Compte rendu
Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Alain Garrigou, professeur émérite de science politique à l’université de Paris X-Nanterre, ancien membre de la commission des sondages 2
– Présences en réunion................................19
Jeudi
16 janvier 2025
Séance de 9 heures 30
Compte rendu n° 2
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Thomas Cazenave,
Président de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures trente.
M. le président Thomas Cazenave. Mes chers collègues, pour la première audition de la commission d’enquête, nous avons le plaisir d’accueillir M. Alain Garrigou, professeur émérite de science politique à l’université de Paris X-Nanterre et ancien membre de la commission des sondages, entre 2017 et 2023.
En tant qu’universitaire, monsieur Garrigou, vous avez consacré de nombreux travaux aux questions du vote, du suffrage universel et de leur histoire, notamment l’ouvrage Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs, publié en 1992. Vous y posez d’emblée une bonne question : savons-nous ce que nous faisons quand nous votons ? Vos années à la commission des sondages vous donnent une expérience sur un autre sujet qui est au cœur de cette commission d’enquête. Vous avez développé un regard assez critique sur l’usage que nous en faisons.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Alain Garrigou prête serment.)
M. Alain Garrigou, professeur émérite de science politique à l’université de Paris X-Nanterre, ancien membre de la commission des sondages. Votre invitation me conduit à revenir sur le sujet du vote, auquel j’ai consacré une quarantaine d’années. Si je m’y suis autant intéressé, c’est que c’est une question centrale en sciences politiques ; or, à l’époque, elle était insuffisamment traitée et il y avait beaucoup à en dire. J’avais été inspiré par un article de Jean-Paul Sartre dans Les temps modernes en 1973, dont le titre a connu une large postérité : « Élections, piège à cons ». Il y considérait que les électeurs trahissaient leur classe – la classe ouvrière – dans l’isoloir. Scientifiquement fausse, cette réflexion était plutôt une manifestation de « l’esprit littéraire » dénoncé par Tocqueville – quand on préfère les belles phrases aux vérités. Il y avait toutefois une intuition intéressante dans l’idée que séparer les électeurs de leur monde pour en faire des individus n’est pas qu’une question de droit, mais change les relations sociales et donne une dimension structurante à la politique.
Néanmoins, Sartre se trompait. Si la désocialisation était bien réelle, il ne s’agissait pas tant de celle des ouvriers – encore qu’en 1848, on a vu des cortèges d’ouvriers se diriger vers les bureaux de vote – que de celle des villages : dans la France rurale, individualiser les personnes revenait à casser les relations sociales de tout le village. L’objectif était de les affranchir des influences des notables qui, bien plus que dans le monde ouvrier, exerçaient une « autorité sociale évidente » – pour reprendre les mots d’André Siegfried – sur les électeurs.
Désocialiser supposait par ailleurs un autre mode de socialisation que refusait de voir Sartre : la socialisation politique. Quel était le nouveau type de relations sociales, qui étaient les acteurs des relations instituées par ce simple instrument ? L’Université se fichait de cette question, à laquelle les meilleurs manuels ne consacraient pas plus d’une ligne.
J’ai donc souhaité mener l’enquête, à partir de 1983-1984. Étant avant tout chercheur en sciences sociales, historien et politiste, j’ai dès lors dû m’affranchir de mes prédécesseurs. J’ai longtemps consulté des archives que personne n’ouvrait jamais, certaines datant du XIXe siècle – dont des dossiers de l’Assemblée nationale. Je me suis intéressé à la réalité des élections, à la façon dont elles se faisaient, à la manière dont les choses étaient disputées, à ce que l’on considérait comme légitime dans la conquête des voix. J’ai découvert des choses finalement assez évidentes et j’ai écrit l’article « Le secret de l’isoloir » en 1988, puis l’ouvrage Le vote et la vertu.
L’économie du vote constituait un vaste champ de recherche. Faire campagne, par exemple, est une pratique qui apparaît seulement en 1881, parce qu’il fallait bien présenter le programme des candidats. Le recueil des professions de foi, dit le « Barodet », du nom d’un député radical, apparaît à cette époque. Mais les notables qui régnaient sur les campagnes n’en voyaient pas l’intérêt, parce que tout le monde les connaissait ! Loin d’être anecdotiques, ces éléments illustrent la relation avec les électeurs et la manière d’obtenir leur vote. Il a fallu aller sur les marchés, faire du porte-à-porte – ou canvassing, qui a été inventé en Angleterre. Encore aujourd’hui, certains députés disent apprécier aller sonner aux portes pour faire leur campagne, même si chacun sait que ce n’est pas ainsi qu’on gagne des voix, comme chacun sait que les professions de foi ne sont pas forcément lues par les électeurs. Il s’agit aujourd’hui davantage de rituels qui permettent de manifester une sorte de foi démocratique – ne pas le faire, c’est enfreindre les principes démocratiques.
Ce qui se joue alors, c’est l’invention de l’électeur – et celle des candidats. Or ce qui a été historiquement construit peut être déconstruit. Permettez-moi de citer la conclusion du Vote et la vertu : « Il est douteux que l’épilogue soit écrit, que la rationalité imposée par l’apprentissage électoral – une opinion s’exprime par un bulletin de vote – ne soit jamais menacée et d’abord par sa propre érosion. » Puis : « Nous vivons sur un legs dont on ne sait s’il est toujours neuf ou déjà ancien tout en étant apparemment moins contesté que jamais. Faute d’autre chose ? » En 1992, j’avais l’intuition d’une crise profonde de l’économie du vote, du système de représentation mentale et d’organisation du vote qui est aujourd’hui le nôtre. Manquait juste l’échéance : vingt, trente, quarante ans ?
J’ai donc, en attendant, préféré laisser le terrain à de plus jeunes que moi, qui l’ont intensément labouré, notamment le concept de « participation parcimonieuse » que j’avais avancé. Je me suis lancé dans le journalisme, activité plus gratifiante à court terme – alors qu’un ouvrage de fond prend dix ans de votre vie… Je me suis intéressé à la question de la mort avec Mourir pour des idées, la vie posthume d’Alponse Baudin, l’un de vos prédécesseurs, mort sur une barricade et panthéonisé. Sans le vouloir, j’ai également continué à m’intéresser au sujet du vote, sous un autre angle, grâce à mon activité en matière de sondages.
Je m’étais en effet aperçu que le discours des sondeurs ne tenait pas debout. Selon eux, les personnes interrogées par téléphone répondaient avec enthousiasme aux questions – le spontanéisme démocratique. J’avais pourtant constaté que les centres d’appels avaient du mal à obtenir des réponses. En 2001, j’ai publié dans Le Monde diplomatique un article intitulé « Les sondés ne veulent plus parler ». On m’a invité sur les plateaux, et cela s’est très mal passé. J’avoue que j’en ai été un peu surpris. Quoi qu’il en soit, c’est à cette occasion que j’ai reçu le plus beau compliment de ma vie, lorsqu’un sondeur en colère m’a dit : « Moi je brasse des millions, je ne me ferai pas intimider par un petit prof de fac ! » Cela m’a fait sourire, mais cela ouvre des réflexions intéressantes sur les rapports de force.
Les problèmes des sondages ne se limitaient pas au nombre de réponses : vraiment, cela n’allait pas du tout. En 2006, dans le contexte de la campagne présidentielle de 2007, j’ai publié un petit livre, L’ivresse des sondages, qui m’a aussi valu des relations assez tendues avec les professionnels. L’Observatoire des sondages, que j’avais fondé avec mon ami Richard Brousse, a été confronté à des tricheries caractérisées – dont, pardon, la commission des sondages ne s’occupait pas. Avant les élections européennes de 2009, j’avais par exemple repéré un sondage parfaitement truqué sur la popularité de Nicolas Sarkozy, où il apparaissait comme la deuxième personnalité européenne la plus populaire après Angela Merkel – sauf qu’il était le seul à ne pas avoir été testé dans son propre pays ; or les chiffres réalisés en France auraient fait baisser significativement ses résultats. En outre, les chiffres avaient été obtenus en faisant la moyenne des pourcentages de chaque pays, ce qui est une aberration statistique. Ainsi, deux pays comme l’Espagne et l’Allemagne, qui a le double de population, étaient mis à égalité.
