mouvement de rejet devant les preuves qu’on nous présente ; on se dit que ce n’est pas possible, que c’est exagéré, que les personnes qui rapportent ces histoires ont une forme de perversité. Tant qu’on ne croira pas à l’existence de la violence, on aura du mal à traiter ces sujets.

Mme Olga Odinetz. Il faudrait organiser une commission d’enquête ou une mission d’information sur l’aliénation parentale. Je suis par ailleurs prête à vous adresser des pistes de solutions.

Mme la présidente Laure Miller. N’hésitez pas à nous communiquer des compléments par écrit.

 

La séance s’achève à vingt heures quinze.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Ségolène Amiot, M. Arnaud Bonnet, M. Denis Fégné, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Marie Mesmeur, Mme Laure Miller, Mme Julie Ozenne, Mme Isabelle Santiago

Excusée. – Mme Anne-Laure Blin