Puis il y a eu l’affaire des sondages de l’Élysée, à l’occasion de laquelle j’ai d’ailleurs apporté de manière officieuse mon expertise aux députés qui m’ont sollicité. Cette affaire m’a valu des ennuis car il est ressorti d’une interview donnée à Libération que, selon moi, Patrick Buisson était soit un escroc, soit un financier de la campagne de M. Sarkozy. Je précise que j’ai utilisé cette formule, qui a été reprise dans l’article, pour essayer de convaincre au téléphone le journaliste de la justesse de mon propos, en ayant recours à un raisonnement hypothético-déductif. Le journaliste m’a prévenu la veille de la publication et je n’ai pas pu relire l’article. Patrick Buisson a porté plainte pour diffamation. Il a perdu en première instance, de nouveau en appel, et a été condamné aux dépens. L’affaire n’était même pas terminée que j’héritais d’une deuxième plainte en diffamation, cette fois de la société Fiducial. C’était cousu de fil blanc, cela s’appelle une procédure bâillon. Ces affaires ont duré de 2009 à 2015.
Cette expérience m’a appris beaucoup de choses, et j’ai parfois pu regretter un peu les archives. Mais tout cela m’a amené à conseiller MM. Sueur et Portelli sur leur proposition de loi sur les sondages visant à mieux garantir la sincérité du débat politique et électoral, adoptée à l’unanimité au Sénat et recalée à l’Assemblée nationale – certaines mesures n’étaient pas acceptables pour les sondeurs, notamment la fin des sondages par internet.
J’ai finalement été nommé à la commission des sondages par le Président de l’Assemblée nationale. J’y ai siégé pendant cinq ans. J’ai démissionné pour des raisons de principe dans les derniers mois, parce que le dernier rapport d’activité mettait en cause les scientifiques. Il reprenait exactement les propos d’un sondeur bien connu déclarant qu’on ne voyait pas les scientifiques dans les instituts de sondage – autrement dit qu’on ne faisait pas bien notre boulot. Que la commission puisse reprendre ce propos en dit long sur les rapports que j’ai pu y avoir pendant cinq ans.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Pour ma part, je ne brasse pas des millions, mais je suis très heureux et fier de recevoir un professeur que j’ai lu durant mes études universitaires. Puisqu’il s’agit de notre première audition, je rappellerai le cadre de notre commission d’enquête. La Constitution dispose que le principe de la République est le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » et que « aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Si une partie du peuple ne participe pas aux élections, s’abstient, la question de sa représentation se pose, que ce soit dans les élections locales ou nationales. Or chacun d’entre nous, citoyen ou élu, souhaite que la représentation du peuple soit la plus exacte possible, afin que la République soit fidèle à ses principes.
Nous vous avons convié car vous disposez d’une double casquette, chercheur spécialiste des élections et ancien membre de la commission des sondages. Vos propos sur les sondages renvoient d’ailleurs à des sujets d’actualité, notamment leur influence possible sur les élections. On peut en effet raisonnablement penser que les sondages construisent des gagnants et des perdants potentiels et induisent dès lors des comportements électoraux qui s’apparentent à des paris, selon le principe du vote utile – on ne vote pas selon ses propres convictions, mais pour celui qui a le plus de chances de l’emporter.
Ma première série de questions porte sur les différents types de vote qui existent : vote électronique, par bulletin, par correspondance… Leurs caractéristiques ont-elles des effets sur la participation, y compris dans sa dimension sociale ? Autrement dit, certains participent-ils plus à certains scrutins qu’à d’autres ? La distance par rapport au bureau de vote ou le système électoral lui-même ont-ils une influence ? Quels sont les différents types d’électeurs et quelles sont leurs caractéristiques sociales ? Qu’est-ce qui caractérise les personnes qui ne participent à aucune élection ? Existe-t-il des électeurs intermittents, qui participent à certaines élections mais pas à d’autres ? Comment la science électorale analyse-t-elle cela : est-ce lié à la campagne électorale, à la situation politique ? Pour quelles raisons la participation a-t-elle très fortement augmenté lors des dernières élections législatives ?
Sur les sondages ensuite, vous vous montrez très critique. Il est vrai que, pour reprendre votre expression, que j’aime beaucoup, ce qu’ils racontent ne tient pas debout. Par exemple, juste après la censure du gouvernement Barnier, en décembre 2024, un sondage a fait état d’une augmentation de 11 points de la confiance des sympathisants « insoumis » envers l’action d’Emmanuel Macron. Ce que j’ai observé autour de moi me pousse à trouver cela un peu suspect. J’aimerais d’abord que vous nous parliez des sondages électoraux et du fait que les instituts de sondage demandent aux gens pour qui ils ont l’intention de voter parfois très longtemps à l’avance, voire sans que l’on connaisse les candidats. Autre question qui a de l’influence sur la vie politique, celle des sondages dits de personnalités, du type « quelles sont vos personnalités politiques préférées ? » Selon un récent sondage commandé par un journal d’extrême-droite, par exemple, seules des personnalités politiques d’extrême-droite figuraient, comme par hasard, parmi les personnalités préférées des Français…
Étant donné qu’une commission est censée en vérifier la fiabilité, comment est-il possible que des sondages commandés par des journaux d’extrême droite donnent des résultats d’extrême-droite et que d’autres donnent des résultats totalement différents, voire parfois lunaires ? Si les sondages ont un caractère scientifique, ne devraient-ils pas tous donner des résultats comparables ? Si je comprends bien, la commission des sondages ne peut exiger que les notices des sondages portant sur les élections, et les redressements sont donnés pour le panel et non pour les résultats du sondage. Quels sont les réels pouvoirs de contrôle et d’enquête de cette commission ?
M. Alain Garrigou. En matière de vote, il y a longtemps que les électeurs calculent, mais les sondages ont beaucoup accentué pour eux la dimension stratégique et tactique. Ils peuvent parfois faire diminuer la participation : certains électeurs considèrent que ce n’est pas la peine de se déplacer pour aller voter, non parce qu’ils ne trouvent pas de candidats qui leur conviennent dans l’offre électorale, mais parce que ces candidats n’ont aucune chance d’être élus. Disons que les sondages donnent une base statistique, juste ou fausse, à ces calculs d’anticipation et que cela ne favorise pas la participation.
Je voudrais toutefois mettre en garde contre la tentation d’aborder la question en termes techniques – de se demander par exemple quels éléments permettraient de favoriser la participation. Je vais prendre un exemple de l’autre côté de l’Atlantique, où le vote n’est plus le même après M. Trump.
Aux États-Unis, tout un ensemble de dispositions techniques ont été prises pour favoriser la participation. Face à ce qu’on appelle un « obstacle morphologique », les bureaux de vote étant très espacés sur ce très grand territoire, ils ont mis en place le vote par correspondance. Comme le jour du vote n’est pas favorable non plus, traditionnellement le mardi après le premier lundi de novembre – parce que, dans la société rurale et très croyante dans lequel le système a été conçu, le vote ne pouvait pas avoir lieu le dimanche – ils ont instauré le vote anticipé. Puis est venu le vote en ligne. Bref, puisqu’ils ne voulaient pas modifier leur Constitution, avec laquelle ils entretiennent un rapport sacré, les Américains ont ajouté des éléments techniques dont le résultat a été incontestablement une augmentation régulière de la participation ; je pourrai vous en communiquer les chiffres.
Sauf que M. Trump a contesté toutes ces dispositions, accusant ses adversaires d’avoir truqué le vote par correspondance et le vote anticipé. La société Dominion, qui produisait les machines à voter en ligne, a été abondamment attaquée par Fox News, au point d’ailleurs que la chaîne a finalement dû lui payer 787 millions de dollars pour éviter un procès. Cependant, que les accusations soient vraies ou fausses n’a aucune importance : le soupçon est là. Cela contrevient au principe de transparence. Quand on peut recompter des bulletins papier, chacun peut constater qu’il existe des preuves matérielles, mais c’est beaucoup plus difficile en ligne. Je ne pense pas que la société Dominion ait triché, car elle n’y avait pas d’intérêt, mais cela n’empêche pas la diffusion de fake news.
Le terme de fake news est l’exacte traduction des « fausses nouvelles », lesquelles, en France au XIXe siècle, étaient un motif d’invalidation du scrutin. Il s’agissait d’informations fantaisistes et de rumeurs diffusées par tous les camps, mais dans un cadre local et une société orale, ce qui fait qu’elles étaient très difficiles à démontrer. Les parlementaires, à qui revenait à cette époque le contrôle de la régularité des élections – dont ils ont été privés par la Ve République – ont donc abandonné cette incrimination, d’autant que les électeurs étaient censés être libres et souverains et que, de toute façon, s’ils ne l’étaient pas assez, l’instruction publique y remédierait. Aujourd’hui, la capacité de l’instruction publique à produire des individus informés, compétents et intéressés par la politique suscite quelques doutes. En revanche, il existe des moyens considérables pour alimenter les fake news dans l’offre politique.
À l’époque, les professeurs évitaient déjà autant que possible de dispenser cette « éducation civique » dans leurs écoles. La situation n’est guère plus facile aujourd’hui. Cette instruction se fait désormais largement par les réseaux sociaux – des bulles cognitives qui ne permettent aucune éducation au débat et à la contradiction, car on se rend toujours, par confort, sur les sites qui disent ce que qu’on a envie d’entendre. C’est une plaie, un mal très difficile à combattre car le système de « conquête des voix », selon la vieille expression, a été profondément déséquilibré. On voit de moins en moins les candidats qui font leur campagne de terrain et de plus en plus les chaînes en continu, qui ont besoin d’informations, quelles qu’elles soient. De plus en plus souvent, des puissances privées indépendantes contrôlent les réseaux sociaux et les moyens d’information, menant ce que Gramsci appelait la guerre des idées – sachant que cette guerre des idées est en grande partie matérielle, la question étant de savoir quels moyens consacrer pour arracher les suffrages et les victoires électorales.
En France, quelqu’un a commencé à adopter cette démarche : Patrick Buisson, qui n’aimait pas que l’on mette au jour certaines de ses méthodes. Je précise que je m’exprime sans aucun présupposé partisan et que je ne fais que mon travail de politiste et de défenseur de la démocratie – car, et j’assume ce point de vue corporatiste, la démocratie, c’est la liberté de recherche. Patrick Buisson parlait donc de guerre des idées, se présentant comme un gramscien de droite. Il s’agissait alors d’une entreprise assez artisanale, reposant sur certaines tricheries – je vous dirai exactement lesquelles si vous me posez la question – et qui est plutôt, de mon point de vue, une guerre « aux » idées. Cette expression est d’ailleurs le titre d’un livre que je devais publier cette année chez Dalloz, sauf qu’il semble que les directeurs de la collection se heurtent à la maison d’édition, qui craint une attaque en diffamation, même si je ne vois pas pourquoi.
La guerre aux idées se mène avec des appareils. Nous en avons eu un aperçu en France ; Cambridge Analytica a fait mieux en Angleterre, et les États-Unis font encore mieux aujourd’hui, quand les personnages les plus puissants engagent dans les élections des sommes inimaginables. Tout le monde ne dispose pas de Fox News – qui appartient certes à Murdoch mais qui fonctionne en coordination tacite –, une chaîne qui peut aussi bien abreuver le public de fake news aussi énormes les unes que les autres que payer des amendes faramineuses. J’y ai été confronté : heureusement que la 17e chambre du tribunal de Paris est magnanime avec les intellectuels ! Mais si M. Trump peut qualifier des ministres britanniques d’ordures ou de pédocriminels, je me demande si je ne ferais pas l’objet d’une plainte en diffamation si je gratifiais M. Musk des mêmes qualificatifs sur X. Et personne n’a envie d’engager une plainte en diffamation contre l’homme le plus riche du monde, tandis que celui-ci peut facilement faire la réciproque.
C’est la raison pour laquelle, en 2017, j’avais appelé l’attention du secrétariat d’État à la recherche sur cette question et qu’ont été adoptées des mesures de protection fonctionnelle permettant de s’exprimer sans trop de craintes.
Dans ce domaine entrent donc en scène des machines très riches, et votre commission touche forcément à la question très délicate de la montée des puissances privées indépendantes.
L’importance de l’opinion en matière de fake news m’amène à votre deuxième sujet : les sondages. Je précise d’emblée que je suis hostile aux sondages sur les intentions de vote, qui devraient carrément être supprimés. C’était d’ailleurs une mesure de la proposition de loi Portelli-Sueur, qui, je crois, n’a pas plu.
Revenons aux bases : ce qu’on demande aux gens, c’est ce qu’ils voteraient si les élections avaient lieu dimanche prochain. Or elles n’auront pas lieu dimanche prochain. On place donc les citoyens dans une situation de fiction. On ne connaît pas les candidats, on propose des noms de personnes qui ne seront peut-être pas candidates – et parfois qui étaient totalement inconnues trois mois plus tôt et qui ont été introduites dans le débat par des sondages de popularité. Les exemples sont connus. Ainsi, Mme Ségolène Royal n’aurait jamais été candidate si elle n’avait pas commencé à un moment à figurer dans les cotes de popularité, et M. Zemmour n’aurait pas atteint un score de 17 % – bien entendu, ces choses ne se font pas toutes seules. On peut certes dire qu’il s’agit d’information. C’est d’ailleurs ce que défendent les sondeurs, selon lesquels il revient aux électeurs de faire la part des choses. C’est leur accorder beaucoup trop de compétences, car tout le monde ne peut pas passer sa carrière à étudier ces questions techniques.
Les sondages sur les intentions de vote mettent donc les gens dans des situations fictives, et ils le font aujourd’hui en ligne. Si vous avez déjà répondu à des sondages en ligne, vous aurez constaté que lorsqu’on réfléchit trop longtemps avant de répondre, on est déconnecté – car cela fait suspecter l’intervention d’une tierce personne, alors que le vote, ou l’opinion, sont individuels. En d’autres termes, si vous réfléchissez sérieusement à un choix politique, votre opinion ne compte pas : c’est le monde à l’envers ! Or plus des trois quarts des sondages se font aujourd’hui en ligne : c’est plus rapide, on trouve plus facilement des personnes qui répondent – parfois pour gagner des appareils ménagers, comme cette enseignante présentée dans un reportage de l’émission « Cash investigation », qui répondait aux sondages pour faire des cadeaux à toute sa famille. C’est une belle illustration de la raison pour laquelle je parle de « guerre aux idées » : si on se met à réfléchir, ça ne marche pas ; il faut entrer dans la case, et vite, sinon c’est terminé !
Le journaliste Luc Bronner a montré dans Le Monde qu’on pouvait tricher – ce que nous savions déjà à l’Observatoire des sondages, mais on nous écoute moins que Le Monde. Il l’a fait lui-même en répondant plusieurs fois à des sondages, ce que niaient les sondeurs et les panélistes – spécialité apparue quand les sondeurs ont externalisé une partie du travail. Cette enquête a donné lieu à des auditions de la commission des sondages, qui a invité, comme de juste, tous les sondeurs… mais pas le journaliste qui avait, je le sais, des choses désagréables à dire.
Les intentions de vote sont un artefact dont profitent ceux qui sont les mieux armés pour en profiter, c’est-à-dire ceux qui ont des moyens de communication et de l’argent. C’est un progrès de la ploutocratie – et je ne parle même pas des États-Unis : j’imagine que chacun ici est choqué qu’Elon Musk donne chaque semaine un chèque d’un million de dollars, ce qui, chez nous, serait quand même un motif d’invalidation de l’élection. Toujours est-il qu’en France, la situation ne s’améliore pas.
Vous avez cité un sondage. À l’occasion du nouvel an, le Journal du dimanche (JDD) a publié son sondage sur les personnalités les plus appréciées des Français. Vient toujours en tête le chanteur Jean-Jacques Goldman, qui ne chante plus depuis longtemps – j’aurais pour ma part suggéré aux sondeurs de proposer les noms de personnes décédées : je suis sûr que certaines auraient obtenu un bon score ! Et, comme par hasard, arrivent ensuite les noms de certaines personnalités.
Le 4 décembre dernier, un sondage CSA pour le JDD, Europe 1 et CNews donnait Michel Barnier censuré et Jordan Bardella favori des Français pour le poste de Premier ministre. Le 26 décembre, un sondage CSA pour le JDD, Europe 1 et CNews affirmait que 62 % des Français estimaient que la justice était partiale. Le 6 janvier 2025, un sondage CSA pour le JDD, Europe 1 et CNews révélait que 94 % des Français réclamaient l’expulsion des influenceurs algériens menaçants. Or CSA appartient à M. Bolloré ; le JDD, Europe 1 et CNews aussi.
Il faut être réaliste : voilà le genre de dispositif de guerre aux idées qui est en train d’être organisé en France. Ce dispositif menace chacun. Il marginalise les partis politiques. Les sondages ont largement remplacé les partis, et même les primaires, dans la sélection du personnel politique. Je m’étais demandé pourquoi M. Bolloré achetait CSA, institut de sondage connu qui a arrêté son activité dès qu’il a été acheté. Nous avons maintenant la réponse, et encore la France est-elle très en retard sur les États-Unis, car elle n’a pas de Fox News et de M. Musk – et il n’y a pas qu’eux !
Il faut donc prendre la mesure des choses. Les réformes ponctuelles sont justement ponctuelles. Améliorer la participation ne suffit pas si elle est largement déterminée par les réseaux sociaux, si l’offre est déterminée par les sondages parce que les partis ont été dépossédés de leur fonction de sélection des candidats. Il s’agit bien d’une crise du suffrage universel, et les mesures de contrôle ne sont pas assez assumées. Les incriminations pour fausses informations ont été abandonnées dans les années 1880 ; comment combattre aujourd’hui les fake news ? Il faut revoir à peu près tout le dispositif institutionnel.
Il va sans dire que la proposition d’interdire les sondages d’intentions de vote ne plaît pas à certains. Mais c’est tout le système de contrôle de régularité qu’il faut revoir. Confié jusqu’en 1958 aux assemblées parlementaires, il l’est aujourd’hui à des administrations. Je pense qu’il faut que le contrôle – c’est-à-dire l’étude des cas, la vérification de la régularité des élections, de la liberté d’expression et de la sincérité du vote, la faculté de prononcer des invalidations – soit de nouveau associé aux corrections, c’est-à-dire au travail de réforme incombant au législateur.
Je pense en effet que les plus compétents pour apprécier la régularité et donc pour proposer des réformes sont ceux qui sont au contact du vote, et non pas des hauts fonctionnaires – même pas le Conseil constitutionnel, et encore moins le Conseil d’État ou la Cour des comptes. Avec tout le respect que j’ai pour les membres ces institutions, mon expérience à la commission des sondages me force à dire que ce n’est carrément pas leur truc ! J’ai entendu des énormités. Mais le pire était le silence dans des cas où la commission aurait dû intervenir. Quand je demandais, on me répondait que de toute façon, quand on saisissait le procureur, il classait sans suite… Mais alors, à quoi sert la commission ?
Il faut donc reconsidérer le contrôle de régularité. Je serais, pour ma part, favorable au retour à un contrôle de régularité républicain qui associerait deux compétences : celle des praticiens, les parlementaires, et celle des réformateurs, les législateurs, qui sont les mieux placés pour changer les choses face à la réalité qu’ils observent.
M. le président Thomas Cazenave. Pour rester dans le champ de nos travaux : vous parlez de retrouver un contrôle républicain sur le processus électoral, mais quel est votre regard sur l’organisation des élections dans notre pays ? Pour le grand spécialiste que vous êtes, qui a certainement observé aussi les autres processus électoraux, quelles sont les grandes failles et les potentielles irrégularités qui apparaissent dans le processus conduisant au vote ?
Par ailleurs, vous disiez à propos du système américain que l’élargissement des possibilités offertes pour voter s’était traduit par une augmentation de la participation. Le vote par correspondance est-il transposable dans notre pays ? Quel est votre point de vue sur le vote obligatoire ?
Enfin, pouvez-vous entrer dans les détails s’agissant du fonctionnement concret de la commission des sondages ?
M. Alain Garrigou. De nombreux pays connaissent des problèmes en matière d’organisation des élections. La France doit être l’un des mieux rodés, avec des employés municipaux habitués à tenir les bureaux de vote et qui sont d’ailleurs payés pour le faire, puisqu’ils y sacrifient leur dimanche. Il y a certes toujours des contestations, des petits filous qui veulent priver les autres listes de bulletins, mais c’est devenu un peu folklorique, même si c’est désagréable pour ceux qui y sont confrontés. Par comparaison avec un lointain passé, les bureaux de vote français sont particulièrement calmes. La procédure d’invention de l’électeur a réussi à le « domestiquer » – terme sociologique qui n’a rien de péjoratif ; Tocqueville avait lui-même employé l’excellente expression d’apprivoisement du suffrage universel. Un manuel de science politique qui vient de connaître sa troisième édition emploie d’ailleurs cette formule, sur ma contribution personnelle.
Les électeurs savent donc incontestablement se tenir selon les principes de la démocratie représentative, et le personnel est expérimenté. Par rapport à il y a cent ans, il n’y a pas beaucoup d’incidents – détrompez-moi si je ne les ai pas vus. Il me semble ainsi que, du point de vue procédural, l’institution fonctionne. Les menaces viennent d’ailleurs.
Vous vous demandez comment augmenter la participation, mais il faut aussi poser la question de la qualité. Cela rejoint le problème de la corruption, qui est en perte de vitesse : rappelez-vous les rastels d’antan, pendant lesquels on abreuvait les électeurs d’alcool et de cigares… Cette pratique a disparu il y a un peu plus d’un siècle. On imagine mal aujourd’hui acheter des voix d’une façon aussi rudimentaire – le problème, c’est qu’on en achète encore, mais d’une manière plus indirecte et beaucoup plus coûteuse.
Les électeurs qui se déplacent pour voter sont des gens politisés, qui s’intéressent un tant soit peu à la compétition politique et ont des préférences. Cela me permet de répondre à votre question sur l’obligation de vote, un principe qui s’accorde mal avec la liberté d’expression puisqu’il s’agit en réalité d’une « obligation d’expression ». Cette règle existe notamment en Belgique, où elle est très mal appliquée car aucune amende n’est infligée aux contrevenants. Par ailleurs, elle donne de l’État une image coercitive qui ne me semble pas souhaitable.
Pour augmenter la participation donc, d’autres moyens existent. Je pense notamment au vote par correspondance, qui a existé avant d’être supprimé en 1973, en raison de fraudes massives dans certaines régions de France que je ne citerai pas. A-t-il favorisé la participation électorale ? C’est possible, mais vraiment à la marge. Les gens qui veulent aller voter seraient capables de traverser la France pour cela – on est convaincu ou on ne l’est pas. Je ne pense pas que de telles modifications, de l’ordre du détail, permettraient de résoudre le problème de la participation.
Plus importante est la question du vote en ligne. L’économie numérique nous donne les moyens de la démocratie directe. En poussant le raisonnement au bout, il n’y aurait alors plus besoin de Parlement ! Il suffirait d’interroger les citoyens en direct sur n’importe quel sujet. Pourquoi ne le fait-on pas ? C’est un vaste sujet de réflexion. On peut imaginer le bazar, le doladoli que cela provoquerait. On n’a rien trouvé de mieux que le régime représentatif !
Il n’empêche que le vote en ligne, depuis le domicile de l’électeur, est parfaitement envisageable. Mais, d’abord, ce procédé n’apporterait aucune garantie quant au caractère individuel du vote. Certes, nous n’en avons pas toujours dans le système actuel, car des personnes du troisième âge se font parfois accompagner dans l’isoloir, mais cette pratique reste marginale. Surtout, depuis que M. Trump, Fox News et d’autres ont accusé de tricheries les sociétés chargées d’organiser le vote en ligne, celui-ci est devenu impossible. Déconsidéré, il jetterait le soupçon sur le vote des citoyens ordinaires, car il n’existe pas de preuve matérielle, visible, que tel ou tel suffrage a été émis. En attendant que l’on me donne des arguments convaincants en faveur du vote en ligne, je n’appelle absolument pas à une réforme en ce sens, qui serait infiniment périlleuse.
S’agissant enfin du fonctionnement de la commission des sondages, un amendement du sénateur Sueur a prévu la présence en son sein de trois personnalités extérieures, respectivement nommées par le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée nationale. C’est à ce titre que j’en ai été membre. Je ne crois pas que l’on m’ait nommé par hasard : on a sans doute voulu y faire entrer une voix critique. Je l’ai immédiatement compris, puisqu’on m’a demandé de respecter le devoir de réserve… Un critique des sondages était donc neutralisé dès son intégration dans la commission des sondages. Je ne pense pas que cela ait été l’intention du Président de l’Assemblée nationale quand il m’a nommé.
Pour ne rien vous cacher, cette expérience a été un peu difficile. J’ai résisté pendant cinq ans. Lors de la première séance, nous avons évoqué une lettre du sénateur Sueur, qui recommandait plus ou moins à la commission des sondages de faire correctement son travail. Le secrétaire général, lui, considérait que l’institution accomplissait tout à fait bien sa tâche : je lui ai donc suggéré de répondre tout simplement au sénateur ; on m’a rétorqué qu’on ne parlait pas comme cela à un sénateur. Puis j’ai commencé à faire mon travail normal, critique, puisque j’avais été nommé pour cela. Au bout d’un moment, une conseillère d’État, excédée, m’a lancé que les sondages n’avaient jamais été aussi bons qu’aujourd’hui, grâce à la commission ; je lui ai répondu que j’étais désolé, mais que je travaillais sur les sondages depuis quelques années et qu’ils n’avaient jamais été aussi mauvais. L’entrée en matière était sympathique, comme vous pouvez le voir, et les moments un peu tendus se sont succédé ensuite, dans une atmosphère parfaitement courtoise entre gens qui ont une bonne éducation et savent ne pas s’insulter.
J’ai donc observé, puisqu’après tout, c’était mon travail. Je n’ai pas abdiqué, j’ai répondu à un certain nombre de choses. La dernière année, j’ai encore été rappelé par lettre au devoir de réserve. J’ai répondu très sèchement, d’autant que j’avais réduit mon activité de critique, ne serait-ce que parce qu’il faut savoir passer à autre chose et ne pas s’enferrer dans une obsession.
J’ai demandé à plusieurs membres de la commission à quoi servait leur travail. Lorsque la justice est saisie, l’affaire est classée sans suite. Mais le travail de contrôle a tout de même un aspect utile, puisqu’un rapport d’activité est rédigé, reprenant le résultat de tous les sondages publiés ayant un rapport direct ou indirect avec le vote. Cela garantit peut-être par anticipation que les sondeurs font plus attention, mais cet effet n’est pas mesurable. En tout cas, il est clair que l’existence de la commission offre une légitimité aux instituts de sondage.
Mais ce n’est pas suffisant. Un jour, nous avons discuté d’un sondage financé par une association absolument inconnue. Me doutant que c’était un prête-nom, j’ai demandé qui était le financeur réel. Le secrétaire permanent de la commission m’a répondu qu’on n’était pas des flics ! J’ai répliqué que c’était pourtant bien l’intention du législateur, et que je le savais pour avoir été consulté sur le texte chargeant la commission d’identifier l’origine des financements. Ce à quoi le secrétaire général de l’époque a rétorqué : « Ah, je m’en doutais ! »
La commission n’applique donc même pas la loi… Bien sûr qu’il est important de savoir qui paie les sondages : ce sont parfois des journaux, des médias, mais dans un certain nombre de cas, le financeur n’est pas identifié.
J’ai donc tenu bon jusqu’à un mois avant le terme de mon mandat. Quand j’ai annoncé ma démission, on m’a téléphoné pour me dire qu’on allait changer la conclusion du rapport d’activité. J’ai répondu que c’était trop tard.
M. Frédéric Petit (Dem). Comme vous, je considère que les questions posées dans le cadre de cette commission d’enquête ne sont pas nouvelles : on en débattait déjà dans les années 1970, quand je suis devenu électeur, et dans les années 1980. Il convient donc effectivement d’élargir notre loupe.
En tant que député des Français de l’étranger, j’ai été élu avec le vote par internet, et cela s’est très bien passé. J’aimerais toutefois apporter une précision très technique mais non moins importante : les machines Dominion ne font pas du vote à distance, mais du vote par internet à l’intérieur d’un bureau de vote. Il faut bien distinguer le vote à distance, effectué depuis le domicile de l’électeur, des machines à voter.
L’utilisation d’internet ne pose pas forcément de problème : lors des cinq années que j’ai passées en Égypte, je faisais des virements sécurisés de 20 000 euros depuis mon bureau. Du reste, le vote par internet qui a permis l’élection des députés des Français de l’étranger est tout aussi sécurisé et contrôlé par les citoyens que le vote traditionnel ; il n’est d’ailleurs pas fait appel à des fabricants de machines, mais à des prestataires de sécurité informatique.
Ayant une formation scientifique, j’aimerais vous poser une question assez précise sur le fonctionnement de la commission des sondages. Prenons l’exemple des associations de chasse, qui procèdent par sondages pour dénombrer les animaux avant d’établir les plans de chasse : elles comptent toujours les animaux dans la même parcelle, si bien que quand elles disent qu’il y a 1 000 chevreuils dans le Doubs, cela signifie en réalité que 1 000 chevreuils sont passés à l’endroit du sondage.
Il faut donc bien distinguer deux choses. La vérité scientifique – le panel interrogé, les réponses apportées – me semble inattaquable ; nous aurions d’ailleurs bien du mal à empêcher quiconque de demander à des électeurs pour qui ils voteraient s’il y avait un scrutin demain. L’utilisation des résultats du sondage, en revanche, peut poser problème. La commission fait-elle cette différence ? Elle affirme contrôler la vérité scientifique, autrement dit la méthode de comptage – ainsi, le calcul que vous avez évoqué à propos de M. Sarkozy relevait de la faute ou du mensonge scientifique – mais s’intéresse-t-elle aussi aux financeurs des sondages et à la façon dont ces derniers sont utilisés et commentés ? Cela conduirait les législateurs et contrôleurs que nous sommes à se pencher sur l’organisation et le financement des campagnes électorales. Mais vos premiers témoignages m’ont donné le sentiment que la commission était peu encline à se saisir de ces sujets.
M. Alain Garrigou. Le secrétaire permanent de la commission reçoit les notices techniques de tous les sondages ayant un rapport direct ou indirect avec une élection. Je ne pense pas que cela pose problème : il s’agit là d’un travail de documentation. Ce secrétaire permanent peut saisir le secrétaire général ou le président, tous deux conseillers d’État, de certains aspects techniques qui paraissent discutables. Je ne me souviens pas d’avoir participé à une séance au cours de laquelle la question de l’usage médiatique d’un sondage aurait été posée. Cela pourrait pourtant susciter de longues discussions !
Ainsi, l’activité de la commission ne paraît pas adaptée. L’organisme s’intéresse aux statistiques, sans pouvoir les vérifier ; au demeurant, les sondeurs se sont améliorés puisqu’ils publient désormais des marges d’incertitude. Mais la question du commanditaire n’est jamais posée. Autrement dit, la curiosité de la commission n’est pas immense, ce qui peut avoir des conséquences fâcheuses.
Je prendrai l’exemple d’un sondage concernant les chances de réélection de M. Sarkozy – je ne lui en veux pas du tout ! Simplement, la justice s’est prononcée sur le système qu’il a contribué à monter. Trois mois avant le scrutin de 2012, les sondages d’intentions de vote le donnaient perdant au second tour, à 40 % des voix. Les spécialistes savaient bien que ce n’était pas sérieux. Comme par hasard, on a découvert au lendemain du meeting de Villepinte, qui a marqué son entrée en campagne, qu’il était passé en tête : les courbes s’étaient inversées. Or, pour les sondeurs, lorsqu’un deuxième prend la première place, c’est qu’il a gagné l’élection.
Certes, il arrive qu’après un meeting relayé par tous les médias, les intentions de vote pour un candidat augmentent, mais de là à prédire la victoire finale de M. Sarkozy… C’est pourtant ce qu’a fait l’Agence France-Presse (AFP) dans une dépêche. J’ai appelé mon correspondant à l’AFP, qui était spécialiste des sondages, pour m’étonner qu’il n’ait pas vu la tricherie : le sondage avait été réalisé pour moitié en ligne, pour moitié au téléphone, en se basant sur un baromètre à la date inexacte… Il s’est avéré que mon correspondant était en congés lors de la publication de la dépêche et qu’il a corrigé le lendemain. Par la suite, l’auteur du sondage sur cette inversion des courbes a minimisé les choses en expliquant qu’on y avait accordé bien trop d’importance, mais si sa prédiction s’était réalisée, il aurait été très fier de son coup !
La commission des sondages n’a réagi ni au fait que le sondage était biaisé, ni à la couverture médiatique qui lui a été réservée – car cette opération était évidemment totalement planifiée ; je présume même que les titres étaient déjà prêts ! Bref, vous le voyez, les sondeurs sont bien tranquilles.
Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Les sondages ne sont que des photographies de l’opinion à un moment donné ; ils ne sont pas l’alpha et l’oméga d’une campagne, ni l’élément qui influence le plus le corps électoral. Que peut-on faire pour les remettre à leur juste place ? Faut-il les encadrer, dans les campagnes électorales, en termes de volumes ou de délais ?
Je m’interroge également sur les panels sélectionnés, qui témoignent d’un parti pris des sondeurs. Le choix des personnes interrogées et la visibilité qu’ont les enquêteurs sur le profil de celles-ci ont incontestablement une influence sur les résultats d’un sondage, et donc sur les comportements électoraux. Quel encadrement peut-on proposer ?
M. Alain Garrigou. Il convient de distinguer les sondages politiques, notamment ceux qui ont un rapport direct ou indirect avec le vote, de tous les autres sondages, qui, d’une certaine manière, ne nous regardent pas. Ce sont les sondages politiques qui posent problème, parce que tous les élus sont persuadés qu’ils ont des effets performatifs sur le vote – et il suffit de le croire pour que cela soit vrai ! Ils doivent donc être encadrés. Les autres sondages peuvent toujours donner lieu à des poursuites pénales ou à des plaintes pour diffamation, quand il ne suffit pas de s’en remettre au discernement des citoyens.
Parmi les sondages politiques, il faut encore distinguer ceux qui portent sur les intentions de vote et, à ce titre, interviennent directement dans le processus institutionnel. On peut considérer que ces sondages sont devenus, de fait, des institutions, dans la mesure où ils participent à la sélection du personnel politique. Ce sont des instruments non constitutionnels, livrés au marché et évidemment à bon nombre de manœuvres. Les autres sondages politiques revêtent un enjeu moindre : après tout, on a bien le droit d’interroger l’opinion sur la popularité de certaines personnalités politiques, en mettant M. Goldman au milieu !
Il serait bon que la critique des sondages se développe un peu plus et qu’elle ne repose pas uniquement sur un petit nombre d’universitaires qui vont au charbon et s’attirent des ennuis. Certains collègues m’ont dit : « À ta place, j’en crèverais. » Les poursuites en diffamation, cela fait peur. Mais on s’y habitue.
Ne mélangeons donc pas tout : la question de la régulation se pose pour les sondages d’intentions de vote. Pour autant, ces derniers procèdent aussi d’une croyance démocratique fondée sur la liberté d’expression et la nécessité du débat. Nous devons nous en occuper car ils ont des effets de plus en plus marquants sur l’activité politique et la légitimité des élus.
M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). La question des sondages est effectivement décisive. J’aimerais vous interroger en partant de deux cas concrets.
Le premier est d’une actualité brûlante, puisqu’il concerne la motion de censure sur laquelle l’Assemblée nationale est appelée à se prononcer cet après-midi. Si j’en crois un sondage Elabe, 62 % des Français ne souhaitent pas que le Gouvernement Bayrou soit censuré. Voici le commentaire qu’en fait BFM TV : « Le gouvernement de Michel Barnier avait obtenu exactement le même score début octobre au lendemain de son discours de politique générale. Il a tout de même été censuré en décembre, à la satisfaction de 54 % des Français ». Les Français seraient tout de même bien inconstants ! Ce qui m’amène à penser qu’un sondage ne peut pas prétendre être une photographie. Sinon, que photographie-t-il ? Les opinions argumentées et raisonnables censées fonder une démocratie représentative ne sont pas une succession d’instantanés, mais une construction intellectuelle qui s’étale dans le temps. C’est cela, la République des Lumières !
Deuxième cas concret, l’élection présidentielle de 2022. J’ai repris tous les sondages de la semaine précédant le premier tour. Le seul candidat pour lequel les instituts se sont trompés est Jean-Luc Mélenchon. Globalement, les autres candidats ont obtenu le score qu’on leur avait prédit, à l’exception d’Éric Zemmour, qui a fait un peu moins. Harris Interactive, l’institut qui s’est le moins trompé, a estimé le résultat de Jean-Luc Mélenchon 4 points en dessous de son score réel, qui a finalement été de 22 %. Quant à Ipsos, le 5 ou le 7 avril, il le donnait à 16,5 %. Cela pose un problème démocratique grave car Jean-Luc Mélenchon était le candidat de gauche le mieux placé et qu’il a pâti de la théorie du vote utile, certains électeurs ayant préféré un autre candidat en croyant qu’il n’avait aucune chance d’accéder au second tour.
Les sondages ont donc présenté une image de l’opinion complètement faussée ; or le choix effectué par les électeurs au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 nous engage encore aujourd’hui. Quel jugement portez-vous sur le poids des sondages dans ce genre de moment politique décisif ? Quel est le lien entre cet écart si important et le biais sociologique lié à la constitution des panels ? Comme vous l’avez dit, certaines personnes sont très motivées pour répondre à des sondages, tandis que d’autres se sentent plus à distance. Trouvez-vous que les panels assurent une bonne représentation du corps électoral ? Comment garantir leur bon fonctionnement ?
Enfin, vous avez évoqué tout à l’heure Donald Trump et Elon Musk. En France, l’institut CSA appartient à Vincent Bolloré, dont on connaît l’agenda politique d’extrême droite et le soutien à une politique fasciste ou néofasciste. Cela a-t-il selon vous des implications politiques ?
M. Alain Garrigou. Prenons garde que notre critique des sondages ne porte pas uniquement sur ceux qui ne nous plaisent pas. Que voulez-vous signifier, que les sondages que vous avez cités étaient truqués ? Certes, ils sont en partie faits au doigt mouillé, dans la mesure où les sondeurs s’accordent des petits aménagements, mais l’absence de truquage est garantie par leur caractère collectif. Les instituts ne comptent pas qu’une seule personne.
Il est vrai que les résultats des sondages peuvent dissuader certains électeurs de voter pour tel ou tel candidat, mais chacun connaît la règle du jeu : il appartient à ceux qui sont lésés de tirer les ficelles qu’il faut pour mobiliser leurs électeurs. Le problème est que cela remet en cause la légitimité du vote. Remarquez au passage que, si l’abstention augmentait considérablement, les sondages apparaîtraient plus représentatifs de l’état de l’opinion que le suffrage universel – j’ouvre là une perspective apocalyptique !
Nous connaissons le fonctionnement des boîtes de sondages, car ceux qui y travaillent sont souvent nos anciens étudiants, qui font fuiter certaines informations ; le reproche que l’on nous fait de ne pas visiter les instituts n’est donc pas très loyal. Ainsi, nous savons que les sondeurs ne sont pas toujours d’accord, et qu’ils se contrôlent de manière minimale – j’ai en tête quelques anecdotes confidentielles à ce propos.
Il faut se pencher sur les conditions dans lesquelles les gens sont interrogés. Dans un sondage en ligne, ils n’ont pas le temps de réfléchir : ne nous étonnons donc pas de constater certaines variations ! Quand le chronomètre tourne et que le temps imparti approche du terme, les sondés choisissent la première réponse qui vient. Voilà pourquoi M. Goldman est toujours en tête du classement des personnalités préférées des Français – il en disparaîtra progressivement, du fait de la mortalité naturelle des membres du panel.
Qu’est-ce qu’un panel ? Nous devons ce terme à Jacques Chirac qui, aux alentours de l’an 2000, a parlé de « panel » pour désigner le contenu du panier de la ménagère. On l’utilise maintenant pour à peu près tout, notamment dans les enquêtes de consommation.
Un panel, c’est beaucoup de monde : des centaines de milliers de personnes, voire un ou deux millions, dont on prend une partie pour l’interroger en ligne. Au départ, ce panel est aléatoire et il faut le rendre représentatif, en fonction de variables lourdes. Auparavant, pour les sondages par téléphone, on appelait les personnes et c’est seulement si elles correspondaient à la catégorie que l’on cherchait, par exemple un ouvrier âgé de 30 à 55 ans, qu’on les interrogeait. À la fin de l’enquête, on avait déjà pléthore de retraités et on chassait la perle rare ! D’ailleurs les enquêteurs, qui étaient payés à la pièce, trafiquaient un peu le panel pour obtenir un échantillon représentatif.
Aujourd’hui, on établit le panel représentatif à la fin. Or qui cela intéresse-t-il de faire partie d’un panel ? D’abord des personnes qui ont besoin de s’occuper un peu pendant la journée – c’est une sorte de jeu, et elles perçoivent une gratification mineure –, et celles qui sont politisées et à l’affût des sondages. Or comment rendre le panel représentatif en fonction des variables lourdes, comme avant, alors que l’entrée dans l’enquête en ligne a déjà filtré les « clients » ? Cela pose un problème. Par conséquent, il ne faut pas accorder trop d’importance à ce type de sondage. Mais les sondages par téléphone, auxquels les gens refusent de répondre, sont devenus très rares et très coûteux.
On parle de science en matière de sondage, ce qui est parfaitement abusif. Ce sont les technologies de la science qui sont utilisées depuis le XIXe siècle. La représentativité est une notion qui est apparue au début du XXe siècle mais dont on tient désormais moins compte – on prend ses aises, parce que d’autres intérêts entrent en jeu. Je ne remets aucunement en question l’existence des sondages : c’est un bon moyen d’évaluer les choses, et on ne pourrait pas le faire autrement. Mais les sondages comportent une marge d’erreur parfaitement acceptable, ce qui n’est pas le cas du vote. Il ne faut jamais oublier la manière dont la cuisine est faite. La méthode utilisée doit être à la hauteur de ce qu’on fait dire aux sondages.
M. Vincent Caure (EPR). Une fois n’est pas coutume, j’appuie les propos du rapporteur : je pense que personne ici ne brasse de millions, en tout cas pas moi, ce qui dissipe tout soupçon de connivence qui pourrait perdurer. Et, autre point commun, je suis très heureux de vous entendre, professeur, après vous avoir connu par le truchement de vos ouvrages pendant mes études.
J’en reviens aux modalités d’organisation du vote et à la longue conquête de l’économie du scrutin. Comme le disait Frédéric Petit, lors des dernières élections législatives, qui ont été organisées dans un calendrier très resserré, le vote en ligne a offert à des milliers de personnes vivant à l’étranger et éloignées des consulats ou des emprises françaises la possibilité de voter depuis chez elles. S’agissant de la distance entre les bureaux de vote et le domicile, la situation des Français de l’étranger se rapproche plus de celle des Américains que de celle des Français de l’Hexagone. En Europe du Nord, dans ma circonscription, 80 % des électeurs ont ainsi voté en ligne.
Vous avez mené une réflexion sur la pacification du vote et vous avez établi que le lieu et les modalités du vote peuvent faciliter la participation et l’organisation des élections. En Europe du Nord, par exemple, diverses modalités sont offertes aux citoyens. En Scandinavie, on peut voter durant plusieurs jours pour certaines élections, et dans une grande diversité de lieux. On peut déposer des bulletins dans des tiers-lieux – il y a par exemple des urnes chez des marchands de journaux. C’est impensable dans notre tradition républicaine : tous les systèmes se construisent en fonction de la morphologie nationale.
Vous avez indiqué qu’en France l’organisation des élections était bien rodée. Dans le cadre d’une analyse comparée, quelles améliorations pourrait-on tout de même apporter aux modalités d’organisation des élections, le dimanche, en France ? Voter durant plusieurs jours serait-il possible et permettrait-il d’augmenter la participation ?
Changer les règles du vote, avec la proportionnelle ou le panachage par exemple, conduirait-il à augmenter la participation ? Ou alors cela introduirait-il de la complexité, rejetant hors du moment électoral les personnes qui s’intéressent moins à la politique ?
M. Alain Garrigou. Il faut faire preuve de pragmatisme. Je ne suis pas hostile par principe au vote en ligne, et il est évident que les Français de l’étranger ne vont pas se rendre dans leur village de naissance pour déposer leur bulletin dans l’urne. L’essentiel est de faire en sorte que les personnes puissent accomplir ce geste citoyen.
S’agissant de l’organisation du scrutin, une réforme d’ampleur nuirait à la lisibilité du système. Modifier le statu quo pourrait désorienter les citoyens. Or il est important qu’ils comprennent le scrutin. Par analogie, un sport obéit à un certain nombre de règles qui ne doivent pas être modifiées trop souvent, au risque que personne ne s’y retrouve.
Par ailleurs, il me semble important que les citoyens se retrouvent physiquement dans des lieux – les seuls où l’on peut en quelque sorte toucher le peuple. Le vote en ligne est une dématérialisation qui a un coût. Il est très facile de concevoir un vote en ligne généralisé – sauf que chacun reste chez soi.
Pour le reste, le choix du dimanche, par exemple, est un sujet qui vous appartient. Le dimanche est un jour moins dysfonctionnel que le mardi pour organiser des élections – d’autant que les Français vont moins à la messe. Il est possible de modifier plusieurs modalités de ce genre à condition de respecter un principe supérieur, celui de la participation à la vie démocratique.
Quelle était votre dernière question ?
M. Vincent Caure (EPR). De nouvelles modalités de vote comme le panachage pourraient-elles donner le sentiment aux citoyens que leur vote est mieux respecté ?
M. Alain Garrigou. J’ai été étonné que la question du mode de scrutin intervienne si tard dans cette audition.
Dans le sport, les règles permettent de croire au jeu ; c’est ce qu’on appelle l’illusion. Il en va de même pour les élections. C’est pourquoi j’insiste sur la question du soupçon.
Le mode de scrutin est un sujet classique en sciences politiques. Il existe deux modes de scrutin, majoritaire et proportionnel, avec des variantes. Ils doivent assurer l’équilibre de la « compétition » et chacun d’entre eux a des avantages et des inconvénients. Le grand économiste Joseph Schumpeter, dont le livre Capitalisme, socialisme et démocratie fut un ouvrage de référence durant longtemps, préférait le scrutin majoritaire car, selon lui, c’est celui qui permettait d’accoucher d’un gouvernement. Cela s’est vérifié pendant de nombreuses années, même si cela peut vous faire sourire dans la situation actuelle !
Le scrutin majoritaire est également plus lisible : davantage de gens comprennent son fonctionnement. Le mode de scrutin proportionnel est moins lisible, sans même parler d’entrer dans les détails des variantes – répartition des sièges à la plus forte moyenne, au plus fort reste… En revanche, il est plus juste et démocratique. En effet, il garantit une représentation plus conforme à l’état de l’opinion. Au passage, pour en revenir à une intervention précédente, les sondages ne sont pas une photographie de l’opinion car ils photographient un objet qui n’existe pas.
Ce scrutin proportionnel, plus juste, favorise probablement la participation. Avec lui, le vote devient utile, dans un autre sens : il sert à quelque chose. Le scrutin majoritaire, surtout avec les sondages, désincite un certain nombre d’électeurs à se rendre aux urnes lorsque leur candidat n’a aucune chance. Quoi qu’il en soit, en matière politique, le seul moyen de savoir si un système fonctionne est d’en faire l’expérience – et les résultats peuvent être inattendus, voire contre-intuitifs. Aux États-Unis, l’augmentation de la participation s’est accompagnée de contestations mettant en cause le caractère universel du suffrage. On peut se demander si les mauvaises conséquences ne sont pas plus importantes que les bonnes.
Le Général de Gaulle évoquait souvent les « bonnes institutions », expression qu’il avait trouvée chez Polybe – qui expliquait par les bonnes institutions la suprématie de Rome sur le bassin méditerranéen. J’ai pour ma part tendance à penser que les institutions sont forcément mauvaises, étant donné la complexité des situations qu’elles doivent gérer. En revanche, certaines institutions, créées en faisant preuve de raison et de pragmatisme, sont moins mauvaises que les autres. Ainsi, je comprends bien que les Français de l’étranger votent en ligne. Néanmoins, c’est renoncer à la mise en scène du peuple qui fait la queue sans se disputer et qui accepte volontiers la discipline de vote.
Quant aux machines à voter électroniques, elles allègent le travail des scrutateurs. C’est un système un peu prosaïque qui oblige les électeurs à voter. Mais ce qui changerait les choses, c’est la généralisation du vote en ligne depuis le domicile, en se disant qu’après tout les citoyens sont assez grands pour décider tout seuls.
M. Vincent Caure (EPR). En l’état du droit et des discussions entre le Quai d’Orsay et le ministère de l’intérieur, pour les élections législatives, locales et consulaires, les citoyens français résidant à l’étranger ont le choix entre voter en ligne, sur leur téléphone portable ou leur ordinateur, ou voter à l’urne – solution encore retenue par 20 % des électeurs. Pour les élections où il existe une circonscription unique, telles l’élection présidentielle ou les élections européennes, ils ne peuvent que se rendre dans un des bureaux de vote installés par les autorités diplomatiques.
Les électeurs vivent pleinement le moment républicain que constitue le vote, qui commence par le fait de faire la queue. Lors des élections européennes en 2024 et de la présidentielle, dans les villes où il existe une importante communauté française, certaines files d’attente dépassaient une heure et demie, malgré la multiplication des bureaux de vote, ce qui est inimaginable pour un habitant de Bordeaux, Paris, Roubaix ou Marseille.
M. Alain Garrigou. Dans la plupart des bureaux de vote de France métropolitaine, ce n’est effectivement pas aussi long. Aux États-Unis, il y a des heures d’attente.
C’est une bonne illustration que la domestication des électeurs n’est pas qu’une formule : les gens ont intériorisé des normes d’autodiscipline qui sont des normes « civilisées », au sens donné à ce terme par Norbert Elias. Dans certains pays, les files d’attente, hommes séparés des femmes, n’existent que parce que les policiers sont là pour rétablir l’ordre à coups de matraque.
La facilitation du vote est un progrès. Plus de personnes participent, ce qui fait baisser les coûts – car c’est cela le grand critère des mesures techniques destinées à favoriser la participation. Par définition, le vote est un coût, même si plusieurs économistes le nient.
Les machines à voter se sont déployées aux États-Unis à partir des années 1920, ce qui n’est pas un hasard compte tenu du niveau d’industrialisation du pays. Néanmoins, leur utilisation a été source de problèmes, comme en Floride en 2000. Mais la question n’est pas, une fois que les personnes se sont déplacées, de savoir si elles votent sur une machine ou à l’urne ; il s’agit de savoir si elles peuvent voter en ligne, ce qui peut sembler justifié par les contraintes qui pèsent sur les personnes votant à l’étranger, mais aussi pour les cas où il existe des heures d’attente.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Merci pour toutes vos réponses, qui ont fait émerger plusieurs sujets d’intérêt général.
Nous avons davantage abordé la question des sondages. Selon vous, on peut penser que ce qui s’est produit aux États-Unis pourrait advenir en France, et que quelqu’un comme M. Bolloré ne rachète pas par hasard un institut de sondage ou un journal. Il existe une forme de continuum entre les sondages réalisés et les articles publiés, en vue d’influencer au moins l’opinion publique, voire, au bout du compte, le résultat des élections. C’est assez inquiétant.
Vous avez beaucoup parlé des dangers des sondages relatifs aux élections, qui ne sont pas des outils démocratiques ou constitutionnels et qui n’apportent pas grand-chose à la vie démocratique. Vous êtes favorable à leur interdiction. Mais d’autres types de sondage peuvent avoir une forte influence, par exemple ceux qui se substituent aux partis politiques dans le choix du personnel politique, ou ceux que Pierre Bourdieu appelait des artefacts – on pose des questions que les gens ne se posaient pas pour en déduire ce qu’ils pensent. Aujourd’hui, le JDD titrait que 54 % des Français étaient favorables aux statistiques ethniques, sur le fondement d’un sondage réalisé par CSA. Demain, il s’agira d’immigration ou de sécurité. Ces outils, qui sont aux mains de personnes ayant des intentions politiques, pourraient-ils devenir un danger pour les choix électoraux de nos compatriotes ?
M. Alain Garrigou. Ce n’est pas la peine d’utiliser le conditionnel : nous y sommes. Le danger ploutocratique est déjà là.
Je suis influencé par la pensée de Norbert Elias. L’apparition de puissances privées indépendantes n’est pas un phénomène nouveau. Elle date des lois anti-cartels appliquées aux États-Unis au début du XXe siècle, lorsque les grandes sociétés ont été fractionnées.
Il y a des fortunes qui permettent d’envisager beaucoup de choses. Qui est capable d’offrir chaque semaine 1 million de dollars pour inciter les gens à voter pour un candidat ? Or ces personnes, si elles concurrencent l’État, qui détient le monopole de la violence physique légitime, dépendent aussi beaucoup de lui. Certains pensaient que les milliardaires pouvaient ne pas adopter de position politique et n’étaient guidés que par le profit, ce qui par ailleurs est normal. Pour ma part, je n’ai jamais pensé qu’ils pouvaient négliger la dimension politique, compte tenu de tout ce qui est en jeu – droits de douane, subventions, etc.
Tout cela est très menaçant. Les anciennes méthodes employées pour peser sur le vote sont caduques. Aujourd’hui, on recourt aux bulles cognitives, ce qui fait disparaître les gate keepers, autrement dit les portiers, tels les journalistes qui filtraient les informations. Nous cherchons tous à conforter nos passions – certains plus que d’autres car ils n’ont pas le temps et sélectionnent les informations. D’une certaine manière, la liberté fait qu’on fait toujours les mêmes choses. C’est un paradoxe – et dans le type de société dans lequel nous vivons, nous devons prêter une attention particulière aux paradoxes.
M. le président Thomas Cazenave. Merci d’avoir ouvert si largement le champ du débat en partageant avec nous le fruit de plusieurs décennies de travaux.
La séance s’achève à onze heures trente-cinq.
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Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Léa Balage El Mariky, M. Xavier Breton, M. Pierre-Yves Cadalen, Mme Colette Capdevielle, M. Vincent Caure, M. Thomas Cazenave, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Antoine Léaument, M. Frédéric Petit, M. Thierry Tesson
Excusés. - Mme Pascale Got, M. Guillaume Gouffier Valente.